la n.r.f. (octobre 1973) (nouvelles françaises et...

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La Nouvelle

Revue Française

Nouvelles françaises

et étrangères

PARIS

5, rue Sébastien-Bottin

SOMMAIRE

Marcel Arland Hommage à la nouvelle 5

Jorge Amado (Brésil) Maria du Voile 7Robert André Le pelil monstre 19Tage Aurell (Suède) Confidences 31S. Corinna Bille (Suisse) Le nœud 42Daniel Boulanger Jeanne au salon 50Pierre Bourgeade Le cimelière de Venise 57Anthony Burgess (Anglelerre) La muse 61Noël Devaulx La vieille dame 85

André Dhôtel L'arbre mort 91

Dingling (Chine) Cerlaine nuil 103Adonias Filho (Brésil) Le père el les chevaux 109Shelby Foote (U.S.A.) Le crescendo final 132Lewis Grassic Gibbon (Écosse) Argile 190Roger Grenier La bonne avenlure 204Iouri Kazakov (U.R.S.S.) Les bélougas 214Willy Kyrklund (Finlande) La paix en Bulgarie 234Osman Lins (Brésil) Élégie 240Luxin (Chine) Kongyiji 246Yukio Mishima (Japon) Les sepl ponls 253Roger Nimier Tu aimes Teilhard de

Chardin ? 272

A. Pieyre de Mandiargues La spirale 284Louis Reymond La f riche 294Augusto Roa Bastos La scierie 312

(Paraguay)

La Nouvelle Revue Française

Heather Ross Miller (U.S.A.) Delphes 327Marcel Schneider Déjà la neige avail

oublié 335

Villy Sorensen (Danemark) L'oiseau habillé enjeune fille 347

Jude Stéfan L'annonciateur 354

Georges Thinès (Belgique) L'horloge parlante 362Dumitru Tsepeneag Nécessaires manoeuvres

(Roumanie) 368Mario Vargas Llosa (Pérou) Un visiteur 371

+

Notes biographiques concernant les auteurs étrangers. 381

HOMMAGE A LA NOUVELLE

Si nous consacrons à la nouvelle ce numéro spécialde la Revue, c'est pour saluer, parmi les genres littéraires,

l'un des plus précieux, des plus f éconds el durables.Quelque évolution qu'il ait suivie, quelque diversité qu'il

nous o ff re selon les littératures et les auteurs, il garde

son esprit, ses lois el ses caractères, qui le distinguent detout autre genre.

Laissons les théories; la nouvelle peut el doit s'enpasser. Ce qu'elle réclame des siens, c'est de l'amour

el c'est un rythme intérieur qui réponde à sa propre

nature. Tel qui s'essouffle sur un long roman, s'il est

né pour la nouvelle el qu'il l'aborde, voilà soudain qu'ilrespire, qu'il se découvre, reconnaît sa vocation el son

bonheur. Dix pages, mettons cinquante, c'est mince?Attendez il sent en lui tout un monde, dont il va, une

nouvelle après l'autre, recomposer la figure el dégagerle chant. Les belles accordailles!

Quant à la suite, quant aux difficultés qui s'annoncent

eh bien, tant mieux. Car c'est à la mesure de ses exigences

que nous aimons la nouvelle. Elle en a beaucoup, et

nous avons les nôtres. Dans un roman, qu'un ou deuxchapitres soient plus faibles, l'ceuvre peut conserver sa

vertu; davantage, elle peut tirer parti de ces défaillances.

La Nouvelle Revue Française

Mais la nouvelle ne pardonne pas; il suffit d'une erreur,

d'une exagération, d'un accent faux tout est gâché.Elle nous refuse, trop courte, de jouer sur la durée dutemps, sur la diversité des anecdotes ou des coups dethéâtre. El néanmoins nous lui demandons choisis-

sant nos personnages à des instants exemplaires d'ex-

primer ou de suggérer toute leur vie el leur destin. Il y

faut (il nous faut) autant de f raîcheur que de science,

non moins de spontanéité audacieuse que d'économieel de retenue, un art aussi souple que rigoureux; il fautun accord entre le plus intime de l'auteur el ses thèmes,

ses héros, son langage el son accent. Là-dessus, attendons

celle sorte de grâce qui de loin en loin répond à l'amour.

C'est pourquoi la nouvelle me semble plus proche dupoème (à condition qu'elle n'en soit pas un!) que du

roman; proche par la façon dont elle est conçue, s'ébauche,

se nourrit des jours el des rencontres, s'anime el, venue

l'heure, prend la f orme de son âme.

Telle est, je crois, l'essence de la nouvelle. Au demeu-

rant, il appartient à chaque auteur de la plier à son génie.

Elle en a vu d'autres, el, si elle ne se laisse point trousser

en fille des rues, ni réduire à un f ond de tiroir, une

anecdote plus ou moins plaisante ou un tour de presli-

digitalion que de ressources, que de possibilités dans

un genre qui reste jeune el dont le registre est plus que

jamais étendu!Témoin le choix que nous proposons et

dont nous avons souhaité qu'il fût, dans ses limites el

selon ses moyens, un hommage à la nouvelle.

MARCEL ARLAND

Maria du Voile

L'Étranger avait débarqué là bien des années avant,silencieux et blond. Jamais je n'ai vu quelqu'un aimer à cepoint la cachaça. Boire du tafia comme si c'était de l'eau

n'est pas un titre de gloire, car cela nous le faisions tous,Dieu merci! Mais il était capable de passer deux jours etdeux nuits à biberonner sans en être troublé. Il n'était ni

causeur ni bagarreur, il ne chantait pas de chansons destemps jadis, ne rappelait pas ses malheurs passés. Silen-cieux il était, silencieux il restait, seuls ses yeux bleus seplissaient, devenaient de plus en plus petits, une flammerouge brûlant dans les pupilles.

On racontait beaucoup d'histoires sur lui, certaines sibien enchaînées qu'il était agréable de les écouter. Toutpar ouï-dire, cependant, car par la bouche de Gringo on nesavait rien, bouche cousue qui ne s'ouvrait même pas lesjours gras, quand les jambes devenaient de plomb à forcede cachaça accumulée. Mercédès elle-même, curieuse comme

pas une et dont le faible pour Gringo n'était un secretpour aucun de nous, n'avait pu réussir à lui arracher lemoindre indice sur la femme qu'il avait tuée dans sonpays et sur l'homme qu'il avait poursuivi par monts etpar vaux, des années durant, jusqu'à ce qu'il lui eût plongéun couteau dans la poitrine. Lorsqu'elle le questionnait,les jours où la cachaça dépassait la mesure, Gringo gardaitle regard fixé sur on ne savait quoi, ses petits yeux bleussoudain teintés de rouge, mi-clos, et il émettait une sorte

La Nouvelle Revue Française

de grognement de signification douteuse. Cette histoire defemme tuée de dix-sept coups de couteau dans le ventre,

jamais je n'ai réussi à savoir comment elle était arrivéejusqu'ici, truffée de détails, y compris le cas de son jeunecompatriote poursuivi de port en port jusqu'au jour oùGringo le poignarda, avec le même couteau qui lui avaitservi à tuer la femme de dix-sept coups, tous dans le ventre.

Je ne sais pas, car s'il portait ces morts en lui, jamais il nevoulut se délivrer de leur poids, pas même lorsque, ivremort, il fermait les yeux, les braises rouges de ses pupilles

s'éteignant devant nous.Remarquez qu'un mort est une lourde charge, j'ai déjà

vu bien des hommes vaillants lâcher leur fardeau et le

confier parfois à un inconnu, quand l'alcool les y contrai-gnait. Quant à deux défunts, une femme et un homme, lepoignard dans le ventre. Jamais Gringo n'avait confiéses morts et c'était pourquoi il avait le dos courbé, sansaucun doute à cause de leur poids. Il ne demandait aucuneaide, mais on racontait avec force détails, et c'était d'ail-leurs une histoire bien intéressante, avec des passages qui

faisaient rire et d'autres qui faisaient pleurer, comme doitêtre une bonne histoire.

Mais ce n'est pas l'histoire de Gringo que je veux vousconter à présent, celle-là sera pour une autre fois, d'autantplus qu'elle exige du temps, ce n'est pas avec une pauvrepetite cachaça sans vouloir offenser mes distinguésauditeurs que l'on peut parler de Gringo et dérouler leroman embrouillé de sa vie, démêler l'écheveau de son

mystère. Ce sera pour une autre fois, si Oxalà, mon dieu,le permet. L'occasion ne manquera pas, ni un bon coupde cachaça, les alambics travaillent jour et nuit pour qui?

Gringo n'entre ici qu'en passant, comme on dit, car ilest venu ce soir de pluie nous rappeler que nous sommes à laveille de Noël. Des choses de son pays, où Noël est fêté avec

éclat, pas comme ici. Ici, rien à comparer avec nos fêtesde la Saint-Jean, à commencer par celles de Saint-Antoineet complétées par celles de Saint-Pierre, ou avec les Eaux

Maria du Voile

d'Oxalâ, la fête du Bonfim, les devoirs rendus à Xangô,dieu mon père, sans parler de l'Immaculée Conception dela Plage ça, c'est une fête! Car pour ce qui est desfêtes, nous n'avons rien à envier aux étrangers.

Or, Gringo s'est souvenu de Noël au moment où Porciun-

cula ce mulâtre de l'histoire du chien aveugle quimendiait a changé de place et s'est assis sur la caisse à

pétrole, en couvrant son verre avec la paume de sa mainpour défendre sa cachaça de la voracité des mouches. Les

mouches ne boiraient-elles pas d'alcool? Les personnesprésentes m'excuseront, mais ceux qui affirment celan'ont pas connu les mouches du mastroquet d'Alonso.C'étaient des vicieuses, folles pour une goutte de cachaça,qui entraient dans le verre, goûtaient leur petite dose ets'envolaient en bourdonnant comme des hannetons. Il n'yavait pas moyen de convaincre Alonso, Espagnol buté,d'en finir avec les malheureuses bestioles. Il disait, et avecraison, qu'il avait acheté le bistrot avec les mouches et

n'allait pas ensuite se défaire d'elles uniquement parcequ'elles aimaient la gnole. Ce n'était pas un motif suffisant,tous ses clients aimaient aussi la gnole et il n'allait pas lesrenvoyer pour cela.

J'ignore si le mulâtre Porciuncula a changé de placepour être plus près de la lumière de la lampe à pétrole,ou s'il avait déjà l'intention de raconter l'histoire de

Teresa Batista et de son pari. Ce soir-là, comme je l'aidéjà expliqué, la lumière manquait dans toute cette zonedu quai et Alonso avait allumé la lampe en marmonnant.

Il avait envie de les flanquer tous dehors, mais ne le pou-vait pas. Il pleuvait, une de ces petites pluies fines quimouillent plus que de l'eau bénite, qui pénètrent dans lachair et dans les os. Alonso était un Espagnol bien élevé,il avait beaucoup appris comme groom dans un hôtel.

Il alluma donc la lampe et commença tranquillement à faireses comptes avec un bout de crayon. On parlait de ceci etde cela, on pestait contre les mouches, on sautait d'un

sujet à l'autre, tuant le temps comme on pouvait. Jusqu'au

La Nouvelle Revue Française

moment où Porciuncula changea de place et que Gringo

grommela cette idiotie sur Noël, je ne sais plus quoi àpropos de neige et d'arbres illuminés. Porciuncula n'allaitpas laisser échapper une occasion pareille. Il chassa lesmouches, avala une rasade de cachaça et annonça de savoix douce

« Ce fut un soir de Noël que Teresa Batista gagna son

pari et commença une vie nouvelle.Quel pari? »

Si l'intention de Mercédès était d'encourager Por-

ciuncula par cette question, il ne lui fallait même pasouvrir la bouche, le mulâtre n'avait nul besoin d'aiguil-

lon et ne se faisait pas prier. Alonso lâcha son bout de

crayon, remplit les verres. Les mouches bourdonnaientbestioles ivres! persuadées d'être des hannetons. Por-

ciuncula vida son verre d'un seul trait pour s'éclaircir la

voix et commença son histoire. Ce Porciuncula était lemeilleur narrateur mulâtre que j'aie connu, ce qui n'est

pas peu dire. Sachant tant de choses, les contant si agréable-ment que si on ne le connaissait minutieusement on eûtpensé qu'il avait fréquenté les bancs scolaires, alors qu'iln'avait connu d'autre école que celle de l'Aventure, dansla rue et le long des quais. C'était un oiseau sabiâ pourmener un récit, et si celui-ci perd de sa saveur conté parmoi, ce n'est ni de la faute du mulâtre Porciuncula ni àcause des faits survenus.

Porciuncula attendit un peu, jusqu'à ce que Mercédèsse fût bien installée sur le sol, appuyée contre les jambes

de Gringo, pour mieux entendre. Alors, il expliqua queTeresa Batista apparut sur le quai après la mort de sa

sœur, quelques semaines plus tard, le temps que la nou-velle lui parvînt là où elle vivait, bien loin d'ici. Elle arrivapour savoir exactement ce qui s'était passé et elle resta.Elle ressemblait à sa sœur, mais à première vue seulement,extérieurement, pas intérieurement, car les gestes de Maria

n'appartenaient qu'à elle, personne n'était comme elle etpersonne ne le sera jamais. C'est pourquoi Teresa Batista

Maria dit Voile

est demeurée toute sa vie Teresa Batista, conservant le

nom avec lequel elle était née, sans que quiconque ait jugénécessaire de le changer. Pendant ce temps, qui s'est sou-venu un jour d'appeler Maria du Voile du nom de MariaBatista?

Questionneuse, Mercédès voulut savoir qui était finale-ment cette Maria et pourquoi « du Voile »?

C'était Maria Batista, sœur de Teresa, expliqua patiem-ment Porciuncula. Et il raconta que Maria était à peinearrivée dans le quartier que tout le monde ne l'appelaitque Maria du Voile. A cause de cette manie de ne pas raterun mariage, les yeux extasiés devant la robe de la mariée.

On a beaucoup parlé de Maria du Voile le long du quai.Elle était jolie comme un cœur et Porciuncula, instruit

comme il était, disait qu'elle ressemblait à une apparitionvenue de la mer, le soir, quand elle rôdait sur le port. Ellefaisait partie du quai comme si elle y était née, alors qu'elleétait arrivée directement de l'arrière-pays, vêtue de

guenilles et gardant le cuisant souvenir de la correctionpaternelle.

Il faut dire que le père Batista n'était pas homme à

plaisanter sur le chapitre de la vertu, et lorsqu'il sut que lefils du colonel avait cueilli la fleurette de la petite amou-

reuse, plus fraîche qu'un fruit vert, il devint fou furieux,saisit sa canne et battit sa fille comme plâtre. Puis il la

flanqua à la porte, car il ne voulait pas de putain chezlui. La place d'une roulure est au coin d'une rue, la placed'une fille perdue est dans un lieu de perdition. Ainsiparlait le père Batista en faisant pleuvoir les coups surMaria, plein de rage, de douleur plus encore, de voir safille de quinze ans, jolie comme une sirène, déjà déshono-rée, sans autre horizon que d'être fille de joie.

Ce fut ainsi que Maria Batista devint Maria du Voile et

finit par échouer dans la capitale, parce que dans sonvillage au bout du monde il n'y avait pas d'avenir dans laprofession de prostituée. Enfin arrivée à Salvador, lassede se casser le nez d'un côté et de l'autre, elle s'arrêta sur

La Nouvelle Revue Française

la rampe de Sâo Miguel, traînant son balluchon jusquechez Tibéria, sous-maîtresse de maison close, qui luidemanda si elle pensait que c'était là une école primaire,tant Maria lui paraissait menue et jeunette.

La plupart des détails de ce qui était survenu avant etaprès, Porciuncula les apprit de la bouche de Tibéria,personne très respectée et la meilleure patronne de maisonsde filles de joie qu'il y eût à Salvador de Bahia. Ce n'est

pas parce qu'elle est ma comadre que je loue sa conduite,elle n'en a nul besoin, qui ne connaît Tibéria et ne respecteses qualités? C'est une excellente personne qui n'a qu'uneparole, un cœur d'une douceur de miel, toujours prête àrendre service.

Dans la maison de Tibéria, il n'y a qu'une seule famille,ce n'est pas chacun pour soi et Dieu pour tous, rien de cela.Tout vit en harmonie, ce n'est qu'une famille unie. Porciun-cula était très apprécié de Tibéria, il faisait un peu partiede la maison, toujours amouraché d'une de ses pension-

naires, toujours là quand il fallait réparer une fuite d'eau,changer les ampoules grillées, déboucher les gouttières dutoit, jeter dehors, d'un coup de pied au derrière, n'importequel insolent ou imbécile qui aurait manqué de respect.

Donc, ce fut Tibéria qui lui conta les choses par le menu

et il put développer son histoire du commencement jusqu'àla fin sans buter contre aucun obstacle. Il s'y intéressa tout

spécialement parce que, dès qu'il posa les yeux sur Maria,il en devint amoureux fou, d'une passion sans remède.

Dès son arrivée, Maria était devenue l'enfant gâtée dela maison elle n'avait pas encore seize ans très choyée

par Tibéria et par les pensionnaires les plus âgées qui latraitaient comme si elle était leur fille, la comblant de

câlineries et de menus présents. Elles lui offrirent même

une poupée pour remplacer le pantin d'étoffe avec lequelelle jouait aux fiançailles et au mariage. Maria du Voilefaisait la vie sur le quai, elle aimait observer la mer, commele font généralement les gens de l'arrière-pays. La nuit

tombait à peine et déjà la petite descendait au bord de la

Maria du Voile

mer, au clair de lune ou sous la pluie, pluie fine ou tempête,elle marchait, attendant les clients. Tibéria la grondait en

riant pourquoi Maria ne restait-elle pas à la maison, chezelle, vêtue de son peignoir à fleurs, pour attendre les richards

qui feraient des folies pour une jeunesse comme elle?Elle pourrait aussi trouver un riche protecteur, un vieux

qui en pincerait pour elle, et alors ce serait la bonne vie,comblée de présents, sans devoir coucher avec l'un et avecl'autre à raison de deux ou trois par nuit. Chez Tibéria

même, sans aller plus loin, elle avait l'exemple de Luciaqui recevait, une fois par semaine, la visite du conseillerà la cour d'appel Maia, lequel lui donnait tout ce qu'il luifallait. Y compris un emploi qu'il avait procuré à ce fainéantde Bercelino, le béguin de Lucia.

Tibéria s'étonnait aussi que Maria ne cédât pas aux ins-tances de Porciuncula qui se rongeait de passion pour elle,

mais la petite couchait avec les uns et avec les autres,sauf avec lui.

Avec lui, elle allait main dans la main jusqu'à Mont-Serrat, contemplant la mer, ou bien à côté de lui, avec descâlineries d'amoureuse, quand ils sortaient avec d'autres

pour une partie de pêche en barque au clair de lune. Elleracontait alors au mulâtre les mariages auxquels elle avaitassisté, la beauté de la robe de la mariée, la longueur duvoile. Mais à l'heure de se coucher pour faire ce qui est bon,

à cette heure-là elle disait bonsoir, laissant Porciuncula

décontenancé, tout bête.

Ainsi même conta Porciuncula ce soir de pluie, lorsque

Gringo évoqua Noël. C'est pourquoi j'aime une histoirecontée par lui le mulâtre respecte les faits survenus, nemodifie aucun détail, pas même pour tourner l'histoireà son avantage. Il aurait facilement pu dire qu'il avaitpossédé Maria du Voile, et de nombreuses fois. C'était ceque tout le monde pensait, tant on les avait vus ensemblele long du quai. Il aurait pu se vanter, mais au lieu de celail exposa exactement ce qui s'était passé, et pour certainsd'entre nous ce ne fut pas une surprise. Maria couchait

La Nouvelle Revue Française

avec l'un et avec l'autre, s'animait sur le moment, on ne

peut pas dire qu'elle n'aimait pas la chose, mais dès quec'était terminé, c'était bien fini, elle ne voulait plus riensavoir. Aimer vraiment, de cette façon d'aimer sans fin,d'une passion qui fait mal, souffrir de l'absence, etc., et toutle reste, ah! non, elle n'a jamais aimé personne. A moins

qu'elle n'ait aimé le mulâtre Porciuncula, mais alors,pourquoi n'a-t-elle jamais voulu coucher avec lui? Ellerestait longtemps à son côté, assise sur le sable, les piedsdans l'eau, jouant avec les vagues mourantes, en scrutant

l'horizon que personne n'arrive à discerner. Qui a déjàvu l'extrémité de la mer? L'un d'entre vous? Excusez-moi,

mais je ne le crois pas.Si quelqu'un était réellement amoureux, c'était bien le

mulâtre Porciuncula il ne passait pas un soir sans chercherMaria au bord de la mer, guettait ses mouvements, avide dese fondre en elle. Ainsi même il raconta tout, n'omettant

rien, et sa passion lui faisait encoremal, amollissait savoix. Tellement amoureux qu'il en était plus malheureux

qu'un chien sans maître, toujours à l'affût de toutes lesnouvelles concernant Maria du Voile, et Tibéria lui soufflant

maints secrets dans le creux de l'oreille. Ce fut ainsi qu'ildéroula l'intrigue, réussit à reconstituer l'histoire de Maria

jusqu'au jour de l'enterrement.Quand le fils du colonel Barbosa, jeune étudiant de belle

allure, déroba la fleur de Maria pendant les vacances, elle

n'avait pas encore quinze ans, mais son corps, sa poitrineétaient déjà d'une femme. Femme en apparence seulement,

intérieurement restée une enfant qui jouait la journée

entière avec une poupée de chiffon, de celles que l'on venddeux cents reis au marché. Elle cherchait un morceau

d'étoffe, cousait pour la poupée des robes de mariée, avecvoile et tout. Les jours de mariage dans l'église de ce villageau bout du monde, Maria était là, observait, les yeux fixés

sur la robe de la mariée. Elle ne pensait qu'au bonheurde porter un jour une robe pareille, toute blanche, avec unvoile traînant derrière et des fleurs sur le front. Elle confec-

Maria du Voile

tionnait des robes pour la poupée, lui parlait et tous lesjours lui organisait un mariage, rien que pour la voir sousle voile et la couronne. Elle maria sa poupée avec tous lesanimaux de la basse-cour, surtout avec la vieille poule

aveugle qui convenait si bien dans le rôle du marié, car ellene cherchait pas à fuir, restant accroupie dans sa cécité,obéissante.

Or, quand le fils du colonel Barbosa dit à Maria « Tu esdéjà bonne à marier, petite. Veux-tu te marier avec moi? »elle répondit oui, s'il lui offrait un joli voile. Pauvre petite,elle ne pensa pas un seul instant que le jeune homme parlaitun langage trop savant pour elle, et que se marier, dans celangage-là, signifiait aller coucher avec elle au bord dufleuve. Et Maria accepta, tout excitée, puis attendit indé-finiment la robe de mariée, le voile et la guirlande de fleurs.

Au lieu de cela, elle reçut la douloureuse correction du pèreBatista et, quand la chose fut connue, le nom de Maria duVoile.

Mais elle ne perdit pas pour autant sa manie. Chasséede la maison paternelle, elle ne manquait pas un mariage,cachée dans l'église pour ne pas être remarquée, car une

prostituée n'a pas le droit de se mêler à un mariage. Lorsquele jeune Barbosa, celui-là même qui l'avait séduite, se mariaavec la fille du colonel Boaventura quel grand mariage,dont tout le monde parla! elle était là pour voir lamariée si jolie, une jeune fille de grande famille, jamais onn'avait vu aussi belle robe nuptiale, avec une traîne quin'en finissait pas, un voile couvrant le visage, tout bordé,une merveille. Ce fut après ce mariage-là que Maria échouasur notre quai et entra chez Tibéria.

Sa distraction n'était ni cinéma, ni cabaret, ni dancing,

bistrot à cachaça ou promenade en barque. Son seulplaisir était un beau mariage à l'église pour admirer larobe de la mariée. Elle découpait dans les revues des

photos de mariées avec le voile, des annonces de magasinsspécialisés en robes nuptiales. Tout cela épinglé au mur desa chambre, au-dessus du lit. Avec de nouveaux morceaux

La Nouvelle Revue Française

d'étoffe, elle habillait en mariée la poupée offerte par Tibé-ria et ses pensionnaires. Une enfant, à tel point qu'elledisait tout naturellement à Tibéria « Un jour viendra oùje mettrai une robe comme celle-là! » Les autres riaientd'elle, lançaient des plaisanteries, des railleries, mais lapetite demeurait inébranlable dans son rêve.

Vint le temps où le mulâtre Porciuncula en eut assez

d'attendre. Las de paraître ridicule, à toujours rentrer sesdésirs, à faire la causette au bord de la mer. Tout homme a

son orgueil, il comprit qu'il n'y avait rien à faire, c'étaitbeaucoup attendre, il n'allait tout de même pas mourir depassion rentrée, ce qui est la pire de toutes les morts.Il se tourna vers Carolina, mulâtresse imposante qui passaitson temps à faire le joli cœur auprès de lui, et guérit ainside Maria du Voile, avec quelques bonnes doses de cachaçaet les rires de Carolina. Plus jamais il ne voulut de causette.

A ce moment du récit, Porciuncula redemanda un verre

de cachaça qu'on lui versa aussitôt. Alonso aurait donnén'importe quoi pour une histoire bien contée, et celle-làtouchait presque à sa fin. La fin, ce fut cette maudite

grippe qui s'abattit sur la moitié du monde il y a quelquesannées. Maria du Voile était fragile, elle fut frappée par lafièvre qui l'emporta en moins de quatre jours. Porciunculan'apprit la nouvelle que lorsque la petite venait de mourir.

Il se maintenait à l'écart, étant l'objet de poursuites àcause d'un nommé Gomes, forain à Agua-dos-Meninos,passionné joueur de cartes, surtout de bisca. Or, jouer auxcartes avec Porciuncula, c'était perdre à coup sûr. MaisGomes avait joué parce qu'il le voulait bien, il eut tort dese plaindre ensuite.

Porciuncula laissait donc passer la tempête, quand luiparvint un message de Tibéria lui demandant instammentde venir, car Maria le réclamait de toute urgence. Lorsqu'ilarriva, elle était morte. Tibéria lui expliqua l'appel deMaria à l'agonie. Elle voulait être enterrée en robe de

mariée, avec voile et guirlande de fleurs. Le fiancé, avait-elledit, était Porciuncula, ils étaient sur le point de se marier.

Maria du Voile

C'était une folle requête, mais c'était la prière d'unemorte et il n'y avait rien d'autre à faire que de la satis-faire. Porciuncula se demanda comment il allait trouver

une robe de mariée, achat dispendieux, et en outre il faisait

déjà nuit et les magasins étaient fermés. Il pensait que ceserait difficile, mais tout s'arrangea. Car voilà que toutesles femmes, celles de la maison de Tibéria et celles de la

rue, toute la bande des prostituées, toutes les vieilles

putains lasses de la vie se transformèrent en couturières,taillant, cousant, ajustant robe, voile et couronne! En un

instant l'argent fut réuni pour acheter les fleurs, ellestrouvèrent le tissu, de la dentelle je ne sais où, des chaus-

sures, bas de soie, gants blancs, oui, même des gants blancs!L'une cousait un morceau d'étoffe, une autre fixait unruban.

Porciuncula prétendit que jamais il n'avait vu de robede mariée semblable à celle-là, aussi belle et d'aspect aussiriche, et il savait de quoi il parlait, car du temps de sapassion pour Maria du Voile il avait assisté à beaucoupde mariages, jusqu'à être écœuré de voir tant de robes

nuptiales.Puis les femmes vêtirent Maria, la traîne de la robe

descendant du lit s'étendait sur le sol. Tibéria s'avançaavec un bouquet et le mit entre les mains de la mignonne.Jamais on n'avait vu une mariée aussi jolie, aussi sereine

et douce, aussi heureuse à l'heure de la cérémonie.

Alors, Porciuncula s'assit à côté du lit, il était le marié

et prit la main de Maria. Clarice, qui avait été mariée etque son mari avait abandonnée avec trois enfants à élever,ôta de son doigt, en pleurant, l'alliance souvenir des tempsheureux et la tendit au mulâtre. Porciuncula la glissa lente-ment au doigt de la morte et contempla le jeune visage.Maria du Voile souriait. Avant, je ne sais pas, mais à cemoment-là elle souriait, ainsi conta Porciuncula, garantis-sant en outre qu'il n'était pas soûl ce jour-là, n'ayant pasbu un seul verre de cachaça. Détournant les yeux du visagede Maria, il observa Tibéria, et il jura qu'il la vit transfor-

La Nouvelle Revue Française

Si nous faisons vite, sergent Lituma, dit le Lieutenant,nous arriverons à Piura à l'aube. Dans le désert il est

préférable de voyager de nuit. Les bêtes se fatiguent moins.Mon Lieutenant, crie le Jamaïquin; il a attrapé les

rênes du cheval de l'officier et les agite, frénétiquement.

Vous n'allez pas me laisser ici! Vous ne pouvez pas faireune chose aussi horrible! »

Le Lieutenant sort un pied de l'étrier et repousse leJamaïquin au loin.

« Il nous faudra galoper de temps en temps, dit leLieutenant. Croyez-vous qu'il va pleuvoir, sergent Lituma?

Je ne crois pas, mon Lieutenant. Le ciel est clair.Vous ne pouvez pas partir sans moi! clame le Jamaï-

quin à tue-tête. »Mme Merceditas éclate de rire, en se tenant l'estomac.

« Allons-y, dit le Lieutenant.

Lieutenant! crie le Jamaïquin. Lieutenant, je vousen supplie! »

Les chevaux s'éloignent, lentement. Le Jamaïquin lesregarde, éberlué. La lumière de la lampe éclaire son visagedécomposé. Mme Merceditas continue de rire bruyamment.Soudain, elle se tait. Elle porte les mains à sa bouche,comme un haut-parleur.

Numa! crie-t-elle. Je t'apporterai des fruits ledimanche.

Puis elle se remet à rire, à grands éclats. Dans le petitbois s'élève une rumeur de branches et de feuilles mortes

qui se brisent.

MARIO VARGAS LLOSA

(1958)

(Traduit de l'espagnol par Sylvie Léger Bernard Sesé.)

JORGE AMADO né en 1912 à Itabuna (Brésil). Romancier dont l'œuvrehumaine, sociale, est riche en éléments populaires et folkloriques.

TAGE AUREL né en 1895 à Oslo, mais suédois de nationalité. C'est unconteur né qui puise dans la vie du village et dans les existences humbleset quotidiennes. Il a séjourné longuement à Paris dans les années 20;il a traduit plusieurs pièces de Strindberg en français et Le Rouge et lenoir en suédois.

S. CORINNA BiLLE née en 1912 à Neuchâtel (Suisse). Poétesse et roman-cière de langue française. Toute son œuvre a pour cadre le pays vigne-ron, paysan et montagnard valaisan.

ANTHONY BURGESS né en 1917 à Manchester, auteur d'une vingtainede romans dont le célèbre Orange mécanique.

ADONIAS F:LHO né en 1915 à Ilhéus (Brésil). Auteur de contes et de nou-velles.

SHELBY FooTE né au U.S.A. en 1916. Romancier et nouvelliste.

Lewis GRAssic GiBBON né en 1901 en Écosse, décédé en 1935. De sonimportante production émerge la trilogie A Scots Quair qui constitueprobablement l'ensemble romanesque le plus remarquable produit auxixe siècle en Écosse.

IOURI KAZAKOV né à Moscou en 1928. A publié des récits dont la qualitépoétique a été comparée à celle de Tourgueniev ou, plus près de nous,à celle de Paoustovski. Il s'impose comme l'un des espoirs de la généra-tion d'écrivains soviétiques d'après-guerre.

WILLY KYRKLUND né en 1921 à Helsinki. II a publié de courts romans,des recueils de nouvelles, des récits de voyage et des pièces de théâtre(dont l'une a été traduite en français en 1970).

OsMAN L;Ns né en 1924 à Vitoria de Santo Antao (Brésil). Auteur decontes et nouvelles.

La Nouvelle Revue Française

Yuxio MISHIMA né à Tokyo en 1925, se suicide en 1970. C'est un desromanciers les plus connus du Japon contemporain; son œuvre litté-raire est aussi diverse qu'abondante essais, théâtre, romans, nouvelles.

AuGUSTO RoA BASTOS né en 1917 au Paraguay. Cet écrivain est considérécomme l'un des maîtres du récit réaliste décrivant la misère et l'exploi-tation des habitants de son pays, le plus pauvre d'Amérique latine.

HEATHER Ross MILLER née en 1939 aux U.S.A. Elle assure brillamment

la relève de la littérature du Sud des États-Unis.

VILLY S6RENSEN né en 1929 à Copenhague. Critique brillant et incisif il aexercé une profonde influence sur toute sa génération. Auteur d'essaisphilosophiques, littéraires et politiques, auteur de contes philoso-phiques et fantastiques.

GEORGES TniNÈs né en 1923 à Liège. Romancier et nouvelliste.

DUMITRU TSEPENEAG né en 1937 à Bucarest, est un des chefs de file ducourant « onirique n qui regroupe, à partir de 1965, plusieurs des meil-leurs jeunes auteurs roumains désireux de recourir à d'autres moyensd'expression que ceux du réalisme socialiste. Auteur de trois recueilsde nouvelles.

MARIO VARGAS LLOSA né en 1936 au Pérou. Traduit dans de nombreux

pays cet écrivain est considéré comme l'un des chefs de file de la litté-rature actuelle latino-américaine.