la n.r.f. 356 (septembre 1982)

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LA NOUVELLE

REVUE Française

Madame David

Il leur a demandé Que pensez-vous du messie? Dequi est-il le fils?

Ils ont répondu De David.Il a dit Tiens? Alors comment se fait-il que David

lui-même ait dit Le maitre a dit à mon maître Assieds-

toi à ma droite? Si David l'appelle son maître, commentpeut-il s'agir de son fils? Ne savez-vous pas ce que ditMical, la femme de David?

1

Ce soleil d'éternel été qui fait luire les feuilles et bril-ler le sable ne me surprend pas. On m'appelait le Ruis-selet et sans doute ma vie s'est écoulée, les jours ontplissé ma face, les lessives ont creusé mes mains, maismon cœur n'a pas cessé.

Quand j'ai vu David je ne pouvais plus en détacher mesyeux. Il était promis à ma soeur, mais c'était moi quiétais en train de le regarder. Et mon frère Jonathan étaitcomme moi. Pourtant mon frère courait les champsavec lui, il devait en être rassasié. Et à la maison on les

trouvait toujours à bavarder ensemble ou à rire sans se

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soucier des autres. Eh bien pendant les cérémonies Jona-than n'arrêtait pas de regarder David comme si riend'autre n'existait. Pour mon frère qui était le kronprinzce n'était peut-être pas très digne de s'amouracher ainsid'un domestique.

Il est vrai que David était aussi un remarquable citha-riste. Il inventait lui-même les poèmes qu'il chantait ens'accompagnant et le roi Saül mon père dont l'humeurétait devenue sombre semblait rajeunir quand Davidimprovisait.

Quelle lumière il devait y avoir quand mon père étaitjeune. Les anciens nous racontent comment tout lemonde s'est ligué pour embringuer dans une affaire detrône le beau jeune homme timide qu'était Saül. Il leurfallait un chef de bataille qui prévoie la bataille. Ce n'estpas ce vieux renard de Samuel qui pouvait défendre lepeuple contre les pillages. Samuel était le premier,avec sa clique, à piller le peuple sous prétexte desacrifices, de jugements, de prédictions. Il voyait bienqu'il était impopulaire, alors il a cru que donner un roiau peuple, ça le rehausserait lui-même et qu'il passeraitpour père de la patrie. Il a choisi Saül parce queSaül.

II

Je me demande si c'était David que je regardais ou, àtravers lui, un autre dont je ne pourrais plus medéprendre. Comment pouvais-je aimer cet intrigant? Ilallait détruire la maison de mon père, l'âme de monpère et la vie de mon frère. Mais grâce à David j'ai vuerrer sur le visage de mon père cette jeunesse qui enavait disparu.

Je découvrais alors cette santé d'âme de mon père quilui avait mérité la couronne, ce grand jeune Saül quin'avait souci que de son père Ton troupeau d'ânesses

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je vais le chercher. Et il parcourait les replis de la mon-tagne. Si on lui disait qu'il y avait un voyant pas loinPourquoi pas? Or ce voyant était Samuel et quand il avu la beauté du jeune homme il a voulu en faire le roique les gens demandaient.

Il n'était pas facile de trouver quelqu'un qui plaise àtout le monde sans faire de jaloux, mais Saül on allaitl'aimer et Samuel le sacra. Saül ne comprenait guère dequoi il s'agissait. Il a fallu le faire tirer au sort en public.Et là Saül était parti se cacher derrière les bagages. Il nese croyait rien de remarquable, il était inconscient de soi,il détestait qu'on l'honore.

Un rien parfois le mettait hors de lui, il devenait fié-vreux comme un voyant, il perçait les secrets et l'avenir,mais il n'aimait pas cela. Il n'aimait que travailler pourson père, aller aux champs. On l'avait fait roi mais il nes'inquiétait de rien, il ne se renseignait sur rien. Il y enavait qui ne voulaient pas de lui et il trouvait cela trèsbon. Ceux qui lui apportaient des offrandes, il donnaittout à son père.

Mais il y a eu le jour où les gens se taisaient à sonretour des champs. Il a trouvé cela bizarre, il a ques-tionné, il a su ce que voulaient les ennemis. Alors, aprèstout, la guerre est un travail aussi. Les assaillants sontles fauves dans le bercail. Il a fait ce qu'il fallait, il asauvé les ouailles. Et ceux qui n'avaient pas voulu de lui,les gens se sont mis à leur vouloir du mal, mais lui, ilriait, il se moquait de ce que pensaient les gens. Il étaitjeune et grand et beau sans le savoir, et roi aussi sanssavoir non plus ce que c'était. Seulement il s'est fait unearmée moins improvisée, et il a organisé le territoirecomme une ferme, et il s'est soucié des dégats.

Le vrai jaloux a été le voyant qui l'avait fait roi. Cela aété terrible car le voyant était pour lui le père de sa vienouvelle. Il travaillait pour le voyant comme il avaittravaillé pour son père. Or le voyant lui tendait despièges, lui donnait des ordres impossibles (rassemble

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l'armée et attends-moi, et il ne venait pas) ou cruels(tu tueras tout, mais tombée la chaleur du combat, per-sonne ne pouvait s'empêcher d'épargner un peu).

Mon père s'est assombri. Quand il pensait à ces nassesdans lesquelles on le jetait, il devenait enragé, il frap-pait les murs, il aurait transpercé n'importe qui. MaisDavid chantait et mon père revenait à soi. Et aussitôt,lâchement, c'est David que je regardais.

III

Eh bien vous me croirez, mais David à la longue a étécomme mon père. Est-ce l'âge ou le succès qui rendmalades les hommes? L'âge c'est-à-dire l'entassementdes succès imparfaits. La vie se dépense en acquisitionsvulnérables. Ces royaumes qu'on étend multiplientleurs ennemis, les richesses qu'on augmente se montrentd'autant périssables, les bonheurs qu'on collectionne sefont fugaces à proportion et l'âme est peu à peu détruitepar ses entreprises J'ai vu David vieillir comme un autre.

Le jour où cet écervelé partait tuer des Philistins, monpère lui disait Tues-en cent, et pensait II y restera.David en a tué deux cents par défi. Je n'aimais guère lesrisques qu'il courait ni ses ruses pour les diminuer,mais je l'aimais.

Devenir reine, est-ce que j'y pensais? Mais roi ou pas,David était la lumière du monde. Il était les dernières

oasis de mon père et le ravissement permanent de monfrère, même un peu trop, mon frère en devenait buse,mais c'était touchant de les voir. Quant à ma sœuraînée à qui on avait promis David, elle s'est laisséemarier ailleurs. Elle était lourdaude et je l'avais détour-née de David.

Une fois David avec moi, quelle fête! Oh, l'odeur deses cheveux comme une spirale d'escalier qu'on montedans la senteur des géraniums. Et chaque fois l'aube

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envahissait notre chambre. Mais mon père n'a pu le sup-porter et les jours n'ont pas été nombreux.

Le matin où ils sont venus l'arrêter je m'en doutais,je l'avais fait sauver par la fenêtre et j'ai amusé les gen-darmes avec l'espèce de statue qu'on m'avait achetéechez le Cananéen quand j'étais gamine et avec le poil dechèvre du polochon. Je leur montrais le lit dans lapénombre par la porte entrebâillée Quelle fièvre il a,enfin il s'est assoupi, voyez il n'a pas même pris le bol detisane. Mon père n'a pas été content. D'autant queJonathan était de mèche avec le fugitif ils avaientcombiné je ne sais quels signaux.

Ma chambre était vide, mais David était sauf. Les

matins visitaient ma chambre les uns après les autres. Jen'avais pas hâte de sortir, je regardais la lumière grandirdans la chambre et je me disais David voit le mêmejour se lever sur les buissons du désert.

J'ai appris plus tard comment il peuplait ses repairesavec des bonnes femmes plus ou moins enlevées et commeil devenait une sorte de bandit avec les bannis et les clo-

chards qu'il rassemblait. Mais il avait encore de beauxgestes et je me disais il a sauvé son âme. Tout le mondesait comment par mégarde le roi est allé faire ses besoinsdans la caverne où se cachait David. David lui a coupéun bout de manteau. Il aurait pu percer Saül et il le luia crié de loin le lendemain. Alors Saül a pleuré.

Une autre fois David est allé de nuit prendre la lanceet la cruche au chevet du roi en plein camp de l'armée.Saül lui a crié Tu es meilleur que moi, et a cessé lapoursuite, mais il est revenu plus triste que jamais. Etil fallait encore faire la guerre aux ennemis, et il voyaitque David s'entendait avec les ennemis. Saül perdaitconfiance et, la veille de la bataille, il est allé consulterles morts. Et le soir de la bataille il était vraiment chez

les morts avec Jonathan et les capitaines. Mais David afait pour Jonathan et pour Saül une complainte qui tireles larmes.

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Puis David s'est taillé un petit royaume dans ce grandIsraël dont mon oncle Abner était régent. David jouaitau petit roi. C'était un peu une caricature, mais il restaitenfant et ce n'était pas pour me déplaire.

A la fin il s'est décidé à me réclamer à l'oncle Abner.

Abner m'a dit Qu'en penses-tu? J'ai dit Écoute, jesuis à David. Qu'est-ce que c'est que ce bonhommedont on m'a coiffée pour me faire oublier David? Tusais que mon père était devenu fou. Le bonhomme a étégentil, mais tu sais bien que j'aime David.

Le bonhomme a eu de la peine. Il me semble qu'il aeu des sanglots le long du chemin car il avait voulum'accompagner. Il était attendrissant. Je lui ai ditMerci bien, mais maintenant retourne chez toi. Je ne saispas comment il me voyait, mais moi je ne voyais queDavid.

J'ai dit à David je suis ta femme. Ton tas de concu-bines, tu peux les parquer ensemble quelque part avecleurs mioches, mais le palais n'est qu'à nous deux. Il ari mais il a fait comme je disais. Quand il allait à laguerre, je me promenais dans les salles vides d'un palaistout peuplé de lui. On entendait par instants glapir lamarmaille dans les hangars. Une belle descendance,ma parole. Est-ce qu'ils comptent là-dessus pour sefaire des rois? Toute une succession de candidats au pou-voir.

IV

Qui est David? L'affairiste auquel les circonstancespermettent d'agrandir sa portion de terrain, de varierla série de luronnes qu'il s'accroche au cou comme uneguirlande de pommes de terre?

Cet usurpateur que j'ai épousé reste pour moi l'ado-rable domestique de mon père et le frère d'âme de monfrère. David est ce garçon aimé et jalousé, candide et

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menacé que Dieu sauve des filets de l'oiseleur. Je leregarde avec les yeux dont son Dieu le regarde.

Ses frères le méprisent et le rudoient. Ils sont soldats,ils font la guerre, le jeune David n'est encore que berger,un peu un sauvage au milieu de ses bêtes, et sa seuleguerre est contre les loups dans la montagne. La nuit illes guette au clair de lune, il épie le caillou qu'ils fontrouler dans l'ombre. Il les flaire, il n'est qu'instinct. Ala maison il observe ses parents comme s'ils étaient desarchanges.

Cette crainte confiante qu'était l'âme de David, ç'a étépour mon père le reflet d'une matinée que lui cachait ledécombre du jour. Pour mon frère et pour moi c'étaitle retour de notre père que Samuel nous avait enlevé.Samuel n'avait pas tué le cœur de notre père, il l'avaitmassacré. Samuel avait oint Saül qui devenait messie, ill'avait tiré au sort comme une chance et fait plébisciter.Il l'avait sorti de sa tâche de fils pour en faire une sortede père du monde. Or en même temps il l'avait empê-ché de jouer ce rôle un peu blasphématoire il l'acca-blait d'ordres méticuleux, il lui inoculait le remords, il

l'étouffait sous le dégoût de soi. Il en faisait un christmanqué, une souffrance honteuse, une vie pour rien.

Non, pas pour rien, mais pour que paraisse David,pour que ce petit tueur de louves ait pitié d'un vieuxroi, pour qu'il sourie à Saül de ce sourire qui empêchela mort, pour que mon âme soit illuminée, car monpère se remettait à vivre comme un bref jour d'hiverparadisiaque dans les hautes branches glabres entredeux interminables nuits.

Je n'ai plus regardé que ce David qui devenait l'âmede mon âme. Les années l'ont hersé à son tour mais,

sous ses rides, je vois son cœur. Les femmes le croientroi, moi qui sais, hélas, ce que c'est qu'un roi, je sais queDavid n'en a que l'apparence. Il peut danser la giguetout nu, en public, devant son arche, jouer au mâle exta-tique, je n'en suis pas dupe. Ça l'a assez fâché quand je

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velle Ad. ad. Cette passion pour Sara va rendre mesdates bien plus intéressantes pour moi j'écrirai lesprésentes avec plus d'attention; je reverrai les passéesavec plus d'attendrissement.

C'est dans ces dispositions que je commençai l'an-née 1781. L'amour fait plaisir, quand il commence; iln'est douloureux qu'après quelques trahisons de lapart de l'objet aimé.

17. La date de 1°/lnM: 1781. La vue de celle de 1780rendit celle-ci plus intéressante. En achevant le tour del'Ile, je réfléchis sur la rapidité du temps, et surtout jerepassai, dans ma mémoire, tous les événements del'année; ensuite, je me reportai à l'instant de ma pre-mière date; j'envisageais ma situation d'alors à traversce prisme flatteur qui embellit le moment échappésans retour.

18. Les dates furent fréquentes, cette année celle du6 janvier porte encore Ad. ad., et celle du lendemainrend compte de la collation délicieuse quej'avais faite,la veille au soir, avec Sara, sa mère et l'amant de celle-ci.

Ce fut un temps d'ivresse, jusqu'au7 mars suivant.Presque tous les jours, je voyais Sara, tendre, complai-sante, et j'allais dater ma félicité qu'on imagine quelledevait être sa douceur pour un homme de mon âge quivoyait se réaliser pour lui, presque mot à mot, ce qu'ilavait pensé, écrit et supposé à un jeune homme aimable,six mois auparavant! Ce fut ce charme particulier,réuni à la beauté de Sara, à la douceur de ses caresses,

ce fut ce charme qui rendit si cruelle la catastrophe du31mai suivant.

19. La date du dimanche 14 porte Elis., au lieu d'Ad.,avec cette note Rediere dies beati juventutis.

20. Celle du 21exprime la douleur, avec ce motfuneste T~n~ monstrum. Ensuite ces mots se trouvent

gravés sur la pierre brisée à l'angle obtus, vis-à-vis lebout occidental de la rue Saint-Louis E/Mc~a cor dedit(Élise remplace ma fille, et m'a donné son cœur). C'est