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LA MIGRAINE

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DU MÊME AUTEUR

Bonjour la galère! Balland, 1984.

C'est peut-être ça l'amour, Balland, 1986.

Les Amies de ma femme, Balland, 1987.

Graine de tendresse, Balland, 1989.

Qu'est-ce qu'elles me trouvent? Balland, 1990.

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Philippe Adler

LA MIGRAINE roman

ÉDITIONS BALLAND

33, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

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© Éditions Balland, 1991.

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A Jacques Salles, my old brother.

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Remerciements : au docteur Alain S. qui m'a fait l'amitié de relire le manuscrit et de m'éclairer de ses conseils.

à Sylvie, ma femme, ma compagne, toujours là après six romans.

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Le temps est un musée pourvu de niches et de corridors sans fin. Vous, le visiteur, déambulez dans le musée obscur, éclairant les scènes une par une à mesure que vous avancez. Dieu est le conservateur du musée, et Il est seul à en connaître le contenu. Une vie représente l'une des niches du musée.

Edward T. Hall, Le langage silencieux.

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Le récit de Ferdinand Boniface Léonardo

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C'est une odeur insidieuse et un peu aigrelette de choux-fleurs cuits à la margarine qui me réveille. En dépit de la migraine qui me taraude le crâne, je décide d'ouvrir un œil. Je suis apparemment allongé sur un lit métallique et étroit, l'aiguille profonde d'un goutte-à-goutte fichée dans le bras droit. Je porte un pyjama que je ne me connaissais pas. En laine pelucheuse, couleur indéterminée. A ma gauche, une petite table de nuit en Formica blanc- gris sur laquelle sont posés une carafe d'eau et un bouton-pressoir. Pour appeler, je présume.

A ma droite, un autre lit. Vide. Du plafond pend au bout d'un fil entortillé une

ampoule nue, constellée de chiures de mouches. On jurerait une composition du Dubuffet des années soixante. En la fixant, j'ai l'impression de recevoir une décharge de dix mille volts dans le cerveau. Je serre les poings et attend que l'éblouissement ait cessé pour reprendre le cours de mes investigations. Le sol est recouvert d'un linoléum gris ardoise taché

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ou déchiré en de multiples endroits. Les murs sont vert tilleul. Crasseux.

Ce ne peut être une clinique. Au mieux, un hôpi- tal. Au pire, une prison.

Au pied du lit voisin, un poste de télé, éteint. Au bout du mien, un espace vide puis une fenêtre

à petits carreaux. Sans barreaux, ouf. Et, dans la lumière du ciel où courent de facétieux cumulo- nimbus, le profil d'un vieux bonhomme, assis à une table, courbé vers un plat de choux-fleurs dont il se ressert en maugréant.

L'homme arbore une vieille casquette marine à la visière craquelée. Il est en pyjama, comme moi. Cheveux blancs ébouriffés, énormes oreilles viola- cées aux lobes recouverts de longs poils, nez par- cheminé en bec d'aigle surmonté d'une paire de bésicles métalliques, grosses lèvres en limaces qui s'entrouvrent sur une bouche édentée. Au bout de quelques secondes, il repousse son assiette, rote bruyamment tout en se massant le ventre. Un deuxième rot, bref mais violent, avant de se retour- ner dans ma direction.

- Tu ne dors plus?... Pas trop tôt. Je vais enfin pouvoir regarder la météo.

Il se décolle de sa chaise métallique en ahanant, mains aux reins, remonte le pantalon de son pyjama apparemment trop ample pour sa vieille carcasse décharnée, s'approche de mon lit et me dévisage avec une curiosité goguenarde.

- Tu devais en tenir une belle... J'aurais pu faire brailler la télé, tu n'y aurais vu que du feu, mais les infirmières n'ont pas voulu. Tu le crois, ça?... Chaque mois, à l'économat, dès que ma retraite arrive, ils s'empressent de me taxer l'abonnement, et

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là, brutalement, sous prétexte qu'on a ramassé un ivrogne sur la voie publique, les voilà qui m'inter- disent d'allumer mon poste.

«T'es qui donc, toi?... Enfin, puisque tu es réveillé, on va regarder la météo. Quoique le temps de demain, moi, je peux déjà te l'annoncer. Il pleu- vra. Pas plus tard que cette nuit. Des hallebardes. Je le sais à cause de mes rhumatismes. Quand ça devient humide, j'ai toutes les articules qui renâclent. A part ça, y aura un vent de force 5... Fera pas bon sortir les chaluts. T'es marin, toi aussi ?

- Non. Quel jour sommes-nous? - Dimanche, et il est 13 h 25 GMT. - Dimanche ? Et je suis là depuis quand? - Ben, vendredi soir, évidemment. La nuit des

ivrognes. Je vis tranquille toute la semaine et chaque week-end, on m'inflige un poivrot ou alors, pire, un mataf qui s'est fait dénoyauter à coups de lame sur le port et qui passe sa nuit à appeler sa vieille.

- Je suis blessé ? - Ah, je le crois pas! Il est blessé ?... Non, t'es un

alcoolo, c'est tout. Et tu viens d'en écraser pendant trente-six heures d'affilée. Comme un môme. T'as même pas bougé un cil quand tes potes sont venus te voir.

- Mes potes? - C'est quoi que tu avais bu?... Ma prochaine

cuite, je la prendrais bien pareil. - J'ai mal à la tête. - C'est ce qu'ils disent tous en se réveillant. Fallait

y penser avant, non? - Je ne bois pas. Enfin, comme tout le monde. Un

verre. Ou deux. - Ou trois. Ou quatre. Ça, tu le diras à l'interne de

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service ; moi, tu sais, je m'en tape, je ne fais pas partie de la Ligue. L'alcool, je connais. J'ai débuté au calva- dos. Dans le biberon. Ça m'a donné le goût, j'ai jamais arrêté. Mais je n'ai véritablement augmenté la dose que lorsque ma salope de femme est partie vivre à Rotterdam. Avec un Hollandais. Y a vingt ans, t'imagines? Pendant que je pêchais la morue entre Saint-Pierre et Miquelon.

- Ne pourriez-vous pas faire appeler un docteur ? - Comment cela, un docteur?... On est dimanche,

qu'est-ce que tu crois ? Maintenant, si tu veux tout savoir, l'interne est déjà passé deux fois ce matin, mais tu dormais. Ça vaut mieux d'ailleurs, parce que ce n'est pas forcément une pointure.

« Quant au chef de service, t'attendras jusqu'à demain. Aujourd'hui, monsieur est sur son bateau. Un ancien chalut qu'il a fait retaper à l'œil. Il a pro- cédé à un échange standard, si tu préfères. Il a retiré un polype au propriétaire du chantier, et l'autre, dès qu'il a été guéri, s'est empressé de mettre le chalut du toubib en cale sèche. Alors, à l'heure qu'il est, il relève les casiers, le carabin.

Sa harangue terminée, le vieux me tourne le dos, s'approche de la télé et appuie sur l'interrupteur. La météo. Il pleuvra demain et un vent de force 5 souf- flera sur toute la Bretagne.

- Tiens, tu vois! Qu'est-ce que je t'avais dit? triomphe-t-il en éteignant aussitôt le poste. Bon, c'est pas tout, à cette heure-là, il va y avoir le feuilleton. Drôles de dames, vingtième édition. On est peinard pendant cinquante minutes. Nous avons le temps d'en griller une. Je vais ouvrir la fenêtre à cause de l'odeur. Couvre-toi. Je n'ai pas envie de te voir jouer les prolongations. Ma compagnie me suffit.

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Il se dirige vers le cagibi, y ouvre une vieille mal- lette toute racornie, farfouille et en extrait un paquet de Boyards maïs.

- T'en veux une? Ça décape, tu sais. Je fais signe que non. Je préférerais une bonne

aspirine. - Cet après-midi, y a les visites. - Vous attendez du monde? - Moi?... Il y a dix ans que plus personne ne

s'intéresse à Albert Le Guellec! Il crèvera tout seul, Le Guellec, dans son lit ou dans un caniveau. Comme un chien galeux. Mais toi, tu vas avoir de la visite. Les deux mecs et la petite bonne femme. Elle est gironde, soit dit en passant. C'est ta femme?... Non, je te demande ça parce qu'elle avait l'air vache- ment inquiète les trois fois où elle est venue.

Les deux mecs et la petite bonne femme ?... Sou- dain, c'est comme si, peu à peu, le rideau opaque se déchirait. France... Fauroix... Jean-Jacques.

Vendredi soir?... Oui, vendredi soir. Je les avais rejoints le matin sur le tournage. Toute une journée, tranquille, à les regarder travailler. Fauroix à la régie, aboyant après les figurants qui lézardaient au soleil. Jean-Jacques frimant un brin dans son tout nouveau rôle de producteur délégué. Et France au maquil- lage, comme toujours.

Marrant, il n'y avait eu aucune nostalgie de ma part. Le chapitre était clos et le trait avait été tiré depuis longtemps.

En fin d'après-midi, nous étions vite rentrés à l'hôtel prendre un bain chaud et nous changer avant de repartir dîner tous les quatre. Dans une petite crê- perie qu'avait repérée Jean-Jacques sur le port.

Oui, maintenant, ça y est, je revois le décor. Les

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petites tables avec leurs nappes rouges, les bougeoirs dégoulinant de cire blanche et le grand buffet en chêne qui trônait bizarrement au milieu de la salle.

J'avais mangé douze fines de claires n° 2, une crêpe de blé noir à la saucisse et nous avions bu un sancerre blanc.

De ce qui s'était passé ensuite, je n'avais plus l'ombre d'un souvenir.

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Un quart d'heure après que mon voisin de lit eut éteint sa cigarette et récupéré les grains de tabac épars dans une petite boîte ronde en métal argenté cabossé, une infirmière fait son entrée dans la pièce. Elle s'approche de mon lit l'œil dans le vague, prend mon pouls sans mot dire, vérifie ma tension, le niveau du goutte-à-goutte, et finit par me demander si ça va.

- J'ai horriblement mal à la tête. - C'est normal, m'annonce-t-elle. - Normal, ponctue Le Guellec, il a bu du blanc.

Moi, je ne prends plus que du gros rouge. Dites donc, madame Guénolé, on s'intéresse au petit nouveau ?... Au point d'en abandonner les galipettes de Drôles de dames ?

- C'était la publicité, j'y retourne. Vous voulez quelque chose ?

- Oui, voir un docteur. - Nous sommes dimanche, mon pauvre monsieur.

L'interne est aux urgences, débordé. Les policiers viennent de nous amener deux marins polonais qui

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se sont expliqués à coups de couteau sur les docks. Ce n'est pas beau à voir, il y a du sang partout et en prime, ça sent la vodka. Quant au patron, il est à la pêche. Vous le verrez demain.

- Alors, dites-moi au moins ce que j'ai. - La migraine. Une grosse migraine. Vous avez

trop bu, sans doute. - Mais non. - Alors, nous verrons demain. Elle sort, pressée. La télé n'attend pas. Ses col-

lègues l'ont chargée d'assurer la permanence, pour pouvoir résumer, tandis qu'elles aident l'interne à rafistoler les Polonais.

- Mme Guénolé, m'annonce Albert à peine at-elle tourné les talons, c'est l'une des plus sympas. Une ancienne grande bourgeoise. De Saint-Malo. Elle était mariée avec un promoteur immobilier qui jouait à la Bourse et qui a tout perdu en 87. Il s'est suicidé, plantant Mme Guénolé sans un sou vaillant. Un des toubibs l'a fait entrer ici par piston et elle s'est décou- vert la vocation.

« Elle est gentille, on peut même lui parler fesses, elle rigole. Mais dès qu'une de ses anciennes copines de la haute se fait hospitaliser, elle pique à côté de la veine, elle vide pas le pistolet, elle renvoie les gâteaux apportés par les amis. Normal... Elles l'ont toutes laissée choir quand elle a été ruinée.

« Moi, elle m'aime bien. Pourtant, je ne suis pas de son monde ; je suis un marin de l'île de Sein, tu sais, de ceux qui ont été les premiers à rejoindre le Géné- ral à Londres en 1940. Je pense que de voir un héros de la guerre, ça doit l'impressionner. J'ai fait l'Afrique, la Sicile, Monte Cassino, et puis je suis allé délivrer Strasbourg avec Leclerc. Après quoi, j'ai

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repris mon boulot de mataf. Pêcheur de morue. Jusqu'à ce que Joséphine parte avec son flamingant.

« Alors, depuis, c'est vrai, je picole plus qu'avant. Je traîne ma cirrhose de bistrot en hosto et d'hosto en bistrot. En attendant d'avaler mon bulletin de nais- sance.

« J'aimerais bien réembarquer mais il paraît que je suis trop vieux, c'est ce qu'ils disent à la capitainerie. Pourtant, je n'avais pas mon pareil pour repérer les bancs de poissons.

Il va à la fenêtre, secoue la toile cirée. Trois mouettes s'envolent à tire-d'aile en se moquant. La pluie commence à tomber sur la mer grise que l'on devine au loin.

Des pas dans le couloir. Les talons aiguilles de France, le cliquetis des san-

tiags de Fauroix et la toux graillonneuse de Jean- Jacques. Un instant de silence. Comme si, devant la porte, ils se faisaient une tête de circonstance. Il est 15 h 35, ils ont dû aller manger une langouste sur le port.

On frappe trois petits coups rapprochés. France, qui passe sa tête ébouriffée, un brin rougeaude : « On peut ? », et ils entrent tous les trois. Fauroix extrait de sous son blouson une bouteille de champagne au goulot encore givré, France pose délicatement sur la table de nuit un emballage en carton blanc orné aux armes de la pâtisserie de la place du Marché, et Jean- Jacques, goguenard, laisse glisser sur le drap, à por- tée de mes doigts, un numéro de Playboy.

Je souris, leur adresse un petit signe de la main qui fait aussitôt tanguer le flacon de goutte-à-goutte.

- C'est gentil d'être venus. - Parle pas, parle pas, m'interrompt France. Il ne

faut pas que tu te fatigues.

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Je réponds que je vais très bien. Pourtant, à cet ins- tant précis, dans ma tête, j'ai à nouveau la barre. Comme une règle de métal chauffée à blanc qui me vrillerait d'une tempe à l'autre.

- Qu'est-ce que je fais là? - Tu te soignes, l'imbécile, sourit Jean-Jacques

tout en sortant une gitane cabossée de la poche de son caban pour la porter à ses lèvres, avant de sou- dain la briser tranquillement entre ses doigts jaunis de nicotine. Tu ne te rappelles de rien, je parie?

Pas grand-chose, je fais signe. Alors, ils se mettent à raconter tous trois, en pouffant. Vendredi soir. Après le tournage. Tu sais?... La scène où Lhermitte devait tomber à l'eau en voulant rattraper le canot?... Eh bien, nous sommes allés dîner tous les quatre.

- Je me souviens. La crêperie. - Bon, ben, on a picolé, enchaîne Fauroix. Et tu

tiens moins l'alcool que nous, c'est tout. - Je n'ai pas beaucoup bu. Deux ou trois verres. Un silence. Gêné. Comme s'ils savaient que j'ai

raison. Des cuites, j'en ai pris. Comme tout le monde.

Mais c'était il y a longtemps. Aux Beaux-Arts. A l'armée. J'en suis revenu. La solution n'est pas au fond du verre. Pas plus qu'au fond de la seringue.

Assis sur son lit, le vieux Le Guellec ne dit mot. Il a les yeux fixés sur les cuisses de France. Les jambes, c'est ce qu'elle a de mieux, France. Alors, qu'il neige ou vente, ses jupes, elle les porte courtes.

- En tout cas, reprend Jean-Jacques en se coin- çant une nouvelle cigarette au coin des lèvres, tu as failli nous jeter dans un beau piège. Parce que, dans le genre hippopotame en visite dans une faïencerie de Gien, tu te poses un peu là. A un moment, tu

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nous as annoncé que tu ressentais une épouvantable migraine et que tu partais pisser sur les quais ; tu t'es levé, tu as fait trois pas dans la crêperie et tu t'es étalé de tout ton long. En entraînant dans ta chute le buf- fet breton qui trônait au milieu de la salle et auquel tu avais tenté de te raccrocher. Ils étaient fous les corsaires, je ne te dis pas, ça a failli dégénérer en bagarre générale. Avec toi dans les vignes, on aurait forcément eu le dessous.

- Chez moi, c'est vrai, intervient soudain Albert en se grattant distraitement l'entrejambe, on aime bien la bagarre. Faut dire qu'on pense tous descendre des pirates. Et puis, on n'aime pas trop les parigots, par ici.

- Qui c'est celui-là? rigole France en croisant haut les jambes.

- Albert Le Guellec. Un copain. - M'ssieurs dames. - Bonjour. Fauroix reprend le cours du récit. La bagarre allait

éclater lorsque France a fait remarquer à l'assemblée que c'était peut-être plus grave qu'il n'y paraissait puisque je ne me réveillais pas. Alors, miracle, les autochtones se sont calmés et ont proposé des solu- tions.

- La majorité voulait te donner des claques, sourit Jean-Jacques, il n'y avait pas vraiment de volontaires pour te faire du bouche-à-bouche. Finalement, la patronne a jugé plus sage d'appeler les flics. Seule- ment, ces imbéciles sont arrivés une demi-heure après; ils en avaient profité pour faire la tournée et ramasser au passage les ivrognes dans les autres bis- trots.

Ils rigolent comme s'ils venaient de me raconter le

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gag de l'année mais j'ai comme l'impression que le cœur n'y est pas. Et moi, j'ai à nouveau ma barre de métal en fusion qui me colle à l'oreiller.

- Tu as mal? me demande France. - Un peu. - T'as peut-être chopé la tremblante, narquoise

Fauroix. - La quoi? réponds-je, les yeux fermés. - La tremblante. Tu sais bien. La maladie des

vaches anglaises. Un truc qui leur monte à la tête depuis qu'on a glissé dans leurs aliments des cer- velles d'agneau pilées et avariées. Ça leur plaît pas du tout aux vaches. Ça les fait flageoler, beugler, trem- bler et tout. Tu manges souvent de la cervelle, toi?

Non. Rarement. Ma dernière cervelle à la greno- bloise, avec des câpres, cela remonte à au moins six mois. Dans un petit restaurant de la rue Monsieur-le- Prince. A l'époque, cela n'allait pas tellement fort avec Viviane et je m'égayais de temps en temps en compagnie d'Ame Sucrée, une sublime danseuse éthiopienne de la troupe du Paradis Latin. Son ventre sentait bon la cannelle et la coriandre.

Mais c'était il y a six mois. Depuis, Ame Sucrée est repartie en Éthiopie. Tenter de reconstruire son pays.

- Dans le bistrot, il y en avait pour plus de 3 000 francs de casse, reprend France tout en adres- sant une œillade coquine au vieux qui continue de loucher vers le haut de ses cuisses. Mais ne t'en fais pas. C'est la prod' qui paiera. Gauchot a été formel. Et Dieu sait qu'il est radin. Mais on lui a expliqué que tu étais avec nous, ça lui a rappelé de bons sou- venirs et l'a calmé.

Pendant qu'elle parle, j'ai une nouvelle secousse.

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Comme si soudain, on m'arrachait la règle de la tête. D'un seul coup. Avec des lambeaux de chair accro- chés au métal. Je m'arc-boute dans le lit, yeux clos.

Quand je les ouvre à nouveau, ils sont tous les trois debout, France blottie dans les bras de Fauroix tandis que Jean-Jacques, a les jointures des mains toutes blanches à force de serrer l'embout de cuivre de mon lit.

- Pardon, je soupire. - C'est rien, tousse Jean-Jacques. - Ah! dis donc, de voir votre copain ça vous

dégoûterait de boire. Dites, messieurs dames, je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me concerne pas, mais la bouteille de champagne, là, il vaudrait mieux la planquer. Parce que les infirmières vont la confis- quer.

- Remportez-la, lance-je. - Non, non, plaide Albert. Je peux la cacher. Et

on la boira tous les deux, quand il ira mieux. Je patienterai, promis.

Sans attendre la réponse, il empalme la bouteille et la fait disparaître dans la mallette de son cagibi.

Les autres se marrent. Du coup, Le Guellec demande s'il peut aussi mettre à l'abri le magazine fripon. Pour les soirs de grande solitude. France le lui tend, amusée.

- Qu'est-ce que j'ai ? Qu'est-ce que j'ai, bordel ? Ils vous l'ont dit à vous, les toubibs?

- Tu as la gueule de bois. La gueule de bois, mon bonhomme, c'est tout, m'affirme Fauroix. Et c'est bien fait pour ta pomme. Mais ne te ronge pas. On va vite te sortir de ce trou à rats. On s'en occupe déjà, si tu veux tout savoir. Ça ne nous plaît pas, l'endroit.

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Quand les flics t'ont débarqué aux urgences, tu es resté vingt minutes sur ton brancard avant que l'interne daigne s'intéresser à ton cas. Faut dire qu'il y avait un autre client qui se tapait une vraie crise de delirium et qui voulait étrangler le brigadier-chef, mais quand même.

« Pour l'instant, il est primordial que tu récupères, ne cherche pas plus loin. Tu dors, tu te purges, tu bois de la flotte et tu ne songes pas aux choses du sexe. Même si la petite de la réception te rend visite, hein ?... Parce qu'à la réception, on a repéré une jolie petite créature, hein, Jean-Jacques ?... De la belle marchandise. Moi, je pensais qu'il n'y avait que les boudins qui acceptaient de vider les pots. Ce n'est pas France qui nous ferait un plan comme ça, hein, France?... Toi, tu aimes trop le bâton.

Elle rit. Même pas gênée. C'est vrai qu'elle est joyeuse, France. Pas du genre à compter les mouches au plafond quand on lui conte fleurette.

France et moi, c'est une vieille affaire à épisodes. Sans suite. De temps en temps, juste si on a le bour- don le même soir.

Maintenant, j'aimerais qu'ils s'en aillent. La douleur, comme la faim, rend égoïste. Et puis, eux aussi, ils ont envie de partir. C'est

visible à l'œil nu. Ils étouffent. Peut-être même qu'ils vont vite aller faire l'amour tous les trois ensemble à l'hôtel pour se prouver qu'ils sont bien en vie, eux.

France s'approche et se penche, pour m'embras- ser.

Je détourne les lèvres. - Je suis peut-être contagieux. - T'as raison, rit-elle en prenant mon visage fié-

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vreux entre ses mains. La cuite au sancerre, tout le monde le sait, c'est hyper-contagieux. Mais pour attraper le mal, c'est comme l'herpès, il faut consom- mer. Et là, mon bon Ferdinand Boniface Léonardo, tu n'es pas franchement excitant. Je suggère que nous attendions encore quelques jours, si tu le veux bien.

- A moins que tu ne tiennes déjà plus et que tu aies de nouveau le sexe comme une hampe de dra- peau, rigole Jean-Jacques. Auquel cas, en repartant, on s'arrête à la réception et l'on suggère à la petite mignonne de venir te...

- Écrasez, murmure Fauroix. Vous voyez bien qu'on le fatigue. Allez... Pour aujourd'hui, mieux vaut qu'on s'en aille.

Voilà. Ils ont à peu près réussi leur sortie. Je leur adresse un hochement de tête et ferme les

yeux pour mieux me replier sur la douleur. J'aimerais leur dire que je les aime, mais je suis

trop fatigué.

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PHILIPPE ADLER

LA MIGRAINE roman

Trente-sept ans, ex-comédien de série B reconver- ti, à la suite d'un accident de voiture, dans l'exper- tise d'art et la chasse au faux Utrillo, Ferdinand Boniface Léonardo Cazenave, «Buddy» pour les amis, voit la vie lui sourire. Jusqu'à ce petit matin où il se retrouve, le crâne en feu, ne se souvenant de rien, dans la chambre minable d'un hôpital de province aux côtés d'un vieux marin.

Heureusement, la «bande des copains» veille et va vite le rapatrier sur Paris. Où les nouvelles seront mauvaises.

La migraine est le récit d'une conspiration d'amour et d'amitié pour tenter, en un match impitoyable et parfois drôle, d'arracher un homme, un amant, un ami à sa destinée.

Le premier livre grave de Philippe Adler qui, après cinq romans où le rire prédominait, raconte avec violence une histoire tendre traversée de person- nages pittoresques et attachants.

Philippe Adler est l'auteur, entre autres, de Bonjour la galère et Les amies de ma femme (Balland).

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