la n.r.f. 472 (mai 1992)

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LA NOUVELLE

REVUE Française

DANIÈLE SALLENAVE

Roumanie, octobre 1991

Chaque voyage convoque et réveille le temps d'avant, et les

langues nekuia et voici qu'au bord de la fosse les motset les morts se pressent faibles, pâles, impuissants. En arrivant

à Bucarest, je pensais je voudrais voir la statue d'Ovide àConstanza; je voudrais revoir la Colonne Trajane; je voudraisrelire les Tristes et les Pontiques; je voudrais être dans la classede latin, par une triste après-midi d'hiver.

De la Roumanie, qu'ai-je su pendant longtemps, qui ne fûtsorti d'Ovide? Je ne connaissais pas la « mer Noire» des Russeset des modernes, seulement le « pont Euxin », la « mer bien-veillante », qui sur une carte accrochée dans la salle de classe,

brillait de la douceur secrète de son nom grec retraduit enlatin. Pendant longtemps le monde antique fut pour moi plusvrai que le monde contemporain. L'histoire récente et le temps

présent me semblaient alors enveloppés dans une même énigmeimpénétrable, et je ne suis pas sûre qu'en écoutant les confi-dences chuchotées d'une autre pensionnaire, dont le père né àBucarest était mort dans « des camps» dont je ne savais rien,

n'ayant entendu parler que des autres, les « camps de prison-niers », j'aie entendu autre chose que sa douleur.

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La Nouvelle Revue Française

Mais tout cela est balayé dans le moment de mon arrivée,

par un mot anglais qui me hante, moi qui suis si peu familièrede la langue anglaise, dès ma première promenade dans lesrues de la ville. C'est le mot «- decay », où je ne distingue pasle sens tragique du sens trivial. Déclinant, décadent, décati?En l'occurrence, les trois conviennent. Glas funèbre, vision sans

rémission, impératif prononcé par une voix sans visage, effon-drement en route, destruction persistante, décréation continuée.

Decay! disent les rues effondrées, les balcons en ruine, les

tuyaux crevés, les camions déglingués, les façades pourries, leschiens errants, les tsiganes assis aux carrefours. Decay! Tombe!Le monde s'effrite et tu n'as encore rien vu! Decay! dit aussi

la douceur d'octobre sur une verrière Art Déco que soutiennentdes planches en croix. Decay! Ceci est déclin et déclinera encore.Il n'est plus permis d'espérer.

Un mur pend, qu'orne une treille empoussiérée.

(Baudelaire, Fusées « peut-être même nous retournerons à l'étatsauvage et que nous irons, à travers les ruines herbues de notrecivilisation, chercher notre pâture, le fusil à la main ».)

Je regarde en ce moment des photographies que j'ai faites,deux agrandissements sur papier simple, deux photographiesordinaires prises durant ce voyage d'octobre en Roumanie, l'uneà la campagne, dans le Maramures, l'autre à Bucarest, toutesdeux par une belle journée d'automne, avec l'espoir incertainque la juxtaposition fera surgir ce qu'aucune ne parvient toutà fait à dire à elle seule, et qu'en les faisant passer par unmontage rudimentaire l'une à côté, puis au-dessus de l'autre,j'en ferai jaillir du sens par friction comme le feu de deuxpierres. Car je prends des photographies comme le voleurmaladroit et novice qui, dans un Prisunic, le cœur battant,s'empare au hasard non de l'objet qu'il a choisi mais de celui

qui était à portée de sa main. Je ne suis donc jamais contente

du produit furtif de mes larcins; je m'étonne seulement que,parfois, au cœur d'un si pur hasard, un peu de réalité vraiesoit saisie.

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Roumanie, octobre 1991

Sur la première, devant sa maison de bois couverte d'une

grande tôle qu'une perche retient, une femme est assise arra-chant des gousses de haricots aux rames sur lesquelles elles ont

séché. Le soleil éclaire de face son visage plat qu'élargit unsourire; toutefois, elle ne me regarde pas. Elle est tout en noir,probablement moins vieille qu'elle ne le paraît; ses avant-brassont beaux, ses mains fortes, mais sa poitrine affaissée. Sous lechâle noir, son visage sans rides fait un rond lumineux et gai.Si, en la quittant, on l'embrassait pour la remercier de vousavoir donné un peu de fromage frais, quelques zinnias dujardin, on devine pour ainsi dire quel goût auraient ses jouesde paille sèche et de pain, avec, derrière, quelque chose d'antique

et de fruité, un peu d'odeur de cheminée et de pièce basse pastrès loin des bêtes. En amorce en bas, à gauche, une tablecouverte d'un plastique sale, une cuvette, quelques objets defer, de bois, et un sac bleu. Au pied de la table, un panier àbûches. Devant la femme, une belle corbeille tressée, ovale et

longue, déjà remplie de haricots secs dans leurs gousses. Àgauche d'elle, donc au centre de l'image, après nettoyage desperches, le reste des feuilles jaunies. Les rames sont alignéessur le devant de la cour, lisses et prêtes pour le printempsprochain. Au perron de la maison, de grosses pastèques ontroulé, jaune foncé, jaune clair, vertes, à rayures brunes, fruits

trop gros, sauvages, exotiques.Toute la maison est d'une couleur admirable, une des ces

couleurs qu'on n'a pas voulues et qui se sont déposées avec letemps, l'usage, mais déjà refroidie, à peine réchauffée sousl'haleine d'une vie qui s'éteint brun rouille, presque violet,jaune d'or, et sur le pourtour des portes et des fenêtres, creusées

par la pluie, le vent, le passage des hommes, de fines rigolesbleues. Deux fenêtres laiteuses encadrent une porte entrouverte;un quart de métal émaillé, des torchons sales, une baignoired'enfant au fond crevé sont accrochés à des clous. On entrevoit

confusément des hangars, une allée sombre et, passant gaiemententre les piquets tordus d'une barrière, le vert pimpant d'unebasse-cour sous les arbres fruitiers.

L'autre photographie a été prise à Bucarest, quelques jours

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La Nouvelle Revue Française

plus tard. Un homme près d'un chantier (gravats et terremeuble, pierres et pavés taillés) active le feu sous un chaudron

à fondre le goudron; la chaleur le fait reculer; une fumée trèsnoire monte et obscurcit le ciel et, dans le fond de l'image etde l'avenue, la masse architecturale de la « Maison du peuple »,plaquée sur le fond bleu.

Par rapport à l'autre, cette photographie est d'une sécheressetotale; obtuse, cousue, murée dans le silence. Non seulement

elle ne dit rien, mais elle fait taire. Sur le boulevard, personne;quelques autos, toutes arrêtées; les arbres encore verts ont l'airgris et mort sous une poussière jaune; les innombrables fenêtresde la grande bâtisse sont voilées de brume bleue comme desyeux d'une taie. Un silence sans borne plane sur cet empilement

massif d'étages ajourés, décor d'un film qu'on a abandonnéaprès tournage. Le trou noir du goudron attire l'œil, qui s'ycolle. Et la flamme qui brûle ne réchauffe pas.

Entre ces deux images, dans l'une comme dans l'autre, iln'y a rien qui donne espoir. Dans l'une, tout le passé sansdoute, mais comme conservé un peu au-delà de sa limite; et

dans l'autre, un avenir barré, l'histoire figée dans sa caricature.À la campagne, le bonheur est d'avant, l'épaisseur de la vie

stagne partout, répandue, figée, rien ne s'en décolle ni ne vaquelibrement. De cette survivance, de cette trace d'une vie qui fut

bonne peut-être, nul aujourd'hui ne peut plus faire usage. Vieabsolument pleine et cependant absolument vide et démunie,comme si son sens en avait été expulsé, mis en déroute par

l'histoire, violemment arraché, violemment projeté loin en arrière,

ou inexplicablement suspendu, remis à plus tard, dans unavenir qui n'aura jamais lieu. Du reste, quelque nostalgie quece temps-là suggère, elle est aussitôt barrée d'une ombre celled'une souffrance sans âge, interminée.

Et sur l'autre image, le goudron fondu entre les pavés tropneufs dit la ruine anticipée; dit une espérance grotesque; ditun avenir qui ne pouvait pas avoir lieu.

La mort est dans les deux.

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La Nouvelle Revue Française

giques, disons en termes plus melvilliens que le péché de la traite, auquelDon Benito participe indirectement, comme on participe au péché originel,est au principe de la vengeance rétributive qui s'est abattue sur le navire, lepéché appelant le péché et produisant ses fruits de mort. »

Si Parisot, qui semble se persuader que Melville voyait l'esclavage d'unœil indifférent, a besoin de témoignages directs, qu'il lise « Précédemmentesclave» dans Poèmes de guerre (Gallimard, 1981) et le « Supplément»à cesmêmes poèmes, où Melville écrit notamment « Ceux d'entre nous qui onttoujours abhorré l'esclavage, ce crime impie, se joignent volontiers au chœurjubilant de l'humanité qui célèbre son écrasement.» Mais selon Parisot,« pour Melville c'est l'autre objection à Leyris il n'y a pas de bonnecause de cause juste qu'il faudrait rallier pour être dans le camp des bonset combattre le mal ». S'il en est ainsi, on se demande ce qui a bien pu luiinspirer ce « Supplément » si noblement critique et si généreux à l'égard desvaincus. Trompé par la démarche souvent dialectique de Melville, Parisotfait de lui un âne de Buridan, incapable de prendre une position éthique.

Pour en venir à Billy Budd, le recours à cette mienne introductionantédiluvienne donnerait à penser que Parisot ignore Billy Budd marin, suivide Daniel Orme (Gallimard, 1980) qui comporte une préface toute nouvelleet une traduction complètement transformée, puisque fondée sur le texte queHarrison Hayford et Merton Sealts ont établi après neuf ans de travail surles couches successives du manuscrit.

Charles Oison, dans son Call me Ishmael, appelle Billy Budd (non sansdéplorer que l'auteur de Moby Dick et de Pierre en soit venu là)e that mostChristian tale ». J'ai évité quant à moi non seulement ce superlatif, mais leterme même de « chrétien» comme trop confessionnel, Melville n'ayant jamaisappartenu à aucune Église ou secte. J'espérais que le mot « christique» (dontje suis rien moins que sûr) évoquerait plus discrètement les références à laPassion de l'« Agneau de Dieu» si patentes dans Billy Budd et dans DanielOrme. Il est vrai qu'elles ne comptent guère pour Roger Parisot, selon lequelle Beau Marin ne saurait être une victime immaculée aux yeux de Melville.« D'abord parce que Billy n'est pas l'agneau sans tache il a péché. Il ahumainement frappé Claggart, il n'a pas divinement pardonné les offenses,il a donné la mort.» Etc.

Il est impossible d'aller plus violemment à l'encontre de l'esprit du récit,qui n'aurait véritablement aucun sens si Billy n'était pas, sans ambiguïtéaucune, l'innocence même, comme Claggart est la perversité incarnée. Inno-cence évidente non seulement pour le capitaine Vere (« Frappé par un angede Dieu! Et pourtant l'ange doit être pendu!s'écrie-t-il), mais pour toutun chacun à bord. L'aumônier venu endoctriner Billy à la veille du supplice« sentit que l'innocence était un meilleur bagage encore que la religion pouraller au jugement» et remplace son prêche par un baiser.

Il est vrai que Billy, n'étant pas le Christ, mais seulement un humble« serviteur souffrant » entièrement soumis à son destin (« Dieu bénisse le

capitaine Vere! » clame-t-il lors de son exécution), n'est pas exempt du Péchéoriginel, comme Melville le signifie, je crois, par son bégaiement. Lequel estcause qu'il n'a pu répondre à l'infâme accusation de Claggart que par ladétente spontanée de son poing. Faire de cette réponse un « péché », prétendre