julius le frison - wagneur

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1 JULIUS LE FRISON Copyright © Henri Wagneur Auteur: Henri Wagneur Ce texte est protégé des droits d'auteurs. Il est mis à disposition gratuitement pour la lecture uniquement. Toute copie, tout téléchargement, toute utilisation totale ou partielle est interdite sans l'autorisation de son auteur. Toute infraction sera poursuivie. Toute ressemblance avec des personnages ou des événements existants ou qui ont existés sont pures coïncidences.

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Page 1: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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JULIUS LE FRISON

Copyright © Henri Wagneur

Auteur: Henri Wagneur

Ce texte est protégé des droits d'auteurs.

Il est mis à disposition gratuitement pour

la lecture uniquement.

Toute copie, tout téléchargement, toute

utilisation totale ou partielle est interdite

sans l'autorisation de son auteur. Toute

infraction sera poursuivie.

Toute ressemblance avec des

personnages ou des événements

existants ou qui ont existés sont pures

coïncidences.

Page 2: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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Chapitre I

LA HOLLANDE

C'est connu; la Hollande est un pays plat,

mais la région où je suis né l'est tout

particulièrement, c'est la Frise

Occidentale. Tellement plate que des

dignes sont érigées ici et là pour

protéger les terres de la mer. C‘est une

région magnifique, toujours verte. Les

gens qui y habitent sont très courageux

et Car ils ont lutté depuis des

générations pour garder et aussi gagner

du terrain sur la mer. C’est dans un coin

reculé, par un beau jour ensoleillé que

j’arrive au monde. Ma mère, Ritten, une

jument frisonne de 16 ans travaille toute

la semaine sur la plage attelée à un char

à deux grandes roues tirant un lourd filet

qui, lorsque la mer se retire, doit être

halé hors de l’eau, puis chargé sur le

char, gorgé de poissons frétillants. Depuis

deux jours, ma mère donnait visiblement

les signes de mon arrivée imminente, car

d’épais bouchons de colostrum avaient

commencé à sortir de ses pis.

Page 3: JULIUS LE FRISON - Wagneur

3

La vie est dure même pour les juments

poulinières. Je suis le dixième poulain de

Ritten et c'est pourquoi son ventre est

resté distendu même après s'être délesté

d'un gros fardeau de pas loin de soixante

kilos.

Je vois le jour sur la plage entre deux

remontées de pèches à marée basse. Et

c’est grâce à ce premier contact avec

l’élément liquide que je garde une

prédilection toute particulière pour

l’eau, au contraire des autres chevaux

hollandais qui en général en ont plutôt

peur. Chez eux cette hantise de l’eau

peut s’expliquer, par la manière dont

sont délimités les verts pâturages de la

Frise, bordés de canaux aux berges

assez dangereuses; Nombres de chevaux

s’y sont noyés, le terrain raviné cédant

sous leurs sabots. Il est aussi une légende

qui disait que les paysans jetaient les

poulains dans les canaux afin de leur

faire peur de l'eau une fois pour toutes

afin qu'ils ne s'échappent pas lorsqu'ils

sont plus grands.

Page 4: JULIUS LE FRISON - Wagneur

4

Nos propriétaires, les Van Herst habitent

une ferme typique à cette région,

construite de briques rouges avec le toit

en paille de roseau, elle est adossée à

une digue plantée de peupliers dont les

racines consolident ses flancs et la

protégeant des embruns, car située à

peine à un bon galop de la mer du Nord.

Le vent souffle presque continuellement

et c’est pour protéger leurs oreilles que

les chevaux sont presque toujours

tournés croupe au vent. Ainsi ils peuvent

rester aux aguets, bien qu’en ce havre de

paix ils n’aient rien à craindre. Nous, les

Frisons n'avons que des amis, les paysans

nous traitent bien, nous sommes leur

fierté, leur outil de travail et leur

compagnon de labeur. C'est pourquoi

nous sommes connus pour notre

gentillesse et notre timidité.

Tous les dimanches je trotte allégrement

contre le flanc de ma mère, qui tracte un

joli tilbury blanc aux liserés bleus. Nous

conduisons les Van Herst à l’église de la

ville. La bonne jument se transforme

littéralement; d’une travailleuse au

Page 5: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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caractère calme et pondéré durant la

semaine; elle devient un fier coursier

au trot cadencé et très relevé. Sa longue

crinière tressée durant le travail est alors

défaite et vole au vent, fouettant parfois

mon chanfrein. Quand je serai grand;

j'aimerai bien posséder une longue

crinière, mais il faudra que mon

propriétaire en prenne bien soin sinon

elle sera pleine de nœuds impossibles à

défaire et j'aurai l'air d'un miséreux

Frison. Souvent les gens des villages que

nous traversons, se retournent sur notre

passage, et pourtant rien de plus

commun que des chevaux frisons, en

Frise. Mais il est vrai que ma mère est

spécialement belle, elle est fille du

célèbre Mark, grand champion et

géniteur des plus beaux modèles de

notre race.

Les premiers mois de ma vie se passent

en général dans le pré derrière la ferme,

attendant patiemment que ma mère

rentre du travail les mamelles gorgées de

lait. Mes longues attentes sont partagées

avec un troupeau d’oies bruyantes et

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Jimmy un poney shetland qui doit

approcher les 30 ans. Jimmy et moi nous

sommes organisés pour chiper quelques

graines aux oies. Pendant que je fais

diversion, le malin poney se régale aux

dames des volatiles qui le gratifient de

coups de becs et d’ailes. Quant à moi je

réussis à peine à grignoter ce qui tombe

de la bouche de Jimmy. Il est comme tous

les Shetland un grand gourmant et cela

lui a valu quelques problèmes de santé

visibles par la déformation de ses sabots

ressemblant aux sabots hollandais,

plusieurs crises de fourbures l'ont

handicapé, mais cela ne l'a pas guéri de

sa goinfrerie.

Je piaffe d’impatience lorsque ma mère

pénètre dans la cour de la ferme à mi-

journée, et le soir après une longue et

dure journée. Les premières succions de

son lait ont un goût fortement salé. Ce

goût salé vient du fait que pendant le

hallage dans la mer, l’eau vient

régulièrement jusqu’à mi-ventre,

fouettant les mamelles y déposant des

cristaux de sel.

Page 7: JULIUS LE FRISON - Wagneur

7

Dès mes deux mois, j'ai droit à

l'accompagner à la mer, mais seulement

les jours de mer calme. La première fois

j'ai eu très peur mais, attaché à côté de

Ritten je n'ai rien pu faire d'autre que d'y

aller. Très vite j'ai trouvé ça même très

amusant, tapant fièrement l'eau de mes

sabots antérieurs, ce qui n'a pas pour

plaire à Monsieur Van Herst qui se fait

parfois gicler.

Un beau dimanche de novembre, j’ai

déjà 4 mois, ma mère et moi sommes

conduits dans la bétaillère vers une

grande ville ou se déroule la foire

annuelle. Le voyage est terrible, c’est la

première fois que je suis en route et

Johan Van Herst conduit brusquement, je

suis pris de panique, et par deux fois à

cause du plancher glissant, je tombe sous

les flancs de ma mère. Heureusement

qu’elle écarte les jambes pour ne pas

bouger et fait réellement attention à ne

pas me piétiner.

A peine arrivé sur place je suis séparé de

ma mère et attaché aux côtés de

plusieurs autres poulains frisons qui tout

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comme moi essayent en vain d’appeler

leur mère. C’est la première fois que je

fais connaissance avec l’attache loin de

ma mère et je me défends comme un fou.

Ma nuque me fait très mal, je tire si fort

que le licol de corde pénètre dans ma

chair. Je cesse de me battre qu'après un

long moment de lutte contre la corde qui

me relie à une grosse barre de fer. Je

suis tout transpirant et mon souffle

haletant. Je ne comprends pas pourquoi

on appelle "tirer au renard", cette

horrible expérience avec l’attache. Les

autres poulains un peu plus âgés que moi

me regarde aussi hébétés et tristes d'être

également séparés pour la première fois

de leurs mamans.

C’est aussi là que j’entends mon vrai

nom, "JULIUS", sûrement parce que je suis

né un premier juillet, en effet on m'a

toujours appelé "Minus", à cause de ma

petite taille.

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Plusieurs hommes affublés d’une canne

en bois clair, chaussés de sabots de bois

laqué et habillés d’une blouse bleue,

costume typique des marchands de

bestiaux hollandais, m’examinent de tous

les côtés. Leur air critique envers ma

petite taille et leur admiration pour les

autres poulains qui sont eux nés au début

du printemps m'impressionne. Mais je

suis très fier de mes longs crins qui sont

roux mais deviendront noirs quand je

serais adulte.

Un garçonnet d’une dizaine années vient

vers moi, me caresse et me tend un

morceau de sucre. Je suis trop crispé

pour l’accepter, d’autant plus que je n’en

ai encore jamais "usé ". L’enfant disparaît

et revient un peu plus tard avec son père,

celui-ci m’inspecte de toute part et

discute vivement avec Johan Van Herst. A

la fin ils se tapent vivement dans la main

à plusieurs reprises, jusqu’au moment où

ils échangent une liasse de billets.

L’enfant s’appelle Markus, il semble si

heureux, et insiste auprès de son père

pour me conduire. A travers le chaos de

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la foire et les nombreux chevaux

présents, je n’ai qu’une idée; rejoindre

ma mère. Et parmi les hennissements, je

crois à chaque instant reconnaître le

sien, je ne tiens plus et au bout d’un

moment je me précipite au beau milieu

d’un groupe de chevaux noirs. Je suis

reçu à coups de sabots et soudain je

ressens une vive douleur au genou droit.

Le petit Markus du même coup roule

dans les pieds de son père et se met à

pleurer, visiblement choqué par la vive

réaction des autres chevaux. Plus tard

c’est à coups de canne et de fouet que

son père me force à rentrer dans un

camion où attendent déjà deux chèvres

blanches.

Nous roulons jusque tard dans la soirée,

et mon genou me fait de plus en plus mal.

Hans le père de Markus nous décharge

dans la cour boueuse d’une ferme

délabrée. Il me conduit dans un box

sombre à côté d’un groupe de jeunes

veaux affolés par mon arrivée.

Toute la nuit j’appelle en vain ma mère et

au matin je n’ai presque plus de voix.

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Hans vient me voir et ne prête pas

attention à ma jambe qui saigne encore,

il me conduit dans un parc en compagnie

d’un groupe de génisses pris de panique

à ma vue et un groupe d'oies m'accueille

à grands cris. Toute ma jambe me fait si

mal, que je ne bouge pas de toute la

journée et refuse toute nourriture. Vers le

soir, Markus et sa mère viennent enfin

me rendre une petite visite. Ils semblent

inquiets pour ma blessure, pourtant ils

me laissent dehors ainsi pour la nuit. Du

pus commence à couler sur mon canon.

Il fait froid et je tremble de tout mon

corps.

Le lendemain matin, un homme avec une

longue blouse brune arrive avec Hans. Il

tâte ma jambe, me fait marcher et fini

par me planter dans l'encolure ce que

plus tard j’apprendrais être une injection.

Une brûlure m’envahi, je me débats puis

fini par tomber en arrière. Ils me laissent

là, complètement affaibli.

Les jours suivants, ma jambe n’allant pas

mieux et ne mangeant presque pas, je

perds toute force, et chaque fois que

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l’homme à la blouse brune vient me faire

des injections, je ne présente plus

aucune résistance, épuisé par la fièvre.

Le petit Markus ne vient même plus

m'observer par-dessus la barrière. L'eau

de mon abreuvoir n'est même plus

changé, j'ai de la peine à y boire tant

c'est sale, les oies allant régulièrement y

faire trempette. Je maigris tous les jours

un peu plus, sur mes flancs on peut

compter sans problème le nombre de

mes côtes et ma jambe est grosse de

l'épaule au sabot.

Une bonne semaine plus tard, une

bétaillère s’arrête le long du pré, le

chauffeur avec l’aide de Hans me pousse

sans ménagement dans le véhicule. Au

premier tournant, je tombe et reste ainsi

au sol allongé sur le côté. A chaque

secousse ma tête heurte le plancher de

tôle, mais je n'ai pas la force de réagir. Le

voyage n'est pas très long, dans ma demi-

inconscience je suis incapable de me

rendre compte du temps passé dans cet

horrible véhicule, je n'ai même pas

constaté qu'il s'était stoppé, quand

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soudain je suis surpris par la porte qui

s’ouvre et le soleil m’éblouis. Une petite

dame âgée gravit la rampe de

chargement et s’approche de moi, elle

me parle doucement et me caresse

longuement. Je me sens soudain mieux et

j’essaie dans un effort de me lever, je

retombe lourdement... A ma deuxième

tentative, la femme me soutient et

ensemble nous descendons du véhicule

pas à pas, moi sur les trois pieds qui me

restent valides. Elle me conduit lentement

dans un box spacieux puis va discuter

vivement avec le chauffeur. Quelques

minutes plus tard elle revient, me caresse

tendrement l’encolure en me susurrant

quelques mots doux à l’oreille, et

commence avec de l’eau tiède à nettoyer

ma jambe blessée. La plaie s’étant

infectée, du sang et du pus avaient coulé

jusque sur le sabot. Puis, elle prend des

herbes, qu’en temps normal j’aurais

volontiers croquées, car pour l’instant je

n’ai pas faim. Elle les applique sur la

plaie, puis les fixe à l’aide de plusieurs

bandages. Plus tard dans la soirée alors

que je somnole, elle revient avec un bon

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repas de son humide et tiède avec une

grosse poignée de carottes. Je me décide

à manger, mû par une force de vie et

aussi presque inconsciemment pour lui

faire plaisir. Avec ma jambe enflée et

emballée soigneusement je ne peux pas

me coucher, mais par moment je

m'appuie contre une paroi de mon box

afin de pouvoir récupérer un peu de

force.

Les jours suivants, Irma, puisque c’est son

nom, me consacre une grande partie de

son temps. Elle s’occupe de moi,

changeant les bandages et les herbes

plusieurs fois par jour, car la jambe a

commencé à désenfler, elle me fait faire

quelques pas dans la cour et me donne à

manger à la main toutes sortes d’herbes

odorantes que je ne connais pas. Petit à

petit mon état s’améliore. Au bout d’une

dizaine de jours, j’arrive à marcher

presque normalement, je commence

aussi à me coucher, Irma me conduit

alors régulièrement faire un long séjour

les jambes immergées dans un canal ou

l’eau coule parfois dans un sens et

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parfois dans l’autre, une fois saumâtre,

une fois douce. C’est parce que la mer

n’est pas loin, et que les marées agissent

sur le sens du courant d’eau. Il me faut

plus d'un mois pour être complètement

guéri. Je peux aller maintenant au pré en

compagnie de plusieurs autres rescapés.

Ils semblent tous revenus de loin et

Tatiana une vielle jument me confesse

même un jour, qu’elle avait échappé au

boucher. Sur le moment je ne comprends

pas ce que cela veut dire. Il paraît que

des hommes n’hésitent pas à manger du

cheval... quelle horreur! Nous parlons

souvent de notre futur, Tatiana nous dit

qu'elle a connu Jelle un vieux frison de

cirque qui, malgré les soins d'Irma

pendant de longs mois, n'a pas pu être

sauvé. Irma l'a fait endormir derrière la

ferme, se refusant à le faire tuer dans un

abattoir.

Il y a maintenant trois magnifiques

années que je suis chez Irma. Je suis

devenu un bel étalon aux longs crins.

Irma a dû me séparer des autres chevaux,

spécialement des juments, je

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commençais à avoir des « gestes

déplacés », parait-il ! Mais voici plusieurs

jours qu’Irma ne vient plus nous voir.

Depuis quelque temps elle montrait des

signes de fatigue. Joseph le voisin et sa

femme viennent nous jeter du foin par-

dessus la barrière. Le docteur, qui venait

régulièrement nous saluer et nous

apporter un croûton de pain, est venu

plus souvent cette dernière semaine. Et

puis un jour, portée sur un fauteuil par

nos voisins Irma vient nous saluer, elle

nous parle très doucement:

- "Ne vous faites pas de soucis, mes

petits, je serais bientôt sur pieds

pour vous."

Joseph lance un coup d'œil triste vers son

épouse, puis ils reconduisent Irma dans

sa maison.

Le lendemain matin le docteur arrive très

tôt et repart très vite. Plus tard une

longue voiture noire s’arrête dans la

cour de la ferme devant la porte de la

cuisine. J'essaie en vain de tendre mon

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cou pour voir ce qui se passe, mais je ne

vois rien jusqu'à que l'automobile parte.

Pendant les jours qui suivent c’est le fils

d’Irma qui vient nous nourrir. C'est un

brave gars, il a vraiment l'air désemparé

et ne sais pas trop comment s'y prendre

avec nous. Un jour, il arrive avec un grand

Monsieur aux cheveux longs. Ils me

mettent un licol et me chargent dans un

grand camion aux couleurs vives. J'hésite

longtemps avant d'entrer, les souvenirs

de mes premiers voyages ne se sont pas

encore estompés. A la fin je rentre très

prudemment encouragé par deux autres

frisons qui m’y accueillent. Nous partons

et durant la journée entière nous

voyageons. Par trois fois nous nous

arrêtons et chaque fois un autre frison

vient compléter le camion. Puis toute la

nuit le camion est immobilisé, on nous

apporte du foin et de l’eau fraîche. Carlo,

un des Frison me parle d'un cirque dans

un pays lointain où nous irions, mais il

n'est pas très clair et cherche toutes les

occasions pour me pincer, il est très

nerveux car c'est la première fois qu'il

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voyage. Histoire de le distraire je lui

raconte mes misères, il s'en fiche

totalement et ne pense qu'à grignoter et

à me chicaner. Un des hommes présent

constate que je suis déjà blessé

légèrement à l'encolure par les morsures

et vient raccourcir la corde de Carlo.

Nous sommes très inquiets dans l'attente

du départ.

Le lendemain matin, trois personnes

viennent dans le camion, nous inspectent

et contrôlent même le numéro tatoué

sous la langue de chacun, ce que tout

frison enregistré se doit d’avoir. La

discussion est assez vive à mon égard,

car je n’ai jamais subi ce genre

d’identification. Parce que blessé, le jour

de la foire, Hans n’avait pu me conduire à

la séance de tatouage des poulains. Nous

reprenons la route tout le jour, le voyage

est fatigant, il est entrecoupé de plusieurs

arrêts ou nous recevons de quoi satisfaire

notre soif, mais rien à manger.

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Chapitre II

LE DRESSAGE

Le soir arrivé, nous nous arrêtons dans un

lieu bizarre. Une musique forte se fait

entendre et l’on entend par

intermittence des bruits très forts qui, je

l’apprendrai plus tard, viennent des

mains des hommes; des

applaudissements. Des odeurs très

spéciales parviennent aussi à nos

naseaux, elles semblent réveiller en nous,

un désir de fuite. Des effroyables

rugissements se font entendre et nous

redressent les poils sur l’échine. Mais la

fatigue et la gentillesse des hommes qui

s’occupent de nous, ont tôt fait de nous

rassurer. Nous sortons du camion à

moitié titubant. Le sol semble se dérober

sous nos sabots et nous entrons dans une

étrange écurie, en toile, où d’autres

étranges animaux s’y trouvent déjà. La

faim aidant, nous prenons possession de

nos boxes, nous jetant sur un bon repas

de foin et de graines diverses posées à

même le sol. Étonnant d’ailleurs, il n’y a

pas de béton sous la paille, les écuries

Page 20: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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sont directement montées sur un champ

d’herbe. Le matin je fais la connaissance

de mon voisin, un vieux cheval blanc qui

m’apprend que nous sommes dans le

cirque Merano, et qu’il fait partie d’un

groupe de chevaux Lipizzan dressés en

liberté, que nous devrions remplacer

l’année prochaine. J'ai une faim terrible,

le foin disposé à volonté ne me suffit pas,

je trouve sous la paille un restant d'herbe

que j'ai vite fait de croquer. Plus tard des

hommes au teint basané viennent nous

chercher pour nous conduire dans une

grande tente aux bandes bleues et

rouges. Nous sommes conduits au pas

pendant un long moment dans un petit

cercle en restant bien sagement en file.

Moi j'avance volontiers mais deux de mes

collègues se font tirer, ils sont très

fatigués et marchent en titubant

bousculant l'homme qui les conduit. Un

homme placé au centre du cercle vient

tour à tour vers chacun de nous pour

nous flatter et nous donner une friandise,

prononçant avec insistance notre nom à

plusieurs reprises. Puis nous regagnions

notre écurie en traversant un étrange

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village de petites habitations sur roues.

Tard dans la nuit les hommes d’écurie

nous conduisent à pied par la route dans

un étrange lieu ou d’étranges machines

circulent sur d’étranges routes

métalliques. Je fais connaissance avec le

rail. Ils installent les six frisons dans un

confortable wagon où nous passons le

reste de la nuit, les autres chevaux dans

un autre.

Au petit matin le train se met en route et

nous roulons que peu de temps. Le train

reste immobile durant plusieurs heures

et les hommes qui nous conduisirent le

jour précédent nous déchargent et nous

mènent à travers la ville, une foule

d’enfants nous suit durant tout la balade,

nous arrivons sur la place de la ville ou

seule notre écurie est déjà montée. Toute

la journée est marquée par des bruits

incessants de coups de masse sur les

piquets du chapiteau et de véhicules mis

en place. Enfin vers la tombée de la nuit,

une paix de courte durée y fait place. Le

soir même le cirque Merano donne son

spectacle et nos collègues Lippizan y

Page 22: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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participent comme à l’accoutumée vêtus

de harnais et de plumes, je suis ébahi et

ne peut m’imaginer un jour décoré de la

telle manière, un frison habillé de plumes

d’autruche, ma mère aurait honte

sûrement.

Les choses sérieuses commencent le

lendemain. Charly le dresseur-maison,

commence par me régler un harnais

d’entraînement. Comme c’est la

première fois que l’on me sert la poitrine,

il a la délicatesse de laisser la sangle

flottante. Par contre la sous-queue me

gêne un peu, je rentre les fesses les

premières foulées. Il me conduit dans

l’enceinte du cirque et commence mon

éducation à la longe. Il a beaucoup de

patience et m’explique avec

récompenses à l’appui, toute nouvelle

demande. Il en faut de la patience avec

nous autres les Frisons, notre réputation

de têtus et stupides n’a rien d’une

légende.... Mais une fois bien éduqués,

nous n’oublions jamais; c'est ainsi! Et

c'est comme cela que continue ma

formation pendant plusieurs semaines au

Page 23: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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fil des différentes villes que nous visitons.

Les enrênements qui relient le mors au

surfaix sont un peu plus tendu qu’au

début de ma formation. Deux, parfois

trois séances par jour alternent avec les

jours de voyage où il n’y a pas de

répétition, la piste n’étant pas montée à

temps.

Après trois mois, assez intensifs, chacun

d’entre nous, ayant appris séparément le

travail à la longe, Charly commence à

nous faire travailler à deux, puis à quatre

puis les six frisons ensemble, et toujours

dans le même ordre déterminé. Comme

je suis le plus docile et le plus grand

(c’est vrai que j’ai 6 mois de plus que les

autres), je suis tout de suite nommé "tête

du groupe" avec le numéro un, poste le

plus important, car la moindre faute et

nous voilà emmêlés dans les longes.

Nous apprenons à nous mettre par deux

ou par trois puis même par six. La plupart

de notre travail s’effectue au trot. Mais

quand nous sommes un peu frais, un

début de séance Charly nous laisse

galoper. Ceci n’est pas toujours évident

Page 24: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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pour nous autres frisons, le galop n’étant

pas notre allure de prédilection. Et puis

quand on trotte trop vite nos sabots

tapent la banquette du manège. Carlo lui

n’a pas encore réussi à galoper

correctement, il est sur un pied avec les

antérieurs et sur l’autre avec les

postérieurs, ce qui n’est ni élégant ni

agréable, il renonce, et reste au trot.

Nous continuons plusieurs semaines avec

les longes et puis un beau jour, l’un après

l’autre, en commençant par le dernier,

tous mes collègues sont lâchés. Je dois

encore garder la longe une bonne

semaine jusqu’au jour ou je suis enfin

sans attache. La formation se poursuit

pendant encore quelques semaines avec

en alternance, séances avec ou sans

longe. Car de temps en temps, une

certaine confusion règne et c’est la

mêlée, Carlo, toujours au caractère assez

agressif en profite toujours pour me

décocher quelques coups de dents, vite

réprimés par Charly.

L’automne se fait humide, et bientôt il

devient difficile de trouver des places

Page 25: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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pour installer notre cirque. La pluie très

abondante de ces derniers jours rend les

terrains trop profonds pour les lourds

véhicules du cirque, la plupart des places

étant dans des terrains herbeux, car les

lieus en asphalte se louent plus cher. Un

jour de décembre de ma quatrième

année, en pleine nuit, nous sommes

réveillés par des cris, et quand la lumière

s’allume dans notre écurie nous sommes

très surpris de voir les toiles du toit

pendre à quelques centimètres de nos

dos. Les hommes d’écurie nous sortent

rapidement, je m’aperçois à ce moment

les raisons de ce réveil nocturne ; une

neige épaisse recouvre tout, et des

hommes s’affairent partout pour la

déblayer. Les chauffages du chapiteau

sont mis en route et rapidement la neige

commence à fondre en tombant avec

fracas sur la ligne des piquets qui

maintient la toile tendue. Nous montons

dans un camion et nous sommes conduits

ainsi à la gare où notre wagon nous

attend sous la neige aussi.

Page 26: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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Le jour suivant la neige continue à

tomber et le cirque est obligé

d’interrompre sa tournée car il ne reste

plus suffisamment de places pour

continuer. Tard dans la soirée le train

s’immobilise près des quartiers d’hivers

du cirque que je découvre pour la

première fois avec intérêt. Nos boxes en

dur, sont spacieux et les écuries chaudes

sont très appréciées par leurs habitants

après les difficiles journées que nous

venons de vivre. Nous restons deux jours

à l’écurie sans voir personne d’autre

qu'Habib le Marocain qui nous fourrage

de manière très frugale. Dès le troisième

jour nous reprenons l’entraînement dans

un cabanon situé au centre des quartiers.

Nous travaillons dur, toujours deux à trois

séances par jour partageant la piste avec

les autres animaux qui ont rejoint les

quartiers d’hiver. Je suis très attiré par

animal très bizarre qui s’appelle Oscar. Il

s’agit d’un chameau très poilu qui

s’échappe régulièrement de son écurie

située en face de la nôtre. Il vient semer

une pagaille dans nos rangs et a une

Page 27: JULIUS LE FRISON - Wagneur

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prédilection pour affoler Habib qui en a

une sainte peur.

Quelques semaines après notre arrivée

aux quartiers d’hiver, les six vieux

lippizans quittent les écuries sans

connaître leur destination. Certains

d’entre-deux parlent d’un cirque italien

où d’autres chevaux avaient déjà été

envoyés quelques années dans le passé,

d’autres pensent que la seule issue pour

les vieux chevaux de cirque c’est

l’abattoir... Le silence règne tout le jour et

nous ne cessons de penser à ce qu’il

nous arrivera quand nous ne serons plus

utiles.

Un beau jour nous devons répétez avec

un orchestre, cette musique a pour effet

de nous stimuler largement, même un

peu trop aux yeux de Charly qui fait tout

pour nous calmer. Dès le lendemain une

grande effervescence règne dans les

quartiers, les véhicules sont déplacés,

remplis et partent pour la gare, et puis

enfin c'est notre tour, nous allons

regagner notre wagon.

Page 28: JULIUS LE FRISON - Wagneur

28

Chapitre III

LA PREMIERE TOURNEE

C'est ainsi qu'au mois de mars nous

partons en tournée, et pour nous la

première présentation est plutôt

héroïque. En effet c'est la toute première

fois que nous travaillons en public, les

applaudissements et la musique sont la

source d’une jolie excitation et notre

présentation s’effectue presque

entièrement au galop en lieu et place

d’un gentil trot cadencé comme il est

d’usage pour un numéro de liberté.

Charly garde son calme, car il sait qu'en

aucun cas nous devons être traumatisés

de cette expérience. Au bout de

quelques jours, la routine entre dans nos

habitudes et nous remportons beaucoup

de succès. Nos robes brillantes sous les

projecteurs, ainsi que de magnifiques

harnais blancs, ornés de plumes

d’autruches rouges sont du meilleur effet.

Je n’aurais jamais pensé éprouver de la

fierté d’être habillé de telle manière.

Vers le milieu de l’été, les affaires ne sont

pas brillantes car toutes les bonnes

Page 29: JULIUS LE FRISON - Wagneur

29

places touristiques ont déjà été visitées

avant nous par un grand cirque

américain qui a envahi de ses affiches

gigantesques tous les espaces

publicitaires disponibles. C’est à ce

moment qu’arrive au cirque la jeune

Manuella, la fille du directeur d’un petit

cirque qui a fait faillite dans la région où

nous nous trouvons. Elle fait un peu tous

les travaux, tantôt à la garde-robe, tantôt

aux cuisines, elle ne chôme pas. Elle vient

souvent aux écuries et semble très attirée

par les frisons. Un jour elle me sort seul

et me pose sur le dos une selle. Aidée de

Charly, elle monte tout doucement sur

mon dos, je frémis et marche avec

tellement d’entrain que Charly doit me

ralentir par la bride. C'est une drôle

d'impression d'avoir un cavalier sur mon

dos, mais elle est très légère et c'est

plutôt les chatouillements de ses jambes

qui sont la source d'un léger soubresaut.

Dès ce jour, Manuella me monte

régulièrement et je fais rapidement des

progrès en dressage. J’apprends à faire

Page 30: JULIUS LE FRISON - Wagneur

30

un compliment sur un genou, appelé

étrangement le salut de la reine!

Vers l’automne nous commençons à

recevoir que du foin à manger et nous

perdons rapidement du poids. Charly est

très fâché et crie souvent contre le

directeur jusqu’au jour ou il nous quitte.

C’est pour nous, la catastrophe, car c’est

alors le patron qui doit nous présenter

en piste, il n’est malheureusement pas

capable de le faire correctement. Nous

recevons parfois des coups de fouet et

notre présentation se dégrade de jour en

jour. Un de mes collègues, Ogue, se

prend même un coup dans l'œil, il a la

paupière fermée pour plusieurs jours.

Manuella vient nous réconforter et

chaque fois qu’elle a un moment elle me

sort pour me faire brouter l’herbe aux

alentours et elle nous apporte souvent du

pain qu'elle récupère des cuisines. Les

ouvriers commencent à quitter aussi le

cirque faute d’être payés et bientôt, il

n’en reste plus suffisamment pour monter

le chapiteau en un jour et nous restons

parfois deux jours dans le train.

Page 31: JULIUS LE FRISON - Wagneur

31

Et puis un jour ; deux frisons quittent le

cirque et nous continuons le numéro à

quatre devant un public de plus en plus

clairsemé. Nous regagnons les quartiers

d’hiver plus tôt que prévu et deux autres

frisons partent à leur tour. Je reste avec

Frisque le numéro deux du groupe.

Manuella nous entraîne régulièrement

pour faire un numéro avec deux petits

poneys blancs, Raoul et Tintin, deux

vraies pestes qui ne manquent pas

chaque occasion pour nous mordre les

jarrets. Manuella est désemparée de

notre situation, elle n'est pas très experte

en dressage en liberté et les poneys lui

en font voir de toutes les couleurs. Il n'est

pas rare que je la vois pleurer. Elle vient

souvent chercher réconfort contre mon

encolure, caressant doucement ma

longue crinière.

Après un mois d’essai et devant les

difficultés que lui causent les deux

shettys, Manuella abandonne l’idée de

nous faire travailler ensemble. Les deux

poneys partent et Frisque à son tour

quitte les écuries. Le chameau et les

Page 32: JULIUS LE FRISON - Wagneur

32

autres animaux partent aussi. Je reste

seul, et Manuella passe presque toute sa

journée avec moi, elle continue à

m’enseigner la haute école et quand

arrive le printemps j’ai une forme

sensationnelle. Je suppose que la bonne

nourriture qu'elle me donne vient à être

payée de sa poche. C'est que les frisons

sont connus pour ne pas être très sobres.

Le pas espagnol, c’est un truc que

j’adore, je lance mes antérieurs si haut

que je dois faire attention à mon menton.

Le passage et le piaffé c’est pas mal, mais

c’est très fatigant, Manuella ne me les a

appris que petit à petit pour ne pas

forcer mes jarrets qui sont le point faible

des frisons, paraît-il! Quant aux

changements de pieds, je ne suis pas

encore au point, mes postérieurs ne

veulent pas toujours se synchroniser avec

mes antérieurs, En plus, apprendre tout

cela sur une piste de 13 mètres de

diamètre, ce n’est pas évident.

C’est à cette époque que Frédy Boltini du

cirque italien du même nom vient nous

auditionner. Il connaît bien ma jeune

Page 33: JULIUS LE FRISON - Wagneur

33

cavalière, c'est sa nièce, car elle est la

fille de sa sœur, décédée deux ans

auparavant en chutant d’un trapèze. Je

donne mon maximum et le soir Manuella

vient me porter un paquet de carottes

avant d’aller se coucher. Elle enlace ses

bras autour de mon encolure et reste un

long moment à me caresser. Je suis aux

anges et je comprends que l’audition

s'est bien passée.

Chapitre IV

L’ITALIE

Une semaine plus tard nous partons

ensemble avec un camion qui tire la

caravane de Manuella. Nous voyageons

presque deux jours et arrivons exténués

dans une région chaude et ensoleillée

dans le sud de l’Italie. Le cirque Boltini

est superbe, un tas d’animaux que je ne

connaissais pas occupent tous les

arrières de la place, je suis fasciné par

Géraldine la girafe qui allonge son long

cou pour me gratifier d’un cou de langue

sans fin sur mes naseaux. Et puis il y a cet

énorme animal avec deux cornes sur le

front, j’avais déjà vu des éléphants, mais

Page 34: JULIUS LE FRISON - Wagneur

34

alors ce rhinocéros, pas très sympathique

avec ses minuscules yeux placés de telle

sorte de chaque côté de la tête que l’on

n’en voit qu’un à la fois. Je reste pétrifié

prêt à fuir, mais très vite rassuré par les

douces paroles de Manuella. Je ne rejoins

pas l’écurie des chevaux mais une petite

tente montée juste devant la caravane de

ma patronne qui est déjà occupée par

quatre étranges chevaux rayés, des

zèbres, qui ont une grande peur de ce

monstre noir dont ils ne peuvent pas

apercevoir les yeux dissimulés par mon

long toupet. Ils parlent un étrange

langage incompréhensible pour moi. Un

mélange de braiments d’ânes et de

hennissements.

Dès le lendemain, je présente mon

numéro en piste. Manuella a un costume

somptueux rouge, couvert de paillettes

or et argent et j’ai une bride blanche

avec des petits miroirs, la selle est

couverte d’une housse en cuir blanc. Fier

comme un pou, j'obéis au doigt et à l'œil

de ma belle cavalière. Tout ce passe

extra, à part l'orchestre qui semble avoir

Page 35: JULIUS LE FRISON - Wagneur

35

des problèmes à saisir mon rythme, il est

vrai que le chef d'orchestre tourne le dos

aux musiciens faisant face à la piste

pendant sa conduite et ce n'est pas

évident pour les musiciens de le suivre.

En principe pour chaque allure la

musique doit changer et se mettre à la

même cadence. C'est pourquoi Slavek le

chef d'orchestre polonais avait choisi

différents thèmes pour mes figures. Nous

produisons un grand succès et nous

devons retourner en piste pour un

deuxième salut, appelé "rappel". Frédy

Boltini qui nous attend à la sortie avec

son gros cigare à la bouche, met

affectueusement sa main sur la jambe de

Manuella et la félicite. Il ne daigne pas

m’accorder un moindre regard, j’y suis

quand même pour quelque chose..

Non ? A la sortie du chapiteau un

photographe nous fait encore poser dans

toutes les postures et mes yeux clignent à

moitié aveuglés par tant de flashes.

Quand Manuella met pieds à terre elle

prend une poignée de sucre qu’elle avait

préparé à l’entrée de l’écurie et me la

donne et m’embrasse doucement sur les

Page 36: JULIUS LE FRISON - Wagneur

36

naseaux. Puis avec un mouchoir elle

essuie délicatement le rouge à lèvres qui

s’y est déposé. Je passe la plus belle nuit

de ma vie, heureux et rassuré enfin, sur

notre futur. J’espère que cette nuit ne

finira jamais, et m’endors comme un

poulain au soleil.

Le lendemain matin, Manuella arrive à

l’écurie avec le journal local. Elle montre

à Rachid, le garçon d’écurie tunisien qui

s’occupe des zèbres, la photo trônant au

milieu de la page, nous montrant, et qui

relatait la "première" du cirque dans la

ville avec un titre qui en dit long:

"Manuella la belle écuyère du cirque

Boltini et son étalon noir", ils auraient pu

mettre mon nom….

La tournée en Italie me plaît beaucoup,

hormis que parfois je transpire beaucoup

sous la toile de la tente de mon écurie,

car le climat sud-italien n’est pas celui de

ma Hollande natale. En plus les mouches

sont très agressives et je n’y ai pas été

habitué, car en Hollande il n’y a presque

pas de mouches à cause du vent qui

souffle sans cesse près de la mer. Mais

Page 37: JULIUS LE FRISON - Wagneur

37

comme les frisons ont la peau dure et

peu sensible c'est supportable et

Manuella ne manque pas de me

vaporiser de temps en temps avec un

insecticide parfumé. Enfin, le plaisir de

travailler dans un cirque bondé avec une

si douce maîtresse m’est si agréable que

j’en oublie les inconvénients climatiques.

Depuis quelques jours, le cirque Boltini

est installé dans une petite ville des

Pouilles tout près de la mer, il fait si

chaud, c’est intenable, il n'y a pas un

soupçon de vent, Manuella arrive au

beau milieu de l’après-midi avec la

vieille bride d’entraînement, elle n’a pas

son pantalon d’équitation, mais un simple

short. Elle me sort de l’écurie, harnaché

juste de cette bride, on étouffe encore

plus à l’extérieur, je ne comprends pas

ses intentions quand elle me saute dessus

à cru et me conduis de l’autre côté des

dunes. C’est alors que mes naseaux

frémissent, une odeur salée qui me

rappelle un doux souvenir. La mer s’étale

devant nous, lisse, comme figée. Nous

nous amusons dans cet élément si

agréable par cette chaleur pendant un

Page 38: JULIUS LE FRISON - Wagneur

38

long moment sous les yeux interloqués

des baigneurs. Je n’ai plus envie de sortir

de l’eau, mais nous devons rentrer au

cirque. Le soir, je suis tellement épuisé de

notre escapade à la mer que mes

prestations s’en ressentent, j’arrive à

peine à passager, mes sabots me

semblent si lourds. Manuella n’est pas

très contente. Pendant tous les jours qui

suivent, à chaque fois que cela est

possible nous retournons à la mer, mais

Manuella ne me laisse pas trop folâtrer

dans l’eau, ménageant ainsi mes forces

pour le spectacle du soir.

Voilà maintenant deux ans que nous

sommes au cirque Boltini. Manuella est

toujours aussi attentionnée pour moi.

Mais depuis l’arrivée de Riccardo le

nouveau trapéziste, Manuella passe un

peu moins de temps en ma compagnie.

Car chaque fois que Riccardo vient lui

rendre visite dans sa caravane, ils restent

de longues heures sans sortir. Je

commence à être jaloux, de plus ce

Riccardo n’aime pas les animaux. Il est

parait-il allergique aux poils des

Page 39: JULIUS LE FRISON - Wagneur

39

chevaux, quelle idée! Pas une caresse,

pas une friandise... Je pense même, qu’il

est jaloux de moi. Néanmoins Manuella

trouve quand même le temps de

m’entraîner avec une selle d’amazone. Je

ne comprends pas où cela va nous mener

et trouve cette manière de monter

complètement idiote, car j’ai de la peine

à comprendre toutes les indications de

ma cavalière qui viennent que du côté

gauche avec sa jambe gauche et du côté

droit avec une cravache. En plus, j’ai

toujours détesté la cravache.

Heureusement que ma maîtresse a

beaucoup de patience pour me faire

comprendre que cet instrument n’est pas

utilisé pour me punir, mais seulement

avec douceur pour remplacer les

indications de la jambe droite manquant

dans ce genre de monte. Il est vrai qu’il y

a des avantages ; notamment au niveau

du confort, la selle d’amazone est plus

large sur le dos et réparti bien le poids

de la cavalière, mais il faut sangler très

fort sinon la selle tourne et moi comme

presque tous les frisons, je n’ai pas

beaucoup de garrot.

Page 40: JULIUS LE FRISON - Wagneur

40

Riccardo a même demandé à Manuella

de l’assister dans son numéro ; c’est elle

qui lui retire sa grande cape pailletée

avant de monter sur son trapèze. Il

voudrait lui enseigner le trapèze, mais

Manuella se rappelle l’accident de sa

mère et n’a pas envie de prendre des

risques, surtout qu’elle a déjà beaucoup

à faire avec moi. Mes longs crins ébène

demandent beaucoup de soins. Chaque

jour il faut les démêler, les peigner

soigneusement pour ne pas en arracher.

Et puis comme les frisons ont de grands

et beaux fanons qui ont la fâcheuse

tendance à héberger des parasites ; il

faut aussi les laver chaque jour, et les

maintenir propres.

En un beau jour d’automne, Riccardo est

extrêmement attentionné avec Manuella,

cela m’agace sérieusement d’autant plus

qu’elle en oublie mes gâteries. Nous

allons répéter avec la selle d’amazone et

au moment où il aide ma cavalière à

monter, j’en profite pour le pincer sur le

côté! Sa réaction est violente et je reçois

une claque sur les naseaux. Jamais

Page 41: JULIUS LE FRISON - Wagneur

41

accoutumé à ce genre de traitement, je

fais un bon en arrière et Manuella tombe

alors lourdement à terre. Elle essaie de

se relever mais n’y arrive pas, c’est alors

qu’elle se met à crier contre Riccardo. Je

ne l’avais encore jamais vue furieuse

comme ça. Pendant que deux hommes

de piste la porte dans la voiture de Frédy

Boltini, on me reconduit dans ma tente et

je ne revois plus ma maîtresse de toute la

soirée, c’est Mustapha un homme de la

ménagerie qui me donne à manger. Le

spectacle a lieu sans nous. Je suis tout

inquiet et ne mange qu’à contrecœur

laissant une partie de mon grain.

Le lendemain Manuella arrive en

clopinant avec deux cannes. La pauvre

s’est cassée une jambe en tombant de

mon dos. Je suis si triste et j’ai peur

qu’elle soit fâchée contre moi.

Lorsqu’elle entre dans mon box j’ai un

peu peur qu’elle me réprime et

j’esquisse un mouvement de recul. En

plus la claque reçue de Riccardo m’a

traumatisée, j’ai perdu confiance et j’ai le

sentiment d’avoir fait quelque chose de

Page 42: JULIUS LE FRISON - Wagneur

42

mal. Au contraire, elle sort de sa poche

une carotte puis m’embrasse tendrement

sur mes naseaux. Le soir même, Riccardo

vient la rejoindre dans sa caravane. Au

bout de quelques minutes j’entends des

cris et le trapéziste fini par sortir en

claquant la porte. Dès ce jour, ils ne se

revoient que lorsque Riccardo sort du

chapiteau à la fin de son numéro et qu’il

passe devant la caravane de Manuella en

nous un coup d'œil qui en dit long sur sa

rancune.

Pendant plus de huit longues semaines

Manuella ne peut pas travailler. Lorsqu’on

lui enlève le plâtre elle commence à me

remonter en amazone. Nous reprenons

après une dizaine de jours les spectacles,

directement avec la selle d’amazone. Et

en définitive cela commence à me plaire,

d’autant plus que le nouveau costume de

ma cavalière, une somptueuse robe bleue

avec des kilomètres de volants rehaussés

de paillettes dorées, donne à notre

exhibition, une classe incomparable.

Frédy Boltini semble ravit et depuis cette

époque c’est souvent lui-même qui vient

Page 43: JULIUS LE FRISON - Wagneur

43

aider ma cavalière à monter et à

descendre, car ce n’est pas facile, la robe

pouvant rester coincée dans les fourches

de la selle. Riccardo vient encore de

temps en temps relancer Manuella, mais

elle le reconduit vivement à chaque fois

et au passage il me lance toujours un

regard qui en dit long sur l'hostilité qui

l’anime à mon égard.

Tout ce passe comme d’habitude jusqu’à

ce jour où Manuella arrive alors avec la

selle d’amazone pour un petit

entraînement. Lorsqu’elle me sangle, je

ressens une certaine gêne sous la selle

puis quand elle me monte dessus, une

énorme douleur me fait sauter dans tous

les sens. Manuella a juste le temps de

m’arrêter et de descendre rapidement,

ce qui est assez difficile et dangereux

avec ce type de selle. Heureusement elle

montait avec ses pantalons et non en

robe. Elle cherche ce qui m’avait fait

réagir et trouve plantées dans la

chabraque, deux pointes métalliques, les

mêmes que celles qui sont utilisées pour

placarder les avis derrière le rideau

Page 44: JULIUS LE FRISON - Wagneur

44

d’entrée de la piste. Elle court appeler

Frédy Boltini. Tous les deux partent en

courant vers la roulotte de Riccardo.

Frédy empoigne le trapéziste, le tire en

dehors et le jette violemment à terre.

Une foule de travailleurs et d’artistes

assistent à la bagarre. Moins d’une demi-

heure plus tard, l’acrobate quitte le

cirque sans oublier de démonter ses

agrès sous le chapiteau. Heureusement,

les blessures causées par les pointes ne

sont pas importantes et avec une petite

peau de mouton sous la selle, je peux

quand même travailler le soir même.

Vers Noël, nous participons à un grand

gala dans un immense bâtiment avec des

centaines d’enfants comme spectateurs. Il

paraît que des milliers d’autres

spectateurs peuvent aussi nous admirer

dans une petite boite appelée télévision.

Pour cette occasion Manuella me fait

enfiler des souliers en caoutchouc pour

ne pas glisser sur la scène ou nous

devons évoluer. A la fin du spectacle, une

ribambelle d’enfants s’aligne autour de

moi et interprète une chanson de Noël,

Page 45: JULIUS LE FRISON - Wagneur

45

un Père-Noël est aussi là et distribue, à

moi aussi, des cacahouètes et du

chocolat. Les enfants sont fascinés par les

crins de mon toupet qui tombent jusque

sur mes naseaux, tous veulent me

caresser, c’est génial d’être ainsi admiré.

Le cirque italien ne s’arrête pas en hiver,

car le doux climat du sud permet de

monter le chapiteau tout au long de

l’année. Au début du printemps un petit

homme vient nous voir, il parle une

langue très musicale. Il discute

longuement avec Manuella et j’apprends

qu’il s’agit d’un impresario américain et

qu’il lui propose de partir avec moi pour

Las Vegas. Cela ne me dit rien du tout, je

ne me rappelle pas avoir entendu parler

d’un cirque s’appelant ainsi. Il doit

bégayer cet homme car il dit souvent

"Circus-Circus"...

Chapitre V

LAS VEGAS

Un mois plus tard, Manuella me conduit

en un lieu étrange, où une quantité de

ces machines volantes appelées avions,

Page 46: JULIUS LE FRISON - Wagneur

46

attend au sol le ventre ouvert. Un homme

que je suppose être un vétérinaire, après

mes aventures en Hollande je commence

à les reconnaître de loin, me fait une

piqûre, et peu après je me sens calme et

décontracté. Manuella avec l'aide du

véto m'installe dans une espèce de caisse

très étroite, où je ne peux pas bouger. Le

vétérinaire me met des sangles sur le dos

et sous le ventre, on me fixe sur la tête

une espèce de casque, j’ai l’air fin, un

frison ficelé et habillé de la sorte, la

honte...

Puis une grosse machine soulève le tout.

Oh! Ah oh! J'ai la pétoche!

Enfin on arrive dans le ventre d’un gros

avion. Manuella suit de près mon état de

nervosité en me flattant. La porte de

l’avion se referme et un bel homme en

uniforme bleu avec casquette vient

donner des recommandations à ma

maîtresse qui s'attache sur un siège à

côté pas très loin de moi. Les moteurs de

l’engin se mettent en route et tout vibre

autour de nous. Je me mets à trembler

autant que lorsque j'avais fait la

Page 47: JULIUS LE FRISON - Wagneur

47

connaissance avec la girafe. L’avion se

met en mouvement et soudain je me sens

comme plaquer au fond de mon box,

Manuella n'a pas l'air très rassurée sur

son siège. Puis tout semble se calmer, je

peux alors de nouveau bouger sur mes

jambes. Manuella se lève et vient me

caresser doucement. Ouf ça va mieux!

Nous restons des heures et des heures

dans cet avion, je somnole par moments

et une faim terrible m'envahit, car les

émotions ça creuse, c'est bien connu.

Mais à part quelques sucres et un peu

d'eau, Manuella reste insensible à mes

demandes. Le soleil ne semble jamais se

coucher à travers les petites fenêtres

rondes de l'engin. Puis enfin le soleil se

couche et, Manuella vient me porter des

sucres au goût bizarre, je les refuse dans

un premier temps puis la faim aidant, je

les accepte en faisant "flehmen" pour

montrer mon dégoût. Quelques minutes

plus tard je me sens étourdi, mes jambes

cèdent par moments et je comprends

enfin l’utilité des sangles posées sous

mon ventre. Mes oreilles sifflent. Petit à

Page 48: JULIUS LE FRISON - Wagneur

48

petit je suis alors poussé vers l’avant et

mes oreilles me font un mal fou. Une

grande secousse fait frémir toutes les

tôles de l’avion et je commence à

paniquer quand un bruit énorme agite

tout l’environnement, la force qui me

pousse vers l’avant ce fait si forte que

mes jambes cèdent soudain et je me

trouve suspendu par les sangles. Soudain

le calme revient et le bruit des moteurs

plus discret. L’avion semble ne plus

bouger et après un moment interminable

dans le sombre la porte s'ouvre et une

douce chaleur envahit la carlingue.

Devant la porte de l’avion se trouve une

longue rampe sur laquelle la caisse dans

laquelle je me trouve, est poussée

lentement. Manuella m’attend en bas de

la descente, des photographes sont là

aussi. Ils prennent des photos, lorsque je

sors de ma boîte, je n'ai le droit de faire

que les quelques pas qui me sépare

d’une énorme remorque. Je parcours le

chemin en titubant.

Je ne suis pas décidé à repartir en

voyage pour un temps indéterminé, et

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49

c’est pour cette raison que ma maîtresse

doit user de toute sa patience et aussi

profiter de ma faim en me tendant

quelques carottes, pour me faire pénétrer

dans le véhicule. Nous roulons très peu

de temps et à peine arrivée, Manuella

commence avec l’aide d’un monsieur

que je n'ai jamais vu, à m’installer.

Étrangement cette grande remorque se

transforme en une écurie spacieuse. Un

des longs côtés s’ouvre en laissant place

à une grande fenêtre par où je peux

sortir ma tête. Je hume avec délectation

l’air frais de l’aube qui pointe sur des

montagnes dépourvues de toute

végétation. Une petite brise s’est levée

m’apportant des odeurs auxquelles je ne

suis pas habitué. Les séparations qui

m'encadraient durant le transport se

replient et je fais le tour de cet étrange

box sur roulette. Sur l’avant de la

remorque il y a une habitation qui

semble être destinée à Manuella. Une

vraie caravane et écurie la fois. Des

pieds hydrauliques stabilisent le tout et je

me sens comme un poisson dans l’eau. Et

de plus; j’habite enfin sous le même toit

Page 50: JULIUS LE FRISON - Wagneur

50

que ma patronne! Si Riccardo nous

voyait! Heureux je me roule dans la paille

épaisse et m’ébroue vivement en me

relevant, soulevant un nuage de paille.

Manuella se met à rire et entre dans son

compartiment sûrement pour se reposer.

Le soleil se lève après quelques heures

d'obscurité seulement, je ne comprends

plus rien, mon horloge biologique est

sûrement détraquée par le voyage. Dès le

matin je reçois la visite incessante de

gens émerveillés par ma longue crinière

noire, je n’ai pas la possibilité de me

reposer comme je le désire tant, mais les

caresses de chacun me font un bien

énorme. A un moment même, je

m’endors la tête par la fenêtre et je me

suis presque étranglé par le rebord. J’ai

l’impression que ces Américains n’ont

jamais vu un cheval, il est vrai qu’un

comme moi n’est pas ordinaire... Le soir

tombant, j’admire et je suis

complètement sidéré, car tous les

immeubles situés autour de nous se

couvrent de lumières multicolores et

clignotantes, nous sommes bien à Las

Page 51: JULIUS LE FRISON - Wagneur

51

Vegas et cela ressemble bien à ce que

Chipie le petit chien savant, que j’avais

connu en Italie, m’avait décrit, il y avait

travaillé dans un grand music-hall, parait-

il.

Je ne peux m’endormir qu’au petit matin,

car toutes ces lumières et le trafic

incessant des véhicules attirent tellement

ma curiosité que je n’éprouve plus le

besoin de me reposer. Plus tard, dans la

matinée, un maréchal-ferrant vient

s’occuper de mes sabots. Il semble

surpris de la dimension de ceux-ci. Il

râpe très soigneusement la corne et au

lieu de me clouer des fers en métal

comme j’en ai l’habitude, il entreprend

d’ajuster à l’aide d’un produit à l’odeur

piquante des drôles de sandales en

plastique. Décidément je vais de surprise

en surprise. Manuella a l’air inquiète et

me promène sur le parking voisin. C’est

très étrange, car pour la première fois,

ma démarche lourde et saccadée, qui

normalement s’entend de loin, ne fait

pratiquement aucun bruit. C'est bien des

fers en plastic qui m'ont été ajustés.

Page 52: JULIUS LE FRISON - Wagneur

52

L’après-midi, je suis conduit à l’intérieur

d’un grand immeuble où règne malgré

la grande chaleur extérieure une

fraîcheur très agréable. Je monte dans

une étrange nacelle. Quand les portes se

ferment, je ressens une impression de

légèreté et d’un coup une impression de

lourdeur, je suppose que Manuella et moi

descendons dans le sous-sol de

l’immeuble. Un étrange endroit sombre,

plein de câbles et de matériel

hétéroclite. Il y a une espèce de podium

rond plus petit qu'une piste de cirque où

Manuella m'installe.

Elle me selle et se hisse sur mon dos. J'ai

juste la place pour tourner sur moi-

même. Elle me fait faire un peu de piaffer

puis une troupe de jeunes danseuses

effarouchées m’entoure. Une belle

musique se fait entendre mais un peu

tonitruante pour mes oreilles. Soudain je

sens la piste s'élever à travers un grand

trou en dessus de nous. Ma tête sort

maintenant et j'aperçois une grande salle

avec des tables tout autour. La piste

s'immobilise au niveau de la scène et les

Page 53: JULIUS LE FRISON - Wagneur

53

danseuses esquissent du pas espagnol, à

mourir de rire, elles ont l’air

complètement godiche à mes côtés

essayant de m’imiter. Toutes les

personnes présentes ont beaucoup

d’égard pour moi et certaines danseuses

ont tellement peur de cette grosse bête

noire qu’elles n’osent pas s’approcher

suffisamment, nous devons répéter de

nombreuses fois jusqu’à que le directeur

du ballet soit satisfait. Manuella a parfois

de la peine à le comprendre, il parle

tellement vite et avec cet accent nasillard.

Enfin nous ressortons de la scène par

derrière le rideau et je me retrouve

dehors ayant complètement perdu le

sens de l'orientation. Une chaleur

étouffante nous envahis d’un coup. Je suis

très étonné, car malgré cette grande

chaleur, Manuella ferme toutes les issues

de mon écurie, est-elle devenu folle ?

Soudain un vent frais descend du plafond

de mon box et la température devient

vraiment agréable. Je fais connaissance

avec l’air conditionné, c’est génial, ils

sont étonnants ces amerloques!

Page 54: JULIUS LE FRISON - Wagneur

54

Le soir venu, je suis paré de ma plus

belle bride et de la selle d’amazone

blanche, puis Manuella me conduit à

l’intérieur. Nous faisons le même

cheminement jusqu'au sous-sol. Elle

disparaît quelques minutes, me confie à

un homme de couleur tout aussi noir que

moi et qui a une frayeur non dissimulée

des chevaux, puisque à peine Manuella

disparue, il m’abandonne à mon sort. Je

n’en profite pas, d’ailleurs je ne saurais

pas où m’en aller, le sous-sol étant si

vaste. Ma cavalière revient enfin, vêtue

d’un costume fantastique fait de pierres

multicolores avec un décolleté des plus

évocateur. Elle est très maquillée, ses

yeux sont garnis de strass éclatants et

elle se fait hisser sur mon dos avec

beaucoup de précaution par le jeune

homme qui était supposé me tenir et qui

visiblement est beaucoup moins timide

avec elle. Il l’aide aussi à ranger avec

soins les volants de la robe sur ma

croupe et les maintient à leur place avec

une sous-queue. Manuella me conduit sur

l'élévateur, me met au piaffé et nous

montons enfin sur scène dans un

Page 55: JULIUS LE FRISON - Wagneur

55

brouhaha de musique et de cris. Je suis

ébloui par la lumière si forte que je ne

vois pas où je pose mes sabots. Mais la

confiance que j’ai en ma douce cavalière

ne me fait pas hésiter. C’est à peine si je

frémis lorsque j’aperçois que je suis juste

en dessus des gens, et que rien ne

m’empêcherait de tomber sur ceux-ci. Le

spectacle a beaucoup de succès, les gens

arrêtent de boire et de parler durant tout

notre numéro, ce qui signifie qu’ils sont

vraiment intéressés par notre production,

il est vrai aussi que les danseuses sont

presque nues. Je ne voudrais pas que

Manuella soit si déshabillée déjà que sa

robe a un décolleté dans le dos très, mais

alors très bas…A la sortie de la piste, je

reconnais le petit homme qui était venu

nous voir en Italie, c’est la première fois

que je le revois. Il félicite Manuella, et

moi alors! J’ai bien travaillé pourtant. J’ai

juste droit à la fumée de son infect

cigare.

Page 56: JULIUS LE FRISON - Wagneur

56

Chapitre VI

LA BALLE

Voilà bien un an que nous sommes à Las

Vegas, je commence à m’ennuyer, les

vertes prairies me manquent, ainsi que

mes congénères. De temps en temps j’ai

droit à une petite sortie dans le désert

autour de la ville, il me manque la bonne

herbe verte de ma Hollande natale. Les

cactus ne sont pas particulièrement

appétissants. Jusqu’au jour où durant le

spectacle, je ressens soudain une

violente douleur dans mon encolure,

dans le même temps, des gens hurlent

dans le public et certains se couchent

sous les tables. Manuella me fait sortir de

piste rapidement et constate que du sang

coule jusque sur mon poitrail. Elle prend

un mouchoir et presse sur un trou situé

juste sous de la crinière. Un vétérinaire

appelé arrive un peu plus tard et

constate que j’ai une balle logée dans

mon encolure. Il me fait une piqûre pour

insensibiliser la place et sort la balle à

l’aide d’une longue pince. Un officier de

police vient constater les dégâts et parle

Page 57: JULIUS LE FRISON - Wagneur

57

longuement avec Manuella. Elle n’est

visiblement pas remise de ses émotions

et tremble encore. J’entends lui dire, et

oui, je commence à comprendre

l’américain, que des raquetteurs avaient

voulu simplement semer la panique et

que la balle que j’avais reçue venait au

moment où quelqu’un avait tenté de

désarmer un de ceux-ci.

Les jours suivants se passent mal, car je

n’ai pas de douleur mais une gêne

m’empêche de baisser la tête pour

manger ma paille. Plusieurs vétérinaires

appelés par Manuella viennent constater

cela et même si la blessure est

complètement fermée, mon encolure ne

récupère pas sa mobilité. Il semble

qu’une partie d’une vertèbre a été

détachée par la balle et que cette pièce

d’os devrait être retirée. Un vétérinaire

appelle ça une souris.. Quelle idée ! Je ne

peux pas travailler dans ces conditions.

Plusieurs semaines plus tard, nous

partons en camion. Après un long voyage

nous arrivons dans un hôpital pour

animaux à Sacramento en Californie. Des

Page 58: JULIUS LE FRISON - Wagneur

58

gens très gentils m’installent dans un

large box et Manuella me quitte en me

réconfortant. Le lendemain on me

conduit dans une salle toute blanche.

Manuella est là et me rassure pendant

qu’une injection me fait perdre

conscience.

Je me réveille allongé dans un grand box

tout capitonné. Mon encolure est

entourée d’un pansement. Manuella est

assise dans la paille et m’incite à ne pas

me lever tout de suite. Elle a sûrement

raison, car ma tête me tourne et je ne

pense pas que je peux me tenir debout

avec sécurité.

Un peu plus tard, ayant récupéré tous

mes esprits je me lève, et instinctivement

je baisse mon encolure pour attraper un

peu de paille. Manuella saute de joie et

appelle immédiatement le vétérinaire

qui m’avait opéré. Tous deux semblent

heureux de la récupération de la mobilité

de mon encolure. Il paraît qu’un nerf

avait été sectionné par la balle et que

l’opération effectuée avait constitué à

retirer la partie du nerf nécrosé et à

Page 59: JULIUS LE FRISON - Wagneur

59

relier les deux parties du nerf ensemble

et à enlever la fameuse « souris ».

Je reste encore quelques jours en

convalescence à la clinique et Manuella

commence à me remonter sans selle

dans les grands parcs verdoyants de la

propriété. En rentrant un jour de

l’exercice nous apercevons une dame

d’un certain âge décharger d’un camion

un très vieux cheval andalou

pratiquement aveugle. Elle parle avec ma

patronne et lui raconte qu’elle avait sauvé

ce vieux cheval du cirque Barnum, qu’il

était devenu petit à petit aveugle et que

pour cette raison le cirque s’en était

débarrassé. Elle l’avait soigné avec

amour, mais il semblait que cette fois-ci,

la maladie évolutive avait

malheureusement fait de tels dégâts que

le pauvre cheval ne voyant plus rien se

blessait partout. Elle était venue pour

être certaine qu’il n’y avait plus rien à

faire pour aider ce pauvre animal. Les

yeux en larmes, elle revient un peu plus

tard se réfugier auprès de Manuella. Elle

me caresse longuement et invite

Page 60: JULIUS LE FRISON - Wagneur

60

Manuella à passer quelques jours dans

son ranch pour y finir ma convalescence.

Nous partons le jour même avec le

camion de Rosa Richeston, car c’est

comme cela que s’appelle notre

bienfaitrice. Le voyage n’est pas long et

nous arrivons en fin d’après-midi au

"Ranch du Double R". C’est magnifique,

des pâturages verts, entourés de

barrières blanches à perte de vue. Une

écurie en forme de "U" où chaque cheval

dispose d’un petit parc d’ébats. On me

loge à côté d’un vieux lippizan qui me

salue d’un hennissement rauque, je lui

réponds en toussant, ma gorge me fait un

peu mal, car parait-il durant l’opération

un tube y avait été introduit pour assister

ma respiration et une légère irritation y

règne encore.

Chapitre VII

LA VIE DE CHATEAU

Les jours suivants nous visitons les lieux,

il n’y a pas seulement des chevaux à la

retraite, car notre hôtesse a aussi la

passion de la haute école et plusieurs

Page 61: JULIUS LE FRISON - Wagneur

61

chevaux dits "baroques" comme

andalous et lipizzans, eux, en parfaite

santé, font le plaisir de Rosa. Mais je suis

le premier frison hôte de ces lieux. Nous

apprenons qu’elle était une grande

vedette du cinéma et qu’elle avait pris

une retraite en pleine gloire pour

s’adonner à sa passion : les chevaux.

Quelques jours plus tard Rosa demande

à Manuella de rester quelque temps au

ranch pour lui enseigner la monte en

amazone, car elle en avait rêvé toute sa

vie. Manuella n’hésite pas un instant.

Nous sommes si bien dans ce paradis

que j’espère y séjourner tout le reste de

ma vie. Et puis Manuella habite dans une

aile de la magnifique maison juste en

face des écuries.

Presque tous les jours Manuella fait

répéter Rosa sur Chico, un magnifique

étalon bai, de race "Alter-Real". Ils font

tous les deux des progrès étonnants. Un

jour, Manuella lui propose de me monter,

je suis fier comme un frison. Elle a la

main aussi douce que ma patronne.

Page 62: JULIUS LE FRISON - Wagneur

62

Nous répétons sérieusement, Manuella,

monte également Nashal un pur-sang

arabe qu’elle fait sauter dans des

anneaux enflammés.

C’est à cette période que Richard fait

son arrivée au ranch, il est le fils de Rosa.

Il monte aussi très bien à cheval et

Manuella lui apprend à travailler aux

longues rênes, Maestoso un petit lippizan

à la tête toute dépigmentée.

Depuis le retour de Richard, il ne semble

plus que Manuella pense à repartir, elle

s'entend si bien avec lui…Nous allons

souvent en promenade Manuella

accompagne Richard qui monte aussi

Chico, nous découvrons la région qui en

dehors de la vallée où se trouve le ranch

est plutôt comme un désert, il y a aussi

des cactus. C’est vrai qu’au fond de la

vallée du ranch coule une rivière dans

laquelle Manuella me conduit assez

souvent pour me rafraîchir.

Après quelques mois de calme, une

grande effervescence règne au ranch.

Des petites tentes sont installées sur la

Page 63: JULIUS LE FRISON - Wagneur

63

pelouse devant la villa. Une piste

circulaire ressemblant à celle du cirque,

mais un peu plus grande est aussi

montée, entourée de gradins sur lesquels

des fauteuils rouges sont disposés.

Et puis un beau jour, c’est le branle-bas

de combat: Nous sommes tous soignés

très tôt le matin, pansage à fond et

toilettage en ordre. Rosa et Manuella

tournent comme deux folles dans les

écuries contrôlant si tout est prêt. Quant à

Richard il prend tranquillement son bain

dans la grande piscine qui jouxte la

villa... Cool! Il n’est pas du genre à

s’énerver !

En fin d’après-midi, de grandes

limousines arrivent dans la cour de la

villa, des couples en sortent habillés

comme dans les soirées importantes que

nos avions vécus à Las Vegas. Sur la

pelouse et autour de la piscine des petits

groupes se forment autour de divers

buffets. Richard vêtu d’un smoking blanc

passe de groupe en groupe

accompagnant certains jusqu’aux écuries

pour nous montrer racontant l’épopée de

Page 64: JULIUS LE FRISON - Wagneur

64

chacun des chevaux. Je fais sans aucun

doute la vedette, d’autant plus que

Manuella a passé presque toute la

matinée à tresser ma crinière avec des

rubans or et argent. Je n’ose pas bouger

de peur de les défaire. Ce qui est très

amusant, c'est qu'elle m'a mis une

quantité de démêlant dans ma crinière et

que les personnes qui me caressent le

toupet font une drôle de figure en se

touchant les mains, certains vont même

discrètement s'essuyer les doigts sur le

fond de leur pantalon.

Dans la soirée, les invités s’installent

autour de la piste montée, et le spectacle

commence. Un orchestre d’une dizaine

de musiciens entame tout d’abord

l’hymne américain et les hôtes se lèvent

pour cette occasion. Puis Richard fait son

apparition, habillé d’un superbe costume

de Monsieur Loyal décoré de paillettes et

de strass. Il annonce le début du show qui

commence avec une présentation d’un

poney savant sous les ordres de Rosa. Le

poney Arthur amuse le public présent

par ses facéties. Il s’assoit et refuse de se

Page 65: JULIUS LE FRISON - Wagneur

65

lever s’il ne reçoit pas une carotte. Il dit

aussi "non" avec la tête. Il marche aussi

en équilibre sur une poutre à peine plus

large que ses sabots. Enfin c’est moi qui

entre en piste, Manuella avec sa belle

robe espagnole blanche et or me conduit

à exécuter tous les airs de haute école

sur une musique de pasodobles. Quand

nous terminons, les spectateurs se lèvent

pour nous bisser. Une petite pause

pendant laquelle des bouteilles de

champagne sautent de toutes parts. Puis

recommence le spectacle avec Richard

habillé d’un costume de hussard bleu et

or avec son lipizzan aux longues rênes

accompagné de la « Marche de

Radesky » jouée par l’orchestre. Et c’est

Manuella qui pénètre ensuite sur la piste

avec Nashal et effectue son numéro

sautant au travers d’anneaux enflammés,

je vois tout depuis mon box et suis assez

effrayé car j’ai toujours eu une grande

aversion pour le feu, mais tout se termine

bien et une fois de plus le public

applaudit à tout rompre. Et c’est enfin le

moment pour Rosa de faire sa

présentation avec Leo le cheval

Page 66: JULIUS LE FRISON - Wagneur

66

appaloosa, dressage, haute école et trucs

de cirque font l’unanimité et Rosa est

rappelée deux fois. Pour clore la soirée,

Rosa présente quelques aquarelles

qu’elle a peintes elle-même et les

propose aux enchères. Le profit de cette

vente ira pour une maison de retraite

pour les anciens animaux cascadeurs et

autres vedettes anonymes à quatre pattes

des films d’Hollywood. Une peinture me

représentant cabré est vendue pour dix

mille dollars. Toute la "famille" semble

très contente et nous allons enfin pouvoir

manger notre picotin avec encore le

bruit de l’orchestre qui anime le reste de

la nuit. Je jette quand même un œil de

temps en temps vers l’appartement de

Manuella, mais ne la vois pas rentrer

comme à l’accoutumée. J’ai de la peine

à m’endormir car je songe au bonheur

que nous vivons chez Rosa.

Nous gardera-t-elle encore longtemps ?

Page 67: JULIUS LE FRISON - Wagneur

67

Chapitre VIII

LA COLIQUE

Plusieurs mois se sont écoulés dans un

calme qui change de la vie de cirque à

laquelle je m’étais bien habitué. L’hiver

doux de la Californie se passe sans

problème à part la très forte colique de

Maestoso le lipizzan, à la fin de deux

jours horribles ; le vétérinaire doit porter

une fin à ses souffrances, plus rien ne

peut être fait pour le sauver, Rosa pleure

tout le reste de la journée. Richard et

Manuella qui étaient parti en vacances

de neige en Suisse -un pays que j’ai

seulement traversé lors de mon voyage

vers l’Italie- rentrent rapidement car

Rosa a beaucoup de peine à se remettre

de son chagrin. Maestoso qui jouxtait

mon box m’avait dit qu’il avait déjà eu de

nombreuses coliques dans sa jeunesse et

c’est pour cette raison que Rosa l’avait

recueilli, ses propriétaires ne pouvant

plus assumer les frais des coliques

répétées. Les gémissements du pauvre

étalon dans le plus gros de ses

souffrances resteront gravés dans ma

Page 68: JULIUS LE FRISON - Wagneur

68

mémoire parmi les plus horribles

souvenirs de ma vie.

Chapitre IX

LA BIGAMIE

Quelques mois après le départ de

Maestoso, un beau jour de printemps, un

van s’immobilise dans la cour des

écuries et oh ! Miracle ! Deux "perles

noires" en descendent et oui, deux belles

frisonnes, en chair et en os, je n’en

reviens pas. Voilà donc pourquoi

Manuella était partie en janvier en

Hollande. A cette période se tient la plus

grande foire des frisons. Elle avait donc

acheté deux juments. Klementine et Yna,

puisque tel est le nom de ces deux

beautés. Elles sont horriblement

fatiguées et je me rappelle que le long

voyage en avion m’avait aussi mis sur les

boulets.

Elles sont mises à l’écart dans la

stabulation réservée habituellement aux

chevaux en convalescence.

Dès le premier jour où j’aperçois ces

deux noiraudes, je sens monter en moi

Page 69: JULIUS LE FRISON - Wagneur

69

quelque chose que je ne comprends pas.

De long et langoureux hennissements

ébranlent régulièrement tout mon corps.

Parfois une des deux juments me répond

et je commence à prendre mon box pour

une piste de longe ! Manuella a beau me

sortir régulièrement, mais je n’ai pas la

tête à ça. Au bout de quelques temps je

me raisonne et sans les oublier

complètement, je passe devant la

stabulation des juments en frémissant à

peine. Manuella semble heureuse du

sérieux que mon comportement a repris.

Un jour de printemps parfumés de mille

fleurs. Manuella me conduit dans le

grand parc situé derrière la villa, je

n’avais jamais eu auparavant l’honneur

de jouir de ce parc immense qui est

traversé par le ruisseau. A l’entrée du

parc toute la famille nous attend et

Richard s’est munis d’une caméra vidéo

comme pour les grands jours. Je ne

comprends pas très bien l’effervescence

de la réunion, mais mon regard se dirige

vers le milieu du par cet quelle n’est pas

ma surprise de voir au beau milieu du

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70

parc, une grosse masse noire en train de

se gaver de la belle herbe jaunie par une

myriade de pissenlits. Elle relève la tête

et je reconnais Klementine. Manuella me

fait alors pénétrer dans l’enceinte et me

libère de mon licol, chose inhabituelle,

car en général nous allions pâturer

habillés de ce harnachement. Mon sang

ne fait qu’un tour et je galope crinière au

vent vers la perle noire qui cette fois se

décide à interrompre son repas et me

regarde arriver les oreilles pointées.

Je stoppe à une certaine distance et

gonfle mon encolure puis, je me remets

en route passageant, comme en

spectacle jusqu’à la jument qui marque

une excitation soudaine. Nos naseaux se

touchent, je vibre tel un tremblement de

terre de magnitude 7 et sent mon cœur

frapper mon thorax comme jamais je ne

l’avais éprouvé. Soudain, la jument lance

un cri strident et se retourne, je

m’attends à recevoir des coups de sabots,

mais il n’en est rien, la jument semble

bien disposée à mon égard. Mes naseaux

se font curieux, ils se dirigent vers les

Page 71: JULIUS LE FRISON - Wagneur

71

parties les plus intimes de la jument

lorsque soudain ils reçoivent un jet

d’urine chaud. Ma lèvre supérieure fait

flehmen (se retournant vers le haut)

laissant apparaître mes belles incisives.

Puis, je me cabre et "sers" la jument tout

simplement comme si j’avais fait cela

toute ma vie. Tous les spectateurs

présents se mettent à crier et à

applaudir. Je ne comprends rien de ce

qui s’était passé, j’ai agi comme piloté

par un instinct plus fort que moi. Je suis

tout essoufflé et me mets à pâturer mes

naseaux contre ceux de Klementine. Je

n’entends même pas Manuella qui essaie

de m’appeler une carotte à la main. En

d’autres temps, j’aurais couru vers elle,

mais aujourd’hui j’ai vraiment la tête

ailleurs. Manuella se retourne vers

Richard et croque en désespoir de cause

dans la carotte…

Le grand pâturage est désormais le nôtre,

et nos ébats amoureux continuent

pendant encore trois jours jusqu’à ce que

mes avances soient refusées par

Klementine. La semaine suivante Yna nous

Page 72: JULIUS LE FRISON - Wagneur

72

rejoint semblant tout autant disposée à

mon égard que le fut Klementine aux

premiers jours de notre amour. Notre

idylle ne dure que deux jours puis à son

tour Yna me chasse de mes avances.

Nous vivons des jours merveilleux.

L’herbe est variée et ne manque pas.

Parfois Manuella vient me chercher et je

quitte avec regret mes compagnes, pour

me monter uniquement pour le plaisir ou

même pour faire une démonstration

lorsque des hôtes importants viennent

visiter Rosa. Élisabeth Taylor est même

venue une fois avec une foule de

journalistes. Je n’ai rien perdu de mon

dressage, juste un peu plus essoufflé

après le travail, manque d’entraînement

oblige, et chaque fois nous obtenons le

même triomphe. Pourtant je suis plus

pataud qu’auparavant, le gras pâturage

m’a fait prendre quelques dizaines de

kilos et j’ai un peu de peine à soutenir les

airs relevés de la haute école.

Page 73: JULIUS LE FRISON - Wagneur

73

Chapitre X

SOCRATE ET SORTILEGE

L’hiver est plus rigoureux que d’habitude,

et le ventre de mes épouses prend des

formes réjouissantes. L’herbe ne se fait

pas rare mais nous recevons en plus

chaque jour un supplément de graines

dans notre hangar où nous avons la

possibilité de nous abriter. Un jour de

printemps marqué par un vent froid nous

apportant des embruns, un peu comme

la Hollande, mais en moins humide,

Klementine part dans la soirée en

direction du fond du pâturage dans un

bosquet qui longe le ruisseau, j’essaye

de la suivre et de la ramener vers nous,

elle me reçoit si furieusement que je

n’insiste pas. De ces mamelles gorgées

gicle à chaque ruade un lait qui me

rappelle vaguement les souvenirs du bon

lait salé de ma mère.

Le lendemain matin en sortant de notre

abri. Nous constatons que Klementine

n’est pas revenue de notre côté. Yna et

moi nous partons à sa recherche. Nous

n’avons pas trop à chercher car dans le

Page 74: JULIUS LE FRISON - Wagneur

74

fond du vallon à l’abri du vent qui est

toujours fort, nous apercevons une masse

noire entre les jambes de la jument. Le

poulain ou plus exactement, la pouliche

se lève d’un bond et vient à notre

rencontre, sa mère s’interpose entre nous

et en couchant les oreilles nous faisant

comprendre de ne pas trop nous

approcher. Nous restons tous les quatre,

dans ce coin tranquille. Au milieu de la

journée, Manuella au volant de sa Jeep

nous rejoint, elle vient nous apporter

quelques carottes, même qu’elle arrive à

caresser la pouliche. Elle repart en

voiture mais revient un peu plus tard avec

toute la famille pour admirer la beauté.

Le soleil étant de la partie, je suis étonné

de voir ma fille (et oui, c’est bien moi le

papa !) d’une couleur brune rousse. Je

me rappelle maintenant que j’avais

entendu en Hollande que plus les

poulains frisons sont bruns, plus ils

deviennent noirs une fois adulte... Ces

frisons étonneront toujours ! Nous ne

sommes vraiment pas comme les autres

chevaux.

Page 75: JULIUS LE FRISON - Wagneur

75

La pouliche que Manuella avait appelée

Sortilège est très curieuse, elle vient

souvent me narguer, ce qui a pour effet

d’exaspérer Klementine. Dix jours après

la naissance de cette beauté, Klementine

me fait comprendre qu’il est temps pour

moi de renouveler l’acte qui fera de moi

dans 11 mois et quelques jours environ,

une fois de plus, l’heureux papa d’un

nouveau poulain. C’est pendant cette

période qu'Yna se décide à mettre au

monde un énorme poulain qui met

plusieurs heures à venir, Manuella qui

avait pressenti que ce serait dur

surveillait depuis plusieurs jours la

jument. C’est ainsi que lorsqu'elle voit

qu’Yna éprouve des difficultés à

pouliner, elle appelle le docteur Johnson,

qui est notre vétérinaire attitré. Ils tirent

tous les deux sur les antérieurs qui

sortent de la jument, et après une

sérieuse bataille le poulain arrive d’un

seul coup. Klementine et moi ne

manquons pas un seul instant de

l’événement car la jument sentant qu’elle

aurait besoin d’aide n’était pas partie se

cacher comme Klementine avait fait pour

Page 76: JULIUS LE FRISON - Wagneur

76

sa mise bas. Le poulain a beaucoup de

peine à se lever et Manuella reste tout le

matin à le soutenir afin qu’il puisse

prendre sa première tétée. Le colostrum

est très important car il renferme des

anticorps utiles pour nous défendre des

attaques bactériennes. Il prend enfin des

forces et botte même contre son aide.

Manuella ne se fait pas prier et laisse le

poulain se débrouiller tout seul. Yna

rejoint le groupe et nous accueillons la

maman et le petit (très grand tout de

même) avec beaucoup de respect.

Klementine fait comprendre avec

douceur à Socrate, puisque c’est ainsi

que Manuella l’a nommé, que chaque

poulain doit se contenter de boire le lait

de sa propre mère.

Chapitre XI

LES CHIENS

Les semaines suivantes nous ne

comptons plus les visites, pratiquement

tous les jours, amis et connaissances de

Manuella viennent nous admirer et

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77

chaque fois nous recevons des petites

gâteries.

Nous sommes au chaud printemps

californien, et à la mi-journée, il fait

vraiment très chaud et comme

d’habitude nous sommes partis à l’ombre

des arbres près de la rivière nous mettre

tant soi peu au frais, nous nous installons

tête-bêche afin de nous chasser

mutuellement les mouches, elles sont

très agressives ces jours. Soudain nous

entendons des cris et des aboiements. En

haut du parc sur le bord du chemin qui

mène à un petit village, j'aperçois deux

jeunes hommes tenant la laisse deux

Bull-terrier, ces gros chiens très

agressifs. Il me semble reconnaître ces

deux jeunes qui nous avaient lancé des

cailloux pour nous faire courir l'année

dernière.

Soudain ils lâchent les deux chiens qui se

précipitent sous la clôture en notre

direction, les deux juments se tournent

afin de protéger les poulains et je

m’élance en direction des deux chiens

qui passent la rivière sans ralentir. Le

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78

premier se lance à ma face et je sens ces

crocs me pénétrer dans l'encolure,

l’autre poursuit son chemin en direction

des juments et des poulains, tous les

quatre affolés s’enfuient au galop en

direction de la villa. Je me débats avec

toute ma force frappant des antérieurs et

essayant de mordre le chien furieux. Le

chien commence à devenir moins rapide

dans ses réactions, sûrement affaiblit par

les coups reçus, je réussis à lui donner

un coup fatal sur le dos, il gémit puis

reste inerte face contre terre. A ce

moment j’entends au loin deux coups de

feu qui me rappellent ceux de Las Vegas.

Je pars en direction de la villa à la

recherche de mes compagnes. Près du

portail le spectacle est désolant :

Manuella et Richard sont là, Richard tient

encore le fusil qui avait abattu le chien

qui gît sous la clôture, les deux juments

et la pouliche sont tout près, mais le

poulain lui le pauvre est suspendu sur la

barrière sans vie, le corps lacéré par les

crocs du chien, il avait essayé de sauter

pour échapper à son bourreau. Yna porte

comme moi de nombreuses blessures,

Page 79: JULIUS LE FRISON - Wagneur

79

elle avait tenté en vain de défendre son

poulain. Heureusement que Richard

alerté par les aboiements et les

hennissements était sorti avec son fusil

pour porter le coup de grâce au chien.

Nous rentrons pour la première fois

depuis plus d’un an aux écuries et tout

l'après-midi le docteur Johnson qui avait

été appelé s'occupe de nos blessures.

Yna ne cesse d'appeler son poulain.

Toute la nuit elle continue de hennir,

jusqu’au petit matin où sa voix se fait plus

rauque.

Au milieu du matin deux voitures noires

et blanches de la police arrivent dans la

cour des écuries, les hommes en

casquette viennent constater les dégâts.

Un peu plus tard dans la matinée, le

docteur Johnson arrive avec une

camionnette. Il en fait descendre non

sans peine un poulain alezan âgé de

quelques jours. Dès qu’elle le voit Yna se

remet à hennir, prudemment le docteur

Johnson pousse le poulain vers la jument

qui est maintenue tant bien que mal par

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80

Richard et Manuella. Elle est très excitée

et l’on redoute un instant qu’elle agresse

le poulain. Mais la générosité des

juments frisonnes est bien connue qui

parfois vont jusqu'à accepter d'allaiter un

deuxième poulain pendant que la mère

va travailler. Le poulain a très peur de ce

monstre noir qui ne ressemble en rien à

sa mère ; une petite jument pur-sang

arabe qui était décédée des suites de la

mise-bas. Manuella tire sur les pis et le

lait gicle jusqu’aux naseaux du poulain.

Affamé il s’approche enfin et Manuella le

pousse jusqu'à qu’il comprend d'où vient

le bon liquide tiède, il ne se fait pas prier

et tète goulûment. La jument se calme et

commence à le lécher, l’adoption est

accueillie des spectateurs par un

soulagement. Le poulain qui s'appelle

Cliff El Sherrif retourne de lui-même vers

les mamelles, puis, sans aucune crainte

de tout ce monde qui l’admire se couche

dans la litière profonde épuisé par les

émotions.

Quelques jours plus tard nous rejoignons

notre parc vers la rivière, Klementine et

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Sortilège viennent voir cet étrange

poulain qui fait "tache" au sein de toutes

ces "perles noires". Quand je veux

m’approcher, Yna m'éloigne avec

beaucoup de dissuasion. Je me mets à

brouter dans mon coin sans perdre des

yeux mon troupeau.

À peine quelques jours après son arrivée

dans le troupeau de frisons, Cliff montre

un caractère très indépendant et joueur,

Yna, sa mère adoptive a beaucoup de

difficulté à le suivre dans ses folles

gambadées. Sortilège voudrait bien le

suivre aussi, mais ne peut rivaliser

devant l'agilité de ce pur-sang arabe.

Ces jeux sont aussi à la mesure de sa

vivacité, il adore mordiller les jambes de

Sortilège et éviter la riposte qui arrive

toujours trop tard, il est déjà hors de

portée de la mâchoire de la pouliche. Il

vient aussi parfois me narguer et chaque

fois que je veux répondre à ses jeux, il

court se réfugier derrière Yna qui

m'accueille avec les oreilles couchées. Je

n’insiste pas, ma bonne éducation

m’incitant à garder les distances et ainsi

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d'éviter tout conflit avec les juments en

dehors de la période des chaleurs.

Chapitre XII

LE SEVRAGE

L'hiver commence lorsque les personnes

qui étaient venues avec le Docteur

Johnson emmener Cliff jusqu’à’ nous,

reviennent le chercher. Le bon lait de la

frisonne ainsi que nos bons herbages ont

fait de lui un superbe poulain qui certes

n’est pas aussi grand que la pouliche

frisonne mais sa grâce exprime la force

et la noblesse de sa race. Yna est

conduite aux écuries afin de rester seule

le temps que ses mamelles se tarissent.

Elle hennit toute la nuit et tout le jour

suivant appelant désespérément le

poulain alezan.

Après quatre jours elle revient vers nous

les mamelles encore gonflées et

douloureuses. Elle reste souvent tout près

de Sortilège la protégeant comme s’il

s’agissait de sa propre pouliche.

Klémentine ne se montre pas trop jalouse

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car les juments frisonnes sont très

sociables et se battent rarement.

Nous sommes si heureux chez les

Richardson que j’aimerais que cela

continue encore longtemps et que de

nombreux autres poulains voient le jour

ici…