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JULIUS LE FRISON
Copyright © Henri Wagneur
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Toute ressemblance avec des
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existants ou qui ont existés sont pures
coïncidences.
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Chapitre I
LA HOLLANDE
C'est connu; la Hollande est un pays plat,
mais la région où je suis né l'est tout
particulièrement, c'est la Frise
Occidentale. Tellement plate que des
dignes sont érigées ici et là pour
protéger les terres de la mer. C‘est une
région magnifique, toujours verte. Les
gens qui y habitent sont très courageux
et Car ils ont lutté depuis des
générations pour garder et aussi gagner
du terrain sur la mer. C’est dans un coin
reculé, par un beau jour ensoleillé que
j’arrive au monde. Ma mère, Ritten, une
jument frisonne de 16 ans travaille toute
la semaine sur la plage attelée à un char
à deux grandes roues tirant un lourd filet
qui, lorsque la mer se retire, doit être
halé hors de l’eau, puis chargé sur le
char, gorgé de poissons frétillants. Depuis
deux jours, ma mère donnait visiblement
les signes de mon arrivée imminente, car
d’épais bouchons de colostrum avaient
commencé à sortir de ses pis.
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La vie est dure même pour les juments
poulinières. Je suis le dixième poulain de
Ritten et c'est pourquoi son ventre est
resté distendu même après s'être délesté
d'un gros fardeau de pas loin de soixante
kilos.
Je vois le jour sur la plage entre deux
remontées de pèches à marée basse. Et
c’est grâce à ce premier contact avec
l’élément liquide que je garde une
prédilection toute particulière pour
l’eau, au contraire des autres chevaux
hollandais qui en général en ont plutôt
peur. Chez eux cette hantise de l’eau
peut s’expliquer, par la manière dont
sont délimités les verts pâturages de la
Frise, bordés de canaux aux berges
assez dangereuses; Nombres de chevaux
s’y sont noyés, le terrain raviné cédant
sous leurs sabots. Il est aussi une légende
qui disait que les paysans jetaient les
poulains dans les canaux afin de leur
faire peur de l'eau une fois pour toutes
afin qu'ils ne s'échappent pas lorsqu'ils
sont plus grands.
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Nos propriétaires, les Van Herst habitent
une ferme typique à cette région,
construite de briques rouges avec le toit
en paille de roseau, elle est adossée à
une digue plantée de peupliers dont les
racines consolident ses flancs et la
protégeant des embruns, car située à
peine à un bon galop de la mer du Nord.
Le vent souffle presque continuellement
et c’est pour protéger leurs oreilles que
les chevaux sont presque toujours
tournés croupe au vent. Ainsi ils peuvent
rester aux aguets, bien qu’en ce havre de
paix ils n’aient rien à craindre. Nous, les
Frisons n'avons que des amis, les paysans
nous traitent bien, nous sommes leur
fierté, leur outil de travail et leur
compagnon de labeur. C'est pourquoi
nous sommes connus pour notre
gentillesse et notre timidité.
Tous les dimanches je trotte allégrement
contre le flanc de ma mère, qui tracte un
joli tilbury blanc aux liserés bleus. Nous
conduisons les Van Herst à l’église de la
ville. La bonne jument se transforme
littéralement; d’une travailleuse au
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caractère calme et pondéré durant la
semaine; elle devient un fier coursier
au trot cadencé et très relevé. Sa longue
crinière tressée durant le travail est alors
défaite et vole au vent, fouettant parfois
mon chanfrein. Quand je serai grand;
j'aimerai bien posséder une longue
crinière, mais il faudra que mon
propriétaire en prenne bien soin sinon
elle sera pleine de nœuds impossibles à
défaire et j'aurai l'air d'un miséreux
Frison. Souvent les gens des villages que
nous traversons, se retournent sur notre
passage, et pourtant rien de plus
commun que des chevaux frisons, en
Frise. Mais il est vrai que ma mère est
spécialement belle, elle est fille du
célèbre Mark, grand champion et
géniteur des plus beaux modèles de
notre race.
Les premiers mois de ma vie se passent
en général dans le pré derrière la ferme,
attendant patiemment que ma mère
rentre du travail les mamelles gorgées de
lait. Mes longues attentes sont partagées
avec un troupeau d’oies bruyantes et
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Jimmy un poney shetland qui doit
approcher les 30 ans. Jimmy et moi nous
sommes organisés pour chiper quelques
graines aux oies. Pendant que je fais
diversion, le malin poney se régale aux
dames des volatiles qui le gratifient de
coups de becs et d’ailes. Quant à moi je
réussis à peine à grignoter ce qui tombe
de la bouche de Jimmy. Il est comme tous
les Shetland un grand gourmant et cela
lui a valu quelques problèmes de santé
visibles par la déformation de ses sabots
ressemblant aux sabots hollandais,
plusieurs crises de fourbures l'ont
handicapé, mais cela ne l'a pas guéri de
sa goinfrerie.
Je piaffe d’impatience lorsque ma mère
pénètre dans la cour de la ferme à mi-
journée, et le soir après une longue et
dure journée. Les premières succions de
son lait ont un goût fortement salé. Ce
goût salé vient du fait que pendant le
hallage dans la mer, l’eau vient
régulièrement jusqu’à mi-ventre,
fouettant les mamelles y déposant des
cristaux de sel.
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Dès mes deux mois, j'ai droit à
l'accompagner à la mer, mais seulement
les jours de mer calme. La première fois
j'ai eu très peur mais, attaché à côté de
Ritten je n'ai rien pu faire d'autre que d'y
aller. Très vite j'ai trouvé ça même très
amusant, tapant fièrement l'eau de mes
sabots antérieurs, ce qui n'a pas pour
plaire à Monsieur Van Herst qui se fait
parfois gicler.
Un beau dimanche de novembre, j’ai
déjà 4 mois, ma mère et moi sommes
conduits dans la bétaillère vers une
grande ville ou se déroule la foire
annuelle. Le voyage est terrible, c’est la
première fois que je suis en route et
Johan Van Herst conduit brusquement, je
suis pris de panique, et par deux fois à
cause du plancher glissant, je tombe sous
les flancs de ma mère. Heureusement
qu’elle écarte les jambes pour ne pas
bouger et fait réellement attention à ne
pas me piétiner.
A peine arrivé sur place je suis séparé de
ma mère et attaché aux côtés de
plusieurs autres poulains frisons qui tout
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comme moi essayent en vain d’appeler
leur mère. C’est la première fois que je
fais connaissance avec l’attache loin de
ma mère et je me défends comme un fou.
Ma nuque me fait très mal, je tire si fort
que le licol de corde pénètre dans ma
chair. Je cesse de me battre qu'après un
long moment de lutte contre la corde qui
me relie à une grosse barre de fer. Je
suis tout transpirant et mon souffle
haletant. Je ne comprends pas pourquoi
on appelle "tirer au renard", cette
horrible expérience avec l’attache. Les
autres poulains un peu plus âgés que moi
me regarde aussi hébétés et tristes d'être
également séparés pour la première fois
de leurs mamans.
C’est aussi là que j’entends mon vrai
nom, "JULIUS", sûrement parce que je suis
né un premier juillet, en effet on m'a
toujours appelé "Minus", à cause de ma
petite taille.
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Plusieurs hommes affublés d’une canne
en bois clair, chaussés de sabots de bois
laqué et habillés d’une blouse bleue,
costume typique des marchands de
bestiaux hollandais, m’examinent de tous
les côtés. Leur air critique envers ma
petite taille et leur admiration pour les
autres poulains qui sont eux nés au début
du printemps m'impressionne. Mais je
suis très fier de mes longs crins qui sont
roux mais deviendront noirs quand je
serais adulte.
Un garçonnet d’une dizaine années vient
vers moi, me caresse et me tend un
morceau de sucre. Je suis trop crispé
pour l’accepter, d’autant plus que je n’en
ai encore jamais "usé ". L’enfant disparaît
et revient un peu plus tard avec son père,
celui-ci m’inspecte de toute part et
discute vivement avec Johan Van Herst. A
la fin ils se tapent vivement dans la main
à plusieurs reprises, jusqu’au moment où
ils échangent une liasse de billets.
L’enfant s’appelle Markus, il semble si
heureux, et insiste auprès de son père
pour me conduire. A travers le chaos de
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la foire et les nombreux chevaux
présents, je n’ai qu’une idée; rejoindre
ma mère. Et parmi les hennissements, je
crois à chaque instant reconnaître le
sien, je ne tiens plus et au bout d’un
moment je me précipite au beau milieu
d’un groupe de chevaux noirs. Je suis
reçu à coups de sabots et soudain je
ressens une vive douleur au genou droit.
Le petit Markus du même coup roule
dans les pieds de son père et se met à
pleurer, visiblement choqué par la vive
réaction des autres chevaux. Plus tard
c’est à coups de canne et de fouet que
son père me force à rentrer dans un
camion où attendent déjà deux chèvres
blanches.
Nous roulons jusque tard dans la soirée,
et mon genou me fait de plus en plus mal.
Hans le père de Markus nous décharge
dans la cour boueuse d’une ferme
délabrée. Il me conduit dans un box
sombre à côté d’un groupe de jeunes
veaux affolés par mon arrivée.
Toute la nuit j’appelle en vain ma mère et
au matin je n’ai presque plus de voix.
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Hans vient me voir et ne prête pas
attention à ma jambe qui saigne encore,
il me conduit dans un parc en compagnie
d’un groupe de génisses pris de panique
à ma vue et un groupe d'oies m'accueille
à grands cris. Toute ma jambe me fait si
mal, que je ne bouge pas de toute la
journée et refuse toute nourriture. Vers le
soir, Markus et sa mère viennent enfin
me rendre une petite visite. Ils semblent
inquiets pour ma blessure, pourtant ils
me laissent dehors ainsi pour la nuit. Du
pus commence à couler sur mon canon.
Il fait froid et je tremble de tout mon
corps.
Le lendemain matin, un homme avec une
longue blouse brune arrive avec Hans. Il
tâte ma jambe, me fait marcher et fini
par me planter dans l'encolure ce que
plus tard j’apprendrais être une injection.
Une brûlure m’envahi, je me débats puis
fini par tomber en arrière. Ils me laissent
là, complètement affaibli.
Les jours suivants, ma jambe n’allant pas
mieux et ne mangeant presque pas, je
perds toute force, et chaque fois que
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l’homme à la blouse brune vient me faire
des injections, je ne présente plus
aucune résistance, épuisé par la fièvre.
Le petit Markus ne vient même plus
m'observer par-dessus la barrière. L'eau
de mon abreuvoir n'est même plus
changé, j'ai de la peine à y boire tant
c'est sale, les oies allant régulièrement y
faire trempette. Je maigris tous les jours
un peu plus, sur mes flancs on peut
compter sans problème le nombre de
mes côtes et ma jambe est grosse de
l'épaule au sabot.
Une bonne semaine plus tard, une
bétaillère s’arrête le long du pré, le
chauffeur avec l’aide de Hans me pousse
sans ménagement dans le véhicule. Au
premier tournant, je tombe et reste ainsi
au sol allongé sur le côté. A chaque
secousse ma tête heurte le plancher de
tôle, mais je n'ai pas la force de réagir. Le
voyage n'est pas très long, dans ma demi-
inconscience je suis incapable de me
rendre compte du temps passé dans cet
horrible véhicule, je n'ai même pas
constaté qu'il s'était stoppé, quand
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soudain je suis surpris par la porte qui
s’ouvre et le soleil m’éblouis. Une petite
dame âgée gravit la rampe de
chargement et s’approche de moi, elle
me parle doucement et me caresse
longuement. Je me sens soudain mieux et
j’essaie dans un effort de me lever, je
retombe lourdement... A ma deuxième
tentative, la femme me soutient et
ensemble nous descendons du véhicule
pas à pas, moi sur les trois pieds qui me
restent valides. Elle me conduit lentement
dans un box spacieux puis va discuter
vivement avec le chauffeur. Quelques
minutes plus tard elle revient, me caresse
tendrement l’encolure en me susurrant
quelques mots doux à l’oreille, et
commence avec de l’eau tiède à nettoyer
ma jambe blessée. La plaie s’étant
infectée, du sang et du pus avaient coulé
jusque sur le sabot. Puis, elle prend des
herbes, qu’en temps normal j’aurais
volontiers croquées, car pour l’instant je
n’ai pas faim. Elle les applique sur la
plaie, puis les fixe à l’aide de plusieurs
bandages. Plus tard dans la soirée alors
que je somnole, elle revient avec un bon
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repas de son humide et tiède avec une
grosse poignée de carottes. Je me décide
à manger, mû par une force de vie et
aussi presque inconsciemment pour lui
faire plaisir. Avec ma jambe enflée et
emballée soigneusement je ne peux pas
me coucher, mais par moment je
m'appuie contre une paroi de mon box
afin de pouvoir récupérer un peu de
force.
Les jours suivants, Irma, puisque c’est son
nom, me consacre une grande partie de
son temps. Elle s’occupe de moi,
changeant les bandages et les herbes
plusieurs fois par jour, car la jambe a
commencé à désenfler, elle me fait faire
quelques pas dans la cour et me donne à
manger à la main toutes sortes d’herbes
odorantes que je ne connais pas. Petit à
petit mon état s’améliore. Au bout d’une
dizaine de jours, j’arrive à marcher
presque normalement, je commence
aussi à me coucher, Irma me conduit
alors régulièrement faire un long séjour
les jambes immergées dans un canal ou
l’eau coule parfois dans un sens et
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parfois dans l’autre, une fois saumâtre,
une fois douce. C’est parce que la mer
n’est pas loin, et que les marées agissent
sur le sens du courant d’eau. Il me faut
plus d'un mois pour être complètement
guéri. Je peux aller maintenant au pré en
compagnie de plusieurs autres rescapés.
Ils semblent tous revenus de loin et
Tatiana une vielle jument me confesse
même un jour, qu’elle avait échappé au
boucher. Sur le moment je ne comprends
pas ce que cela veut dire. Il paraît que
des hommes n’hésitent pas à manger du
cheval... quelle horreur! Nous parlons
souvent de notre futur, Tatiana nous dit
qu'elle a connu Jelle un vieux frison de
cirque qui, malgré les soins d'Irma
pendant de longs mois, n'a pas pu être
sauvé. Irma l'a fait endormir derrière la
ferme, se refusant à le faire tuer dans un
abattoir.
Il y a maintenant trois magnifiques
années que je suis chez Irma. Je suis
devenu un bel étalon aux longs crins.
Irma a dû me séparer des autres chevaux,
spécialement des juments, je
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commençais à avoir des « gestes
déplacés », parait-il ! Mais voici plusieurs
jours qu’Irma ne vient plus nous voir.
Depuis quelque temps elle montrait des
signes de fatigue. Joseph le voisin et sa
femme viennent nous jeter du foin par-
dessus la barrière. Le docteur, qui venait
régulièrement nous saluer et nous
apporter un croûton de pain, est venu
plus souvent cette dernière semaine. Et
puis un jour, portée sur un fauteuil par
nos voisins Irma vient nous saluer, elle
nous parle très doucement:
- "Ne vous faites pas de soucis, mes
petits, je serais bientôt sur pieds
pour vous."
Joseph lance un coup d'œil triste vers son
épouse, puis ils reconduisent Irma dans
sa maison.
Le lendemain matin le docteur arrive très
tôt et repart très vite. Plus tard une
longue voiture noire s’arrête dans la
cour de la ferme devant la porte de la
cuisine. J'essaie en vain de tendre mon
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cou pour voir ce qui se passe, mais je ne
vois rien jusqu'à que l'automobile parte.
Pendant les jours qui suivent c’est le fils
d’Irma qui vient nous nourrir. C'est un
brave gars, il a vraiment l'air désemparé
et ne sais pas trop comment s'y prendre
avec nous. Un jour, il arrive avec un grand
Monsieur aux cheveux longs. Ils me
mettent un licol et me chargent dans un
grand camion aux couleurs vives. J'hésite
longtemps avant d'entrer, les souvenirs
de mes premiers voyages ne se sont pas
encore estompés. A la fin je rentre très
prudemment encouragé par deux autres
frisons qui m’y accueillent. Nous partons
et durant la journée entière nous
voyageons. Par trois fois nous nous
arrêtons et chaque fois un autre frison
vient compléter le camion. Puis toute la
nuit le camion est immobilisé, on nous
apporte du foin et de l’eau fraîche. Carlo,
un des Frison me parle d'un cirque dans
un pays lointain où nous irions, mais il
n'est pas très clair et cherche toutes les
occasions pour me pincer, il est très
nerveux car c'est la première fois qu'il
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voyage. Histoire de le distraire je lui
raconte mes misères, il s'en fiche
totalement et ne pense qu'à grignoter et
à me chicaner. Un des hommes présent
constate que je suis déjà blessé
légèrement à l'encolure par les morsures
et vient raccourcir la corde de Carlo.
Nous sommes très inquiets dans l'attente
du départ.
Le lendemain matin, trois personnes
viennent dans le camion, nous inspectent
et contrôlent même le numéro tatoué
sous la langue de chacun, ce que tout
frison enregistré se doit d’avoir. La
discussion est assez vive à mon égard,
car je n’ai jamais subi ce genre
d’identification. Parce que blessé, le jour
de la foire, Hans n’avait pu me conduire à
la séance de tatouage des poulains. Nous
reprenons la route tout le jour, le voyage
est fatigant, il est entrecoupé de plusieurs
arrêts ou nous recevons de quoi satisfaire
notre soif, mais rien à manger.
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Chapitre II
LE DRESSAGE
Le soir arrivé, nous nous arrêtons dans un
lieu bizarre. Une musique forte se fait
entendre et l’on entend par
intermittence des bruits très forts qui, je
l’apprendrai plus tard, viennent des
mains des hommes; des
applaudissements. Des odeurs très
spéciales parviennent aussi à nos
naseaux, elles semblent réveiller en nous,
un désir de fuite. Des effroyables
rugissements se font entendre et nous
redressent les poils sur l’échine. Mais la
fatigue et la gentillesse des hommes qui
s’occupent de nous, ont tôt fait de nous
rassurer. Nous sortons du camion à
moitié titubant. Le sol semble se dérober
sous nos sabots et nous entrons dans une
étrange écurie, en toile, où d’autres
étranges animaux s’y trouvent déjà. La
faim aidant, nous prenons possession de
nos boxes, nous jetant sur un bon repas
de foin et de graines diverses posées à
même le sol. Étonnant d’ailleurs, il n’y a
pas de béton sous la paille, les écuries
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sont directement montées sur un champ
d’herbe. Le matin je fais la connaissance
de mon voisin, un vieux cheval blanc qui
m’apprend que nous sommes dans le
cirque Merano, et qu’il fait partie d’un
groupe de chevaux Lipizzan dressés en
liberté, que nous devrions remplacer
l’année prochaine. J'ai une faim terrible,
le foin disposé à volonté ne me suffit pas,
je trouve sous la paille un restant d'herbe
que j'ai vite fait de croquer. Plus tard des
hommes au teint basané viennent nous
chercher pour nous conduire dans une
grande tente aux bandes bleues et
rouges. Nous sommes conduits au pas
pendant un long moment dans un petit
cercle en restant bien sagement en file.
Moi j'avance volontiers mais deux de mes
collègues se font tirer, ils sont très
fatigués et marchent en titubant
bousculant l'homme qui les conduit. Un
homme placé au centre du cercle vient
tour à tour vers chacun de nous pour
nous flatter et nous donner une friandise,
prononçant avec insistance notre nom à
plusieurs reprises. Puis nous regagnions
notre écurie en traversant un étrange
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village de petites habitations sur roues.
Tard dans la nuit les hommes d’écurie
nous conduisent à pied par la route dans
un étrange lieu ou d’étranges machines
circulent sur d’étranges routes
métalliques. Je fais connaissance avec le
rail. Ils installent les six frisons dans un
confortable wagon où nous passons le
reste de la nuit, les autres chevaux dans
un autre.
Au petit matin le train se met en route et
nous roulons que peu de temps. Le train
reste immobile durant plusieurs heures
et les hommes qui nous conduisirent le
jour précédent nous déchargent et nous
mènent à travers la ville, une foule
d’enfants nous suit durant tout la balade,
nous arrivons sur la place de la ville ou
seule notre écurie est déjà montée. Toute
la journée est marquée par des bruits
incessants de coups de masse sur les
piquets du chapiteau et de véhicules mis
en place. Enfin vers la tombée de la nuit,
une paix de courte durée y fait place. Le
soir même le cirque Merano donne son
spectacle et nos collègues Lippizan y
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participent comme à l’accoutumée vêtus
de harnais et de plumes, je suis ébahi et
ne peut m’imaginer un jour décoré de la
telle manière, un frison habillé de plumes
d’autruche, ma mère aurait honte
sûrement.
Les choses sérieuses commencent le
lendemain. Charly le dresseur-maison,
commence par me régler un harnais
d’entraînement. Comme c’est la
première fois que l’on me sert la poitrine,
il a la délicatesse de laisser la sangle
flottante. Par contre la sous-queue me
gêne un peu, je rentre les fesses les
premières foulées. Il me conduit dans
l’enceinte du cirque et commence mon
éducation à la longe. Il a beaucoup de
patience et m’explique avec
récompenses à l’appui, toute nouvelle
demande. Il en faut de la patience avec
nous autres les Frisons, notre réputation
de têtus et stupides n’a rien d’une
légende.... Mais une fois bien éduqués,
nous n’oublions jamais; c'est ainsi! Et
c'est comme cela que continue ma
formation pendant plusieurs semaines au
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fil des différentes villes que nous visitons.
Les enrênements qui relient le mors au
surfaix sont un peu plus tendu qu’au
début de ma formation. Deux, parfois
trois séances par jour alternent avec les
jours de voyage où il n’y a pas de
répétition, la piste n’étant pas montée à
temps.
Après trois mois, assez intensifs, chacun
d’entre nous, ayant appris séparément le
travail à la longe, Charly commence à
nous faire travailler à deux, puis à quatre
puis les six frisons ensemble, et toujours
dans le même ordre déterminé. Comme
je suis le plus docile et le plus grand
(c’est vrai que j’ai 6 mois de plus que les
autres), je suis tout de suite nommé "tête
du groupe" avec le numéro un, poste le
plus important, car la moindre faute et
nous voilà emmêlés dans les longes.
Nous apprenons à nous mettre par deux
ou par trois puis même par six. La plupart
de notre travail s’effectue au trot. Mais
quand nous sommes un peu frais, un
début de séance Charly nous laisse
galoper. Ceci n’est pas toujours évident
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pour nous autres frisons, le galop n’étant
pas notre allure de prédilection. Et puis
quand on trotte trop vite nos sabots
tapent la banquette du manège. Carlo lui
n’a pas encore réussi à galoper
correctement, il est sur un pied avec les
antérieurs et sur l’autre avec les
postérieurs, ce qui n’est ni élégant ni
agréable, il renonce, et reste au trot.
Nous continuons plusieurs semaines avec
les longes et puis un beau jour, l’un après
l’autre, en commençant par le dernier,
tous mes collègues sont lâchés. Je dois
encore garder la longe une bonne
semaine jusqu’au jour ou je suis enfin
sans attache. La formation se poursuit
pendant encore quelques semaines avec
en alternance, séances avec ou sans
longe. Car de temps en temps, une
certaine confusion règne et c’est la
mêlée, Carlo, toujours au caractère assez
agressif en profite toujours pour me
décocher quelques coups de dents, vite
réprimés par Charly.
L’automne se fait humide, et bientôt il
devient difficile de trouver des places
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pour installer notre cirque. La pluie très
abondante de ces derniers jours rend les
terrains trop profonds pour les lourds
véhicules du cirque, la plupart des places
étant dans des terrains herbeux, car les
lieus en asphalte se louent plus cher. Un
jour de décembre de ma quatrième
année, en pleine nuit, nous sommes
réveillés par des cris, et quand la lumière
s’allume dans notre écurie nous sommes
très surpris de voir les toiles du toit
pendre à quelques centimètres de nos
dos. Les hommes d’écurie nous sortent
rapidement, je m’aperçois à ce moment
les raisons de ce réveil nocturne ; une
neige épaisse recouvre tout, et des
hommes s’affairent partout pour la
déblayer. Les chauffages du chapiteau
sont mis en route et rapidement la neige
commence à fondre en tombant avec
fracas sur la ligne des piquets qui
maintient la toile tendue. Nous montons
dans un camion et nous sommes conduits
ainsi à la gare où notre wagon nous
attend sous la neige aussi.
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Le jour suivant la neige continue à
tomber et le cirque est obligé
d’interrompre sa tournée car il ne reste
plus suffisamment de places pour
continuer. Tard dans la soirée le train
s’immobilise près des quartiers d’hivers
du cirque que je découvre pour la
première fois avec intérêt. Nos boxes en
dur, sont spacieux et les écuries chaudes
sont très appréciées par leurs habitants
après les difficiles journées que nous
venons de vivre. Nous restons deux jours
à l’écurie sans voir personne d’autre
qu'Habib le Marocain qui nous fourrage
de manière très frugale. Dès le troisième
jour nous reprenons l’entraînement dans
un cabanon situé au centre des quartiers.
Nous travaillons dur, toujours deux à trois
séances par jour partageant la piste avec
les autres animaux qui ont rejoint les
quartiers d’hiver. Je suis très attiré par
animal très bizarre qui s’appelle Oscar. Il
s’agit d’un chameau très poilu qui
s’échappe régulièrement de son écurie
située en face de la nôtre. Il vient semer
une pagaille dans nos rangs et a une
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prédilection pour affoler Habib qui en a
une sainte peur.
Quelques semaines après notre arrivée
aux quartiers d’hiver, les six vieux
lippizans quittent les écuries sans
connaître leur destination. Certains
d’entre-deux parlent d’un cirque italien
où d’autres chevaux avaient déjà été
envoyés quelques années dans le passé,
d’autres pensent que la seule issue pour
les vieux chevaux de cirque c’est
l’abattoir... Le silence règne tout le jour et
nous ne cessons de penser à ce qu’il
nous arrivera quand nous ne serons plus
utiles.
Un beau jour nous devons répétez avec
un orchestre, cette musique a pour effet
de nous stimuler largement, même un
peu trop aux yeux de Charly qui fait tout
pour nous calmer. Dès le lendemain une
grande effervescence règne dans les
quartiers, les véhicules sont déplacés,
remplis et partent pour la gare, et puis
enfin c'est notre tour, nous allons
regagner notre wagon.
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Chapitre III
LA PREMIERE TOURNEE
C'est ainsi qu'au mois de mars nous
partons en tournée, et pour nous la
première présentation est plutôt
héroïque. En effet c'est la toute première
fois que nous travaillons en public, les
applaudissements et la musique sont la
source d’une jolie excitation et notre
présentation s’effectue presque
entièrement au galop en lieu et place
d’un gentil trot cadencé comme il est
d’usage pour un numéro de liberté.
Charly garde son calme, car il sait qu'en
aucun cas nous devons être traumatisés
de cette expérience. Au bout de
quelques jours, la routine entre dans nos
habitudes et nous remportons beaucoup
de succès. Nos robes brillantes sous les
projecteurs, ainsi que de magnifiques
harnais blancs, ornés de plumes
d’autruches rouges sont du meilleur effet.
Je n’aurais jamais pensé éprouver de la
fierté d’être habillé de telle manière.
Vers le milieu de l’été, les affaires ne sont
pas brillantes car toutes les bonnes
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places touristiques ont déjà été visitées
avant nous par un grand cirque
américain qui a envahi de ses affiches
gigantesques tous les espaces
publicitaires disponibles. C’est à ce
moment qu’arrive au cirque la jeune
Manuella, la fille du directeur d’un petit
cirque qui a fait faillite dans la région où
nous nous trouvons. Elle fait un peu tous
les travaux, tantôt à la garde-robe, tantôt
aux cuisines, elle ne chôme pas. Elle vient
souvent aux écuries et semble très attirée
par les frisons. Un jour elle me sort seul
et me pose sur le dos une selle. Aidée de
Charly, elle monte tout doucement sur
mon dos, je frémis et marche avec
tellement d’entrain que Charly doit me
ralentir par la bride. C'est une drôle
d'impression d'avoir un cavalier sur mon
dos, mais elle est très légère et c'est
plutôt les chatouillements de ses jambes
qui sont la source d'un léger soubresaut.
Dès ce jour, Manuella me monte
régulièrement et je fais rapidement des
progrès en dressage. J’apprends à faire
30
un compliment sur un genou, appelé
étrangement le salut de la reine!
Vers l’automne nous commençons à
recevoir que du foin à manger et nous
perdons rapidement du poids. Charly est
très fâché et crie souvent contre le
directeur jusqu’au jour ou il nous quitte.
C’est pour nous, la catastrophe, car c’est
alors le patron qui doit nous présenter
en piste, il n’est malheureusement pas
capable de le faire correctement. Nous
recevons parfois des coups de fouet et
notre présentation se dégrade de jour en
jour. Un de mes collègues, Ogue, se
prend même un coup dans l'œil, il a la
paupière fermée pour plusieurs jours.
Manuella vient nous réconforter et
chaque fois qu’elle a un moment elle me
sort pour me faire brouter l’herbe aux
alentours et elle nous apporte souvent du
pain qu'elle récupère des cuisines. Les
ouvriers commencent à quitter aussi le
cirque faute d’être payés et bientôt, il
n’en reste plus suffisamment pour monter
le chapiteau en un jour et nous restons
parfois deux jours dans le train.
31
Et puis un jour ; deux frisons quittent le
cirque et nous continuons le numéro à
quatre devant un public de plus en plus
clairsemé. Nous regagnons les quartiers
d’hiver plus tôt que prévu et deux autres
frisons partent à leur tour. Je reste avec
Frisque le numéro deux du groupe.
Manuella nous entraîne régulièrement
pour faire un numéro avec deux petits
poneys blancs, Raoul et Tintin, deux
vraies pestes qui ne manquent pas
chaque occasion pour nous mordre les
jarrets. Manuella est désemparée de
notre situation, elle n'est pas très experte
en dressage en liberté et les poneys lui
en font voir de toutes les couleurs. Il n'est
pas rare que je la vois pleurer. Elle vient
souvent chercher réconfort contre mon
encolure, caressant doucement ma
longue crinière.
Après un mois d’essai et devant les
difficultés que lui causent les deux
shettys, Manuella abandonne l’idée de
nous faire travailler ensemble. Les deux
poneys partent et Frisque à son tour
quitte les écuries. Le chameau et les
32
autres animaux partent aussi. Je reste
seul, et Manuella passe presque toute sa
journée avec moi, elle continue à
m’enseigner la haute école et quand
arrive le printemps j’ai une forme
sensationnelle. Je suppose que la bonne
nourriture qu'elle me donne vient à être
payée de sa poche. C'est que les frisons
sont connus pour ne pas être très sobres.
Le pas espagnol, c’est un truc que
j’adore, je lance mes antérieurs si haut
que je dois faire attention à mon menton.
Le passage et le piaffé c’est pas mal, mais
c’est très fatigant, Manuella ne me les a
appris que petit à petit pour ne pas
forcer mes jarrets qui sont le point faible
des frisons, paraît-il! Quant aux
changements de pieds, je ne suis pas
encore au point, mes postérieurs ne
veulent pas toujours se synchroniser avec
mes antérieurs, En plus, apprendre tout
cela sur une piste de 13 mètres de
diamètre, ce n’est pas évident.
C’est à cette époque que Frédy Boltini du
cirque italien du même nom vient nous
auditionner. Il connaît bien ma jeune
33
cavalière, c'est sa nièce, car elle est la
fille de sa sœur, décédée deux ans
auparavant en chutant d’un trapèze. Je
donne mon maximum et le soir Manuella
vient me porter un paquet de carottes
avant d’aller se coucher. Elle enlace ses
bras autour de mon encolure et reste un
long moment à me caresser. Je suis aux
anges et je comprends que l’audition
s'est bien passée.
Chapitre IV
L’ITALIE
Une semaine plus tard nous partons
ensemble avec un camion qui tire la
caravane de Manuella. Nous voyageons
presque deux jours et arrivons exténués
dans une région chaude et ensoleillée
dans le sud de l’Italie. Le cirque Boltini
est superbe, un tas d’animaux que je ne
connaissais pas occupent tous les
arrières de la place, je suis fasciné par
Géraldine la girafe qui allonge son long
cou pour me gratifier d’un cou de langue
sans fin sur mes naseaux. Et puis il y a cet
énorme animal avec deux cornes sur le
front, j’avais déjà vu des éléphants, mais
34
alors ce rhinocéros, pas très sympathique
avec ses minuscules yeux placés de telle
sorte de chaque côté de la tête que l’on
n’en voit qu’un à la fois. Je reste pétrifié
prêt à fuir, mais très vite rassuré par les
douces paroles de Manuella. Je ne rejoins
pas l’écurie des chevaux mais une petite
tente montée juste devant la caravane de
ma patronne qui est déjà occupée par
quatre étranges chevaux rayés, des
zèbres, qui ont une grande peur de ce
monstre noir dont ils ne peuvent pas
apercevoir les yeux dissimulés par mon
long toupet. Ils parlent un étrange
langage incompréhensible pour moi. Un
mélange de braiments d’ânes et de
hennissements.
Dès le lendemain, je présente mon
numéro en piste. Manuella a un costume
somptueux rouge, couvert de paillettes
or et argent et j’ai une bride blanche
avec des petits miroirs, la selle est
couverte d’une housse en cuir blanc. Fier
comme un pou, j'obéis au doigt et à l'œil
de ma belle cavalière. Tout ce passe
extra, à part l'orchestre qui semble avoir
35
des problèmes à saisir mon rythme, il est
vrai que le chef d'orchestre tourne le dos
aux musiciens faisant face à la piste
pendant sa conduite et ce n'est pas
évident pour les musiciens de le suivre.
En principe pour chaque allure la
musique doit changer et se mettre à la
même cadence. C'est pourquoi Slavek le
chef d'orchestre polonais avait choisi
différents thèmes pour mes figures. Nous
produisons un grand succès et nous
devons retourner en piste pour un
deuxième salut, appelé "rappel". Frédy
Boltini qui nous attend à la sortie avec
son gros cigare à la bouche, met
affectueusement sa main sur la jambe de
Manuella et la félicite. Il ne daigne pas
m’accorder un moindre regard, j’y suis
quand même pour quelque chose..
Non ? A la sortie du chapiteau un
photographe nous fait encore poser dans
toutes les postures et mes yeux clignent à
moitié aveuglés par tant de flashes.
Quand Manuella met pieds à terre elle
prend une poignée de sucre qu’elle avait
préparé à l’entrée de l’écurie et me la
donne et m’embrasse doucement sur les
36
naseaux. Puis avec un mouchoir elle
essuie délicatement le rouge à lèvres qui
s’y est déposé. Je passe la plus belle nuit
de ma vie, heureux et rassuré enfin, sur
notre futur. J’espère que cette nuit ne
finira jamais, et m’endors comme un
poulain au soleil.
Le lendemain matin, Manuella arrive à
l’écurie avec le journal local. Elle montre
à Rachid, le garçon d’écurie tunisien qui
s’occupe des zèbres, la photo trônant au
milieu de la page, nous montrant, et qui
relatait la "première" du cirque dans la
ville avec un titre qui en dit long:
"Manuella la belle écuyère du cirque
Boltini et son étalon noir", ils auraient pu
mettre mon nom….
La tournée en Italie me plaît beaucoup,
hormis que parfois je transpire beaucoup
sous la toile de la tente de mon écurie,
car le climat sud-italien n’est pas celui de
ma Hollande natale. En plus les mouches
sont très agressives et je n’y ai pas été
habitué, car en Hollande il n’y a presque
pas de mouches à cause du vent qui
souffle sans cesse près de la mer. Mais
37
comme les frisons ont la peau dure et
peu sensible c'est supportable et
Manuella ne manque pas de me
vaporiser de temps en temps avec un
insecticide parfumé. Enfin, le plaisir de
travailler dans un cirque bondé avec une
si douce maîtresse m’est si agréable que
j’en oublie les inconvénients climatiques.
Depuis quelques jours, le cirque Boltini
est installé dans une petite ville des
Pouilles tout près de la mer, il fait si
chaud, c’est intenable, il n'y a pas un
soupçon de vent, Manuella arrive au
beau milieu de l’après-midi avec la
vieille bride d’entraînement, elle n’a pas
son pantalon d’équitation, mais un simple
short. Elle me sort de l’écurie, harnaché
juste de cette bride, on étouffe encore
plus à l’extérieur, je ne comprends pas
ses intentions quand elle me saute dessus
à cru et me conduis de l’autre côté des
dunes. C’est alors que mes naseaux
frémissent, une odeur salée qui me
rappelle un doux souvenir. La mer s’étale
devant nous, lisse, comme figée. Nous
nous amusons dans cet élément si
agréable par cette chaleur pendant un
38
long moment sous les yeux interloqués
des baigneurs. Je n’ai plus envie de sortir
de l’eau, mais nous devons rentrer au
cirque. Le soir, je suis tellement épuisé de
notre escapade à la mer que mes
prestations s’en ressentent, j’arrive à
peine à passager, mes sabots me
semblent si lourds. Manuella n’est pas
très contente. Pendant tous les jours qui
suivent, à chaque fois que cela est
possible nous retournons à la mer, mais
Manuella ne me laisse pas trop folâtrer
dans l’eau, ménageant ainsi mes forces
pour le spectacle du soir.
Voilà maintenant deux ans que nous
sommes au cirque Boltini. Manuella est
toujours aussi attentionnée pour moi.
Mais depuis l’arrivée de Riccardo le
nouveau trapéziste, Manuella passe un
peu moins de temps en ma compagnie.
Car chaque fois que Riccardo vient lui
rendre visite dans sa caravane, ils restent
de longues heures sans sortir. Je
commence à être jaloux, de plus ce
Riccardo n’aime pas les animaux. Il est
parait-il allergique aux poils des
39
chevaux, quelle idée! Pas une caresse,
pas une friandise... Je pense même, qu’il
est jaloux de moi. Néanmoins Manuella
trouve quand même le temps de
m’entraîner avec une selle d’amazone. Je
ne comprends pas où cela va nous mener
et trouve cette manière de monter
complètement idiote, car j’ai de la peine
à comprendre toutes les indications de
ma cavalière qui viennent que du côté
gauche avec sa jambe gauche et du côté
droit avec une cravache. En plus, j’ai
toujours détesté la cravache.
Heureusement que ma maîtresse a
beaucoup de patience pour me faire
comprendre que cet instrument n’est pas
utilisé pour me punir, mais seulement
avec douceur pour remplacer les
indications de la jambe droite manquant
dans ce genre de monte. Il est vrai qu’il y
a des avantages ; notamment au niveau
du confort, la selle d’amazone est plus
large sur le dos et réparti bien le poids
de la cavalière, mais il faut sangler très
fort sinon la selle tourne et moi comme
presque tous les frisons, je n’ai pas
beaucoup de garrot.
40
Riccardo a même demandé à Manuella
de l’assister dans son numéro ; c’est elle
qui lui retire sa grande cape pailletée
avant de monter sur son trapèze. Il
voudrait lui enseigner le trapèze, mais
Manuella se rappelle l’accident de sa
mère et n’a pas envie de prendre des
risques, surtout qu’elle a déjà beaucoup
à faire avec moi. Mes longs crins ébène
demandent beaucoup de soins. Chaque
jour il faut les démêler, les peigner
soigneusement pour ne pas en arracher.
Et puis comme les frisons ont de grands
et beaux fanons qui ont la fâcheuse
tendance à héberger des parasites ; il
faut aussi les laver chaque jour, et les
maintenir propres.
En un beau jour d’automne, Riccardo est
extrêmement attentionné avec Manuella,
cela m’agace sérieusement d’autant plus
qu’elle en oublie mes gâteries. Nous
allons répéter avec la selle d’amazone et
au moment où il aide ma cavalière à
monter, j’en profite pour le pincer sur le
côté! Sa réaction est violente et je reçois
une claque sur les naseaux. Jamais
41
accoutumé à ce genre de traitement, je
fais un bon en arrière et Manuella tombe
alors lourdement à terre. Elle essaie de
se relever mais n’y arrive pas, c’est alors
qu’elle se met à crier contre Riccardo. Je
ne l’avais encore jamais vue furieuse
comme ça. Pendant que deux hommes
de piste la porte dans la voiture de Frédy
Boltini, on me reconduit dans ma tente et
je ne revois plus ma maîtresse de toute la
soirée, c’est Mustapha un homme de la
ménagerie qui me donne à manger. Le
spectacle a lieu sans nous. Je suis tout
inquiet et ne mange qu’à contrecœur
laissant une partie de mon grain.
Le lendemain Manuella arrive en
clopinant avec deux cannes. La pauvre
s’est cassée une jambe en tombant de
mon dos. Je suis si triste et j’ai peur
qu’elle soit fâchée contre moi.
Lorsqu’elle entre dans mon box j’ai un
peu peur qu’elle me réprime et
j’esquisse un mouvement de recul. En
plus la claque reçue de Riccardo m’a
traumatisée, j’ai perdu confiance et j’ai le
sentiment d’avoir fait quelque chose de
42
mal. Au contraire, elle sort de sa poche
une carotte puis m’embrasse tendrement
sur mes naseaux. Le soir même, Riccardo
vient la rejoindre dans sa caravane. Au
bout de quelques minutes j’entends des
cris et le trapéziste fini par sortir en
claquant la porte. Dès ce jour, ils ne se
revoient que lorsque Riccardo sort du
chapiteau à la fin de son numéro et qu’il
passe devant la caravane de Manuella en
nous un coup d'œil qui en dit long sur sa
rancune.
Pendant plus de huit longues semaines
Manuella ne peut pas travailler. Lorsqu’on
lui enlève le plâtre elle commence à me
remonter en amazone. Nous reprenons
après une dizaine de jours les spectacles,
directement avec la selle d’amazone. Et
en définitive cela commence à me plaire,
d’autant plus que le nouveau costume de
ma cavalière, une somptueuse robe bleue
avec des kilomètres de volants rehaussés
de paillettes dorées, donne à notre
exhibition, une classe incomparable.
Frédy Boltini semble ravit et depuis cette
époque c’est souvent lui-même qui vient
43
aider ma cavalière à monter et à
descendre, car ce n’est pas facile, la robe
pouvant rester coincée dans les fourches
de la selle. Riccardo vient encore de
temps en temps relancer Manuella, mais
elle le reconduit vivement à chaque fois
et au passage il me lance toujours un
regard qui en dit long sur l'hostilité qui
l’anime à mon égard.
Tout ce passe comme d’habitude jusqu’à
ce jour où Manuella arrive alors avec la
selle d’amazone pour un petit
entraînement. Lorsqu’elle me sangle, je
ressens une certaine gêne sous la selle
puis quand elle me monte dessus, une
énorme douleur me fait sauter dans tous
les sens. Manuella a juste le temps de
m’arrêter et de descendre rapidement,
ce qui est assez difficile et dangereux
avec ce type de selle. Heureusement elle
montait avec ses pantalons et non en
robe. Elle cherche ce qui m’avait fait
réagir et trouve plantées dans la
chabraque, deux pointes métalliques, les
mêmes que celles qui sont utilisées pour
placarder les avis derrière le rideau
44
d’entrée de la piste. Elle court appeler
Frédy Boltini. Tous les deux partent en
courant vers la roulotte de Riccardo.
Frédy empoigne le trapéziste, le tire en
dehors et le jette violemment à terre.
Une foule de travailleurs et d’artistes
assistent à la bagarre. Moins d’une demi-
heure plus tard, l’acrobate quitte le
cirque sans oublier de démonter ses
agrès sous le chapiteau. Heureusement,
les blessures causées par les pointes ne
sont pas importantes et avec une petite
peau de mouton sous la selle, je peux
quand même travailler le soir même.
Vers Noël, nous participons à un grand
gala dans un immense bâtiment avec des
centaines d’enfants comme spectateurs. Il
paraît que des milliers d’autres
spectateurs peuvent aussi nous admirer
dans une petite boite appelée télévision.
Pour cette occasion Manuella me fait
enfiler des souliers en caoutchouc pour
ne pas glisser sur la scène ou nous
devons évoluer. A la fin du spectacle, une
ribambelle d’enfants s’aligne autour de
moi et interprète une chanson de Noël,
45
un Père-Noël est aussi là et distribue, à
moi aussi, des cacahouètes et du
chocolat. Les enfants sont fascinés par les
crins de mon toupet qui tombent jusque
sur mes naseaux, tous veulent me
caresser, c’est génial d’être ainsi admiré.
Le cirque italien ne s’arrête pas en hiver,
car le doux climat du sud permet de
monter le chapiteau tout au long de
l’année. Au début du printemps un petit
homme vient nous voir, il parle une
langue très musicale. Il discute
longuement avec Manuella et j’apprends
qu’il s’agit d’un impresario américain et
qu’il lui propose de partir avec moi pour
Las Vegas. Cela ne me dit rien du tout, je
ne me rappelle pas avoir entendu parler
d’un cirque s’appelant ainsi. Il doit
bégayer cet homme car il dit souvent
"Circus-Circus"...
Chapitre V
LAS VEGAS
Un mois plus tard, Manuella me conduit
en un lieu étrange, où une quantité de
ces machines volantes appelées avions,
46
attend au sol le ventre ouvert. Un homme
que je suppose être un vétérinaire, après
mes aventures en Hollande je commence
à les reconnaître de loin, me fait une
piqûre, et peu après je me sens calme et
décontracté. Manuella avec l'aide du
véto m'installe dans une espèce de caisse
très étroite, où je ne peux pas bouger. Le
vétérinaire me met des sangles sur le dos
et sous le ventre, on me fixe sur la tête
une espèce de casque, j’ai l’air fin, un
frison ficelé et habillé de la sorte, la
honte...
Puis une grosse machine soulève le tout.
Oh! Ah oh! J'ai la pétoche!
Enfin on arrive dans le ventre d’un gros
avion. Manuella suit de près mon état de
nervosité en me flattant. La porte de
l’avion se referme et un bel homme en
uniforme bleu avec casquette vient
donner des recommandations à ma
maîtresse qui s'attache sur un siège à
côté pas très loin de moi. Les moteurs de
l’engin se mettent en route et tout vibre
autour de nous. Je me mets à trembler
autant que lorsque j'avais fait la
47
connaissance avec la girafe. L’avion se
met en mouvement et soudain je me sens
comme plaquer au fond de mon box,
Manuella n'a pas l'air très rassurée sur
son siège. Puis tout semble se calmer, je
peux alors de nouveau bouger sur mes
jambes. Manuella se lève et vient me
caresser doucement. Ouf ça va mieux!
Nous restons des heures et des heures
dans cet avion, je somnole par moments
et une faim terrible m'envahit, car les
émotions ça creuse, c'est bien connu.
Mais à part quelques sucres et un peu
d'eau, Manuella reste insensible à mes
demandes. Le soleil ne semble jamais se
coucher à travers les petites fenêtres
rondes de l'engin. Puis enfin le soleil se
couche et, Manuella vient me porter des
sucres au goût bizarre, je les refuse dans
un premier temps puis la faim aidant, je
les accepte en faisant "flehmen" pour
montrer mon dégoût. Quelques minutes
plus tard je me sens étourdi, mes jambes
cèdent par moments et je comprends
enfin l’utilité des sangles posées sous
mon ventre. Mes oreilles sifflent. Petit à
48
petit je suis alors poussé vers l’avant et
mes oreilles me font un mal fou. Une
grande secousse fait frémir toutes les
tôles de l’avion et je commence à
paniquer quand un bruit énorme agite
tout l’environnement, la force qui me
pousse vers l’avant ce fait si forte que
mes jambes cèdent soudain et je me
trouve suspendu par les sangles. Soudain
le calme revient et le bruit des moteurs
plus discret. L’avion semble ne plus
bouger et après un moment interminable
dans le sombre la porte s'ouvre et une
douce chaleur envahit la carlingue.
Devant la porte de l’avion se trouve une
longue rampe sur laquelle la caisse dans
laquelle je me trouve, est poussée
lentement. Manuella m’attend en bas de
la descente, des photographes sont là
aussi. Ils prennent des photos, lorsque je
sors de ma boîte, je n'ai le droit de faire
que les quelques pas qui me sépare
d’une énorme remorque. Je parcours le
chemin en titubant.
Je ne suis pas décidé à repartir en
voyage pour un temps indéterminé, et
49
c’est pour cette raison que ma maîtresse
doit user de toute sa patience et aussi
profiter de ma faim en me tendant
quelques carottes, pour me faire pénétrer
dans le véhicule. Nous roulons très peu
de temps et à peine arrivée, Manuella
commence avec l’aide d’un monsieur
que je n'ai jamais vu, à m’installer.
Étrangement cette grande remorque se
transforme en une écurie spacieuse. Un
des longs côtés s’ouvre en laissant place
à une grande fenêtre par où je peux
sortir ma tête. Je hume avec délectation
l’air frais de l’aube qui pointe sur des
montagnes dépourvues de toute
végétation. Une petite brise s’est levée
m’apportant des odeurs auxquelles je ne
suis pas habitué. Les séparations qui
m'encadraient durant le transport se
replient et je fais le tour de cet étrange
box sur roulette. Sur l’avant de la
remorque il y a une habitation qui
semble être destinée à Manuella. Une
vraie caravane et écurie la fois. Des
pieds hydrauliques stabilisent le tout et je
me sens comme un poisson dans l’eau. Et
de plus; j’habite enfin sous le même toit
50
que ma patronne! Si Riccardo nous
voyait! Heureux je me roule dans la paille
épaisse et m’ébroue vivement en me
relevant, soulevant un nuage de paille.
Manuella se met à rire et entre dans son
compartiment sûrement pour se reposer.
Le soleil se lève après quelques heures
d'obscurité seulement, je ne comprends
plus rien, mon horloge biologique est
sûrement détraquée par le voyage. Dès le
matin je reçois la visite incessante de
gens émerveillés par ma longue crinière
noire, je n’ai pas la possibilité de me
reposer comme je le désire tant, mais les
caresses de chacun me font un bien
énorme. A un moment même, je
m’endors la tête par la fenêtre et je me
suis presque étranglé par le rebord. J’ai
l’impression que ces Américains n’ont
jamais vu un cheval, il est vrai qu’un
comme moi n’est pas ordinaire... Le soir
tombant, j’admire et je suis
complètement sidéré, car tous les
immeubles situés autour de nous se
couvrent de lumières multicolores et
clignotantes, nous sommes bien à Las
51
Vegas et cela ressemble bien à ce que
Chipie le petit chien savant, que j’avais
connu en Italie, m’avait décrit, il y avait
travaillé dans un grand music-hall, parait-
il.
Je ne peux m’endormir qu’au petit matin,
car toutes ces lumières et le trafic
incessant des véhicules attirent tellement
ma curiosité que je n’éprouve plus le
besoin de me reposer. Plus tard, dans la
matinée, un maréchal-ferrant vient
s’occuper de mes sabots. Il semble
surpris de la dimension de ceux-ci. Il
râpe très soigneusement la corne et au
lieu de me clouer des fers en métal
comme j’en ai l’habitude, il entreprend
d’ajuster à l’aide d’un produit à l’odeur
piquante des drôles de sandales en
plastique. Décidément je vais de surprise
en surprise. Manuella a l’air inquiète et
me promène sur le parking voisin. C’est
très étrange, car pour la première fois,
ma démarche lourde et saccadée, qui
normalement s’entend de loin, ne fait
pratiquement aucun bruit. C'est bien des
fers en plastic qui m'ont été ajustés.
52
L’après-midi, je suis conduit à l’intérieur
d’un grand immeuble où règne malgré
la grande chaleur extérieure une
fraîcheur très agréable. Je monte dans
une étrange nacelle. Quand les portes se
ferment, je ressens une impression de
légèreté et d’un coup une impression de
lourdeur, je suppose que Manuella et moi
descendons dans le sous-sol de
l’immeuble. Un étrange endroit sombre,
plein de câbles et de matériel
hétéroclite. Il y a une espèce de podium
rond plus petit qu'une piste de cirque où
Manuella m'installe.
Elle me selle et se hisse sur mon dos. J'ai
juste la place pour tourner sur moi-
même. Elle me fait faire un peu de piaffer
puis une troupe de jeunes danseuses
effarouchées m’entoure. Une belle
musique se fait entendre mais un peu
tonitruante pour mes oreilles. Soudain je
sens la piste s'élever à travers un grand
trou en dessus de nous. Ma tête sort
maintenant et j'aperçois une grande salle
avec des tables tout autour. La piste
s'immobilise au niveau de la scène et les
53
danseuses esquissent du pas espagnol, à
mourir de rire, elles ont l’air
complètement godiche à mes côtés
essayant de m’imiter. Toutes les
personnes présentes ont beaucoup
d’égard pour moi et certaines danseuses
ont tellement peur de cette grosse bête
noire qu’elles n’osent pas s’approcher
suffisamment, nous devons répéter de
nombreuses fois jusqu’à que le directeur
du ballet soit satisfait. Manuella a parfois
de la peine à le comprendre, il parle
tellement vite et avec cet accent nasillard.
Enfin nous ressortons de la scène par
derrière le rideau et je me retrouve
dehors ayant complètement perdu le
sens de l'orientation. Une chaleur
étouffante nous envahis d’un coup. Je suis
très étonné, car malgré cette grande
chaleur, Manuella ferme toutes les issues
de mon écurie, est-elle devenu folle ?
Soudain un vent frais descend du plafond
de mon box et la température devient
vraiment agréable. Je fais connaissance
avec l’air conditionné, c’est génial, ils
sont étonnants ces amerloques!
54
Le soir venu, je suis paré de ma plus
belle bride et de la selle d’amazone
blanche, puis Manuella me conduit à
l’intérieur. Nous faisons le même
cheminement jusqu'au sous-sol. Elle
disparaît quelques minutes, me confie à
un homme de couleur tout aussi noir que
moi et qui a une frayeur non dissimulée
des chevaux, puisque à peine Manuella
disparue, il m’abandonne à mon sort. Je
n’en profite pas, d’ailleurs je ne saurais
pas où m’en aller, le sous-sol étant si
vaste. Ma cavalière revient enfin, vêtue
d’un costume fantastique fait de pierres
multicolores avec un décolleté des plus
évocateur. Elle est très maquillée, ses
yeux sont garnis de strass éclatants et
elle se fait hisser sur mon dos avec
beaucoup de précaution par le jeune
homme qui était supposé me tenir et qui
visiblement est beaucoup moins timide
avec elle. Il l’aide aussi à ranger avec
soins les volants de la robe sur ma
croupe et les maintient à leur place avec
une sous-queue. Manuella me conduit sur
l'élévateur, me met au piaffé et nous
montons enfin sur scène dans un
55
brouhaha de musique et de cris. Je suis
ébloui par la lumière si forte que je ne
vois pas où je pose mes sabots. Mais la
confiance que j’ai en ma douce cavalière
ne me fait pas hésiter. C’est à peine si je
frémis lorsque j’aperçois que je suis juste
en dessus des gens, et que rien ne
m’empêcherait de tomber sur ceux-ci. Le
spectacle a beaucoup de succès, les gens
arrêtent de boire et de parler durant tout
notre numéro, ce qui signifie qu’ils sont
vraiment intéressés par notre production,
il est vrai aussi que les danseuses sont
presque nues. Je ne voudrais pas que
Manuella soit si déshabillée déjà que sa
robe a un décolleté dans le dos très, mais
alors très bas…A la sortie de la piste, je
reconnais le petit homme qui était venu
nous voir en Italie, c’est la première fois
que je le revois. Il félicite Manuella, et
moi alors! J’ai bien travaillé pourtant. J’ai
juste droit à la fumée de son infect
cigare.
56
Chapitre VI
LA BALLE
Voilà bien un an que nous sommes à Las
Vegas, je commence à m’ennuyer, les
vertes prairies me manquent, ainsi que
mes congénères. De temps en temps j’ai
droit à une petite sortie dans le désert
autour de la ville, il me manque la bonne
herbe verte de ma Hollande natale. Les
cactus ne sont pas particulièrement
appétissants. Jusqu’au jour où durant le
spectacle, je ressens soudain une
violente douleur dans mon encolure,
dans le même temps, des gens hurlent
dans le public et certains se couchent
sous les tables. Manuella me fait sortir de
piste rapidement et constate que du sang
coule jusque sur mon poitrail. Elle prend
un mouchoir et presse sur un trou situé
juste sous de la crinière. Un vétérinaire
appelé arrive un peu plus tard et
constate que j’ai une balle logée dans
mon encolure. Il me fait une piqûre pour
insensibiliser la place et sort la balle à
l’aide d’une longue pince. Un officier de
police vient constater les dégâts et parle
57
longuement avec Manuella. Elle n’est
visiblement pas remise de ses émotions
et tremble encore. J’entends lui dire, et
oui, je commence à comprendre
l’américain, que des raquetteurs avaient
voulu simplement semer la panique et
que la balle que j’avais reçue venait au
moment où quelqu’un avait tenté de
désarmer un de ceux-ci.
Les jours suivants se passent mal, car je
n’ai pas de douleur mais une gêne
m’empêche de baisser la tête pour
manger ma paille. Plusieurs vétérinaires
appelés par Manuella viennent constater
cela et même si la blessure est
complètement fermée, mon encolure ne
récupère pas sa mobilité. Il semble
qu’une partie d’une vertèbre a été
détachée par la balle et que cette pièce
d’os devrait être retirée. Un vétérinaire
appelle ça une souris.. Quelle idée ! Je ne
peux pas travailler dans ces conditions.
Plusieurs semaines plus tard, nous
partons en camion. Après un long voyage
nous arrivons dans un hôpital pour
animaux à Sacramento en Californie. Des
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gens très gentils m’installent dans un
large box et Manuella me quitte en me
réconfortant. Le lendemain on me
conduit dans une salle toute blanche.
Manuella est là et me rassure pendant
qu’une injection me fait perdre
conscience.
Je me réveille allongé dans un grand box
tout capitonné. Mon encolure est
entourée d’un pansement. Manuella est
assise dans la paille et m’incite à ne pas
me lever tout de suite. Elle a sûrement
raison, car ma tête me tourne et je ne
pense pas que je peux me tenir debout
avec sécurité.
Un peu plus tard, ayant récupéré tous
mes esprits je me lève, et instinctivement
je baisse mon encolure pour attraper un
peu de paille. Manuella saute de joie et
appelle immédiatement le vétérinaire
qui m’avait opéré. Tous deux semblent
heureux de la récupération de la mobilité
de mon encolure. Il paraît qu’un nerf
avait été sectionné par la balle et que
l’opération effectuée avait constitué à
retirer la partie du nerf nécrosé et à
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relier les deux parties du nerf ensemble
et à enlever la fameuse « souris ».
Je reste encore quelques jours en
convalescence à la clinique et Manuella
commence à me remonter sans selle
dans les grands parcs verdoyants de la
propriété. En rentrant un jour de
l’exercice nous apercevons une dame
d’un certain âge décharger d’un camion
un très vieux cheval andalou
pratiquement aveugle. Elle parle avec ma
patronne et lui raconte qu’elle avait sauvé
ce vieux cheval du cirque Barnum, qu’il
était devenu petit à petit aveugle et que
pour cette raison le cirque s’en était
débarrassé. Elle l’avait soigné avec
amour, mais il semblait que cette fois-ci,
la maladie évolutive avait
malheureusement fait de tels dégâts que
le pauvre cheval ne voyant plus rien se
blessait partout. Elle était venue pour
être certaine qu’il n’y avait plus rien à
faire pour aider ce pauvre animal. Les
yeux en larmes, elle revient un peu plus
tard se réfugier auprès de Manuella. Elle
me caresse longuement et invite
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Manuella à passer quelques jours dans
son ranch pour y finir ma convalescence.
Nous partons le jour même avec le
camion de Rosa Richeston, car c’est
comme cela que s’appelle notre
bienfaitrice. Le voyage n’est pas long et
nous arrivons en fin d’après-midi au
"Ranch du Double R". C’est magnifique,
des pâturages verts, entourés de
barrières blanches à perte de vue. Une
écurie en forme de "U" où chaque cheval
dispose d’un petit parc d’ébats. On me
loge à côté d’un vieux lippizan qui me
salue d’un hennissement rauque, je lui
réponds en toussant, ma gorge me fait un
peu mal, car parait-il durant l’opération
un tube y avait été introduit pour assister
ma respiration et une légère irritation y
règne encore.
Chapitre VII
LA VIE DE CHATEAU
Les jours suivants nous visitons les lieux,
il n’y a pas seulement des chevaux à la
retraite, car notre hôtesse a aussi la
passion de la haute école et plusieurs
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chevaux dits "baroques" comme
andalous et lipizzans, eux, en parfaite
santé, font le plaisir de Rosa. Mais je suis
le premier frison hôte de ces lieux. Nous
apprenons qu’elle était une grande
vedette du cinéma et qu’elle avait pris
une retraite en pleine gloire pour
s’adonner à sa passion : les chevaux.
Quelques jours plus tard Rosa demande
à Manuella de rester quelque temps au
ranch pour lui enseigner la monte en
amazone, car elle en avait rêvé toute sa
vie. Manuella n’hésite pas un instant.
Nous sommes si bien dans ce paradis
que j’espère y séjourner tout le reste de
ma vie. Et puis Manuella habite dans une
aile de la magnifique maison juste en
face des écuries.
Presque tous les jours Manuella fait
répéter Rosa sur Chico, un magnifique
étalon bai, de race "Alter-Real". Ils font
tous les deux des progrès étonnants. Un
jour, Manuella lui propose de me monter,
je suis fier comme un frison. Elle a la
main aussi douce que ma patronne.
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Nous répétons sérieusement, Manuella,
monte également Nashal un pur-sang
arabe qu’elle fait sauter dans des
anneaux enflammés.
C’est à cette période que Richard fait
son arrivée au ranch, il est le fils de Rosa.
Il monte aussi très bien à cheval et
Manuella lui apprend à travailler aux
longues rênes, Maestoso un petit lippizan
à la tête toute dépigmentée.
Depuis le retour de Richard, il ne semble
plus que Manuella pense à repartir, elle
s'entend si bien avec lui…Nous allons
souvent en promenade Manuella
accompagne Richard qui monte aussi
Chico, nous découvrons la région qui en
dehors de la vallée où se trouve le ranch
est plutôt comme un désert, il y a aussi
des cactus. C’est vrai qu’au fond de la
vallée du ranch coule une rivière dans
laquelle Manuella me conduit assez
souvent pour me rafraîchir.
Après quelques mois de calme, une
grande effervescence règne au ranch.
Des petites tentes sont installées sur la
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pelouse devant la villa. Une piste
circulaire ressemblant à celle du cirque,
mais un peu plus grande est aussi
montée, entourée de gradins sur lesquels
des fauteuils rouges sont disposés.
Et puis un beau jour, c’est le branle-bas
de combat: Nous sommes tous soignés
très tôt le matin, pansage à fond et
toilettage en ordre. Rosa et Manuella
tournent comme deux folles dans les
écuries contrôlant si tout est prêt. Quant à
Richard il prend tranquillement son bain
dans la grande piscine qui jouxte la
villa... Cool! Il n’est pas du genre à
s’énerver !
En fin d’après-midi, de grandes
limousines arrivent dans la cour de la
villa, des couples en sortent habillés
comme dans les soirées importantes que
nos avions vécus à Las Vegas. Sur la
pelouse et autour de la piscine des petits
groupes se forment autour de divers
buffets. Richard vêtu d’un smoking blanc
passe de groupe en groupe
accompagnant certains jusqu’aux écuries
pour nous montrer racontant l’épopée de
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chacun des chevaux. Je fais sans aucun
doute la vedette, d’autant plus que
Manuella a passé presque toute la
matinée à tresser ma crinière avec des
rubans or et argent. Je n’ose pas bouger
de peur de les défaire. Ce qui est très
amusant, c'est qu'elle m'a mis une
quantité de démêlant dans ma crinière et
que les personnes qui me caressent le
toupet font une drôle de figure en se
touchant les mains, certains vont même
discrètement s'essuyer les doigts sur le
fond de leur pantalon.
Dans la soirée, les invités s’installent
autour de la piste montée, et le spectacle
commence. Un orchestre d’une dizaine
de musiciens entame tout d’abord
l’hymne américain et les hôtes se lèvent
pour cette occasion. Puis Richard fait son
apparition, habillé d’un superbe costume
de Monsieur Loyal décoré de paillettes et
de strass. Il annonce le début du show qui
commence avec une présentation d’un
poney savant sous les ordres de Rosa. Le
poney Arthur amuse le public présent
par ses facéties. Il s’assoit et refuse de se
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lever s’il ne reçoit pas une carotte. Il dit
aussi "non" avec la tête. Il marche aussi
en équilibre sur une poutre à peine plus
large que ses sabots. Enfin c’est moi qui
entre en piste, Manuella avec sa belle
robe espagnole blanche et or me conduit
à exécuter tous les airs de haute école
sur une musique de pasodobles. Quand
nous terminons, les spectateurs se lèvent
pour nous bisser. Une petite pause
pendant laquelle des bouteilles de
champagne sautent de toutes parts. Puis
recommence le spectacle avec Richard
habillé d’un costume de hussard bleu et
or avec son lipizzan aux longues rênes
accompagné de la « Marche de
Radesky » jouée par l’orchestre. Et c’est
Manuella qui pénètre ensuite sur la piste
avec Nashal et effectue son numéro
sautant au travers d’anneaux enflammés,
je vois tout depuis mon box et suis assez
effrayé car j’ai toujours eu une grande
aversion pour le feu, mais tout se termine
bien et une fois de plus le public
applaudit à tout rompre. Et c’est enfin le
moment pour Rosa de faire sa
présentation avec Leo le cheval
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appaloosa, dressage, haute école et trucs
de cirque font l’unanimité et Rosa est
rappelée deux fois. Pour clore la soirée,
Rosa présente quelques aquarelles
qu’elle a peintes elle-même et les
propose aux enchères. Le profit de cette
vente ira pour une maison de retraite
pour les anciens animaux cascadeurs et
autres vedettes anonymes à quatre pattes
des films d’Hollywood. Une peinture me
représentant cabré est vendue pour dix
mille dollars. Toute la "famille" semble
très contente et nous allons enfin pouvoir
manger notre picotin avec encore le
bruit de l’orchestre qui anime le reste de
la nuit. Je jette quand même un œil de
temps en temps vers l’appartement de
Manuella, mais ne la vois pas rentrer
comme à l’accoutumée. J’ai de la peine
à m’endormir car je songe au bonheur
que nous vivons chez Rosa.
Nous gardera-t-elle encore longtemps ?
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Chapitre VIII
LA COLIQUE
Plusieurs mois se sont écoulés dans un
calme qui change de la vie de cirque à
laquelle je m’étais bien habitué. L’hiver
doux de la Californie se passe sans
problème à part la très forte colique de
Maestoso le lipizzan, à la fin de deux
jours horribles ; le vétérinaire doit porter
une fin à ses souffrances, plus rien ne
peut être fait pour le sauver, Rosa pleure
tout le reste de la journée. Richard et
Manuella qui étaient parti en vacances
de neige en Suisse -un pays que j’ai
seulement traversé lors de mon voyage
vers l’Italie- rentrent rapidement car
Rosa a beaucoup de peine à se remettre
de son chagrin. Maestoso qui jouxtait
mon box m’avait dit qu’il avait déjà eu de
nombreuses coliques dans sa jeunesse et
c’est pour cette raison que Rosa l’avait
recueilli, ses propriétaires ne pouvant
plus assumer les frais des coliques
répétées. Les gémissements du pauvre
étalon dans le plus gros de ses
souffrances resteront gravés dans ma
68
mémoire parmi les plus horribles
souvenirs de ma vie.
Chapitre IX
LA BIGAMIE
Quelques mois après le départ de
Maestoso, un beau jour de printemps, un
van s’immobilise dans la cour des
écuries et oh ! Miracle ! Deux "perles
noires" en descendent et oui, deux belles
frisonnes, en chair et en os, je n’en
reviens pas. Voilà donc pourquoi
Manuella était partie en janvier en
Hollande. A cette période se tient la plus
grande foire des frisons. Elle avait donc
acheté deux juments. Klementine et Yna,
puisque tel est le nom de ces deux
beautés. Elles sont horriblement
fatiguées et je me rappelle que le long
voyage en avion m’avait aussi mis sur les
boulets.
Elles sont mises à l’écart dans la
stabulation réservée habituellement aux
chevaux en convalescence.
Dès le premier jour où j’aperçois ces
deux noiraudes, je sens monter en moi
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quelque chose que je ne comprends pas.
De long et langoureux hennissements
ébranlent régulièrement tout mon corps.
Parfois une des deux juments me répond
et je commence à prendre mon box pour
une piste de longe ! Manuella a beau me
sortir régulièrement, mais je n’ai pas la
tête à ça. Au bout de quelques temps je
me raisonne et sans les oublier
complètement, je passe devant la
stabulation des juments en frémissant à
peine. Manuella semble heureuse du
sérieux que mon comportement a repris.
Un jour de printemps parfumés de mille
fleurs. Manuella me conduit dans le
grand parc situé derrière la villa, je
n’avais jamais eu auparavant l’honneur
de jouir de ce parc immense qui est
traversé par le ruisseau. A l’entrée du
parc toute la famille nous attend et
Richard s’est munis d’une caméra vidéo
comme pour les grands jours. Je ne
comprends pas très bien l’effervescence
de la réunion, mais mon regard se dirige
vers le milieu du par cet quelle n’est pas
ma surprise de voir au beau milieu du
70
parc, une grosse masse noire en train de
se gaver de la belle herbe jaunie par une
myriade de pissenlits. Elle relève la tête
et je reconnais Klementine. Manuella me
fait alors pénétrer dans l’enceinte et me
libère de mon licol, chose inhabituelle,
car en général nous allions pâturer
habillés de ce harnachement. Mon sang
ne fait qu’un tour et je galope crinière au
vent vers la perle noire qui cette fois se
décide à interrompre son repas et me
regarde arriver les oreilles pointées.
Je stoppe à une certaine distance et
gonfle mon encolure puis, je me remets
en route passageant, comme en
spectacle jusqu’à la jument qui marque
une excitation soudaine. Nos naseaux se
touchent, je vibre tel un tremblement de
terre de magnitude 7 et sent mon cœur
frapper mon thorax comme jamais je ne
l’avais éprouvé. Soudain, la jument lance
un cri strident et se retourne, je
m’attends à recevoir des coups de sabots,
mais il n’en est rien, la jument semble
bien disposée à mon égard. Mes naseaux
se font curieux, ils se dirigent vers les
71
parties les plus intimes de la jument
lorsque soudain ils reçoivent un jet
d’urine chaud. Ma lèvre supérieure fait
flehmen (se retournant vers le haut)
laissant apparaître mes belles incisives.
Puis, je me cabre et "sers" la jument tout
simplement comme si j’avais fait cela
toute ma vie. Tous les spectateurs
présents se mettent à crier et à
applaudir. Je ne comprends rien de ce
qui s’était passé, j’ai agi comme piloté
par un instinct plus fort que moi. Je suis
tout essoufflé et me mets à pâturer mes
naseaux contre ceux de Klementine. Je
n’entends même pas Manuella qui essaie
de m’appeler une carotte à la main. En
d’autres temps, j’aurais couru vers elle,
mais aujourd’hui j’ai vraiment la tête
ailleurs. Manuella se retourne vers
Richard et croque en désespoir de cause
dans la carotte…
Le grand pâturage est désormais le nôtre,
et nos ébats amoureux continuent
pendant encore trois jours jusqu’à ce que
mes avances soient refusées par
Klementine. La semaine suivante Yna nous
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rejoint semblant tout autant disposée à
mon égard que le fut Klementine aux
premiers jours de notre amour. Notre
idylle ne dure que deux jours puis à son
tour Yna me chasse de mes avances.
Nous vivons des jours merveilleux.
L’herbe est variée et ne manque pas.
Parfois Manuella vient me chercher et je
quitte avec regret mes compagnes, pour
me monter uniquement pour le plaisir ou
même pour faire une démonstration
lorsque des hôtes importants viennent
visiter Rosa. Élisabeth Taylor est même
venue une fois avec une foule de
journalistes. Je n’ai rien perdu de mon
dressage, juste un peu plus essoufflé
après le travail, manque d’entraînement
oblige, et chaque fois nous obtenons le
même triomphe. Pourtant je suis plus
pataud qu’auparavant, le gras pâturage
m’a fait prendre quelques dizaines de
kilos et j’ai un peu de peine à soutenir les
airs relevés de la haute école.
73
Chapitre X
SOCRATE ET SORTILEGE
L’hiver est plus rigoureux que d’habitude,
et le ventre de mes épouses prend des
formes réjouissantes. L’herbe ne se fait
pas rare mais nous recevons en plus
chaque jour un supplément de graines
dans notre hangar où nous avons la
possibilité de nous abriter. Un jour de
printemps marqué par un vent froid nous
apportant des embruns, un peu comme
la Hollande, mais en moins humide,
Klementine part dans la soirée en
direction du fond du pâturage dans un
bosquet qui longe le ruisseau, j’essaye
de la suivre et de la ramener vers nous,
elle me reçoit si furieusement que je
n’insiste pas. De ces mamelles gorgées
gicle à chaque ruade un lait qui me
rappelle vaguement les souvenirs du bon
lait salé de ma mère.
Le lendemain matin en sortant de notre
abri. Nous constatons que Klementine
n’est pas revenue de notre côté. Yna et
moi nous partons à sa recherche. Nous
n’avons pas trop à chercher car dans le
74
fond du vallon à l’abri du vent qui est
toujours fort, nous apercevons une masse
noire entre les jambes de la jument. Le
poulain ou plus exactement, la pouliche
se lève d’un bond et vient à notre
rencontre, sa mère s’interpose entre nous
et en couchant les oreilles nous faisant
comprendre de ne pas trop nous
approcher. Nous restons tous les quatre,
dans ce coin tranquille. Au milieu de la
journée, Manuella au volant de sa Jeep
nous rejoint, elle vient nous apporter
quelques carottes, même qu’elle arrive à
caresser la pouliche. Elle repart en
voiture mais revient un peu plus tard avec
toute la famille pour admirer la beauté.
Le soleil étant de la partie, je suis étonné
de voir ma fille (et oui, c’est bien moi le
papa !) d’une couleur brune rousse. Je
me rappelle maintenant que j’avais
entendu en Hollande que plus les
poulains frisons sont bruns, plus ils
deviennent noirs une fois adulte... Ces
frisons étonneront toujours ! Nous ne
sommes vraiment pas comme les autres
chevaux.
75
La pouliche que Manuella avait appelée
Sortilège est très curieuse, elle vient
souvent me narguer, ce qui a pour effet
d’exaspérer Klementine. Dix jours après
la naissance de cette beauté, Klementine
me fait comprendre qu’il est temps pour
moi de renouveler l’acte qui fera de moi
dans 11 mois et quelques jours environ,
une fois de plus, l’heureux papa d’un
nouveau poulain. C’est pendant cette
période qu'Yna se décide à mettre au
monde un énorme poulain qui met
plusieurs heures à venir, Manuella qui
avait pressenti que ce serait dur
surveillait depuis plusieurs jours la
jument. C’est ainsi que lorsqu'elle voit
qu’Yna éprouve des difficultés à
pouliner, elle appelle le docteur Johnson,
qui est notre vétérinaire attitré. Ils tirent
tous les deux sur les antérieurs qui
sortent de la jument, et après une
sérieuse bataille le poulain arrive d’un
seul coup. Klementine et moi ne
manquons pas un seul instant de
l’événement car la jument sentant qu’elle
aurait besoin d’aide n’était pas partie se
cacher comme Klementine avait fait pour
76
sa mise bas. Le poulain a beaucoup de
peine à se lever et Manuella reste tout le
matin à le soutenir afin qu’il puisse
prendre sa première tétée. Le colostrum
est très important car il renferme des
anticorps utiles pour nous défendre des
attaques bactériennes. Il prend enfin des
forces et botte même contre son aide.
Manuella ne se fait pas prier et laisse le
poulain se débrouiller tout seul. Yna
rejoint le groupe et nous accueillons la
maman et le petit (très grand tout de
même) avec beaucoup de respect.
Klementine fait comprendre avec
douceur à Socrate, puisque c’est ainsi
que Manuella l’a nommé, que chaque
poulain doit se contenter de boire le lait
de sa propre mère.
Chapitre XI
LES CHIENS
Les semaines suivantes nous ne
comptons plus les visites, pratiquement
tous les jours, amis et connaissances de
Manuella viennent nous admirer et
77
chaque fois nous recevons des petites
gâteries.
Nous sommes au chaud printemps
californien, et à la mi-journée, il fait
vraiment très chaud et comme
d’habitude nous sommes partis à l’ombre
des arbres près de la rivière nous mettre
tant soi peu au frais, nous nous installons
tête-bêche afin de nous chasser
mutuellement les mouches, elles sont
très agressives ces jours. Soudain nous
entendons des cris et des aboiements. En
haut du parc sur le bord du chemin qui
mène à un petit village, j'aperçois deux
jeunes hommes tenant la laisse deux
Bull-terrier, ces gros chiens très
agressifs. Il me semble reconnaître ces
deux jeunes qui nous avaient lancé des
cailloux pour nous faire courir l'année
dernière.
Soudain ils lâchent les deux chiens qui se
précipitent sous la clôture en notre
direction, les deux juments se tournent
afin de protéger les poulains et je
m’élance en direction des deux chiens
qui passent la rivière sans ralentir. Le
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premier se lance à ma face et je sens ces
crocs me pénétrer dans l'encolure,
l’autre poursuit son chemin en direction
des juments et des poulains, tous les
quatre affolés s’enfuient au galop en
direction de la villa. Je me débats avec
toute ma force frappant des antérieurs et
essayant de mordre le chien furieux. Le
chien commence à devenir moins rapide
dans ses réactions, sûrement affaiblit par
les coups reçus, je réussis à lui donner
un coup fatal sur le dos, il gémit puis
reste inerte face contre terre. A ce
moment j’entends au loin deux coups de
feu qui me rappellent ceux de Las Vegas.
Je pars en direction de la villa à la
recherche de mes compagnes. Près du
portail le spectacle est désolant :
Manuella et Richard sont là, Richard tient
encore le fusil qui avait abattu le chien
qui gît sous la clôture, les deux juments
et la pouliche sont tout près, mais le
poulain lui le pauvre est suspendu sur la
barrière sans vie, le corps lacéré par les
crocs du chien, il avait essayé de sauter
pour échapper à son bourreau. Yna porte
comme moi de nombreuses blessures,
79
elle avait tenté en vain de défendre son
poulain. Heureusement que Richard
alerté par les aboiements et les
hennissements était sorti avec son fusil
pour porter le coup de grâce au chien.
Nous rentrons pour la première fois
depuis plus d’un an aux écuries et tout
l'après-midi le docteur Johnson qui avait
été appelé s'occupe de nos blessures.
Yna ne cesse d'appeler son poulain.
Toute la nuit elle continue de hennir,
jusqu’au petit matin où sa voix se fait plus
rauque.
Au milieu du matin deux voitures noires
et blanches de la police arrivent dans la
cour des écuries, les hommes en
casquette viennent constater les dégâts.
Un peu plus tard dans la matinée, le
docteur Johnson arrive avec une
camionnette. Il en fait descendre non
sans peine un poulain alezan âgé de
quelques jours. Dès qu’elle le voit Yna se
remet à hennir, prudemment le docteur
Johnson pousse le poulain vers la jument
qui est maintenue tant bien que mal par
80
Richard et Manuella. Elle est très excitée
et l’on redoute un instant qu’elle agresse
le poulain. Mais la générosité des
juments frisonnes est bien connue qui
parfois vont jusqu'à accepter d'allaiter un
deuxième poulain pendant que la mère
va travailler. Le poulain a très peur de ce
monstre noir qui ne ressemble en rien à
sa mère ; une petite jument pur-sang
arabe qui était décédée des suites de la
mise-bas. Manuella tire sur les pis et le
lait gicle jusqu’aux naseaux du poulain.
Affamé il s’approche enfin et Manuella le
pousse jusqu'à qu’il comprend d'où vient
le bon liquide tiède, il ne se fait pas prier
et tète goulûment. La jument se calme et
commence à le lécher, l’adoption est
accueillie des spectateurs par un
soulagement. Le poulain qui s'appelle
Cliff El Sherrif retourne de lui-même vers
les mamelles, puis, sans aucune crainte
de tout ce monde qui l’admire se couche
dans la litière profonde épuisé par les
émotions.
Quelques jours plus tard nous rejoignons
notre parc vers la rivière, Klementine et
81
Sortilège viennent voir cet étrange
poulain qui fait "tache" au sein de toutes
ces "perles noires". Quand je veux
m’approcher, Yna m'éloigne avec
beaucoup de dissuasion. Je me mets à
brouter dans mon coin sans perdre des
yeux mon troupeau.
À peine quelques jours après son arrivée
dans le troupeau de frisons, Cliff montre
un caractère très indépendant et joueur,
Yna, sa mère adoptive a beaucoup de
difficulté à le suivre dans ses folles
gambadées. Sortilège voudrait bien le
suivre aussi, mais ne peut rivaliser
devant l'agilité de ce pur-sang arabe.
Ces jeux sont aussi à la mesure de sa
vivacité, il adore mordiller les jambes de
Sortilège et éviter la riposte qui arrive
toujours trop tard, il est déjà hors de
portée de la mâchoire de la pouliche. Il
vient aussi parfois me narguer et chaque
fois que je veux répondre à ses jeux, il
court se réfugier derrière Yna qui
m'accueille avec les oreilles couchées. Je
n’insiste pas, ma bonne éducation
m’incitant à garder les distances et ainsi
82
d'éviter tout conflit avec les juments en
dehors de la période des chaleurs.
Chapitre XII
LE SEVRAGE
L'hiver commence lorsque les personnes
qui étaient venues avec le Docteur
Johnson emmener Cliff jusqu’à’ nous,
reviennent le chercher. Le bon lait de la
frisonne ainsi que nos bons herbages ont
fait de lui un superbe poulain qui certes
n’est pas aussi grand que la pouliche
frisonne mais sa grâce exprime la force
et la noblesse de sa race. Yna est
conduite aux écuries afin de rester seule
le temps que ses mamelles se tarissent.
Elle hennit toute la nuit et tout le jour
suivant appelant désespérément le
poulain alezan.
Après quatre jours elle revient vers nous
les mamelles encore gonflées et
douloureuses. Elle reste souvent tout près
de Sortilège la protégeant comme s’il
s’agissait de sa propre pouliche.
Klémentine ne se montre pas trop jalouse
83
car les juments frisonnes sont très
sociables et se battent rarement.
Nous sommes si heureux chez les
Richardson que j’aimerais que cela
continue encore longtemps et que de
nombreux autres poulains voient le jour
ici…