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LA

GRANDE KABYLIETUDES HISTORIQUESPAR

M. DAUMASColonel de spahis, directeur central des affaires arabes Alger ET

M. FABARCapitaine dartillerie, ancien lve de lcole Polytechnique ouvrage publi AVEC LAUTORISATION DE M. LE MARCHAL DUC DISLY Gouverneur Gnral de lAlgrie

L. HACHETTE ET CieLIBRAIRES DE LUNIVERSIT ROYALE DE FRANCE A PARIS RUE PIERRE-SARRASIN, 12 (Quartier de lcole de Mdecine) A ALGER RUE DE LA MARINE, N 117 (Librairie centrale de la Mditerrane)

CHEZ TOUS LES LIBRAIRES DE LALGRIE 1847

Livre numris en mode texte par : Alain Spenatto.1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC. [email protected] Dautres livres peuvent tre consults ou tlchargs sur le site :

http://www.algerie-ancienne.comCe site est consacr lhistoire de lAlgrie.

Il propose des livres anciens, (du 14e au 20e sicle), tlcharger gratuitement ou lire sur place.

AVANT-PROPOS.

Ceci nest point, proprement parler, un livre dhistoire, mais plutt une chronique contemporaine. Lhistoire de lAlgrie Franaise ne saurait tre crite de sitt. Elle comporte, sur les hommes et sur les faits, des jugements qui nappartiennent qu lavenir. Pour apprcier avec sagesse tous les dtails, toutes les phases de limmense entreprise que notre pays sest impose sur la cte dAfrique, il faut attendre, de la force des choses et du temps, la ralisation dun ensemble complet, dun tat stable. Porter ds aujourdhui un arrt digne de lhistoire sur les hommes qui doivent y gurer un jour, en raison de leur rle actif dans loccupation de lAlgrie, cest galement une tche bien ardue, sans doute au-dessus de nos forces, et que nous interdisent dailleurs les convenances de notre position. Ces personnages marquants sont nos chefs ou nos frres darmes : comment pourrions-nous leur iniger le blme ? comment lloge, dans notre bouche, ne deviendrait-il pas suspect ? Mais, placs depuis de longues annes derrire eux ou a ct deux, nous avons vu leurs actes, nous

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AVANT-PROPOS

pouvons les conter avec autorit. Sur ce point, notre prtention sest borne l, et volontiers nous eussions emprunt lpigraphe dun beau livre: SCRIBlTUR AD NARRANDUM. Dune autre part, le contact assidu des indignes, une participation constante leur affaires politiques, ltude attrayante de leurs murs et la possession dun grand nombre de documents du plus haut intrt pittoresque, nous ont permis dentrer en quelque sorte dans le camp de nos adversaires, de contempler leur vie relle, et den offrir quelques tableaux o linexprience de notre touche pourrait seule faire mconnatre la richesse de la palette. Nous vivons dans un sicle ennemi des mystres. La politique mme, incessamment perce jour par les discussions publiques, semble abjurer sa dissimulation immmoriale. Or, parmi tous ses petits secrets, les moins utiles garder sont assurment ceux qui concernent les indignes de lAlgrie; et il nen est peut-tre pas dont la rvlation puisse inuer plus avantageusement sur la marche de nos affaires, soit en guidant des chefs nouveaux, soit en rectiant sur bien des points lopinion de la mtropole. Toutefois, comme les rglements militaires ne nous laissaient point juges cet gard, htons-nous dabriter les remarques prcdentes derrire lautorit de M. le Marchal duc dIsly, qui a bien voulu permettre et mme encourager cette publication dans les termes les plus bienveillants.

AVANT-PROPOS

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Nous nous sommes efforcs de planer au-dessus des tristes dbats dont lAlgrie est continuellement lobjet ou le prtexte. Nous avons nglig volontairement de remuer les questions lordre du jour, qui ne sont gures, en gnral, que des questions dun jour. Dailleurs, si nous sommes assez heureux pour soulever le voile pais qui couvre une grande contre de lAlgrie, aucun des doutes, aucun des diffrends qui se sont produits sur son compte nembarrassera nos lecteurs ; si nous les amenons bien voir, nous les aurons mis en tat de juger sainement.

Aot 1847.

Traduction des mots arabes employs le plus frquemment dans louvrage.

Abd, serviteur ; entre dans la composition dun trs-grand nombre de noms propres. Abd-Allah, serviteur de Dieu ; Abd-elKader, serviteur du Puissant, Abder-Rahman, serviteur du Misricordieux, etc. Aman, grce, pardon, sauf-conduit. Ben, ls ; sert composer beaucoup de noms propres dhommes ou de tribus, aussi bien quOuled, Ould, ou, qui signient peu prs la mme chose, mais plus littralement : enfant, descendant. Exemple tir du nom de lmir : Abd-el-Kader ben Mahy-edDin, ould Sidi-Kada-ben-Mokhtar ; Abd-el Kader ls de Mahy-edDin,descendant de Sidi-Kada-ben-Mokhtar. MOTS DE LOCALIT. Bordj, fort. Oued, rivire. Djebel, montagne. MOTS DE HIRARCHIE. Khalifa, lieutenant ; Calife, lieutenant du Prophte. Khalifa du chef de ltat, premire dignit politique et militaire. Agha el Bach-Agha (agha en chef) fonctionnaires immdiatement infrieurs. Cad, Amine, magistrats de localit. Cadi, juge. Marabout, homme de Dieu, li Dieu. Cheikh, vieux, ancien, vnr. Taleb, savant, au pluriel, Tolbas. Khodja, secrtaire. Bou, pre, qui possde: semploie frquemment dans les sobriquets. Bou-Maza, lhomme la chvre. Chrif, nom propre de la famille du Prophte. Djemm, assemble, conseil, mosque. (Ecclesia.) Fatah, prire dinvocation. Gda, cheval ou prsent de soumission. Maghzen, terme qui dsignait les tribus du gouvernement et, par extension, toutes les dpendances de lautorit. Sid, Si, sieur ou seigneur. Sidi, monseigneur.

CHAPITRE PREMIER.

PRLIMINAIRES

I. Cadre de louvrage. II. tymologie du mot Kabyle. III. Langue Kabyle. IV. Rsum historique jusqu 1830.

I. Lide que lon se fait en gnral du continent dAfrique, et lextension donne des renseignements partiels ont accrdit depuis longtemps, au sujet de lAlgrie, une erreur fort trange. On la regarde comme un pays de plaines et de marcages, tandis que les accidents et la scheresse du sol en forment au contraire le trait caractristique. Le littoral de lAlgrie surtout est presque toujours montueux. Entre la frontire marocaine et la Tafna

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rgne le massif des Traras. Oran a, comme Alger, son Sahel mamelonn. Depuis lembouchure du Chlif jusqu celle de Mazafran, cest--dire sur une longueur de soixante lieues et sur une profondeur de dix douze, slve, se ramie la chane du Dahra. Celle du petit Atlas sy rattache par le Zaccar et ferme lhmicycle de la Mitidja. Arriv en ce point, le systme se rehausse, slargit, se complique et garnit toute ltendue de la cte jusquau voisinage de Bne. Ce nest pas tout : il faut compter, dans lintrieur, lOuarensenis qui fait face au Dahra, le domine en hauteur et le surpasse en tendue ; puis, dautres grandes masses parallles aux prcdentes, et qui sparent le Tell du Sahara comme celles-ci lont isol de la Mditerrane ; tels sont : le Djebel-Amour(1), les Auress, etc. Ces rgions de montagnes embrassent peu prs la moiti du territoire algrien ; elles sont presque toutes habites par des Kabyles, race ou agglomration de races entirement distincte des Arabes. Les diffrentes Kabylies nont entre elles aucun lien politique : chacune mme ne constitue quune sorte de fdration nominale o gurent, comme autant dunits indpendantes, des tribus riches ou pauvres, faibles on puissantes, religieuses ou guerrires, et subdivises leur_______________ (1) Djebel veut dire montagne.

CHAPITRE PREMIER

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tour en fractions, en villages galement libres. Quoiquil existe entre elles une frappante analogie de murs, dorigine et dhistoire, la disjonction des faits impose la ncessit de les considrer sparment. Autant de Kabylies, autant de pages dtaches : il y aura celle des Traras, de lOuarensenis, du Dahra, du petit Atlas, du Jurjura et beaucoup dautres. Cest la, dernire nomme que nous nous proposons dcrire ; lhistoire de la Kabilie du Jurjura, que beaucoup dcrivains nomment exclusivement la Kabylie, et que nous appellerons, nous, eu gard son importance relative, la GRANDE KABYLIE. Cette rgion embrasse toute la supercie du vaste quadrilatre compris entre Dellys, Aumale, Stif et Bougie. Limites ctives, en ce sens quelles ne rsultent point de la conguration gographique, limites rationnelles au point de vue de la politique et de lhistoire. Plus quaucune autre Kabylie, celle qui va nous occuper a x lattention publique en France. Diverses causes y contriburent. Son tendue, sa richesse, sa population; son voisinage dAlger, source de quelques relations commerciales ; sa vieille renomme dindpendance et celle dinaccessibilit faite aux grandes montagnes qui la couvrent ; enn, depuis ces dernires annes, un trs-grand partage davis sur la politique suivre envers elle.

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Des vnements considrables viennent de trancher cette dernire question ; ils ont fait jaillir en mme temps des lumires nouvelles qui en clairent toutes les faces : nest-ce pas le moment de jeter un double coup dil sur lavenir et sur le pass ? Faisons comme ces voyageurs qui ont march toute la nuit dans des dls difciles ; au point du jour ils sarrtent, ils voient. La route qui leur reste suivre se dessine claire et sre devant eux ; et, sils regardent en arrire, ils ne peuvent contenir un saisissement ml de satisfaction, en comptant les obstacles de celle quils ont parcourue dans les tnbres. II. On ne saccorde point sur ltymologie du mot Kabyle ; Des rudits lui assignent une origine phnicienne. Baal est un nom gnrique de divinits syriennes, et K, dans la langue hbraque, sert lier les deux termes dune comparaison (k-Baal, comme les adorateurs de Baal). A lappui de cette hypothse, qui dterminerait aussi le berceau primitif des Kabyles, on cite des analogies de noms propres : Philistins et Flittas ou Flissas ; Moabites et Beni-Mezzab(1) ou Mozabites ; quelques autres encore._______________ (1) Beni, cest--dire, enfants. Beni-Mezzab : les enfants de Mezzab.

CHAPITRE PREMIER

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Nous rejetons cette tymologie, parce quil lui manque la conscration des crivains de lantiquit. Dans Hrodote seulement, on trouve le nom Kbal appliqu quelques tribus de la Cyrnaque, mais on ne le rencontre nulle autre part ; aucune trace nen existe chez les nombreux auteurs de lpoque romaine, historiens ou gographes, qui ont laiss tant de documents sur les Mauritanies. Les montagnards de lAfrique septentrionale ne commencent rellement tre appels Kabyles quaprs linvasion des Arabes ; ce serait donc dans la langue arabe quil faudrait chercher de prfrence lorigine de ce nom. Ds lors on ne peut plus gure hsiter quentre les racines suivantes : Kuebila : tribu. Kabel : il a accept. Kobel : devant. La premire sexpliquerait par lorganisation mme des Kabyles en tribus fdr La seconde par leur conversion lIslam. Vaincus et refouls, ils nauraient eu, comme tant de peuples, aucune autre ressource, pour se soustraire aux violences du vainqueur, que dembrasser sa religion. Ils auraient accept le Koran ; La troisime nest pas moins plausible. En appelant les Kabyles ses devanciers, lArabe aurait seulement constat un fait en harmonie avec toutes les

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traditions, et conforme dailleurs au gnie de lhistoire qui nous montre toujours les autochtones, puis les races vaincues, refoules tour tour dans les montagnes par suite des conqutes successives de la plaine. Chez les Kabyles, le mlange du sang germain, laiss par la conqute des Vandales, se trahit maintenant encore des signes physiques : les tymologistes y joignent quelques rapprochements de noms : Suves et Zouaouas, Huns et Ouled-Aoun(1), etc. Nous ninsisterons pas davantage sur toutes ces consonances plus curieuses que dcisives.

III. La langue est la vraie pierre de touche des nationalits. Les communauts dorigine, les inuences trangres, la grandeur ou la dcadence des peuples, lattraction ou lantipathie des races, tout cela sy rete comme dans un miroir ; et lon serait tent de dire, avec lcrivain allemand : une nation est lensemble des hommes qui parlent la mme langue. Cette unit de langage existe, elle tablit la parent la plus certaine entre toutes les tribus kabyles non_______________ (1) Ouled signie enfant, descendant. Ouled Aoun : enfant dAoun.

CHAPITRE PREMIER

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seulement de lAlgrie, mais de la cte barbaresque, et cela seul sufrait pour vider sans retour la question des origines. Des tribus parlent exclusivement arabe, par consquent elles viennent dArabie. Dautres conservent un idiome diffrent, celui, sans aucun doute, qui rgnait dans le pays avant linvasion. De qui le tiendraient-elles, sinon de leurs anctres ? Les Kabyles drivent donc dun seul et mme peuple, autrefois compact, autrefois dominateur du pays entier ; mais, plus tard, refoul dans les montagnes, circonscrit par des conqurants qui sapproprirent les plaines, et morcel de la sorte en grandes fractions devenues la longue presqutrangres lune lautre. Depuis ce moment, la langue aborigne quon nomme berbera : berbre, ou kebailia : kabyle, dut subir, en chaque point, des altrations diverses, par suite du contact plus ou moins immdiat, plus ou moins frquent des Arabes, et par labsorption variable des premiers conqurants europens. Il en est rsult plusieurs dialectes que voici : 1 Le Zenatia : il existe chez les tribus kabyles qui, remontant vers louest, stendent depuis Alger jusqu notre frontire du Maroc. 2 Le Chellahya : cest celui dont se servent presque tous les Kabyles du Maroc. 3 Le Chaouiah : il appartient toutes les tribus kabyles qui se sont mles aux Arabes, et, comme

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eux, vivent sous la tente, entretiennent de nombreux troupeaux. Comme eux encore, elles comptent plus de cavaliers que de fantassins, et sont nomades sur un territoire dlimit. Naturellement, beaucoup de mots arabes se sont glisss dans ce dialecte : il est trs-rpandu dans la province de Constantine. 4 Le Zouaouah: il est parl depuis Dellys et Hamza jusqu Bne. Il reprsente lancien idiome national dans sa plus grande puret. On y remarque toutefois, chez les tribus lest de Gigelly, une lgre altration qui proviendrait du commerce avec les Arabes. Aussi sont-elles traites, par les Kabyles purs, de Kebals-el-Hadera, Kabyles de la descente. Chez toutes les tribus kabyles, mais principalement chez celles qui parlent le Zouaouah, il existe encore un langage que lon nomme el Hotsia : le Cach. Cest une sorte dargot invent depuis longtemps dj par les malfaiteurs de profession. Les voleurs, les assassins, les baladins, lemploient pour converser ensemble, sans que personne ne puisse les comprendre. En Kabylie, comme chez nous, ce langage de convention est repouss, tri par les honntes gens. Lalphabet berbre est perdu. Dans tout le pays kabyle, il nexiste pas aujourdhui un seul livre crit en berbre. Les Tolbas(1) kabyles, et ils sont nombreux,_______________ (1) Taleb : savant ; au pluriel : Tolbas.

CHAPITRE PREMIER

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prtendent que tous leurs manuscrits, toutes les traces de leur criture ont disparu lors de la prise de Bougie, par les Espagnols, en 1510. Cette assertion, dailleurs, ne supporte point la critique : mais il est plus facile de la rfuter que de la remplacer par une autre. De nos jours, le berbre ne scrit plus quavec des caractres arabes. La Zaoua de Sidi Ben-AliCherif, dont nous reparlerons ailleurs, possde, diton, plusieurs manuscrits de ce genre. Un Arabe napprend point lidiome berbre ; il en retient quelques mots pour son usage, sil a des relations frquentes avec les Kabyles. Tout Kabyle, au contraire, tudie forcment larabe, ne ft-ce que pour rciter des versets du Koran. Celui qui commerce ou voyage prouve la ncessit de savoir larabe vulgaire : bientt il lentend et le parle avec facilit. Aucun chef important ne lignore.

IV.

Les Romains appelaient le Jurjura Mons Ferratus ; et Quinque Gentii les habitants de la rgion environnante. Ce nom qui signie les cinq nations ou les cinq tribus, si lon veut, rvle dj, dans cette haute an-

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tiquit, une sorte de fdralisme analogue celui des Kabyles ,actuels. Ces Quinque Gentii ncoutrent quelques prdications chrtiennes que pour embrasser violemment le schisme Donatiste ou lhrsie furieuse des Circoncellions. On voit, vers lan 300, lempereur Maximien diriger en personne, contre eux, une guerre dextermination. Un demi-sicle aprs, on les retrouve en armes pour soutenir lAnti-Csar Firmus, et, depuis cette poque jusqu linvasion arabe, aucun conqurant ne parait se hasarder dans leurs montagnes. Plusieurs villes romaines ont exist sur les ctes de la grande Kabylie : Baga, Choba, Salv, Rusucurrum. Toux tour, on les a places toutes Bougie, que les Europens connaissent depuis longtemps ; mais enn, lopinion du docteur Shaw, conrme depuis par la dcouverte dune inscription romaine, xe dcidment Bougie la colonie militaire Salv. Aujourdhui encore, des ruines de maisons, et surtout un vieux mur denceinte, dont le dveloppement total nexcde pas 2,500 mtres, constatent en ce point lexistence dune cit antique, mais assez peu considrable. Lintrieur du pays renferme galement quelques ruines de lre romaine ou chrtienne. A cinq lieues de Bougie, ct des Beni-BouMessaoud, on voit debout six colonnes trs-hautes, en pierres de taille. Elles portaient des inscriptions

CHAPITRE PREMIER

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devenues illisibles. Tout autour; gisent des dcombres qui attestent de grandes constructions. Dun autre ct, six lieues environ de Bougie, existe une ville souterraine qui renferme plus de deux cents maisons en briques, bien conserves, avec des rues votes et des murs trs-pais. On y descend par un escalier dune douzaine de marches. Daprs le dire des Kabyles, cette cit tnbreuse, quils nomment Bordj Nara, le fort des Chrtiens, aurait, t btie par les Romains de la dcadence. Le chef de toutes ces contres y demeurait, disent-ils, avec ses gardes. Koukou renferme des ruines sur lesquelles on dcouvre encore quelques inscriptions. A Tiguelat, entre les Ayt-Tanzalet et les Fenayas, les traces dune ville subsistent. Les remparts ont, trois quatre mtres dlvation. On y voit encore debout une statue, que les Kabyles appellent Sour-elDjouahla. Chez les Senadjas, dans un village appell Tissa, il existe, parmi des ruines importantes, une fontaine trs-bien conserve ; et une autre pareillement chez les Beni-Bou-Bekheur, Akontas, village bti au milieu dune ancienne enceinte qui, sur certains points, tait double. Chez les Beni-Oudjal, An-Fouka, on trouve les restes dune ville surmonte de trois forts. Elle renferme encore une fontaine qui donne beaucoup deau. On lappelle El-Kueseur-El-Djouahla.

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Ces ruines et quelques autres, quon place Tighebine, sur le territoire des Beni-Chebanas, comprennent toute ltendue des renseignements kabyles. Nos excursions nous ont fait reconnatre prs dAkbou des ruines sans importance, et Toudja, les restes dun aqueduc romain, quinze ou seize pilastres supportant le conduit qui amenait les eaux de la montagne Bougie. En somme, ces vestiges de loccupation romaine semblent moins rpandus en Kabylie que dans aucune autre portion du littoral ; on ny reconnat point dailleurs lassiette, ltendue, la magnicence monumentale qui caractrisent de puissantes cits. Nest-il pas permis den conclure que la conqute de ce pays fut toujours une uvre incomplte, mme lpoque des conqurants du monde ? Au Ve sicle , linvasion vandale sabattit sur Bougie. Genseric en t, jusqu la prise de Carthage, la capitale de son empire naissant. Puis, on recommence perdre de vue cette ville dans les tnbres historiques de la grande barbarie, dans le chaos de cette poque o toutes les races, o toutes les croyances viennent se heurter confusment. Mais la n du Vlle sicle, un vif clair part du Levant : cest limmense invasion arabe, conduite par Okba. Elle balaie toutes les plaines de ses ots successifs, et dborde jusquaux montagnes. En 666

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dabord, plus tard en 708, Bougie est enlev dassaut. Moussa-Ben-Noser en est le conqurant dnitif : les habitants sont massacrs ou convertis. Ce fut sans doute aussi vers le mme temps, et de la mme manire, que les Kabyles du voisinage acceptrent la foi musulmane. Englobe dans le mouvement de lislam et soumise toutes ses rvolutions dynastiques, Bougie traverse des phases peu connues et peu intressantes jusquau milieu du XIVe sicle, o on la trouve incorpore dans un vaste empire berbre dont le centre tait Tlemcen. Elle en est alors dtache par Igremor-Solthan, chef de la dynastie des Beni-Isseren, et donne son ls Abd-el-Aziz. Elle devient ainsi la capitale dun petit royaume indpendant. Cest son re de prosprit. Elle senveloppe dune muraille de 5,000 mtres, dont on voit encore les ruines. Le commerce, la piraterie accroissent ses richesses ; mais le pouvoir des Maures y subit la longue cette dcadence qui prpare sa chute universelle au dbut du XVIe sicle. Bougie comptait dix-huit mille habitants sous le rgne dAbd-el-Hamet, quand une otte espagnole de quatorze gros btiments sortit dIvice, une des Balares, avec cinq mille combattants dlite et une artillerie formidable. De plus, cette expdition tait conduite par le fameux Pierre de Navarre. Son dpart avait eu lieu le 1er janvier 1510 ; le 5, elle tait

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devant Bougie. Le roi maure, terri, senfuit dans les montagnes, quoiquil comptt autour de lui huit mille guerriers. Bougie fut prise et livre au pillage. Malgr ce facile succs, malgr le coup de main hardi que Pierre de Navarre excuta trois mois plus tard, en surprenant, au bord de la Summam, le camp du prince maure dont lquipage et toutes les richesses tombrent en son pouvoir ; les rudes montagnards ne cessrent dinquiter les Espagnols jusque dans Bougie mme, et cette guerre dembuscade obligea les vainqueurs sabriter derrire des forts. Celui de Moussa fut bti prs des ruines dun chteau romain; un autre sleva sur lemplacement de la Casbah actuelle ; enn, au bord de la mer, lendroit o se trouve aujourdhui le fort Abd-el-Kader, on restaura celui qui existait dj. Ces dfenses procurent aux Espagnols une certaine scurit dans la ville, mais ils y sont hermtiquement bloqus et tenus sous la menace perptuelle du prtendant maure. En ce moment, de nouveaux acteurs viennent prendre part la lutte religieuse de lOrient contre lOccident, et le bassin de la Mditerrane, qui lui sert dimmense thtre, voit dborder les Turcs demi sauvages lune de ses extrmits, tandis qu lautre svanouissent ls Maures chevaleresques. Deux aventuriers, ls de rengat et corsaires,

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Baba-Aroudj et Khair-ed-Din(1), Iivrent leur voile errante au vent de la fortune musulmane qui les porte sur cte dAlger pour en faire deux pachas clbres. Mais ces terribles cumeurs de mer ne sont pas toujours et partout galement heureux. Deux fois BabaAroudj se prsente devant Bougie (1512, 1514), et deux fois il est repouss, malgr la coopration des Kabyles de lintrieur. Quarante-deux ans aprs ; Salah-Ras, son deuxime successeur, venge glorieusement ces checs (1555). Vingt-deux galres bloquent le port, trois mille Turcs et une nue de Kabyles attaquent les remparts : les forts Moussa, Abd-el-Kader, sont enlevs tour tour. Enferm dans le grand chteau (aujourdhui la Casbah), le gouverneur D. Alonso de Peralta signe une capitulation qui stipulait, pour tous les Espagnols, la vie sauve, la libert et le transfert dans leur patrie. Ces clauses ne furent respectes que pour lui et une vingtaine des siens. On les reconduisit en Espagne ; mais (telle tait lanimosit de la lutte) Charles-Quint, irrit dun si grand revers, livra le malheureux gouverneur des juges qui le condamnrent, et sa tte roula sur la place de Valladolid. Loin de reprendre, sous le gouvernement des pa_______________ (1) Baba signie pre. Baba Aroudj, le pre Aroudj. Nous en avons fait Barberousse. Khair-ed-Din, veut dire le bien de la religion. Ce nom est devenu Chrdin.

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chas, son ancienne splendeur, Bougie dclina de plus en plus, se dpeupla, se couvrit de ruines. Trois compagnies turques de lOudjak y exeraient un pouvoir despotique et inintelligent. Par leur tat de guerre continuel avec les tribus de la montagne, elles anantirent le commerce de la ville et ne lui laissrent pour ressource que les chances alatoires de la piraterie. Ce port fut en effet signal lattention spciale des croisires franaises pendant le rgne de Louis XIV. La grande Kabylie, qui ne stait jamais lie beaucoup aux destines de sa capitale, en resta spare compltement depuis la conqute espagnole. Elle donna longtemps asile et prta son concours lancienne famille rgnante, dans toutes ses entreprises de restauration: Enn, le vu dune nationalit distincte clata encore dans quelques tentatives assez obscures qui semblent remonter cette poque. Plusieurs personnages inuents sefforcrent, diverses reprises, de reconstituer un royaume kabyle et den placer la capitale en quelque point de lintrieur. Ce fut ainsi que Sidi-Ahmed-Amokhrane, anctre des khalifas actuels de la Medjana, releva ou btit, il y a quatre sicles, la ville de Kuela, larma de plusieurs canons venus des Chrtiens, on ne sait trop comment ; enn joua, dans ce district, le rle dun vritable souverain. Un nomm Bel-Kadi t en tout point la mme chose Djemat-Sahridje, petite ville qui subsiste encore.

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Sous une inuence pareille, Koukou vit quelques habitations se relever au milieu de son enceinte romaine ; il en reste peu prs cinquante aujourdhui. Lavortement de tous ces essais dunit servit bien la cause des Turcs. Ils semparrent de Djema-Saridje ; Kuela, fatigue de ses petits sultans, se rangea volontairement sous leur pouvoir. Mais ni ces points dappui, ni la sanction morale que leur prtait lautorit religieuse du sultan de Constantinople ne russirent fonder leur domination sur une base solide. Ils y ajoutrent des forts sans plus de rsultat, nayant pu les porter assez loin dans le pays kabyle. Les plus avancs qui restassent, en 1830, taient : sur le versant septentrional , Borj-Sebaou et BordjTiziouzou ; sur le versant mridional. Bordj-el-Boghni ; et Bordj-Bouira, dans le district de Hamza. Ce dernier, du reste, marquait une double retraite : deux forts plus loigns avaient t successivement dtruits par les gens de la montagne. Bien plus, sous le rgne dOmar-pacha, une petite arme turque, envoye pour rduire les Ben-Abbas, navait russi briller quelques-uns de leurs villages quen essuyant des pertes crasante suivies dune vritable dfaite. En somme, les Turcs nexercrent jamais dautorit durable, ne prlevrent dimpts proprement dits, que sur quelques fractions kabyles des pentes infrieures, obliges de cultiver en plaine, et, par consquent,

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saisissables dans leurs personnes ou dans leurs biens. Mais celles-l se trouvaient en butte aux mpris des tribus voisines, pour avoir prfr le dshonneur la mort. Il ntait sorte davanies dont on ne les abreuvt. La plus commune consistait semparer de quelquun des leurs : on laffublait dun vtement complet de vieille femme ; on lui faisait un collier avec ls intestins dun animal, et on le promenait ainsi dans les marchs, au milieu des hues gnrales. Cet usage est encore en vigueur. Au demeurant, les Kabyles disaient volontiers la prire pour le sultan de Constantinople, mais on nen tirait pas dautre tribut ; il fallait ngocier pour obtenir des gens du pacha le passage sur leur territoire. Slevait-il un diffrend ? on le vidait par les armes, comme avec un peuple tranger ; souvent on prfrait sen venger par des vexations sur ceux qui frquentaient les marchs de la plaine; il en rsultait mme de longues interruptions dans le commerce. Si incomplte que soit cette esquisse des prcdons historiques de la Grande Kabylie, elle aura suf pour prouver que ses ers habitants possdent, en effet, quelque droit se vanter, comme ils le font, de leur indpendance immmoriale.

CHAPITRE II.

TABLEAU DE LA SOCIT KABYLE.

MOEURS : I. Aspect et superstitions. II. Industrie. III. Caractres et usages. IV. Famille. INSTITUTIONS : V. Seffs. VI. Amines. VII. Marabouts. Administrs. IX. Zaouas. X. Amya. Conclusion.

I.

Si nous prtendions suivre une marche chronologique dans lexpos de nos connaissances, il est incontestable que le tableau de la socit kabyle devrait tre relgu aux dernires page de ce livre et faire suite la conqute. En effet, la conqute seule nous a livr les secrets du pays avec une entire certitude.

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Toutefois, les lumires quun expos pralable des murs et des institutions pourra jeter sur nos rcits, nous semblent tellement indispensables, que nous ny saurions renoncer. En les mettant prot pour lui-mme, notre lecteur devra se souvenir quelles nclairaient ainsi ni le gouvernement franais, ni surtout ses premiers agents. Dans le principe, un malheureux esprit dinduction conduisit toujours conclure du fait arabe quon connaissait peu, au fait kabyle quon ignorait entirement et qui ne lui ressemblait en rien. Des annes scoulrent avant quune observation intelligente, dirige soit de Bougie(1), soit dAlger, inaugurt enn la vrit. Ici, pour mieux la mettre en vidence, nous opposerons frquemment la physionomie du Kabyle celle de lArabe, que le hasard de la conqute a beaucoup plus vulgarise en France. LArabe a les cheveux et les yeux noirs. Beaucoup de Kabyles ont les yeux bleus et les cheveux rouges ; ils sont gnralement plus blancs que les Arabes._______________ (1) Nous devons surtout mentionner les ouvrages dun commandant suprieur de Bougie, M. Lapne, actuellement colonel dartillerie. En, parcourant lintrieur du pays, nous nous sommes tonns plus dune fois de lexactitude des renseignements quil avait su se procurer, sans sortir jamais de sa place, si ce nest les armes la main. Sur plusieurs points, nous navons pu nous dispenser de concider entirement avec lui.

CHAPITRE DEUXIME

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LArabe a le visage ovale et le cou long. Le Kabyle au contraire, a le visage carr ; sa tte est plus rapproche des paules. LArabe ne doit jamais faire passer le rasoir sur sa gure. Le Kabyle se rase jusqu ce quil ait atteint vingt vingt-cinq ans ; cet ge, il devient homme et laisse pousser sa barbe. Cest lindice du jugement acquis, de la raison qui devient mre. LArabe se couvre la tte en toute saison, et, quand il le peut, marche les pieds chausss. Le Kabyle, t comme hiver, par la neige ou le soleil, a toujours les pieds, la tte nus. Si par hasard on en trouve un chauss, cest accidentellement et dune simple peau de bte frachement abattue. Ceux qui avoisinent les plaines portent quelquefois le chachia. Le Kabyle a pour tout vtement la chelouhha, espce de chemise de laine qui dpasse les genoux et cote de sept huit francs ; il garantit ses jambes avec des gutres sans pied, tricotes en laine, que lon appelle bougherous. Pour le travail, il met un vaste tablier de cuir, coup comme celle de nos sapeurs. Il porte le burnous quand ses moyens le lui permettent ; il le garde indniment, sans aucun souci de ses taches ou de ses dchirures ; il la tenu de son, pre, il le lgue son ls. LArabe vit sors la tente ; il est; nomade sur un territoire limit. Le Kabyle habite la maison il est x

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au sol. Sa maison est construite en pierres sches ou en briques non cuites, quil superpose dune faon assez grossire. Le toit est couvert en chaume, en tuiles chez les riches. Cette espce de cabane sappelle tezaka. Elle se compose dune ou de deux chambres. Le pre, la mre et les enfants occupent une moiti du btiment, droite de la porte dentre. Ce logement de la famille se nomme ouns. Lautre partie de la maison, que lon appelle dain, situe gauche, sert dtable, dcurie pour le btail et les chevaux. Si lun des ls de la maison se marie et doit vivre en mnage, on lui btit son logement au-dessus. LArabe se couvre de talismans ; il en attache au cou de ses chevaux, de ses lvriers, pour les prserver du mauvais il, des maladies, de la mort etc. Il voit en toutes choses leffet des sortilges. Le Kabyle ne croit point au mauvais il et peu aux amulettes. Ce qui est crit par Dieu, dit-il, doit arriver ; il nest rien qui puisse lempcher. Cependant, il concde certaines vieilles femmes un pouvoir dinuence sur les mnages, sur les amours ; il admet les sorts propres faire aimer, faire har un rival, faire divorcer la femme que lon dsire, etc. Ses superstitions dun autre ordre sont nombreuses. Nous indiquerons les principales : Quiconque entreprend un voyage, doit partir le lundi, jeudi ou samedi ; ces jours sourient sui voya-

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geurs. Heureux celui qui commence sa route le samedi. Le prophte prfrait ce jour aux deux autres. On voyage, il est vrai, le mercredi, le vendredi et le dimanche ; mais linquitude ne quitte pas le voyageur pendant toute sa course. Ne livrez jamais de combat un mardi. Cest le jeudi quil, faut choisir pour introduire sa future sous le toit conjugal ; cela sera dun bon augure ; parce que la femme sy rveillera un vendredi, qui est le jour fri des Musulmans. Ne plaignez pas celui qui meurt pendant le rhamadan(1) ; car, pendant le rhamadan, les portes de lenfer sont fermes, et celles du paradis toujours ouvertes. Voir un chacal en se levant, prsage heureux ; deux corbeaux au moment de se mettre en route, signe dun voyage prospre. Voir un livre le soir, mauvais augure ; apercevoir un corbeau seul, avant que de se mettre en route, motif dinquitude. Les Kabyles, si incrdules au sujet des sortilges le sont beaucoup moins sur la question des dmons. Ils disent quil y en a en toute saison, except dans le Rhamadan, parce que Dieu les force rester en enfer pendant le mois sacr. Ils les craignent horriblement ;_______________ (1) : Rhamadan : mois sacr des Musulmans, pendant lequel on jene jusquau coucher du soleil.

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jamais un Kabyle ne sortira la nuit de sa maison, sans les conjurer, au nom de Dieu le puissant, le misricordieux. Il en fera autant quand il passera prs dun endroit o il y a eu du sang vers ; car les dmons qui aiment Ie sang nont pas manqu de sy donner rendez-vous. Il existe aussi, si ce nest un prjug, du moins un mpris gnral de lnesse; et un tel point que, dans certaines tribus, un Kabyle, pour rien au monde, ne voudrait en voir une entrer dans sa maison. On raconte une lgende qui expliquerait cette aversion par un acte hors nature du temps des anciens Kabyles.

II.

LArabe dteste le travail; il est essentiellement paresseux : pendant neuf mois de lanne, il ne soccupe que de ses plaisirs. Le Kabyle travaille normment et en toute saison ; la paresse est une honte ses yeux. LArabe laboure beaucoup ; il possde de nombreux troupeaux quil fait patre ; il ne plante point darbres. Le Kabyle cultive moins de crales, mais il soccupe beaucoup de jardinage. Il passe sa vie planter, greffer ; il a chez lui des lentilles, des pois chiches, des

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fves, des artichauts, des navets, des concombres, des ognons, des betteraves, du poivre rouge, des pastques, des melons. Il cultive le tabac fumer ; il plante des pommes de terre depuis quelque temps ; il possde des fruits de toute espce : olives, gues, noix, oranges, poires, pommes, abricots, amandes, raisins. La principale richesse du pays consiste dans ses oliviers dont beaucoup sont greffs et qui atteignent quelquefois les dimensions du noyer. Les olives dexcellente qualit entrent pour une grande part dans la nourriture des Kabyles ; mais il en reste normment vendre soit comme fruit, soit comme huile. Celle-ci sexporte dans des peaux de bouc, Alger, Bougie, Dellys, Stif, sur tous les marchs de lintrieur. La terre de labour ntant pas trs-abondante, eu gard la population, les Kabyles nen ngligent aucune parcelle. Ils donnent deux faons la terre et la couvrent dengrais, mais ne lui laissent presque aucun repos ; on la trouve rarement en jachres ; ils ne pratiquent point lassolement. Leurs champs sont en gnral assez bien nettoys et quelques-uns rendent jusqu 25 pour 1. Le bl, battu de la faon la plus barbare, au moyen de taureaux qui travaillent en cercle sur laire, et vann grossirement avec un bout de planche, ne passe point au crible ; il est conserv comme celui des Arabes dans des silos (en arabe : metmora ), ou bien encore dans de

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grands paniers en osiers, qui sont trs-vass en bas et trangls du haut. LArabe voyage quelquefois pour trouver des pturages ; mais il ne sort jamais dun certain cercle. Chez les Kabyles, un des membres de la famille sexpatrie toujours. momentanment pour aller chercher fortune ; aussi en trouve-t-on Alger, Stif, Bne, Philippeville, Constantine, Tunis, partout. Ils travaillent comme maons, jardiniers, moissonneurs ; ils font patre les troupeaux... Lorsquils ont amass un peu dargent, ils rentrent au village, achtent un fusil, un buf, et puis se marient. LArabe na point dindustrie, proprement dite, quoiquil confectionne des selles, des harnachements, des mors, etc. Le Kabyle, au contraire, est industrieux : il btit sa maison, il fait de la menuiserie, il forge des armes, des canons et des batteries de fusil, des sabres (issas), des couteaux, des pioches, des cardes pour la laine, des socs pour la charrue. Il fabrique des bois de fusil, des pelles, des sabots, les mtiers pour tisser. Chez lui se travaillent les burnous et les habayas, vtements de laine ; les haks de femme, les chachias blanches : sa poterie est renomme. Il fait de lhuile avec les olives quil rcolte dans sa proprit, et confectionne lui-mme les meules de ses pressoirs. La forme la plus commune des pressoirs est celle-ci : un vaste bassin en bois, dun seul morceau ; chaque ex-

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trmit de lun de ses diamtres, un montant vertical qui sentrave dans une barre horizontale ; celle-ci, perce au milieu, laisse passer une vis en bois, termine par une meule dun diamtre un peu infrieur celui du bassin. La vis exerce une pression sur les olives places sous la meule et quon a dabord fait bouillir. Les Kabyles dressent encore des ruches pour les abeilles ; ils font la cire, et ne se servent pour les pains, que de moules travaills chez eux. Ils savent cuire les tuiles dont le cent cote de 2 fr. 2 fr. 50 cent. Dans certaines localits, on confectionne des dalles de lige. Ils connaissent la chaux; ils en sont, du reste, fort avares, et ne lemploient que pour blanchir les mosques et les koubbas des marabouts. Pour leurs maisons ils utilisent le pltre, qui parait abonder chez eux. La carrire de Thisi, chez les Beni-Messaoud, une lieue et demie de Bougie, en fournit une grande quantit. Ils font du savon noir avec lhuile dolive et la soude des varechs ou la cendre de laurier-rose, tressent des paniers pour porter les fardeaux, confectionnent des nattes en palmier-nain, ou bien encore lant des cordes en laine et en poils de chvre ; enn, ils poussent lhabilet industrielle jusqu produire de la fausse monnaie. Nous allons nous tendre sur quelques unes des branches dindustrie prcites Commenons par la dernire. Depuis un temps immmorial, les Kabyles tablis

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Ayt-el-Arba, village considrable de la tribu des Beni-Ianni, se livrent cette coupable industrie. Dautres ateliers moins considrables se trouvent encore au village dAyt-Ali-ou-Harzoun, quinze lieues sud-est dAyt-el-Arba, loign, lui-mme dAlger, dune quarantaine de lieues. La position du repaire de ces faux-monnayeurs est au sommet dune montagne protge par un dl trs-troit et presquinaccessible. Cest l, qu labri de toute attaque, ils imitent les monnaies de cuivre, dargent et dor de tous les pays du monde. Les matires premires leur sont fournies en partie par des mines voisines. Le cuivre, largent leur viennent de tous les points du pays barbaresque, du Sahara mme, par des hommes qui, non seulement apportent Ayt-elArba, les produits de leur pays, mais encore viennent y acheter des espces falsies. On les paie avec des monnaies de bon aloi sur le pied de 25 pour %. La simple inspection dune pice contrefaite prouve que le procd employ, pour lobtenir, est gnralement celui de la fusion. En effet, toutes les pices prsentent un diamtre tant soit peu infrieur celui des modles, rsultat forc du retrait quelles ont subi par le refroidissement, la sortie dun moule provenant des pices vritables. Le relief des gures, des lettres, est ordinairement mal accus, et laspect du mtal est terne ou cuivreux. Il faut le dire cependant, et tous ceux qui en ont vu lafrmeront, la plupart de ces fausses

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pices tromperaient le premier coup dil quelquesunes exigent un examen assez minutieux. Les moyens de rpression, employs sous les Turcs pour sopposer linvasion des fausses monnaies, taient en tout conformes aux procds despotiques et arbitraires que pouvait alors se permettre lautorit. Les gens dAyt-el-Arba et ceux dAli-ouHarzoun, ne sortant jamais de leur retraite, taient obligs de coner dautres le soin de colporter leurs produits ; car si les Kabyles protgent les fabricants de fausse monnaie, ils sont impitoyables pour celui qui chercherait la mettre en circulation dans le pays. Il fallait donc la faire sortir de la Kabylie ; ctaient les Beni-Ianni, les Beni-Menguelat, les Beni-Boudrar, les Beni-Ouassif qui taient ordinairement chargs de cette mission. De l vient sans doute lloignement des autres Kabyles pour ces tribus. Tous ces gens taient surveills dune manire particulire, et ne pouvaient voyager dans lintrieur sans la permission du cad de Sebaou, qui ne laccordait pas sans percevoir un droit de deux douros dEspagne. Faute de prsenter ce permis, quon refusait dailleurs tous les gens suspects du trac des monnaies, le premier voyageur venu subissait la conscation de ses marchandises, mulets, etc. Trois ans avant lentre des Franais Alger, la fausse monnaie stait multiplie dune manire ef-

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frayante. LAgha-Yahia, qui jouissait dune grande rputation chez les Arabes, furieux de voir sa surveillance en dfaut, t arrter, un mme jour, sur les marchs dAlger, de Constantine, de Stif et de Bne, les hommes de toutes les tribus, connues pour se livrer cette mission. On incarcra de la sorte une centaine dindividus que le pacha annona devoir mettre mort, si on ne lui livrait les moules ou matrices qui servaient la fabrication. Les gens dAyt-elArba, pour sauver leurs frres, envoyrent tous leurs instruments, et les prisonniers ne furent encore mis en libert quaprs avoir pay une forte amende. Cet chec prouv par les faux-monnayeurs ne les dgota point du mtier. Ayt-el-Arba ne perdit rien de sa prosprit, et le nombre de commerants, qui viennent sy approvisionner de tous les points, du Maroc, de Tunis, du Sahara, de Tripoli, nen fut aucunement diminu. Un Kabyle pris en agrant dlit dmission de fausse monnaie tait mis mort, sans aucune forme de procs. Ctait le seul cas pour lequel la justice est inexorable, et dans lequel largent, qui rachetait tous les autres crimes, ne put faire incliner sa balance. Des industries plus honorables, ne piquant pas autant la curiosit, sont peut-tre un peu moins connues. La fabrication de la poudre est concentre dans la tribu des Reboulas ; elle sy fait en grand et par des procds analogues aux ntres. Le salptre abonde

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dans les cavernes naturelles ; il eurit sur leurs parois. Recueilli comme le salptre de houssage, il est lav, puis obtenu par lvaporation ; Le charbon provient du laurier-rose et il jouit des meilleures proprits ; le soufre arrive du dehors. Le dosage est rgl comme chez nous ; le schage sopre au soleil. Cette poudre kabyle, un peu moins forte que la ntre, nest ni lisse, ni gale, mais elle ne tache point la main et elle satisfait aux conditions dune bonne poudre de guerre. Les cartouches kabyles sont bien roules ; elles se vendent en plein march. Le prix moyen de la cartouche est 0 fr. 40 cent., ce qui doit paratre excessif. Les balles sont en plomb et fort irrgulires. Lexploitation du plomb a lieu, sur une chelle trsconsidrable, dans la tribu des Beni-Boulateb, prs Stif. On en trouve aussi dans une montagne prs de Msila, et dans un autre nomm Agouf, encore chez les Reboulas ; ce dernier passe pour argentifre. Dans tous les cas, on lobtient par la simple fusion, et on lexporte en saumon ou en balles. Le cuivre se rencontre galement en Kabylie. On lextrait, on lemploie dans les bijoux de femme. Fondu avec le zinc, il compose un laiton fort utile pour les poires poudre, montures de issas, manches de poignards, etc. Deux mines de fer trs-abondantes sont signales

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dans la grande Kabylie : lune chez les Berbachas, lautre chez les Beni-Slyman. Le minerai en roche est trait par le charbon de bois dans un bas fourneau, linstar de la mthode catalane ; les soufets sont en peau de bouc et fonctionnent bras dhommes. La tribu des Flissas confectionne larme blanche qui porte, son nom avec le fer des Berbachas et de lacier venu dOrient. Les principaux fabricants darmes feu sont les Beni-Abbas : leurs platines, plus renommes que leurs canons, runissent llgance et la solidit; elles sexportent jusqu Tunis. Leurs bois de fusil sont en noyer. Ils montent larme toute entire. A ct de cette vaste industrie des hommes, les femmes ne restent point oisives ; elles lent la laine et tissent avec cette matire ltoffe blanche qui sert vtir les deux sexes. Leurs mtiers sont tablis sur le modle de ceux dAlger. Le lin, recueilli en petites bottes, puis sch sur laire, est broy, l par les femmes, et procure une grosse toile employe divers usages. Les femmes concourent la confection des burnous qui, dans quelques tribus, Beni-Abbas et BeniOurtilan par exemple, dpassent de beaucoup les besoins locaux et deviennent un objet dexportation. LArabe ne soccupe point dentretenir ses armes ;

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cela lui demanderait quelques soins : un chien noir, dit-il, mord aussi bien quun chien blanc. Le Kabyle au contraire, met tout son luxe dans son fusil. Il le prserve de la rouille, et quand il le sort de son tui, il le tient avec un mouchoir pour ne pas le salir.

III.

LArabe, paresseux de corps, se ressent un peu dans tous les mouvements du cur de cette inertie physique. Chez les Kabyles, la colre et les rixes atteignent dincroyables proportions. En voici rcent exemple : Un homme de la tribu, des Beni-Yala rencontre, au march de Guenzate, un autre Kabyle qui lui devait un barra (7 centimes). Il lui rclame sa dette. Je ne te donnerai point ton barra, rpond le dbiteur. Pourquoi ? Je ne sais. Si tu nas point dargent, jattendrai encore. Jen ai. Ehbien ! alors ? Eh bien ! cest une fantaisie qui me prend de ne point te payer. A ces mots, le crancier, furieux, saisit lautre par son burnous et le renverse terre. Bientt deux partis se forment, on court aux armes ; depuis une heure

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de laprs-midi jusqu sept heures du soir, on ne peut sparer les combattant ; quarante-cinq hommes sont tus, et cela pour un sol et demi. Cette querelle date de 1843 ; mais la guerre souleve par elle nest point encore teinte. La ville, depuis, sest divise en deux quartiers hostiles, et les maisons qui se trouvaient sur la limite sont devenues dsertes. LArabe est vaniteux. On le voit humble, arrogant tour--tour. Le Kabyle demeure toujours drap dans son orgueil. Cet orgueil prte de limportance aux moindres choses de la vie, impose tous une grande simplicit de manires, et, pour tout acte de dfrence, exige une scrupuleuse rciprocit. Ainsi lArabe baise la main et la tte de son suprieur avec force compliments et salutations, sinquitant peu du reste, quon lui rende ou non ses politesses. Le Kabyle ne fait pas de compliments : il va baiser la main, la tte du chef ou du vieillard ; mais, quelle que soit la dignit, quel que soit lge de celui qui, a reu cette politesse, il doit la rendre immdiatement. Si-SadAbbas, marabout des Beni-Haff, se trouvait un jour au march du vendredi des Beni-Ourtilan ; un Kabyle, nomm Ben-Zeddam, sapprocha de lui, et lui baisa la main. Le marabout, distrait sans doute, ne lui rendit pas ce salut : Par le pch de ma femme, dit Ben-Zeddam, qui se campa bien en face de SiSad, son fusil la main, tu vas me rendre ce que je

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tai prt tout lheure, ou, tu es mort. Et le marabout sexcuta. LArabe est menteur. Le Kabyle regarde le mensonge comme une honte. Les Arabes, dans la guerre, procdent le plus souvent par surprise et par trahison. Le Kabyle prvient toujours son ennemi, et voil comment il le fait ; le gage de la paix entre deux tribus consiste dans lchange dun objet quelconque, dun fusil, dun bton, dun moule balles, etc. Cest ce que lon appelle le mezrag : la lance. Tout porte croire quavant linvention des armes feu, le dpt dune lance tait effectivement le symbole de trve et de bonne amiti. Quand une des deux tribus veut rompre le trait, son chef renvoie simplement le mezrag, et la guerre se trouve dclare. Les Arabes se contentent de la dia, prix du sang, en expiation dun meurtre commis sur lun des membres de leur famille. Chez les Kabyles, il faut que lassassin meure. Sa fuite ne le sauve pas ; car la vengeance est une obligation sacre. Dans quelque rgion lointaine que le meurtrier se retire, la vendetta le suit. Un homme est assassin, il laisse un ls en bas ge. La mre apprend de bonne heure ce dernier le nom de lassassin. Quand le ls est devenu grand, elle lui remet un fusil et lui dit : Va venger ton pre ! Si la veuve na quune lle, elle publie quelle ne

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veut point de dot(1) pour elle, mais quelle la donnera seulement celui qui tuera lassassin de son mari. Lanalogie est saisissante entre ces murs et celles de la Corse ; elle se dessine encore davantage dans les traits suivants. Si le vrai coupable chappe la vendetta et lasse sa persvrance, alors celle-ci devient transversale ; elle tombe sur un frre ou lun des parents les plus proches, dont la mort ncessite son tour de nouvelles reprsailles. Par suite, la haine entre les deux familles devient hrditaire. De part et dautre des amis, des voisins lpousent. Il en sort des factions ; il peut en rsulter de vritables guerres. Les Arabes donnent lhospitalit ; mais ils y mettent plus de politique et dostentation que de cur. Chez les Kabyles, si lhospitalit est moins somptueuse, on devine au moins dans ses formes lexistence dun bon sentiment ; ltranger, quelle que soit son origine, est toujours bien reu, bien trait. Ces gards sont encore plus grands pour le rfugi que rien an monde ne pourrait forcer livrer. Les Turcs, lmir Abd-el-Kader ont toujours chou dans leurs demandes ou leurs efforts contraires ce noble principe. Citons encore une coutume gnreuse.Au moment o, les fruits ; les gues, les raisins, etc., commencent mrir, les chefs font publier que, pendant-quinze ou_______________ (1) Les Kabyles achtent leurs femmes ; on le verra plus loin.

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vingt jours, personne ne pourra, sous peine damende, enlever aucun fruit de larbre. A lexpiration du temps x, les propritaires se runissent dans la mosque, et jurent sur les livres saints que lordre na pas t viol. Celui qui ne jure pas paie lamende. On compte alors les pauvres de la tribu, on tablit une liste, et chaque propritaire les nourrit tour de rle ; jusqu ce que la saison des fruits soit passe. La mme chose a lieu dans la saison des fves, dont la culture est extrmement commune en Kabylie. A ces poques, tout tranger peut aussi pntrer dans les jardins, et a le droit de manger, de se rassasier, sans que personne linquite ; mais il ne doit rien emporter, et un larcin, doublement coupable en cette occasion, pourrait bien lui coter la vie. Les Arabes, dans les combats, se coupent la tte ; les Kabyles, entre eux, ne le font jamais. Les Arabes volent partout o ils peuvent, et surtout dans le jour. Les Kabyles volent davantage la nuit, et ne volent que leur ennemi. Dans ce cas, cest un acte digne dloges ; autrement, lopinion le trit. LArabe a conserv quelques traditions en mdecine et en chirurgie. Le Kabyle les a ngliges ; aussi, rencontre-t-on chez lui beaucoup de maladies chroniques. LArabe ne sait pas faire valoir son argent ; il lenfouit, ou sen sert pour augmenter ses troupeaux. Le Kabyle, contrairement la loi musulmane, prte

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intrts, trs-gros intrts, par exemple 50 pour100 par mois ; ou bien il achte, bon march et lavance, les rcoltes dhuile, dorge, etc. Les Arabes classent les musiciens au rang des bouffons celui dentre eux qui danserait, serait dshonor aux yeux de tous. Le Kabyle aime jouer de sa petite te, et chez lui, tout le monde danse, hommes et femmes, parents et voisins. Les danses sexcutent avec ou sans armes.

IV.

Chez les Arabes, quand on clbre un mariage, on excute des jeux questres avant demmener la ance. Chez les Kabyles, les parents ou amis du mari tirent la cible. Le but est ordinairement un uf, un poivron, une pierre plate. Cet usage donne lieu une grande explosion de gat : ceux qui manquent le but sont exposs de nombreuses plaisanteries. Lorsquun Kabyle veut se marier, il fait part de son dsir un de ses amis qui va trouver le pre de la jeune lle recherche, et transmet la demande. On xe la dote qui sera paye par le mari; car ce dernier achte littralement sa femme, et le grand nombre des lles est regard comme une richesse de la maison. Ces dotes dlvent moyennement une centaine de douros. Il

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arrive quelquefois que le futur mari ne possde point la somme toute entire ; on lui accorde, pour la runir, un ou deux mois ; et, pendant e teille, il peut frquenter la maison de celle qui doit tre sa femme, Quand il sest acquitt, il lemmne en qualit de ance, la promne dabord dans le village, arm dun Yatagan, dun fusil et dune paire de pistolets, puis lamne sous son toit,. Cette crmonie se fait en grande pompe. Chaque village a sa musique compose de deux espces de clarinettes turques et de tambours. Ces musiciens gurent dans le cortge nuptial ; ils chantent en saccompagnant ; les femmes, les enfants font retentir lair de leurs cris joyeux you ! you ! you ! On tire une multitude de coups de fusils, et les jeunes gens du village, en totalit ou en partie, selon la richesse de lpoux, sont convis un grand repas. Chez les Arabes, quand il nat un enfant mle on se rjouit, on se complimente, mais la fte reste en famille ; si la mre est accouche dune lle, les femmes seules font une rjouissance. Chez les Kabyles, la naissance dun enfant mle donne lieu la convocation de tous les voisins et des amis des villages environnants. On fait des dcharges darmes, on tire la cible. Sept jours aprs, le pre donne un grand repas. La circoncision na pas lieu avant six ou huit ans, bien quelle devienne alors plus douloureuse. Si cest une lle qui vient au monde, on ne change rien aux habitudes de

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la vie, laspect de la maison, parce quelle naccrot en rien la force de la tribu : lenfant devenu grand se mariera et quittera peut-tre le pays pour suivre un nouveau matre. Chez les Arabes, lorsquune famille perd quelquun des siens, les amis et voisins assistent linhumation, et puis aucun sen retourne ses affaires. Chez les Kabyles, tout le village est prsent aux funrailles. Personne ne doit travailler ; tous se cotisent, lexception des parents du dfunt, pour donner lhospitalit aux Kabyles des autres villages qui sont venus apporter leur tribut de douleur. Les morts ne sont point dposs dans une bire. Aprs les avoir soigneusement lavs, on les enveloppe dune espce de drap ; puis, on les cone la terre. Les femmes kabyles ont une plus grande libert que les femmes arabes ; elles comptent davantage dans la socit. Ainsi, la femme kabyle se rend au march pour faire les provisions de la maison, pour vendre, pour acheter. Son mari aurait honte dentrer, comme lArabe, dans de semblables dtails. La femme arabe ne peut paraitre aux runions avec les hommes; elle garde toujours son mouchoir, ou se voile avec le hak. La femme kabyle sassied o elle veut ; elle cause, elle chante, son visage reste dcouvert. Lune et lautre portent, ds lenfance, de petits

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tatouages sur la gure ; mais le tatouage de la femme kabyle prsente une particularit bien remarquable qui affecte ordinairement la forme dune croix. Sa place habituelle est entre les deux yeux ou sur une narine. Les Kabyles perptuent cet usage, sans pouvoir en faire connatre lorigine, qui semble driver de lre chrtienne. Un fait digne de remarque appuierait cette conjecture en apparence : cest quaucun taleb ou marabout npouse une femme, ainsi tatoue, sans lui faire disparatre le signe par une application de chaux et de savon noir. Mais il convient aussi de remarquer que tous les tatouages sont dfendus par le Koran, qui les trit du nom de ketibet et chytan, criture du dmon. La femme arabe ne mange pas avec son mari, encore moins avec ses htes. La femme kabyle, prend ses repas avec la famille ; elle y participe mme lorsquil y a des trangers. La femme arabe nest jamais rpute libre de ses actions. La femme kabyle, abandonne par son mari, rentre dans la maison de son pre ou de son frre ; et, tant que son isolement dure, elle jouit dune entire libert de murs. La femme divorce se trouve dans le mme cas. Cette licence expliquerait la prtendue coutume que plusieurs, historiens attribuent aux Kabyles, doffrir leurs femmes ou leurs lles des htes de distinction. Lexistence, dans chaque tribu, dun certain nom-

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bre de femmes libres, semble avoir prserv les Kabyles dun genre de dbauche contre nature, si frquent parmi les Arabes, et qui, chez eux, serait puni de mort. Dans certaines tribus, notamment chez le Yguifsal, les femmes et les lles livres la prostitution paient, chaque anne, au jour de lan, une espce de patente, qui ne slve pas moins de cinq douros : cet argent est vers au trsor public. Elles cessent de payer quand elles se marient ou renoncent leur tat. Mais cet usage nest pas gnral. Daprs ce qui prcde, on sera mdiocrement surpris dapprendre que les Kabyles afchent beaucoup moins haut que les Arabes leurs prtentions la virginit des jeunes lles quils pousent. La femme arabe qui est sans nouvelles de son mari depuis un an ou deux, ou qui na point de quoi vivre chez lui, demande le divorce, et la loi prescrit au cadi de le prononcer. La femme kabyle ne peut se remarier que lorsquelle a la preuve certaine de la mort de son poux. Si sa position est malheureuse, on lui donne du travail, ou la tribu vient son secours. Le divorce toutefois est trs usit chez les Kabyles ; mais il est pour ainsi dire livr au caprice du mari. Celui qui veut divorcer, dit sa femme : je te quitte pour 100 douros, et la femme se retire avec cette somme chez ses parents. Si elle se remarie, elle doit rendre largent son premier poux ;

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mais si elle ne contracte pas de nouveaux liens, elle le conserve en toute proprit pour subvenir ses besoins. Ce qui rend cette mesure ncessaire, cest que les lles nont aucun droit lhritage de la famille. La raison en est que la femme tant force de suivre son mari, pourrait augmenter les ressources dune tribu trangre. Le Kabyle est dautant plus riche quil a plus de lles, puisquil reoit une dot pour chacune, et quil ne leur donne jamais rien. La femme du peuple chez les Arabes est ordinairement sale. La femme kabyle est plus propre; elle doit faire deux toilettes par jour : le matin, elle se lave ; le soir, elle se pare de tous ses ornements ; elle met du henn, etc. Cette coutume vient de ce quelle parait la table des htes. Il est possible que cette recherche ait contribu tablir la rputation quont les femmes kabyles de surpasser les femmes arabes en beaut. Toujours est-il que ce renom existe ; il se rapporte principalement la distinction des formes. Enn, non seulement les femmes kabyles sont plus libres, plus considres, plus inuentes que les femmes arabes ; mais elles peuvent mme aspirer aux honneurs et au pouvoir dvolus la saintet. La Koubba de Lella Gouraya, qui domine Bougie, ternise la mmoire dune lle clbre par sa science et sa pit. La lgende raconte quelle revenait, aprs sa mort, instruire les disciples dles, qui sassemblaient

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encore sur son tombeau. Il y a dans la Kabylie dautres koubbas consacres des femmes; et sans sortir des exemples vivants, on peut citer, comme jouissant dune haute rputation de ce genre, la lle du fameux marabout Sidi Mohamed-ben-Abder-Rahman(1) el Kafnaou, qui reoit elle-mme les offrandes religieuses au tombeau de son pre, et que tous les Kabyles connaissent sous le nom de bent-el-cheikh(2) : la lle du cheikh.

V. Politiquement parlant, la Kabylie est une espce de Suisse sauvage. Elle se compose de tribus indpendantes les unes des autres, du moins en droit, se gouvernant elles-mmes comme des cantons, comme des tats distincts, et dont la fdration na pas mme de caractre permanent, ni de gouvernement central. Autant de tribus, autant dunits ; mais ces units se groupent diversement selon les intrts politiques du jour. Il en rsulte des ligues offensives et dfensives qui portent le nom de soff (rang, ligne). Les tribus ainsi allies disent : nous ne faisons quun rang, quune_______________ (1) Sid , ou si par abrviation : sieur, seigneur. Sidi : monseigneur. Abd : serviteur; rahman : misricordieux. Abd-or-Rahman : serviteur du misricordieux. (2) Cheikh : vieux, vnrable ; et par suite, chef.

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seule et mme ligne. Des intrts communs, des alliances anciennes ou nouvelles, des relations de voisinage, de transit, de commerce, telles sont les causes qui dterminent la formation dun soff. Le soff oblige les tribus contractantes partager la bonne et la mauvaise fortune. Il se proclame dans une assemble gnrale de leurs chefs. On y rgle aussi le plan des oprations militaires, le nombre lordre des combattants, leur point de runion ; enn, on lit un chef. Quand cest une tribu qui a particulirement rclam le soff, pour se garantir ou se venger dun ennemi, cest elle qui fournit en gnral le chef de lexpdition. Toutefois les auxiliaires qui viennent combattre, sur le territoire et pour la cause dun alli, nen apportent pas moins leurs vivres et leurs munitions. La tribu secourue ne les fournit que dans le cas o la guerre se prolongeant au-dlit des prvisions, elle prierait ses dfenseurs de demeurer chez elle, aprs quils auraient consomm leur approvisionnement. Certaines tribus passent frquemment dun soff dans un autre, soit par inconstance dhumeur, soit par une mobilit politique inhrente leur situation, quelquefois parce quelles se laissent gagner prix dargent. Dans ce dernier cas, elles perdent beaucoup dans lestime publique ; on sen sert en les mprisant. Il se forme des soffs par suite dinimitis communes plusieurs tribus. Ceux-l se font la guerre entre eux.

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Cest limage de la ligue des cantons catholiques contre les cantons protestants, en Suisse. Il y a des soffs accidentels, momentans ; dautres ont des motifs si stables quils durent depuis des sicles. En cas de pril universel, il se constitue spontanment de grands soffs pour assurer la dfense commune. Que les marabouts prchent le djehad (guerre sainte), que lon redoute linvasion des Chrtiens, et toute la Kabylie ne forme plus quun soff. Il en natra plusieurs, mais anims du mme esprit, si lon apprend que lennemi doit dboucher par un certain nombre de points la fois. Les tribus menaces dans chaque direction se concentrent alors en autant de soffs particuliers qui cherchent, autant que possible, lier leurs oprations ensemble. Mais lgosme et les rivalits sy opposent : presque toujours. Dans les runions trop nombreuses, certaines familles rivales aspirent au commandement ; lamour-propre et lintrigue se mettent de la partie. Tantt on se spare sans avoir rien pu dcider, tantt des dissidents abandonnent la cause commune. Il existe en effet chez les Kabyles (trange disparate an milieu des murs les plus rpublicaines), il existe quelques grandes familles dorigine religieuse ou militaire, dont linuence inconteste domine plusieurs tribus tout la fois. Ce sont elles qui fournissent des chefs tous les soffs un peu considrables ; devant

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leurs membres, tout autre candidat se retire. Cest aussi dans leur sein que tous les gouvernements prtendant la domination sur les Kabyles se sont efforcs de prendre leurs intermdiaires ; ils ont alors confr ceux-ci des titres de khalifas daghas(1), etc. Cette politique fut celle des pachas turcs et ensuite dAbd-el-Kader ; elle est devenue la ntre par la force des choses. Nous reviendrons plus loin et en dtail sur ces familles prpondrantes ; elles joueront un trs-grand rle dans le cours de notre rcit. Ce quil importe ici de constater, cest le caractre essentiellement mobile des confdrations, labsence de tout lien permanent, de toute administration centrale, et den conclure quil faut descendre au sein de la tribu proprement dite; pour commencer trouver: lapparence dun gouvernement rgulier.

VI. On appelle arch ou kuebila, une tribu entire. Les fractions, ferka de la tribu, se nomment encore krarouba, fekhed, reg : kraroube, cuisse, veine._______________ (1) Khalifa : lieutenant. Employ seul, ce mot signie lieutenant du chef suprme, ou mme du Prophte. Dans ce dernier sens, nous lavons traduit par : Calife. Agha, chef immdiatement infrieur, presque toujours militaire.

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Ces fractions se dcomposent quelquefois leur tour en dchera, villages. Au dire du Kabyle, la tribu, arch, est le corps de lhomme ; fekhed, reg, en sont les membres ou les veine s; et dchera, les doigts qui terminent les pieds ou les mains. La tribu et ses fractions trouvent galement leur image dans le fruit du caroubier, car il se compose dune cosse o sont contenues plusieurs graines : krarouba. Chaque dchera se nomme un chef que lon appelle amine(1). Cette lection repose sur le suffrage universel : tout Kabyle y prend part, et la volont gnrale ne sy voit renferme dans aucune limite ; cependant on sait, l comme ailleurs, linuencer en faveur des droits de la naissance, lintimider par lentourage, la sduire par les richesses, la captiver par lloquence. Ces grandes assembles sont des djemms(2) ; mais, dans un sens plus spcial, la djemm dune tribu, est lassemble de tous les amines lus, comme il vient dtre dit, par ses diverses fractions, et dlibrant en commun sur les intrts nationaux, rendant des jugements, prenant des mesures gnrales, etc. Cette mme djemm procde llection dun_______________ (1) Ce titre rpond celui de cad chez les Arabes. (2) Djemm veut dire aussi mosque.

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prsident parmi les membres qui la composent ; celuici porte le nom damin el oumena : amine des amines. Il devient ainsi le chef rgulier de toute la tribu, et le commandement des guerriers quelle met sur pied lui appartient dans un jour de combat. Ses prrogatives restent dailleurs fort limites, moins quune illustre naissance ne lui en confre dautres fondes sur lappui moral de lopinion publique, Dans tous les cas, et ne ft-ce que pour la forme, il prend lavis de l djemm sur les moindres affaires. En elle, proprement parler, rside le gouvernement. La dure du pouvoir dvolu aux chefs nest pas la mme dans toutes les circonscriptions territoriales. Chez certaines tribus ils sont renouvels tous les six mois, chez dautres tous les ans ; mais, dans toutes, une mauvaise conduite peut appeler leur destitution immdiate, de mme que des services signals autorisent souvent une prolongation. Dans tous les cas, cest le peuple qui prononce. Les amines sont chargs du maintien de lordre public, ainsi que de lobservance des lois et des coutumes. Ici, nous allons constater une srie de faits toute particulire aux Kabyles. Seuls parmi les nations musulmanes, ils possdent un code eux, dont les prescriptions ne drivent ni du Koran, ni des commentaires sacrs, mais dusages antrieurs qui se sont maintenus travers les sicles,

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travers mme les changements de religion. Cest ce droit coutumier que les amines consultent en toute occasion. Les vieillards, les savants lont reu traditionnellement ; en conservent le dpt pour le transmettre intact leurs enfants. Voici les dispositions pnales pour les dlits les plus frquents :1 Tirer son yatagan sans frapper.......................8 boudjous. 2 Tirer son yatagan et frapper.........................16 boudjous. 3 Armer son fusil sans tirer.............................10 boudjous. 4 Armer son fusil et tirer.................................30 boudjous. 5 Lever son bton sans frapper..........................1 boudjou. 6 Lever son bton et frapper.............................3 boudjous. 7 Brandir une faucille sans frapper...................2 boudjous. 8 Brandir une faucille et frapper.......................4 boudjous. 9 Faire le geste de frapper avec une pierre........1 boudjou. 10 Frapper avec une pierre...............................6 boudjous. 11 Frapper coups de poings.........................1/4 boudjou. 12 Injures sans motifs.......................................4 boudjous. 13 tre convaincu de vol..............................100 boudjous. 14 Entrer dans une maison dont le matre est absent................................................100 boudjous. 15 Ne pas monter sa garde.................................1 boudjou. 16 Paratre au lavoir des femmes.....................2 boudjous.

Chez les Arabes, les hommes et les femmes se trouvent mls la fontaine. Chez les Kabyles, on dsigne une fontaine pour les hommes, une fontaine pour les

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femmes. Toutefois, ltranger qui se prsenterait cette dernire ne serait passible daucune amende pour cette infraction la loi, parce quil est cens pouvoir lignorer. Toutes ces amendes, ce sont les amines qui les imposent et les peroivent jusqu un certain taux, audessus duquel ils doivent en dposer le montant chez lamine des amines. Ce dernier lemploie acheter de la poudre. Le jour du combat, cette poudre sera distribue aux plus ncessiteux de la tribu. Le reste est employ secourir les pauvres. Rien nen demeure jamais abandonn au gaspillage des chefs, comme dans ladministration arabe. En toute circonstance, et quelque autorit quil ait, un amine est contraint de se renfermer dans lapplication rigoureuse du texte lgal. Nul arrt arbitraire ne peut tre rendu ; lgalit devant la loi forme aussi le premier article de la charte kabyle. Cette charte nest pas crite, mais elle est observe depuis deux mille ans. On a pu remarquer quil existe une pnalit pour le vol ; il nen existe pas pour le recel. Des recleurs autoriss, quon nomme oukaf, vendent publiquement les effets drobs. Il semble que le but de cette lgislation blessante soit de faciliter au propritaire ls le rachat de son bien bas prix. On conoit quautrement, vu les petites dimensions de chaque tat, tous les produits du vol seraient exports de suite, et leur

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recouvrement deviendrait impossible. Nous navons point parl du meurtre : la loi kabyle ce sujet, mrite bien lattention dun peuple civilis. On sait que le Koran prescrit dune manire absolue la peine du talion : Dent pour dent, il pour il. Cependant, la djemm kabyle ne prononce jamais une sentence de mort : lexcuteur des hautesuvres nest pas connu dans cette socit barbare. Le meurtrier cesse dappartenir sa tribu, sa maison est dtruite, ses biens sont consqus, un exil ternel le frappe : voil la vindicte publique. Mais le champ reste encore libre la vengeance particulire : cest aux parents de la victime appliquer le talion dans toute sa rigueur. La loi ferme les yeux sur ces sanglantes reprsailles ; lopinion les exige, et le prjug les absout. Il ne nous reste plus quune remarque faire sur le code prcdent : la bastonnade ny gure point. Contrairement aux ides reues chez les Arabes, cette punition est infamante aux yeux des Kabyles ; aucun amine noserait lordonner dans ltendue de son commandement. On juge par l combien il pourrait tre dangereux demployer des agents peu familiariss avec les murs des diffrentes races algriennes.

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VII. On a d remarquer que le rle des amines se borne la police intrieure des tribus ; leurs privilges sont assez restreints ; leur inuence ne sufrait pas pour maintenir lordre et la paix publique dans le pays. Aussi, nont-ils point sortir de leurs petites attributions. Pour les grandes affaires, il existe un vague pouvoir, fort au-dessus de leur autorit prcise : cest le pouvoir des marabouts. Marabout(1) vient du mot mrabeth, li. Les marabouts sont des gens lis Dieu. Lorsque des inimitis slvent entre deux tribus, les marabouts seuls ont le droit dintervenir, soit pour rtablir la paix, soit pour obtenir une trve plus ou moins longue. A lpoque de llection des chefs, ce sont les marabouts qui ont linitiative pour proposer au peuple ceux qui leur paraissent les plus dignes. Ils disent ensuite le fatah(2) sur les lus. Lorsquune tribu considrable a remport un avantage sur une autre plus faible, et que cette dernire_______________ (1) Les Franais ont donn par extension le nom de, marabouts aux petits monuments qui renferment des tombeaux de marabouts, et qui sappellent en ralit koubbas : dmes. (2) Fatah : prire spciale pour appeler le succs sur une entreprise quelconque.

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est rsolue prir plutt que de se rendre, les marabouts obligent la tribu victorieuse se dclarer vaincue. Admirable entente du cur humain qui a su donner chacun sa part de vanit. Les faits de ce genre ne sont pas rares; et tel est le caractre de ce peuple, quil nest pas dautre moyen dempcher le faible orgueilleux de se faire anantir. Lorsque des circonstances graves ncessitent une runion de tribus, les chefs en ordonnent la publication dans les marchs ; lexception des malades, des vieillards, des femmes et des enfants, personne ne manque au rendez-vous, si grande que soit la distance parcourir. Au jour x, les tribus tant groupes sparment, les marabouts savancent au centre et font expliquer par le crieur public le but de la runion, en demandant le conseil suivre. Chacun a la parole, chacun est cout, quelle que soit sa classe. Les opinions diverses tant recueillies, les marabouts se runissent en comit, et le crieur public fait connatre au peuple leur dcision. Sil ne slve aucune voix pour faire de nouvelles rclamations, on invite lassemble battre des mains en signe de consentement. Cela fait, tous les Kabyles dchargent leurs armes, ce que lon nomme el mez : la dcision. Les choses que lon raconte de linuence des marabouts dans le pays kabyle sont tellement surprenantes, quon hsite les croire. Les montagnards, dit-on, ne

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craindraient pas dgorger leurs propres enfants, sils eu recevaient lordre dun marabout. Le nom de Dieu, invoqu par un malheureux que lon veut dpouiller, ne le protge pas ; celui dun marabout vnr le sauve. Les marabouts commandent aux marchs, et lautorit des amines sefface devant la leur. Les marchs sont libres, exempts dimpts, de taxes ou de droits, et de plus, ils sont inviolables. Chez les Arabes, un homme qui a commis un dlit ou un crime peut tre arrt en plein march ; sur le leur, les marabouts ne tolrent ni arrestation, ni vengeance, ni reprsailles, pour quelque motif que ce soit. Cette inuence des marabouts est dautant plus remarquable, que le peuple kabyle est bien loin des ides religieuses du peuple arabe. Il ignore les prires, il observe mal le jene et les ablutions ; il borne peu prs toute sa religion ceci : Il ny a quun seul Dieu, et Mahomet est son prophte. On dit quil y a des tribus kabyles o les gens pauvres ne craignent point de manger du sanglier. Ils boivent presque tous de leau-de-vie de gue fabrique par les Juifs qui sont en grand nombre dans le pays. Les prceptes de la religion ne sont suivis que par les chefs, les marabouts et les tolbas. La cause de cette obissance passive du peuple est donc toute entire dans son esprit industriel qui lui fait comprendre quel point lordre et la paix importent au commerce.

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Les marabouts, du reste, ont prot de ce respect gnral pour instituer une des belles coutumes du monde, lanaya, que nous ferons connatre un peu plus loin. La vnration publique pour les marabouts ne se traduit pas seulement en honneurs, en dfrence, en privilges. Ils vivent sur le peuple et par le peuple ; on pourrait dire que tous les biens de la nation leur appartiennent. Leurs zaouas ou habitations communes, dont nous parlerons ailleurs, sont rpares, pourvues, sans quils aient sen occuper, sans quils aient besoin mme dexprimer un dsir. On prvient tous leurs vux, on soccupe de tous les dtails de leur vie prive ; on leur apporte leau, le bois, la nourriture, etc. Vont-ils quter dans les villages ; chacun sempresse au-devant deux, senquiert de leurs besoins, leur offres des Montures, les comble de prsents.

VIII. Les Kabyles paient des impts. Ce sont la zekkat et lhachour, prescrits par le Koran, et xs au centime pour les troupeaux, au dixime pour les grains. Mais, contrairement aux Arabes qui donnent ces contributions leur sultan, les Kabyles, organiss en rpubliques, les apportent leurs mosques. On les emploie dfrayer les coles, secourir les pauvres, nourrir

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les voyageurs, entretenir le culte, donner lhospitalit, acheter de la poudre et des armes pour les malheureux de la tribu qui sont appels, comme les autres, marcher le jour du combat, Car, chez le peuple kabyle, ds quil sagit de venger une injure ou de repousser une agression, tous doivent se lever, arms ou non, Ceux qui nont point de fusil prennent des btons, lancent des pierres, et se tiennent porte des combattants ; leur devoir est demporter les morts ou les blesss. Les femmes mme, quelquefois, assistent ces drames sanglants, an dencourager leurs frres, leurs maris; elles leur apportent des munitions, et si lun des guerriers vient fuir, elles lui font avec du charbon une large marque sur son burnous ou sur sa chemise de laine, pour le dsigner au mpris de tous. On rgularise le concours gnral la dfense publique par une formalit qui se rapproche beaucoup de notre recrutement. Lorsquun garon a accompli son premier rhamadan, cest--dire 14 ou 15 ans, suivant sa constitution, il se prsente la djemm. Alors il est dclar bon pour porter un fusil. On linscrit au nombre des dfenseurs de la tribu, dont il aura dsormais courir les bonnes ou les mauvaises chances. On lit sur lui le fatah, et si en pre est pauvre, on lui achte un fusil sur les fonds publics. Par consquent, tout homme doit tre considr

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comme un soldat qui sert depuis quinze ans jusqu soixante au moins. Cest donc une mprise trange, et trop commune pour tre tue, que celle dvaluer la population kabyle daprs la quantit de fusils, ou rciproquement, sur le pied dun guerrier par six personnes, comme on fait en Europe. Les combattants, dans ce pays, doivent former le tiers de la population complte ; en calculant sur cette base, on se trompera peu. Les Kabyles sont en outre assujettis la corve, touiza, mais non point comme les Arabes qui la doivent pour faire valoir les biens du beylik. Le Kabyle ne connat la touiza que pour sa mosque, ses marabouts, la fontaine commune, les chemins qui peuvent tre utiles tous. Il fait encore la corve pour creuser la tombe de lun de ses compatriotes. Voil toutes les dettes du Kabyle envers ltat. On voit comment il contribue de sa personne et de sa bourse au maintien de la chose publique ; mais ce quon cherche vainement, cest une administration capable de rgulariser tous ces efforts et den tirer le meilleur parti possible ; ce quon ne trouve pas non plus, cest la force publique en mesure de les exiger au besoin. Il semble que lopinion soit le seul tribunal auquel puissent tre renvoys tous les dlits contre ltat. Telle est la ert kabyle, tel est son penchant instinctif pour lgalit absolue et peut-tre aussi son ombrageuse dance, quil a pris tche, pour ainsi dire,

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de supprimer tous les dpositaires du pouvoir social. Les marabouts qui en possdent la principale part, lexercent avec mnagement et par voie de persuasion. Quant aux amines, leur moindre abus dautorit se heurte promptement un refus dobissance exprim dans les termes les plus nergiques : enta cheikh, ana cheikh ; littralement : toi chef, moi chef. Si lon se faisait une ide de la vie relle des Kabyles daprs les consquences vraisemblables dun gouvernement comme celui qui vient dtre esquiss, quel effrayant tableau naurait-on pas sous les yeux ? point dunit dans le pouvoir, point de cohsion dans les masses ; partout lintrigue et les rivalits politiques, partout la prrogative prive bravant lintrt gnral ; nulle hirarchie sociale, nulle autorit prventive, prvoyante, doue dinitiative ; lopinion sans consistance, limpunit du fort, loppression du faible, tous les dsordres leur comble : voil ce que lon attendrait. Mais heureusement cette socit primitive se sauve par un phnomne inverse de celui qui caractrise les vieilles nations. Tandis que nos formes gouvernementales les plus savantes, les plus sages, sont fausses scandaleusement par latteinte de nos mauvaises murs, ici tout au contraire, des institutions religieuses, des coutumes inviolables, corrigent admirablement linsufsance du rouage politique. Ainsi, ce peuple rpublicain jusqu lindividualisme a cependant une providence terrestre et un sultan.

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Sa providence, cest linstitution des zaouas ; et son sultan, cest une coutume sacre qui porte le nom danaya. Nous nous efforcerons de les mettre au grand jour.

IX. Toute zaoua se compose dune mosque, dun dme (koubba) qui couvre le tombeau du marabout dont elle porte le nom, dun local o on ne lit que le Koran, dun second rserv ltude des sciences, dun troisime servant dcole primaire pour les enfants, dune habitation destine aux lves et aux tolbas qui viennent faire ou perfectionner leurs tudes ; enn , dune autre habitation o lon reoit les mendiants et les voyageurs ; quelquefois encore dun cimetire destin aux personnes pieuses qui auraient sollicit la faveur de reposer prs du marabout. La zaoua est tout ensemble une universit religieuse et une auberge gratuite : sous ces deux points de vue, elle offre ,avec le monastre du moyen-ge, une multitude danalogies dont il est impossible quon ne soit pas frapp la lecture des dtails suivants. Tout homme riche ou pauvre, connu ou inconnu dans le pays, qui se prsente la porte dune zaoua quelconque, y est reu et hberg pendant trois jours. Nul ne peut tre conduit : lexemple dun refus, de ce

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genre nexiste mme pas. Ni le matin, ni le soir, les gens de la zaoua ne prendront leur repas sans stre assurs que les htes ont eu leurs besoins satisfaits. Le principe dhospitalit stend mme si loin dans ce lieu, quun cheval, un mulet gars, y arrivant sans conducteur et par hasard, seront toujours reus, installs et nourris jusqu ce quon vienne les rclamer. Cet accueil absolu dans la maison de Dieu fait que les tourments de la faim et le vagabondage proprement dit restent ignors des Kabyles. La vie du pauvre devient un long plerinage de zaouas en zaouas. Considres sous le rapport universitaire, les zaouas renferment, toutes, trois degrs dinstruction. Lcole primaire est ouverte tous les enfants kabyles ou arabes. Quelques parents en envoient de trs-loin, plutt que davoir recours aux petites coles des tribus. On paie six douros de premire mise pour chaque enfant, moyennant quoi il est nourri, log et habill aux frais de ltablissement, jusqu lpoque de son dpart : ceci est la rgle commune ; mais notre verrons plus tard que les gens riches ajoutent ce versement des cadeaux trs-considrables. Lenfant apprend dabord la formule religieuse de lIslam : Il ny a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophte ; puis une demi-douzaine de prires et quelques versets du Koran. La plupart des Kabyles nen savent pas plus long ; ils rentrent au sein de la famille, pour prendre

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part ses travaux ds que leur dveloppement physique le permet. Ceux qui prolongent leur ducation apprennent lire et crire, rciter le texte du Koran, etc. Aprs six ou sept ans, cette instruction secondaire leur permet de rentrer dans les tribus comme tolbas, et dy ouvrir de petites coles pour les enfants du peuple. Quand llve quitte la zaoua, ses matres se rassemblent ; un deux lit le fatah sur lui. Le jeune homme, son tour, les remercie, et il le fait ordinairement par cette formule peu prs consacre : mon matre, vous mavez instruit, mais vous vous tes donn pour moi beaucoup de mal. Si je vous ai caus quelque peine, je vous en demande le pardon au jour de la sparation. Il convient dajouter en passant que le voisinage des zaouas se ressent quelquefois de la turbulence propre aux nombreuses runions de jeunes gens. Ce sont des querelles, des vols ; cest la frquentation des femmes kabyles que la loi a mancipes, etc. Les chefs des zaouas passent leur vie arranger les contestations que soulve chaque jour quelque nouvelle folie de leurs disciples. Enn, les tudes transcendantes runissent, surtout dans quelques zaouas plus renommes, des toiles de toutes les rgions. Il en vient, non seulement des divers points de lAlgrie, mais de Tunis, de Tripoli,

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du Maroc et de lgypte mme. Ces savants paient, leur entre, quatre boudjous(1) et demi pour toute la dure du sjour qui reste entirement leur discrtion. On apprend dans les zaouas : 1 La lecture et lcriture. 2 Le texte du Koran, jusqu le rciter intgralement sans une faute, et avec la psalmodie ou lintonation convenable qui sert maintenir la puret du langage. 3 La grammaire arabe (djayroumia). On nenseigne le berbre nulle part : ses lments nexistent plus. 4 Les diverses branches de la thologie (touhhid el tassaououf ). 5 Le droit, cest--dire, le commentaire du Koran au point de vue lgal, par sidi Khelil, qui fait foi dans tout le rite Maleki, et, en consquence, chez les Arabes. 6 Les conversations du Prophte (hadite sidna Mohammed). 7 Les commentaires sur le Koran (tefessr-elKoran), cest--dire, linterprtation du texte saint. On compte sept huit commentaires ayant autorit : El Khazin est le plus estim. 8 Larithmtique (haal eb ghrobari) : la gomtrie (haab el-member) ; lastronomie (aem-el-faleuk)._______________ (1) Boudjou pice dargent de la valeur denviron 1 fr. 75 cent.

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9 Enn, la versication (Alem-el-Aaroud). Presque tous les tolbas sont potes. Les diffrentes zaouas nourrissent entre elles des dissidences et des rivalits universitaires ; lopinion les classe, lesprit de corps sen mle, un taleb nmigrerait point de la sienne dans une autre : il ny serait pas mme accueilli. Les zaouas les plus fameuses sont : Sidi Ben-Ali-Chrif ( chez les Ioullen ). Sidi Moussa Tinebedar (chez les Beni Ourghlis). Sidi Abd-er-Rahman (prs de Bordj et Boghni). Sidi Ahmed-Ben-Driss ( chez les Ayt-Iboura). Celles-l comptent un personnel considrable. Sidi Ben-Ali-Chrif, par exemple, renferme en permanence deux ou trois cents tolbas et lves, avec un nombre variable de passagers, dont la moyenne journalire peut tre value plus dun cent, et le maximum au quadruple. Les zaouas sont donc, proprement parler, des institutions de bienfaisance ; elles fournissent lhospitalit gratuitement, lducation presque pour rien ; elles le font sur une vaste chelle et ncessairement grands frais. En quoi consistent leurs ressources ? Les zaouas sont un objet de vnration particulire pour le peuple. Cest l que les Kabyles provoquent le serment, lorsquils ont quelques rclamations, ou quelque discussion propos de dettes, vols, etc. Les

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Kabyles, sur lesquels viennent fondre plusieurs malheurs, sy rendent de trs-loin en plerinage, pour demander Dieu, par lintermdiaire des saints marabouts, la n des maux qui les afigent. La mre qui ne peut lever ses enfants, qui les voit mourir en bas ge, vient prier Dieu de les lui conserver. La femme strile, sy fait conduire par son pre ou son mari, esprant la grce dune postrit. La mosque de Koukou est la plus renomme pour les miracles de ce dernier genre. On les attribue au bton de Sidi Ali-Taleub, que la femme strile, doit agiter en tous sens, dans un trou pratiqu au milieu mme de la mosque. On en frotte galement le dos des malades pour les gurir. Daprs la tradition, Sidi Ali-Taleub navait qu mettre en joue son ennemi, avec ce bton merveilleux, pour le faire tomber raide mort. Les malades emploient aussi, comme remde la pierre du tombeau sacr quils broient et quils avalent. Les croyances superstitieuses varient pour chaque zaoua. Dans les poques de scheresse, autour de toutes indistinctement, on fait de grandes processions pour demander la pluie. (Frappant rapport avec nos Rogations !) Enn, quoique chaque tribu ait sa mosque, les gens religieux ne manquent jamais daller faire leur prire du vendredi danse la zaoua la, plus proche.

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Celle-ci reoit, ds lors, une portion de lachour et de la zekkat dvolus aux mosques. En outre, elle a certaines tribus du voisinage qui se sont dclares ses serviteurs et tiennent honneur de lui faire des prsents (ziarah) ; elles lui apportent continuellement de lhuile, du miel, des raisins secs, des gues, des poules, etc. ; elles envoient des