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L. RAUZIER-FONTAYNE LA TROUPE JÉROMISI 1

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Page 1: Fontayne Lucie Rauzier La troupe Jéromisi 1953.doc

L. RAUZIER-FONTAYNE

LA TROUPE

JÉROMISI

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LA TROUPEJÉROMISI

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L. RAUZIER-FONTAYNE

LA TROUPE

JÉROMISIILLUSTRATIONS DE A. CHAZELLE

HACHETTE

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TABLE DES MATIERES

I. Les Parisiens sont de retour 9II. La « Catastrophe » 13

III. La diligence. L'arrivée des voisins 18IV. Au mas Perrier. Conversation sur un figuier 24V. Le secret de Jéro et Misie. Encore la diligence. Claire-Lise a une idée 27

VI. La troupe Jéromisi 33VII. Molière dans une diligence. La malle aux costumes 39

VIII. Les habitants de la « Catastrophe » 45IX. La troupe s'organise 49X. Le secret en danger 52

XI. Le belvédère. La répétition surprise 56XII. La troupe est prête 60

XIII. En route ! 67XIV. Première représentation 75XV. La représentation interrompue. La course à la cocarde 80

XVI. La cocarde 85XVII. A Tresfonts 89

XVIII. La comédie au château 95XIX. Miss Gloria s'inquiète. Une visite de Combette 104XX. Les concurrents. Stella 110

XXI. La troupe accueille un nouveau membre. 119XXII. La dernière étape. Le papillon s'envole 129

XXIII. Le retour. Déception 137XXIV. Claire-Lise à la « Catastrophe » 142XXV. Parents et enfants 147

XXVI. Miss Gloria a une idée 151XXVII. Le « Bol de Capucines ». Une visite sensationnelle 155

XXVIII. La troupe Jéromisi reparaît 161

Dépôt légal n° 1348 1er trimestre 1953

IMPRIME EN BELGIQUE par la S.I.R.E.C. - LIEGE

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Copyright 1853 by Librairie Hachette.Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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CHAPITRE PREMIER

LES PARISIENS SONT DE RETOUR

FRANCETTE écarta le rideau qui pendait devant la porte du mas. Sur le seuil, au sortir du corridor ombreux et frais, elle cligna des yeux, éblouie par l'intense lumière du jour.

On lui avait dit : « Francette, nous nous mettons à table, va chercher les bouteilles fraîches. »

Car il n'y avait pas de Frigidaire au mas Perrier, che2 les parents de Francette. Comme l'avait fait la grand-mère, l'arrière-grand-mère et bien d'autres avant elles, on suspendait un panier de bouteilles pleines d'eau ou de vin à la corde du puits, et, tandis que la poulie tournait en grinçant, on le descendait jusqu'au miroir sombre et rond qui brillait tout en bas. Quand l'eau, non potable, mais merveilleusement froide atteignait les goulots, on attachait la corde... et l'on attendait l'heure du repas pour remonter le panier.

Francette traversa la cour brûlante en courant afin d'atteindre plus vite l'ombre du figuier qui étendait la moitié de ses branches au-dessus du puits, tandis que l'autre moitié, débordant le mur de clôture, surplombait la route.

Les premières figues, les «figues-fleurs», comme on les appelle, commençaient à mûrir. Tiens ! Voilà un apéritif qui ne déplairait pas à Francette : justement, elle en apercevait une, là-haut, déjà comestible, sûrement, car sa peau violette craquait, laissant voir la pulpe rouge, d'où pendait une goutte de gomme brillante et sucrée.

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En un clin d'œil, la petite fille escalada le tronc noueux, cueillit le fruit et se mit à le savourer, installée à califourchon sur le mur.

De cet observatoire, on voyait, entre les larges feuilles râpeuses, à l'odeur forte, la route couleur d'ardoise qui fuyait, bordée de platanes, à travers la plaine. Des vignes... des vignes... des vignes... à perte de de vue elles s'étalaient comme une mer verte, jusqu'à l'horizon. Mais, à gauche du mas, elles s'arrêtaient brusquement au pied de collines couvertes d'oliviers, de cyprès et de bois de pins, et Francette savait que ces collines ondulaient très loin, pour aller mourir là-bas, en face des grands étangs pâles, vers Aigues-Mortes.

« Pas possible ! cria soudain l'enfant en laissant tomber, de saisissement, le dernier morceau de la figue.... Pas possible ! « La Pinède » est habitée ! »

Stupéfaite, elle regardait au flanc de la plus proche colline, une longue maison couleur d'ocré, entourée d'un bois de pins.

« Mais oui... mais oui— Ils ont dû revenir! Tous les volets sont ouverts,... une cheminée fume,... on a remis le rideau devant la porte... un mois plus tôt que d'habitude.... Quel bonheur! »

Francette dégringola dans la cour, tira en toute hâte le panier de bouteilles et l'emporta, ruisselant et glacé, vers la maison.

Toute la famille se trouvait déjà réunie autour de la table : le père, la mère, la tante Anaïs, la « Tata », comme on dit dans le pays et les enfants : Pierre-Etienne, le frère aîné, Marianne, la petite sœur.

« Eh bien, tu ne t'es pas pressée », gronda la tante, lorsque Francette entra. « Faut-il donc tant de temps pour tirer les bouteilles et pour les apporter ? »

La petite fille n'entendit même pas ce reproche : excitée, les yeux brillants, elle annonça la grande nouvelle :

« Figurez-vous que les Chancel sont revenus !— Comment, déjà ? s'étonna Mme Perrier.— En effet, dit tranquillement son mari, la vieille Combette m'a appris hier, au

village, qu'ils avaient écrit et qu'elle devait retourner chez eux pour faire le ménage, comme d'habitude.

— Et tu ne nous en avais pas parlé ! s'écria Francette scandalisée.— Ma foi, je l'avais oublié.— Pour ce que ces gens sont intéressants ! Tout le monde n'en est pas aussi

féru que toi, ma fille », grogna la tante Anaïs.Francette rougit d'indignation : elle ne pouvait supporter que l'on critiquât ses

amis, la charmante famille du peintre Antoine Chancel, qui venait de Paris passer tous les étés dans sa propriété de « La Pinède », avec sa femme et ses trois enfants. Or, la Tata jouissait non seulement d'un esprit terriblement critique et malveillant, mais encore, comme beaucoup de gens de nos villages méridionaux, elle détestait les « originaux ». Etre original était pour elle un impardonnable péché, qu'elle considérait comme une offense personnelle, comme un défi jeté à l'idée qu'elle avait de « ce qui se fait»....

Francette fut bien soulagée quand sa douce, sa brune, sa toute petite maman prit timidement la défense des Parisiens :

« Que veux-tu, Anaïs, c'est la famille d'un artiste : on ne peut pas leur demander d'être comme les autres, mais ils sont tous bien « braves ».

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— Braves, braves, je ne dis pas le contraire, mais tu m'avoueras que tout choque chez eux.... Tiens, par exemple, ces enfants qui appellent leurs parents je ne sais comment, au lieu de aire papa et maman, comme tout le monde. »

Pierre-Etienne se mit à rire :« Oui, « Jéro », c'est le père, et « Misie », c'est la mère. »La Tata pinça les lèvres :« Si ce n'est pas ridicule !— Pas du tout ! protesta Francette, je trouve ça gentil, au contraire.

Ils disent qu'ils ont inventé des noms exprès pour leurs parents, et rien que pour eux, parce qu'ils sont « merveilleux, ado-« râbles, extraordinaires »....

— Ah ! tu peux le dire : « estraordinaires » ! Une mère qui ne s'arrête pas de lire, au lieu d'astiquer son ménage, un père qui barbouille des tableaux... des tableaux... té! qui semblent des salades de couleurs.

— Mais, Tata, c'est de la peinture moderne : il faut la comprendre.— Oh ! ça va, Francette : tu répètes ce que tu entends dire là-bas, mais moi, ce

que je comprends, c'est qu'un individu qui peint des gens avec des nez bleus et des joues vertes, ou encore des têtes comme des œufs, sans figures, n'est pas quelqu'un de normal, et s'il ne tenait qu'à moi, ni toi, ni Pierrot, ni Marianne ne mettriez les pieds à « La Pinède ».

Les enfants levèrent sur leur maman des regards si inquiets, que celle-ci rassembla tout son courage pour répondre à sa terrible belle-sœur :

« Les Chancel ne vivent pas comme nous, c'est sûr, mais tout le monde les estime; leurs enfants sont honnêtes, intelligents et les nôtres ne peuvent que gagner à les fréquenter.

— Qu'ils les fréquentent donc, dit le père avec bonhomie : qu'ils aillent à « La Pinède », qu'ils admirent ces drôles de tableaux, qu'ils apprennent à parler avec l'accent «pointu » de Paris..., ils n'apprendront en tout cas rien de mal. »

Voyant son frère et sa belle-sœur d'accord sur la question de « La Pinède », la Tata prit un air offensé et mangea ses concombres en silence, avec une mine si dégoûtée qu'elle semblait ingurgiter les « salades de couleurs » du peintre Chancel.

Prudemment, Mme Perrier attendit qu'elle quittât la salle à manger pour dire à ses enfants :

« Puisque c'est jeudi, vous pourrez aller dire bonjour là-haut, si vous voulez : mais vous n'y monterez qu'après la sieste, à la « fraîche ».

— Alors, allons vite dormir ! s'écria la petite Marianne : quand on dort, on ne sent pas que le temps passe. Tout à coup, on s'éveille..., et c'est juste le moment de partir. »

Pierre-Etienne monta dans sa chambre, les petites filles dans la leur. Elles s'étendirent avec un soupir de bien-être sur leurs étroits lits de bois bien ciré qu'on appelait autrefois des « méridiennes ».

Malgré les volets fermés, une douce pénombre régnait dans la pièce, car une longue flèche de soleil pénétrait par un trou de ces volets et posait une tremblante tache d'or sur le mur. A l'intérieur de cet éblouissant rayon, une infinité d'atomes multicolores et brillants menaient une danse incessante et, quand on n'arrivait pas à dormir, c'était une distraction que de les suivre du regard.

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Justement, Francette ne pouvait fermer l'œil, alors que Marianne sommeillait déjà, les paupières sagement baissées dans son petit visage en forme de cœur, entre ses raides mèches de cheveux, toujours décoiffés.

Comme il faisait chaud ! Et quel silence ! Tout se taisait à cette heure accablante. On n'entendait que le chœur monotone des cigales dans la campagne et, par instants, le rauque et doux roucoulement des pigeons autour du pigeonnier de la cour. Une grosse mouche prisonnière se cognait en bourdonnant aux volets, cherchant à sortir de la chambre.... Francette aussi aurait bien voulu sortir, mais il fallait attendre encore. Quand la tache de soleil atteindrait l'angle de la cheminée, l'horloge du corridor ferait entendre une sorte de hoquet et quatre coups assourdissants éveilleraient la maison endormie. Alors, comme chez la Belle au Bois dormant, les portes s'ouvriraient, les gens réapparaîtraient, les voix, les pas, lés bruits familiers retentiraient de nouveau et la vie recommencerait.

« Eh bien, Francette ! Tu n'as pas envie de monter à « La Pinède » ?Francette sursauta et ouvrit les yeux : Pierre-Etienne et Marianne la regardaient

en riant; par les volets entrouverts un flot de lumièreentrait dans la chambre et l'odeur du café montait de la cuisine__Donc, c'était quatre heures, la Tata et maman avaient déjà leurs tasses fumantes

dans les mains, les tartines du goûter attendaient les enfants et Francette, cette nigaude de Francette, s'était profondément endormie au moment où elle aurait dû s'éveiller !

Elle ne fut pas longue à se préparer : un coup de peigne dans ses courtes boucles noires, un coup d'épongé sur le visage pour se rafraîchir les idées, un tablier propre et, emportant ses tartines, Francette, escortée de son frère et de sa sœur, quitta le mas.

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CHAPITRE II

LA « CATASTROPHE »

ILS suivirent d'abord la grand-route, puis un chemin pierreux qui montait, à travers les « olivettes », jusqu'au bois de pins au milieu duquel s'élevait la maison.

Bientôt, on huma l'exquis parfum de résine qui flottait autour du vieux logis; bientôt, on entendit le bruissement musical du vent dans les ramures, car il souffle toujours un peu d'air sur les collines, même quand la plus lourde chaleur règne dans la plaine, et l'on atteignit enfin le mur qui entourait « La Pinède » et le portail qui s'ouvrait dans ce mur.

Subitement intimidés, les enfants suivirent l'allée au bout de laquelle on apercevait la simple façade couleur d'ocre, précédée d’une terrasse ornée de grandes jarres où fleurissaient des lauriers-rosés.

« C'est toi qui frapperas à la porte, Pierrot, c'est toi qui entreras le premier, n'est-ce pas ? » supplia Francette. C'était chaque année la même chose : la première entrevue avec les Chance! la glaçait de timidité..., ensuite, la glace était rompue et elle se sentait, à  « Pinède », presque aussi à l'aise qu'au mas.

Mais Pierre-Etienne n'avait nulle envie de se mettre en avant et il commençait à protester à demi-voix, quand une exclamation le tira d'embarras :

« Ça y est ! Les voilà ! Ils ont su qu'on était là ! »Le rideau blanc et orange s'écarta et Claire-Lise parut la première : une petite

fille de dix ans, vive, ronde, les yeux bruns brillants de malice. Son frère Thierry la suivait. Ce grand garçon de treize ans n'avait pas beaucoup changé depuis l'année précédente, à part les quelques centimètres qui s'étaient ajoutés à sa taille. On

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retrouvait son regard sérieux, son rare sourire et ses cheveux indociles dont une mèche tombait toujours sur son front. Quant au petit Olivier, « cette force de la nature », comme disait le peintre, ses amis né devaient pas tarder à s'apercevoir qu'il était resté aussi bruyant, aussi casse-cou, aussi brise-tout que par le passé. Généreux, tendre, insupportable, brutal, tour à tour ange ou démon, cheveux en brosse, visage barbouillé et fonds de culotte en perdition, couvert d'égratignures, de bosses et de bleus... tel était Olivier Chancel.

Il se jeta au cou des arrivants avec une telle impétuosité, qu'il faillit les renverser; les autres tendirent la main plus timidement.

« Misie et Jéro défont les bagages et s'installent, dit Claire-Lise, et ils viennent de nous dire qu'ils n'ont aucun besoin de nous avoir dans les jambes : restons dehors, voulez-vous? »

Ils suivirent, sous les pins, les allées au sol feutré d'aiguilles sèches.« Pourquoi êtes-vous venus en juin, cette année ? demanda Pierre-Etienne. On

ne vous attendait pas si tôt.— Nous ne savons pas... tout à coup, nos parents ont dit qu'on partait__ Quatre

mois de vacances, quelle chance !— Vous savez, annonça Francette, la maison des Américains est terminée : on

la voit très bien, du haut de la colline. Elle s'appellera : « L'Asile fleuri ». Elle allait ajouter : « Elle est magnifique », mais se tut prudemment, attendant lé jugement de ses amis.

Au-dessus de la pinède, on trouvait une garrigue dénudée où ne poussaient que le thym, la lavande et des buissons de chênes verts. La colline, au lieu de redescendre en pente douce, tombait brusquement à pic, comme tranchée par l'entaillé d'une carrière de pierre abandonnée, qui dominait un profond ravin, plein de jeunes pins, de fenouils et de genêts.

Au-delà de ce ravin, au pied d'une autre colline, s'élevait jusqu'à l'année précédente, une grande et vieille maison, mi-ferme, mi-château, inhabitée depuis longtemps. Des Américains l'avaient achetée et une nuée d'ouvriers s'était abattue sur elle pour la « remettre en état ».

Lorsque les enfants, arrivés au bord de la carrière, aperçurent le résultat de tant de travaux, Claire-Lise poussa un grand cri :

« Quelle horreur !— Eh bien, nous allons entendre Jéro ! dit Thierry avec^ une

expression à la fois terrorisée et ravie, à la pensée d'un des éclats dont son père était coutumier.

— On va rire un bon coup ! hurla Olivier. Jéro criera au moins un quart d'heure..., ce sera formidable ! »

Et, dans son enthousiasme, il exécuta une cabriole qui le propulsa au beau milieu des ronces où il s'écorcha les genoux. Il se releva en regardant philosophiquement perler les gouttelettes de son sang, les essuya avec un mouchoir sale et ne s'en occupa plus.

Les nouveaux propriétaires avaient fait complètement transformer la vieille maison. On voyait maintenant un édifice prétentieux, aveuglant de blancheur. Les jolies fenêtres à petits carreaux s'étaient transformées en énormes baies vitrées qui scintillaient au soleil. On avait ajouté une tour coiffée d'ardoises et remplacé par ces

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mêmes ardoises les belles tuiles rondes, couleur de corail fané, de l'ancien toit. Quant à la porte, qui n'était plus de bois, mais de fer forgé et de verre, on la distinguait à peine, derrière un monumental péristyle orné d'un certain nombre de colonnes et de quelques statues.

« Ces gens sont-ils arrivés ? demandèrent les Chancel.— Pas encore. On dit au village qu'ils seront là dans quelques jours.— Est-ce qu'il y a des enfants ?— Non... seulement un monsieur, une dame et deux demoiselles.— Ils resteront là toute l'année ?— Penses-tu ! Ils habitent Paris, et cette maison sera seulement « un petit

pied-à-terre » d'où ils rayonneront dans la région, en Provence et sur la Côte d'Azur.— Qui vous a raconté tout cela ?— La grand-mère Bousquet : elle sait tout ce qui se dit et tout ce qui se fait

dans le pays, alors..,. »Francette s'interrompit, dressa l'oreille et changea de visage : le bruit d'un

pas rapide résonnait sur le sentier pierreux. « C'est le pas de Jéro, murmura Claire-Lise.

— Alerte au grain ! fit Thierry, riant sous cape.— Ce sera terrible ! » prédit Olivier avec enthousiasme.Au même instant, le peintre surgissait au sommet de la colline, derrière les

enfants.« Ah ! vous voilà, les gosses, dit-il, je vous cherchais partout.... Et voilà la

marmaille du mas Perrier au complet : bonjour, les loupiots ! »II s'avança pour serrer les mains tendues de Francette, de Pierre-Etienne et de

Marianne et répondre à leur timide : «Bonjour, monsieur Chancel. » II était très grand, très large et ses yeux bleus clignaient dans son visage coloré, entouré d'un collier de barbe noire. Il impressionnait les petits Perrier par son volume et par sa voix forte, malgré la bonté de son regard et la bienveillance de son sourire.

« Eh bien, demanda-t-il à Francette, quoi de nouveau dans le pays ? » Mais il n'attendit pas la réponse : il venait l’apercevoir la maison des Américains !

« Qu'est-ce— Qu'est... ce... que__ Qu'est-ce que c'est que ça ! »Aussitôt, Thierry et Olivier s'installèrent commodément sur d'épaisses touffes

de thym pour jouir de la scène qui se préparait, tandis que les Perrier reculaient prudemment de quelques pas et attendaient l'orage, serrés les uns contre les autres.

Claire-Lise inclina gracieusement la tête sur soi épaule, baissa les yeux et dit d'une voix suave :

« C'est «L'Asile fleuri».... Les réparations sont terminées, tu vois, Jéro....— Je vois ! Oui, je VOIS ! rugit le peintre. Je vois la plus scandaleuse des

horreurs,... la plus monumentale des gaffes,... la plus honteuse profanation d'un beau paysage.... Je vois ce ramassis d'idioties, ce chef-d'œuvre de prétention.... Je vois.... »

II s'arrêta pour reprendre haleine, puis il continua sarcastique : «L'Asile fleuri» ! «L'Asile fleuri»..., l'asile d'aliénés, oui... et en fait de fleurs, il n'y en a qu'une : celle du « navet ». J'espère que vous n'étiez pas en train d'admirer cette abomination », ajouta-t-il en regardant les enfants d'un air si menaçant que les trois petits Perrier, affolés, crièrent en chœur : « Oh ! non, monsieur Chancel ! »

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Mais Claire-Lise et ses frères prirent des airs mi-figue mi-raisin, à seule fin de prolonger la colère de leur cher Jéro : ils s'amusaient prodigieusement.

« Voilà ! ça y est ! gémit le peintre. J'ai des enfants stupides ! J'ai des gosses complètement dépourvus de goût !... Mais vous ne voyez pas, lamentables rejetons, qu'on a massacré cette chère vieille maison ? De quoi a-t-elle l'air, maintenant, dites... mais dites-le donc !

— Dis-le, toi, Jéro, suggéra Claire-Lise.— Mais voyons, c'est un emplâtre, c'est un vacherin à la crème, c'est un

paquebot en partance, c'est une baraque de cirque, c'est... enfin, c'est une CATASTROPHE... et quand je dis une catastrophe, c'est que je suis poli !

« Ecoutez ! cria-t-il d'une voix de stentor, écoutez ! Je vous DEFENDS de vous approcher de ÇA.... Je vous défends de parler aux êtres innommables qui vont venir l'habiter, et, si je vous prends à lier connaissance avec eux, ce sera terrible.... TERRIBLE ! Vous m'entendez? »

Les Perrier tremblaient comme des feuilles; les Chancel finissaient par se sentir un peu impressionnés : ils ne s'attendaient tout de même pas à ce que la « Catastrophe » provoquât un pareil éclat.

Alors, brusquement, le peintre tourna le dos à la maison neuve, regarda les enfants avec des yeux rieurs, et dit doucement :

« Qui aimerait bien manger un bon morceau de tarte aux fraises ? J'ai idée qu'on trouverait quelque chose de ce genre du côté de la salle à manger.

— Mais, monsieur, remarqua la petite Marianne, revenue la première de sa stupeur, ce n'est pas l'heure de goûter ni celle de « sou-« per »....

— Et après ? C'est toujours l'heure de se régaler. (Oh ! si la Tata l'entendait !) Allez, courez, mes loupiots... et bon appétit. »

II resta seul un instant pendant que les enfants détalaient vers la maison. Ses yeux cessèrent de rire, une grande tristesse assombrit son visage et, secouant la tête, il murmura : « Qu'on ait gâché le paysage, qu'importé pour nous maintenant.... Ah ! quel arrachement ! »

Ayant dit cette phrase mystérieuse, il redescendit vers « La Pinède » en poussant du pied devant lui, rageusement, les cailloux du chemin.

Misie attendait les enfants sur la terrasse. Elle avait l'air d'une jeune fille, dans sa robe de toile blanche, avec son ravissant sourire, ses yeux clairs auxquels des sourcils haut placés donnaient un air toujours un peu étonné et ses cheveux blonds qu'elle avait l'habitude, à « La Pinède », de porter dénoués et tombant librement sur les épaules. (C'était même, contre elle, un des griefs de la Tata, qui trouvait cela « ridicule et pas convenable ».)

« Venez voir, dit-elle, ce que Combette a fait pour vous.— On le sait déjà, Misie, Jéro nous l'a dit.— Alors, entrez vite ! »La vaste salle à manger, avec ses trois portes vitrées, paraissait encore fort en

désordre, mais il y flottait une délicieuse odeur de fraises et de rosés..., car Misie était ainsi : avant de ranger les valises, elle remplissait la maison de 'fleurs et, si l'on avait ouvert des boîtes de conserves pour déjeuner, elle servait, à six heures de l'après-midi, une pâtisserie compliquée, une tarte grande comme une roue de brouette, sur laquelle des fraises nageaient dans une crème épaisse. Chaque enfant en reçut un énorme

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morceau sur son assiette, et Misie souriait à les voir dévorer à belles dents,... mais son sourire était un peu triste.... Pourquoi?

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CHAPITRE III

LA DILIGENCE. L'ARRIVÉE DES VOISINS

LA FAMILLE se trouvait réunie dans l'atelier du peintre, dont les murs disparaissaient sous les toiles aux tons éclatants. Jéro travaillait devant son chevalet : il peignait des capucines posées devant lui dans un bol de faïence verte. Misie et Thierry, aussi passionnés de lecture l'un que l'autre, lisaient sur le divan et rien n'existait plus pour eux que l'Inde dont parlait le livre de Misie et l'expédition polaire que racontait celui de Thierry. Olivier barbouillait avec ardeur une feuille de papier blanc avec les couleurs de sa boîte d'aquarelle. Mais les couleurs se sentaient sans doute à l'étroit, car elles débordaient partout et le petit garçon avait du bleu sur le nez, du jaune au menton, du rouge aux doigts, et des taches multicolores du haut en bas de son short. A chaque instant, il interpellait son père en demandant : « Jéro, crois-tu que je fais de la bonne peinture ? Crois-tu que ça vaut quelque chose ? Est-ce que c'est assez « lisible ? » Absorbé par son travail, Jéro ne répondait pas. Mais Olivier n'attendait aucune réponse : il parlait pour le plaisir de parler et de répéter les propres expressions du peintre qu'il adorait et qu'il cherchait toujours à imiter.

Seule, Claire-Lise venait de quitter l'atelier et se dirigeait vers la remise profitant de ce que ses frères étaient occupés; car elle voulait être tranquille pour reprendre possession de SA diligence.

La remise de la maison, où l'on rangeait charrettes et voitures du temps de l'ancien propriétaire, ne servait plus aux Chancel. Aussi, le garagiste du village avait-il demandé un jour à Jéro :

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On avait hissé l'énorme voiture jusqu'à « La Pinède ». ax2

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« Dites, monsieur Chancel, vous qui avez de la place là-bas et qui ne restez à « La Pinède » que l'été, vous ne me logeriez pas cette vieille patache qui m'encombre ? »

II désignait d'un air dégoûté, dans un coin du garage, une diligence de l'ancien temps, toute poussiéreuse.

« Elle est adorable, cette guimbarde ! avait répondu le peintre en riant. D'où sort-elle ?

-'— Si vous la trouvez « adorable », tant mieux : pour moi c'est un « enquestre »... un embarras, quoi. D'où elle vient ? Elle appartenait à une troupe de théâtre qui allait de village en village, l'été, pour donner des représentations, il y a un bon bout de temps de ça, et elle était déjà bien démodée. Mais, il y a quelque dix ans, cette troupe s'est disloquée. Les acteurs n'avaient plus aucun succès. Vous comprenez, « le monde » préférait le cinéma. Ils auraient bien voulu vendre leur diligence, mais qui voulez-vous qui achète ça ? Alors, ils me l'ont laissée là, sans rien me payer, naturellement. De temps en temps, j'écrivais à l'un d'eux : « Et la diligence ?» Il me répondait : « Laissez -« la où elle est. » A la fin, je n'ai plus écrit... et me voilà, depuis des années, embarrassé de cette antiquité qui me « mange » la place, et qui fait rire, dans mon garage, au milieu des belles autos modernes.

— Soit, monsieur Bélugou, avait répondu Jéro, envoyez-moi le bibelot : il m'est sympathique et ne nous gênera pas. »

C'est ainsi que, deux ou trois ans auparavant, on avait hissé l'énorme voiture jusqu'à « La Pinède » à grand renfort de chevaux, de coups de fouet, de cris et de jurons.

Depuis, elle était là, dans l'ombre de la remise, démodée, inutile, charmante. Oui, charmante : d'abord, parce qu'elle avait l'air de sortir de quelque image du temps passé, avec sa carrosserie d'un jaune citron fané, sa bâche grise, au-dessus de l'impériale, son siège de cocher haut perché et, à l'intérieur, ses banquettes de cuir noir et ses petites vitres. Charmante aussi pour les enfants dont elle devint tout de suite le gigantesque jouet. Que de voyages ils avaient entrepris avec elle en imagination ! Quel plaisir pour les garçons de faire claquer le fouet au manche luisant qui était resté planté à côté du siège !

Mais, on ne savait trop pourquoi, Claire-Lise se considérait comme la seule propriétaire de la patache. Elle voulait bien y recevoir ses frères et ses amis, à condition qu'ils y fussent ses invités. Toute la famille avait fini par admettre cette mainmise de la petit fille sur le vieux véhicule et l'on disait couramment : « la diligence de Claire-Lise ».

L'enfant poussa les pesants vanfaux du portail et se glissa dans la remise. Il y faisait frais et sombre; aussi ne distingua-t-elle pas tout de suite la voiture qu'on avait reléguée tout au fond. Mais elle en respirait déjà, non sans une sorte de tendresse, l'odeur de vieux cuir et de poussière.

Puis, peu à peu, la diligence se dessina, si haute, si massive, que Claire-Lise se sentait devant elle aussi petite qu'un tout petit chaton. Elle s'en approcha lentement.... « Te voici, ma chère.... Ça fait plaisir, hein, de se retrouver ? Et l'on va bien s'amuser, cette année encore ! Tu es un peu plus vieille et un peu plus sale que l'année passée.... Mais ça ne fait rien, tu me plais ainsi... et, d'ailleurs, je vais faire ta toilette... en commençant par les toiles d'araignée. »

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Se hissant sur le haut marchepied, la petite fille entra dans la patache, épousseta les banquettes et passa un chiffon sur les vitres « pour qu'on pût tout de même voir au travers ». Puis, elle continua le nettoyage en grimpant d'abord sur le siège et, de là, sur l'impériale. Ah ! bon : la malle mystérieuse se trouvait toujours là, sous la bâche arrondie. Que contenait-elle ? « Des costumes de théâtre, probablement tout mités, mais qui ne sont pas à nous, avait dit Misie : je vous défends d'ouvrir cette malle. »

Le grand coffre demeura donc fermé. Son couvercle était d'ailleurs trop lourd pour que Claire-Lise pût le soulever; quant aux garçons, ces vieux vêtements ne les intéressaient guère.

La fillette trouvait beaucoup plus amusant que le contenu de la malle restât mystérieux : elle pouvait ainsi donner libre cours à sa fantaisie et rêver de trésors et de merveilles certainement inexistants.

Mais son imagination ne s'arrêtait pas au coffre de l'impériale : elle avait « inventé » aussi toute la troupe qui voyageait autrefois dans la patache et pourvu chaque personnage d'un nom, d'un visage et d'un caractère.

Il y avait « la belle Cunégonde aux cheveux d'or » qui jouait les rôles de jeunes filles, et « le charmant Adolphe » qui se fiançait toujours avec elle à la fin des pièces (à moins qu'il ne mourût avec elle, s'il s'agissait d'un drame). Il y avait « Fosco », le traître aux noirs sourcils en broussailles et « Fanfan », le gros comique qui tenait tant de place dans la diligence. Il y avait « Firmin », le jeune garçon qui faisait les pages et les domestiques et qui s'asseyait toujours sur le siège, à côté de « Grand-Louis », le cocher. Il y avait le noble vieillard et la gouvernante grincheuse, la soubrette « Eulalie» qui louchait un peu et « Ugène », le paysan, qui disait : « J'allions » et « J'étions »....

Claire-Lise aurait pu vous désigner la place de chacun d'eux dans la voiture : ils étaient pour elle aussi vivants que Thierry et qu'Olivier, que Jéro et que Misie. Ces derniers entraient dans le jeu et adoptaient les acteurs de la diligence; mais, quand la vieille Combette entendait la petite fille parler d'eux, elle branlait la tête en disant : « Cette petite, si bravette et si intelligente, il y a des moments, peuchère, qu'elle semble un peu simple ! »

La toilette de la patache terminée, Claire-Lise alla chercher ses poupées et ses livres, installa les unes sur les banquettes, les autres sur une sorte d'étagère, devant la vitre du fond à travers laquelle on apercevait autrefois le dos du cocher et les pieds des gens assis sur l'impériale, devant les bagages.

Et maintenant, aux provisions !Car la diligence possédait aussi tout un garde-manger... et quandCombette voyait disparaître de sa cuisine des fruits, des biscuits, du chocolat,

elle gémissait : « Aïe ! que je me fais vieille ! J'aurais juré qu'il restait encore des « langues de chat »... et j'ai dû oublier les cerises que madame avait commandées. »

Les langues de chat et les cerises s'étaient envolées en haut de la voiture, dans une caisse que les enfants y avaient hissée. Elles y voisinaient avec quelques fonds de bouteilles de sirop et quelques morceaux de chocolat.

Pour mettre sa conscience à l'aise, Claire-Lise avait une fois demandé à sa mère:

« Misie, n'est-ce pas, je peux bien prendre de quoi faire la dînette dans la diligence ? »

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Emergeant de son livre, Misie ayant répondu distraitement : « Si tu veux... », Claire-Lise profitait largement de la permission. Mais elle ne se croyait pas obligée d'informer Combette de ses prélèvements sur les vivres de « La Pinède », car la vieille femme se serait probablement gendarmée, étant « tellement plus radin » que Misie au dire des enfants.

Lorsqu'elle eut garni son garde-manger de trois petits pains croustillants, d'un panier de figues et de quelques bâtons de pâte de coing, la petite fille s'assit sur le siège pour se reposer et pour rêver ^ qu'elle partait en voyage. Elle voyait les chevaux à ses pieds, crinières au vent et croupes sautillant en cadence et elle entendait le bruit régulier de leurs sabots. Déjà, ils avaient franchi le portail de la remise, ouvert sur la campagne ensoleillée et couraient sur la grand-route, vers les Saintes-Maries-de-la-Mer.

Tout à coup, Claire-Lise tendit l'oreille : le roulement sourd de la diligence, le pas des chevaux et leurs hennissements n'existaient que dans son imagination.... Mais le son criard d'un klaxon qui "troublait la paisible matinée était bien réel, lui ! Il ne s'élevait pas du côté de la route nationale... non... il venait du côté opposé..., il venait du chemin qui conduisait à la « Catastrophe ».

« Ça y est ! Voilà les Américains ! »En un clin d'œil, Claire-Lise sauta de son perchoir, sortit <le la remise et courut

vers la maison. Elle appela ses frères en passant sous les fenêtres de l'atelier, mais ne perdit pas de temps à les attendre et, continuant sa course, elle arriva tout essoufflée au sommet de la colline où les garçons la rejoignirent bientôt.

« Venez vite, leur cria-t-elle dès qu'elle les aperçut: les habitants du « vacherin» arrivent : j'ai entendu le klaxon de leur auto,

— Eh bien, je suis curieux de voir la tête qu'ils ont ! »  dit Thierry.Et Olivier ajouta :« S'ils sont assortis à leur «paquebot », on va rire.»Une longue, étincelante et magnifique voiture américaine, à la carrosserie vert

pâle, débouchait au même instant sur la petite route et s'arrêtait devant la grille du jardin.

Les garçons sifflèrent d'admiration :« Ça, c'est une bagnole !— Attention ! Les « êtres innommables » vont descendre ! »Les « êtres innommables » parurent en effet. Malgré la distance, on pouvait voir

qu'ils étaient tout simples et paraissaient sympathiques,... aucune analogie avec leur affreuse maison ! Une dame aux cheveux d'argent, vêtue d'un manteau de voyage, un monsieur un peu gros, un peu chauve, l'air jovial et bon enfant et deux jeunes filles en tailleurs blancs dont les boucles dorées brillaient au soleil.

Tandis que le chauffeur s'empressait de transporter les valises dans la maison, ils restèrent tous les quatre près de la voiture, le nez en l'air, regardant « L'Asile fleuri ».... Quel dommage de ne pouvoir entendre ce qu'ils disaient !

Cependant, leur attitude n'était pas celle de la jubilation et d'une admiration éperdue. Les jeunes filles parlaient avec animation et beaucoup' de gestes; elles avaient l'air de faire des reproches au monsieur qui hochait la tête et écartait les bras, comme s'il disait : « Que voulez-vous, je n'y peux rien ! »

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« Les demoiselles ont « quand même » l'air bien gentil et je les trouve ravissantes, dit Claire-Lise.

— Gentilles ou méchantes, belles ou laides, qu'est-ce que cela fait, puisqu'on ne doit pas les connaître, répondit Thierry.

— Non... c'est vrai... on ne doit pas », murmura la .petite fille sans quitter des yeux les deux sœurs.

Mais son léger sourire semblait dire : « En tout cas, pas encore.... »Les voyageurs finirent cependant par gravir les marches du péristyle aux

colonnes et aux statues et par disparaître dans leur logis.Alors Claire-Lise poussa un énorme soupir.« Qu'est-ce qui te prend ? Tu étouffes ? demanda ironiquement Thierry.— Pas du tout, mais quand quelque chose m'intéresse TROP, j'oublie de

respirer.... Alors, je me rattrape d'un seul coup ! »

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CHAPITRE IV

AU MAS PERRIER. CONVERSATION SUR U3 FIGUIER

ON ATTENDAIT les enfants de « La Pinède » au mas Perrier, « Sais-tu, maman, dit Francette, ce serait joli et amusant de servir le goûter sur le figuier.

— Qu'est-ce qu'elle raconte ? s'écria la tante Anaïs.— Je propose à maman, riposta vivement la petite fille que nous goûtions sur le

figuier, parce que ce serait joli, amusant et... ORIGINAL », ajouta-t-elle avec un petit air de défi.

A ce mot, la Tata prit feu :« Cette petite est complètement folle ! Faire grimper des invités à un arbre !

Joli.... Amusant !... Un goûter n'a pas besoin d'être joli : il a besoin d'être bon. Et on ne mange pas pour s'amuser, mais pour... enfin, pour manger.... Sur un figuier! Je vous demande un peu! » ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'ineptie de sa nièce.

Cette fois, Mme Perrier tomba d'accord avec sa belle-sœur ; elle n'appréciait pas du tout la fantaisie de Francette et trouvait qu'il fallait au contraire « se mettre en frais » pour recevoir les jeunes Parisiens.

Elle étendit donc sa plus belle nappe sur la table delà salle à manger et sortit les verres de cristal et les assiettes à fleurs.

Pendant ce temps, la Tata qui n'aimait pas les Chancel, mais qui tenait à la réputation du mas Perrier, finissait de faire frire une grande pile d' « oreillettes », les délicieux gâteaux du pays, fins, légers, craquants, poudrés de sucre et fleurant bon la vanille et la fleur d'oranger.

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« Voilà ! Ils verront que les bonnes choses ne sont pas toutes là-haut, à Paris », dit-elle, lorsqu'elle eut terminé, en posant son chef-d'œuvre avec brusquerie au milieu de la table.... « Et la crème, Juliette ?

— Elle arrive ! » dit la petite maman qui s'avançait en trottinant, soutenant des deux mains un énorme saladier, rempli d'une crème onctueuse sur laquelle nageaient les blancs d'œuf en neige, tachetés de caramel brun.

Elle le mit à côté des oreillettes et ordonna à Francette d'apporter la coupe .de fraises et de la mettre de l'autre côté « pour faire pendant ». On ajouta des assiettes de croquants de Nîmes et de calissons d'Arles, puis, la Tata, regardant la table servie d'un œil critique, déclara :

« C'est trop de sucré : il faudrait quelques bonnes tranches de saucissons pour commencer et des « fougassettes » aux rillettes.

— C'est vrai, dit Mme Perrier. J'ai du saucisson, et Marianne a encore le temps d'aller chercher les fougassettes au village.

— Mais, maman ! Mais, Tata ! C'est beaucoup trop ! Ils auront une indigestion! » s'écria Francette.

La tante Anaïs s'empressa de lui clore le bec :« Tu ne nous apprendras pas à recevoir les gens, ma fille; nous savons, ta mère

et moi, ce qui est convenable. »Francette sentit qu'il était inutile d'insister et, abandonnant la place, elle grimpa

dans sa chambre pour préparer les jouets que Claire-Lise aimait : les six poupées, le ménage ancien, en étain, auquel ne manquait pas une pièce, depuis l'adorable petite soupière à couvercle, jusqu'aux deux douzaines d'assiettes et à la saucière, et les livres aussi, les nouveaux, ceux qu'elle n'avait pas encore prêtés à son amie. Pendant ce temps, dans la cour, Pierre-Etienne sortait les boules, car il comptait faire une pétanque avec Thierry et Olivier. Et Marianne se traînait héroïquement sur la route, en plein soleil, afin d'aller acheter au village les fougassettes jugées nécessaires pour empêcher les Chancel de mourir de faim.

Ils arrivèrent après quatre heures et firent honneur au goûter, préparé avec tant de soin. Saucisson, fougassettes, crème, oreillettes, croquants, calissons, tout disparut jusqu'à la dernière miette. Olivier surtout jouissait d'un appétit devenu proverbial dans sa famille. Et il était inutile de chercher à le modérer en parlant d'indigestion, car le petit garçon ignorait complètement ce genre d'indisposition.

Les trois filles montèrent ensuite pour jouer dans la chambre de Francette et de Marianne, pendant que les garçons faisaient le « tour du propriétaire ». Olivier et Thierry voulaient revoir la remise pleine de charrettes, de tombereaux de vendanges, de machines agricoles, l'écurie, vide malheureusement à cette heure-là, M. Perrier et Paulet, le domestique, ayant emmené les chevaux dans les vignes, et, surtout, la cave immense, voûtée, avec ses grandes cuves où l'on fait fermenter les raisins, et les foudres énormes, alignés contre le mur.

Ils commencèrent ensuite une partie de boules dans la cour. Mais la fin de l'après-midi réunit tous les enfants... dans le figuier. Ils s'y installèrent pour bavarder, perchés sur les branches, à l'ombre des larges feuilles, avec quelques bonnes figues mûres à portée de la main.

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Peu à peu, cependant, la conversation languit. Claire-Lise exubérante d'ordinaire et si bavarde, se taisait, distraite, semblait-il, et Thierry le silencieux demeurait plus silencieux que jamais.

« Est-ce qu'ils s'ennuient ? Est-ce qu'ils ne se plaisent pas chez nous ?» se demandait Francette.

Et cette pensée lui serrait le cœur.Soudain, Claire-Lise demanda :« Vous n'avez rien remarqué à « La Pinède » ? Vous trouvez que tout est

comme d'habitude ? »Francette leva les sourcils :« Mais oui.... Pourquoi dis-tu cela?— Eh bien, moi j'ai remarqué un changement, là-haut, fit Pierre-Etienne : vos

parents ont l'air triste. »Les trois Chancel se regardèrent :« Tu vois, Thierry, nous ne nous l'imaginions pas : Pierrot l'a vu, lui aussi, dit

Claire-Lise.— Mais pourquoi seraient-ils tristes ? reprit Francette.— C'est justement ce que nous ignorons.— Et vous ne le leur avez pas demandé ?— Bien sûr que si !— Alors ?— Alors, Jéro a répondu à Thierry : « T'occupe pas, mon garçon, « et jouis de

tes vacances. »— Ils ont sûrement des ennuis. Est-ce à cause d'eux iju'ils sont venus un mois

plus tôt à « La Pinède » ?— Tiens ! Peut-être.... C'est drôle, en effet, qu'ils nous aient fait quitter la

classe avant les vacances et qu'ils se soient décidés si vite à partir—— En tout cas, dit Olivier en hochant la tête, c'est bien malheureux : depuis

que nous avons remarqué ça, nous ne pouvons plus dormir.— Oh ! dis donc, toi ! s'écria sa sœur, tu ne manquas pas d'aplomb ! Non

seulement tu dors comme une marmotte, mais encore tu ronfles comme un aspirateur électrique et, de plus, sans nous tu n'aurais rien remarqué du tout : tu es bien trop petit. Alors, ne viens pas nous raconter des histoires !

— Tu ne comprends pas, fit dignement Olivier, que c'était une façon de parler.

— Ah ! bon. Il fallait le dire !— Enfin, fit Thierry, ce qui est sûr, c'est qu'il y a quelque chose.... Mais nous

n'arrivons pas à savoir quoi.— Nous finirons bien par le découvrir, conclut Claire-lise : seulement, j'ai

bien peur que ce que nous apprendrons ne soit pas drôle du tout ! »

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CHAPITRE V

LE SECRET DE JÉRO ET MISIE. ENCORE LA DILIGENCE.

CLAIRE-LISE A UNE IDÉE

COMME il fait bon, ce soir, dit Misie en s'installant à côté de Jéro dans un fauteuil de toile, sur la terrasse. Vous pouvez rester encore un moment avec nous, mes « cœurs de rosé », et jouir de la fraîcheur, après cette journée si chaude. »

Les « cœurs de rosé » ne se firent pas prier. Au lieu de monter se coucher, ils s'étendirent tout de leur long aux pieds de leurs parents, sur les dalles de pierre encore toutes chaudes de soleil.

Ah ! oui, il faisait bon ! Un peu d'air frais bruissait doucement dans les ramures noires des pins à travers lesquelles on voyait briller les étoiles, et l'on respirait, mêlé à l'odeur de terre mouillée, le parfum des lauriers-rosés que Jéro venait d'arroser. Le cri assourdissant des cigales s'était tu, enfin. Tout était silencieux, paisible, reposant.

Le peintre fumait sa pipe sans mot dire. Olivier fredonnait, de sa voix toujours un peu enrouée, mais Claire-Lise et Thierry se taisaient; dans le calme de la belle nuit d'été, le malaise qui planait sur « La Pinède » semblait s'accentuer et, bien qu'ils ne fussent que des enfants, ils le ressentaient, ce soir, plus nettement que d'habitude.

La main de Misie pendait hors du fauteuil, inactive et lasse. Claire-Lise la saisit et y appuya la joue. Alors, Misie caressa doucement le visage de sa petite fille levé vers elle et soupira profondément. A quoi pensait-elle ? Et pourquoi ce soupir ?

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Lorsque dix heures sonnèrent au village, on envoya les enfants se coucher. Olivier et. Claire-Lise s'endormirent bientôt, mais Thierry ne parvenait pas à trouver le sommeil. L'air de sa chambre lui paraissait étouffant après la brise fraîche de la terrasse et puis les moustiques le harcelaient. Mais, plus que la chaleur, plus que les insupportables bestioles, la pensée du secret qui tourmentait ses parents l'empêchait de dormir. Il sentait peser lourdement sur son cœur le silence de Jéro, les soupirs de Misie et il se répétait inlassablement : « Qu'est-ce qu'ils ont ? Mais qu'est-ce qu'ils ont ? »

A la fin il n'y tint plus :« Zut ! Je retourne dehors avec eux, se dit-il en rejetant son drap : je leur

expliquerai que c'est intenable ici ! » Et, pieds nus, en pyjama, il redescendit sur la terrasse.

Jéro et Misie causaient à demi-voix. Il n'osa pas interrompre leur conversation et s'allongea sur les dalles, derrière leurs fauteuils, silencieux, à son ordinaire.

D'abord, il ne prêta aucune attention à ce qu'ils disaient, mais, tout à coup, un mot de Misie le fit tressaillir.

« Oh ! Toni, disait-elle, jamais notre « Pinède » ne m'a paru plus belle, jamais la vie n'y a été plus délicieuse ! Dire qu'il faudra la quitter... pour toujours !

— Oui, ce sera un terrible crève-cœur, répondit le peintre, et je me demande vraiment si j'ai le droit de vous en priver, toi «t les, enfants.... »

La voix de Misie se raffermit et elle dit vivement :« Ton œuvre passe avant tout, Antoine.... Vends « La Pinède » si cette vente

doit te permettre de réussir à Paris, et sois certain que ni moi ni les petits ne te le reprocherons jamais.

— Jéro...! »Un cri s'éleva dans l'ombre, une forme claire se dressa, bondit, contourna les

fauteuils, et Thierry, surgissant devant ses parents, balbutia d'une voix tremblante :« Vous allez vendre « La Pinède » ? Non... ce n'est pas possible... pas possible !— Que fais-tu là ? cria le père, saisi et furieux. Qui t'a permis de redescendre

et d'écouter notre conversation ?— Je ne voulais pas écouter... j'ai entendu malgré moi », bredouilla le jeune

garçon.Il avait l'air si bouleversé et si malheureux que Jéro eut pitié de lui. Il ne le

gronda pas davantage, mais il dit tristement :« Tant pis pour toi, mon garçon : nous voulions vous laisser jouir tous les trois

de vos vacances. Vous aviez bien le temps d'apprendre une pénible nouvelle, mais puisque tu as surpris des réflexions qui ne t'étaient pas destinées, je te parlerai sans ménagements, comme à un homme.

« Hélas ! oui, il faut vendre « La Pinède ». Tous ne vous êtes aperçus de rien, parbleu ! car nous faisions l'impossible pour vous cacher nos soucis et pour ne pas charger vos épaules de fardeaux trop lourds. Vous ne savez pas que, depuis des mois, nous nous débattons dans une situation terrible : je n'arrive pas à « percer » à Paris. Il m'est impossible d'exposer mes toiles dans une galerie connue : c'est trop cher. Mes tableaux ne se vendent pas....

— Oh ! Jéro ! Les gens n'y entendent rien ! Tu as tant de talent !— Merci, mon cher petit,... ta confiance m'est douce. Moi aussi, d'ailleurs, je

crois que mon œuvre est bonne et qu'elle s'imposera un jour,... mais, en attendant, il

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faut vivre. Or, le fait est là : nous ne pouvons plus nous offrir le luxe d'une maison de campagne où nous ne passons que trois mois par an et dont il faut payer les impôts très lourds, ni celui de voyages coûteux de Paris dans le Midi. Alors... voilà : nous essayons de jouir de cet été encore, nous faisons provision de beaux souvenirs et nous nous efforçons de ne pas penser trop souvent qu'au mois d'octobre, notre vieille « Pinède » sera mise en vente.

« Crois bien que ce qui nous cause le plus de chagrin à ta mère et à moi, c'est de vous faire cette peine, mes pauvres loupiots.... »

La voix de Jéro s'altéra, il ne put continuer.... C'était affreux ! Thierry ne pouvait supporter une seconde de plus le son de cette voix brisée. Refoulant bravement les larmes qui jaillissaient de ses yeux, il entoura son père de ses bras et dit :

« Ça ne fait rien ! Ça ne fait rien, Jéro ! Tu sais, on aime beaucoup « La Pinède », ce sera un peu triste de ne plus revenir, mais il ne faut pas te faire de souci pour nous, si tu es obligé de la vendre. »

Misie pleurait en silence, dans le fauteuil voisin. Il alla vers elle et appuya sa joue encore mouillée contre la sienne, sans rien dire. Qu'avait-il besoin de parler ? La mère savait bien ce que pensait son grand garçon.

« Est-ce que vous le direz aux autres ? demanda-t-il au bout d'un long moment.— Ah ! non : s'ils ne se doutent de rien, laissons-les à leur heureuse

insouciance.— Mais ils se doutent de quelque chose, Misie ! Nous sentions bien, depuis

quelque temps, que rien n'était comme à l'ordinaire ici.... Nous nous demandions.... Nous cherchions à imaginer ce que....

— Oh ! alors, si Claire-Lise « imagine », que ne sera-t-elle pas capable d'inventer ! dit Jéro. Il vaut mieux, dans ce cas, la mettre au courant... et, comme elle est bien trop bavarde pour tenir sa langue, il est inutile d'espérer que le petit frère ignorera longtemps notre décision. »

Thierry comprit que Jéro et Misie seraient soulagés de ne pas être obligés d'annoncer eux-mêmes la nouvelle à son frère et à sa sœur. Bien qu'une grande envie de pleurer lui serrât la gorge, il essaya de prendre un air détaché pour dire :

« Ne vous tourmentez pas : je me charge de leur en parler.— Tu es un chic petit homme », fit Jéro en passant rudement la main sur les

cheveux raides de son fils.Et, fier de la confiance de ses parents, Thierry sentit vaguement, à ce moment

même, qu'il venait d'entrouvrir une porte : celle qui sépare le monde des enfants de celui des « grandes personnes ».

Il regagna son lit, sur lequel il demeura longtemps les yeux grands ouverts dans l'ombre, écoutant, le cœur lourd, les bruits nocturnes de « La Pinède » : la douce flûte des grillons, le continuel friselis du vent dans les pins et le tic-tac de l'horloge dont le balancier battait paisiblement comme le cœur de la maison.

« Ce n'est pas possible ! Je ne veux pas ça ! C'est trop horrible ! »Telles furent les phrases véhémentes que Claire-Lise cria, dès les premiers mots

de Thierry, le lendemain matin. Le jeune garçon avait attendu, pour annoncer la nouvelle à sa sœur et à son frère, qu'ils fussent tous les trois seuls au sommet de la

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Thierry surgit devant ses parents.

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colline, car il s'attendait aux protestations passionnées de la petite fille. Ici, elle pouvait crier : le vent emportait au loin ses paroles furieuses. Les parents ne les entendraient pas.

« C'est dégoûtant ! Dégoûtant ! répétait-elle, en lançant avec rage des cailloux dans le ravin. Jamais, je n'aurais cru ça de Jéro et de Misie ! Vendre notre « Pinède » ! L'abandonner à des gens surement idiots, à des enfants crétins, que je déteste déjà ! A leur place, j'aurais honte ! honte ! D'ailleurs, ils me tueront plutôt que de me faire quitter cette maison..., oui, j'aimerais mieux me jeter dans ce précipice!

— Cette fille est complètement folle, fit Thierry, en haussant les épaules. Quand tu auras fini de brailler et de dire des bêtises, tu m'écouteras, non ? »

La petite furie se calma subitement.« Raconte-moi tout et tâche de ne rien oublier », dît-elle en s'étendant, épuisée,

sur l'herbe rare de la garrigue.Thierry raconta la scène de la veille au soir et sa conversation avec les parents.

Il termina en disant :« Ils sont si malheureux que c'est toi qui devrais a voir honte de ce que tu as

crié»Claire-Lise n'aimait pas reconnaître ses torts; aussi répondit-elle vivement :« C'est que tu ne m'avais pas bien expliqué.... Et voilà ! ajouta-t-elle, maintenant

nous savons..., mais c'est encore plus terrible que tout ce qu'on pouvait imaginer.... »Olivier, qui, depuis un moment, essayait vainement de placer un mot, demanda:« Et, où est-ce qu'on ira, l'été ?— Nulle part ! répondit sombrèrent sa sœur ; nous resterons à Paris, dans

notre entresol sans air et sans lumière, où nous deviendrons blancs comme des navets et où nous dépérirons lentement.

— Oh ! mais c'est trop malheureux ! » gémit le petit garçon, en regardant ses jambes hâlées, solides comme deux piliers.., et couvertes d'égratignures.

« Bien sûr, c'est TROP malheureux : aussi, nous empêcherons cette horrible chose d'arriver. »

Thierry eut un geste découragé.« L'empêcher ? Je voudrais savoir comment.

— Moi aussi... mais laisse-moi le temps de chercher; je trouverai bien un moyen.— Cherche, ma fille ! Quand tu l'auras découvert, ton moyen, tu viendras nous

le dire !— Entendu, pauvre « sans idées » que tu es ! »Et Claire-Lise, tournant les talons, redescendit vers le bois de pins.Elle alla tout droit à la remise et se réfugia sur une banquette de sa vieille amie,

la diligence, pour réfléchir à son aise. Mais cette petite fille, si fertile en inventions d'ordinaire, ne voyait absolument pas comment les trois enfants de Jéro et de Misie, malgré leur cœur plein d'amour et de bonne volonté, pourraient sauver la pauvre « Pinède ».

.Alors, elle versa quelques larmes, en regardant l'antique patache et en respirant son odeur de vieux cuir : il faudrait aussi lui dire adieu, il faudrait quitter pour toujours les fantômes familiers dont son imagination l'avait peuplée.... Adieu, belle Cunégonde aux cheveux d'or ! Adieu, charmant Adolphe ! Et vous, Fosco, Fanfan, Firmin, Grand-

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Louis, Eulalie.... Adieu, noble vieillard et grincheuse gouvernante ! En vous laissant derrière elle, Claire-Lise laissera un des plus jolis rêves de son enfance !

Elle vous aimait tant ! Elle aimait vous imaginer, roulant dans la diligence, de village en village et gagnant vaillamment votre \vie d'acteurs insouciants et joyeux !...

Soudain, la petite fille cessa de pleurer et regarda devant elle, fixement, pendant un moment... puis, son visage s'éclaira, elle sourit et ses yeux brillèrent : l'idée qu'elle cherchait venait de germer dans sa tête.

Elle ouvrit la portière, sauta légèrement du haut marchepied et rejoignit ses frères, restés au bord du ravin.

« Tu viens sans doute nous annoncer que tu as eu une inspiration de génie ? demanda Thierry, ironique.

— Justement, cher ami.— Parle, nous t'écoutons.— Tu voudras bien attendre cet après-midi; les Perrier doivent monter : on les

mettra au courant, car nous avons besoin d'eux... et vous saurez tous mon idée. »

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CHAPITRE VI

LA TROUPE JEROMISI

LES Perrier arrivèrent de bonne heure, cramoisis, essoufflés, ruisselants de sueur, car la côte était rude jusqu'à «La Pinède ». Dans leur hâte de retrouver leurs amis, ils n'avaient pas voulu écouter leur mère qui conseillait d'attendre la fin de l'après-midi, ni la Tata qui prédisait à chacun une insolation et un « chaud-et-froid ».

Ils n'eurent ni l'un ni l'autre, bien que la fraîcheur de la remise les surprît, après la montée au soleil.

Claire-Lise les avait, en effet, accueillis par ces mots :« Venez dans la diligence : on sera tranquilles pour parler.... NOUS SAVONS

TOUT ! »L'air intrigué des trois enfants la combla d'aise, ainsi que leur consternation,

lorsqu'ils apprirent la nouvelle.« Alors, vous ne viendrez plus jamais... jamais? balbutia Francette : mais qu'est-

ce que nous ferons, nous, chaque été t »Les yeux de Claire-Lise étincelèrent de malice :« Il y aura peut-être d'autres enfants ici », insinua-t-elle doucement.Pierre-Etienne bondit : « Ils pourront nous attendre ! Nous ne mettrons plus les pieds à « La

Pinède », quand vous serez partis.— Mais, reprit Claire-Lise,... si j'avais une idée pour empêcher ce malheur?— Ne fais pas tant d'histoires, interrompit Thierry et sors-la tout de suite, ta

fameuse idée.

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— Ecoutez, dit la petite fille : organisons une troupe de théâtre. Apprenons des pièces et donnons des représentations dans tous les villages du pays, comme faisaient autrefois les acteurs de la diligence. Nous gagnerons un tas d'argent et Jéro ne sera plus obligé de vendre « La Pinède ».... Qu'est-ce qu'il y a, Thierry ? Par hasard, tu n'as pas l'air d'accord.

— C'est que je me demande si c'est possible.— Et pourquoi pas ?— Tu crois que nous pourrions jouer assez bien ?— Oh ! là, là ! Comme si c'était difficile !— Et comment irions-nous dans les villages ? Les cars sont très chers.— Et ma patache ?-— Tu la tireras, toi ? fit Thierry, moqueur.— Non, pas moi : les chevaux de M. Perrier. Pierre-Etienne, crois-

tu que ton père nous les refuserait ?—- Oh ! non, si on lui dit que c'est pour sauver « La Pinède ». —- Et le fils de

Paulet, le domestique, pourra les conduire, ajouta Francette.— Et rien qu'en voyant cette drôle de vieille voiture, les gens auront déjà

envie de venir à nos représentations.— Bien plus envie que si nous arrivions bêtement par le car. » Les Perrier

adoptaient avec enthousiasme le projet de Claire-Lise.Ils auraient, d'ailleurs, fait n'importe quoi pour ne pas perdre leurs amis.Seul, Thierry, le raisonnable, montrait quelque hésitation :« Où jouerons-nous ? Tu n'emporteras pas un théâtre, une scène, des décors, des

coulisses, avec toi !— Comme si on avait besoin de tant de choses ! Un rideau suffira. On

l'installera dans la cour de l'école, par exemple (oh ! j'ai déjà pensé à tout !) ou encore sur les places où l'on fait les courses de « vachettes ». Ce sera tout préparé, avec les gradins pour le public, puisque nous serons prêts au moment des fêtes avant les vendanges.

— Mais, nous ne sommes que six....— Eh bien, est-ce qu'il n'y a pas d'autres enfants au village ? Ceux du docteur :

Gilles et Anne-Denise, qui sont si intelligents et si gentils. On les connaît bien, on peut les inviter. Et Nicolas et Jean-Michel, les petits garçons de l'instituteur, et Bernard, le fils du notaire.... Celui-là est un peu « ramenard »..., mais on lui clouera le bec.

— Qu'est-ce que ça veut dire « ramenard » ? demanda Marianne.— Ça veut dire « qu'il s'en croit », traduisit son frère, en langage méridional.— Est-ce que cela ne fera pas trop de monde ?— Penses-tu ! il faudra tout un programme; ceux qui ne joueront pas dans les

pièces pourront chanter ou réciter.... Pour moi, ajouta modestement Claire-Lise, je pense que je jouerai les rôles de la belle Cunégonde aux cheveux d'or. »

Les frères laissent rarement leurs sœurs se faire des illusions sur leurs qualités physiques ou morales. Aussi, Olivier s'écria-t-il, indigné :

« Eh ! dis donc ! Tu te crois belle et blonde ? Regarde-toi dans une glace !— En tout cas, tu ne risqueras pas d'être le « charmant Adolphe », répliqua-t-

elle, vexée.

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« Est-ce qu'il n'y a pas d'autres enfants au village

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— Je me demande, hasarda Thierry, si tout cela plaira beaucoup à Jéro et Misie. Avant de commencer, ne devrions-nous pas leur demander...

— Tu es fou ! Il ne faut rien demander du tout et préparer une magnifique surprise : ce sera merveilleux de voir leur étonnement et leur joie.... D'ailleurs, si on parle de nos projets, ils inventeront un tas d'histoires; tu sais "bien que les grandes personnes compliquent tout! Et puis, elles n'arrivent pas à imaginer que les enfants puissent faire quelque chose sans elles.... Eh bien, on leur montrera de quoi des enfants comme nous sont capables !

— Nous serons bien obligés de réclamer ses chevaux à M. Perrier et quand nous voudrons partir pour les villages il faudra bien obtenir la permission de toutes les -familles.

— Oui, mais seulement au dernier moment, quand nous serons prêts, quand tout sera si beau, si beau, que ni Jéro ni Misie ni les autres parents ne pourront dire non. »

L'enthousiasme de Claire-Lise gagnait tous les enfants, y compris Thierry, bien que le projet de sa sœur lui parût moins facile à réaliser que ne l'assurait la petite fille.

« Quelles pièces jouerons-nous ? demanda Francette. Le Petit Poucet ?... Cendrillon ?...

— Mais non ! s'écria Claire-Lise : on ne va pas apprendre des histoires de gosses ! Il faut des choses qui intéressent les grandes personnes.

— Je sais, moi, dit Thierry : choisissons une pièce de Molière : ça fait rire tout le monde, les grands et les petits. Notre professeur nous en a expliqué une, au lycée : Les Précieuses ridicules.... Elle est « marrante » et, de plus, comme le maître lit très bien, je sais la façon dont il faut dire tous les rôles.

— Je ne tiens pas à être ridicule, déclara Claire-Lise, d'Un air pincé.— Quelle cruche ! Ce n'est pas toi qui seras ridicule, mais le personnage que tu

représenteras.— Enfin... on peut toujours voir. Tu as un livre ?— Il y a deux gros bouquins rouges qui contiennent toutes les œuvres de

Molière, dans la bibliothèque de l'atelier, mais Jéro est en train de travailler : on ne peut pas aller les chercher en ce moment.

— Allons, bon ! Est-ce qu'il ne pourrait pas peindre un paysage à trois kilomètres d'ici, au lieu de s'acharner sur cette horrible « nature « morte », avec ces tomates et ce vieux chaudron ?

— Sa « nature morte » n'est pas du tout horrible ! cria Olivier qui ne supportait pas la moindre critique sur l'œuvre de son père : les tomates ont « une couleur du tonnerre »..., c'est Jéro qui l'a dit. »

Claire-Lise dédaigna cette interruption et poursuivit avec la passion qu'elle mettait à tout ce qu'elle faisait.

« Alors, raconte-nous cette pièce tout de suite, tout de suite, Thierry.... On ne peut pas attendre une minute de plus.

— Mais il vaudrait mieux la lire : racontée, elle est beaucoup moins drôle.— Tant pis ! Dis-nous seulement de quoi il s'agit.— Il s'agit de deux jeunes filles, deux cousines, poseuses et prétentieuses,

comme il y en avait au temps de Louis XIV.— Eh bien, dit Claire-Lise, il n'y a pas besoin de chercher si loin : j'en connais

de nos jours, moi, des filles comme cela. »

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Thierry fronça les sourcils :« Ne m'interromps pas tout le temps, voyons ! Ces demoiselles, qu'on appelait

des « Précieuses », refusent de se marier avec deux messieurs, deux très braves types qui demandent leur main, parce qu'elles ne les trouvent pas assez chic, assez élégants, assez poétiques....

— Oh ! là ! là ! et encore quoi ? cria Olivier de sa voix enrouée.— Leur père et oncle, Gorgibus, est furieux contre elles et les prétendants,

vexés, décident de leur donner une leçon. Le même jour, elles voient arriver un superbe monsieur, magnifiquement habillé, qui se dit marquis de Mascarille.

— Et qu'est-ce qu'il vient faire chez elles ? demanda Claire-Lise, qui ne tenait pas en place.

— Il vient leur rendre visite, assurant qu'il a, de tous côtés, entendu vanter leur intelligence, leur savoir et leur distinction. Flattées, ces deux bécasses écoutent Mascarille débiter des âneries, se pâment d'admiration, tandis qu'il fait l'important, en se donnant pour grand connaisseur en poésie et en musique, et, quand elles lui répondent, elles sont encore plus ridicules que lui.

« Là-dessus, arrive un ami de Mascarille, soi-disant vicomte de Jodelet et grand capitaine. Les Précieuses sont de plus en plus fières de recevoir des gens si chic. Ces messieurs leur proposent de faire venir des musiciens et de danser. Ravies, elles envoient chercher leurs amis et leurs voisins et le bal commence.

« Mais voilà que, tout à coup, surviennent les deux soupirants, armés de bâtons, dont ils rossent Mascarille et Jodelet, avant de leur faire ôter les beaux habits dont ils sont vêtus.

— Comment? Comment? Je ne comprends pas du tout ça, dit Francette.— Attends, je vais l'expliquer. Voilà : les messieurs dédaignés par les

Précieuses ont envoyé chez elles leurs valets, déguisés avec leurs propres vêtements, les beaux vêtements élégants qu'ils n'avaient pas jugé nécessaire de mettre pour aller faire leur demande en mariage.

— Mais pourquoi avoir envoyé ces domestiques ? demanda Olivier, les sourcils froncés et l'air soucieux.

— Pour se moquer d'elles, voyons, et leur donner une leçon ! Elles ont été joliment mortifiées, quand tout le monde a vu qu'elles s'étaient laissé berner par de simples valets ignorants.

—- Et comment finit la pièce ?— Tout le monde s'en va, sauf les deux Précieuses et Gorgibus, qui leur passe

un de ces savons.... soigné !— Qu'elles n'ont pas volé, conclut Claire-Lise. Ça peut n'être pas mal du tout,

cette comédie, ajouta-t-elle. Oh ! Thierry, tu t'arrangeras pour avoir le livre demain, n'est-ce pas ?

— Bien sûr ! Quand je devrais aller le chercher pendant la nuit !— Alors, ça y est ! Notre troupe est fondée.— Il faut lui donner un nom, un beau nom qu'on mettra sur les programmes.— La troupe Chancel ? proposa Francette.— Non... non, je ne crois pas que Jéro et Misie aimeraient cela, dit Thierry.— La troupe de la Diligence ?— Non plus.... »

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Olivier eut une inspiration : ' « Le théâtre du Petit Monde, comme à Paris !— Jamais de la vie ! Nous .ne jouerons pas seulement pour les enfants.— Alors ? »Ce fut naturellement la fertile imagination de Claire-Lige qui trouva.... Son

imagination... et son cœur.« Puisque c'est pour Jéro et Misie que nous préparons cette merveilleuse

surprise, je trouve que notre troupe pourrait s'appeler de leurs deux noms réunis : « la troupe Jéromisi », Ne serait-ce pas joli ?

—- Si, approuva Thierry : pour une fois, tu as une fameuse idée, Claire-Lise. Je trouve seulement qu'il faudrait supprimer le « e » de Misie.... Cela ferait un peu italien.... Jéromisi.... Oh! c'est épatant! »

Claire-Lise se rengorgea modestement, car elle n'était pas accoutumée à ce que son frère aîné lui fît beaucoup de compliments.

A ce moment, Combette appela :« Où êtes-vous, mes poulets ? Vous ne voulez donc pas goûter, aujourd'hui ? Il

est plus de cinq heures.... »Les « poulets » s'aperçurent alors qu'ils avaient faim, Ils sautèrent l'un après

l'autre de la diligence et coururent à lî maison où Msie leur distribua des tartines et des fruits. Ensuite, puisqu'on ne pouvait pas lire la pièce ce jour-là, ils allèrent jouer sur la colline jusqu'au soir.

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CHAPITRE VII

MOLIÈRE DANS UNE DILIGENCE. LA MALLE AUX COSTUMES

MESDAMES, vous serez sans doute surprises de l'audace de ma visite ! Mais le mérite a pour moi des charmes si puissants que je cours partout après lui.... »

Thierry lisait, assis sur une banquette de la diligence, dans le livre rouge qu'il avait réussi à sortir de la bibliothèque. En face de lui, alignés sur l'autre banquette, les cinq enfants l'écoutaient, éclatant de rire à chaque instant.

A vrai dire, Olivier et Marianne ne comprenaient pas très bien la drôlerie des répliques de Cathos et de Madelon, de Mascarille et de Jodelet, mais ils riaient aussi, pour faire comme les autres. Et puis, le ton de Thierry, imitant1 les voix aiguës et affectées des Précieuses, les amusait.

Toutes les péripéties de la pièce se reflétaient sur le visage de Claire-Lise dont les yeux brillaient d'intérêt et qui s'exclamait de temps en temps : « Ah! qu'elles sont bêtes!... Oh ! là, là! Qu'est-ce qu'elles font comme embarras!... En voilà encore un bel idiot ! »

Mais, tout en écoutant et sans perdre un mot, elle lançait de brefs regards vers le portail qu'on ava.it dû laisser grand ouvert pour que Thierry vît assez clair. Par ce portail, donnant sur le côté de la maison, on apercevait une allée bordée de buis taillés. Si jamais, Jéro ou Misie surgissait dans cette allée, Claire-Lise voulait avoir le temps de donner l'alerte.

Mais les parents ne songeaient pas à quitter la terrasse où ils jouissaient d'une tranquillité inusitée. Un tel silence régnait même à « La Pinède » que Misie, plongée

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dans un livre passionnant, sentit pourtant comme une sorte de vide. Elle leva la tête en disant :

« On n'entend plus les enfants. Ils sont incroyablement sages en ce moment : c'en devient presque inquiétant ! »

Jéro s'arrêta un instant de dessiner le joli visage de sa femme et constata :.« C'est vrai, où sont-ils donc ?— A la remise, dans leur chère diligence.— Eh bien, qu'ils en profitent : ils n'en jouiront plus longtemps. Et nous,

jouissons bien de la paix qu'ils nous laissent. Misie soupira et reprit le volume ouvert sur ses genoux.Thierry termina donc sans encombre la lecture de la pièce. Il l'avait d'ailleurs

considérablement raccourcie en la réduisant aux scènes principales et en supprimant les passages trop difficiles pour des enfants. Ainsi tronquée, elle demanderait encore un grand effort aux petits acteurs. Mais, dans son enthousiasme, la troupe Jéromisi ne reculait devant aucune difficulté.

« Ah ! je suis presque malade de rire, s'écria Claire-lise quand son frère ferma le livre. Que c'est drôle et que nous allons nous- amuser à représenter l'histoire de ces deux toquées ! » Puis, se tournant vers les autres, elle supplia :

« Oh! dites, laissez-moi jouer le rôle de Madelon..,je l'adore! »Tout le monde tomba d'accord pour que la petite fille fût la plus bavarde et la

plus « piaffante » des Précieuses.On décida que Thierry serait Mascarille; Francette, Cathos; Pierre-Etienne,

Gorgibus; Jean-Michel, Jodelet; Marianne, la servante Marotte et Olivier, le laquais Almanzor.

Il manquait les deux prétendants éconduits. On fut d'avis de demander à Gilles, le fils, du docteur et à Nicolas, l'un des enfants de l'instituteur, de remplir ces rôles. Anne-Denise, la petite sœur de Gilles, représenterait la « foule » des amis qui viennent pour le bal.

« Et de cette façon, on n'a pas besoin de Bernard, remarqua Claire-Lise avec satisfaction.

— Ce n'est pas chic de le laisser de côté, protesta Thierry. D'ailleurs, il chante très bien et pourra nous aider à apprendre des chœurs pour compléter le programme. Demain, en sortant de l'école, il faut que Pierrot et Francette aillent inviter tout le monde de notre part.

— Et que diront vos parents, lorsqu'ils verront arriver tous ces enfants ?— Ils ne diront rien du tout : ils seront très contrats que nous ayons tant

d'amis.— Et où répéterons-nous ?— Ah ! pas ici, par exemple, avec la frousse continuelle de voir surgir Jéro,

demandant : « Mais que faites-vous donc là, mes loupiots ? » repartit vivement Claire-Lise en imitant à ravir le ton de son père.

Pierre-Etienne conseilla :« Allons dans la carrière, tout en bas : c'est la meilleure place. Personne ne peut

nous y apercevoir : ni les gens de « La Pinède » parce que les buissons qui poussent au bord du précipice cachent le fond du ravin, ni les habitants de « L'Asile fleuri »... car le mur de leur propriété qui vient jusque-là est beaucoup trop haut. »

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La carrière fut donc adoptée comme lieu de réunion et Francette venait de dire :« Eh bien, je crois que nous avons pensé à tout », lorsque l'un des enfants s'écria

: « Et les costumes ? »Les membres de la troupe Jéromisi se regardèrent consternés : c'était vrai ! on

avait complètement oublié qu'il fallait des costumes.Claire-Lise, qui, pourtant, ne doutait de rien, murmura :« Et nous ne risquons pas de les faire nous-mêmes. Des habits du temps de

Louis XV... c'est bien trop difficile !— Louis XIV, c'était avant ou après « Vingt-cinq-gétorix » ? demanda

Olivier qui n'avait encore appris que le début de l'histoire de France et dont Vercingétorix était le héros favori.

Les grands ne purent s'empêcher de rire.« Bien après, nigaud, répondit sa sœur. Si notre pièce se passait à l'époque de

ton cher « Vingt-cinq-gétorix » nous ne nous casserions pas la tête pour nous déguiser! des rubans croisés sur les jambes, un tablier trop court, serré par une ceinture, une petite hache..., et voilà ! Tandis que, malheureusement.... »

II y eut un moment de silence embarrassé. Tout à coup, Claire-Lise leva les yeux.

« Tu attends que les costumes nous tombent du ciel ? demanda ironiquement Thierry.

— Non... je ne regarde pas si haut... je regarde seulement l'impériale de ma diligence.

— L'impériale?... Oh ! je comprends : LE COFFRE!— Bien sûr..., le coffre plein d'habits de théâtre.— Mais Misié a défendu de l'ouvrir.— Tu veux sauver « La Pinède », oui ou non ? Alors, je rie vois pas le moyen

de faire autrement. D'ailleurs, Misie ne grondera pas quand elle saura pourquoi nous lui avons désobéi. »

Tout le monde approuva bruyamment la petite fille, si bien que Thierry finit par dire :

« Soit.... Allons voir : mais ne nous réjouissons pas trop tôt : les mites ont peut-être tout dévoré. »

L'instant d'après, les enfants, grimpés sur l'impériale, entouraient la grosse malle cerclée de fer. Ils constatèrent avec satisfaction qu'elle ne possédait pas de serrure. Deux crochets la fermaient, deux gros crochets, tellement rouilles, qu'ils eurent beaucoup de peine à les pousser. Ensuite, il fallut se battre avec le couvercle récalcitrant.

Claire-Lise, bouillant d'impatience, invectivait les garçons qui n'allaient pas assez vite, à son gré. Quant à Olivier, il criait en tournant autour d'eux : « Allez-y ! Allez-y... ça commence à bouger ! »

Ça bougeait, en effet, mais les filles durent joindre leurs efforts à ceux de Thierry et de Pierrot pour faire, enfin, basculer le pesant dessus du coffre.

Six visages anxieux se penchèrent....Il montait de la malle ouverte une étrange odeur de naphtaline, de vieux

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Les trésors contenus dans le coffre semblaient inépuisable

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parfums, de moisi, mais aucun, nuage de mites ne s'envola lorsque, d'une main tremblante, Claire-Lise souleva le linge qui recouvrait les vêtements.

Alors, commença, pour les enfants, un moment délicieux. Chaque objet qui voyait de nouveau la lumière du jour provoquait des cris d'admiration et des exclamations enthousiastes.

Pourtant, ils étaient bien usés, les vieux costumes, avec leurs dentelles déchirées, leurs broderies fanées, leurs paillettes, jadis, étincelantes, maintenant presque sans éclat, et le tissu de certains d'entre eux craquait le long de chaque pli.

Mais, après avoir redouté de ne trouver que des lambeaux d'étoffe mitée, on pouvait s'estimer heureux de découvrir tant de choses « qui seraient tout à fait ravissantes, vues d'un peu loin », comme disait Claire-Lise.

Les trésors contenus dans le coffre semblaient inépuisables : il y avait de grandes robes de soie, des pourpoints et des hauts-de-chausses de velours, des gilets de satin broché, des chapeaux empanachés de plumes, des coiffes de dentelles et des perruques bouclées. On trouva, tout au fond, plusieurs épées et deux boîtes, dont l'une contenait des flots de rubans multicolores et l'autre de longs gants de peau et des éventails.

A part quelques costumes du Moyen Age et deux uniformes de « gardes françaises », tous les autres vêtements convenaient à peu près à des personnages du temps de Louis XIV et Claire-Lise eut vite fait de jeter son dévolu sur une robe de moire jaune pâle, garnie de nœuds de velours noir et vert émeraude.

Evidemment, les habits étaient trop grands pour des enfants, mais Francette qui cousait assez bien pour ses onze ans affirma qu'elle sa sentait capable de raccourcir les manches et le bas des jupes.

« Dès que nous commencerons à savoir nos rôles, DUS répéterons en costumes, dit Thierry. D'abord, ce sera très amusant et' puis il faut s'habituer à jouer sans être gênés par les déguisement, »

Avec mille précautions, les enfants plièrent les habits et les replacèrent dans la malle. Mais il y eut une courte scène, provoquée par Olivier qui, s'étant emparé d'une épée, prétendait 11 garder et se refusait obstinément à la remettre au fond du coffre.

On finit, à grand-peine, par lui faire entendre raison et l'on rabattit le lourd couvercle sur les merveilles abandonnées par la belle Cunégonde, le charmant Adolphe et leurs camarades. Ensuite, toute la troupe Jéromisi dégringola de l'impériale et s'installa de nouveau dans la diligence pour se reposer et se remettre de tant d'émotions.

Les Perrier quittèrent à regret la fraîcheur de la remise «t « La Pinède » toujours aérée, pour retourner au mas.

Tout en suivant le chemin pierreux qui descendait entre les oliviers, les deux aînés qui causaient d'abord avec animation, devinrent peu à peu silencieux. Tandis que la petite Marianne, insouciante, marchait en chantonnant devant eux, Pierre-Etienne et Francette se sentaient envahis par un étrange malaise, en songeant à la troupe Jéromisi.

A « La Pinède », royaume de la fantaisie et de l'imagination, tout paraissait possible, tout était séduisant, charmant. Mais à mesure qu'on approchait de la plaine et de ses monotones étendues de vignobles..., mais, quand on s'engageait sur la route nationale, large et plate..., mais, lorsqu'on apercevait, là-bas, devant la rangée de cyprès, le toit de tuiles du mas, la lourde masse verte du figurer, dépassant le mur, le

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portail ouvert sur la cour pleine d'outils, de volailles, de choses utiles et raisonnables, les projets et les rêves que l'on faisait là-haut, à l'ombre des pins murmurants, ne paraissaient plus si facilement réalisables... non, tout cela avait l'air un peu fou... et très difficile à expliquer à des parents comme ceux de Francette et de Pierrot.

« Quand nous serons prêts, dit tout à coup ce dernier, et quand il faudra parler au mas de la troupe Jéromisi, que va dire la Tata ? »

Francette^ haussa les épaules :« Oh ! elle sera furieuse ! je l'entends d'ici crier à papa et à maman : « Mais

vous êtes simples ! Mais vous allez laisser vos petits faire du « théâtre comme des baladins ! Et ça ne vous fait rien que le monde se « -moque d'eux ? Et ils vont courir le pays dans une diligence encore ! « une vieille « cranque » poussiéreuse qui n'est plus du siècle ! Vous « trouvez que c'est sérieux, ça ?»

— J'espère que les parents ne l'écouteront pas.— Moi aussi.... D'ailleurs, si elle voit les enfants du docteur et de l'instituteur

avec nous, elle se calmera peut-être un peu,... car elle les trouve CONVENABLES...!— N'empêche qu'elle me fait bien peur, cette Tata ! »Comme pour justifier ces derniers mots de Pierre-Etienne, la voix aigre de la

tante Anaïs accueillit les enfants lorsqu'ils franchirent le portail de la cour :« Eh bien, vous voilà enfin ! Ce n'est pas malheureux ! Dites, qu'est-ce que vous

leur trouvez à ces gens de « La Pinède » pour ne pas démarrer de chez eux ? Allez ! dépêchez-vous de rentrer : la prochaine fois que vous reviendrez si tard, on « soupera » sans vous ! »

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CHAPITRE VIII

LES HABITANTS DE LA « CATASTROPHE »

LA FAMILLE Smith s'était réfugiée dans la salle à manger presque vide et relativement fraîche de « L'Asile fleuri ». Il ne pouvait être question de vivre trois minutes consécutives au studio, car le soleil, entrant à flots par les immenses baies vitrées, sans persiennes le transformait en une véritable succursale de l'enfer !

Ce studio, d'ailleurs, se trouvait complètement dépourvu de meubles. L'honorable M. Smith, cédant, en effet, aux instances de sa femme et de ses filles, avait accepté d'attendre qu'elles fussent sur place pour choisir et acheter elles-mêmes le mobilier de la maison.

Miss Linda secoua ses boucles dorées, posa sa cigarette sur le cendrier et regarda son père d'un air malheureux :

« Cher Daddy, vous avez eu une idée vraiment merveilleuse en achetant cette maison, dit-elle,... mais les réparations et les travaux qu’on y a faits l'ont abominablement défigurée ! Ni Mummy ni Gloria ni moi ne pouvons décidément nous habituer à son aspect... horrifiant ! »

Le visage de M. Smith prit une expression navré :« Je suis désolé, vraiment, Linda,... mais je vous assure que je me suis senti tout

aussi épouvanté que vous lorsque j'ai contemplé pour la première fois le chef-d'œuvre de cet architecte à qui, je le reconnais,

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j'ai eu le tort de laisser toute liberté, quant aux « embellissements » à entreprendre.

— Mais aussi, s'écria Gloria, la plus jeune des deux sœurs, pourquoi n'avez-vous pas confié cet adorable vieux bâtiment à quelque architecte du pays, au lieu d'avoir recours à un homme du Nord, plein de talent peut-être, mais qui ne connaissait pas cette région.? On eût sans doute évité toutes ces bévues, l'aspect de la maison serait maintenant plus en harmonie avec le paysage....

— Et nous pourrions faire de l'ombre et vivre au studio, ajouta doucement Mme Smith.

— Félicitons-nous en tout cas de ce que Dad n'ait pas chargé aussi ce monsieur de meubler toutes les chambres ! Nous avons été bien inspirées en prétendant nous occuper personnellement de cette question.

— Ce serait charmant de courir les antiquaires des villes voisines et de choisir de belles vieilles choses régionales, si l'extérieur dé notre home n'était pas si... décourageant !

— Je suis désolé... désolé, vraiment, répétait M. Smith. J'eusse vivement désiré que « L'Asile fleuri » plût surtout à Linda et à son fiancé français, puisque c'est à elle et à Claude que nous laisserons la maison quand nous retournerons en Amérique.»

I1 paraissait si peiné que Linda posa la main sur celle de son père en disant :« Peut-être tout n'est-il pas perdu.... Evidemment, on ne peut plus changer le toit

ni démolir la tour, mais ne serait-il pas possible de remplacer le blanc si cru dont on a badigeonné les murs par une teinte plus harmonieuse ? Ocrée, par exemple... comme celle de cette jolie maison qu'on voit, là-haut, de l'autre côté de la colline, au milieu des pins...? Ainsi, « L'Asile fleuri » serait moins voyant et ses défauts moins apparents.

— Il faudrait aussi supprimer les statues prétentieuses du péristyle et choisir les plantes grimpantes qui poussent le plus vite pour voiler les colonnes... et tout le reste ! continua Gloria.

— Quant à la porte de fer et de verre, Dad, vous trouverez facilement à la revendre : elle fera très bien en ville, pour un hôtel particulier... mais ici, il nous faut une porte ancienne, en bois luisant, avec un -marteau de cuivre, comme on en voit aux plus belles maisons du village.

— Faites donc enlever également cette ridicule plaque de marbre qu'on a posée à l'entrée du jardin et sur laquelle est gravé ce nom inepte : « L'Asile fleuri »....

— Oh ! vous n'aimez pas non plus cette appellation ? gémit M. Smith.

— Pas du tout ! C'est une invention de l'architecte.... L'ancien nom était charmant et bien moins banal.... Une vieille femme du village m'a dit que cette maison s'appelait autrefois « Cantaousel »..., ce qui veut dire, en patois du pays, « Chantoiseau».

— Et de fait, fit Gloria en riant : il n'y a pas encore de fleurs dans ce jardin abandonné,... mais on y entend des milliers d'oiseaux.

— Eh bien, Linda, conclut M. Smith, je suis tout à fait d'accord avec vous : les modifications que vous désirez vont se faire le plus tôt possible.

— Alors, cher Daddy, nous aurons plus de courage pour arranger les chambres. Oh ! Mummy ! je vous promets, d'ici un ou deux mois, un intérieur délicieux, avec

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des stores épais, de beaux meubles du pays, de grands rideaux fleuris, des cruches de cuivre, pleines de glaïeuls....

— Et en attendant, dit Gloria, il y a une chose que nous pouvons faire tout de suite : c'est tourner le dos à « L'Asile fleuri » pour admirer le vieux jardin et le parc sauvage.... Dieu merci ! notre ami, l'architecte, n'a pas eu le temps d'y toucher ! »

Mme Smith demanda :« Savez-vous qui habite la maison, sur la colline, dont vous parliez tout à

l'heure ?— Un peintre parisien y passe l'été avec sa .famille, paraît-il », répondit Linda.Gloria s'écria vivement :« Ne me parlez pas ici d'artistes, peintres ou architectes ! Je ne pardonne pas à

l'un d'eux la déception de notre armée ! Je ne veux rien savoir des gens qui logent là-haut, dans la maison jaune. »

Les parents et Linda se mirent à rire :« Vous êtes vraiment excessive, chérie, dit Mme Smith, et les habitants de la

colline seront peut-être un jour nos meilleurs voisins.— J'en doute ! grogna la jeune fille.— Quand pensez-vous qu'il sera possible de recevoir quelques

personnes ? demanda M. Smith.— Oh ! pas avant un mois, au moins, Daddy ! Qui comptez-vous inviter ?— Ceux de nos amis américains ou français que TOUS aurez plaisir à voir...

sans compter notre futur gendre, naturellement.— Mais, s'écria Linda, Claude n'a pas besoin d'attendre que la maison

soit arrangée : il peut prendre ses vacances tout de suite et nous aider à nous installer.— Sans compter que ma fille Linda trouvera ce pays •encore jlus charmant,

lorsque ce cher garçon sera là, dit le père en souriant. Soit. Ecrivez-lui que nous serons heureux de le voir dès qu'il mus fera le plaisir d'arriver. »

A la fin de cette torride journée, lorsque le soleil fut couché et qu'un peu de fraîcheur régna dans le vallon, les deux sœurs sortirent ensemble de la maison.

« Savez-vous, dit Linda, que nous ne sommes jas encore allées jusqu'au fond du parc ?

— Eh bien, répondit Gloria, partons en exploration à travers cette forêt vierge ! Apprenons à connaître dans ses moindres détails la seule chose parfaitement belle de cette propriété,... car il est splendide, notre parc ! »

Elles suivirent donc les allées recouvertes d'une épaisse couche d'aiguilles sèches, sur lesquelles leurs pas ne faisaient aucun bruit. Les oiseaux innombrables se taisaient à l'approche de la nuit. On n'entendait que l'inlassable chanson des pins et, parfois, le craquement sec d'une « pigne » qui tombait.

« Quel silence ! Quelle solitude ! C'est vraiment saisissant, dit Linda, presque à voix basse.

— Et quelle beauté ! ajouta Gloria. Oh ! il faut absolument obtenir que le jardinier engagé par Daddy s'occupe seulement de faire pousser des fleurs au jardin, mais qu'il ne s'avise pas de toucher à cet exquis royaume de la Belle au Bois dormant!»

Gloria et Linda marchèrent un moment en silence, admirant au passage de vieux bancs à demi cachés par les hautes herbes, un bassin desséché au milieu duquel une

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statue d'enfant, rongée par le temps, inclinait une urne vide, ou de sombres et majestueux portiques, formés par deux cyprès dont on avait réuni jadis les pointes et qui atteignaient maintenant une impressionnante hauteur.

Elles arrivèrent enfin devant le mur qui clôturait la propriété. Des pins, des chênes, des acacias, inextricablement entremêlés, dépassaient ce mur, déjà très élevé. Leurs branches retombaient de l'autre côté, face au ravin et à la carrière, alourdies par d'énormes masses de lierre que personne n'avait coupées depuis des années.

« Ne sentez-vous pas un délicieux parfum ? demanda soudain Linda. D'où peut-il venir ?

— De là-bas, certainement », s'écria sa sœur en montrant un petit belvédère d'où l'on pouvait sans doute autrefois regarder par-dessus le mur. Mais, pour l'instant, le toit rond, les quatre colonnettes, l'escalier branlant à rampe de fer, disparaissaient complètement sous un chèvrefeuille dont les ramures embroussaillées et couvertes de fleurs répandaient l'odeur suave qu'avait humée Linda.

Ecartant les branches, elles gravirent les marches vermoulues et entrèrent à grand-peine dans le nid de verdure où l'on voyait encore un banc circulaire et un guéridon.

« Eh bien, remarqua Linda, voilà, certes, un endroit idéal pour qui recherche la solitude et la tranquillité : d'un côté, notre bois sauvage, de l’autre ce ravin désert et cette carrière abandonnée.

—' Oui, dit Gloria; je n'ai jamais rien vu de plus reposant et de plus ravissant ! Oh ! Linda, j'aime déjà tellement ce pays, ce parc... et même cette maison que nous finirons bien par rendre charmante ! Comme je vous envierai d'y rester avec votre mari lorsque nous devrons quitter tout cela, Dad, Mummy et moi ! »

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CHAPITRE IX

LA TROUPE S'ORGANISE

COMME nos petits deviennent sociables ! dit Misie à Jéro. C'est la première année que l'on voit à « La Pinède » de nouveaux cama-r rades. Les Perrier seuls montaient autrefois.

— Est-ce bien la peine, demanda Jéro, qu'ils fassent des connaissances pour si peu de temps ?

— Ah ! Qu'en savons-nous ? répliqua la jeune femme. J'espère toujours quelque miracle qui nous permettrait de garder notre -vieille maison. »

Le peintre secoua tristement la tête.« Ma pauvre chérie, je crois qu'il ne faut se bercer d'aucune illusion.... »Tous les enfants que Pierre-Etienne était allé inviter menaient, en effet, presque

chaque jour, après la sortie de l'école et plus longuement le jeudi et le dimanche. A leurs parents qui s'étonnaient de ce subit engouement pour les Chancel, ils répondaient : « Nous jouons des pièces,... c'est très amusant. » Mais ils gardaient jalousement le secret de la troupe Jéromisi, jusqu'au moment glorieux où, le programme au point, la diligence prête à partir, on mettrait les grandes personnes au courant du fameux projet.

La première fois, ils arrivèrent très intrigués et légèrement guindés.D'abord le gros Bernard, un peu poseur comme l'avait jugé Claire-Lise. Ensuite,

les deux charmants petits garçons de l'instituteur, exactement pareils : mêmes cheveux

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blonds, mêmes grands yeux éveillés, mais Jean-Michel étant le « modèle réduit » ae Nicolas. Enfin, Gilles et Anne-Denise : l'un robuste, joyeux, avec un grand rire bon enfant, l'autre ravissante et toute bouclée, « une vraie poupée », disait-on au village.

Lorsqu'ils furent tous là et qu'on les eût emmenés dans la diligence, Claire-Lise, prise d'un subit accès de timidité, pria Thierry d'expliquer la situation.

A vrai dire, il n'était pas agréable de confier aux nouveaux venus la menace qui pesait sur « La Pinède » et de demander leur aide. Thierry dut faire violence à sa fierté... et il le IVt bravement pour l'amour de Jéro et de Misie. Mais le succès de sa requête et l'empressement que montrèrent les enfants à faire partie de la compagnie Jéromisi, mirent un baume sur sa petite blessure d'amour-propre.

Les nouveaux acteurs paraissaient trouver prodigieusement amusant ce qu'on leur proposait : l'antique diligence, la malle aux costumes, les répétitions secrètes, tout parlait à leur imagination, tout leur paraissait nouveau, romanesque, aventureux. Quel plaisir leur faisaient les Chancel, en les acceptant dans leur troupe ! Ils les remercièrent avec tant d'effusion que Thierry, ragaillardi et plein d'entrain, proposa de descendre tout de suite dans le ravin pour relire la pièce devant les interprètes au complet.

L'instant d'après, en file indienne, les enfants suivaient un raide sentier, véritable escalier taillé dans le roc, qui, sur un des côtés de la carrière, dévalait jusqu'au fond du vallon.

« Quel bon endroit pour les répétitions ! On est loin de tout ici, constata Francette avec satisfaction.

— Il y a seulement un peu trop de ronces et de buissons épineux », dit le malheureux Olivier, qui, par hasard, venait de récolter une nouvelle égratignure.

Mais on avisa, juste au pied de la carrière, un espace où ne poussait qu'un peu d'herbe clairsemée, couverte de grosses pierres.

« C'est juste ce qu'il nous faut », remarqua Thierry.Claire-Lise leva le nez :« Et, de là-haut, même en se penchant, on ne nous apercevra pas. »En effet, la grande muraille de pierre blanche veinée de roux était couronnée de

taillis de chênes verts et d'amandiers sauvages, dissimulant au regard ce qui se passait à son pied.

Après avoir déblayé la place de ses cailloux, les enfants s'assirent en rond; Thierry sortit le livre rouge de son sac à dos... et la prose de Molière retentit certainement pour la première fois en un pareil lieu ! Tous les grands rirent de bon cœur et les petits rirent encore plus fort pour faire comme eux. Chacun se montra satisfait du rôle qu'on lui destinait. Seul, Bernard paraissait déçu de ne pas jouer dans la comédie. Claire-Lise le remarqua et s'empressa de proposer :

« Si nous décidions tout de suite ce que nous chanterons ? Il faut des chœurs avant et après la pièce pour que le programme soit assez long et nous avons bien besoin que Bernard nous fasse répéter. »

La petite fille retint un sourire en voyant aussitôt s'épanouir le visage joufflu du gros Bernard. Il prit un air important et affairé pour s'enquérir des chansons que tout le monde connaissait. Oh ! Il n'en manquait pas ! Tous les enfants de France savent chanter : Dans le jardin d'mon père, Les lilas sont fleuris, ou Trois jeunes tambours s'en revenaient de guerre, ou J'ai descendu dans mon jardin, ou encore En passant par la Lorraine.

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En veine de générosité, Claire-Lise déclara : « Je trouve que Bernard, qui chante si bien, devrait faire un solo. »

Le garçon devint cramoisi et lui jeta un regard de reconnaissance éperdue. Elle n'eut pas l'air de s'en apercevoir, mais riant sous cape, elle pensait : « Hein, mon vieux, tu seras pas mal fier de te produire en vedette ! Elle a trouvé ce qu'il te fallait, la petite Chancel ! »

« Si vous me croyez capable de chanter seul, dit Bernard, en prenant un air modeste, je pense que je pourrais choisir Maître Pierre et Ou vas-tu, Basile ?

— D'accord, ce sont deux très jolies chansons.— Et tu auras un succès fou, ajouta Claire-Lise d'une voix suave.— Oh ! chantons tout de suite, voulez-vous ? demanda Francette.— Allons-y ! Dans le jardin d'mon père ! »Chacun restait tranquillement assis à sa place, mais Bernard, prenant au sérieux

son rôle de chef de chœur, fit placer tout le monde debout devant lui. Puis, il leva la main, tint le petit groupe un moment sous un regard fascinant... et, brusquement, abattit le bras en attaquant le chant.

...Personne ne partit ! La vue d'un Bernard aussi pontifiant avait déchaîné un fou rire général. Chacun riait à sa manière : Claire-Lise et Gilles à grands éclats, les Perrier et Anne-Denise plus discrètement, Thierry, en silence, Jean-Michel et Nicolas en gloussait. Quant à Olivier, il se roulait sur l'herbe en poussant de véritables hurlements.

Bernard ne se sentit pas le moins du monde décontenancé. Il se demanda seulement ce qui s'était passé de si drôle.

« Allons ! recommençons ! » dit-il, patiemment.Il fallut recommencer, en effet... et une demi-douzaine de fois avant que Le

jardin d'mon père fût convenablement entonné. .Alors, les enfants prirent goût à chanter ensemble et leurs jeunes voix s'élevèrent si longtemps dans le ravin qu'ils n'eurent plus le temps, ce jour-là, d'ouvrir la malle aux costumes et de choisir ce qui convenait à chacun.

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CHAPITRE X

LE SECRET EN DANGER

THIERRY et Claire-Lise accompagnèrent leurs amis un bout de chemin. Olivier s'étant déclaré fatigué, on l'avait laissé à « La Pinède », sur la terrasse, en compagnie de Misie, d'une boîte de couleurs et d'une feuille de papier blanc.

Lorsque les deux grands furent de retour, ils trouvèrent la place vide. On entendait Misie causer dans la maison avec Jéro, qui revenait de peindre dans les collines. La boîte d'aquarelle fermée était posée sur la table du jardin. Quant à Olivier, il avait disparu.

Par la fenêtre de l'atelier, Misie appela Claire-Lise :« Regarde-toi, ma pauvre fille ! Vraiment, tu exagères : barbouillée, ébouriffée,

des espadrilles trouées où les doigts de pied regardent le paysage, un short déchiré.... Tu ne dîneras certainement pas dans cet état : monte vite dans ta chambre et fais un brin de toilette. »

Vexée, Claire-Lise répliqua :« Oh ! mais... quand je veux, je suis impeccable... et même très belle !— Mais tu ne veux pas souvent, malheureusement », dit Jéro dont les yeux

riaient, en dépit de son ton sévère.Claire-Lise obéit d'assez mauvaise grâce, d'ailleurs, et Thierry, resté

seul, se mit à flâner le long des allées, les mains dans les poches, en sifflotant.

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Il se dirigeait du côté de la remise quand il aperçut Olivier qui en sortait précipitamment en le voyant venir. Il tenait un objet allongé, enveloppé dans un journal.

Thierry l'appela, mais le petit garçon partit en courant du côté opposé, sans lui répondre.

Tiens ! c'était louche, cela ! Qu'allait-il faire ce garçon dans la diligence et pourquoi avait-il prétexté la fatigue pour rester seul à « La Pinède » ? Car c'était un prétexte, on le comprenait bien maintenant. Oh ! mais... Thierry allait tirer la chose au clair !

Il se mit à poursuivre son frère en criant : « Où vas-tu ? Arrête-toi tout de suite!»

Mais l'autre fuyait encore plus vite. Thierry finit pourtant par le rejoindre, presque au sommet de la colline. Alors, Olivier se retourna, furieux, serrant contre lui le paquet allongé et criant :

« Fiche-moi la paix ! Va-t'en ! Va-t'en !— Qu'est-ce que tu as pris ? Donne-moi ça !— Non ! Tu ne l'auras pas.— Je ne l'aurai pas ? On va voir ! »Les deux garçons luttèrent furieusement. Thierry cherchait à saisir l'objet

mystérieux. Il finit par s'en emparer et déchira le journal : une des épées du coffre en sortit.

« Comment ! Tu as ouvert la malle, tout seul ! s'exclama-t-il— Et pourquoi pas ? Jéro dit que je suis aussi costaud que toi.— Mais tu es fou ! Qui t'a permis cela et pourquoi as-tu pris cette épée ?— Parce qu'elle me plaît. Je la veux rien qu'à moi, et tout le temps !— Jamais de la vie ! Pour que Misie et Jéro la voient, demandent des

explications et découvrent le secret !— Ça m'est égal,... je la veux », répéta le petit garçon en se jetant sur son frère

pour reprendre l'objet dérobé.Mais Thierry le repoussa et courut plus vite que lui à la remise où il replaça

précipitamment l'épée dans le coffre resté grand ouvert, puis il ferma le couvercle, descendit de la diligence et sortit. Olivier arrivait au même instant et criait, furieux : « Tu te repentiras de me l'avoir prise ! Et, d'ailleurs, j'irai encore la chercher.

— Gare à toi ! Si tu la reprends, tu seras chassé de la troupe », dit Thierry en revenant vers la terrasse.

A ces mots, la colère d'Olivier redoubla... et quand Olivier était en colère, il ne savait absolument plus ce qu'il faisait.

Le couvert du dîner était mis dehors, devant la maison. Le petit garçon prit la jolie cruche verte, en terre vernissée, que Misie venait d'y poser, pleine' d'eau fraîche, et la lança à la tête de son frère.

Thierry l'évita de justesse, en se baissant, et la cruche alla s'écraser sur les dalles de pierre.

Misie poussa un cri perçant, croyant son grand garçon assommé; Jéro sortit de la maison, comme un ouragan, fonça sur le coupable,LA TROUPE JEROMISI l'emporta, braillant et se débattant, dans sa chambre où il l'enferma.

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Pendant ce temps, Combette, sans s'émouvoir, avait fini de dresser le couvert en marmottant : « Aïe, ce petit ! C'est un vrai tonnerre ! Quand il est en colère, il monte comme une soupe au lait ! »

Lorsqu'elle apporta le potage, la famille se mit à table, à l'exception d'Olivier, le proscrit.

Nullement repentant et bouillant de révolte, ledit Olivier ne se laissait pas oublier. Pour faire savoir aux grandes personnes qu'il se moquait bien de leurs punitions, il chantait à tue-tête, tandis que les larmes coulaient toujours sur son visage. C'était son habitude de hurler ainsi des airs de défi, les jours de grandes scènes lorsqu'on le punissait, et tout son répertoire, le plus étrange pêle-mêle de cantiques et de chansons, passait par la fenêtre ouverte et réveillait tous les échos de « La Pinède ».

« Nous dînons en musique, ce soir, dit Jéro.— Il se calmera bientôt, répondit la mère. Tu le connais : quand il aura bien

crié, pleuré, chanté, il s'endormira brusquement, anéanti de fatigue au milieu d'un mot... et demain, il aura tout oublié.... Quel terrible petit garçon ! Si bon, si généreux... mais si violent !... »

Tout à coup, Olivier abandonnant les chants connus, se mit à brailler des paroles de son cru, dont les premiers mots firent tressaillir Thierry et Claire-Lise :

« ... Je le dirai.... Je le dirai.... Je dirai le secret... et... ! » vociférait-il sur l'air de Mon beau sapin.

« As-tu donc des épingles sur ta chaise ? Pourquoi t'agites-tu ainsi, Claire-Lise ? » demanda Misie.

La petite fille s'efforça de rester tranquille, mais elle échangea un regard affolé avec son frère.

« Et ce sera... bien fait pour eux.Et les parents... seront furieux.... »Oh ! mon Dieu ! si l'on pouvait faire du bruit pour couvrir le son de cette

voix.... Ah ! tant pis !... Paf ! Le verre de Thierry s'écrasa sur le pavé. Claire-Lise en profita pour crier à tue-tête : « Quel maladroit ! » Jéro gronda : « Fais donc attention, petit ballot ! » Et Misie appela : « Combette, venez ramasser les morceaux, s'il vous plaît ! »

Tout cela fit un joli brouhaha pendant deux ou trois minutes,... c'était toujours autant de gagné.

Mais, là-haut, inexorable, la voix du relégué continuait :« Depuis longtemps.... Depuis longtemps.On a ouvert la malle.... »« Où vas-tu, Claire-Lise ? Qui t'a permis de te lever de table ?— Je reviens... je reviens tout de suite », répondit la petite fille, en s'enfuyant

sans donner de plus amples explications.Elle se jeta, tête baissée, dans la maison, gravit l'escalier quatre à quatre en

bégayant, ivre de fureur : « Oh ! je pourrais lui tordre le cou.... Méchant, méchant ! »Pendant ce temps, ignorant la tornade qui s'avançait vers sa chambre, Olivier

continuait à brailler :« ... La grosse malle... de l'impériale.... »

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Plus mort que vif, Thierry regarda ses parents : ils mangeaient tranquillement leurs tomates farcies, sans prêter la moindre attention à ce que hurlait le prisonnier. Ils avaient l'habitude de ces chants rageurs,... ils ne les écoutaient même pas. Mais, si par hasard un mot leur faisait dresser l'oreille, tout était perdu !

Cependant, Claire-Lise, haletante, arrivait devant la porte de son frère.... O malheur ! Jéro, après l'avoir fermée, avait dû emporter la clef dans sa poche,... 'il ne restait plus qu'à redescendre.

Avant de s'y résigner, la petite fille essaya de frapper et de dire à voix contenue : « Oli ! Oli ! tais-toi, je t'en supplie. »

Mais « Oli » n'entendait rien et chantait maintenant sur l'air de En passant par la Lorraine :

« On ira dans les villages Avec la diligence.... »Claire-Lise reprit sa place à table, en jetant à Thierry un regard désespéré. Dans

son trouble, elle ne se rendit même pas compte qu'on la grondait, qu'on lui demandait des explications et que, devant son mutisme, Jéro et Misie s'impatientaient.

...Et soudain, un grand silence tomba qui la tira du désarroi où elle se trouvait : Olivier s'était tu.... Olivier dormait.

« Le lascar, là-haut, est réduit à merci, ce me semble », dit Jéro.Misie sourit, de son ravissant sourire : tout à l'heure elle monterait et elle savait

qu'elle trouverait son petit garçon plongé dans un profond sommeil, le visage encore rouge et mouillé de larmes, mais si paisible, si doux, si blond... qu'elle se demanderait si cet ange était bien le même enfant que le démon déchaîné, braillant et chantant rageusemerit un quart d'heure auparavant.

Chantant... quoi ? Misie n'en savait rien…Thierry et Claire-Lise en étaient quittes pour la peur....

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CHAPITKE XI

LE BELVÉDÈRE. LA RÉPÉTITION SURPRISE

LA «CATASTROPHE» commençait à s'animer. Du haut de la colline, les enfants voyaient souvent les jeunes Américaines et leur mère partir dans la grande voiture vert pâle et revenir quelques heures, après, chargées de paquets de toutes tailles. Des camions apportaient des meubles, dont un énorme piano à queue. Le jardinier allait et venait dans le jardin encore inculte qui s'étendait entre la maison et la grille. Un chauffeur travaillait au garage en sifflant. Le facteur sonnait et sortait une quantité de lettres de sa sacoche et le vieux Césaire, qui portait les télégrammes, arrêta plusieurs fois son vélo devant la porte.

Annoncé par un de ces télégrammes, le fiancé de Miss Linda, Claude Joncet, arriva vers la mi-juillet. Il fut enthousiasmé par la beauté du pays,... mais déçu par « L'Asile fleuri », tel que l'avait baptisé et « arrangé » l'architecte et il approuva fort les modifications que les jeunes filles projetaient d'y apporter.

Ce joyeux garçon, toujours de bonne humeur, toujours plein d'idées ingénieuses, communiqua son entrain à tout le monde. Grâce à lui, l'installation de l'intérieur avança rapidement et les ouvriers furent tout de suite commandés pour commencer le plus tôt possible les travaux extérieurs.

Ce jour-là, en revenant de Nîmes où il était allé avec sa petite Simca, faire de nombreuses courses, il se laissa tomber dans un fauteuil, devant la table sur laquelle on venait de servir des boissons glacées et s'écria :

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« Ouf ! je suis mort de chaleur ! Vous avez bien fait de ne pas venir avec moi aujourd'hui, Linda : on étouffait en ville.

— Pauvre Claude ! Que de corvées vous vous imposez pour nous ! Je vous sers une citronnade avec beaucoup de glace, n'est-ce pas ? Et quand vous aurez bu, nous irons nous promener dans le cher vieux parc : vous ne le connaissez pas encore tout entier.

— C'est vrai ! Il y a eu tant de choses à faire, dès mon arrivée, que le temps nous a manqué pour flâner sous les pins.

— Mais cette fois, nous irons jusqu'au fond, car je "veux vous montrer une ravissante chose que nous avons découverte, Gloria et moi : un belvédère, complètement enfoui sous le chèvrefeuille, au milieu d'un fouillis d'arbres de toutes sortes et dans un endroit où personne ne vient jamais,... un endroit tellement sauvage qu'on peut s'y croire Robinson sur son île déserte.

— A merveille ! Je suis amateur d'île déserte et de solitude, après avoir circulé aujourd'hui dans une ville bruyante et grouillante de monde », dit le jeune homme en riant.

Une demi-heure après, Linda et lui suivaient les allées ombreuses où, seul, le chant de milliers d'oiseaux troublait le silence.

Ils arrivèrent au belvédère dont ils gravirent les marches branlantes avec précaution. Quand ils débouchèrent sur la plate-forme, il leur sembla distinguer à travers les rameaux enchevêtrés du chèvrefeuille, des taches de couleur qui bougeaient.

Au même instant, une voix suraiguë et affectée lança une phrase dans un français un peu ancien :

« Hélas ! qu'en pourrions-nous dire ? Il faudrait être l'antipode de la raison pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles.... »

Linda, stupéfaite, regarda Claude.« Votre île déserte est habitée ! » murmura-t-il en souriant.Tous deux écartèrent doucement le rideau de ramures fleuries qui cachaient le

ravin... et ce qu'ils virent les laissa muets de surprise et de ravissement.Au-delà des broussailles, des buissons de chênes verts, des fenouils odorants,

dans un endroit dénudé, au pied de la haute muraille, une dizaine d'enfants étaient rassemblés, vêtus d'étranges vêtements d'autrefois, beaucoup trop grands pour eux.

La petite fille qui venait de parler semblait toute perdue dans les vastes plis de sa jupe jaune pâle et elle aurait pu disparaître presque tout entière derrière l'immense éventail de plumes qu'elle déployait avec grâce.

En face d'elle, une autre petite fille, visiblement plus timide, souriait en rajustant sans cesse la collerette de dentelles trop large, qui glissait de ses épaules brunes et menues. Elle était ravissante avec ses boucles noires et sa robe de satin d'un rosé fané.

Entre elles deux, un garçon, tenant à la main un chapeau empanaché, essayait de prendre un air important et désinvolte. Mais il semblait fort gêné par les paquets de dentelles déchirées qui ornaient le bas de ses culottes, dépassaient de ses manches et moussaient en gros jabot sous son menton, ainsi que par la longue épée pendue à son côté.

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Son gilet vert, brodé d'un or terni et son habit de velours violet lui tombaient jusqu'aux genoux,... mais pourtant qu'il était charmant avec son air appliqué, ses yeux sombres et sérieux, sa bonne volonté... et sa touchante gaucherie !

Un peu à l'écart, d'autres enfants aux costumes bizarres écoutaient silencieux, l'air absorbé, attendant sans doute leur tour de parler.

Retenant leur souffle, les fiancés regardaient de tous leurs yeux, aussi intrigués l'un que l'autre. Qui étaient ces petits inconnus et que signifiait ce tableau de l'ancien temps, cette apparition inattendue dans le creux sauvage du ravin ?

« Pour moi, disait le garçon, je tiens que, hors de Paris, il n'y a point de salut pour les honnêtes gens.... »

Un silence__La petite fille en rosé souriait, distraite, en remontant toujours sa collerette.

Alors, un gros garçon, le seul qui ne fût pas costumé et qui tenait un livre, s'écria : •"« A toi, Francette, voyons ! »L'air affolé, elle dit, avec le plus sonore accent du pays :« C'est une vérité incontestable .' »« Du Molière en ce lieu... et joué par des gosses ! Voilà qui est original,

chuchota Claude.— Ah ! ils jouent une pièce de Molière ? fit Linda, qui n'était pas très

renseignée sur la littérature française.— Ce sont Les Précieuses ridicules, tout simplement. »Le garçon essayait toujours avec la même touchante application de paraître

suffisant et avantageux. Les petites filles haussaient le ton de leurs voix déjà aiguës et minaudaient de leur mieux. Le marquis Mascarille chantait maintenant son fameux impromptu :

« Ho .' ho ! Je n'y prenais pas garde.... »Mais il s'arrêta brusquement en disant :« Ça suffit pour aujourd'hui, je ne sais pas encore assez la suite.— Dis donc, toi ! cria la petite Précieuse en jaune, abandonnant aussitôt ses

gracieuses manières, tu pourrais te fouler un peu plus pour l'apprendre : les jours passent, mon vieux !

— Oh ! zut ! J'ai le plus long rôle, non ? Alors, laisse-moi le temps....

— Mais le mien est encore plus long et je le sais jusqu'au bout!— C'est toi qui le dis », fit le garçon avec un air de doute et par pure taquinerie.Alors, la charmante « Madelon » se transforma en véritable petite furie :« C'est vrai ! c'est vrai ! Je le sais ! Je te défends de dire le contraire. Demande à

Olivier : il m'a fait réciter ce matin. »Un beau petit garçon blond et rosé, comiquement affublé d'un habit galonné de

laquais dont les basques touchaient terre, cria, d'une voix un peu enrouée :« Oui, oui, elle le sait,... seulement, il faut lui commencer les phrases.— C'est ça que tu appelles savoir ? » ricana l'autre.En entendant ce vif dialogue, Claude se pencha en riant vers Linda :«. Plus de doute ! Nous ne rêvons pas devant des fantômes du temps jadis : ce

sont bien des gamins d'aujourd'hui. »

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La petite fille en jaune, foudroyant le garçon du regard, cherchait sans doute une réponse cinglante, mais elle n'eut pas le temps de la trouver : une autre enfant, plus jeune, avec un mignon visage en forme de cœur et qui portait un accoutrement de soubrette, déclara :

« Eh bien, je trouve, moi, qu'il serait l'heure de goûter. »Cette suggestion calma tout le monde.Précipitamment, les vastes vêtements d'autrefois furent retirés, plies, fourrés

dans trois ou quatre sacs à dos et l'on vit apparaître de très modernes shorts et des chemisettes à manches courtes.

Le garçon qu'on appelait Thierry ouvrit un autre sac d'où il sortit des tartines et des abricots qu'il offrit à la ronde et chacun s'assit sur l'herbe pour les dévorer avec appétit.

« Est-ce déjà fini ? Quel dommage ! fit Linda.— Ils reviendront peut-être un autre jour.— Oh ! je le voudrais ! J'aimerais tellement que Gloria les vît, ainsi que

Dad et Mummy ! Ils adorent les petits en général, mais ils adoreront encore plus ceux-ci, parce qu'ils sont particulièrement charmants.

— Savez-vous d'où ils viennent ?— Je sais qu'un peintre de Paris habite une maison près d'ici, de l'autre côté

de la colline et qu'il a plusieurs enfants — Ce sont eux, peut-être, avec des camarades.— Dans ce cas, on les reverra.... » On les revit, en effet... et fort souvent.Les enfants, qui n'avaient jamais remarqué le belvédère, enfoui dans la verdure

et complètement recouvert par le chèvrefeuille, ne se doutaient pas que toute une famille, la famille des « êtres innommables », comme disait Jéro, assistait, amusée et débordante de sympathie, à leurs répétitions mouvementées et connaissait le nom et le caractère de chacun d'eux.

M. Smith, surtout, ne manquait pas une seule fois un spectacle qu'il trouvait charmant.

Il s'était pris d'une telle affection pour les petits acteurs de la troupe Jéromisi qu'il répétait souvent :

« II faut les appeler, il faut les inviter chez nous... Je désirerais causer avec eux et les régaler de toutes sortes de bonnes choses. Oh! j'aime tellement ce sérieux Thierry et cette adorable petite peste de Claire-Lise... et la douce Francette... et la fillette au grand front... et

Olivier le batailleur, et Anne-Denise, la jeune beauté... et tous les autres !— Attendez, patientez, cher Dad : si nous nous montrons, nous risquons

de les effaroucher et de ne les revoir jamais. Un jour, l'occasion de faire leur connaissance se présentera d'elle-même.... Ne brusquons rien, répondait Gloria.

— Vous croyez ? disait M. Smith, un peu déçu.— J'en suis certaine. »

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CHAPITRE XII

LA TROUPE EST PRÊTE

LE JOUE vint, c'était au début d'août, où Thierry, devant toute la troupe réunie, déclara, non sans émotion : « Eh bien, voilà... je crois que nous sommes tout à fait prêts. Nous savons notre pièce et nos chants : nous pouvons commencer notre tournée.

— Mais d'abord, il faut nettoyer à fond la diligence, dit Claire-Lise, et peindre dessus, en grosses lettres : « TROUPE JEROMISI ». Et décidons aussi les places que nous prendrons; c'est très important. Je retiens celle de la belle Cunégonde : ici.

— Ici ? Comment le sais-tu ?— Je le sais, parce que c'est dans ce coin que je l'ai "toujours vue quand

je pensais à elle.— Et le charmant Adolphe, où le voyais-tu ?— En face de Cunégonde, naturellement; tu t'y mettras, Thierry.— Où était Eulalie ? s'informa Marianne.— Là-bas, au fond. Et Firmin, qui faisait les pages et les valets, à côté du

cocher.— Alors, c'est ma place ! cria Olivier en bousculant tout le monde pour aller se

jucher sur le siège. Quelle chance ! C'est moi qui verrai le mieux le pays et qui tiendrai le fouet. »

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Telle une maîtresse de maison faisant asseoir à table ses invités, Claire-Lise désigna à chacun le morceau de banquette qu'elle lui destinait : la diligence n'était-elle pas sa propriété personnelle ?

« Maintenant, le plus difficile reste à faire, dit Pierre-Etienne d'un ton soucieux.—Tu veux dire qu'il faut obtenir les chevaux de ton père et mettre les grandes

personnes au courant ?— Oui.... C'est ce qui me tracasse : j'ai peur que les parents ne soient pas

d'accord.— Quelle idée ! s'écria Claire-Lise. Il ne manquerait plus que ça, par exemple,

après toute la peine que nous nous sommes donnée ! Ils seront enchantés, au contraire.»

Mais Claire-Lise était la seule, avec les plus jeunes des enfants, à montrer tant d'optimisme. Les aînés, eux, éprouvaient une sorte d'appréhension à dévoiler le fameux secret. Quelque chose semblait les retenir de transformer en réalité le rêve charmant qu'ils avaient fait ensemble, et ils étaient tentés de retarder le moment où il faudrait bien que ce rêve devienne une réalité. Pourtant, on ne pouvait attendre indéfiniment.

Et voici que deux événements imprévus vinrent faciliter les choses et hâter leur décision.

Un matin, de bonne heure, Pierre-Etienne et Francette surgirent à « La Pinède », tout rayonnants.

« Figurez-vous, dit Pierrot, que la Tata s'en va ce soir à Vichy, où elle doit faire une cure d'un mois, au moins. Il paraît que c'était décidé depuis longtemps, mais on ne nous l'avait pas dit.

— Nous la plaignons beaucoup d'avoir mal au foie, ajouta la bonne Francette; c'est d'ailleurs ce qui explique son... sa... enfin, son caractère peu commode....

— Mais, d'autre part, reprit Pierre-Etienne, si elle n'est pas au mas, tout sera plus facile pour la troupe Jéromisi : maman nous laissera partir sans trop discuter et papa nous aidera sûrement.

— Tu crois que ta tante l'empêcherait de le faire ?— Qui sait ? La crainte des critiques, des scènes, des histoires, aurait pu le

faire hésiter. Je vous assure que nous tremblions, Francette et moi, à la pensée du moment où il faudrait lui parler de notre projet. Maintenant, nous sommes tranquilles : quel poids de moins !

— Venez le voir demain matin : il ne va pas aux vignes, car on doit nettoyer les cuves pour les vendanges.

— C'est vrai, fit remarquer Claire-Lise, dans un mois les vendanges commencent.... Un mois ! c'est tout le temps que nous avons pour notre tournée. Après, les gens seront trop occupés pour venir à nos représentations.

— Il ne faut plus perdre un instant. Demain, en revenant du mas, nous parlerons à Jéro et à Misie. Espérons que nous n'aurons pas de « pépin » de ce côté-là », dit Thierry, soucieux.

Mais Thierry n'avait pas à se faire de souci : le second événement providentiel se produisit deux heures après la visite de Pierrot et de Francette.

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Comme tous les matins, le facteur franchit le portail de « La Pinède » et remonta l'allée de pins, un mouchoir glissé entre son crâne et s'a casquette pour protéger sa nuque du soleil, et, comme tous les matins, il dit, tout essoufflé :

« Ça fait tirer, pour monter jusque chez vous ! On en a les « trois « sueurs », té!»

Puis, tandis que Combette lui versait le verre de vin, qu'il attendait, il posa le courrier sur la table de la cuisine.

Il y avait ce jour-là deux journaux et une lettre. Olivier apporta le tout à son père qui travaillait déjà et rejoignit son frère et sa sœur sur la terrasse.

Un moment après, Jéro apparut à la fenêtre et les appela tous les trois.Dès qu'ils entrèrent dans l'atelier, l'air préoccupé de leurs parents les intrigua.« Venez, dit Misia : nous avons quelque chose à vous demander.— Répondez carrément, ajouta Jéro : êtes-vous capables de vous passer de

nous pendant trois ou quatre semaines sans mettre « La « Pinède » à feu et à sang et sans rendre Combette complètement folle ?

— Vous allez partir ? Vous nous laissez ? demanda Claire-Lise.— Pas pour notre plaisir, crois-le, ma fille, reprit Jéro. Mais nous venons de

recevoir un véritable S.O.S. de nos amis, le peintre Tissier de Toulouse et fa femme. Tissier a été renversé par une voiture : il a de graves fractures à la jambe et au bras droit. Il est allongé, plâtré, condamné à une inaction complète.

— Et, continua Misie, Mme Tissier vient d'avoir un bébé. Or, elle a une phlébite qui l'oblige à rester étendue, elle aussi, Ces pauvres gens sont absolument seuls, sans famille. Pour comble de malheur, M. Tissier s'était engagé à finir des fresques, dans une villa, ce mois-ci. Nos amis comptaient sur le prix de cet important travail pour équilibrer leur modeste budget, alors....

— Alors, on vous connaît ! s'écria Claire-Lise : Misie va faire la garde-malade et pouponner, et Jéro va finir les fresques à la place de M. Tissier.

— Exactement.— Et vos vacances sont dans l'eau !— Pas toutes nos vacances, heureusement. D'ailleurs, si l'on n'était pas capables

de quelques sacrifices pour ses amis....— On ne serait pas Jéro et Misie, interrompit Thierry en souriant. Soyez

tranquilles : nous ne ferons pas de bêtises, et Combette pourra dormir sur ses deux oreilles.

— Quand partez-vous ? demanda Claire-Lise, avec une drôle de petite lueur dans les yeux.

— Dès cet après-midi : c'est tout de suite que les Tissier ont besoin de nous. Nous enverrons un télégramme avant de prendre le car et nous attraperons de justesse, à Nîmes, l'express te Toulouse. »

Les heures qui suivirent s'écoulèrent avec une rapidité vertigineuse. Préparatifs, valises, recommandations, descente au village, embrassades au départ du car, mains agitées, petit pincement au cœur, tandis que la grosse voiture s'éloignait, emportant un Jéro à l'air grave et une Misie au sourire inquiet..., et les trois enfants se retrouvèrent seuls, remontant vers « La Pinède » où Combette les attendait.

Ils cheminèrent d'abord en silence, puis, Claire-Lise dit brusquement :« Et voilà ! C'est merveilleux.

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— Tu trouves merveilleux, protesta Thierry, que Mme Tissier soit malade, son mari cassé en plusieurs morceaux et nos parents loin de nous ?

— Oh ! Ne fais pas le sermonneur ! Tu sais très bien ce que je veux dire. Je plains beaucoup les Tissier, et Jéro et Misie vont me manquer autant qu'à toi. Mais ce qui est merveilleux, c'est que la troupe Jéromisi n'a plus besoin de leur demander la permission de s'en aller en tournée, c'est qu'ils continueront à ne se douter de rien et qu'à leur retour, ils auront une surprise encore plus complète et plus belle que tout ce que nous avions rêvé. Maintenant, rien ni personne ne peut nous empêcher de partir.

— Personne ? Et Combette ?— Combette ? Nous n'en ferons qu'une bouchée. Elle commencera par

refuser,... mais tu sais bien qu'elle finit toujours par faire ce que nous voulons.— Ça c'est vrai ! s'écria Olivier, grand favori de la bonne vieille.— De plus, continua Claire-Lise, elle adore les parents et elle adore les

secrets. Entrer dans un complot destiné à faire plaisir à Jéro et à Misie l'enthousiasmera.

—- Espérons-le, dit Thierry, mais il me tarde que nous lui en ayons parlé.— Faisons-le immédiatement. Pourquoi attendre ? » répondit la petite

fille avec décision.Assise devant la porte de la cuisine, Combette écossait des petits pois pour le

dîner. Elle paraissait légèrement soucieuse : garder les trois enfants Chancel en l'absence de leurs parents ne lui semblait pas un métier de tout repos.

Claire-Lise et ses frères comprirent l'attitude qu'il convenait d'adopter. Très calmes, très doux, avec d'angéliques visages, ils s'installèrent auprès d'elle et la petite fille se mit à l'aider silencieusement.

Combette les considérait d'un œil attendri. « Qu'ils sont « bravets », pensait-elle. S'ils continuent comme ça, tout se passera bien. »

Ah ! Pauvre Combette ! Elle ne savait pas ce qui l'attendait !La première phrase de Claire-Lise éclata comme une bombe :« Combette, nous avons quelque chose de très important à te dire. Ne crie pas et

écoute-nous.— Et alors, qu'est-ce qui arrive ? balbutia la pauvre femme, tout de suite

affolée.— Thierry va te l'expliquer. »Et, posément, Thierry révéla le triste sort qui attendait « La Pinède » et l'idée

qu'avait eue sa sœur pour sauver la chère maison. Puis, il raconta les efforts et les préparatifs faits par les enfants depuis le début de l'été et déclara que la troupe Jéromisi était prête à entreprendre sa tournée.

Le commencement de son discours fut souligné par des exclamations désolées et apitoyées de Combette, par tout un chapelet de « pas possible ! » et de « peuchère ! », mais dès qu'il aborda le sujet du théâtre ambulant, ce fut dans un silence inquiétant. Combette n'était pas sotte et elle devinait bien où voulait en venir le jeune garçon.

Lorsqu'il se tut et que Claire-Lise demanda : « Alors, c'est entendu, n'est-ce pas, Combette ?» la vieille femme s'écria :

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« Entendu ! Mais, dites, vous n'êtes pas malades de vouloir partir sur les routes comme des « caraques * dans leur roulotte ? Entendu ? Jamais de la vie ! Que diraient vos parents ?

— Ils diraient que nous sommes de braves enfants qui voulons leur épargner un grand chagrin.

— Ecoute, Combette, poursuivit Thierry, ne sois pas plus royaliste que le roi : si M. Perrier, si l'instituteur, le notaire, le docteur, si tous les parents donnent la permission, tu n'as aucune raison, toi, de la refuser. »

Cet argument parut ébranler Combette :« Vous croyez qu'ils voudront ? demanda-t-elle.— Nous en sommes persuadés, assura Claire-Lise. D'ailleurs, nous aurons leur

réponse demain : si tu veux être tout à faire rassurée, tu n'as qu'à aller causer avec eux : tu verras bien. »

Combette branla la tête :« Oui... oui, peut-être.... J'irai les voir : je saurai si vous ne risquez rien, s'il y

aura des gens sérieux pour s'occuper de vous partout où vous passerez, si je pourrai vous rejoindre de temps en temps, si...

— Alors, nous voilà tranquilles, coupa Claire-Lise. Oh ! Combette, tu es un ange ! »

Elle sauta au cou de la bonne vieille, l'étouffant à moitié et renversant les petits pois qui roulèrent de tous les côtés sur les dalles de la terrasse.

« Aïe ! quelle « mounine » ! s'écria Combette en se dégageant et en rajustant son bonnet noir de veuve. Je n'ai pas encore dit oui, vous savez !

— Mais c'est tout comme », marmotta la petite fille en courant à quatre pattes après les pois, aidée par les deux garçons. « Et demain, il faut obtenir le oui de M. Perrier.... Celui-là, c'est le plus important !»

Le lendemain matin, on vit entrer dans la cour du mas in garçon et une petite fille qui n'en menaient pas large. Thierry était pâle et silencieux, Claire-Lise rouge et agitée.

A peine eurent-ils passé le portail qu'une voix sortant du figuier leur cria :« Enfin, vous voilà ! Il y a une heure que je guette votre arrivée»Et Francette, blottie au sein de sa verte cachette, ajouta:« Papa est à la cave : allez-y vite, je descends. »M. Perrier était seul, en effet, dans l'immense et sombre cave voûtée. Il

accueillit les Chancel par un cordial : « Eh, bonjour, les enfants ! Alors, on vient jouer avec Pierrot et ses sœurs ?— Non, monsieur, nous ne venons pas jouer. Nous venons pour une chose très

sérieuse et très importante », répondit Claire-Lise, tandis que Pierre-Etienne entrait avec Francette, descendue de son perchoir. Paulet, le domestique, arrivait, lui aussi. Claire-Lise fronça les sourcils :

« Est-ce qu'on ne pourrait pas parler tranquillement,... je veux dire, sans être dérangés ? » demanda-t-elle.

M. Perrier sourit :« Aïe ! Mais c'est quelque chose de terrible, alors ? Eh bien, venez au jardin,

sous la tonnelle; on causera. »

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Les enfants le suivirent, le cœur battant et s'assirent avec lui, à l'ombre d'une vigne, autour d'un guéridon de fer.

Thierry fit un grand effort pour vaincre sa timidité : c'était à lui, l'aîné, de prendre la parole. Il n'allait tout de même pas laisser une petite fille comme Claire-Lise parler à sa place.

Il parla donc, ses grands yeux sombres et anxieux fixés sur le visage de M. Perrier, un visage impassible qui ne laissait rien paraître de ce qu'il pensait.

Claire-Lise, en proie à une vive émotion, tremblait de tous ses membres. Francette et Pierre-Etienne tenaient chacun une main de leur père et la serraient très fort.

Lorsque Thierry se tut, M. Perrier les regarda tous sans rien dire avec des yeux très bons. Enfin, il dit doucement:

« Vous me prenez de court, mes amis. J'étais loin de m'attendre à ce que vous demandez. Allez donc faire une petite pétanque pendant que je réfléchis : je vous donnerai ma réponse tout à l'heure. »

Tandis que les enfants lançaient les boules sans aucun entrain, le propriétaire du mas allait et venait à travers le jardin, les mains dans les poches, poussant distraitement du pied tout ce qui se trouvait sur son passage : son chapeau, tombé du guéridon, l'arrosoir, la bêche et jusqu'à la pauvre tortue qui s'avisait de traverser une allée. Il marmottait entre ses dents : «... Pas raisonnable... mais une telle déception... trop cruel... verront bien... apprendront à se débrouiller... bon souvenir malgré tout.... »

Enfin, il ramassa son inséparable couvre-chef, le planta en arrière sur sa tête et se dirigea au-devant des quatre regards anxieux qui le guettaient.

« Ecoutez, mes petits, dit-il, je veux bien vous accorder ce que vous demandez, mais en vous faisant remarquer que, si je vous prête deux de mes chevaux et le petit domestique Julou, le fils de Paulet, pour les conduire, ce sera seulement jusqu'aux vendanges, car, à ce moment-là, j'aurai besoin de bêtes et gens au grand complet.

— Mais c'est bien suffisant ! notre voyage ne durera pas plus d'un mois, s'écrièrent les enfants, radieux.

— Attendez ! Il y a encore une condition : l'acceptation des autres parer.ts. Y avez-vous pensé ?

— Hélas ! oui, dit Thierry, et le cœur me manque à la pensée de toutes ces visites à faire ! »

Il avait l'air si soucieux et, d'avance, si intimidé, que M. Perrier eut pitié de lui :« Eh bien, venez d'abord casser une petite croûte chez nous : je parie que

l'émotion vous a empêchés de déjeuner, ce matin il devinait tout, cet homme !). Pendant ce temps nous causerons avec la maman. Ensuite, si elle est d'accord, nous irons à l'école trouver le père de Nicolas et de Jean-Michel. Puis, nous nous rendrons chez le notaire. Quant au docteur, nous attendrons qu'il revienne de sa tournée de visites. »

Si le bon M. Perrier avait fait un effort pour proposer son aide aux enfants, il en fut amplement récompensé par le regard d'affectueuse reconnaissance que Thierry leva sur lui et par l'exclamation enthousiaste de Claire-Lise :

« Oh ! monsieur Perrier, vous êtes TROP chic ! Je crois même que vous êtes presque aussi chic que Jéro ! »

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II était au moins une heure de l'après-midi lorsque, sous un soleil torride, les Chancel reprirent le chemin de « La Pinède », parfaitement conscients de la semonce qui les attendait, là-haut.

Mais que leur importait ! Combette pourrait fulminer en servant un repas trop cuit et desséché, rien n'atténuerait leur joie, car ils rentraient triomphants. Cédant aux arguments de M. Perrier et aux supplications des enfants, les parents avaient donné leur accord à la tournée de la troupe Jéromisi.

Les uns l'avaient fait avec une sympathie amusée, les autres avec une certaine appréhension et le notaire, après avoir posé une quantité de conditions et commencé une petite phrase sur les recettes possibles et la valeur de « La Pinède », phrase que M. Perrier avait interrompue en lançant au père de Bernard un coup d'œil significatif.

Enfin, spontanément ou un peu à contrecœur, tout le inonde avait dit oui et, quelques heures plus tard, la troupe au grand complet devait se réunir à « La Pinède », pour aider les Chancel à hâter les préparatifs du départ qu'on avait fixé au surlendemain.

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CHAPITRE XIII

EN ROUTE !

PAR un radieux matin d'été, la diligence roulait allègrement. Le soleil venait à peine de se lever. Un vent frais balançait les branches des platanes qui bordaient la route et la rosée emperlait encore les coquelicots dont les fossés étaient pleins. Au-dessus des vignes sulfatées, poudrées de bleu turquoise, les alouettes montaient dans le ciel avec des cris joyeux.

Aussi joyeux que les alouettes et beaucoup plus bruyants, les acteurs de la troupe Jéromisi venaient de partir.

Descendue la veille de « La Pinède » par M. Perrier, Paulet et Julou, la patache avait été astiquée, graissée et chargée dans la cour du mas. Il ne manquait pas de place sous la bâche de l'impériale. Pourtant, les nombreux bagages s'y casaient tout juste.

Outre la malle aux déguisements et les accessoires de la pièce, on emportait une valise pour chaque voyageur, quatre tentes de camping, des sacs de couchage et des couvertures, sans compter plusieurs caisses et paniers de provisions.

Les chevaux trottaient, crinière au vent, avec un joli bruit de sabots et de grelots. Julou conduisait. C'était un grand garçon de quinze ans, débrouillard et plein d'entrain, dont la présence auprès des petits comédiens rassurait les parents. Ces derniers avaient aussi fait accepter comme « habilleuse », Louisette, la sœur de Julou : « une vieille de plus de seize ans », disait Claire-Lise.

Cette Louisette avait passé, la veille, toute la journée à mettre tant bien que mal les costumes à la taille des jeunes acteurs. En apprenant qu'elle serait du voyage,

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Combette, qui la savait douce et raisonnable, s'était sentie plus tranquille. D'ailleurs, une chose encore dont les enfants ne se doutaient pas, contribuait à rasséréner la vieille servante. Ayant demandé à connaître l'itinéraire que comptait suivre la troupe Jéromisi, les parents avaient su le nom des villages où la diligence devait s'arrêter : Le Cailar..., Saint-Laurent-d'Aigouze..., Aimargues..., Aiguës-Vives..., Gallargues..., d'autres encore et, tout au bout de la route en zigzag que l'on devait parcourir à travers la plaine d« Vau-nage et la Camargue, Les Saintes-Maries-de-la-Mer.

Dans tous ces villages, ils avaient des amis, des collègues, des confrères, parmi les instituteurs, les notaires ou les médecins. Le père de Bernard connaissait tous les grands propriétaires de la région, une parente de Combette habitait Les Saintes-Mariés.

Alors, en grand mystère, des lettres étaient parties dans toutes les directions, recommandant les enfants, demandant pour eux aide et surveillance. Mais tout avait été fait avec tant de discrétion que les petits acteurs ne soupçonnaient rien. Ils allaient avancer, sur le chemin choisi par leur fantaisie, sans s'étonner le moins du monde d'être accueillis partout comme si on les attendait; ils trouveraient tout naturel de voir s'aplanir miraculeusement les difficultés, et, malgré le réseau de protection qui les envelopperait, ils se sentiraient libres, merveilleusement libres, dans la joyeuse ivresse de leur vie aventureuse.

Haut perché sur le siège, à côté de Julou, Olivier tenait le fouet, comme il avait rêvé de le faire. Claire-Lise trônait à la place de la « belle Cunégonde », en face de Thierry. Les autres se serraient le long des banquettes, jusqu'à la vitre du fond, à travers laquelle on voyait se balancer les espadrilles et le bas du pantalon de toile du cocher, à côté des sandalettes et des jambes égratignées de son petit compagnon.

On rencontrait des automobiles de plus en plus nombreuse!, dont les occupants ouvraient de grands yeux en croisant cette diligence du temps passé, pleine de petites filles et de petits garçons. Beaucoup d'entre eux riaient et criaient au passage quelque plaisanterie ;

« Dites, c'est le dernier modèle de Peugeot ou de Citroën? »« Et alors ? Le carnaval n'est pas fini ? »« C'est du quinze à l'heure que vous faites ? »Mais ils passaient trop vite pour avoir le temps de lire l'inscription peinte en

lettres brunes par Pierre-Etienne sur les flancs j aunes de la voiture : « Théâtre ambulant — Troupe Jéromisi ». Et, de leur côté, les enfants n'entendaient pas ces remarques ironiques, assourdis qu'ils étaient par le tintement des vitres branlantes, le grincement de s roues, les sonnailles des grelots, et le pas des chevaux,... sans compter les claquements du fouet dont Olivier se servait plus qu'il n'était nécessaire.

Vers neuf heures, le clocher du premier village où l'on devait s'arrêter apparut au loin, émergeant des vastes étendues de vignobles où les grappes violettes achevaient de mûrir.

Dès qu'ils l'aperçurent, les voyageurs cessèrent de babiller et de rire : c'était là que la troupe allait débuter. Comment se passeraient ces débuts ? Chacun se le demandait, non sans émotion.

Les maisons blanches se rapprochaient. On distinguait leurs grands portails cintrés, ouverts sur des cours fleuries de lauriers-rosés et, un quart d'heure après, la diligence faisait une bruyante entrée dans la grand-rue.

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Elle ne passa pas inaperçue. A sa vue, les gens s'arrêtèrent stupéfaits, les femmes apparurent aux fenêtres et sur le seuil de leurs demeures, les hommes assis à la terrasse du café se levèrent brusquement, abandonnant leurs consommations pour suivre d'un regard ahuri l'étrange véhicule, les chiens aboyèrent, les poules s'enfuirent épouvantées et une nuée de gamins en vacances se mit à la suivre en courant, riant et criant :

« Vé ! Vé ! C'est un cirque !— Qu'est-ce qu'il « y a d'écrit » dessus ?— «Troupe JE...RO...MI...SI.... »— On ne voit que des enfants !— Dites, vous faites le théâtre ? Vous restez ici ? » demandait-on aux arrivants.Thierry n'aimait pas, oh ! pas du tout, produire une telle sensation et se sentir le

point de mire de tous ces gamins moqueurs. Aussi se tenait-il très raide, au bord de la banquette, le visage impassible et fort peu avenant.

Claire-Lise, au contraire, trouvait qu'une entrée aussi spectaculaire faisait la meilleure des réclames pour la représentation. Penchée à la portière dont on avait baissé la vitre, elle saluait gracieusement de la main « les populations » qui allaient l'applaudir le soir même. Les autres enfants finirent par l'imiter : leurs visages souriants apparurent à toutes les petites fenêtres, les bras s'agitèrent, foulards et mouchoirs flottèrent au vent. Quant à Olivier, il gesticulait si fort sur son perchoir et faisait tant de grimaces pour attirer l'attention des gamins, qu'il perdit l'équilibre et serait infailliblement tombé, si Julou ne l'avait retenu, de justesse, par le fond de sa culotte. Il ne montra d'ailleurs aucune émotion et se rassit sereinement à côté du cocher, au milieu des lazzi des petits villageois.

La diligence s'arrêta sur une place paisible ombragée par des platanes. Non loin de là, on apercevait la maison d'école.

« Attendez-nous, dirent les trois aînés, Thierry, Pierre-Etienne et Bernard : nous allons parler au maître et lui demander une salle de classe pour y donner notre représentation. »

Comme par miracle, M. Viala, l'instituteur, sortait de chez lui et venait au-devant des enfants, tout souriant.

Bouche bée, silencieux, maintenant, les gamins qui escortaient la patache écoutaient de toutes leurs oreilles et regardaient de tous leurs yeux.

« Monsieur, commença Thierry, nous sommes les comédiens de la troupe Jéromisi, et....

— Je sais, je sais, interrompit M. Viala : j'ai déjà entendu parler de vous. (Bien sûr ! il venait de recevoir une lettre du père de Nicolas et de Jean-Michel !) Soyez les bienvenus, mes amis,

— Nous débutons aujourd'hui même, continua Claire-Lise, alors, nous sommes un peu embarrassés pour organiser cette première représentation....

— Et vous voudriez, je pense, un petit coup de main ? — Justement !— Eh bien, je puis vous offrir un local : nos deux grandes classes sont séparées

par une cloison mobile. Lorsqu'on enlève cette séparation, on dispose d'une vaste salle.

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« AVIS », criait le père Bouzanquet.

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C'est là qu'a lieu la distribution des prix. On n'a pas remis la cloison depuis lors, ni ôté l'estrade qui pourra vous servir de scène. Voilà qui tombe bien ! »

Les enfants auraient voulu voir tout de suite LEUR salle, mais M. Viala conseilla de décharger d'abord la diligence et de dresser les tentes dans son jardin, pendant que Julou détellerait et conduirait les chevaux dans l'écurie d'un propriétaire voisin.

« Roger ! appela-t-il, tu conduiras ce jeune homme et ses bêtes chez toi : c'est entendu avec ton père. »

Un garçon se détacha du groupe des petits villageois et s'avança vers Julou avec un sourire timide.

« Suivez-moi », dit alors l'instituteur à la troupe. Mais il se ravisa. « Non ! il y a quelque chose de plus pressé : il faut faire annoncer votre représentation par le crieur public. Je vais envoyer un mot à la mairie : le père Bouzanquet doit y être encore, prêt à commencer sa journée. »

Après avoir demandé quelques renseignements, M. Viala sortit son calepin, en déchira une page sur laquelle il écrivit quelques mots, puis il appela un autre gamin et le chargea de porter le billet sans tarder. Fier de cette mission, le petit garçon partit comme lue flèche.

Mme Viala attendait les enfants dans le jardin.« Qu'ils sont gentils, dit-elle tout bas à son mari... mais si jeunes ! Crois-tu

qu'ils seront capables de—— On verra bien », interrompit l'instituteur; et il ajouta à haute voix :« Installez vite votre campement : nous nous occuperons ensuite de la

représentation. »Comme on commençait à déplier les tentes, une sonnerie de clairon retentit au

loin :« Ah ! Voilà le crieur », fit M. Viala.Le clairon s'arrêta. On entendit proclamer quelque chose dont on ne put

distinguer un seul mot. Mais, trois minutes après, la sonnerie éclata, toute proche, puis une voix de stentor s'éleva :

« AVIS ! criait le père Bouzanquet avec son plus bel accent méridional. Il y a un arrivage de poissons au marché : sardines, maquereaux, rougets, merlans... »

« II se trompe ! Qu'est-ce qu'il raconte avec ses poissons? murmura Francette.— Tais-toi et attends », dit son frère en haussant les épaules.« Demain, mardi, à quinze heures, continuait le crieur, course de

vachettes sur le plan. Cinq mille francs la cocarde.... »« Les taureaux, maintenant ! Et nous, alors ? » grogna Gilles.Mais, au même instant, on annonçait enfin :« Ce soir, à vingt heures trente, à la maison d'école, soirée théâtrale

donnée par la troupe Jéromisi, de passage en notre « ville ». Entrée libre. Une quête sera faite à l'issue du spectacle. »

Claire-Lise frissonna :« C'est tout de même quelque chose d'entendre ça ! Maintenant, on ne

peut plus reculer. »Plus loin, et moins fort, on entendit encore :

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«...Donnée par la troupe Jéromisi.... Entrée libre.... Une quête sera faite à l'issue du spectacle.... »

Et puis, à peine distincts, à l'autre bout du village, quelques mots seulement :

« Jéromisi... notre ville... spectacle.... »Un peu impressionnés, les enfants se remirent à installer leur

campement, et, une heure après, les quatre tentes se dressaient sur l'herbe jaunie de la pelouse. Les tapis de sol, les sacs de couchage, les valises y étaient ranges, pendant que Julou apportait à grand-peine, aidé de plusieurs garçons du village, le coffre aux costumes qu'on lui fit déposer dans une petite chambre, à côté de la grande salle.

Cette salle était facile, en effet, à transformer en théâtre. Des rangées de bancs et de chaises s'y trouvaient encore, depuis la distribution des prix. Il suffisait de placer une guirlande d'ampoules électriques au bord de l'estrade pour éclairer la scène et d'installer un rideau. La troupe Jéromisi en possédait un magnifique, fait de plusieurs portières de satin damassé bleu paon, à peine fané, prêté par la mère de Bernard.

« Maintenant, mes amis, dit M. Viala avec l'air légèrement préoccupé, nous aimerions bien savoir de quoi vous êtes capables. Ne voulez-vous pas répéter une fois le programme de ce soir ?

— Nous allions justement vous le demander, répondit Thierry, car il faut nous habituer à cette scène.

— Eh bien, nous vous écoutons. »Aussitôt, Gilles et Nicolas montèrent sur l'estrade et les deux prétendants

dédaignés, La Grange et Du Croisy, lancèrent les premières répliques des Précieuses. A mesure que la pièce se déroulait, les visages de M. et de Mme Viala s'épanouissaient. Tous les enfants savaient parfaitement leurs rôles. D'ailleurs, Bernard, qui faisait le souffleur, s'acquittait fort bien de son emploi.

« Ils sont vraiment délicieux, murmurait la jeune femme à l'oreille de son mari : les grands jouent avec une vivacité, un entrain, une intelligence remarquables. Les petits, évidemment, ne font .que réciter, mais leur gaucherie même est charmante. Qu'il me tarde de les voir tous en costumes ! »

La comédie terminée, on répéta les chœurs et Bernard chanta ses chansons. Lorsqu'il se tut, M. Viala regarda sa montre.

« Mes amis, dit-il, vous vous tirez fort bien d'affaire. Je ne vous ferai qu'un reproche : votre spectacle ne dure qu'une heure; c'est trop court. »

La troupe parut consternée :« Mais que faire, monsieur, pour allonger le programme ?— Nous verrons cela cet après-midi. Pour l'instant, il est grand temps d'aller

déjeuner.— Déjeuner ! s'écria Louisette, mais nous n'avons pas encore préparé notre

repas ! Il faut sortir les provisions, cherche! les marmites, allumer le feu en plein air, comme les scouts, et__

— Et, à ce compte-là, ce serait plutôt un goûter que vous auriez », dit Mme Viala en souriant.

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La comédie terminée, on répéta les chœurs

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— Les enfants se hâtèrent de retourner au jardin. Quelle ne fut pas ^leur surprise d'y trouver une longue table dressée, avec quinze couverts !

Un potage aux légumes remplissait une énorme soupière, des plats garnis de tranches de jambon alternaient avec des coupes pleines de salade de tomates ou de pommes de terre, tandis qu'au milieu, en guise de surtout, une grande corbeille débordait de raisins muscats, de pêches et de figues.

« Oh ! madame, est-ce qu'une fée est venue chez vous ? » demanda la petite Anne-Denise.

Mme Viala l'embrassa en riant :« Ma foi, il n'a pas suffi d'un coup de baguette pour préparer cela. Je m'en suis

occupée quand vous montiez vos tentes et notre femme de ménage a tout terminé pendant que vous répétiez. Allons, à table ! Vous devez tous mourir de faim. »

Après un joyeux repas, l'après-midi passa presque trop vite. Mme Viala apprit aux enfants un menuet de Lulli, qu'ils danseraient pendant la représentation des Précieuses, à la scène du bal donné par Mascarille et Jodelet, ce qui prolongerait le spectacle d'une dizaine de minutes.

Jusque-là, les petits acteurs s'étaient contentés d'esquisser quelques pas de danse, tandis que Bernard faisait tourner sur son phonographe les premières mesures d'un disque. Maintenant, ils s'appliquaient à exécuter les révérences, les grands saluts et les pas gracieux d'un vrai menuet. Les filles s'y montraient très adroites; les garçons avaient plus de peine. Cependant, après s'être fait traiter cent fois d'empotés et de « ballots » par la bouillante Claire-Lise, ils finirent par évoluer à peu près en mesure.

On put encore allonger le programme d'un bon quart l'heure. Louisette, en effet, avait révélé, malgré les protestations de son frère, que Julou savait réciter les charmantes et si amusantes faites, en patois languedocien, du poète nîmois Bigot. M. Viala en choisit trois avec lui, imitées de La Fontaine, et accommodées à la piquante sauce méridionale !

Vers le soir, les petites filles aidèrent leur « habilleuse » à sortir les costumes du coffre et à préparer les divers accessoires nécessaires à chaque enfant.

« Tout est prêt, dit alors Claire-Lise : dire qu'il faut attendre encore plus de deux longues heures !

— Et si personne ne venait ? » s'inquiéta Francette.Claire-Lise haussa les épaules :« Tu trouves qu'on ne nous a pas assez regardés, ce matin, à l'arrivée ? Tu n'as

pas vu les gens aux fenêtres, ni entendu les gamins qui nous escortaient ? Mais, ma pauvre fille, à l'heure qu'il est, tout le village grille de nous voir jouer ! La seule chose dont j'ai peur, c'est que la salle soit trop petite. »

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CHAPITRE XIV

PREMIÈRE REPRÉSENTATION

LA SALLE ne fut pas trop petite, mais de nombreux spectateurs la remplissaient jusqu'à la dernière place. Les enfants étaient allés, l'un après l'autre, regarder discrètement par la fente du rideau. Ils avaient aperçu surtout de la jeunesse et tous les gamins de l'arrivée serrés sur les premier s bancs. Cependant, on remarquait aussi un nombre respectable de « grandes personnes ».

« Programme ! Programme ! » La voix de Bernard s'élevait dominant la rumeur des conversations et l'on entendait sonner les pièces de monnaie des acheteurs.

Dans les « coulisses », Louisette, rouge et affairée, courait d'un enfant à l'autre, nouant les rubans de Mascarille, attachant les jabots de dentelles des garçons, habillant et coiffant les petites filles,

Les cheveux ébouriffés de Claire-Lise lui donnèrent bien ta mal, Elle parvint pourtant à les relever en un petit chignon et à attacher sur ses tempes deux grappes de fausses boucles, retenues par des nœuds pareils à ceux de sa robe.

« Très bien, dit la petite fille en se contemplant dans la glace : tu as parfaitement imité la coiffure de Mme de Sévigné que je t'ai montrée, sur l'image de mon livre d'histoire. »

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Francette était déjà prête et l'on aurait pu croire qu'elle mettait chaque jour de sa vie cette grande robe d'un rosé fané, tant elle la portait avec aisance et grâce.

On avait arrangé le bonnet de Marianne-Marotte, dont les dentelles ne tombaient plus jusque sur son nez, mais encadraient joliment son lin petit visage. Louisette releva en « paniers » sa jupe rouge sur son jupon rayé et laça son corselet de velours noir. Puis, elle mit à Anne-Denise la robe de taffetas bleu pâle, à fleurettes rosés, qu'elle avait presque complètement refaite pour l'ajuster à la taille de la fillette.

« Regardez si ma poupée n'est pas à croquer ! » s'écria-t-elles, quand elle eut juché sur la tête ravissante, une» dentelle raide et plissée en éventail, comme en portait Mme de Maintenon.

A mesure qu'approchait le moment où Bernard allait frapper les trois coups pour annoncer le début du spectacle, l'émotion des petits acteurs grandissait.

« Oh ! que j'ai peur ! disait Francette, toute frémissante.— Et moi, donc ! renchérissait Claire-Lise : tiens, mets la main sur mon

cœur et sens comme il bat !— Je suis la première des filles à entrer en scène, vous croyez que c'est drôle ?

gémissait Marianne.— Je me demande comment j'oserai parler devant tous ces gens, ajoutait Anne-

Denise.— Oh ! toi, tu fais « la foule » et tu ne dis rien : il n'y a pas de quoi avoir le

trac.— Mais si, je dis quelque chose ! Je dis : « Vous nous avez bien « obligés sans

doute. »— J'appelle ça : rien, trancha Claire-Lise, et si c'était là tout mon rôle, je

t'assure que je n'en aurais pas des battements de cœur. »Olivier, beaucoup moins faraud que d'habitude, restait assis au bord d'une

chaise, vêtu de son habits de laquais, étonnamment tranquille et muet,Pierre-Etienne, Gilles, Nicolas et Jean-Michel, le nez dans les cahiers où ils

avaient copié leurs rôles, les relisaient une dernière fois.Thierry se tenait immobile dans un coin, affectant un calme parfait; mais son

visage, encadré par la grande perruque blonde de Mascarille, pâlissait, à mesure que les minutes s'écoulaient..., et ce n'était pas le vent qui faisait trembler les plumes blanches et vertes du chapeau qu'il tenait à la main.

Soudain, la tête de Bernard apparut dans l'entrebâillement de la porte :« Vous êtes prêts ? On peut commencer ? Oui ? Alors, attention : je frappe les

trois coups. »La foudre tombant à côté d'eux, n'eût pas fait sursauter davantage les enfants

que ces trois coups annonçant le lever du rideau.La rumeur du public cessa brusquement. Quelqu'un poussa Gilles et Nicolas en

avant et les deux prétendants dédaignés se trouvèrent sur l'estrade, éblouis par les lumières de la rampe. Devant eux, une salle obscure, où l'on distinguait à peine des visages qui leur parurent innombrables.

Inquiets, les autres acteurs tendaient l'oreille. Mais ils furent vite rassurés : Gilles et Nicolas s'étaient tout de suite ressaisis et l'on entendait leurs voix claires lancer les premières répliques de la pièce :

« Seigneur La Grange....

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— Quoi ?— Regardez-moi un peu sans rire.— Eh bien ?— Que dites-vous de noire visite ? En êtes-vous fort satisfait ?— A votre avis, avons-nous sujet de l'être tous deux ? »C'en était fait ! La troupe Jéromisi venait de débuter ! Le rêve longtemps

caressé se réalisait« A toi, Pierrot ! »Pierre-Etienne quitta précipitamment ses lunettes, se demandant tout à coup si

l'on en portait d'une forme aussi moderne au temps de Molière, puis il entra résolument en scène et on l'entendit interpeler les prétendants :

« Eh bien, vous avez vu ma nièce et ma fille ? Les affaires iront-elles bien.... »Vint ensuite le tour de Marotte, mignotte et futée servante, à la voix aigrelette,

suivie de Cathos et de Madelon, dont l'apparition fut saluée par un murmure flatteur du public. Plus tard, la bruyante entrée de Mascarille, empêtré dans ses dentelles, ses rubans et ses plumes, ridicule à souhait, souleva dans la salle un tel brouhaha d'exclamations et de rires, que Thierry s'arrêta un instant, interdit et décontenancé. Mais il se reprit aussitôt et joua avec la fougue et l'entrain que pouvait montrer, dans les grandes circonstances, ce garçon silencieux et grave.

Les spectateurs riaient et applaudissaient aux bons endroits. Notre Molière est ainsi : après plus de deux siècles et demi, il parle encore à tous les cœurs français. Ses pièces sont aimées et compris«s. Elles font rire le jeunes et les vieux, elles touchent et intéressent aussi bien de simples villageois que le public cultivé des grandes villes.

La comédie se déroula jusqu'au bout sans accroc, grâce au souffleur qui tira souvent d'embarras les acteurs auxquels l'émotion enleva plusieurs fois la mémoire, malgré les rôles si bien appris.

La fin des Précieuses ridicules fut longuement applaudit et les enfants, se tenant par la main, sortirent plusieurs fois des coulisses pour venir saluer, à grandes révérences, un public enthousiaste,

Le gros Bernard se tailla ensuite un joli succès en chantait, sans aucune timidité, ses deux fameuses chansons. Puis, les chœurs alternèrent avec les fables patoises de Julou. Celles-ci furent follement applaudies. Les Chancel, qui ne comprenaient pas le dialecte du pays, se sentirent un peu jaloux des tempêtes de rires que soulevèrent Le Renard et le Corbeau, La Cigale et la Fourmi, Le Loup et l'agneau.

« Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de si comique dans te qu'il raconte, marmotta Claire-Lise : on connaît ces fables en français, elles n'ont pas de quoi faire esclaffer les gens pareillement

— Mais en patois, elles sont beaucoup plus drôles, répondit Pierre-Etienne. Tiens! rien que le mot « croupatas », qui veut dire «beau, me fait rire. Et ne trouves-tu pas plus amusant qu'au lieu de dire

Eh ! bonjour, monsieur du Corbeau,Que vous êtes joli, que vous me semblez beau....

le renard de Bigot dise :

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Eh ! bonjour, monsieur le Corbeau,Mostre ! Mais qu'est-ce que c'est que ça ?Vous allez vous marier, sans doute ?Vous avez mis le col raide et les pantalons collants :Coquin ! vous ne vous mouchez pas avec une bûche !

— Oui, d'accord, c'est assez amusant », concéda Claire-Lise.Encore vêtue de sa robe à fleurettes, l'aigrette de dentelle posée sur sa tête

comme un oiseau blanc, Anne-Denise passa dans les rangs du public pour faire la quête, remerciant chacun avec un joli sourire.

Elle rapporta sa petite corbeille pleine de pièces et de billets dans les coulisses, tandis que le flot des spectateurs s'écoulait lentement.

Claire-Lise considéra cette première recette en disant :« Regardons vite ce que nous avons gagné !— Non, dit Thierry, je propose de mettre l'argent, après chaque représentation,

dans le petit coffre que le père de Bernard nous a prêté et de ne compter qu'à la fin de notre tournée la recette totale.

— Pourquoi ? Quelle drôle d'idée !— D'abord, parce que ce sera chic, en rentrant, d'avoir une surprise..., et aussi

parce que toutes les représentations ne marcheront peut-être pas aussi bien que celle-ci et que, les jours où nous aurons moins récolté, nous pourrions nous décourager.

— Tu as raison, Thierry, fit Pierre-Etienne : préparons-nous un bon moment pour le retour ! »

Les autres enfants furent également d'accord : le mystère qui allait entourer le coffre aux recettes les séduisait. Le contenu de la corbeille fut donc vidé dans la cassette de métal qu'on ferma soigneusement à clef, avant de la remettre tout au fond de la diligence, bien cachée sous une banquette.

« Et voilà ! Votre troupe a débuté et bien débuté, mes amis, dit M. Viala. Maintenant, vous allez connaître la première nuit sous la tente. Reposez-vous et dormez bien. »

Dormir ? Ah ! oui. Après cette journée fatigante, les enfants avaient tous besoin de goûter un sommeil réparateur, bien emmitouflés dans leurs sacs de couchage, sur la pelouse du jardin tranquille, où l'on n'entendait que la brise qui balançait les branches embaumées des lauriers-rosés.... Mais il y avait cette calamité des nuits d'été méridionales : les moustiques !

A peine les lampes électriques éteintes, ils arrivèrent en formations serrées et commencèrent leur horripilante musique, tout en s'en donnant à cœur joie de piquer les joues fraîches et les bras dodus des enfants.

Dans les quatre tentes, on entendait des soupirs énervés, des claques retentissantes et les cris de victoire des garçons : « J'en ai tué

douze ! — Et moi quinze ! » Tandis que les filles gémissaient : « On sera jolies,

demain matin ! »Enfin, la fatigue fut la plus forte, le silence se fit et tout le monde s'endormit,

mais d'un sommeil agité et fiévreux.

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Le soleil levant éclaira cinq filles consternées. Assises sur la pelouse, elles se passaient la petite glace de Louisette, qui reflétait des visages criblés de points rouges, boursouflés, méconnaissables: les moustiques avaient bien travaillé.

« C'est épouvantable ! s'écria Claire-Lise, nous ne pourrons pas jouer ce soir. »Olivier sortait au même moment de sa tente, les bras et la figure en sang et se

grattant furieusement.« Tu feras un joli Almanzor, toi, remarqua sa sœur, avec une amère ironie.— Et toi une ravissante Madelon, répliqua le petit garçon : tu t'es regardée ?— Oui, hélas ! »Une fois de plus, ce fut Mme Viala qui sauva la situation. Blé fit laver les

enfants à l'eau fraîche et versa le contenu d'un flacon sur des compresses, avec lesquelles chacun se tamponna le visage et les bras.

« Dans quelques heures, vous n'aurez plus que d'imperceptibles piqûres : le public ne les verra même pas. Et voici des cônes fumants que vous allumerez dans vos tentes, avant de vous endormir. L'odeur et la fumée qu'ils répandent chasseront les moustiques, je vous le garantis. Que n'ai-je pensé à vous en donner hier soir !

— Moi, j'ai la peau dure et je ne crains pas ces sales bestioles », dit Julou, dont le maigre et brun visage avait gardé, en effet, son aspect habituel. Levé le premier, il venait déjà d'atteler la diligence.

« On part ? demanda-t-il.— On part, répondit Thierry : il ne faut pas nous mettre en retard, si nous

voulons organiser une autre représentation dès ce soir. »Sur le seuil de leur maison, M. et Mme Viala regardaient leurs nouveaux amis

s'installer dans la diligence.« Nous vous aurions bien gardés plus longtemps, disaient-ils avec regret.— Mais nous reviendrons ! Nous reviendrons... et jamais nous

n'oublierons ce qu'ont été, grâce à vous, les débuts de la troupe Jéromisi », s'écrièrent les enfants.

Olivier fit claquer en l'air une dégelée de coups de fouet, les chevaux, affolés, partirent à fond de train, entraînant la patache cahotante. De chacune des petites fenêtres, des mains surgirent et «s'agitèrent pour un dernier « au revoir ! » et, quelques instants plus tari, on roulait sur une route toute semblable à celle de la veille, vers un autre village, dont les toits de tuiles rondes se dessinaient déjà à l'horizon.

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CHAPITRE XV

LA REPRÉSENTATION INTERROMPUE LA COURSE À LA COCARDE

L'ARRIVÉE de la diligence fut aussi bruyante et aussi sensationnelle que celle du jour précédent. Il y eut de nouveau des têtes ahuries aux fenêtres et toute une escorte de gamins piaillant et riant.

La troupe s'arrêta, cette fois encore, devant l'école et les enfants déléguèrent les porte-parole habituels auprès de l'instituteur. Hélas ! celui-ci était parti en vacances.... Que faire ?

« Il faut voir le docteur, dit Gilles. Papa le connaît et, comme il est en même temps le maire du village, il pourra nous aider, sans doute. »

En route pour la mairie !Lorsqu'il entendit, au-dehors, le bruit singulier de la patache et les exclamations

de son escorte, M. le maire se mit à la fenêtre :« Ah ! voilà la fameuse petite troupe enfantine », murmura-t-il. Puis, se

tournant vers son secrétaire : « Bouvier, allez donc dire au concierge de faire monter ces enfants tout de suite. » Et, tandis que le jeune homme sortait du bureau, il glissa sous un registre une lettre arrivée la veille,... une lettre dont Gilles aurait immédiatement reconnu l'écriture, si elle lui était tombée sous les yeux.

L'instant d'après, la troupe Jéromisi au grand complet comparaissait devant le docteur Villaret. Celui-ci posa sur les enfants un regard amusé et les laissa raconter tout au long leur histoire, bien qu'il fût parfaitement au courant de ce qu'on lui expliquait.

« ...Et voilà, termina Gilles, nous aimerions bien que vous nous aidiez à trouver un local. »

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M. le maire eut l'air de réfléchir..., mais il savait depuis la veille ce qu'il allait proposer.

« Ecoutez, mes amis, je ne vois pas une seule salle disponible actuellement au village. Ne prenez pas ces airs consternés ! Je vous offre de donner votre représentation cet après-midi, à cinq heures, au « plan », où tout est préparé pour la course de vachettes qui doit avoir lieu demain. Le public pourrait s'installer sur les estrades et les charrettes et vous joueriez votre pièce devant le grand portail du toril. Impossible, par exemple, de placer un rideau, mais on disposerait, de chaque côté de la scène, des paravents qui serviraient de coulisses. Cela vous va-t-il ?

— Très bien, dit Claire-Lise : ce sera original et amusant. Mais... j'espère que les taureaux ne sont pas déjà dans leur toril ? »

Le docteur Villaret se mit à rire :« Non, non, rassurez-vous : leur arrivée n'est annoncée que pour demain

matin.»Soucieux, Thierry demanda :« Vous croyez, monsieur, qu'on nous entendra suffisamment, en plein air ?— Sans doute : pensez seulement à donner un peu plus de voix. — Oh ! crier, ce n'est pas ce qui nous embarrasse ! » dit Olivier à tue-tête.Thierry n'osa plus rien dire, mais une chose l'inquiétait encore. Les costumes

faisaient, certes, un certain effet, le soir. Mais, de joui, à l'éclatante lumière de l'été méridional, n'allaient-ils pas paraître bien fanés ? Enfin ! Puisqu'il n'y avait pas d'autre solution, on essaierait, de tirer le meilleur parti possible de la situation.

Cette fois encore, le crieur public annonça la représentation, non pas au son du clairon, comme celui du village précédent, mais à grands roulements de tambour.

Il se trouva de nouveau un propriétaire complaisant pour héberger les chevaux et on laissa la diligence dételée sur un terrain vague, derrière la mairie, où le docteur Villaret conseilla aux enfants de dresser leurs tentes.

Pendant que les garçons organisaient le campement les filles aidèrent Louisette à allumer le feu et à préparer le repas de midi.

Lorsqu'on eut dévoré la soupe de semoule, les fricandeaux, les pommes de terre en robe de chambre et les pêches, tout le monde se retira sous les tentes, pour faire une petite sieste avant la représentation.

Il faisait une chaleur accablante. Le village dormait, derrière ses volets fermés et les rideaux de toile de ses portes. On ne voyait, dans les rues désertes, que d'innombrables mouches. Personne aux terrasses des cafés, personne autour de la fontaine de la place, qui coulait goutte à goutte, et, des vignes environnantes, montait le chœur inlassable et strident des cigales.

Brusquement, vers quatre heures, les portes s'ouvrirent. On entendit d'abord des cris d'enfants et, bientôt après, les gens sortirent des maisons, les cafés se remplirent, l'autobus rouge passa et la musique municipale commença, dans une salle de la mairie, à répéter des airs entraînants. Seuls, les cultivateurs, leurs chevaux et leurs charrettes, ne prirent pas, comme à l'ordinaire, le chemin des vignes : ils n'y avaient plus rien à faire; il fallait laisser mûrir les raisins, en attendant les vendanges.

Chaque village de la région profitait de ce temps de repos pour organiser une fête : quelques baraques foraines, quelques bals, mais, surtout, le spectacle cher aux gens du pays, les courses de taureaux, de « vachettes », comme on dit là-bas.

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Ces courses n'ont rien de commun avec les cruelles corridas espagnoles, où les malheureuses bêtes sont maltraitées et mises à mort. Non, dans notre bon Midi, on se contente de faire courir sur le « plan », la plus grande place de l'endroit, des taureaux portant une cocarde attachée au front. Il s'agit, pour les garçons du village, de braver la colère et les cornes pointues du fauve, énervé par les cris et la chaleur, et d'arracher la cocarde. Celui qui détache le flot de rubans, gagne le prix de la course. L'animal est alors ramené au toril, puis dans les tranquilles pâturages du Vistre, ou en Camargue, au bord du Rhône.

Tout était prêt, ce jour-là, pour la course du lendemain. Sur trois côtés du plan, on avait dressé des estrades et rangé des charrettes, où ^'alignaient le plus grand nombre de chaises possible. Sur le quatrième côté, s'élevait le toril avec son large portail de bois et son toit en terrasse, qui se couvrait également de spectateurs. Mais les mieux placés étaient encore les habitants des maisons d'alentour, dont les balcons et toutes les fenêtres se garnissaient de monde.

Un peu avant cinq heures, les enfants trouvèrent les paravents placés de chaque côté du toril et le coffre aux déguisements chez une dame qui demeurait juste à côté et qui offrait à la troupe Jéromisi deux chambres pour se costumer.

Tout le monde était prêt, lorsque l'horloge de l'église sonna cinq coups :« Allons, il faut commencer », dit Thierry, après avoir regardé, à travers les

stores, le public qui se pressait autour du « plan ».Puisqu'il n'avait pas été possible d'installer un rideau, les petits acteurs ne

cherchèrent pas à se dissimuler pour gagner les coulisses. Ils organisèrent une présentation fort réussie en sortant ostensiblement en file indienne de la maison et en saluant, l'un après l'autre, les spectateurs, avec une révérence ou un coup de chapeau emplumé.

Au grand ravissement d'Olivier, le lever du rideau... absent fut annoncé, non par les trois coups habituels, mais par trois formidables roulements de tambour que le brave crieur public avait offert d'exécuter.

« Allez-y ! dit Bernard à Gilles et à Nicolas. Et surtout, criez, criez bien fort ! »Les deux garçons ne s'en firent pas faute et leurs voix, renvoyées par le mur et

le portail du toril, portèrent jusqu'au plus lointain spectateur.Aussi attentif, aussi vibrant que celui de la veille, le public écoutait, riait et

applaudissait. Personne ne semblait prendre garde à l'usure et à la couleur fanée des costumes, et les femmes s'attendrissaient sur la jeunesse et la gentillesse des petits comédiens : « Aïe, qu'ils sont charmants, chuchotaient-elles... et dites, pour apprendre et retenir tout ça, ils n'ont pas besoin d'être des imbéciles, hé ? »

La pièce touchait à sa fin. Le disque prêté par M. Viala tournait sur le phono. Cathos, Madelon, Mascarille, Jodelet et leurs invités, dansaient le menuet avec plus d'ensemble et d'assurance que la veille.

Soudain, un mouvement se produisit dans le public et, brusquement, tout le monde fut debout sur les estrades et les charrettes, criant aux enfants quelque chose qu'ils ne comprenaient pas.

« Qu'est-ce qu'il y a donc ? » balbutia Francette en voyant l'air épouvanté des gens.

Tout près, cette fois, une voix cria :« Otez-vous de devant ! Otez-vous de devant ! Les taureaux sont là! »

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En effet, par suite d'un malentendu, les taureaux qu'on attendait le lendemain seulement, arrivaient des pâturages où les « gardians » surveillaient les troupeaux qui fournissaient en « vachettes » les courses de toute la région.

Des hommes se précipitèrent, bousculèrent les paravents et ouvrirent à deux battants le portail du toril, pendant que les cris redoublaient et que les enfants, incapables de fuir, sur leurs jambes flageolantes, se collaient au mur, terrorisés.

Au même instant, de la rue qui leur faisait face, à l'autre bout du « plan », déboucha, dans un nuage de poussière, une terrifiante apparition.

C'était, comme toujours, une entrée spectaculaire. Les six fauves noirs couraient devant, le mufle tout dégouttant de bave, accompagnés et suivis au grand galop par toute une horde de gardians «t de jeunes gens, montés sur leurs chevaux blancs de Camargue et armés du long trident, avec lequel on houspille les bêtes, pour les faire avancer plus vite. .

Comme une trombe, taureaux et cavaliers traversèrent le « plan ». Les premiers s'engouffrèrent dans le toril, passant juste à côté de Marianne et d'Anne-Denise, qui se couvraient le visage des deux mains, croyant leur dernière heure venue, et l'on referma brusquement le portail derrière eux.

Les hommes et les chevaux restèrent dehors. Retirant leurs grands chapeaux, les gardians essuyaient leur front en sueur avec leurs foulards rouges. Les garçons flattaient de la main leurs braves petits camarguais aux longues crinières, qui venaient de galoper si vaillamment sous le brûlant soleil. Les gens descendaient des estrades et venaient vers eux. C'est alors qu'ils aperçurent les petits comédiens :

« Qu'est-ce que c'est que cette mascarade ? » s'exclamèrent-ils.M. le maire, qui arrivait, tout bouleversé, répondit à la place des enfants, que

l'émotion rendait muets. Puis, il entraîna toute la troupe dans la maison où l'on s'était costumé.

« Changez-vous vite, dit-il : vous viendrez ensuite chez moi et vous boirez un peu de muscat pour vous" remettre de votre frayeur.

— Mais alors, demanda Julou, le seul qui eût gardé un peu de sang-froid, on ne finira pas le programme ?

— Je crains fort que cela soit impossible, répondit le docteur Villaret : regardez vos petits camarades : sont-ils en état de jouer et de chanter ?

— Parfaitement, nous saurons bien faire un effort, répliqua aussitôt Claire-Lise.

— Non, non, mes amis : même si vous étiez capables de continuer la représentation, les gens n'ont plus la tête à vous écouter. Cette malencontreuse arrivée des taureaux a bouleversé tout le monde. Après tout, la plus importante partie du spectacle était terminée. Vous avez eu beaucoup de succès et vous ne serez pas venus inutilement dans notre village.

— Il oublie seulement que nous n'avons pas fait la quête », chuchota Pierre-Etienne à l'oreille de Thierry.

Celui-ci haussa les épaules :« Trop tard ! C'est une journée perdue. »...Le repas du soir ne fut pas des plus gais. Assis devant leurs tentes, les enfants,

qui n'avaient pas eu le courage d'allumer du feu, se nourrissaient de tartines et de fruits, lorsqu'une grande voiture démodée s'arrêta au bord de la route, en face d'eux.

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Un monsieur en descendit, un monsieur entre deux âges, à l'air distingué, très simplement vêtu pourtant d'un complet de toile et vieux « panama » de paille.

Etonnés, les petits acteurs le virent venir vers eux.« Oh ! grogna Claire-Lise, de mauvaise humeur, est-ce qu'on ne pourrait pas

nous laisser tranquilles ? Que nous veut-il, celui-là ? »« Celui-là » était le propriétaire d'un château voisin, le château de Tresfonts.Le père de Bernard, qui le connaissait, venait de lui écrire pour lui

recommander la troupe Jéromisi et il cherchait les jeunes comédiens pour leur demander, après avoir assisté au spectacle interrompu de l'après-midi et reconnu leur talent, de donner une représentation chez lui.

Sa famille, jadis opulente et pourvue de vastes domaines, avait fait de mauvaises affaires. La propriété se réduisait à quelques hectares de vignes, le joli château du XVIII'' siècle n'était plus entretenu. Terrés dans leur gentilhommière, les Tresfonts ne sortaient guère et ne voyaient presque personne. Ils vivaient avec leur fille Isabelle, infirme et paralysée, qui ne quittait son lit que pour son fauteuil roulant.

Quand arriva la lettre du notaire, les châtelains virent, dans le passage de la troupe enfantine, une occasion de distraire leur jeune malade et, en même temps, de rendre à peu de frais quelques politesses en conviant les relations qui leur restaient à une petite fête improvisée, avec spectacle et réception dans le parc.

Aux premiers mots que prononça M. de Tresfonts, le visage des enfants s'illumina : aller jouer la comédie dans un château, voilà qui serait amusant et nouveau!

Ils acceptèrent aussitôt, mais, pratique, Bernard demanda si on pourrait faire la quête, car il avait encore sur le cœur la recette manquée de l'après-midi.

« Je n'y vois pas d'inconvénient, répondit M. de Treslonts. Je trouverais indélicat, à l'égard de nos invités, que les places fussent payantes, mais une quête laisse à chacun la liberté de donner ce qu'il veut.

__ Et même de ne rien donner du tout ! s écria Olivier. Mais j'espère que vos amis ne sont pas tellement « radins ! »

M. de Tresfonts se mit à rire :« Je l'espère aussi, mon garçon.— Quand devons-nous venir ? demanda Thierry.— Demain soir, si possible. Vous aurez ainsi une bonne nuit de repos, car,

cette fois, vous coucherez dans des lits : le château est assez grand pour vous loger tous. Après-demain, nous pourrons passer la journée à tout organiser pour que votre représentation puisse avoir lieu le soir. »

La troupe Jéromisi ayant donné son accord, M. de Tresfonts remonta dans sa vieille voiture, assura l'équilibre de son panama, fit longuement pétarader son vieux moteur et s'éloigna en criant : « Au revoir ! »

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CHAPITRE XVI

LA COCARDE

JE ME demande pourquoi les Tresfonts ne nous font pas jouer ce soir ? Ce sera mortel d'attendre toute cette longue journée dans ce village que je déteste ! s'écria Claire-Lise le lendemain matin.

—Tu parles toujours sans réfléchir, dit Thierry. Comment veux-tu que, d'ici ce soir, les gens de ce château aient le temps de faire des invitations et de tout préparer pour leur soirée ?

— Vous avez raison, ô garçon parfait qui ne parlez jamais sans réfléchir, répliqua ironiquement la petite fille, mais avouez que le séjour ici manque de charme, après notre mésaventure d'hier.

— N'y pensons plus, dit Bernard, et tâchons de remplir agréablement la journée. Je propose d'aller, cet après-midi, assister à la course de vachettes. »

Claire-Lise fit la grimace :« Je n'aurai aucun plaisir à revoir un endroit où j'ai passé de si mauvais

moments.— Eh bien, fit Olivier, tu n'auras qu'à rester dans ta tente à pleurer sur tes

malheurs, ma vieille. Nous irons sans toi voir courir les taureaux et nous nous amuserons bien. »

Après une matinée plutôt languissante et une sieste pendant laquelle personne ne ferma l'œil, les enfants se joignirent à la foule qui se dirigeait vers le «. plan ». Inutile de dire que Claire-Lise, digne et muette, suivait ses camarades, sans paraître remarquer leurs sourires narquois.

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Dès qu'elle les aperçut, la propriétaire de la maison où ils s'étaient costumés la veille, vint leur offrir aimablement de s'installer à son balcon. C'était une place de choix, du côté de l'ombre, alors que la moitié du public cuisait au soleil, et sans presse, sans bousculade, alors que les gens s'écrasaient sur les charrettes et les estrades.

A peine la troupe Jéromisi était-elle assise, que la musique attaqua le grand air du toréador de Carmen. Puis le crieur public annonça le nom du premier taureau et la prime promue au vainqueur :

« LOU SANGLIE !... Mille francs sur la cocarde ! »Aussitôt, des jeunes gens, tenant entre les doigts le crochet de « razzeteur »

servant à couper la ficelle qui retient le flot de rubans aux cornes de la bête, envahirent le « plan », attendant l'ouverture du toril.

Dans un silence subit, on entrouvrit le portail et le fauve se précipita sur la place dont il fit plusieurs fois le tour en courant. Mais au bout d'un moment, il s'arrêta, ébloui par le soleil et l'aveuglante réverbération des maisons blanches, assourdi par les cris de la foule qui s'élevaient maintenant de toutes parts. Sur son front, la cocarde verte et rouge, aux couleurs de son propriétaire, était fixée.

Les razzeteurs commencèrent alors à virevolter autour de lui, essayant de l'approcher, mais s'enfuyant dès qu'il tournait vers eux sa tête menaçante. Plusieurs, cependant, parvinrent à effleurer les rubans, ce qui provoqua des cris enthousiastes de la foule, mais, chaque fois, Lou Sanglié s'écartait brusquement, ou bien il poursuivait, les cornes basses, le garçon qui avait juste le temps de se réfugier sous une charrette, pendant que les femmes glapissaient :

« Ça y est ! Il est « encorné ! » II est mort ! »De tous côtés, les conseils pleuvaient sur les jeunes gens :« Attention, Maurice ! Attention !— A gauche ! Regarde à gauche, Jean '— Vas-y, René ! »Quand le public commençait à trouver que la course languissait, un roulement

de tambour se faisait entendre et le crieur annonçait une prime plus importante, pour stimuler les razzeteurs :

« Quinze cents francs sur la cocarde.... Deux mille.... Deux mille cinq.... Allez-y! »

Et soudain, des cris, de folles acclamations, des bravos éclatèrent : un des garçons venait de passer en courant près du taureau et d'arracher la cocarde qu'il brandissait triomphalement, tandis qu'on ramenait au toril Lou Sanglié découronné.

Gagnés par l'enthousiasme de la foule, les membres de la troupe Jéromisi criaient comme tout le monde et suivaient la course avec passion.

Seul, Pierre-Etienne restait calme, silencieux, et considérait d'un air préoccupé chacun des fauves qui succédaient au Sanglié.

Le sixième et dernier taureau, « Lou Rachalan », se précipita comme un bolide hors du toril, courut de tous côtés comme s'il cherchait une issue pour s'échapper, puis revint au milieu du « plan » et gratta le sol d'un sabot furieux, en voyant approcher l'essaim léger et tournoyant des razzeteurs. L'un d'eux parvint à atteindre la cocarde, mais sans la détacher tout à fait. Elle pendait maintenant au bout d'une seule ficelle et papillonnait devant les yeux de la bête, de plus en plus excitée et furieuse.

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De longues minutes s'écoulèrent ensuite : aucun des jeunes gens ne s'approchait assez près du taureau pour arracher les rubans rouges et verts. La foule murmurait, déçue.

Doucement, Pierre-Etienne se leva et, sans être remarqué de personne, il traversa la chambre qui précédait le balcon, descendit l'escalier, suivit le corridor sombre et irais, tâtonna dans l'ombre pour trouver le loquet de la porte et s'élança au-dehors.

Une immense clameur s'éleva soudain. Au milieu du « plan », tout frêle et menu, vêtu d'un petit short marine et d'une chemisette blanche, un garçon d'une douzaine d'années venait de surgir.

Inconscient, semblait-il, du danger, il marchait sans hésiter au-devant du taureau, serrant on ne savait quoi dans sa main droite.

Alors, un silence stupéfié tomba sur la foule; puis les hurlements reprirent de plus belle :

« Mais qui est ce gamin ?— D'où sort-il, celui-là ?— Tu n'es pas fou, petit ?— Prends garde, malheureux ! » Et l'on criait aux razzeteurs :« Faites-le partir de là ! Vous n'allez pas le laisser encorner, sans doute ? »Mais aucun d'eux n'eut le temps d'agir. Pierre-Etienne atteignit l'animal qui

fonçait sur lui, tête baissée. Il tendit son bras mince et, avant que les terribles cornes pointues ne l'aient touché, il bondit de côté, élevant la cocarde dans sa main crispée, tandis que Lou Racha-lan, emporté par son élan, continuait à courir lourdement droit devant lui.

Pendant qu'on le ramenait au toril, les cris de frayeur des gens, debout sur les estrades et les charrettes, se changeaient en cris d'enthousiasme.

Tout à coup, on vit deux jeunes gens se précipiter vers le petit vainqueur inconnu. Horriblement pâle, Pierre-Etienne vacillait, prêt à se trouver mal. Avec son trophée, il serrait entre ses doigts le simple canif d'écolier qui lui avait servi à couper la dernière ficelle qui retenait encore la rosette de rubans.

Doucement, les razzeteurs le soutinrent et le ramenèrent vers la maison sur le balcon de laquelle toute la troupe Jéromisi, en proie à une intense émotion, faisait de grands signes pour réclamer son héros.

A peine fut-il installé dans un fauteuil, chez la bonne dame tout émue, que Francette et Marianne se jetèrent à son cou en pleurant, tandis que les autres enfants, bouleversés, faisaient cercle autour d'eux.

« Pierrot, s'écria Claire-Lise, jusqu'à maintenant, je te trouvais un peu « mollasson ». Eh bien, j'étais une idiote : tu es le plus courageux des garçons ! »

Pierre-Etienne sourit doucement :« Oh ! non, je ne suis pas courageux. Si tu savais la frousse que j'avais !— C'est cela, le vrai courage, dit M. le maire qui entrait : avoir peur et

marcher quand même. Mon ami, ajouta-t-il, te sens-tu assez d'aplomb pour venir chercher le prix que tu as bien gagné ? »

Les joues pâles de Pierre-Etienne devinrent toutes rosés et ses yeux brillèrent derrière ses lunettes rondes : « Oh ! oui, monsieur.

— Et que feras-tu de cet argent ?

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— Mais... il remplacera la quête que nous n'avons pas pu faire hier : c'est pour cela que je voulais la cocarde, répondit le jeune garçon.

— Parfaitement, ajouta Claire-Lise d'un air pincé, Pierrot s'est presque fait tuer pour que nous ne partions pas de VOTRE village les mains vides, et....

— Oh ! n'exagère pas, Claire-Lise », interrompit modestement Pierre-Etienne.

Il acheva de croquer le « canard » de rhum, destiné à le remettre d'aplomb, que la bonne hôtesse venait de lui apporter, au fond d'un petit verre et se leva pour suivre — encore un peu étourdi — le docteur Villaret et recevoir, après les cinq autres vainqueurs, les trois billets de mille francs que représentait la cocarde du Rachalan.

Il les jeta joyeusement dans le coffret aux recettes en revenant au camp, où Julou, qui avait quitté le « plan » avant la fin de la course, tenait la diligence prête à partir pour le château de Tresfonts.

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CHAPITRE XVII

À TRESFONTS

IL N’Y avait que trois kilomètres à faire pour atteindre Tresfonts. Le soleil venait de se coucher, lorsque la diligence s'arrêta devant une grille rouillée qui s'ouvrit en grinçant sous la poussée des enfants. Ceux-ci n'osèrent pas conduire la patache à travers le parc; ils la laissèrent à l'entrée, sous la garde de Julou et s'engagèrent dans l'allée de pins qui devait les mener au château.

La petite troupe marcha sans bruit, sur le tapis d'aiguilles sèches, impressionnée par l'étrange solitude qui l'enveloppait. Le parc semblait une forêt vierge, envahie par de hautes herbes et par des buissons emmêlés de tréfolium, de chèvrefeuille et de laurier-thym. Le lierre prenait d'assaut le tronc des marronniers, des platanes et des chênes. Les iris d'eau, les nénuphars, les joncs, foisonnaient sur le miroir immobile et sombre d'un bassin.

Et quel silence ! Les oiseaux s'étaient tus dans le parc, les cigales dans la campagne, on n'entendait ni un aboiement de chien, ni un son de voix et rien ne faisait prévoir qu'on approchait d'un lieu habité.

Et pourtant, au tournant de l'allée, le château apparut tout à coup.« On dirait qu'il n'y a personne », remarqua Francette.En effet, la terrasse, avec ses balustres et ses urnes de marbre vides, d'où

devaient autrefois retomber des gerbes d'œillets, était déserte. L'herbe poussait entre ses dalles disjointes. Des rosiers grimpants

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Impressionnés, ils allèrent tous lui serrer la mail.

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envahissaient la façade, jusqu'à sa corniche de pierre sculptée, et s'accrochaient presque partout aux persiennes fermées des fenêtres. La porte d'entrée semblait verrouillée depuis des siècles.

« Pas drôle, la noble demeure des Tresfonts ! murmura Bernard.— Tout à t'ait le château de la Belle au Bois dormant », remarqua Claire-Lise à

mi-voix.Indécis, les enfants s'étaient arrêtés devant cette étrange maison à l'air

abandonné.« Il faut sonner, voyons ! fit brusquement Thierry. Nous n'allons pas rester

plantés sur cette terrasse jusqu'à la nuit !— Il n'y a même pas de sonnette, fit observer Nicolas.— Non, mais il y a un marteau : tu n'as qu'à frapper, Thierry, on verra bien »,

conseilla Pierre-Etienne.Thierry souleva la lourde tête de chimère en cuivre qui ornait la porte et la

laissa retomber. Le coup résonna à l'intérieur comme dans une cathédrale.On attendit un long moment.« II n'y a personne, chuchota Marianne.— Si, dit Gilles : quelqu'un vient. »On entendit, en effet, un pas lent qui s'approchait et la porte s'ouvrit enfin. Une

vieille fée parut, toute vêtue de noir, toute, courbée, avec de petits yeux semblables à des perles de jais, dans un visage plissé de mille rides. Ce n'était pas une fée, pourtant, mais l'unique servante des Tresfonts. Elle ne montra aucune surprise en voyant la troupe Jéromisi et dit familièrement :

« Eh ben ! Ça n'est pas trop tôt ! On se disait : « Ils ne viendront « plus ! »— Mais il y a longtemps que nous sommes là, répliqua Claire-Lise.— Oh ! fit la vieille, vous auriez bien pu y rester jusqu'à demain matin. C'est

une chance qu'on ait entendu votre coup de marteau. Vous ne saviez donc pas qu'on « rentre » de l'autre côté ? Allez ! suivez-moi. »

Au lieu de faire traverser la maison aux enfants, elle la contourna avec eux. Ils découvrirent alors la partie habitée du château.

Les portes-fenêtres d'une vaste salle à manger, à l'intérieur de laquelle on entendait causer, donnaient sur un jardin, un peu mieux entretenu que le parc. D'une cuisine voisine, venaient des bruits de vaisselle et une bonne odeur d'aubergines frites.

M. de Tresfonts s'avança au-devant de la troupe :« Enfin ! Voilà nos petits amis. Venez vite : Mme de Tresfonts et ma fille vous

attendent avec impatience. »Les enfants remarquèrent à peine la dame à cheveux gris qui les accueillit

aimablement. Ils ne virent tout d'abord que deux yeux noirs et farouches, qu'un pâle visage encadré de raides mèches brunes, qu'un corps décharné, blotti dans un fauteuil roulant, les jambes recouvertes d'un châle,... ils ne virent qu'Isabelle de Tresfonts, la jeune fille malade et triste que de pauvres parents leur demandaient de distraire.

Impressionnés, ils allèrent tous lui serrer la main. Elle ne répondit à leur timide bonjour que par une légère inclination de tête et un regard plus intense, mais elle ne prononça pas un seul mot.

« Cette pauvre demoiselle ne sera guère facile à dérider, murmura Francette à l'oreille de Claire-Lise.

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— Possible, mais, moi, je me charge de l'apprivoiser et de la faire parler », répondit la petite fille. Et, sans plus attendre, elle s'approcha de la jeune malade :

« J'espère que vous aimerez notre représentation, dit-elle. Nous savons bien notre comédie et nos chants, mais, pour organiser une jolie fête, il faudra que vous nous aidiez.

— Que je vous aide ? Comment le pourrais-je ? Vous voyez bien que je ne suis qu'une infirme, répondit Isabelle avec amertume.

— Justement ! Les gens qui ne peuvent pas bouger ont souvent beaucoup plus d'idées que les autres, car le temps ne leur manque pas pour réfléchir. Et puis, n'avez-vous pas des doigts de fée ? »

Isabelle considéra avec ahurissement les longues mains pâles qui reposaient, inactives, sur ses genoux : « Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, que si vos jambes ne vous servent pas, vous avez des bras et une tête avec lesquels vous pouvez faire beaucoup de choses.

— Vraiment ? Je voudrais savoir quoi !— Mais... lire, dessiner, coudre, broder, tricoter, inventer des histoires

et les écrire, apprendre et chanter des chansons, causer avec les gens, vous servir d'un phono et d'une radio, avoir des correspondantes dans des pays étrangers (moi, je rêve de correspondre avec une petite princesse hindoue !), collectionner des timbres, vous occuper d'une volière, d'un aquarium, et, en ce moment, de la troupe Jéromisi, qui....

— Quelle drôle de petite fille vous êtes ! interrompit Isabelle, toujours sans sourire. Rien que l'énumération de toutes ces activités me fatigue.

— Pour ce qui est de la fête, continua Claire-Lise, sans tenir compte de cette interruption, nous ne ferons rien sans votre avis. »

A ce moment, M. de Tresfonts demanda où les enfants avaient laissé la diligence et envoya Bernard dire à Julou de l'amener au château : « Elle peut parfaitement rouler jusqu'ici, dit-il, et elle ne manquera pas d'être une des attractions de notre soirée. »

Quelques minutes après, la patache arrivait à grand bruit et s'arrêtait devant la terrasse. Isabelle la considéra avec une ombre de sourire, dirigea vers elle son fauteuil roulant et en fit lentement le tour.

Mme de Tresfonts la regardait aussi :« Mais.... Mais, j'ai déjà vu cette diligence quelque part, s'exclama-t-elle. Oh! il

y a bien longtemps,... quand j'étais enfant.... Ne transportait-elle pas aussi une troupe de théâtre ?

— Eh, si, justement ! s'écria Claire-Lise, qui se mit aussitôt à raconter avec volubilité l'histoire de la vieille voiture.

— Sans aucun doute, reprit Mme de Tresfonts, cet énorme véhicule jaune est déjà venu, non pas dans ce château, mais dans une propriété voisine où j'ai vécu jusqu'à mon mariage et où nies parents avaient demandé aux acteurs ambulants de venir donner une représentation, à l'occasion de leurs noces d'argent. Ah ! quelle belle fête nous avions eue ce jour-là ! » ajouta-t-elle en souriant à ce vieux souvenir.

Claire-Lise l'écoutait avec un ardent intérêt.

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« Oh ! madame, s'écria-t-elle, dire que vous avez connu tous les gens de l'ancienne troupe ! Est-ce que vous avez parlé à la belle Cunégonde aux cheveux d'or?»

La châtelaine hocha la tête :« Cunégonde ? Je ne me souviens pas de ce nom.... Il y avait bien une jolie fille

blonde.... Mais, Cunégonde ? Non, vraiment,...— Et le charmant Adolphe ? Celui qui jouait les « jeunes premiers ». Vous

le rappelez-vous ?— Il me semble que oui.... Il me souvient d'un garçon pâle et brun,... très

beau.... Pendant longtemps, après le passage de la troupe, je rêvais que mon fiancé, plus tard, lui ressemblerait.

— Et il lui a ressemblé ? interrogea Claire-Lise passionnément.— Pas trop, dit Mme de Tresfonts en souriant : ce n'était qu'un rêve de petite

fille. J'avais oublié que cet acteur s'appelait Adolphe.... Mais comment se fait-il qu'une enfant de votre âge connaisse les noms de tous ces gens ?

— Je.... C'est-à-dire... », commença Claire-Lise.L'arrivée de M. de Tresfonts (qui n'était ni jeune, ni brun, ni beau, mais dont le

visage bienveillant faisait quand même plaisir à voir) dispensa la petite fille de donner des explications,

« Les chevaux sont à l'écurie et le dîner est prêt, dit-il. Nadine demande qu'on ne le laisse pas refroidir. »

La vieille Nadine servit, sur l'immense table de la salle à manger, un repas extrêmement simple; mais des rosés ornaient la nappe usée, la vaisselle était de fine porcelaine et l'on buvait dans des verres de cristal qui chantaient au moindre frôlement.

Bien qu'Isabelle mangeât sans mot dire, une lueur s'était allumée dans ses yeux sombres et son regard allait de l'un à l'autre des petits acteurs avec un intérêt croissant.

M. de Tresfonts avait entendu la conversation entre Claire-Lise et sa fille et compris que celle-ci jouirait infiniment plus de la fête du lendemain, si on lui donnait l'impression qu'elle organisait tout elle-même. Aussi, dès qu'on sortit de table, il déclara :

« II faudrait arrêter ce soir tous les détails de la réception. Veux-tu t'entendre avec nos petits amis, Isabelle, et leur expliquer ce que tu désires ? »

La jeune fille regarda son père d'un air surpris, mais elle ne parut pas mécontente et ce fut avec une certaine animation qu'elle demanda aux enfants de l'accompagner à travers tout le rez-de-chaussée du château pour choisir l'emplacement de la scène.

Le fauteuil roulant, suivi de toute la troupe, traversa plusieurs immenses pièces aux fenêtres fermées, aux sièges recouverts de housses, puis le vaste vestibule d'entrée, puis la bibliothèque et le billard, où, visiblement, personne n'était venu depuis longtemps.

On décida finalement de donner la représentation dans le plus grand salon, qui ouvrait sur la terrasse aux balustres de marbre. Un boudoir attenant servirait de coulisses.

« Malheureusement, dit Isabelle, soucieuse, il y a trop de travail pour tout mettre en état. Nadine n'en viendra jamais à bout. »»

Olivier se récria :

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« Et nous, alors ? Vous croyez que nous ne sommes pas capables d'aider ? Les garçons peuvent monter les planches sur les tréteaux, installer le rideau, ranger les sièges, et les filles épousseter les meubles et nettoyer les parquets, qui en ont rudement besoin ! » ajouta-t-il, sans prendre garde aux regards furieux que lançait sa sœur en lui faisant signe de se taire.

« Ne vous inquiétez pas : tout sera bien », dit Bernard avec une telle assurance qu'Isabelle parut rassérénée. Après tout, ces enfants débrouillards semblaient bien capables de réaliser des miracles.

Après avoir encore décidé que l'on servirait les rafraîchissements sur la terrasse éclairée par des lanternes vénitiennes, tout le monde rejoignit M. et Mme de Tresfonts.

Au soir d'une journée pleine d'aventures et d'émotions, les jeunes comédiens paraissaient si fatigués que leurs hôtes les invitèrent à monter tout de suite se coucher. Ils leur firent gravir le majestueux escalier qui menait au premier étage et montrèrent aux garçons leurs grandes chambres à plusieurs lits. Mais chaque fille eut la sienne, petite comme un boudoir, pleine de vieilles choses abîmées mais ravissantes, où la « dormeuse », capitonnée de soie fanée, se blottissait sous une immense moustiquaire, tombant d'une couronne dorée suspendue au plafond. Des bougies allumées garnissaient les chandeliers de la cheminée, car le château ne possédait l'électricité qu'au rez-de-chaussée. Il n'y avait pas de lavabo à eau courante, mais, sur une commode à dessus de marbre, une cuvette minuscule et un pot à eau à filet d'or étaient posé. Claire-Lise les considéra rêveusement, ce qui fit dire à son hôtesse :

« Ah ! nos vieilles maisons ignorent le confort moderne.— Mais cela ne fait rien, répondit vivement la petite fille : je suis sûre que

Louis XIV n'en avait même pas autant, car on m'a dit qu'il ne s'est lavé que trois fois dans sa vie ! »

M. et Mme de Tresfonts riaient encore de cette repartie en s'éloignant, le long de l'interminable corridor, après avoir souhaité le bonsoir aux enfants.

Ils atteignaient l'escalier, lorsqu'une porte s'entrebâilla, la brosse de cheveux blonds d'Olivier apparut et sa voix enrouée cria :

« Est-ce qu'il y a AUSSI des fantômes, dans votre château ?— Nous n'en avons jamais vu, répondirent-ils en riant de nouveau.— C'est bien dommage », fit le petit garçon en refermant la porte. Dix

minutes plus tard, la troupe Jéromisi dormait profondément,à l'abri de ses moustiquaires, sans entendre le trot menu des souris et le

crissement des vers dans les vieilles boiseries, tandis que la faible brise de la nuit balançait, devant les fenêtres ouvertes, les rameaux enchevêtrés des rosiers et leurs touffes de rosés rouges et que les grenouilles du bassin lançaient dans l'ombre l'unique note argentine de leur chant.

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CHAPITRE LA COMÉDIE

AU CHATEAU

Cher Jéro, chère Misie,

J'espère que vous allez bien. (Toutes les lettres de Thierry commençaient par cette phrase !).

Combette nous a fait parvenir de vos nouvelles au château de Tresfonts, chez les amis des parents de Bernard, qui nous ont invités pour deux ou trois jours.

Le château est très beau, quoique un peu délabré. Les gens sent vraiment gentils. Ils ont une fille infirme. Elle ne peut se déplacer que dans un fauteuil roulant : c'est bien triste.

Vous nous recommandez d'être raisonnables et de ne pas faire enrager Combette. Ne -vous en faites pas, nous sommes des anges et jamais Combette n'a été aussi tranquille qu'en ce moment.

Il fait très beau et très chaud. Je pense que vous devez cuire à Toulouse, mais ici, à la campagne, la chaleur n'est pas désagréable

Nous continuons à passer de bonnes vacances, mais il nous tarde Je vous revoir.

Nous vous embrassons bien.

THIERRY

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Ils jouèrent avec plus d'entrain et de brio que jamais.

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Thierry relut sa lettre, ajouta un accent circonflexe sur Fa du mot château et quelques majuscules au début de ses phrases, puis il posa son stylo et soupira.

La veille, une lettre de ses parents était arrivée à Tresfonts, envoyée par le notaire, à qui Combette l'avait apportée. Pendant que ses camarades dormaient encore, l'aîné des Chancel venait d'y répondre.

Le soleil n'était pas encore levé. Un air frais entrait dans la chambre avec le chant de milliers d'oiseaux. On respirait une bonne odeur de feuillage mouillé et de rosés. C'était un beau matin d'été, clair et joyeux.

Pourtant, Thierry se sentait un peu triste. Il n'avait écrit aucun mensonge,... mais il n'avait pas dit la vérité.. Qu'il était donc pénible de tromper — oui, de tromper ! — des parents confiants qu'il adorait !

Cette dissimulation pesait bien lourd sur le cœur de ce garçon honnête et scrupuleux.

Claire-Lise, elle, n'éprouvait aucun remords. Aux premiers mots que Thierry avait prononcés, la veille, après avoir lu à haute voix la lettre de Misie, elle s'était écriée :

« Mais qu'est-ce que tu vas chercher, toi ? Tu compliques tout ! Je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de mal à préparer en secret une surprise pour faire plaisir a des gens qu'on aime ! »

Quant à Olivier, ces considérations le laissaient parfaitement indifférent. La tournée de la troupe, les multiples aventures, la diligence, les chevaux, tout le ravissait et il en jouissait sans arrière-pensée.

Comme Thierry finissait d'écrire l'adresse de sa lettre, Bernard et Pierre-Etienne, qui partageaient sa chambre, s'éveillèrent, s'étirèrent avec délices dans leurs bons lits et demandèrent en même temps : « Quelle heure est-il ?

— L'heure de nous lever, de faire notre toilette et d' « en mettre « un coup » jusqu'à ce soir », répondit Thierry^

Alors, commença une longue journée de fiévreux préparatifs. Il y avait tant à faire !

Le château de la Belle au Bois dormant s'éveillait. Une vie intense y régnait. On entendait des appels, des chants, des rires, des coups de marteau, des bruits de meubles traînés, de portes claquées et jusqu'à des bribes de leurs rôles que les enfants lançaient à tue-tête, les appliquant à ce qu'ils faisaient.

« Holà, porteurs, holà ! Je pense que ces marauds-là ont dessein de TOUT briser, à force de heurter contre les murailles et les pavés ! » clamait Thierry, en aidant Gilles et Pierre-Etienne à sortir une énorme table de la salle de spectacle.

« Aie ! Aïe ! Aïe ! Vous ne m'aviez pas dit que les coups en seraient aussi ! » scandait Nicolas en tapant sur un des clous auquel s'accrocherait le fil de fer du rideau.

— Il a de l'esprit comme un démon ! » disait Claire-Lise en riant ironiquement, après avoir entendu un judicieux conseil du gros et suffisant Bernard.

Et Francette renchérissait :« Il faut avouer qu'il dit les choses d'une manière particulière. »Le fauteuil roulant d'Isabelle circulait sans bruit, au milieu de ce vacarme et de

cette agitation. On ne faisait rien sans consulter la jeune fille, comme l'avait promis Claire-Lise et elle paraissait satisfaite d'être associée à ces joyeux préparatifs. Pourtant,

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son regard restait toujours triste et elle souriait peu. Mais les enfants étaient trop occupés pour le remarquer.

Les garçons eurent un conciliabule mystérieux en redescendant du grenier où on les avait envoyés chercher une caisse, pleine de lanternes vénitiennes, reste d'anciennes fêtes de nuit au château.

« Qu'est-ce que vous racontez tout bas ? s'informa la curieuse Marianne.— Ah ! c'est un secret.— Pour qui ?— Pour tout le monde. »La petite n'insista pas et rejoignit les autres filles qui aidaient Nadine à ôter la

poussière des meubles, à retirer les housses des sièges (sauf celles qui dissimulaient quelque fauteuil crevé, laissant voir le crin de son rembourrage), à débarrasser les lustres des gazes qui les enveloppaient, à garnir les vases avec les fleurs que Mme de Tresfonts cueillait au jardin.

Véritable mouche du coche, Olivier prodiguait ses conseils, taquinait tout le monde et se faisait rabrouer partout. Il cassa deux ou trois chaises déjà branlantes, égara un marteau, éparpilla des clous dans tout le salon, perdit l'équilibre en faisant des glissades sur le parquet ciré, essaya de se raccrocher à un grand paravent chinois et ne réussit qu'a le faire tomber sur lui. Sa tête crevant la soie usée, apparut soudain, tout ahurie, au milieu des chrysanthèmes et des oiseaux brodés.

Pour se débarrasser de lui, les « grands » l'envoyèrent nettoyer la diligence, sur laquelle on l'entendit bientôt faire claquer le fouet à tour de bras.

Tout alla bien jusqu'à la fin de l'après-midi. Mais alors, une scène pénible se produisit.

« Que vas-tu mettre, ce soir, Isabelle ? » demanda Mme de Tresfonts à sa fille.Le visage de celle-ci, qui n'avait cessé de s'assombrir à mesure que la journée

s'écoulait, se crispa brusquement. Elle répondit avec colère :« N'importe quoi ! D'ailleurs, je n'ai aucune robe élégante : je serai laide et

misérable et les gens me regarderont avec pitié. Oh ! pourquoi avez-vous imaginé cette fête idiote ? Pour me faire encore plus sentir que je ne suis pas comme tout le monde ? Eh bien, vous vous amuserez sans moi : je ne me montrerai pas. »

Elle jeta rageusement le paquet de programmes ornés de dessins que Bernard lui montrait et dirigea rapidement son fauteuil vers sa chambre, où elle s'enferma.

Les enfants se regardaient, consternés. M. et Mme de Tresfonts avaient les yeux pleins de larmes.

« Alors... elle ne sera pas là ce soir ? balbutia Francette.— Peut-être que si, tout de même, répondit la pauvre mère : ce n'est qu'un accès

de désespoir, comme elle en a souvent et qui va passer, je l'espère.— Oui, il FAUT qu'il passe... et elle jouira de la soirée, soyez tranquille »,

dit Claire-Lise résolument.Jusqu'au soir, les cinq filles complotèrent autour de Mme de Tresfonts. Claire-

Lise avait beaucoup d'idées; le tendre cœur de Francette lui en suggéra d'autres; Marianne et Anne-Denise étaient pleines de bonne volonté; Louisette entreprit de mystérieux travaux et les garçons furent priés de cueillir un monceau de petites roses rouge clair qui chargeaient les rosiers grimpants. Ils en apportèrent deux pleines

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corbeilles à linge, avec lesquelles tous les membres féminins de la troupe disparurent dans une pièce du rez-de-chaussée.

Isabelle restait toujours enfermée dans sa chambre.Après un dîner hâtif, Claire-Lise, un peu émue, malgré son aplomb habituel,

frappa doucement à sa porte et entra chez elle.Personne ne sut ce qu'elle imagina pour apaiser et convaincre la jeune malade,

mais, au bout d'un quart d'heure, elle revenait triomphante et disait :« Ça y est ! Elle viendra. »« ...Vous croyez ? demandait Isabelle un moment après.— Nous en sommes sûres, répondait Claire-Lise : laissez-nous faire.

Vous serez si charmante, ce soir, que tout le monde aura du plaisir à vous regarder.»

Lorsqu'un peu plus tard Mme de Tresfonts pénétra dans la chambre, elle aperçut Isabelle, assise au bord de son lit, en face d'une glace qui lui renvoyait une gracieuse image. Celle d'une jeune fille aux yeux brillants de plaisir, vêtue d'une robe ancienne en plumetis blanc, portée jadis, au temps des crinolines, par une de ses aïeules. Louisette en avait arrangé et repassé le corsage ajusté et l'immense jupe vaporeuse. Elle venait encore de placer une petite touffe de rosés dans les cheveux sombres qu'elle était arrivée à discipliner et à coiffer.

Isabelle attachait à sa ceinture un bouquet de ces mêmes rosés rouges, quand sa mère entra.

« Isabelle !... est-ce possible ! » fit celle-ci stupéfaite, plus frappée peut-être par l'expression heureuse de son enfant, que par son étonnante transformation.

« Je suis prête, maman : me reconnaissez-vous ? » demanda-t-elle en souriant. Puis, surmontant son orgueil, elle ajouta : « Pardonnez-moi la peine que je vous ai faite tout à l'heure, mais j'étais désespérée... Et maintenant, je voudrais mon fauteuil. Qu'en a-t-on fait ?

— Je vais le chercher ! » s'écria Francette.Elle sortit un instant et revint, poussant devant elle un véritable petit char de

fée, recouvert depuis les roues jusqu'au guidon par mille petites rosés pourpres, serrées les unes contre les autres. Plus de triste siège de malade ! plus de vilaine moleskine noire ! Mais, posé au milieu des fleurs, Un coussin de satin sur lequel s'assit Isabelle, tandis que les plis de sa vaste jupe neigeuse recouvraient et dissimulaient ses jambes inertes.

« Tout est prêt ! Les invités peuvent arriver, dit Claire-Lise : venez voir ! »Le fauteuil traversa les grandes pièces qui semblaient avoir retrouvé

une partie de leur splendeur passée. Les lustres aux pendeloques de cristal brillaient comme des bouquets d'étoiles et les glaces reflétaient la jeune fille vêtue de blanc qui s'avançait silencieusement sur son petit char fleuri.

La salle de spectacle attendait, le rideau tiré devant la scène. Dehors, au bord de la terrasse, les urnes de marbre débordaient de verdure et de fleurs, les lanternes vénitiennes suspendaient à des fils invisibles leurs -lumières multicolores et deux autres lanternes, celles de la diligence, qu'on avait allumées, brillaient et clignotaient dans l'ombre, à quelque distance des balustres, de chaque côté de l'énorme véhicule.

Soudain, on entendit au loin les vrombissements de plusieurs moteurs, et, bientôt, les premières voitures apparurent. Tandis que leurs phares balayaient le parc

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de faisceaux éblouissants, elles remontèrent l'allée et s'arrêtèrent devant la terrasse. Des portières claquèrent, et les invités s'avancèrent vers le château.

Alors, la troupe Jéromisi se hâta de gagner les coulisses pour commencer à se costumer.

Une demi-heure plus tard, le rideau bleu s'écartait devant une scène vivement éclairée et les Précieuses ridicules commençaient.

L'assistance devant laquelle se déroulait la pièce parut aux enfants un peu différente des publics précédents. On riait moins fort, on applaudissait moins bruyamment. Mais les visages attentifs et amusés qu'on apercevait au-delà de la rampe, dans la pénombre du salon, rassuraient les petits acteurs.

Ils jouèrent avec plus d'entrain et de brio que jamais : les yeux noirs et brillants d'Isabelle, assise au premier rang, toute blanche, dans son nid de rosés rouges, ne les quittaient pas une seconde. C'était pour elle, surtout, qu'ils tenaient à se surpasser, c'était son rire qu'ils voulaient provoquer. Et, lorsqu'il éclatait, franc et spontané, ils en avaient chaud au cœur.

Si tout le public, avec Isabelle, jouissait visiblement du spectacle, une dame, vêtue avec une élégance tapageuse, faisait exception et ne se déridait pas. Fixant sur la scène un regard hautain et dédaigneux, elle paraissait s'ennuyer mortellement. A côté d'elle, une petite fille trop frisée et trop « pomponnée » bâillait sans cesse derrière son programme, ce qui vexait profondément tous les membres de la troupe.

La représentation se termina parmi les applaudissements et les félicitations. Comme ils n'avaient emporté aucun vêtement assez élégant pour cette soirée, les enfants restèrent costumés.

Relevant leurs amples jupes à deux mains, les petites filles circulaient parmi les invités, dans les salons et sur la terrasse, où Louisette, Nadine et deux de ses nièces, venues du village voisin, passaient avec des plateaux chargés de verres et de pâtisserie.

Les jeunes comédiens trouvaient tout le monde aimable et sympathique... sauf, pourtant, la dame morose et la petite fille aux interminables bâillements.

« Qui est-ce ? demanda Claire-Lise à Isabelle. Nous ne lui avons pas plu et elle le laissait bien voir !

— Oh ! répondit la jeune fille, c'est notre plus proche voisine : sa propriété touche la nôtre et mes parents ne pouvaient faire autrement que de l'inviter, bien qu'ils la jugent prétentieuse et peu intelligente. J'ai tort, sans doute, de vous parler d'elle sans bienveillance, mais je lui en veux d'avoir boudé votre jolie représentation. Tiens ! voilà sa fille : on dirait qu'elle veut vous parler. »

En effet, après avoir longuement dévisagé Claire-Lise, l'enfant à l'indéfrisable bouclée s'approchait :

« Dites... », commença-t-elle. Mais un appel impérieux; l'interrompit :« Fabienne ! Viens ici tout de suite ! »La petite obéit et rejoignit sa mère, qui la prit brusquement par la main et

l'entraîna en disant :« Est-ce qu'une fillette comme toi fréquente une gamine sortie on ne sait d'où ?»Bien que la réflexion fût faite à mi-voix, Claire-Lise l’entendit et ses joues

s'empourprèrent. Toute frémissante, elle marcha droit sur la dame et levant sur elle un regard étincelant :

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« Madame, dit-elle, je suis Claire-Lise Chancel, fille d'un peintre parisien de grand talent. Je « sors » de chez des gens INTELLIGENTS et DISTINGUES. Je joue la comédie pour mon plaisir et pour celui des autres et je ne vous permets pas de m'insulter. »

Pendant que Claire-Lise parlait, toute la troupe s'était approchée silencieusement, comme pour la protéger et dix paires d'yeux dévisageaient la dame, depuis le regard sombre et glacé de Thierry, jusqu'à l'étrange regard vert et presque méchant que lançait Olivier, au plus fort de ses colères.

Devant le groupe réprobateur des enfants dressés en face d'elle, la voisine des Tresfonts se sentit mal à l'aise. Mais elle ne voulut pas laisser paraître sa confusion et battit en retraite, poussant sa fille devant elle et clamant :

« Inutile de répondre à cette petite insolente ! Cours dire au chauffeur d'avancer la voiture, Fabienne : nous prenons congé et nous partons.

— Oui, c'est ça ! Partez ! cria Olivier derrière elle... Partez, vous et votre précieuse fille ! Elle a beau avoir un tas de boucles rangées comme des petites saucisses et un kilo de rubans sur le crâne, ce n'est pas elle qui serait capable de jouer Les Précieuses !

La voix du petit garçon se perdit dans le brouhaha delà fête et personne ne l'entendit, à l'exception d'Isabelle (pi riait de bon cœur.

« Oh ! s'écria Francette, que c'était bien, quand tu as dit : « Je « suis Claire-Lise Chancel »... et tout le reste ! Jamais je n'aurais trouvé une réponse pareille ! »

Claire-Lise hocha la tête :« II fallait bien que je la trouve... à cause de Jéro et de Misie, C'était surtout

pour eux que j'étais fâchée. Je crois que si Misie avait entendu ce qu'a dit cette horrible dame, elle serait morte de chagrin

— Misie ne meurt pas pour si peu. Ne peux-tu dire simplement que cela lui aurait fait de la peine ? » demanda Thierry en laissant les épaules, bien qu'il fût extrêmement fier de sa sœur. Mais il n'attendit pas la réponse : Gilles lui faisait signe, il s'éclipsa précipitamment avec les autres garçons.

Soudain, des exclamations jaillirent de toutes parts : là-bas, en face de la terrasse, une fusée s'élevait, rayait le ciel sombre d'un trait éblouissant, éclatait et laissait retomber une pluie d'étoiles multicolores.

Une autre suivit.... Une autre encore....« Mais, où ont-ils trouvé tout cela ? murmura M. de Tresfonts, stupéfait.— Au grenier, tout simplement, répondit sa femme. Le jeune Julou a découvert

je ne sais combien de pièces d'artifice au fond de la caisse aux lanternes vénitiennes. J'étais seule dans le secret, car Julou, qui dirige les opérations, n'a pas osé utiliser sa trouvaille sans ma permission. »

Pendant un quart d'heure, les fusées et les « soleils » se succédèrent, jusqu'au « bouquet » final. Muette, Isabelle les contemplait rêveusement.

« C'est ravissant, dit-elle enfin.... Mais, hélas ! c'est la fin de notre fête.... Et, demain, vous repartirez.

— Nous reviendrons vous voir, avec nos parents, cette fois : nous l'avons déjà promis à M. et à Mme de Tresfonts, assura Claire-Lise.

— Sans doute, mais, entre-temps, comme vous allez nous manquer ! Pourtant, ce que vous m'avez dit hier, Claire-Lise, m'a beaucoup frappée, et....

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— Je dis tellement de choses, que je ne sais plus du tout de quoi vous parlez, interrompit naïvement la petite fille.

— Des nombreuses activités que vous me proposiez : je n'en ai oublié aucune et je suis sûre qu'elles vont m'aider à supporter... tout ce que j'ai à supporter. Quel bon souvenir je garderai de votre passage ici ! Mise à part ma stupide crise de désespoir..., ajouta Isabelle. Faire plaisir semble être le seul but de votre charmant petit groupe.

— La troupe Jéromisi a encore bien d'autres buts », dit Claire-Lise gravement.Elle songeait à la chère « Pinède » qu'il fallait sauver, à Jéro et à Misie, à qui

leurs enfants voulaient épargner un grand chagrin.Jéro.... Misie.... Comme il lui tardait de les revoir !Et son cœur débordait de tendresse et de nostalgie en évoquant les absents.

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CHAPITRE XIX

MISS GLORIA S'INQUIÈTE.

UNE VISITE DE COMBETTE

C'EST incroyable ce que les enfants de la maison jaune me manquent ! Le belvédère n'a plus aucun attrait et ce ravin désert «st lugubre, vraiment ! » s'écria Gloria, en revenant, avec son père, d'une promenade dans le parc. M. Smith hocha la tête :

« Je suis bien de votre avis, Gloria : la brusque disparition de nos jeunes amis me déçoit infiniment. Le charme de ces petits Français «st étonnant : on ne peut s'empêcher de s'attacher à eux,

— C'est, dit Mme Smith, qu'ils sont si extraordinairement VIVANTS, si sensibles et si drôles en même temps ! La promptitude te leurs reparties me stupéfie toujours.

— Etiez-vous un adorable petit garçon comme Olivier, Nicolas, Gilles et tous les autres ? demanda Linda à son fiancé.

— Si je répondais non, vous seriez trop déçue, n'est-ce pas, chérie ? répondit-il en riant. Je dirai donc modestement : oui, sans doute... demandez à ma mère, elle vous renseignera certainement en toute impartialité.

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— Pour en revenir à nos petits comédiens, je voudrais bien savoir ce qu'ils sont devenus, reprit Gloria. La maison jaune n'est pas toujours fermée : ses fenêtres s'ouvrent de temps en temps. Il se peut que le peintre et sa femme soient peut-être là, mais leurs enfants sont sûrement absents.

— Qu'en savez-vous, Gloria ?— Je me suis approchée assez près de « La Pinède » pour n'entendre... que le

silence ! et je pense que, tels que nous les connaissons, nos jeunes amis feraient au moins un peu de bruit.

— Puissamment raisonné ! plaisanta Claude : quel bon détective vous feriez !— Mais, Gloria, je croyais que les habitants de la maison jauns ne vous

intéressaient pas : vous l'affirmiez, il n'y a pas si longtemps que cela, fit Mme Smith en souriant.

— Les enfants m'intéressent, maintenant, répliqua Gloria, et j'avoue que, s'ils ne revenaient pas, j'en serais désolée. D'ailleurs, je ne pense pas seulement à Thierry, à Olivier et à Claire-Lise, je pense aussi à tous les autres.

— Il est étrange qu'au village, où nous sommes allés souvent depuis leur disparition, nous n'ayons jamais rencontré aucun d'entre eux, remarqua Linda. Seraient-ils partis tous ensemble ? Mais où ?

— Je le saurai, dit Gloria. J'ai vu plus d'une fois sur le chemin de la colline, une vieille femme qui doit être la servante. Je vais la guetter et l'interroger. »

Mais Gloria rôda en vain, ce jour-là et le lendemain, autour de « La Pinède ». Elle alla même jusqu'à la maison, qu'elle trouva toutes portes et fenêtres fermées. Le silence que troublait seul le murmure du vent dans les pins, l'impressionna.

« Quelle solitude ! pensa-t-elle : il semble bien que tout le monde soit parti définitivement. Nous avons trop attendu pour faire connaissance de ces gens. »

Or, pendant que Gloria cherchait à savoir ce qu'étaient devenus les enfants, Combette trottinait vers la place du Marché, où elle allait prendre l'autobus.

Toute de noir vêtue, son bonnet de veuve sur la tête, un grand parapluie sous le bras (il faisait un temps superbe, niais, quand on part en voyage, il faut tout prévoir !), un « cabas » à l'autre bras, elle se hâtait, et répondait avec impatience aux femmes qui lui criaient en riant :

« Et alors, Combette ? Tu nous quittes ? Tu montes à Paris, ou tu descends à Marseille ?

— Vous badinez ! je ne pars pas si loin. Je vais voir Alice, la petite de mon frère, qui est mariée au mas des Bellicoques : dans trois quarts d'heure, je serai « rendue ».

Mais, si Combette allait voir sa nièce, elle allait aussi, elle allait surtout chez son frère, au village voisin des Bellicoques, où les Perrier. qui la tenaient au courant de leurs déplacements, l'avaient avertie que les petits comédiens devaient passer ce jour-là et donner une représentation.

Seulement, la vieille femme ne tenait pas à informer « le monde » de la tournée théâtrale entreprise par la troupe Jéromisi, tournée qu'elle avait acceptée à contrecœur, qu'elle jugeait bonne pour des bohémiens, mais certainement pas pour des enfants « convenables », et qui la faisait vivre sur des charbons ardents, depuis le départ de la diligence.

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Si quelques personnes au village connaissaient, par les autres parents, l'existence du théâtre ambulant, ce ne serait toujours pas Combatte qui les aurait renseignées.

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Les enfants allèrent préparer leur salle...

Le but véritable de son voyage était donc de descendre à l'hôtel que tenaient son frère et sa belle-sœur, afin de voir les enfants.

Si elle pouvait constater qu'ils avaient bonne mine, qu'ils étaient propres, qu'ils mangeaient à leur faim et qu'ils ne faisaient pas trop de scandale partout où ils passaient, elle se sentirait un peu rassurée et reviendrait à « La Pinède », attendre leur retour plus calmement.

Quelle ne fut pas sa surprise d'entendre, lorsqu'elle descendit de l'autobus, trois quarts d'heure plus tard, des voix bien connues lui crier : « Combette ! Salut, Combette ! » et d'apercevoir les trois Chancel tout souriants.

Avant qu'elle ait eu le temps de poser une question, Olivier lui sautait au cou, avec son impétuosité habituelle. Les deux autres l'imitèrent, tout heureux de revoir cette bonne vieille figure qui leur rappelait la maison.

Ahurie, elle rajusta son bonnet, ramassa son parapluie, chercha partout son cabas... qu'elle avait au bras, et finit par demander :

« Alors, vous saviez que j'allais venir ? Qui vous l'a dit ?— Eh ! M. Berthézène, ton frère : il a reçu ta lettre ce matin.— Mais comment le connaissez-vous ?— Nous le connaissons, parce qu'à la mairie on nous a conseillé de lui

demander la grande salle de son hôtel, celle où on fait les repas de noces, pour donner notre représentation.

— Et il a accepté ?— Bien sûr ! Tu seras toute « portée » pour nous voir jouer,

Combette. »L'autobus s'était arrêté justement devant l'hôtel Berthézène, qui s'appelait, avec

beaucoup d'originalité, « Hôtel de la Poste ». Entre les deux fusains, plantés dans des caisses vertes, de chaque côté de la porte, le gros M. Berthézène, sa femme et leurs deux filles cadettes, apparurent, avec de bons visages épanouis. Ils accueillirent la voyageuse par tout un chapelet d'exclamations locales et chacun l'embrassa trois fois (joue droite, joue gauche et encore joue droite !) selon la coutume de nos campagnes méridionales.

« Rentre, vite, Valérie, tu prendras le café : il est fait de frais », dit la belle-sœur.

Tout en savourant le noir et délicieux breuvage — passion des femmes du Midi —, Valérie Combe, dite Combette, écoutait avec quelque inquiétude, un bruit infernal au-dessus de sa tête.

« Dites, vous déménagez ? demanda-t-elle.— Pas tout à fait, répondit son frère en riant : ce sont TES enfants qui finissent

de préparer leur salle pour ce soir.

LA TROUPE JEROMISI— Ils font bien du tapage, mais il n'y a pas plus « bravet » qu'eux, ajouta sa

femme.

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— Vous trouvez ? Ils sont convenables, au moins ? s'informa Combette, anxieuse. J'ai toujours peur qu'ils fassent quelque chose de travers. Quel tracas ils me donnent !

— Ne te tracasse pas, Valérie, et dis-nous maintenant pourquoi ils sont partis sur cette diligence du vieux temps pour faire le théâtre ? »

Confidentiellement, Combette raconta l'histoire de la troupe Jéromisi et le but qu'elle s'était fixé.

Quand elle se tut, l'hôtelier et sa famille ne riaient plus.« Je ne sais pas s'ils ramasseront assez d'argent pour sauver leur maison, dit

Mme Berthézène, émue, mais ce que je sais, c'est qu'ils sont de braves petits. Alcide ! ajouta-t-elle en se tournant vers son mari, tu ne leur demanderas rien pour la location de la salle, n'est-ce pas ?

— Ça va de soi », répondit-il. Puis, il se leva en disant : « Allons, continuez à bavarder, moi, je vais voir s'ils n'ont pas besoin d'un coup de main, là-haut.... Ah ! voilà Mlle Louisette qui descend; où courez-vous, ma belle ?

— Au campement, où je vais commencer à préparer le dîner », dit la jeune fille.

M. Berthézène échangea un regard avec sa femme : elle fit « oui » de la tête.« Laissez donc vos marmites tranquilles, reprit l'hôtelier : ce soir, vous restez

ici, nous vous invitons.— Pas possible ! s'écria joyeusement Louisette, mais c'est trop • gentil,

monsieur Berthézène ! Nous ne vous dérangerons pas, au moins ? Nous sommes si nombreux !

— Tant mieux ! Vous ferez une belle tablée et ma sœur sera contente de dîner avec vous tous. »

« Ce qu'il y a de merveilleux dans la vie de comédien ambulant, dit Thierry, quand Louisette transmit aux enfants l'invitation des braves hôteliers, c'est qu'il arrive chaque jour quelque chose de nouveau et d'imprévu. »

Claire-Lise approuva :« C'est vrai, on vit comme les héros d'une belle histoire. Aujourd'hui, la

nouveauté, c'est la représentation dans un hôtel, l'imprévu, c'est la visite de Combette et l'invitation des Berthézène.

— Et demain ? demanda Marianne.— Qui le sait ! Peut-être aurons-nous des aventures encore plus

extraordinaires.— En attendant, si nous descendions aider Mme Berthézène et ses filles ? »

proposa la sage Francette.Le dîner, dans la grande salle à manger de l'hôtel, fut si gai et si bruyant, que

Combette se sentait tout étourdie et que les clients habituels, assis à leurs petites tables, riaient plus qu'ils ne mangeaient en écoutant les joyeux propos et les plaisanteries des petits comédiens.

Ceux-ci ne purent s'attarder à savourer les délicieuses meringues glacées du dessert : l'heure avançait, il était temps de se préparer pour la

représentation.

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La salle, ce soir-là, fut pleine à craquer. Pendant toute la journée, M. Berthézène avait répété à toutes les personnes qu'il rencontrait : « Vous viendrez à ma représentation, au moins ? Elle en vaut la peine, vous savez ! » ajoutait-il, bien qu'il ignorât absolument de quoi la troupe Jéromisi était capable.

Sa propagande, jointe à l'annonce faite par le crieur public, amena cette magnifique assistance qui s'écrasait littéralement dans ce vaste local.

Combette trônait au premier rang, visiblement émue, ce qui fit dire à Claire-Lise : « Ce soir, c'est Combette qui a le trac ! >

La bonne vieille se rasséréna à mesure que la soirée s'écoulait. Et non seulement elle se rasséréna, mais elle parut de plus en plus fière en entendant les applaudissements et les rires du public. Pourtant, elle ne comprit pas très bien Les Précieuses, mais les chants et surtout les fables en patois, récitées par Julou, l'enchantèrent.

« Alors, ma Combette, comment as-tu trouvé notre comédie ? lui demanda Claire-Lise après le spectacle.

— C'était bien joli... bien joli, répondit Combette sans beaucoup de conviction. Mais quand même, ça ne m'a pas tant plu que Les Deux Orphelines.

— Les Deux Orphelines ? Qu'est-ce que c'est que cela ?— C'est quelque chose que j'ai vu jouer dans ma jeunesse, à Nîmes, à

la foire de la Saint-Michel, par un théâtre ambulant..,, Aïe ! que je m'étais régalée de pleurer !

— Ah ! bon, très bien ! dit la petite fille, légèrement vexée : quand nous apprendrons une autre pièce, nous choisirons un drame bien lugubre et nous t'offrirons une douzaine de mouchoirs pour pomper tes larmes. »

Lorsque les enfants retournèrent à leurs tentes, qu'ils avaient dressées non loin de l'hôtel, dans un jardin appartenant à M. Berthézène, Combette voulut les accompagner pour voir le campement. Elle fut absolument bouleversée en réalisant que les petits acteur dormaient sur les tapis de toile, simplement enveloppés de leurs sacs de couchage.

« Tu t'imaginais donc que chacun de nous avait emporté un « cosy » ? plaisanta Thierry.

— Eh ! non, bien sûr... mais, quand même, passer toute la nuit par terre, comme des petits chiens ! Té ! j'en ai mal aux os, rien que d'y penser.

— Nos os se portent très bien, ne t'en fais pas pour nous, Combette.»

Mais la bonne vieille regardait les enfants avec un mélange d'admiration et de pitié, comme elle eût regardé des martyrs, livrés aux bêtes féroces dans l'arène, ou d'intrépides pionniers, promis au pires catastrophes !

Elle leur fit mille recommandations avant de les quitte! et ils supportèrent bravement une kyrielle de baisers voraces et piquants

(Combette avait un peu de moustache !) accompagnés des plus tendres appellations : « Adieu, mes poulets joliets, adieu, mes agnelets, ma perle fine, mon bellas, mon ratou !... »

Enfin, heureuse et soucieuse à la fois, Combette quitta la troupe Jéromisi, qu'elle ne devait pas revoir le lendemain, car elle partait de très grand matin pour le mas des Bellicoques.

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Derrière elle, Claire-Lise résuma l'opinion générale en disant : « Combette est bien un peu « rasante », mais c'est un vieil ange et on l'adore ! «

CHAPITRE XX

LES CONCURRENTS. STELLA

PAR un beau matin clair et frais encore, la diligence roulait vers un nouveau village. Les chevaux trottaient à travers les vastes étendues de vignobles et les collines plantées d'oliviers ou couronnées de bois de pins, au pied desquels le Vidourle, plus majestueux que le Vistre, roulait ses eaux d'un vert cendré.

La patache produisait son effet habituel sur les piétons et sur les occupants des voitures qui la croisaient ou la dépassaient : exclamations de surprise, sourires intrigués, plaisanteries.

Les petits comédiens n'en avaient cure. Ils se sentaient ce jour-là particulièrement « en forme » et chantaient à tue-tête.

Tout à ^coup, Julou, se tournant à demi sur le siège du cocher et se penchant pour frapper du doigt à la vitre qui le séparait de l'intérieur de la patache, cria, pour dominer le bruit des chevaux, des roues... et des voix :

« Dites donc ! Regardez un peu, là-bas, devant nous. Qu'est-ce qu'on voit ? »

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Aussitôt, dix têtes sortirent des petites fenêtres et dix regards inspectèrent l'horizon.

« Eh bien, quoi, ce sont des roulottes, cria Thierry, Tu n'en as jamais rencontré, sur les routes ? »

Sans se retourner, cette fois et sans quitter les véhicules des yeux, Julou répondit :

« Des roulottes de « caraques » ou de forains, si... mais des roulottes comme celles-là, non. J'aperçois, sur le toit de la dernière de drôle de choses qui ne me disent rien qui vaille.

— On va les « gratter », car nous marchons quand même plus vite qu'elles; nous verrons ce que c'est, en passant. »

En effet, la diligence rattrapait peu à peu les quatre roulottes et, bientôt, elle les dépassa à grand bruit.

Des chevaux maigres les tiraient, conduits par des hommes au teint basané. Elles étaient peintes en blanc et l'on pouvait lire, sur chacune d'elles, écrit en lettres d'un mètre de haut :

THÉÂTRE ANTONINI

« Vous avez vu ? demanda Pierre-Etienne, inquiet. Qui sait si elles vont au même village que nous ?

— J'espère que non. Nous n'avons pas besoin de concurrents », fit vivement Claire-Lise.

Bernard la rassura :« De toute façon, nous arriverons les premiers. Il faudra tout de suite retenir la

place. »Mais les occupants des roulottes avaient dû remarquer, de leur côté, l'inscription

peinte sur la diligence et faire les mêmes réflexions que les enfants, car ils pressèrent les chevaux de la première voiture qui, laissant les autres derrière elle, rejoignit la patache, passa devant elle et entra la première au village.

« Oh ! vous pouvez être sûrs, prédit Claire-Lise avec dépit, que, parce que nous sommes des enfants et eux des grandes personnes, c'est à ces gens qu'on donnera la préférence. »

La petite fille se trompait. Le maire, prévenu par M. Perrier, dont il était l'ami, attendait la troupe Jéromisi, prêt à lui faciliter les choses.

Cependant, pour contenter tout le monde, il accorda la permission de monter leur théâtre sur la place du marché et de donner une représentation, le soir, aux acteurs des roulottes, tandis que ceux de la diligence disposeraient du « plan », l'après-midi, puisque, par bonheur, aucune course de vachettes n'était prévue pour ce jour-là.

Les enfants sortirent de la mairie avec des airs mi-figue, mi-raisin : cette solution ne les enchantait pas. Claire-Lise, surtout, paraissait consternée.

« Ils ont un VRAI théâtre, eux. disait-elle : vous avez bien vu tous ses morceaux démontés sur le toit de la dernière voiture... et nous n'avons que nos deux paravents !

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Je parie qu'ils installeront aussi un tas de bancs, bien rangés, alors que nous devons nous contenter des charrettes du « plan ».

— Ils vont nous prendre au moins la moitié du public, renchérit Jean-Michel : les gens n'iront pas à deux représentations, ils choisiront.

— Qu'est-ce qu'ils jouent ?

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La patache produisait son effet habituel.

— On ne sait pas encore. »On le sut bientôt. Dès que la troupe Antonini eut monté son théâtre avec une

incroyable rapidité, un grand escogriffe aux cheveux trop longs, la casquette sur l'œil et la cigarette au bec, vint placer, devant le rideau baissé, une affiche d'un vert criard (qui se voyait d'un kilomètre, assurait rageusement Claire-Lise !) et sur laquelle, affectant un air détaché, les enfants lurent, l'un après l'autre :

GRAND THÉÂTRE ANTONINIClara Fauvette. La Rombiera, Toni Antonini. Fred Borie

dansLA FILLE DES GANGSTERS

Pièce d'aventures en deux actesINTERMÈDE DE DANSE Par la petite Stella

MAUDITE !Drame en trois actes Avec

Clara Fauvette, Fred Borie, Jo Brun, Toni Antonini, Lia Marlint ET TOUTE LA TROUPE

Claire-Lise fulminait à voix basse :« Si les gens sont assez idiots pour préférer cette Fille des Gangsters et cette

Maudite (et comment, maudite !) aux Précieuses, ce sera vraiment « le festival de la bêtise humaine », comme dit Jéro,

— Nous verrons bien, fit Bernard. Inutile de rester le nez sur cette affiche. Allons monter nos tentes et nous installer : il y a, paraît-il, un endroit délicieux, au bord du Vidourle, que le maire nous propose. Son fils veut bien nous y accompagner. »

Les tentes furent bientôt dressées dans un coin ombragé près de la rivière, mais assez écarté du village, ce qui fit demander à Marianne :

« Tu n'auras pas peur, toi, Claire-Lise, de passer la nuit ici ? »Claire-Lise haussa les épaules :« Peur ? Quelle idée ! Le mas où Julou met les chevaux est à trois minutes d'ici,

juste derrière le tournant. Et puis, nous sommes nombreux. Et quel chic emplacement ! On va pouvoir se baigner. »

En effet, avant de dévorer le repas de midi, les enfants prirent un bain dans l'eau fraîche du Vidourle. Puis, après la sieste, ils se rendirent au village pour se costumer, cette fois encore, dans une maison voisine du « plan », que le maire leur avait indiquée.

Les deux paravents, le « décor » (trois fauteuils de rotin et un petit guéridon), les accessoires (le miroir des Précieuses, les bâtons des Prétendants, et quelques autres petits objets), furent vite installés, et, pour la première fois, la troupe Jéromisi se rendit compte de la pauvreté de son « matériel ». Mais personne ne s'en attrista, car les spectateurs vinrent presque aussi nombreux que d'habitude.

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« C'est toujours ça de pris à La Fille des Gangsters », constata Claire-Lise avec satisfaction.

Le « plan » n'était pas très grand, un peu en contrebas et entouré de maisons assez hautes, en sorte que les petits acteurs n'eurent pas trop de peine à se faire entendre. Leurs voix résonnaient bien, renvoyées par un grand mur qui servait de fond à la scène.

Les applaudissements ne leur furent pas ménagés, et Anne-Denise rapporta sa petite corbeille de quêteuse aussi pleine de monnaie et de billets que de coutume.

« Ouf ! Nous nous en tirons à bon compte, et les gangsters n'ont pas réussi à nous nuire, dit Claire-Lise en échangeant la grande robe de « Madelon » contre le short et la blouse de la petite Chancel.... Mais j'ai eu joliment peur ! Et maintenant, retournons vite au camp : on meurt de faim ! »

Louisette était partie, après avoir fait son office d'habilleuse, pour aller préparer le repas.

Quand la troupe arriva, le bois mort, ramassé le matin par les garçons, brûlait sous le trépied qui supportait la marmite et une bonne odeur de soupe à l'oignon flottait dans l'air.

Gamelle et cuiller en main, les enfants mangeaient sans mot dire, lorsque Thierry, rompant le silence, proposa, non sans hésitation :

« Vous ne trouvez pas que... qu'on pourrait....— Aller assister à la représentation des autres ? termina Claire-Lise.— Ah ! bon, fit Thierry, soulagé, je n'osais pas en parler, car je croyais que tu

allais m'arracher les yeux.— Pourquoi ? Finalement les Antonini ne nous ont pas fait de tort, alors, je

veux bien écouter leurs pièces. Je suis curieuse d'entendre ce qu'ils vont nous servir ! »Les autres enfants furent d'accord, sauf le gros Bernard qui fit remarquer d'un

ton sentencieux :« La proposition de Thierry est évidemment fort tentante, mais parfaitement

déraisonnable. Ne vous rendez-vous pas compte de l'imprudence qu'il y aurait à abandonner là, au bord de la route et dans un endroit aussi écarté, notre diligence avec toutes nos valises, et toutes nos provisions, sans parler du coffre des recettes ?

— Oh ! Bernard, ce que tu peux être « casse-pied », avec tes phrases de grande personne ! fit Claire-Lise avec impatience. Eh ! non, justement, « nous ne nous rendions pas compte de l'imprudence qu'il y « aurait à... etc. ». Mais si tu crains pour nos biens et pour notre fortune, tu pourrais rester et monter la garde.

— C'est précisément ce que j'allais vous proposer », répliqua tranquillement Bernard, sans paraître se formaliser de l'apostrophe de la petite fille.

« II est bien poseur, mais il a joliment bon caractère », pensa celle-ci, un peu honteuse. Et elle reprit, plus aimablement :

« C'est gentil à toi de te sacrifier pour nous ! Mais, sois tranquille, on te racontera tout, au retour. »

Anne-Denise et Nicolas, les deux plus jeunes de la troupe, qui tombaient de sommeil, demandèrent à aller se coucher et Julou, au dernier moment, décida,' lui aussi, de rester au camp, pour tenir compagnie à Bernard.

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Une demi-heure après, tous les autres étaient installés sur les fameux bancs, tant enviés par Claire-Lise, en face du rideau déteint et rapiécé du théâtre Antonini.

Comme l'indiquait l'affiche, le programme débutait par La Fille des Gangsters. C'était une histoire embrouillée, pleine d'aventures abracadabrantes et de coups de revolver. La plupart des acteurs parlaient avec un fort accent italien, l'accent de leur

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Souple et légère, Stella dansait.

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pays d'origine. Les autres prenaient un ton grandiloquent et ampoulé. La Rombiera déclamait d'une voix éraillée. Seule, Clara Fauvette jouait avec simplicité et naturel, mais sans aucune conviction : on voyait bien que la pièce l'ennuyait.

« Sans parti pris, ce n'est pas fameux », dit Thierry en applaudissant, comme ses camarades, du bout des doigts, lorsque le rideau se baissa.

« J'en ai assez ! On part ? » demanda Pierre-Etienne. Mais Claire-Lise protesta :« Non, non, pas encore. Attendons les danses de cette Stella. Je voudrais bien

voir comment elle s'en tire. Nous nous en irons après. »Au même instant, au fond du théâtre, une tenture de velours s'écarta et la petite

ballerine bondit sur la scène, toute vêtue de rosé et d'argent.« Qu'elle est jolie », murmura Francette.Un disque tournait dans les coulisses, pendant que, souple et légère, Stella

dansait. La pointe de ses chaussons de satin semblait à peine toucher les planches; les boucles de ses cheveux noirs volaient sur ses épaules; sa courte jupe de gaze, parsemée d'étoiles brillantes, semblait une grande rosé emperlée de rosée.

De temps en temps, après quelque vertigineuse pirouette, elle s'arrêtait pour reprendre haleine et saluait le public qui l'applaudissait follement, en tendant d'un geste gracieux son bras mince et sa main ouverte, comme pour dire : « Voilà ! Tout ce que je fais, je vous l'offre », tandis que son autre main semblait comprimer les battements de son cœur.

Elle dansa successivement sur des airs de valse, avec une écharpe et un éventail, puis, sur le rythme obsédant d'un tango, drapée dans un châle à longues franges qu'on lui jeta des coulisses, enfin sur la musique si connue du ballet de Sylvia, en tenant un bouquet d'œillets à la main.

Lorsqu'elle disparut, derrière la portière de velours, et alors que les applaudissements crépitaient encore, Thierry donna le signal du départ.

Les enfants étaient enthousiasmés.« Après ces danses ravissantes, on m'aurait offert trois millions que je ne serais

pas restée pour écouter Maudite, dit Claire-Lise.— Avec trois millions, pourtant, tu serais sûre de sauver « La « Pinède

», répliqua son frère.— C'est vrai ! Malheureusement, on ne me les a pas proposés; répondit la

petite fille en riant. Quel dommage, n'est-ce pas ?— Oh ! Regardez comme c'est joli ! Un vrai tableau ! » s'écria Jean-

Michel comme on arrivait en vue du campement.Dans la nuit, sous les arbres noirs, Julou et Bernard entretenaient le feu, dont la

lueur éclairait vaguement leurs visages. Derrière eux se dressait, à côté des tentes posées sur l'herbe comme des oiseaux clairs. l'énorme diligence, avec sa bâche arrondie et ses petites vitres où s'allumaient des reflets rouges. Tout autour, c'était la solitude, la route vide, le silence à peine troublé par le bruissement du Vidourle qui coulait près de là.

Impressionnée, Francette frissonna.« Un joli tableau, tu trouves ? dit-elle. Je ne suis pas de ton avis. J'aime mieux

le jour, le soleil et le bruit des autos... et je t'assure qu'il me tarde d'être à demain matin.

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— Alors, va dormir, peureuse ! Comme dit Marianne : quand on dort, le temps passe plus vite. »

On prit à peine le temps de raconter à Bernard et à Julou la soirée au théâtre Antonini, car tout le monde avait sommeil. Louisette éteignit le feu et l'on se retira sous les tentes, à la lumière des lampes électriques.

Le parfum des cônes fumants enveloppa les enfants et leurs émanations chassèrent les moustiques. On entendit encore quelques exclamations telles que : «Qui m'a pris mon pyjama?...» «Attention, Gilles ! Tu marches sur ma montre ! » « Pousse-toi donc, tu tiens toute la place. » Puis, des « bonsoir », « bonsoir » languissants... et le cantique enfantin que Marianne chantait après sa prière, comme à la maison, mais qu'elle ne terminait jamais parce qu'elle s'endormait avant la fin.... Et puis... plus rien... plus rien que le vent dans les arbres et la course de la rivière.

La troupe Jéromisi dormait.Il pouvait être une heure du matin quand Francette s'éveilla.« Mais... qu'est-ce qu'on entend ? » murmura-t-elle.Aussitôt, son cœur se mit à battre follement. Elle tendit l'oreille. Oui... on

marchait dans le camp. Des pas précipités foulaient l'herbe sèche,... des branches de bois mort craquaient.

« Oh ! Mon Dieu, quelqu'un est là, pensa la petite fille.... Et les autres qui ne s'en doutent pas ! »

En effet, près d'elle s'élevait la respiration paisible de sa petite sœur et celle de Claire-Lise, profondément endormies. Rien ne bougeait non plus dans les tentes voisines.

Francette secoua le bras de Claire-Lise en l'appelant tout bas, jusqu'à ce qu'enfin la dormeuse demandât d'une voix ensommeillée :

« Qu'est-ce qu'il y a ?— Claire-Lise... on marche près de la diligence !— Que dis-tu ? »Dressée sur son coude, elle écouta : oui, on entendait nettement des pas du côté

de la patache.« C'est sans doute un chien », dit-elle pour rassurer son amie... et pour se

rassurer elle-même.Mais, à ce moment, la portière de la diligence grinça. Quelqu'un l'ouvrit... et les

chiens n'ouvrent pas les portières.« Ce n'est pas une bête... tu vois bien, chuchota Francette.— Attends », dit Claire-Lise.Elle écarta légèrement la toile qui fermait la tente et scruta la nuit.« Il fait trop noir pour distinguer quoi que ce soit. Essaie de regarder, toi.— Non, non ! J'ai trop peur », balbutia Francette épouvantée.Mais, au même moment, les voix des garçons s'élevèrent, puis celle de

Louisette qui occupait la quatrième tente, avec Anne-Denise et Nicolas.« Enfin ! Ils ont entendu, eux aussi », dit Claire-Lise.Brusquement, plusieurs lampes électriques s'allumèrent et dirigèrent leur rayon

lumineux sur la diligence.« II y a quelqu'un là-dedans : j'en suis sûr », disait Julou.Il s'avança courageusement et cria :

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« Vous êtes pris ! Sortez de là. »Tremblantes, les yeux dilatés de terreur, serrées les unes contre les autres, les

petites filles, y compris Claire-Lise, regardaient intensément la portière de la patache qui s'ouvrit brusquement, tandis que quelqu'un sautait du haut marchepied.

Alors, les enfants poussèrent un grand cri... un cri de stupéfaction et de soulagement aussi :

« Mais c'est Stella ! »

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CHAPITRE XXI

LA TROUPE ACCUEILLE UN NOUVEAU MEMBRE

C'ÉTAIT Stella,... mais une Stella dépouillée de ses brillants atours de ballerine et vêtue d'un vieil imperméable trop long,... une Stella qu'on n'aurait pas reconnue sans les grandes boucles d'oreilles d'argent qu'on avait vues briller sous ses cheveux noirs, quelques heures auparavant, pendant qu'elle dansait.

Elle se tenait debout, collée à la diligence, le visage bouleversé, les mains tremblantes, devant le demi-cercle formé par les enfants. « Par pitié ! supplia-t-elle, par pitié, éteignez vos lampes : vous allez me faire prendre.... Je vous expliquerai tout.... » La nuit retomba brusquement sur le camp. Bernard demanda : « Que faites-vous là et où sont vos compagnons ?

— On vient de les arrêter tous, haleta la petite danseuse.... Il paraît qu'ils ont volé beaucoup d'argent... hier... dans le village où nous étions.... Quelqu'un les a dénoncés, dans la journée.... Alors, les gendarmes d'Aubais ont téléphoné à ceux d'ici... et, tout à coup, comme on venait à peine de finir la représentation, ils sont venus les prendre.

— Et toi ? Ils t'ont laissée ?— Oui.... On n'a pas fait attention à moi. Je me suis cachée dans une roulotte

où j'ai attendu longtemps... très longtemps... jusqu'à ce qu'il n'y ait eu plus personne sur le foirai et dans les rues. Alors, je suis sortie, car les gendarmes pouvaient revenir d'un moment à l'autre pour fouiller les voitures,... j'ai couru hors du village, sur la

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route.... D'abord, sans savoir où aller.... Ensuite, j'ai pensé à vous.... J'avais vu votre camp, dans la journée, et je vous -avais vus aussi pendant que je dansais.... Je voulais me réfugier dans cette diligence, jusqu'au matin et attendre votre réveil pour vous parler. Oh ! ne me chassez pas ! Laissez-moi me cacher ici. Je n'ai rien volé, moi, et je ne veux pas aller en prison. »

La voix tremblante et suppliante de Stella s'élevait dans l'ombre. Bouleversés, les enfants n'eurent pas besoin de se consulter pour M donner une réponse :

« Reste ici, cette nuit, dit Thierry. Ensuite, nous déciderons ce qu'il faut faire quand il fera jour.

— Oh ! merci... merci, dit Stella : je sentais bien que vous ne me renverriez pas.

— Nous n'avons plus de place dans les tentes, mais tu peux dormir sur une banquette de la patache. Personne n'aura l'idée d« te chercher là, à supposer qu'on pense à te poursuivre, ajouta Claire-Lise.

— Et Louisette dormira sur l'autre banquette pour te rassurer», fit Julou, en pinçant énergiquement le bras de sa sœur.

Celle-ci comprit tout de suite.« Bien sûr : je cours chercher mon sac de couchage et une couverture pour

Stella et je reviens.— Mais pourquoi... ? » commença Claire-Lise.Une bourrade donnée dans l'obscurité par Thierry l'interrompit.« Cruche ! dit le jeune garçon, lorsque les enfants retournèrent se coucher : tu

n'as pas compris qu'on ne veut pas laisser Stella en tête-à-tête avec le coffre aux recettes ?

— Oh! vous pensez que.... C'est honteux de soupçonner cette pauvre fille ! s'indigna Claire-Lise.

— Ce n'est pas honteux, c'est prudent, énonça Bernard, Elle prétend n'avoir jamais volé, mais, après tout, nous ne la connaissons pis.

— Et que ferons-nous demain ?— On verra. Tâchons de nous retrouver tous de très lion matin, afin d'avoir

pris une décision quand elle se réveillera. »Le soleil se levait à peine que les membres de la troupe Jéromisi se

rassemblait de nouveau à quelque distance du camp, afin de ne jas être entendus par Stella.

Chacun donna son avis.« Proposons-lui de rester avec nous, dit Claire-Lise; elle dansera à nos

représentations, ce qui embellira encore notre programme. Oh! gardons-la. Je la trouve adorable et je la plains tellement», ajouta la petite fille dont le cœur enthousiaste et généreux avait adopté la petite danseuse spontanément et sans arrière-pensée.

Toutes les filles approuvèrent sa proposition.Les garçons furent plus réticents. Ils voulaient bien essayer de garder Stella et

de l'incorporer à la troupe, mais....« Mais, dit Bernard, pas d'histoires avec les gendarmes Je m'«p-pose à ce que

la diligence transporte un « passager clandestin». Il faut aller déclarer à la gendarmerie que Stella est avec nous et proposer de l'emmener,

— Et si on refusait ? Oh ! non, ne faites pas cela ! s'écria Claire-Lise, affolée.

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— Je ne vois pas pourquoi on refuserait, dit Thierry. Stella embarrasserait bien les gendarmes et ils ne sauraient que faire d'elle. Certainement, ils ne seront pas fâchés que nous nous en chargions.

— Moi, dit Pierre-Etienne, je trouve que nous devrions tout raconter au maire qui a été si gentil pour nous. Il pourrait nous donner un conseil. »

Claire-Lise approuva :« Oh ! oui, ce serait beaucoup mieux. »Tout le monde se rangea à cet avis et une délégation, comprenant les aînés des

garçons, décida de partir pour le village après le déjeuner.Quand les enfants revinrent au camp, le feu était allumé et Louisette ouvrait les

boîtes de lait condensé pour préparer le phoscao matinal.« Stella dort encore », dit-elle.Mais, à ce moment, on aperçut, derrière les vitres de la diligence, un visage

brun et des yeux sombres, qui regardaient intensément la troupe Jéromisi avec une expression de bête traquée.

« Pauvre Stella ! elle n'ose pas sortir de la patache », dit la tendre Francette.Claire-Lise se leva :« Elle a peut-être raison. Allons lui apporter son déjeuner. »Elles prirent un bol de phoscao fumant, quelques tartines de beurre et

disparurent dans la voiture.On les entendit causer longuement. Les voix claires de Francette et de Claire-

Lise alternaient avec la voix basse et un peu rauque de Stella et l'on distinguait l'accent parisien de Claire-Lise, l'accent méridional de Francette, l'accent italien de Stella et son doux roulement d'r....

« Oh! oui, disait la petite danseuse, j'aimerais m'en aller avec vous ! Faire partie d'une troupe d'enfants a toujours été mon rêve,... surtout depuis la mort de mes parents.... Les gens des roulottes n'étaient pas méchants, mais aucun ne m'aimait vraiment. »

Francette et Claire-Lise se gardèrent bien de révéler à Stella le but de l'expédition au village qui l'eût épouvantée. Les garçons partirent discrètement, tandis que les autres filles s'installaient aussi dans la diligence et prenaient part à la conversation.

« Oh ! c'est à toi ? Qu'est-ce que tu as là-dedans ? demanda Anne-Denise en désignant une vieille valise qui n'appartenait pas à la troupe Jéromisi.

— Ce sont mes trésors, dit gravement Stella. J'avais beau mourir de peur, j'ai tout de même pensé à les emporter. Ils sont tout ce que je possède au monde. Voulez-vous les voir ? »

Elle souleva le couvercle :« Regardez : c'est mon costume de danse,... ce sont mes disques... mes

accessoires : un éventail, un châle, un tambourin, des castagnettes... et puis, des souvenirs de toutes les villes où je suis passée :

des cartes postales, des fleurs séchées... et, surtout, des portraits de mes

parents....— Et... tu n'as pas pris du linge et des vêtements ?— Non... je n'y ai pas pensé. D'ailleurs, j'en avais si peu !

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— N'importe ! nous t'en prêterons. »Cependant, tout en parlant, Stella jetait des regards inquiets autour d'elle.« Est-ce que nous n'allons pas bientôt partir ? finit-elle par demander : il me

tarde d'être loin.— Si, bientôt,... mais nous attendons les garçons qui sont allés au

village.... Oh ! les voilà ! »Claire-Lise bondit hors de la diligence et courut vers le petit groupe qui

venait d'apparaître au tournant de la route. « Eh bien ? leur cria-t-elle de loin.— Eh bien, l'affaire est dans le sac ! » répondit Pierre-Etienne. Et Thierry

ajouta :« On nous a confié Stella jusqu'à la fin de notre tournée. Ensuite, nos parents

devront se mettre en rapport avec le maire et les gendarmes d'ici pour qu'on prenne une décision à son sujet.

— Je suis sûre que Misie l'adoptera et elle sera notre sœur , dit Claire-Lise avec une si merveilleuse confiance que son frère, peu expansif d'habitude, lui tapa affectueusement sur l'épaule en disant :

« Tiens ton imagination en bride, ma fille ! On n'adopte pas si facilement un enfant, surtout quand on a de la peine à en élever trois. Mais je suis persuadé que nos familles s'arrangeront pour que Stella ne soit pas malheureuse. »

La petite danseuse apprit avec un immense soulagement qu'elle n'avait plus besoin de se cacher et qu'elle faisait partie désormais de la troupe Jéromisi.

Vêtue d'une jupe de Francette, d'une chemisette de Claire-Lise et des sandales de Gilles, elle ne se fût pas distinguée des autres petites filles, sans ses grandes boucles d'oreilles qu'elle avait absolument voulu garder, sans sa voix grave et son accent étranger.

Vers dix heures, Julou amena les chevaux du mas voisin et attela la diligence qui roula bientôt sur la route ensoleillée, emportant le joyeux groupe des petits acteurs, augmenté d'un nouveau membre.

Claire-Lise avait délogé son frère et fait asseoir Stella en face d'elle, à la place du « charmant Adolphe ». Elle croyait rêver en contemplant, vêtue de sa propre blouse, la petite ballerine, tant admirée la veille et mêlée désormais à la vie de la troupe.

Passé les heures de bouleversement et d'excitation qu'elle venait de vivre, Stella parlait peu et répondait brièvement aux questions dont on la criblait.

Oui... son père était Italien. Elle avait vécu en Italie jusqu'à l'âge de sept ans, puis en France avec sa mère devenue veuve. Pourquoi cette dernière, une brillante danseuse, avait-elle échoué dans un misérable théâtre ? Parce que après un accident à la jambe, elle n« pouvait plis danser et que, sans ressources, elle se trouvait encore bien heureuse «le tenir de petits rôles dans la troupe Antonini, tout en apprenant à sa fille son ancien métier.... Si Stella était allée à l'école ? Oh ! bien peu : elle savait tout juste lire et écrire.

Ayant ainsi renseigné ses compagnons, Stella resta silencieuse, mais elle leur souriait quand son regard rencontrait le leur et ils voyaient bien qu'elle était contente d'être avec eux.

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Elles lui apportèrent son déjeuner...

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Cependant, la diligence atteignit un autre village et s'arrêta sur une place ombragée par de magnifiques platanes.

Comme d'habitude, les petits comédiens se mirent en quête d'un local et ce fut cette fois un cinéma, l'unique cinéma de l'endroit qu'on leur proposa. Il était libre ce soir-là, car on n'y donnait des films que trois fois par semaine. Les enfants remarquèrent avec satisfaction la petite scène devant l'écran, le rideau tout placé, l'éclairage bien compris : ils allaient jouir, pour une fois, d'une véritable salle de spectacle.

Seulement, on leur demanda un prix de location exorbitant. Comme le « plan » était déjà pris par une course de vachettes et qu'aucune autre salle ne se trouvait disponible, il fallut bien sortir quelques billets du coffre aux recettes. Mais, pour les récupérer, Bernard eut l'idée de supprimer la quête et de faire payer les places. Tout n'était-il pas commodément installé pour cela, à l'entrée du cinéma ?

On put donc le voir, sérieux et important, assis dans la cage de verre, distribuant les billets et ramassant d'un air détaché l'argent que les gens déposaient devant lui.

La salle ne fut pleine qu'aux trois quarts. Un bal, organisé, ce soir-là, au Café du Commerce, faisait concurrence à la troupe Jéromisi. Mais le public restreint montra autant, et peut-être plus d'enthousiasme que les publics précédents.

La triomphatrice de la soirée fut nettement Stella.Les applaudissements et les ovations semblaient ne plus vouloir s'arrêter, alors

que, sur le bord de la scène, elle saluait avec son joli geste d'offrande et son sourire un peu maniéré.

Peut-être, les jeunes comédiens, devant cet éclatant succès, ressentirent-ils un léger pincement au cœur, mais, si quelque ombre de jalousie vint les assombrir un instant, ils chassèrent bien vite ce vilain sentiment. Après tout, il fallait reconnaître la supériorité de la petite danseuse. Auprès d'elle, ils se sentaient de simples amateurs et quoiqu'ils jouassent aussi bien que pouvaient le faire des enfants de leur âge, le théâtre n'était pas leur métier. Ils allaient le quitter bientôt pour reprendre leur vie de filles et de garçons en vacances, d'abord, d'écoliers et d'écolières ensuite.

Stella, au contraire, semblait née pour danser comme le papillon pour voler. La danse était non seulement son plaisir et sa joie, mais aussi sa raison d'être et toute sa vie : rien d'autre n'existait pour elle.

Ses compagnons joignirent donc de bon cœur leurs applaudissements aux ovations des spectateurs, jusqu'à ce qu'après un dernier rappel et un dernier salut, Stella, sur la pointe de ses chaussons rosés, regagnât définitivement les coulisses.

Le plus mauvais souvenir de sa tournée, la troupe Jéromisi devait le récolter le lendemain, dans le village où elle s'arrêta.

Un charmant village, pourtant, étage sur une colline comme une poignée, de cailloux blancs, tout fleuri de glycines, de clématites violettes et de lauriers-rosés et même, pourvu, au centre de sa place ombragée par d'épais marronniers, d'une fontaine en forme de vasque qui coulait, ce qui n'est pas le cas de bien des fontaines méridionales, au plus chaud et au plus sec du mois d'août !

Mais, dès l'entrée de la diligence dans la grand-rue, Claire-Lise fit la grimace :« Les gens d'ici ont des têtes à claques », dit-elle, péremptoire.Thierry protesta :« Qu'est-ce que tu en sais ? Nous arrivons. »

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Mais, comme pour donner raison à sa sœur, une dizaine de grands gamins, de treize à quinze ans, se jeta sur la patache et, au lieu de l'escorter en riant et en criant amicalement, comme d'habitude, tous se suspendirent au vieux véhicule et sautèrent sur le marchepied, en hurlant non seulement des railleries, mais encore toutes sortes de grossièretés.

L'un d'eux tendit le bras à l'intérieur de la diligence et coiffa Claire-Lise de sa casquette crasseuse, pendant qu'un autre tirait brutalement les cheveux de Francette. Cette dernière le regarda avec de grands yeux effrayés et fondit en larmes, tandis que Claire-Lise retirait le couvre-chef d'un air dégoûté et le jetait par une des petites fenêtres en disant :

« C'est la première fois que nous rencontrons de pareils voyous : vous voyez bien que ce village est un sale village. Nous devrions continuer notre route sans nous y arrêter. »

Mais ses compagnons.ne furent pas de cet avis. Ils voulaient suivre exactement l'itinéraire qu'ils s'étaient tracé et donner leur représentation partout où ils avaient décidé de le faire.

« Et puis, dit Olivier, on ne va pas « caler » devant ces types, non ! »D'ailleurs, une fois la voiture arrêtée sur la place, en face des terrasses de café,

pleines de monde, les gamins s'étaient éclipsés. Abandonnant son « pastis », un des consommateurs vint interroger les enfants et leur proposer aimablement son aide.

Pendant que M. Brunel partait avec les garçons pour leur montrer une salle et les conduire à la mairie afin de demander l'autorisation nécessaire, les filles attendaient, assises sur la margelle de la fontaine. Encore sous la désagréable impression de l'arrivée, elles restaient silencieuses et moroses. Seule, Stella souriait avec un peu de pitié, semblait-il.

« Ça ne te fait rien, à toi, des histoires de ce genre ? lui demanda Claire-Lise.— Oh ! moi... j'en ai vu et entendu bien d'autres ! » répondit la petite danseuse

en trempant machinalement sa main brune dans l'eau du bassin.Les garçons revinrent un moment après, fort satisfaits : tout s'arrangeait au

mieux pour la troupe, on aurait une belle salle pour la représentation et un endroit très agréable pour camper.

Oui, c'était, en effet, un coin charmant que celui où l'on monta les tentes. Un bosquet de pins l'ombrageait, dont les aiguilles tombées couvraient le sol d'un tapis sec et odorant. Devant cet îlot d'ombre et de fraîcheur relative, une garrigue dévalait en plein soleil jusqu'au bas de la colline, toute parfumée de thym et de lavande. Et, parmi sa pierraille brûlante, quelques figuiers sauvages poussaient, chargés de leurs délicieuses petites figues, couleur d'ambre, entrouvertes sur une pulpe écarlate.

« On va être ici comme des rois !» dit Julou, en déposant la tente roulée et les piquets qu'il portait.

Mais les filles jetèrent un regard autour d'elles et ne furent rassurées qu'en constatant la proximité des premières maisons du village.

Les pignes de pin ne manquèrent pas pour allumer le feu, Pierre-Etienne apporta une cruche d'eau, Francette et Marianne allèrent, comme de coutume, acheter le pain et les fruits et les autres aidèrent Louisette à préparer une salade de tomates, une omelette et des spaghetti. M. Brunel offrait le dessert : une corbeille de raisins : des œillades aux grains énormes et des clairettes dorées.

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Après ce bon "repas, tout le monde alla faire la sieste, les rires et les conversations ne durèrent pas : bercés par le chant monotone de milliers de cigales, engourdis par la chaleur ardente de ce milieu du jour, les enfants s'endormirent presque aussitôt.

La première pierre tomba vers trois heures. Comme elle n'était pas grosse, elle rebondit sur une tente sans la crever, mais la toile tendue résonna comme un tambour et quatre garçons levèrent la tête en même temps et demandèrent tous ensemble :

« Dites donc ? Qu'est-ce que c'est que ça ?»Comme une réponse, une seconde pierre frappa la tente, puis une troisième,

puis toute une pluie.« Ce sont les voyous de ce matin !— Il faut les faire cesser ! Ils vont tout démolir », criait-on de toutes parts.Francette qui venait de sortir prudemment la tête de sa tente la retira soudain

avec un cri perçant : un caillou l'avait atteinte en plein front.Là-haut, au-dessus du bosquet de pins, derrière un petit mur de pierres sèches,

on entendait les rires étouffés des chenapans.La vue du sang qui ruisselait sur le visage de Francette rendit les garçons

furieux. Poussant des cris de menace et sous une grêle de cailloux, ils coururent sus aux assaillants,

Une bataille en règle commença, pendant que les petites filles piaillaient en appelant leurs mères qui ne risquaient pas de se porter à leur secours. Leurs frères et camarades y suffisaient.

Julou, le maigre Julou, vif, nerveux et plus fort qu'il ne paraissait, se montrait un adversaire redoutable. Thierry se battait froidement, durement, en serrant les lèvres. Pierre-Etienne en criant sais arrêt :

« Voyous! Voyous ! Sales types ! » Quant à Olivier, fonçant comme un petit taureau, cognant des poings, des pieds, de la t«te, s'attaquant à des adversaires deux fois plus hauts que lui, il arrivait, par sa fougue, à les tenir en respect.

Stella s'était gracieusement assise sur le tronc d'un arbre renversé et contemplait cette scène dramatique avec sérénité. Le délicat Nicolas n'avait aucun goût pour le combat. Mais s'il n'était pas belliqueux, il était malin. Aussi, quittant le camp et faisant un détour pour éviter le champ de bataille, il courut à la gendarmerie chercher du secours.

Les gendarmes commencèrent par se faire tirer l'oreille pour le suivre. Mais le petit garçon leur fit un si tragique tableau de la troupe Jéromisi attaquée par une armée de brigands qu'il finit par les décider.

La seule vue de leur képi suffit à faire fuir les assaillants comme un vol de grives surpris dans une vigne. La maréchaussée ne put que constater les dégâts : les chemisettes déchirées des garçons, le nez tuméfié et l'œil au beurre noir d'Olivier, le front saignant de Francette.

« Ils vous ont mis dans un joli état ! » dirent les pandores en riant.Claire-Lise se hérissa :« Vous trouvez cela drôle, vous ?— Bah ! ce sont les risques du métier ! Et il n'y a guère de casse, après tout.

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— Et ce soir, à la représentation ? Que vont-ils faire, ces voyous ? Et cette nuit ? Vous croyez que nous dormirons tranquilles ? cria Claire-Lise comme une furie. Si vous nous trouvez tous morts demain matin, ça vous fera rire aussi ? »

Le grand et gros gendarme auquel elle s'adressait la considéra d'un air amusé, ce qui acheva d'exaspérer la petite fille.

« Ce soir, ma belle, fit-il enfin calmement, nous serons à votre représentation avec nos femmes et nos gosses. Et, cette nuit, nous aurons prévenu les « galapiats » que l'un de nous priera vos camarades de se serrer un peu pour lui faire place dans une de leurs tentes, afin qu'il puisse veiller sur vous tous.... Ça ira comme ça ?

— Oui... ça ira.... Merci, monsieur », bredouilla Claire-Lise, subitement calmée. « Ouf ! je n'en puis plus ! ajouta-t-elle quand les gendarmes furent partis. Louisette ! il nous faudrait bien un verre de sirop d'orgeat pour nous remettre ! »

Louisette qui achevait de panser la blessure de Francette répondit : « J'y ai pensé ! Je viens justement d'envoyer Jean-Michel chercher de l'eau fraîche.

— En tout cas, il y en a une qui n'a pas besoin de sirop », fit Thierry, en désignant du coin de l'œil Stella qui chantonnait un air du ballet de Sylvia, toujours assise au milieu du bosquet.

« Que veux-tu, répondit Claire-Lise, toujours prête à défendre la petite danseuse, Stella a vu tellement de choses plus terribles dans sa vie ! Il ne faut pas lui demander d'être comme nous. »

La représentation du soir se passa normalement. Mais les enfants restaient nerveux, troublés et le souffleur dut leur venir en aide plus souvent que d'habitude.

Le front de la pauvre « Cathos » s'ornait d'un pansement fixé par deux bandes de sparadrap que Louisette avait vainement essayé de dissimuler sous une frange de cheveux. Quant à « Almanzor ». on n'avait même pas cherché à cacher son nez semblable à une jolie pomme de terre nouvelle et son œil à demi fermé et cerclé de noir. Le public le prit tel qu'il était et son aspect lui gagna la sympathie apitoyée de toutes les mamans présentes.

Seule, Stella, légère comme une libellule, dansa mieux que jamais sur ses longues jambes nerveuses, avec ses gracieux ronds de bras, ses pirouettes, l'envol de ses cheveux noirs, le scintillement de ses boucles d'oreilles, battant ses joues brunes... et son éternel sourire.

Les gendarmes et leurs familles se trouvaient dans les premiers rangs du public, en sorte qu'aucun des chenapans n'osa se montrer et la nuit s'écoula sans incident, car, dans la tente de Bernard, de Julou et de Pierre-Etienne, serrés comme des sardines, la maréchaussée tutélaire veillait sur le camp.

Mais quand le lendemain matin, la diligence quitta le village, Claire-Lise poussa un grand soupir de soulagement et cria :

« Adieu! pays des «galapiats»... et pas «au revoir» surtout!»

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CHAPITRE XXII

LA DERNIÈRE ÉTAPE. LE PAPILLON S'ENVOLE

DE VILLAGE en village, jouant sur les places, dans les écoles, dans les salles diverses, la troupe Jéromisi achevait sa tournée.

La diligence avait quitté les rives du Vidourle, traversé la plaine du Vistre et les collines des Costières. Elle roulait maintenant vers les confins du pays languedocien, vers Les Saintes-Maries-de-la-Mer, le beau village de pêcheurs, la « perle de la Camargue », dont la très ancienne église, qui fut en même temps une forteresse, se dresse comme un vaisseau doré au bord même de la Méditerranée.

On traversait cette région étrange, à laquelle aucune autre ne ressemble. Des champs de riz, des vignes... et puis, un désert infini, où rien ne pousse plus, sur une terre parsemée de plaques de sel blanchâtres, sauf une herbe rare et dure, des buissons d'enganes et de tamaris, et ces fines bruyères, d'un mauve délicat, qu'on appelle des saladelles.

De loin en loin, on rencontrait un de ces mas tout, blancs où l'on élève des taureaux et, de nouveau, c'était le désert.

Sur la route, cependant, la diligence, n'était pas seule. De nombreuses voitures la croisaient, car, en ce mois d'août, beaucoup de

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gens vont faire aux «. Saintes », où ils possèdent des villas, une saison de bains de mer, sur la magnifique plage de sable fin.

« En sorte, disait Claire-Lise, que nous pouvons nous attendre à un très nombreux public.... »

Tout à coup, la patache fut encadrée par quatre jeunes gardians qui l'escortèrent en nant et en caracolant sur leurs petits chevaux sarrasins.

« Et alors ? Vous allez aux Saintes ? crièrent-ils. Vous y ferez le théâtre ?— Bien sûr !— Dommage qu'on ne puisse pas venir !— Vous n'avez pas le temps ?— Nous avons deux cents vachettes à garder... si vous croyez qu'on peut

les laisser !— Où sont-elles ?— Là-bas, pas loin de la route. Vous voulez les voir ?— Oh ! non ! s'exclamèrent les filles.— Oh ! oui ! répondirent les garçons.— Décidément, cela nous retarderait trop, dit Thierry : il ne faut pas nous

mettre en retard. On ira une autre fois.— C'est ça ! Allez— Au revoir, les gars ! Au revoir, mesdemoiselles ! »Les gardians firent un grand geste d'adieu en levant leurs tridents et partirent au

galop, à travers les enganes et les saladelles, pour rejoindre là-bas, au loin, les masses noires et mouvantes que l'on apercevait : les taureaux, en train de brouter le maigre pâturage camarguais.

Tout à coup, Olivier, assis à côté de Julou, frappa sur la vitre et cria :« On arrive ! Regardez ! »Très loin, en effet, au bout de l'immense plaine et devant la ligne brillante de la

mer, on apercevait, petite comme un jouet, l'église massive avec son clocher trapu à deux étages d'arceaux où les cloches se balancent en plein air.

« Mon pauvre Olivier ! Ce n'est pas parce qu'on distingue les Saintes à l'horizon qu'on peut se croire arrivés : nous en sommes encore loin, répondit Bernard.

— C'est égal, cela me fait quelque chose d'atteindre notre dernière étape et de penser que nous allons y jouer Les Précieuses pour la dernière fois ! remarqua Claire-Lise.

— Comment ? demanda vivement Stella. Que veux-tu dire?— Eh bien, je veux dire qu'après la représentation de ce soir, notre tournée

sera terminée.— Ah !... et après ?— Comment : après ?— Que ferez-vous en attendant la tournée suivante ?— Mais... il n'y aura pas d'autre tournée. Nous rentrerons dans nos familles

pour finir les vacances; ensuite nous retournerons en classe, les uns au village, les autres à Paris.

— Alors, qu'est-ce que je vais devenir, moi ?— Toi ? Sois tranquille, Stella : nos parents s'occuperont de toi. Je pense

qu'on te mettra dans une bonne pension où tu apprendras beaucoup de choses.— Et je ne danserai plus ?

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— Ah ! non, bien sûr— En tout cas, pas tout de suite. Plus tard, peut-être, quand tu seras grande, tu pourras....

— Mais je ne veux pas, interrompit Stella, bouleversée ! Mais je ne peux pas vivre sans danser, moi ! Et sans voir le public, sans entendre les applaudissements, sans voyager d'un endroit à l'autre... enfermée dans une cage, toujours la même !

— Tu préférerais retourner avec ces voleurs du théâtre Antonini, quand ils sortiront de prison ? »

Stella haussa les épaules sans répondre. Elle se pelotonna dans le coin de la diligence comme un petit oiseau pris au piège et ne desserra plus les dents jusqu'aux Saintes.

Les enfants en ressentirent un certain malaise, mais ils oublièrent la mauvaise humeur de la petite danseuse quand on atteignit enfin le beau village tout blanc, avec ses rues bien propres, aux pavés pointus et ses filets de pêche séchant contre les murs.

On ne put arrêter la patache au pied de l'église, comme Julou en avait l'intention, car, sur la petite place, tout était préparé pour faire courir les taureaux, ainsi qu'on le faisait autrefois, avant la construction des arènes en ciment armé. Des fêtes folkloriques allaient avoir lieu : on n'avait pas voulu de ces arènes trop neuves pour les courses de vachettes. Estrades et charrettes obstruaient le passage et tout devait se passer selon les anciennes traditions.

La diligence resta donc, sous la garde de son cocher, sur une autre place, plus grande, au milieu de laquelle se dresse la statue de Mireille, l'héroïne du grand poète provençal Mistral. Elle fut aussitôt entourée non seulement par les gamins du pays, mais par une foule bariolée de petits villégiateurs.

« Tu as ton calepin, Thierry ? » demanda Claire-Lise.Thierry sortit de sa poche le carnet sur lequel étaient notés le nom et l'adresse

d'une vieille tante de Mme Berthézène, qui demeurait aux Saintes. « Allez-y sitôt arrivés, avait recommandé la brave hôtelière : je vais lui écrire pour vous annoncer et je vous promets que vous serez bien reçus ! »

« Pourvu qu'elle ait pensé à la prévenir », dit Francette en suivant la ruelle où s'élevait la petite maison toute blanche et très modeste.

Oui. La vieille Angéline Bénézet avait été alertée et elle attendait la troupe Jéromisi avec tous les raffinements de l'hospitalité méridionale. Le café de l'accueil était prêt à être versé dans les plus belles tasses et le couvert mis sur une table agrandie de toutes ses rallonges.

Angéline, dans sa pauvre cuisine, reçut les enfants avec l'aisance et la dignité d'une princesse. Elle réalisait ce miracle d'être belle encore à quatre-vingts ans, comme ces rosés qui se dessèchent lentement sans s'effeuiller et qui prennent une teinte délicate de vieil ivoire.

Toute de noir vêtue, elle portait le costume des « santenques », pareil au costume provençal. Mais sa petite coiffe, entourée du ruban à bout flottant et sa « chapelle » de mousseline, croisée sous son fichu, étaient d'une éblouissante blancheur.

« Oh ! madame Angéline, comme vous vous êtes dérangée pour nous. Merci mille fois ! s'écria Louisette, en désignant la table préparée.

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— De rien, de rien, ma belle, protesta la petite vieille. C'est un repas bien simple, car, peuchère, je n'ai pas beaucoup de sous. Mais j'ai fait ce que j'ai pu. Vous voulez manger tout de suite ?

— Non. Il vaut mieux aller d'abord nous installer. Ah ! quel plaisir ce sera de camper sur la plage ! »

Une heure après, la diligence et les chevaux étaient remisés et les tentes dressées sur le Sable, au bord de la mer grise, bleue, scintillante, où moutonnaient de petites vagues bruissantes. Le maire autorisait la représentation pour le soir, sur le « plan » et les enfants avaient entreposé les costumes chez une amie de la vieille Angéline, qui tenait une boutique de « souvenirs » au pied même de Notre-Dame-de-la-Mer.

« Eh bien, dit alors Olivier, je trouve que le déjeuner ne sera pas de trop, maintenant ! »

Tout le monde était de cet avis et il ne fut pas le seul à faire honneur au saucisson d'Arles, au beurre de brebis, aux olives, au grand poisson à la mayonnaise, à la crème et aux oreillettes craquantes, poudrées de sucre fin.

Angéline riait de plaisir à les voir dévorer de si bon appétit.Lorsque les enfants la quittèrent, elle promit d'assister, le soir, à la

représentation, « bien que je ne sorte plus, depuis la mort de mon pauvre mari, dit-elle. Mais pour vous qui êtes si « bravets », je viendrai.... »

Avant de gagner la plage, on visita le village. Il n'y avait, d'ailleurs, rien d'autre à voir que la vieille église, toute dorée et brûlante de soleil au-dehors, glacée et presque obscure à l'intérieur, Pas de vitraux : de minuscules fenêtres, percées dans les énormes murailles, une odeur pénétrante d'humidité, de cire, d'encens et, au beau milieu, un puits d'eau douce qui servait jadis aux habitants, lorsque, réfugiés dans leur église-forteresse, ils étaient assiégés par les pirates... telle était Notre-Dame-de-la-Mer.

Les petits acteurs reçurent avec plaisir, en plein visage, la bouffée de chaleur, chargée d'odeurs marines, qui les accueillit à la sortie de l'étrange sanctuaire.

Les garçons se rendirent tout de suite à la plage. Les filles _ s'attardèrent à contempler les trésors de la boutique où l'on avait déposé les costumes.

On vendait de tout chez Mme Gustin ! Des cartes postales, des espadrilles, des foulards imprimés, des cruches provençales de toutes tailles, en terre vernissée verte ou jaune, des boîtes en coquillages, ainsi qu'une quantité d'objets sur lesquels on lisait : « Soutenir des Saintes-Maries-de-la-Mer ». Et surtout, rangé sur les étagères tout un peuple de « santons », ces petits bonshommes de terre cuite, peints de couleurs vives, qui s'ajoutent, à Noël, aux personnages traditionnels de la Crèche, dans tant de maisons du pays, et qu'on vend, tout au long de l'année, pour la plus grande joie des touristes.

Enfin, tout le monde finit par se retrouver sur la plage, où les enfants se baignèrent longuement et avec délices, mêlés à la foule des villégiateurs.

Tout à coup, Bernard qui s'était écarté des autres, revint en courant.« Suivez-moi vite, j'ai à vous parler », dit-il à Thierry et à Claire-Lise, en

passant près d'eux.Il s'engouffra dans une tente où le frère et la sœur le rejoignirent.« Qu'est-ce qu'il y a ?— Les roulottes d'Antonini sont ici !— Mais, comment ? Mais, où ?

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— Derrière les dunes de sable, tout au bout de la plage : j'en viens, je les ai vues !...

— Mais ces gens étaient en prison !— C'est pourquoi je n'y comprends rien.— Oh ! pourvu que Stella ne les ait pas aperçus ! Où est-elle ? » s'écria Claire-

Lise.Mais Stella, un peu plus loin, regardait rêveusement la mer, tandis que l'écume

des vagues caressait doucement ses chevilles délicates.« J'aurais tellement peur qu'elle veuille retourner avec eux, murmura Claire-

Lise.— Ecoutez ! Il faut savoir quelque chose », dit Thierry. Bernard se leva :« C'est mon avis. Je me rends de ce pas à la poste. Je devais téléphoner à mon

père pour l'avertir que nous rentrons demain; j'appellerai aussi les gendarmes qui ont arrêté ces gens : ils me renseigneront.

— Je t'accompagne », dit Thierry.Tout en surveillant la petite danseuse du coin de l'œil, Claire-Lise attendit avec

impatience le retour des garçons.« Eh bien ? demanda-t-elle dès qu'ils furent de retour.— Antonini est toujours en prison, dit Bernard, avec quatre types de sa troupe.

Ils ont fait des aveux complets, d'où il ressort que les autres ne sont pas coupables. On les a donc relâchés.

— Et pourquoi sont-ils ici ?— C'est ce qu'on ignore. Ils ont suspendu leurs représentations, puisqu'il leur

manque les principaux acteurs. « Ils préparent sans « doute un nouveau programme et cherchent des artistes », ont dit les gendarmes....

— Ça, c'est grave !— Oui, car Stella ferait joliment bien leur affaire.— Elle n'ira pas avec eux, déclara Claire-Lise. Il est impossible qu'elle nous

préfère ces gens.... Taisons-nous : la voilà ! »Stella s'approchait, en effet, avec les autres enfants. Il était temps d'aller «

manger les restes » chez Angéline, comme la bonne vieille les y avait invités et ensuite de se préparer à la représentation.

...La soirée fut une des plus réussies de toute la tournée.L'assistance où se pressaient les gens du pays et les baigneurs fut extrêmement

nombreuse.Et quel cadre pour les petits acteurs !Derrière eux, l'église-forteresse qui se détachait, noire et trapue, sur le ciel

palpitant d'étoiles; devant eux, les charrettes chargées de monde et les maisons du village toutes claires dans la nuit....

Deux puissants projecteurs, posés là pour les courses nocturnes de taureaux, éclairaient juste l'estrade qui servait de scène.

Aucune salle de spectacle ne possédait une acoustique aussi parfaite que ce petit « plan » et les voix des enfants y résonnaient avec une pureté et une netteté extraordinaires.

Après que Pierre-Etienne eut lancé la dernière phrase des Précieuses et tandis que les applaudissements crépitaient encore, Stella, tenant du bout des doigts les bords

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de sa jupe vaporeuse et scintillante, s'avança sur l'estrade en faisant des « pointes », puis, elle se mit à danser, au son d'une valse connue.

« Comme elle danse bien, ce soir ! murmura Francette.— Elle est merveilleuse ! répondit Claire-Lise. Elle semble n'avoir aucun poids

! Elle est comme un papillon qui vole... et c'est la dernière fois que nous le voyons voler.

— Je me demande si elle supportera la vie de pension.— Il le faudra bien... mais cela ne paraît pas l'enchanter ! »Tout le monde avait les yeux fixés sur Stella... et personne ne vit, debout entre

deux charrettes, quelqu'un qui se tenait là depuis un instant... quelqu'un qui n'était pas un inconnu pour la troupe Jéromisi : un grand escogriffe aux cheveux trop longs, la casquette sur l'ail et la cigarette au bec.

Non, personne ne le vit... sauf Stella. Leurs regards se croisèrent. Il ne fit qu'un léger signe en montrant du pouce, par-dessus son épaule, la direction des roulottes.

Sans cesser de sourire, sans s'arrêter de tournoyer, les bras arrondis au-dessus de sa tête, Stella répondit d'un clin d'œil. L'homme, aussitôt, recula et disparut dans la nuit.

La représentation se termina dans une atmosphère d'enthousiasme. Les enfants venaient de conquérir la population des Saintes. ]! est vrai qu'ils avaient plus que jamais joué et chanté de tout leur cœur et de leur mieux, en pensant qu'ils le faisaient pour la dernier* fois.

La vieille Angéline, tout émue, voulut les embrasser tous et son amie, Mme Gustin, ravie de sa soirée, promit qu'il y aurait « quelque chose pour eux » dans sa boutique, lorsqu'ils viendraient le lendemain matin charger sur la diligence, avant le départ, le coffre des costumes, les paravents et les accessoires.

« Couvrez-vous bien, mes petits ! leur cria Angéline, comme ils partaient pour la plage. Les nuits sont humides au bord de la ruer. »

Humides? oui, sans doute... et aussi un peu impressionnantes pour des enfants. L'immense plage complètement déserte, le vent, l'obscurité et ce bruit incessant des vagues qui semblaient chuchoter entre elles, tout cela pénétra les petits acteurs d'une légère angoisse.

Mais, sous les tentes, éclairés par leurs lampes électriques, ils se rassurèrent et s'installèrent pour dormir. Louisette, Anne-Denise et

Nicolas se serrèrent pour faire place à Stella qui ne pouvait, ce soir-là, coucher dans la diligence, restée au village.

Bientôt, tout le monde sombra dans un profond sommeil....Si profond que, vers deux heures du matin, personne n'entendit l'air du ballet

de Sylvia que quelqu'un sifflait doucement au dehors.Personne, non plus, n'entendit la petite danseuse se glisser hors de la tente et

demander à voix basse :« C'est toi, Jo ?— C'est moi... les autres t'attendent. Viens vite : on part.— Et ma valise ?— Elle est déjà là-bas : j'ai bien pensé que tu l'aurais cachée sous l'estrade.

Allez, ouste ! en route. »

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Et personne ne vit s'éloigner une grande silhouette maigre à côté de laquelle se hâtait une petite ombre fugitive.

Adieu, Stella ! Adieu, papillon léger ! La troupe Jéromisi t'a perdue pour toujours....

Haletant, Bernard revint en courant :« Les roulottes ne sont plus derrière les dunes ! Stella est partie avec ces gens. »Effondrée sur le sable de la plage, Claire-Lise pleurait.« Pourquoi, mais pourquoi ?— C'est facile à comprendre : elle préfère une vie dure, aventureuse, mais libre,

avec des compagnons qui ne valent pas cher, mais qui la feront danser tant qu'elle voudra.

— Et quelle raison avait-elle de s'en aller en cachette, sans rien dire, sans un mot d'adieu ?

— Sans doute, pensait-elle que nous chercherions à la retenir... ou bien elle ne savait comment nous annoncer qu'elle nous quittait... et elle avait quand même un peu honte....

— Quelle ingrate ! Elle ne mérite pas que tu te désoles ainsi, Claire-Lise, dit Louisette en embrassant la petite fille.

— Je l'aimais bien, dit simplement l'enfant, et je crois que je ne pourrai jamais l'oublier.

— Allons, fit Thierry, ne nous attendrissons pas sur cette Stella. Il ne faut plus penser à elle. Ce soir, nous serons chez nous et demain... demain, nous compterons le contenu du coffre aux recettes; nos parents seront revenus et ils auront leur belle surprise. »

Cette perspective sécha les larmes de Claire-Lise. On allait revoir Jéro et Misie.... Quel bonheur !

Mme Gustin attendait les enfants dans sa boutique. Elle avait préparé pour chacun d'eux un petit cadeau « en remerciement du plaisir qu'ils lui avaient fait, la veille au soir », dit-elle.

C'étaient des foulards imprimés, des petits cabas de paille, brodés de couleurs vives, des couteaux sur le manche desquels on voyait une minuscule Notre-Dame-de-la-Mer et, pour Claire-Lise, tout un groupe de santons ravissants et bariolés, bien emballés dans un carton sur un lit de papier de soie.

Angéline était là aussi. Dans l'agitation et l'émotion du départ, les deux bonnes vieilles ne remarquèrent pas l'absence de Stella. Elles agitèrent la main, en criant « Au revoir » jusqu'à ce que la diligence eût disparu.

Claire-Lise ne put s'empêcher de soupirer, en voyant son frère installé de nouveau en face d'elle.

« Eh ! oui, ma vieille : résigne-toi à voir la bobine grinchue de Thierry à la place du sourire enchanteur et des anneaux de rideau pendus aux oreilles de notre incomparable Stella ! Je ne suis pas aussi beau qu'elle, mais tu peux au moins compter sur moi. Ton vieux Thierry, c'est du solide, tu sais ! » dit le jeune garçon, qui faisait rarement de si longs discours.

Les yeux de sa sœur se remplirent de larmes :« Oui, va, je sais bien,... mais laisse-moi m'habituer à-....

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— Soit ! Prends ton temps, ma fille, mais tâche d'être consolée en arrivant au mas Perrier ! »

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CHAPITRE XXIII

LE RETOUR. DÉCEPTION

LE MAS Perrier ! Il apparut tout à coup au tournant de la route, avec sa rangée de cyprès, son figuier, dépassant le mur de la cour, son toit de tuiles rousses... et, devant le portail, la famille Perrier au grand complet, avec Combette et la plupart des parents qui attendaient le retour de la troupe Jéromisi.

Ce fut un beau concert d'exclamations, de bruyantes embrassades, de questions entrecroisées, mêlées au bruit de la diligence que Julou allait garer au fond de la cour.

Seule, la tante Anaïs, revenue de sa saison à Vichy, accueillit froidement ses neveux. Elle piqua sur leurs fronts trois secs petits baisers, comme une poule qui picore trois petits grains et dit d'un ton pincé :

« Vous en avez fait de belles, pendant mon absence ! Et jusqu'à quand cet « équestre » va-t-il rester là ? ajouta-t-elle en désignant la patache d'un air dégoûté.

— Jusqu'à pas plus tard que tout à l'heure, répondit son frère avec bonhomie : nous allons la remonter à « La Pinède », avec Paulet et Julou : il faut qu'elle soit à sa place quand M. et Mme Chancel arriveront.

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— Oui, dit Combette : il y a eu un télégramme à midi : ils seront là ce soir.— Ce soir ! Il me semble que je rêve ! C'est trop beau ! s'écria Claire-Lise.— Allons, mes amis, dit le docteur, en prenant Gilles et Anne-Denise par les

épaules, il faut rentrer chacun chez soi.— Mais demain, à trois heures, soyez tous là, recommanda Pierre-Etienne : on

ouvrira le coffre aux recettes et on saura le résultat de notre tournée.... Tu veux bien, papa ?

— Naturellement, c'est .entendu », répondit M. Perrier avec un air un peu gêné que les enfants ne remarquèrent pas.

Une heure plus tard, la patache avait réintégré la remise, d'où il semblait qu'elle ne fût jamais sortie. Thierry et Claire-Lise, douchés et changés, lisaient tranquillement dans les fauteuils de toile, sur la terrasse de « La Pinède ». On entendait Combette aller et venir à la cuisine et la voix un peu enrouée d'Olivier qui causait avec elle... ou, plutôt, qui monologuait, car Combette n'émettait guère que quelques monosyllabes.

Tout redevenait comme à l'ordinaire, et la tournée de la troupe Jéromisi semblait déjà un drôle de rêve qu'on aurait fait la nuit précédente.

Quand ils entendirent sonner sept heures à l'église du village, les trois enfants dégringolèrent le chemin de la colline pour aller attendre l'autobus sur la place du Marché, où ils piaffèrent d'impatience pendant dix bonnes minutes.

Enfin, le car rouge s'arrêta devant eux et leurs parents en descendirent.Quelle joie ! Il était là, leur Jéro, avec son collier de barbe noire, sa voix terrible

et son regard si doux,... elle était là, leur Misie, avec son ravissant visage et son tendre sourire ! Ils étaient là, ces vieux chéris ! on les embrassait à les étouffer, on les déchargeait de leurs valises, on remontait avec eux, comme dans un lève, le rude chemin de « La Pinède », sans seulement sentir que « ça faisait tirer», comme disait le facteur.

Et, tout en les interrogeant sur la santé des Tissier, sur les peintures murales que Jéro avait dû terminer, sur le petit foébé de leurs amis, les enfants pensaient : « Si vous saviez ! Si vous saviez ce que nous avons fait pour vous ! Vous seriez encore plus heureux. Mais, patience..., demain soir vous l'aurez, votre merveilleuse surprise ! »

« Pas besoin de vous demander si vous avez « langui » de nous, fit Jéro en souriant : quelles mines superbes !

— A quoi passiez-vous donc vos journées ? interrogea Misie. Vos rares lettres ou cartes ne disaient pas grand-chose.

— C'est que nous n'avions pas grand-chose à raconter, répondit Claire-Lise, en retenant un sourire.

— En tout cas, vous ne manquiez pas d'invitations ! Chez les amis de l'instituteur, au château de Tresfonts, chez le frère de Combette, d'où vous avez envoyé ces jolies cartes....

— Oui... oui..., en somme, le temps a passé assez "rite, répondit Thierry.— Ah ! nous voilà arrivés. Vous devez avoir faim : j'ai conseillé à Combette de

préparer des aubergines et du thon frais aux tomates, car je sais que vous aimez ça », ajouta Claire-Lise pour détourner la conversation.

...Le couvert était mis sur la terrasse. Les lauriers-rosés embaumaient, le vent chantait dans les pins, la crécelle des cigales venait de s'arrêter.

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Le cercle de famille se reforma autour de la table, dans la paix de cette belle soirée d'été.

Le lendemain, à trois heures, la troupe Jéromisi fut réunie au grand complet, au mas Perrier. Les enfants étaient venus par une chaleur torride, mais ils trouvèrent l'ombre et la fraîcheur dans la grande salle à manger du mas, aux persiennes fermées.

Ils s'assirent autour de la table au milieu de laquelle on avait posé le coffre aux recettes.

L'instant était solennel ! Personne ne soufflait mot. On n'entendait que le bourdonnement d'une guêpe qui tournait autour d'une coupe de pêches, posée sur la crédence.

L'odeur de ces pêches faisait presque défaillir Claire-Lise.« Allons-y ! » dit M. Perrier d'une voix qui les fit tous sursauter.Thierry ouvrit le coffre et on versa tout le contenu sur la table.« Hé ! c'est une jolie petite montagne ! » remarqua Olivier avec satisfaction.Sur le conseil de M. Perrier, les enfants firent alors des liasses avec les billets et

des piles de pièces de cinquante, de vingt, de dix francs.Lorsque tout fut trié, Bernard et Thierry calculèrent la valeur de chaque liasse et

de chaque pile. Ensuite, ils terminèrent par une seule et dernière addition,« Trente-sept mille six cent quatre-vingt-deux francs, annonça Bernard.— Est-ce que cela équivaut à ce qu'on aurait vendu « La Pinède ? » demanda

naïvement Claire-Lise.Mais, déjà, les grands garçons, Thierry, Bernard, Gilles, Pierre-Etienne s'étaient

regardés avec consternation.Il y eut un grand silence. Personne n'osait parler et le bourdonnement de la

guêpe parut assourdissant.Claire-Lise regarda chacun de ses camarades, l'un après l'autre, avec une

angoisse grandissante.« Alors ? balbutia-t-elle, enfin.— Oui, alors ? » demandèrent les plus jeunes.M. Perrier posa sur les enfants son bon regard apitoyé.« Mes pauvrets ! dit-il, « La Pinède » vaut plusieurs millions. Vous représentez-

vous combien de mois, combien d'années, il faudrait à la troupe Jéromisi pour recueillir une pareille somme ? Nous vous avons laissé entreprendre cette tournée, pensant qu'elle vous procurerait de belles vacances. Mais sans nous faire la moindre illusion sur son résultat financier. Il faut vous résigner à ce que votre expédition n'ait eu d'autres buts que de faire plaisir à beaucoup de gens et de vous amuser en même temps... et aussi de rapporter cette somme que nous pourrons envoyer de votre part à quelque œuvre intéressante, si toutefois vous êtes de cet avis.

« Et voilà ! j'aurais préféré, bien sûr, que votre aventure ne se termine pas par une déception et cela me peine, allez, de vous dire ces choses.... »

Brusquement, Claire-Lise se leva et partit en courant. Elle ne pouvait supporter un mot de plus..., ces mots raisonnables et affectueux, pourtant, mais qui lui faisaient trop de mal.

Dans la cour, elle passa sans la voir et sans la saluer à côté de la Tata, qui murmura : « Ces enfants d'artistes, ça n'a pas de manières », puis, elle franchit le portail et s'élança sur la route, en courant. Sa déception et son désespoir étaient si

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grands qu'elle n'avait plus qu'une idée : se précipiter à la maison chercher un refuge dans les bras de Misie et tout lui dire... et n'être plus qu'une très petite fille désolée que sa mère console.

Sans ralentir sa course, elle monta le raide chemin de la colline et atteignit enfin le portail de « La Pinède ». Mais, à peine l'eut-elle franchi qu'elle poussa une exclamation furieuse et s'arrêta net : là-bas, au bout de l'allée qui conduisait à la terrasse, on apercevait des robes claires, et l'on entendait une conversation animée; Misie avait d«s visites.

« Non ! C'est trop fort ! Il ne manquait plus que ça ! » Vociféra l'enfant à haute voix.

Où aller ? Que faire ? Claire-Lise était seule avec son chagrin,., et, après tout, tant mieux, car personne, pas même Misie, n'arriverait à la consoler.

Elle se remit à courir, le long d'une autre allée qui montait vers le sommet de la colline. Elle arriva là-haut hors d'haleine, le cœur cognant à grands coups dans la poitrine et, défaillant presque sous la brûlure du soleil, elle songea au creux paisible et frais de la «arrière comme au seul refuge possible.

Elle descendit le sentier abrupt à une allure folle et non sans tomber plusieurs fois rudement sur les genoux. Arrivée au fond du ravin, elle s'aperçut à peine qu'elle avait perdu une espadrille et que son pied saignait. Mais quand elle se vit seule... toute seule..., environnée d'un silence impressionnant, à la place même «ù la trouve Jéromisi s'était réunie si souvent, quand elle se dit : « Plus jamais ! » ses larmes coulèrent enfin.

Etendue à plat ventre dans l'herbe, le visage sur ses bras repliés, elle sanglota, gémit, cria avec toute la violence de son cœur passionné.

Et voici que, soudain, une main se posa sur sa tête, tandis qu'une douce voix disait, avec un accent étranger :

« Mais quel est donc ce terrible chagrin, chère Claire-Lise, et où sont vos camarades ? »

Claire-Lise se retourna et s'assit brusquement, montrant un visage en feu, gonflé, barbouillé, pitoyable. Elle aperçut, penchée sur elle, une des demoiselles de la « Catastrophe » derrière laquelle se tenait un grand jeune homme qu'elle ne connaissait pas.

La stupéfaction arrêta net les larmes de la petite fille. « Vous savez mon nom ? demanda-t-elle.— Je sais votre nom et je vous connais très bien, charmant. «

Madelon »... et mon fiancé que voici vous connaît comme moi. Nous vous expliquerons cela plus tard. Pour le moment, nous aimerions bien savoir la cause de votre peine. »

Aussitôt, Claire-Lise se remit à pleurer sans répondre à Miss Linda.Linda et Claude, seuls ce jour-là dans le belvédère, avaient vu arriver une petite

fille absolument hors d'elle-même, dont les cris et les sanglots remplissaient le ravin. Aussitôt, ils étaient sortis du parc en toute hâte, pour courir auprès d'elle.

Claire-Lise se leva péniblement :« Je veux rentrer chez moi », fit-elle à travers ses larmes. Mais elle poussa un

gémissement en posant le pied sur le sol.« II n'est pas question que vous remontiez cet affreux • chemin, ainsi blessée et

sans chaussure.

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— Hop ! petite Précieuse, venez vous faire panser à « L'Asile « fleuri », dit le jeune homme en la soulevant aussi facilement que s'il se fût agi d'une poupée bourrée de kapok. Et il l'emporta dans ses grands bras vers la « Catastrophe ».

Claire-Lise pleurait toujours, mais à petits coups, tranquillement, pourrait-on dire. L'aventure commençait à l'intéresser et la pensée qu'elle allait pénétrer dans la fameuse maison, honnie par Jéro, la distrayait de son chagrin.

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CHAPITRE XXIV

CLAIRE-LISE À LA « CATASTROPHE »

LE PIED pansé, le visage lavé à l'eau fraîche, les cheveux brossés, un verre de sirop de framboise où nageaient des morceaux de glace posé à portée de sa main, Claire-Lise, étendue dans un profond fauteuil du studio, faisait figure d'héroïne !

Les habitants de la « Catastrophe » l'entouraient, apitoyés, affectueux, empressés, attendant, sans poser la moindre question, qu'elle se décide à leur donner quelques explications.

Dolente, reniflant encore un peu, elle but lentement la boisson délicieuse, mais, par-dessus son verre, ses yeux vifs, « ses yeux d'écureuil », comme disait Misïe, observaient de tout près, cette fois, la famille américaine et le fiancé français.

Elle les trouvait tous si sympathiques qu'elle en voulait presque à son cher Jéro de les avoir appelés des «êtres innommables »... mais, pensait-elle, c'était sûrement parce qu'il ne les avait jamais vas !

Lorsqu'elle eut fini de boire, elle poussa un grand soupir entrecoupé, comme un enfant qui a beaucoup pleuré et adressa un tout petit sourire à Gloria.

« Allons ! cela va mieux, n'est-ce pas ? demanda le bon M. Smith.— Oui... merci.— Vos amis ne vont-ils pas vous chercher, dans le ravin ! »

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Le visage de Claire-Lise s'assombrit de nouveau : « Mes amis ne viendront plus là-bas... jamais... et nous ne jouerons plus Les Précieuses....

— Oh ! vraiment ? Quel dommage ! Nous avions tellement de plaisir à vous voir dans vos costumes et à vous entendre répéter cette pièce !

— Nous voir ? Nous entendre ? Mais il n'y avait personne dans la carrière ! s'écria la petite fille, les yeux arrondis de stupeur.

— Vous n'aviez donc pas remarqué le pavillon couvert de chèvrefeuille qui dépasse le mur ?...

—-* Non....— Il existe pourtant et, à travers le feuillage, nous pouvions assister à vos

répétitions. Oh ! c'était peut-être indiscret,... mais vous étiez si gentils et nous vous aimions tant !

— C'est ainsi, dit Linda, que nous avons appris à vous connaître tous. Il nous a semblé comprendre que vous, Claire-Lise, aviez deux frères, Thierry et Olivier et que votre père est sans doute le peintre qui demeure dans la maison jaune.... Est-ce bien cela ? »

Etourdiment, Claire-Lise s'écria :« Oui, c'est cela ! Et nous aussi, nous vous connaissons un peu, car, du haut de

la colline, nous aimons regarder ce qui se passe à la « Catastrophe » !A peine ce dernier mot lâché, elle rougit jusqu'à la racine des cheveux : quelle

gaffe !« La « Catastrophe » ? Est-ce le nom que vous donnez à notre maison ?»La petite baissa la tête :« Ce n'est pas moi, c'est Jéro... enfin... mon père... il a dit ça la première fois

qu'il l'a vue.— Sans doute parce qu'il ne l'a pas trouvée belle ? » fit Claude, qui paraissait

s'amuser beaucoup.Claire-Lise pensa que, puisqu'elle avait commencé, autant valait finir de

préciser l'opinion de Jéro.« Oh ! non.... Il a dit qu'elle gâtait le paysage, qu'elle ressemblait à un vacherin

à la crème... ou à un paquebot prêt à prendre la mer... et, enfin, que c'était une véritable catastrophe ! »

Un triple éclat de rire de Claude et des jeunes filles accueillit cette déclaration.« Vous entendez, Dad, l'appréciation d'un artiste sur « L'Asile « Fleuri ? »Oh ! puisqu'ils trouvaient cela si drôle, Claire-Lise pouvait bien les faire rire

encore. Aussi s'empressa-t-elle d'ajouter :« II a dit aussi qu'on ne devrait pas l'appeler « L'Asile fleuri », mais « L'Asile

d'ali... d'ali...— ...énés » ? suggéra Claude.— Oui.... Et qu'il n'y avait qu'une fleur : celle du navet ». La gaieté des jeunes

gens parut être à son comble, aussi est-ce sans grande anxiété que Claire-Lise demanda : « Ce ne vous fâche pas, au moins ?

— Oh ! pas du tout, dit Gloria : figurez-vous que nous sommes tout à lait de l'avis de votre père et que les ouvriers ont déjà

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Claire-Lise les trouvait tous si sympathiques.

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commencé à réparer du mieux possible les bévues commises par notre architecte. De plus, nous songeons sérieusement à reprendre l'ancien nom de la maison.

— Ah ! tant mieux ! Jéro sera très content et nous aussi. » Mais alors, la petite fille pensa que la famille Chancel aurait déjà quitté « La Pinède » pour toujours quand la « Catastrophe » serait réparée. Tout son désespoir revint d'un seul coup : son menton se mit à trembler et les larmes refirent leur apparition.

Mme Smith lui caressa les cheveux :« Oh ! chère enfant, il ne faut pas recommencer à pleurer. Quelle est donc la

cause d'une si grande peine ? »Alors, incapable de porter plus longtemps seule le fardeau de son chagrin,

Claire-Lise éprouva l'irrésistible envie de le confier à ces gens si bons et qui paraissaient si bien, comprendre une petite fille malheureuse.

Elle dit tout : « La Pinède » menacée, le projet des enfants pour la sauver, le secret de la diligence, la création et la tournée de la troupe Jéromisi et, cet après-midi même, sa visite au mas Perrier, sa terrible déception, sa fuite éperdue jusqu'au ravin où les fiancés l'avaient trouvée.

Elle parlait vite et son récit était légèrement embrouillé; aussi, M. et Mme Smith éprouvaient-ils quelque peine à le suivre, mais ils en saisissaient l'essentiel. Les jeunes gens, eux, comprenaient tout et ne riaient plus.

« Et maintenant, c'est fini, conclut tristement Claire-Lise. Il n'y aura pas de belle surprise pour Jéro et Misie : nous étions trop petits....

— C'est vraiment désolant, murmura Linda d'une voix émue : mais peut-être un événement nouveau surviendra-t-il qui permettra tout de même à vos parents de garder leur jolie maison.

— Un événement ? Je ne vois pas lequel ! Il faudrait que tout à coup, une foule de gens se mettent à acheter les tableaux de Jéro : mais, comment pourraient-ils le faire, s'ils ne les connaissent pas ?

— Ne peut-il organiser une ou plusieurs expositions, dans des galeries connues à Paris ?

— C'est très difficile, c'est même impossible et beaucoup trop cher.... Jéro l'a dit. »

Tout le monde sentit qu'il était inutile de discuter ce que « Jéro avait dit ». On renonça donc à bercer Claire-Lise de vagues espoirs et l'on détourna la conversation en parlant de son retour à la maison.

Gloria offrit de lui prêter la plus petite de ses sandales, encore beaucoup trop grande, même pour un pied entortillé dans un pansement. Claude proposa de l'accompagner dans sa voiture jusqu'à « La Pinède».

Mais Claire-Lise ne tenait pas du tout à ce qu'un habitant de la « Catastrophe » pénétrât chez ses parents : elle redoutait trop que Jéro lui fît un accueil un peu frais. Aussi assura-t-elle qu'elle pourrait très bien parcourir seule la dernière partie du trajet.

On l'installa dans la Simca, un sac de bonbons sur les genoux; on lui recommanda de revenir avec ses frères et debout sur le fameux péristyle aux colonnes, la famille américaine lui cria affectueusement : « A bientôt ! »

En cinq minutes, la voiture eut rejoint la grand-route et s'arrêta au pied de la colline.

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Claire-Lise prit congé du jeune homme et, traînant tant bien que mal la sandale de Gloria, elle s'achemina lentement vers la maison.

« Mais qu'est-ce qu'elle a, cette petite, et où va-t-elle ? » s'écria M. Perrier au moment où Claire-Lise prenait la fuite.

Thierry le savait très bien :« Elle a trop de peine... elle était tellement sûre que nous réussirions à sauver «

La Pinède » !— Ce n'est pas une raison pour filer comme une petite chèvre, sans dire

bonjour ni bonsoir !— Que voulez-vous, elle est comme ça : les choses lui font plus qu'aux autres

gens et je suppose qu'elle n'a pas voulu pleurer devant vous.— Oui, je comprends.... Ah ! nous n'aurions pas dû vous laisser

entreprendre cette tournée ! Nous voulions vous faire plaisir, mais nous n'avons pas assez pensé à la déception finale.

— Cela ne fait rien, monsieur Perrier. Vous avez été très chic pour nous et nous avons, en effet, passé de bonnes journées, jusqu'à ce soir.... Seulement, ce soir, ce n'est pas drôle, dit Thierry en se levant.

— Et alors, tu pars, toi aussi ? Tu ne restes pas pour faire une petite pétanque, avec Pierrot et les camarades ? Les boules sont déjà sorties. » II ne voyait donc pas, cet homme, que Thierry n'en pouvait plus et qu'il n'avait qu'une idée : être seul et retourner à la maison ?

« Oh ! non, merci : il faut que je rentre.— Soit, mais revenez bientôt, tous les trois : nous serons toujours contents de

vous voir. Et bien le bonjour à M. et à Mme Chancel. »Tous les enfants accompagnèrent Thierry jusqu'au portail. Ils étaient consternés

et la consternation les rendait muets.Thierry fit un grand effort et les invita à revenir à « La Pinède », « pour se voir

et pour jouer ensemble,... mais pas tout de suite, ajouta-t-il.— Oui, pas tout de suite : on n'aurait aucune envie de s'amuser », dit Francette.Les membres de la troupe Jéromisi se serrèrent gravement la main et Thierry

reprit le chemin de « La Pinède ».

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CHAPITRE XXV

PARENTS ET ENFANTS

Si LE chagrin de Claire-Lise prenait l'aspect d'un ouragan, celui de Thierry, au contraire, restait enfermé tout au fond de lui-même et le rendait encore plus silencieux. Les yeux secs, il marchait lentement, pesamment, la tête basse, le front barré de sa mèche rebelle.

Au fond, il n'avait jamais cru très sérieusement au succès financier de la troupe Jéromisi, mais, tant que la diligence sillonnait les routes, tant qu'on faisait quelque chose pour sauver « La Pinède », la vente de celle-ci paraissait beaucoup plus lointaine. La belle aventure imaginée par Claire-Lise semblait tisser comme un voile entre le moment présent et ce redoutable mois d'octobre. Maintenant, le voile était déchiré : rien ne séparait plus les, enfants d'un événement que tous leurs efforts n'avaient pu conjurer.

A mesure qu'il approchait de la maison, Thierry avançait plus lentement encore. Sans doute, Claire-Lise était-elle rentrée et avait-elle tout dit à Misie, alors qu'il eût tellement mieux valu se taire ! A quoi bon apprendre aux parents le lamentable échec d'une chose qui devait les remplir de joie, puisque cette chose ne se produirait pas, puisque tout était fini ?

Thierry redoutait le premier regard, le premier mot de sa mère, lorsqu'il allait la retrouver. Oh ! si elle pouvait ne rien dire ! Et s'il pouvait, lui, ne plus jamais, jamais entendre parler de la troupe Jéromisi !

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Arrivé au portail de « La Pinède », grand ouvert sur l'allée de pins, il n'eut pas le courage d'entrer tout de suite.

De la terrasse où elle se trouvait seule, après le départ des visites, Misie le vit s'arrêter et rester un grand moment immobile sur le seuil, appuyé à l'un des piliers, regardant fixement devant lui.

« Mais qu'a donc mon petit sphinx impénétrable ? murmura-t-elle à demi-voix. Inutile d'ailleurs de le lui demander : il ne dira que ce qu'il voudra. »

Aussi gaiement que possible, elle l'interpella :« Allons, Thierry ! Un peu de courage ! C'est dur, la montée, hein ? Les

visiteurs ont laissé du sirop : viens te rafraîchir. »II s'avança. Au ton de Misie, il avait déjà compris qu'elle ne savait rien. Mais

alors, où donc était sa sœur ?« Claire-Lise n'est pas arrivée ? demanda-t-il.— Claire-Lise ? Ne rentrez-vous pas ensemble ?— Non.... Elle est partie avant moi du mas Perrier.— Qu'est-ce que cela signifie et qu'est-elle devenue ? fit Misie, tout de

suite inquiète. Aurait-elle rejoint son père qui est allé peindre du côté de Sylvéréal, en emmenant Olivier ?

— Ça m'étonnerait : elle ne se dirigeait pas de ce côté..., elle avait l'air de venir ici. »

Pendant une bonne demi-heure, Misie appela sa fille à tous les échos. Thierry la suivait, fort inquiet, car il savait, lui, que Claire-Lise s'était enfuie, folle de chagrin, absolument hors d'elle-même et capable... oui, capable de n'importe quoi... capable de se jeter dans le ravin, du haut de la carrière !

Laissant sa mère continuer ses recherches, il courut au sommet de la colline et descendit le sentier aussi vite que sa sœur deux heures plu? tôt,... mais le ravin était désert.

Et voilà qu'au moment où il revenait, tout haletant, à « La Pinède », Claire-Lise apparaissait devant le portail et remontait l'allée en clopinant, le pied bandé et chaussé d'une sandale inconnue.

Misie la vit de loin et courut à sa rencontre :« D'où viens-tu, ma perle ? Mais tu es blessée ! Que t'est-il arrivé ? »Claire-Lise, la bavarde, n'avait, par extraordinaire, aucune envie de parler. Il

fallait pourtant s'expliquer :« Je voulais aller dans le ravin. En descendant, je suis tombée. Les gens de la «

Catastrophe » m'ont aperçue,... ils ont voulu me soigner chez eux et me prêter une chaussure car j'avais perdu la mienne.... Mais ce n'est rien, Misie, une simple écorchure.

— Quelle drôle*d'histoire, murmura la mère.— Oh ! je t'en prie, ne dis pas à Jéro que je suis allée là-bas..., il serait

tellement fâché ! supplia l'enfant.— Allons donc ! Tu sais que nous n'aimons pas les cachotteries. Pourquoi Jéro

serait-il mécontent que de braves gens soient venus en aide à sa petite fille ? » Claire-Lise resta silencieuse et s'étendit dans un fauteuil de toile, avec l'air buté

de quelqu'un qui n'a pas l'intention de répondre à beaucoup de questions.Le regard de Misie allait de son fils à sa fille.

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« Allons, allons ! mes petits, pensait-elle, vous ne voulez rien dire, mais vous ne savez pas dissimuler ! Il se passe quelque chose : je le vois parfaitement à vos drôles de mines.... Eh bien, on patientera, car je sais qu'il viendra un moment où je saurai tout! »

Elle s'installa dans Un autre fauteuil et reprit son livre. Mais cette fois, la lecture ne parvint pas à l'absorber entièrement. Ses yeux quittaient souvent la page commencée pour se poser avec tendresse sur les visages pâles et troublés de ses enfants.

Ils s'esquivèrent un moment après et se rencontrèrent dans le bois de pins.« Tu as bien fait de te taire, Claire-Lise, dit Thierry : ils n'ont pas besoin de

savoir ce, que nous voulions faire, puisque c'est impossible. J'avais peur que tu racontes tout à Misie.

— C'était bien mon idée, quand je suis partie du mas. Mais Misie avait des visites et ce que je n'ai pas pu lui dire à elle, je l'ai dit à... mais je te parlerai plus tard de tout ce qui s'est passé. Ce soir, je n'en ai pas le courage... et d'ailleurs, voilà Jéro. »

Le peintre arrivait, en effet, chargé de son attirail et suivi d'Olivier. « Tu as dû joliment travailler, Toni, dit Misie, car tu rentres tard, ce soir : es-tu content de ta toile?

— Non. Je n'ai pas fait grand-chose au contraire, mais j'ai été arrêté sur le chemin du retour.... Je t'expliquerai cela tout à l'heure. »

Un moment après, on appela les aînés pour dîner. Lorsqu’ils s'assirent à table, Jéro les regarda et il y avait une immense tendresse dans ses yeux. Mais il ne leur demanda rien et ne parut pas même remarquer le pansement de Claire-Lise.

Le repas fut silencieux. Chacun semblait absorbé par ses pensées. Seul, Olivier babillait à tort et à travers, mais personne ne l'écoutait.

Plus tard, lorsque Combette fut retournée au village, la famille resta sur la terrasse, par une soirée aussi belle que celle où Thierry avait surpris la conversation de ses parents et appris, la cause de leur tristesse.

Brusquement, Jéro dit :.« Venez ici, mes grands !»Thierry et Claire-Lise s'approchèrent et s'assirent sur le pavé, de chaque côté de

son fauteuil. Il entoura leurs épaules de ses bras et demanda :« Alors, mes pauvres loupiots, ça n'a pas marche, l’histoire de la diligence et de

la troupe Jéromisi ?— Mais.... Mais.... Comment ? balbutia Thierry, tu sais...__ Je sais. Oh ! pas depuis longtemps. En revenant ici, j'ai rencontré ce brave

M. Perrier qui, fort peiné de votre désillusion, m'a tout raconté.— Quelle idée ! Nous ne voulions rien dire, puisque c était raté.— Et c'eût été bien dommage si nous avions ignoré, Misie et moi, quels chic

petits gosses vous êtes.— Je demande des explications, fit Misie, complètement ahurie.— Alors, expliquez-vous, mes enfants », ordonna Jéro.Puisque le secret était découvert, il ne restait plus qu'à s'exécuter. Le frère et la

sœur racontèrent donc la belle aventure qui avait rempli les longues journées de vacances, occupé leurs pensées et leurs cœurs pendant deux mois... et qui s'était terminée par une affreuse déception. Ils dirent tout, depuis la première réunion dans la

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diligence, jusqu'à la visite de ce même jour au mas Perrier, jusqu'à la scène du ravin et à l'aventure de Claire-Lise à la « Catastrophe ».

(Et fallait-il que Jéro fût ému et touché ! Les relations de sa fille avec les « êtres innommables » le laissèrent tout à fait calme.)

La petite fille termina son récit comme elle l'avait fait chez les Smith : « Maintenant, il n'y a plus rien à faire, tout est fini. » Mais elle ajouta, la voix pleine de larmes : « Ne soyez pas trop déçus ni trop malheureux, parce qu'alors, ce serait encore plus terrible de n'avoir pas réussi.

— Et nous ne nous doutions de rien ! dit Misie : mes trésors chéris, vous avez trouvé cette idée charmante, vous avez tant travaillé, vous avez eu tant de peine, tant d'émotions, tant de chagrin, tout seuls... sans votre Jéro et votre Misie ! Ah ! ne dites pas que tout cela était inutile, car, je vous l'assure, la pensée de ce que vous avez fait pour nous et pour notre vieille « Pinède », la pensée des braves enfants que nous avons, adoucira beaucoup notre tristesse de perdre cette maison.

— Oh ! Misie, c'est vrai ? c'est vrai ? La troupe Jéromisi a servi à quelque chose ?

— Elle a servi à nous montrer à quel point nos petits nous aiment et à nous donner la certitude que, partout où nous resterons ensemble, tous les cinq, nous n'aurons pas le droit de nous dire malheureux, quoi qu'il arrive.

— Tu sais, Misie, dit honnêtement Claire-Lise, au commencement, ce n'était pas seulement pour vous que nous voulions jouer notre pièce. Nous pensions aussi un peu à nous et à ce que seraient les étés à Paris, sans vacances. Mais, au bout de quelque temps, nous ne songions vraiment plus qu'à Jéro, à toi... et au plaisir que vous auriez.

— N'oublions pas nos camarades, ajouta Thierry, ils se sont donné autant de peine que nous.

— C'est vrai, dit Jéro, M. Perrier m'a dit combien Pierrot, Francette, Marianne et tous les autres avaient pris la chose à cœur. J'en suis très touché. Nous le leur dirons quand ils reviendront ici, n'est-ce pas, Misie?»

Parents et enfants veillèrent tard, ce soir-là, sur la terrasse de « La Pinède ». Ils étaient si bien, tous réunis, par cette calme nuit ! Un peu tristes, certes, à cause des espoirs déçus et des perspectives d'avenir plutôt sombres. Mais, comme l'avait dit Misie, tant qu'on restait ensemble, rien n'était perdu : on pouvait encore être heureux.

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CHAPITRE XXVI

MISS GLORIA A UNE IDÉE

ON FINISSAIT de prendre le thé, chez les Smith. « J'espérais, dit Gloria, que la petite Claire-Lise viendrait bientôt, avec ses frères et ses amis. Mais voilà plus «le huit jours déjà qu'elle était ici et nous ne l'avons pas revue.

— Sans doute est-elle trop triste, après sa terrible déception, répondit Linda. On devine tout de suite son extrême sensibilité et son caractère passionné. Jamais je n'oublierai ce petit corps secoué de sanglots, étendu dans l'herbe du ravin : c'était l'image du désespoir. Je suis sûre qu'elle ressentira plus vivement que les autres membres de sa famille le déchirement de quitter leur charmante maison. .

Mme Smith hocha la tête :« Nous ne connaissions pas encore ce peintre et sa femme; pourtant, nous les

aimions déjà... oui, même Gloria les aimait, elle qui ne voulait pas entendre parler d'eux au moment de notre arrivée.

— Vous pouvez dire : « surtout Gloria », Mummy, murmura la jeune fille. Je ferais n'importe quoi pour qu'ils puissent garder « La « Pinède »....

— Mais que pourrions-nous faire ? demanda M. Smith.— Je cherche..., répondit Gloria, je cherche.... Malheureusement, je n'ai pas

encore trouvé. »La conversation dévia : on parla des dernières réparations, prévues pour la

semaine suivante, on nota quelques détails qui manquaient encore à l'installation intérieure de «L'Asile fleuri»... ou plutôt de « Chantoiseau », puisque la maison allait

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reprendre son ancien nom et M. Smith fit observer que, bientôt, on pourrait recevoir quelques amis. A ce moment, Gloria releva la tête et le regarda, une lueur dans les yeux :

« Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.— Cinq heures, répondit Claude.— Merci. N'avez-vous pas l'intention, Dad, d'inviter le docteur et Mme

Legriel ?— Si fait, ce sont des gens charmants.— Et... n'est-ce pas à un dîner chez eux, à Paris, que vous avez rencontré ce

monsieur... oh! comment avez-vous dit?... Félicien... Félicien... Jalibert, je crois ?— C'est cela... qui est propriétaire d'une célèbre galerie de peinture.— Eh bien, Daddy, invitez-le avec les Legriel.— Mais... mais, Gloria, je le connais à peine !— Qu'importé... il FAUT qu'il vienne. Oh ! Dad, s'il pouvait s'intéresser aux

tableaux de M. Chancel !— Voyons, chère enfant, comment un homme qui fréquente tous les artistes

connus de notre époque pourrait-il prêter la moindre attention à un peintre obscur ?— Mais s'il constate que ce peintre a du talent, il peut l'aider à sortir de

l'obscurité.— Qui vous dit que le père de la petite Claire-Lise a du talent ? Vous n'avez

rien vu de lui.— C'est vrai, mais, dès ce soir, j'aurai vu et sans être grande connaisseuse

en peinture, je me serai cependant fait une petite idée des capacités du fameux « Jéro ».... Cinq heures, dites-vous, Claude ? Parfait! J'ai encore le temps d'y aller avant dîner, si vous voulez bien me conduire en voiture jusqu'à l'entrée du chemin qui monte à « La « Pinède ».

— Vous nous bousculez, Gloria ! gémit M. Smith : je n'ai pas du tout dit oui pour ce qui est d'inviter Félicien Jalibert ! Et puis est-ce correct que vous alliez voir les Chancel avant, que nous ayons fait, votre mère et moi, une première visite de bon voisinage ?

— Oh ! cher Daddy, je suppose que les habitants de la maison jaune ne sont pas terriblement à cheval sur les convenances. Laissez-moi aller chez eux tout de suite et je vous promets de vous dire sincèrement si, oui ou non, les tableaux de M. Chancel me paraissent valoir le déplacement de Félicien Jalibert.

— Allez donc, dit l'excellent M. Smith, ébranlé : le fait est que si nous parvenions à intéresser ce grand pontife à notre peintre, celui-ci pourrait tranquillement garder sa maison. »

Vingt minutes plus tard, Gloria, ayant gravi la dure côte de la colline, arrivait devant le portail toujours ouvert de « La Pinède ».

Bien qu'elle ne fût pas timide, son cœur battait un peu trop vite lorsqu'elle s'engagea dans l'allée de pins. Qu'allait-elle trouver au bout de cette allée ? Comment la recevrait-on ? Et, surtout, quelle impression l'œuvre du peintre lui produirait-elle ?

La jeune fille s'avança, un peu inquiète de n'entendre aucun autre bruit que le friselis du vent dans les arbres. Aurait-elle la malchance de ne trouver personne ?

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Mais, lorsqu'elle fut tout près, lorsque ses pas, silencieux tant qu'elle marchait sur le tapis d'aiguilles sèches, résonnèrent sur les dalles de la terrasse, un cri de surprise l'accueillit :

« Oh ! Miss Gloria ! »Claire-Lise était là, en train de lire, étendue sur un fauteuil de toile, derrière une

des grandes jarres où poussaient des lauriers-rosés et elle fixait sur la visiteuse ses yeux brillants de plaisir.

« Comment va cette blessure ? s'informa Gloria en désignant le pied encore bandé de la petite fille.

— Beaucoup mieux, mais je ne puis pas encore marcher longtemps.— Etes-vous seule ?— Oui... avec Combette, notre vieille femme de ménage. Misie. et les

garçons ont accompagné Jéro qui allait peindre du côté des étangs.... C'était bien trop loin pour moi : il a fallu rester ici.

— Oh ! je suis désolée ! J'aurais eu grand plaisir à faire la connaissance de vos parents. »

Claire-Lise, elle, n'était pas du tout désolée que Gloria ne rencontrât pas Jéro : comment ce dernier eût-il accueilli un des « êtres innommables » de la « Catastrophe»?

« C'est donc à vous que je ferai ma visite », dit Gloria en s'asseyant.Elles causèrent un moment en évitant soigneusement l'une et l'autre toute

allusion au ravin, aux répétitions des Précieuses et à la troupe Jéromisi. Puis, Gloria insinua :

« J'aurais beaucoup aimé demander à votre père de me laisser voir ses œuvres. Quel dommage qu'il ne soit pas là !

— Mais je puis vous les montrer, moi ! s'écria la petite file. Oh! je suis sûre que vous adorerez toutes les toiles de mon père : il a un talent formidable ! ajouta-t-elle sans aucune modestie, avec tout l'enthousiasme de son amour filial.

— Comme ce serait gentil ! Mais, vraiment, M. Chancel ne trouvera-t-il pas indiscret qu'en son absence.... »

Claire-Lise interrompit :« Pensez-vous ! Les tableaux sont faits pour qu'on les regarde, n'est-ce pas? Si

vous voulez me suivre, je vais vous conduire à l'atelier... mais vous verrez déjà des toiles tout le long du chemin, ce n'est pas ce qui manque ici ! »

Non, ce n'était pas ce qui manquait ! Et, sur les murs, simplement blanchis à la chaux de la maison, les couleurs de Jéro chantaient _la beauté du pays languedocien, sa lumière incomparable, ses noirs cyprès, ses oliviers de pâle argent, ses mas aux toits de tuiles rousses et jusqu'aux plus humbles objets de sa vie quotidienne. Elles chantaient aussi ceux que son cœur aimait : on voyait beaucoup de Misie de dos, de face, de profil, une .quantité de Thierry aux yeux graves et à la mèche rebelle, de Claire-Lise aux cheveux fous et d'Olivier au corps de petit athlète.

Miss Gloria allait de la salle à manger à l'atelier, de l'atelier au salon, en passant par les longs corridors frais et clairs et son opinion se précisait : la peinture de Chancel était bonne.

Oh ! sans doute, c'était de la peinture moderne, propre à faire horreur à la tante de Francette; il y avait, en effet, des joues vertes et des nez bleus, des visages aux traits

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à peine indiqués, des natures mortes où les assiettes n'étaient pas rondes, où les bols semblaient asymétriques, où les objets paraissaient réaliser des miracles d'équilibre..., enfin, c'était une peinture « qu'il fallait comprendre », comme disait Francette. Mais Gloria, même incapable de la très bien comprendre, sentait qu'Antoine Chancel avait quelque chose à dire aux gens de son époque. Félicien Jalibert pouvait venir.

Lorsqu'elle fut de retour à la « Catastrophe », elle alla s'asseoir sur le bras du fauteuil de M. Smith en disant :

« Daddy chéri, vous pouvez donner sa chance au père de nos petits amis.... Oui, vous pouvez le faire, je vous assure! Ecrivez à Jalibert que vous avez conservé le meilleur souvenir de votre rencontre, que nous attendons les Legriel et que, si quelques jours passés avec eux dans ce beau pays pouvaient lui être agréables, nous serions ravis... enchantés....

— Je vous remercie, Gloria, de me dicter la lettre ! fit M. Smith en riant. Mais que dois-je dire de Chancel ?

— Pour l'amour du Ciel, ne parlez pas de lui. Que Félicien Jalibert vienne d'abord. Quand il sera là (ph ! pourvu qu'il accepte !) nous le préparerons à « découvrir » lui-même le peintre de « La Pinède ».

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CHAPITRE XXVII

LE « BOL DE CAPUCINES ». UNE VISITE SENSATIONNELLE

ASSISE sur le sol sec et pierreux de la garrigue, tout en haut de la colline, la

famille Chancel, au grand complet, regardait l'ex « Catastrophe » .Celle-ci avait changé de couleur. L'aveuglante blancheur de ses murs qui la

faisait comparer par le peintre à un vacherin, s'était transformée en une teinte douce, parfaitement assortie aux roches claires veinées de roux du paysage environnant. Les baies vitrées ne scintillaient plus au soleil : des persiennes qu'on ne relevait que le soir les cachaient. Le péristyle était veuf de ses statues, la porte en fer forgé semblait s'être volatilisée, et, seules, les plantes grimpantes destinées à dissimuler les colonnes et à monter jusqu'au toit, n'étaient encore pas plus hautes qu'Olivier.

« Mais, dans trois ou quatre ans, ce sera déjà beaucoup mieux, dit le père; dans tous les cas, ils ont fait- ce qu'ils ont pu.

— Et leur maison ne sera plus une « Catastrophe », conclut Claire-Lise. Ils ont bien ri quand je leur ai raconté que tu l'avais baptisée de ce nom !

— Comment, petite malheureuse ! Tu leur as dit cela ? s'écria Jéro dont le visage déjà coloré devint écarlate.

— Bien sûr... et aussi le vacherin, le paquebot, l'asile d'aliénés... ça les amusait tellement !

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— Après tout, fit Jéro avec philosophie, puisqu'ils ont ri, c'est qu'ils sont des gens intelligents.

— Et pas des « êtres innommables » ? demanda la petite fille.— Oh ! tu n'as pas prononcé ces mots, j'espère ?— Non... c'est vrai, je n'ai pas pensé....— C'est encore heureux !— Ne crois-tu pas, interrogea timidement Misie, que je devrais aller les

remercier de ce qu'ils ont fait pour Claire-Lise ? »Elle craignait un éclat de son mari. A sa grande surprise, il répondit :« Ce serait poli, en effet. Et je pense que la petite pourrait t'accompagner et leur

offrir une toile. Elle leur doit bien cela ! Non seulement pour avoir soigné son pied blessé, mais aussi parce qu'ils ont « encaissé » avec esprit tout ce qu'elle leur a dit sur leur maison.... C'est bon, Claire-Lise ! Ne m'étrangle pas : tes effusions sont redoutables ! »

Claire-Lise venait, en effet, de se jeter au cou de son père, folle de joie à la pensée de retourner avec Misie chez les Smith et de leur apporter un cadeau.

« Oh ! Jéro ! Jéro ! Quelle bonne idée ! Allons tout de suite choisir quelque chose de bien ! Et, n'est-ce pas, Misie, nous irons aujourd'hui ?

— Soit, nous irons avec tes frères, mais à deux conditions : la première est que vous promettiez dé vous conduire en enfants à peu près civilisés; la seconde, que vous ayez auparavant fait une toilette méticuleuse : je vous veux frais et impeccables.

— D'accord, on peut bien prendre cette peine une fois par hasard », concéda le petit Olivier.

Ce même jour, donc, à la fin de l'après-midi, Misie et ses « cœurs de rosé» descendaient à la « Catastrophe »... ou plutôt à « Chantoiseau ».

La petite fille et les deux garçons justifiaient exceptionnellement la poétique appellation qu'affectionnait leur mère. Vêtus de toile blanche immaculée, « tirés à quatre épingles », ils étaient éblouissants da fraîcheur.

Claire-Lise portait sous le bras le petit tableau encadré de bois clair, celui qui représentait un bol de faïence verte plein de capucines dont Gloria avait particulièrement admiré les teintes éclatantes.

Tout le long. du chemin, elle ne cessa de faire des recommandations à Olivier : « Oli ! tu ne toucheras pas à tout.... Oli, je t'en supplie, ne renverse rien.... Oli, c'est comme une glace par terre, chez eux : attention de ne pas t'étaler en entrant....

— Oh ! laisse-moi tranquille ! Je ne suis quand même pas un éléphant sauvage », protestait le petit garçon.

Misie et ses enfants reçurent le plus charmant accueil à Chantoiseau et le bol de capucines, timidement offert par Claire-Lise, souleva un concert d'exclamations admiratives et reconnaissantes.

Il fallut visiter la maison, complètement installée maintenant; il fallut déguster des coupes de fruits glacés, croquer des petits fours et aller jusqu'au fond du parc pour voir le fameux belvédère.

Lorsqu'ils aperçurent, à travers le chèvrefeuille défleuri, leur carrière déserte, les enfants échangèrent un regard mélancolique. Gloria surprit ce regard et se hâta de ramener Misie et sa famille à la maison, où les grandes personnes causèrent encore un moment, pendant que les garçons allaient au garage voir les voitures avec Claude, et

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que ulaire-Lise, vivante image de la petite fille modèle, feuilletait un livre d'images avec componction.

« Quelle femme charmante et quels délicieux enfants ! » s'écria Mme Smith, lorsque les habitants de « La Pinède » furent partis. « Je ne me consolerai pas, si nous perdons, dès notre arrivée, d'aussi agréables voisins !

— Si nous les perdons, Mummy.... Mais les perdrons-nous ? Vous le savez, Félicien Jalibert accepte notre invitation : c'est une chance qu'il aille justement sur la Côte d'Azur la semaine prochaine et qu'il ait seulement un léger détour à faire, au retour, pour s'arrêter chez nous.

— Et, remarqua Linda, c'est une chance aussi que la petite Chancel ait apporté cette adorable toile....

— Qui va nous servir d'« appât » et donner à Jalibert l'envie de connaître les autres œuvres de notre peintre.

— Espérons-le, dit Mme Smith : mais est-il certain qu'elle lui plaira ?— Ah ! ne prévoyons pas le pire, soyons optimistes ! s'écria Gloria. Dans tous

les cas, il faut qu'elle soit bien en vue : où la mettons-nous ? »La place ne manquait pas, car il n'y avait encore aucun tableau dans le studio.

On suspendit* le bol de capucines au-dessus d'une longue crédence provençale. Claude fit remarquer en riant que cette petite toile sur le grand mur vide ressemblait à un timbre-poste. Mais Gloria déclara que cela importait peu : « L'essentiel, dit-elle, c'est qu'elle ne risque pas de passer inaperçue. » On lui chercherait une autre place, plus tard, quand Daddy aurait fait l'acquisition de quelques œuvres plus importantes de Chancel.

...La semaine suivante, le docteur Legriel et sa femme arrivaient de Paris et, le lendemain, le fameux Félicien Jalibert débarquait à Chantoiseau en revenant de Cavalaire.

Tout le pays finissait joyeusement les vendanges. Mais les vendanges, cette année-là, laissaient les habitants de « La Pinède » indifférents. Les enfants n'éprouvaient aucune envie d'aller au mas Perrier, comme ils l'avaient fait avec tant de plaisir pendant les vacances précédentes, se mêler aux gais Cévenols embauchés par M. Perrier pour la grande récolte, ni de se faire prêter une serpette et d'aider à couper les raisins, ni de revenir des vignes, au coucher du soleil, sur les lentes charrettes chargées de monde, derrière les tombereaux pleins de grappes violettes.

Le mois de septembre s'écoulait, le dernier mois qu'il leur était donné de vivre dans leur chère maison.

Jéro ne cessait de peindre fébrilement, comme s'il voulait fixer sur la toile, pour les emporter avec lui, tous les aspects de ce pays. Mais, à mesure que le temps passait, il devenait sombre et silencieux.

Les yeux clairs de Misie s'emplissaient de tristesse malgré les efforts qu'elle faisait pour dissimuler sa peine. Thierry, bouche cousue, lisait du matin au soir, ne s'interrompant que pour regarder fixement devant lui, poursuivant de mélancoliques pensées. Claire Lise ne quittait pas sa diligence où elle pouvait demeurer de longs moments sans rien faire d'autre que regarder la vieille patache dans ses moindres détails « pour ne rien oublier », pensait-elle, AUSSI, Olivier trouvant sa famille peu divertissante se. réfugiait-il souvent à la cuisine, auprès de Comoette, à laquelle on l'entendait parler à tue-tête de sa voix toujours un peu enrouée.

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Ce jour-là, Claire-Lise sortait en bâillant de sa chambre où elle avait fait la sieste, lorsque, par une fenêtre du corridor, elle aperçut un petit groupe de visiteurs qui venaient d'entrer dans le bois de pins et s'avançaient vers la maison. Grand Dieu ! Quelle surprise ! Quel événement sensationnel ! Les gens qui venaient à « La Pinède » n'étaient autres que M. et Mme Smith, avec Miss Gloria, Miss Linda et son fiancé, un monsieur et une dame inconnus et un autre monsieur, à grande crinière grise, que la petite fille ne connaissait pas davantage.

D'un bond, elle fut à l'atelier :« Jéro ! Misie ! Oh ! venez voir qui arrive dans l'allée !— Allons bon ! dit le peintre en posant ses pinceaux, ne peut-on me laisser

travailler en paix ? »II sortit avec Misie dans le corridor et s'approcha de la fenêtre.Jamais, non, jamais Claire-Lise ne devait oublier la stupeur qui se peignit alors

sur le visage de son père.« Voyons... voyons.... J£st-ce que je rêve ? balbutiait-il, mais je connais ce

grand type à cheveux gris... c'est... c'est, à n'en pas douter, Félicien Jalibert !— Jalibert ? Le propriétaire de la galerie ? s'informa Misie.— Lui-même, en personne ! Que vient faire chez nous un pontife dont on ne

peut même pas approcher à Paris ?— Descendons, nous le saurons », dit Misie, qui, sans comprendre pourquoi, se

sentait soudain les jambes coupées.Les visiteurs montaient les marches qui conduisaient à la terrasse, lorsque les

Chancel s'avancèrent à leur rencontre (les Chancel au grand complet, car Claire-Lise avait alerté ses frères, et les enfants, prodigieusement intéressés, suivaient leurs parents).

« Chers voisins, excusez cette invasion de votre « Pinède », dit jovialement M. Smith. Mais les amis que nous avons le plaisir de recevoir en ce moment désiraient vivement faire votre connaissance. Permettez que je vous présente le docteur et Mme Legriel et M. Félicien Jalibert. »

II s'ensuivit un joli brouhaha avec échange d'exclamations aimables, de poignées de main, d' « hommages » aux dames, au milieu duquel on put entendre la voix nette de Jéro qui disait : « Monsieur Jalibert n'est un inconnu pour aucun peintre » et celle de Jalibert qui répondait : « ...Et le peintre Chancel n'est plus un inconnu pour moi, car j'ai longuement admiré une de vos œuvres chez mes hôtes, cher monsieur. Elle est remarquable. Comment diable cela se fait-il que je n'aie jamais rien vu de vous jusqu'à ce jour ? Mais j'espère bien rattraper le temps perdu ! Le « bol de capucines » m'a mis en appétit et c'est moi-même qui ai tenu à entraîner nos amis chez vous pour vous prier de nous montrer quelques autres toiles. »

(A ce moment, Linda et Gloria échangèrent un léger sourire....)Comme en un rêve, Jéro fit entrer Félicien Jalibert dans la maison, pendant que

Misie, au comble de l'émotion et grillant d'impatience, se voyait obligée de rester sur la terrasse avec les autres visiteurs. M. Smith avait, en effet, proposé : « Laissons M. Chancel et M. Jalibert nous précéder : ils seront plus libres pour causer. Nous irons un peu plus tard admirer les tableaux. »

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Les deux hommes montèrent à l'étage en s'arrêtant devant toutes •les toiles qu'ils rencontraient. Aussi, n'arrivèrent-ils pas les premiers à l'atelier où ils prétendaient être seuls.

Bien qu'il ne fît aucun vent, le rideau de cretonne fleurie ondulait étrangement : Claire-Lise était derrière. Une brosse de cheveux blonds dépassait le dossier d'un fauteuil Voltaire : le fauteuil abritait Olivier. Le parquet faisait entendre de drôles de craquements dans un coin, entre la bibliothèque et le mur : c'est que Thierry s'y tenait debout, immobile et invisible... et trois paires d'oreilles ne perdaient pas un mot de la conversation.

Tout d'abord, cette conversation ne fut pas des plus animées : Félicien Jalibert allait d'une toile à l'autre, absorbé, captivé, émettant parfois un petit sifflement approbateur, mais il ne disait rien. Jéro le suivait, le cœur battant, sans doute, mais muet comme une carpe.

Pendant un moment qui parut interminable, il regarda ensuite, un à un, las dessins au fusain, les gravures, les esquisses contenues dans les cartons. Enfin, sa grosse voix rompit le silence :

« Mon cher, dit-il, je suis vraiment très ému : ému, comme il m'arrive de l'être chaque fois que je découvre un vrai talent. Oui, votre œuvre est remarquable et je bénis ces braves Smith de m'avoir invité chez eux : ils ne se doutaient certainement pas, ce faisant, qu'ils allaient me procurer l'occasion de mettre la main sur un trésor....»

Il reprit sa promenade d'un tableau à l'autre, mais cette fois, sans s'arrêter de parler... et les enfants, qui écoutaient de toutes leurs oreilles, savouraient ce qu'il disait dans le langage an peu spécial des peintres qu'ils comprenaient fort bien.

« Des verts stupéfiants ! Une gamme de rouges et de jaunes «lu tonnerre! Des bleus inouïs! Une «mise en page» formidable... et quelle lumière, quelle fougue, quelle puissance ! Ça, c'est « vu grand 3 !

« Chancel, il me faut cette nature morte avec les tomates et le chaudron : elle fiche tout par terre, elle est extraordinaire... et aussi le grand paysage avec les cyprès et les étangs. Vous ne me refuserez pas de me les vendre, n'est-ce pas ? »

Non, Jéro ne refusait pas.... Jéro se pinçait discrètement le bras pour s'assurer qu'il était éveillé. Jéro, en proie au vertige, voyait tous ses tableaux tourner autour de lui, Jéro n'entendait même pas ce qu'il répondait à Jalibert....

O cher Jéro ! Tes trois enfants tremblent de joie et de fierté dans leurs cachettes.... Pauvre Misie qui n'est pas là...!

« II est vrai, dit Jalibert, que vous avez dans ce pays une source d'inspiration incomparable.

— Hélas ! fit Jéro, reprenant pied sur terre, je ne l'aurai bientôt plus !— Comment cela ?— Je suis obligé de vendre cette maison. Le métier de peintre obscur n'enrichit

pas, surtout à Paris, voyez-vous, monsieur Jalibert. Et j'ai trois enfants» à élever. « La Pinède » est une charge trop lourde pour nous.

— J'arrive donc à temps, s'écria Jalibert, pour vous interdire de faire cette folie.— J'y suis bien forcé.— Non : vous n'y êtes PLUS forcé ! Je m'engage à ce que ce sacrifice soit

désormais parfaitement inutile. Ecoutez, Chancel, j'organise, dès la rentrée, une exposition de vos toiles qui fera du bruit à Paris, je vous le certifie et vos tableaux ne

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manqueront pas d'amateurs. Vous devez le savoir : lorsque je donne mon estime et mon admiration à une œuvre, je sais la faire connaître et l'imposer. De plus, il m'est facile de vous procurer d'autres travaux intéressants. Tenez, Lancré, l'éditeur, prépare une édition de luxe des œuvres de Musset : je dois chercher un artiste pour l'illustrer : il ne tiendra qu'à vous d'être cet artiste.

— Vous me comblez de joie, répondit Jéro, d'une voix altérée : voir ma peinture appréciée par un connaisseur tel que vous,... sortir de la situation pénible où je me débats,... garder « La Pinède »,... c'est presque trop beau ! Je me demande si c'est vraiment possible.

— Ne vous demandez rien, fit Jalibert en riant, et dites-moi si vous avez d'autres toiles à Paris.

— Assurément ! J'en ai beaucoup plus qu'ici.— Parfait. Quand rentrez-vous là-bas ? Pourriez-vous y être vers le 20 de ce

mois ? Dans ?«? cas, je viendrai voir, dès votre retour, le reste de votre œuvre et nous fixerons la date de l'exposition.

— Nous serons à Paris le 20, c'est entendu.— Eh bien, dit Jalibert en sortant un agenda de sa poche, j'inscris ma visite

pour le 21. Donnez-moi votre adresse et pensez surtout à rapporter tout ce que vous avez ici, dessins compris. »

A ce moment, les autres visiteurs firent irruption dans l'atelier. Il y eut un instant de confusion dont les enfants profitèrent pour sortir de leurs cachettes et Jéro eut juste le temps de glisser à Misie : « Notre « Pinède » est sauvée !

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CHAPITRE XXVIII

LA TROUPE JEROMISI REPARAÎT

MISIE, toute radieuse, ouvrit la porte de l'atelier et appela les enfants : « Venez vite ! Je viens d'avoir une idée splendide !

— Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? crièrent-ils en accourant.

— Si vous réunissiez de nouveau la troupe Jéromisi ? Et si, avant de retourner à Paris, vous recommenciez, pour les parents et les amis, la représentation que vous avez donnée un peu partout,... mais que nous n'avons jamais vue. en somme ! »

Les deux garçons poussèrent un long sifflement qui signifiait, pour eux, le contentement et l'approbation. Quant à Claire-Lise, elle dit, les yeux brillants :

« Oh ! Misie, tu es un ange ! Une fête de nuit a « La Pinède » ! Que ce sera charmant et quelle belle fin de vacances ! »

Thierry l'interrompit brusquement :« Tais-toi, cruche ! Voilà Jéro. »Jéro entra :« Quel silence subit ! Que complotez-vous donc avec votre Misie, les loupiots ?— Ah ! voilà.,.. Ah ! voilà ! chanta Claire-Lise : petit Jéro chéri, ne sois pas

curieux et tu seras content !

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— Bon, fit le peintre : il se « mitonne » quelque chose que je dois ignorer.... Mais, puisque Misie est de la conspiration, je suis sûr que c'est quelque chose de bien. Alors, je n'insiste pas. »

Dès le lendemain, alertée par Pierre-Etienne et Francette, la troupe Jéromisi se réunissait et décidait, de peur d'avoir quelque peu oublié son programme, de faire encore une ou deux répétitions. Le ravin désert revit donc Cathos, Madelon, Mascarille et les autres petits acteurs. Il entendit de nouveau les voix aiguës des Précieuses et tous les chants que le gros Bernard faisait consciencieusement répéter.

Il y avait cependant un léger changement. D'abord, le belvédère était vide : les habitants de «Chantoiseau» ex-«Catastrophe», ignoraient les nouveaux projets et désertaient le fond de leur parc. Ensuite, les enfants ne portaient pas leurs costumes, car là-haut, à « La Pinède », Misie et Louisette cousaient fébrilement, pour remettre en état les pauvres déguisements que les nombreuses représentations de la tournée avaient fort endommagés.

Elle avait beaucoup de travail, Misie, et elle délaissait un peu ses interminables lectures. Ne fallait-il pas songer à tous les détails de la fête ? A l'éclairage de la terrasse, qui, surélevée de trois marches, devait servir de scène, aux sièges à emprunter, car « La Pinède » n'en possédait pas assez pour tous les spectateurs, aux invitations à écrire et à envoyer.

Vint enfin le jour où Pierre-Etienne emporta, serré contre son cœur, un paquet d'enveloppes contenant chacune une carte sur laquelle on lisait :

La troupe Jéromisi vous prie de lui faire le plaisir d'assister à la représentation qu'elle donnera à «La Pinède», le jeudi 16 septembre 19.... à 21 heures.

Au Programme :

LES PRÉCIEUSES RIDICULES

Comédie de Molièreet des fables patoises,

des chansons,des chœurs.

Pierre-Etienne avait accepté avec enthousiasme de porter au village, chaque lettre à son destinataire. Une seule lui était à charge : celle de la Tata ! Car on avait invité même la tante Anaïs et son neveu se demandait avec inquiétude ce qu'elle penserait de la fête à « La Pinède » et si elle la trouverait assez CONVENABLE et pas trop ORIGINALE.

On mit à la poste des enveloppes à l'adresse de tous les amis rencontrés au cours de la tournée. Viendraient-ils ? Les enfants l'espéraient. Seule, la pauvre Isabelle qui ne quittait jamais Tresfonts, manquerait à la réunion.

Quant à l'invitation des Smith, Claire-Lise réclama le privilège de l'apporter elle-même..., ce qui lui valut un accueil chaleureux, un délicieux verre de sirop, un morceau de tarte aux abricots... et une longue conversation avec ses amis de «

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Chantoiseau ». Ils lui firent raconter l'expédition de la troupe Jéromisi dans ses moindres détails et, quand elle les quitta, les Viala, les Berthézène, Angéline Bénézet, Mme Gustin, les Tresfonts et tant d'autres leur semblaient de vieilles connaissances. Claire-Lise avait beaucoup parlé d'Isabelle dont l'absence, le soir de la fête, peinerait tous les enfants, mais elle s'était tue sur l'éphémère passage de Stella parmi les petits comédiens : à quoi bon ! puisque la petite danseuse n'existait plus pour ses camarades d'un jour.

«. Jéro, nous avons quelque chose à te demander », dit Thierry, le matin du 16 septembre.

Jéro sourit :* Cela ne m'étonne pas : vous n'êtes pas de très bons conspirateurs et je me

doutais bien qu'un jour ou l'autre, il allait se passer du nouveau. Or donc, qu'attendez-vous de moi ?

— Que tu montes ce soir à l'atelier et que tu y restes enfermé en promettant de ne pas en sortir jusqu'à ce qu'on t'appelle.

— Bon : c'est dans le domaine des choses faisables.— Et puis, que tu changes ce pantalon taché de peinture et ce « loup de mer »

fané contre ton complet gris, une chemise à col et une jolie cravate.— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ceci est une autre affaire ! C'est presque au-dessus de mes

forces ! Un col ! Une cravate !... A « La Pinède » !— Jéro, dit doucement Claire-Lise, si tu ne le fais pas, je t'assure que tu le

regretteras amèrement.— Mais je le ferai, ma fille! Je suis prêt à n'importe quel acte d'héroïsme pour

vous contenter : vous aurez donc un Jéro d'une splendeur inouïe, à partir de vingt heures, ce soir.

— Ah ! Merci.— C'est tout ?— Oui... pour le moment. »La journée parut longue aux enfants. Elle s'écoula pourtant, magnifique et

chaude, comme une journée d'août. Tous les membres de la troupe montèrent tout de suite après le dîner afin d'aider aux derniers préparatifs. Le peintre avait disparu dans son atelier, mais il restait à peine plus d'une heure pour tout organiser. Aussi fit-on preuve d'une activité débordante.

En un clin d'œil, les sièges empruntés et cachés dans la remise furent apportés, rangés devant les trois marches de la terrasse «t ajoutés à tous ceux que possédait « La Pinède ». Puis, les garçons transportèrent à grand-peine les jarres des lauriers-rosés. Ils les alignèrent de chaque côté de la « scène » où elles formèrent deux barrières fleuries qui tiendraient lieu de coulisses, la façade de la maison servait de fond.

Pendant ce temps, Julou, qu'on avait chargé de l'éclairage, disposait, le long de la dernière marche, une guirlande d'ampoules électriques, dissimulées du côté du public par une épaisse bordure de feuillage, en sorte que, seule, la terrasse se trouvait vivement éclairée. Tout le reste, maison et bois de pins, baignait dans une étrange lueur qui lui donnait une apparence inaccoutumée et comme irréelle.

Tout en dirigeant les préparatifs des enfants, Misie, secondée par Combette, par Louisette et par la petite maman Perrier, qui avait aimablement proposé son aide,

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disposait, sur la table de la salle à manger, toutes rallonges tirées, les plateaux de rafraîchissements et de gâteaux qui devaient circuler après la représentation.

Dès que tout fut prêt au-dehors, les petits acteurs montèrent dans les chambres pour se costumer, en attendant que Louisette vienne les grimer, les coiffer et mettre la dernière main à leurs déguisements.

De temps en temps, ils sortaient sur la pointe des pieds dans le corridor obscur et regardaient, en écartant légèrement les rideaux de la fenêtre, leurs parents et leurs amis qui s'avançaient, dans la demi-obscurité de l'aliee et surgissaient ensuite à la lumière qu'irradiait la terrasse, montrant de bons visages souriants, et bien décidés d'avance à tout admirer du spectacle offert par les enfants.... Et parmi tous ces visages, il eût été impossible d'en trouver de plus radieux que ceux de la famille américaine, que celui de Gloria, surtout, dont l'idée généreuse avait réussi au-delà de toutes ses espérances.

« Regarde ! regarde, disait Francette à Claire-Lise, voilà M. et Mme Viala ! Qu'ils sont gentils d'être venus !

— Et les Berthézène sont là aussi : tu les vois, là-bas, avec leurs filles ?— Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! » s'écria tout à coup Claire-Lise, en

désignant, à travers les vitres, la longue et somptueuse voiture des Américains, qui, au lieu de s'arrêter près du portail, comme celle des Viala, avançait lentement... lentement... le long de l'allée, jusqu'aux sièges disposés devant la terrasse. Là, elle s'immobilisa. Claude Joncet, quittant le volant, en descendit, ouvrit la portière de derrière, plongea à moitié à l'intérieur et reparut, portant dans ses bras, comme une grande poupée toute blanche,... Isabelle de Tresfonts ! Isabelle, vêtue de sa longue robe vaporeuse, avec les rosés rouges, cueillies aux rosiers du château, dans les cheveux et à la ceinture, Isabelle, toute souriante, suivie de ses parents, Isabelle, que le jeune homme déposa doucement sur un fauteuil, tandis que Louisette accourait pour lui glisser un tabouret sous les pieds et que Misie s'avançait, radieuse et la main tendue, pour accueillir ces invités inespérés.

« Oh ! c'est trop chic ! c'est trop gentil ! murmurait Claire-Lise. Je n'ai eu qu'à dire aux Smith qu'Isabelle ne pouvait pas venir, parce que la vieille auto de son père n'était pas assez confortable, pour qu'ils aient l'idée d'envoyer le fiancé de Miss Linda la chercher dans leur belle voiture si bien suspendue !

— On peut dire que personne ne nous manquera, ce soir, remarqua Gilles.— Si... Stella nous manquera, répondit Claire-Lise. Où est-elle, en ce moment,

notre Stella ?— Ne t'occupe pas d'elle, fit Thierry, bourru : elle danse quelque part et ça lui

suffit. Je t'assure qu'elle ne pense pas à nous ! — Oh ! je sais bien, soupira la petite fille,... mais, moi, je ne l'oublierai

jamais. »Cependant, le pauvre Jéro, inactif et solitaire, tournait comme un ours en cage

dans l'atelier, sans rien voir de ce qui se préparait, pestant contre le col qui lui serrait le cou et contre le complet gris qui lui donnait chaud.

Misie mit fin à son supplice en ouvrant la porte :« Viens voir ! » dit-elle en souriant.

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Claire-Lise laissa glisser sa grande robe jaune..

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Il la suivit dans le corridor et, lorsqu'il passa devant la fenêtre qui donnait sur la terrasse, il s'arrêta, stupéfait, en apercevant la scène préparée, éblouissante de lumière et une foule de gens installés sur les sièges, avec des airs réjouis et impatients.

« Il ne te reste plus, dit Misie en passant son bras sous le sien, qu'à venir t'asseoir avec moi parmi nos invités, car il sera bientôt l'heure. »

« Alors ? On commence ? demanda Bernard en entrouvrant la porte de la chambre où les acteurs étaient réunis.

— On commence.... Allons-y ! »A partir de ce moment, la douce nuit de septembre ne fut plus pour les enfants

qu'un long enchantement.Les trois coups retentirent et, de derrière les lauriers-rosés, Gilles et Nicolas

surgirent sur la scène et lancèrent, pour la vingtième fois, peut-être, les premières répliques de leur fameux dialogue :

« Seigneur La Grange....— Quoi ?— Regardez-moi un peu sans rire.... »Un murmure courut dans l'assistance, lorsque Francette et Claire-Lise firent leur

apparition. A la vive lumière qui les éclairait, dans le cadre des arbustes en fleur et sur le fond clair que faisait, derrière elles, la "façade de la maison, qu'elles étaient charmantes, ces miniatures de Précieuses !

La robe de moire jaune, si fanée, de Madelon, prenait une nuance lumineuse que faisaient encore ressortir les nœuds de velours noir et vert. Celle de Cathos, toute déteinte au grand jour, paraissait d'une exquise teinte de pastel... moins exquise, pourtant, que la tête brune et bouclée qui émergeait de la collerette de dentelles.

La Tata elle-même, venue cependant avec un esprit critique bien aiguisé, ne pouvait s'empêcher de sourire, devant la grâce et la gentillesse de sa nièce.

Les voix pures des petites filles s'élevèrent dans la nuit et semblèrent s'élancer jusqu'aux sombres ramures des pins, étrangement éclairés par en bas, eux qui, d'habitude, recevaient d'en haut la lumière du soleil !

On écouta la pièce jusqu'au bout, dans un silence absolu, mais, quand Pierre-Etienne cria la dernière phrase de Gorgibus :

« Puissez-vous être à tous les diables ! » des applaudissements enthousiastes éclatèrent, dans lesquels les enfants sentirent une chaleur et une affection jamais rencontrées encore, au cours de leur longue tournée.

Il y eut ensuite le solo de Bernard, les fables de Julou, et enfin, les vieilles chansons, tout à fait en harmonie avec les costumes d'autrefois que les jeunes comédiens avaient gardés.

« Et voilà ! C'est fini... déjà, quel dommage ! s'écria Francette en rentrant dans la chambre de Claire-Lise où les petites filles allaient changer de vêtements.

— Oh ! je crois qu'on nous aurait volontiers écoutés plus longtemps, mais, l'année prochaine, notre troupe se reformera et nous apprendrons d'autres pièces » répondit Claire-Lise en laissant glisser à ses pieds sa grande robe jaune.

Francette retira distraitement les deux rosettes de rubans qui retenaient une grappe de boucles noires de chaque côté de son front :

« Tout l'automne, tout l'hiver, tout le printemps, je vais penser à votre retour, Claire-Lise, et me réjouir que « La Pinède » soit toujours à vous. »

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Libérées de leurs amples jupes de soie, les quatre petites filles descendirent en courant l'escalier, pressées d'aller trouver leurs invités qu'elles n'avaient encore vus que de loin.

« Isabelle ! Quel bonheur de vous voir là ! s'écrièrent-elles en entourant la jeune fille, et quelle idée splendide ont eue les voisins de « Chantoiseau » !

— Ils sont charmants et jamais je ne pourrai assez les remercier, répondit Isabelle : je n'ai pas senti la moindre secousse ni la moindre fatigue, pendant le trajet de Tresfonts à « La Pinède » et même dans le mauvais chemin qui grimpe jusqu'ici. Grâce à eux j'aurai passé une soirée aussi délicieuse que celle où vous avez joué Les Précieuses au château. »

Claire-Lise tourna vers Gloria et Linda qui s'approchaient pour féliciter les petits comédiens, son visage tout rayonnant de joie et de tendresse :

« Oh ! merci ! dit-elle, merci pour TOUT.... » Et dans ce « tout », elle comprenait non seulement le plaisir donné à Isabelle et à ses amis, mais aussi, mais surtout, l'affectueuse et généreuse initiative de Gloria et des siens, grâce à laquelle, ce soir, il n'y avait que du bonheur dans la vieille « Pinède ».

Le silence attentif des spectateurs avait fait place à un joyeux brouhaha de conversations et de rires qui se prolongea jusqu'à minuit, heure à laquelle on commença, après avoir remercié Jéro, Misie, et toute la troupe, à redescendre de la colline par petits groupes, pour retourner chacun chez soi.

Isabelle et ses parents allaient passer la nuit à « Chantoiseau », invités par les Smith, qui redoutaient, pour la jeune infirme, un retour trop tardif à Tresfonts. Ils ne devaient repartir que le lendemain après-midi et les Chance! furent priés à déjeuner avec eux, à «Chantoiseau », avant leur départ.

La grande voiture vert pâle s'éloigna tout doucement, comme elle était venue, et franchit la dernière, le portail de « La Pinède ».

Tous les invités étaient partis, les sièges rentrés, les lumières éteintes et le silence régnait de nouveau à « La Pinède ».

De la terrasse, la famille Chancel regarda les petites étoiles mouvantes des lampes électriques briller tout le long du chemin et, un peu plus tard, les fenêtres s'illuminer au village et au mas Perrier où les amis venaient de rentrer.

Jéro et Misie laissèrent les enfants se détendre un moment encore, dans le calme et la fraîcheur de la nuit, avant de les envoyer se coucher.

Ils se taisaient tous, heureux et fatigués, tandis qu'au-dessus de leurs têtes le chuchotement du vent dans les pins se poursuivait inlassablement.

La senteur pénétrante des lauriers-rosés les enveloppait et, désormais, tout au long de leur vie, quand Claire-Lise et ses frères liraient ou entendraient la vieille pièce de Molière, ils croiraient respirer de nouveau ce parfum vanillé et presque trop doux.

La voix de Misie rompit enfin le silence :« Et, dès demain, dit-elle, il faudra préparer le départ.— Déjà !— Oui, déjà.... Mais quel bonheur de penser que nous retrouverons notre «

Pinède » l'an prochain ! Vous représentez-vous la tristesse de notre départ, si nous avions dû ne jamais revenir ?

— C'est bien simple, fit Claire-Lise, je serais morte de chagrin.

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— Oh ! ne dis pas de bêtises, protesta Thierry qui ne pouvait supporter les exagérations de sa sœur.

— Il y a quelqu'un que tout le monde a oublié ce soir et à qui, pourtant, nous devons beaucoup de reconnaissance, remarqua Jéro.

— Qui ça ?— La diligence !— C'est vrai, s'écria Misie, tout est venu de cette chère vieille patache !

Sans elle, sans l'idée qu'elle a donnée à Claire-Lise, « la « Pinède » était perdue.— Car enfin, dit Thierry, SI nous n'avions pas fondé la troupe Jéromisi,... SI

nous n'avions pas répété dans la carrière,... SI les Américains ne nous avaient pas vus....

— Et, continua Olivier que tous ces « SI » amusaient, Si Claire-Lise n'avait pas braillé dans le ravin,... SI les habitants de « Chantoiseau » ne l'avaient pas soignée chez eux....

— SI, reprit Thierry, elle ne leur avait pas tout raconté et SI Miss Gloria n'avait pas fait inviter M. Jalibert par ses parents

— Nous ne serions pas, ce soir, la plus heureuse famille du monde», conclut Misie.

Elle prit ses deux fils par les épaules, Claire-Lise se suspendit su bras de Jéro et tous les cinq revinrent lentement vers la maison doit la façade se devinait dans l'ombre, la chère maison qui s'endormirait bientôt sur la colline solitaire, en attendant leur retour.

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Bibliographie PAS DE PHOTO EXISTANTE

 (née à Nîmes le 18 mars 1895 et morte à Alès le 14 août 1986), est une romancière française.

Lucie Rauzier-Fontayne a été infirmière pendant la guerre de 14-18. Elle épouse un pasteur protestant et aura six enfants et dix-sept petits-enfants. Elle écrit d'abord des récits destinés à un public protestant, puis, après la guerre, un grand nombre de romans pour la jeunesse. Vers la fin de sa vie, elle traduit également des œuvres en allemand .

Elle a écrit de nombreux romans pour la jeunesse après avoir publié des récits d'inspiration protestante et huguenote. Entre 1953 et 1977, elle a publié chez Hachette plus d'une vingtaine de romans, qui rencontrent un grand succès et sont traduits à l'étranger. Elle est la fille du musicien Lucien Fontayne.

Note : Liste non exhaustive. La première date est celle de la première édition.

Romans protestants La Vie protestante à la campagne (1925), études de MM. les pasteurs Émile Durand, X..., Charles Maurin, Élie Giran, Mme L. Rauzier-Fontayne, Union nationale des Églises réformées de France. - In-16, 32 p.Vieux récits, jeunes visages : nouvelles huguenotes (1925), Éditions de "la Cause". - In-16, 191 p.Aux temps bibliques : contes (1926), éditions de "la Cause". - In-16, 191 p.L'Hôte de Noël (1928), pièce huguenote en 2 tableaux, Éditions de "la Cause". - In-16, 40 p., musique.Rêves dans la vallée (1930), Strasbourg : Librairie évangélique. - In-16, 96 p.L'un d'eux partit... (1930), Éditions de "la Cause". - In-16.Monsieur Paul... (1931), Éditions de "la Cause". - In-16, 157 p.Matin de Pâques (1932), Strasbourg : Librairie évangélique. - In-16, 112 p.Quand on sortait de France... (1933), Lausanne : Éditions "la Concorde". - In-16, 235 p.Marlise-Modes et autres nouvelles... (1935), Éditions "Je sers". - In-16, 192 p.Milou et son peintre (1938), Strasbourg : Édition des Sources (23 décembre 1938) - In-8, 16 p.Le Prisonnier du Fort d'Alès (1941), illustration de Source, Alès : impr. de F. Claparède. In-8°, 64 p.L'Étrange compagnie (1944), Fédération française des Éclaireuses. In-8°, 140 p.Matines de Paris, le récit de Nicolas Muss, serviteur de Monsieur l'Amiral (1946). [D'après Ch. Dubois-Melly. Illustrations de Eugène-Henri Cordier]. - Strasbourg : Éditions Oberlin. In-4°, 112 p.Claude Brousson (1948). Préface de Franz-J. Leenhardt. Illustrations de Lise Rauzier. Coll. les Vainqueurs, no 21, Genève : Éditions Labor et fides. In-16, 224 p.

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Romans protestants pour la jeunesse[

Du soleil sur les vieilles pierres... (1926), coll. Clio, Librairie Fischbacher (Paris)L'étoile marchait devant eux : contes et nouvelles de Noël (1930), Librairie évangélique (Strasbourg)Histoires pour Lise... (1934), illustrations de Pierrette Bovet, Éditions "Je sers"Contes du temps présent... (1934), Union nationale des Églises réforméesMarikele : une petite Alsacienne d'aujourd'hui (1938) 4, Éditions FidesL'Auréole de perles (1945), illustrations de Source, Oberlin (Strasbourg)Rosée du matin et ses amis (1946), images de Lise Rauzier, coll. de la Toupie verte, Éditions ArmaTamita, la petite Esquimau (1946), images de Lise Rauzier, coll. de la Toupie verte, Éditions ArmaLivie (1947), Oberlin (Strasbourg)La Coiffe d'or (1948), Oberlin (Strasbourg)

Romans pour la jeunesse aux éditions Hachette

Romans pour la jeunesse aux éditions Hachette

Collection Idéal-Bibliothèque La Troupe Jéromisi (1953), no 41, illustrations d'Albert ChazelleLe Rêve de Caroline (1955), no 82, illustrations d'Albert ChazelleL'Invitée de Camargue (1956), no 118, illustrations de François BatetLa Maison du chèvrefeuille (1957), no 136, illustrations de François BatetLa Mission de Jeannou (1957), no 144, illustrations de Philippe DaureLe Sourire de Brigitte (1960), no 199, illustrations de François BatetLes Amis de Blanche-Épine (1962), no 221, illustrations d'Albert ChazelleLa Chanson merveilleuse (1963), no 246, illustrations de François Batet

Collection Nouvelle Bibliothèque rose La Petite Fille aux oiseaux (1958), no 32, illustrations de Marianne ClouzotUn cadeau pour Amina (1961), no 78, illustrations d'Albert ChazelleSeul sur les routes (1962), no 114, illustrations de François BatetLa Grande Aventure de Bouba (1971), no 371, illustrations de Jacques Fromont

Collection Bibliothèque rose La Petite Fille à la guitare (1971), illustrations de Patrice HarispeUne chance sur mille (1972), illustrations de Anny-Claude MartinLa Petite Fille aux marionnettes (1973), illustrations de Patrice HarispeMoka, l'ourson voyageur (1974), illustrations de Pierre DessonsLa Maison des trois girouettes (1976), illustrations de Henriette MinièreLe Garçon qui en savait trop (1977), illustrations de Pierre Dessons

Collection  Marina et les visiteurs clandestins (1964), no 256, illustrations de Philippe DaureLe Cousin du Brésil (1966) no 294, illustrations de François BatetL'Invitée inattendue (1973), illustrations de Charles Popineau

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Juliette et les motocyclistes (1975), illustrations de Robert BressyNotes et références

Parfois orthographié Rauzier-FontaineNotamment : Défense de nous plaindre : mes rencontres avec les artistes peignant de la bouche et du pied... "Mitleid verbeten" / Jo Hanns Roesler ; Traduit de l'allemand par Lucie Rauzier-Fontayne et Marguerite Thiébold. / Strasbourg-Neudorf : Société d'édition des artistes peignant de la bouche et du pied, 1965.Réédité en 1950 aux éditions Oberlin (Strasbourg), impr. de O. Boehm)Réédité en 1946 aux éditions Oberlin (Strasbourg)Réédité en 1971 sous le no 453Sources[modifier | modifier le code]Bibliothèque nationale de France (voir "Accès au catalogue général de la BnF")Nic Diament, Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse 1914-1991, 1993, 783 p. (ISBN 2-211-07125-2, lire en ligne)

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