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NOTAPItalie du Sud : un an et demi de lutte

contre le gazoduc transadriatique

N°2 - Novembre 2018

collectif

mauvaise

troupe

Territoires en bataille

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entretien avec Lucia et Giacomo

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Avec une pierre, un bout de bois, un morceau demétal ou à mains nues, ils frappent. En rythme

ou frénétiquement, ils s’acharnent, de toutes leursforces, à chahuter les inamovibles grilles. L’ombre desbarreaux que les spots à l’intérieur de l’enceinteprojettent aux pieds des manifestants vacille aurythme des coups. Ils tapent contre le métal, contre larésignation, malgré le déséquilibre criant des forces enprésence. La battitura, ce chahut contre la fatalité duchantier, a intégré le quotidien de la petite communede Melendugno. Elle a un goût de déjà vu, tant lapratique est caractéristique des protestations contreles travaux du TAV1 dans le Val Susa à 1200 km de là.Il n’y a pas de ligne TGV prévue dans les Pouilles. Il ya en revanche, depuis un an et demi, un chantierultra-militarisé qui ressemble à s’y méprendre à celuiqui pollue depuis 2011 la vallée piémontaise. Desgrilles de trois mètres de haut et de dix centimètresd’épaisseur, fichées dans d’énormes blocs de béton, endélimitent le périmètre actuel. Elles sont, ici aussi,surmontées de barbelés aux lames de rasoir brillantes,prolongées sur une vingtaine de mètres par unimpressionnant filet anti-projectiles. L’absence totalede relief, propre au talon de la botte italienne, donneà ce camp retranché un air encore plus inexpugnable.

1 - TGV en italien. Voir à ce propos le livre  : Contrées. Histoires croiséesde la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susadu collectif Mauvaise Troupe.

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Le chantier de San Basilio

Il est 22 heures ce 14 août 2018, et les rangéesd’halogènes surpuissants des gardes du chantier ontréussi à ruiner le poétique clair-obscur estival qui nousaccompagnait dans notre marche. Depuis le port deplaisance de San Foca et sa mer azur, nous nous sommesglissés entre les oliviers, nous avons longé les murs depierres sèches, admirant les drapeaux du mouvementflotter au faîte de l’impressionnante tour de San Basilio.Puis, d’un seul coup  : plus rien. Plus rien quel’architecture carcérale de ce bastion et la poussière d’unsol nu que piétinent carabiniers, vigiles et autres DIGOS2.Dans leur dos, effacés dans l’obscurité, on devinequelques silos, et une cuve de retraitement des eaux  : lechantier du TAP.Le Trans Adriatic Pipeline, l’une des plus grossesinfrastructures énergétiques en construction dans l’UnionEuropéenne  ; l’ultime tronçon d’un gazoduc de 5000 kmqui, des gisements de la mer Caspienne en Azerbaïdjan,traverserait la Géorgie, la Turquie, la Grèce et l’Albanie

Terminal de réception

Premier chantier,

déplacement de 200 oliviers

Tunneld'approche

Tranchée du gazoduc : 8 km sur 1 ,5 m de profondeur

2 - Police politique créée en 1978 dont le travail se situe à mi-chemin entrecelui des R.G. et de la BAC.

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puis la mer Adriatique, pour finalement débarquer enItalie aux environs de Lecce.Ses partisans prétendent qu’il permettra d’alléger ladépendance de l’U.E. vis-à-vis du gaz russe. Desconsidérations géopolitiques dont n’ont cure l’immensemajorité des habitants du Salento, qui subissent enrevanche de plein fouet la nouvelle passion capitalistepour le «  mix-énergétique  ». Aux flopées de centraleséoliennes et photovoltaïques qui ont déjà colonisé le solrocailleux de la péninsule, s’ajouterait donc l’énormetranchée du TAP où circuleraient sans trêve des millionsde mètres cube d’énergie fossile. Les promoteurs ontprévu de creuser un tunnel d’un kilomètre et demi pourne pas défigurer les plages touristiques de San Foca.Puis, après un trajet de huit kilomètres dans les terres, letube rejoindrait un site de 12 ha où serait bâtie unecentrale de dépressurisation du gaz. Un autre tronçon de55 kilomètres serait ensuite construit vers le nord, afinde connecter le TAP au réseau gazier italien et européen.Des travaux titanesques qui sont, ce mois d’août,totalement interrompus. Il faut bien le reconnaître, nonpas du fait des manifestants, mais du fait du tourisme.

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Entre juin et septembre, un décret préfectoral interdit eneffet aux camions et aux machines de travailler. Onimagine mal la poussière, les déploiments policiers et lescamions au milieu des plagistes en goguette. Pourtant,malgré cette «  pause  », des centaines de No TAPcontinuent, impassibles, à tambouriner sur les grilles.S’ils sont là, ce n’est pas seulement pour témoignerencore une fois de leur refus du projet. Aujourd’hui, lamanifestation est également un hommage à l’une desleurs  : une jeune No TAP décédée il y a un an dans unaccident de voiture en rentrant du presidio3. Peuimporte que sa mort n’ait au fond rien à voir ni avec leTAP, ni avec les exactions de la police, le presidio portedésormais son surnom, «  la Peppina  », et la populationdéfile aujourd’hui pour honorer son souvenir. C’est pourcela que le cortège mettra plus de six heures à parcourirle petit kilomètre qui sépare les plages de San Foca duchantier  : son rythme est celui d’une marche funèbre. Àl’avant, certains brandissent de grandes photos du visagede la disparue. Des prises de parole émues rappellent lapeine des uns et des autres, et les expériences partagéesavec la défunte. Des réactions que l’on n’imagine guèreen France, où une certaine pudeur militante nous enjointtrop souvent de mettre nos émotions à la cape. Pourtant,n’est-ce pas aux possibilités d’expression des liens qui s’ysont tissés que l’on reconnaît aussi la force d’une lutte  ?La battitura faiblit un peu désormais, le rassemblementse disloque et quelques feux d’artifice tirés en directionde la police rebondissent sur le métal des grilles. Ce soir,les escarmouches en resteront là, et chacun s’embrasse

3 - Terme polysémique n’ayant aucun équivalent en français, «  presidio  »signifie aussi bien garnison que présence. Il permet dans le langagemilitant de désigner un rassemblement, par opposition à une manifestationdéambulatoire. Dans les luttes territoriales, presidio est aussi le nom qul'on donne au campement ou à la cabane dans laquelle se retrouvent leshabitants pour surveiller le territoire, manger, réunionner ou entreprendredes actions.

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en se promettant de se retrouver en novembre, quand lalutte reprendra de la vigueur avec l’arrivée probable dutunnelier.

Les oliviers

Dans tout le bassin méditerranéen, les oliviers délimitentautant le périmètre d’un climat que d’une culture. Dansle Salento, ils ont persisté là où la vigne, le grain et letabac ont peu à peu disparu. Aux dix millions qu’ils sont,enracinés sur cette terre desséchée, ils occupent leterrain, et constituent, ce faisant, le premier rempartface à tous les aménageurs. Les travaux du TAP enmenacent à eux seuls une dizaine de milliers. Ainsi,l’arbre d’Athéna est-il devenu ici symbole de résistance.Chaque famille en possède quelques dizaines sur depetits lopins, et leur charge affective s’avère d’autantplus forte que bon nombre de sujets, pluri-centenaires,constituent de véritables ponts entre les générations. Enautomne 2013, alors que les magnats du gaz arrêtaienttout juste leur choix sur l’itinéraire italien du gazoduc,l’olivier salentin s'était déjà retrouvé au cœur d’une âprebataille. La région des Pouilles, de conserve avec l’UnionEuropéenne et le gouvernement, venait de décréter quela maladie qui touchait depuis des mois les arbres de larégion nécessitait la mise en place de mesuresdrastiques, au nombre desquelles l’arrachage de tous lesarbres dans un rayon de cent mètres autour d’un sujetinfecté, et l’obligation d’intenses pulvérisationsd’insecticides. Sauf que ce brutal plan de sauvetagereposait sur une hypothèse pour le moins controversée,selon laquelle la cause de ce mal serait imputable à laseule bactérie Xyllela Fastidiosa. À l’inverse, lesscientifiques évoquent une multiplicité de facteurs

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pathogènes, notamment la présence de mouches et dechampignons sur lesquels il semble possible d’agir sansraser frénétiquement tous les arbres. La baisse desdéfenses immunitaires de ces derniers serait égalementen cause, une faiblesse qui proviendrait… de ladégradation des terres, résultant elle-même d’un usageimmodéré des pesticides.Il n’en fallait pas plus pour révolter les oléiculteurs et lapopulation salentine, qui descendra plusieurs fois dansla rue aux cris de «  défendons les oliviers » ; des mesuresgouvernementales, s’entend. En mars 2015, ils seront4000 dans les rues de Lecce. Un peu plus tard, despaysans bloqueront les coupes4 avant qu’un ensemble derecours administratifs ne finissent par suspendre lesmesures d’abattage. Mais derrière cette prévenancegouvernementale, bon nombre de Salentins suspectentdes velléités moins avouables comme le désir d’en finiravec la petite production d’huile familiale. Laquelle nedemande en effet ni renouvellement des plants chez lessemenciers, ni pulvérisation massive de produitsphytosanitaires pour fournir une huile délicieuse, del’avis général. L’agro-industrie de l’olive, ne pouvantrivaliser avec la générosité d’un tel héritage, ne verraitdonc pas d’un mauvais œil une tabula rasa qui rendraitses jeunes plants et ses méthodes de productionindispensables. Sans compter que sur l’autre versant dunid de vautour, l’industrie touristique, très expansivedans la région depuis les années 90, ne cracherait passur l’acquisition d’importantes surfaces foncières àquelques kilomètres des superbes plages de l’Adriatiqueet de la mer ionienne. C’est dans ce contexte de tensions,que commencent, au printemps 2017, les préparatifs duchantier TAP.

4 - Un article de la revue Jef klak relate ce combat : http://jefklak.org/la-guerre-des-oliviers/

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Des ouvriers, tronçonneuses au poing, entament lesimportantes tailles préalables au déracinement desoliviers sur le site du futur chantier. Green-washingoblige, on parle de «  déplacement  » et non d’arrachage,même si la survie des sujets excavés est largementsujette à caution. Mais la brutalité des images ne severdit pas. Les Salentins découvrent, scandalisés, cestroncs amputés de toutes leurs branches et aux racinesréduites à leur plus simple expression. Ils les voient sefaire enrouler dans de la gaze blanche avant d’êtrechargés à la grue sur des camions-plateaux. Les chargesde policiers sur les premiers manifestants et les mairestentant de bloquer les véhicules parachèverontl’indignant tableau auquel il faudra encore ajouter lespoids-lourds accélérant à toute vitesse au milieu de lafoule et s’extirpant de la populace dans un nuage depoussière. C’est à ce moment-là que Giacomo et Lucia,deux jeunes Salentins, se jettent comme beaucoupd’autres dans la bataille.

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Le presidio

Comment avez-vous commencé à fréquenter la lutte NoTAP  ?

Giacomo  : Ça faisait déjà deux ou trois ans que j’entendaisparler du TAP. Dans mon village, on avait un cercle del’ANPI5, on y organisait des rencontres avec Gianluca ducomité No TAP, qui nous expliquait un peu tout ce qui étaiten train de se passer. Puis un jour, au printemps 2017, il ya eu une assemblée à Melendugno, sur la place Bertini.C’était une assemblée publique où tout le monde a pris laparole  : des élus, de simples citoyens, des anarchistes, etc. Ily avait au moins 300 personnes. Et là, deux personnes ontdit  : «  Nous avons un terrain tout près du lieu du chantier –qui deviendra le presidio "la Peppina San Basilio" – on lemet à disposition de la lutte  ». À peine leur discours terminé,je me suis dit  : «  Je vais prendre la tente et je vais y dormirdès ce soir.   » Parce qu’ils avaient dit aussi que, le lendemainmatin, les engins qui travaillent pour le TAP viendraientdéraciner les oliviers accompagnés par les carabiniers. Ilfaut s’imaginer que ce qui est un camp retranchéaujourd’hui, était à l’époque une très grande parcelle plantéed’oliviers, simplement clôturée par des grilles très fines etquelques murets, rien d’autre. On est arrivés à quatre oucinq pour dormir, et le presidio a commencé à exister cesoir-là. Lors de l’assemblée, on s’était tous mis d’accord  : onse retrouverait tous ensemble à trois heures du matin pourbloquer les machines. On était une cinquantaine, mais tousavec la foi. Je me rappelle qu’à quatre heures on était déjà

5 - L’Association Nationale des Partisans (Résistants) Italiens, créée le 6 juin1944, a pour objectif la défense et la mémoire de la lutte anti-fasciste. En2006, elle ouvre l’inscription à tous ceux qui se reconnaissent dans sesvaleurs et compte aujourd’hui plus de 120.000 adhérents.

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tous assis sur la route. On a attendu une heure, puis unecolonne de flics est arrivée, et derrière elle une colonneencore plus importante de machines. On a réussi à lesbloquer pendant huit heures. On s’est assis, on s’est tenuspar les bras. Ils ont commencé à attraper quelques-unsd’entre nous pour les éloigner. Ils avaient fait deux cordonsde policiers, ils nous emmenaient plus loin et faisaient ensorte qu’on ne revienne pas. Mais ils n’étaient pas très bienorganisés, c’était la première fois qu’ils faisaient ça ici. Ducoup, une fois virés, on les contournait, on sautait un murou deux et on revenait s’asseoir avec les autres. Ça n’enfinissait pas. Pour eux c’était pénible, et en plus ce jour-là ilfaisait très chaud, même si c’était en mars. Eux et nousavons eu très chaud. . . Finalement ils ont renoncé à entrer etla Préfecture a suspendu les travaux pour quelques jours.Suite à ça, on est allés manger et boire, au presidionaturellement. Pendant deux mois, j’ai dormi là-bas tous lessoirs, sans rentrer chez moi, et je n’étais pas le seul. Cepresidio était intensément vivant.

Comment était la vie pendant ces deux mois aupresidio  ?

Lucia  : C’était très bien organisé  ! On avait une grande tentepour dormir. On avait aussi un salon, avec une cuisine etdes panneaux solaires. On cuisinait au feu de bois. C’étaitune commune fantastique  ! On avait aussi planté destomates, des salades, des poivrons, des aubergines. On avaitmême planté des fleurs, environ 30  m². Après, on a aussifabriqué un four en pierres. Le puits, il y était déjà, car Rinaet Alfonso faisaient de l’huile sur cette parcelle. Au final,chacun faisait ce qu’il savait faire. Des gens venaient duvillage et de la campagne environnante pour nous apporter àmanger, du café, etc.

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Giacomo  : Les personnes qui participaient au presidio nevenaient pas uniquement pour lutter contre le TAP, maispour combattre une vie qu’ils n’avaient pas choisie, et ilsluttaient donc aussi pour une vie meilleure. Ils embrassaientce qu’ils avaient toujours voulu embrasser  : la communauté.Parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus guère de communauté.Chacun pense à lui-même ou, au plus, au bien-être de safemme, de son mari, de son fiancé, de ses enfants. Maisnous, dans ce contexte, on s’est liés étroitement avec desgens qui voulaient faire quelque chose de bien pour tout lemonde, pour la communauté, pas seulement pour se libérerindividuellement ou pour lutter contre le TAP, mais pourlutter contre ce système, qui veut que nous vivions seuls,séparés les uns des autres. C’était ça qui était beau.Moi, par exemple j’y passais toutes mes journées, jetravaillais du matin au soir pour le mouvement. Tout ce queje pouvais faire, je le faisais  : ça allait de nettoyer le presidioà réparer le toit. Et j’étais donc toujours le dernier à manger.Quand j’arrivais, les autres étaient déjà à table, et je disais  :« S’il reste quelque chose, j’en veux bien, sinon tant pis.   »Parce que pour moi, c’était important qu’on ne commencepas à dire : «  Elle, elle est là depuis plus longtemps, elle faitdavantage que les autres et, donc, elle mange d’abord.   » Onest tous égaux, donc on mange ensemble, pas de priorité etpersonne n’est au-dessus des autres. On partage tout, et onsent un désir d’aider pour tout. J’ai vu des gens arriver aupresidio avec des idées assez ordinaires, comme tout lemonde, et qui très rapidement raisonnaient comme despersonnes matures politiquement. La Peppina – la jeunefemme qui est morte l’an passé – est arrivée au presidiocomme un papillon, elle n’avait pas connu grand-chose, ellene s’était pas posé beaucoup de questions, et quand elle estrentrée au presidio, elle a changé du tout au tout, elle est

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devenue quelqu’un d’autre. Cet endroit était une véritableoasis, les gens arrivaient à s’extraire de leur propre vie, enrestant quand même dedans, pour en embrasser une autre,faite de principes sains, de volonté de se mettre en jeu, decombattre et de rester unis, sans plus penser à la couleur depeau de l’un ou à la façon de penser de l’autre, à son modede vie ou à sa manière de s’habiller. On était tous différents,mais tous beaux et égaux, luttant pour le bien commun, plusque contre le TAP. Jeunes et vieux. Moi, j’ai des bouclesd’oreille, je me maquille les yeux, si une mère de famillem’avait vu fréquenter sa fille, ça ne lui aurait probablementpas plu, parce que je m’habille comme ceci, que je suis unpeu différent de la typologie du garçon qu’une mère espèrepour sa fille. Mais là, au contraire, j’ai trouvé des gens quioubliaient tout ça  : tu peux être celui que tu veux, parexemple être mi-homme mi-femme – et il y en avait plein –et tu es accepté de toute manière. Les barrières et les dogmesqui définissent «  l’individu parfait  » selon la sociétés’évanouissent. Au début, il y avait beaucoup plus de jeunes,60  % de jeunes et 40  % de plus vieux  ; aujourd’hui lamajorité des gens sont des anciens.

Lucia  : Moi, j’habite relativement loin, vers Santa Maria diLeuca, à l’extrême sud du Salento. J’avais déjà entenduparler du TAP, mais d’une manière très superficielle. J’aitoujours été très sensible à l’écologie, je pense que c’est unepriorité, surtout pour nous dans le sud de l’Italie, parce quel’environnement et la santé sont les deux faces d’une mêmemédaille. J’ai toujours souffert du fait qu’il n’y ait pasd’espace ici où on puisse exprimer ces idées-là, alors quenous sommes vraiment la poubelle de l’Europe. Ça n’a rien avoir avec la France ou l’Allemagne. Dans notre province, oùtant de gens meurent à cause de la pollution, les médecins

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disent qu’il ne faudrait rien rajouter de plus. Il faudrait, iciaussi, comme au Val Susa, créer des comités dans tous lesvillages tellement il y a de problèmes. Chez moi, on a lesforages pétroliers, ils les ont autorisés sur toute la côteadriatique. À Taranto, c’est carrément délirant, on a le tauxde pollution industriel le plus haut d’Europe  : il y a lespoussières de l’ILVA, un énorme complexe sidérurgique,mais il y a aussi une cimenterie, une raffinerie, unincinérateur… Quand il y a du vent, tu dois fermer lesfenêtres, il y a beaucoup d’enfants mal-formés, de maladies,on a le record d’Europe des cancers, on voit même desenfants de quatre ans qui en sont atteints… Certains jours,ils ferment les écoles tellement c’est dangereux de sortir dechez soi. Il faudrait fermer ces entreprises. D’autant que ladépollution donnerait plus de travail que l’usine…Il y a aussi des décharges toxiques dans des coinsmagnifiques  : près de Brindisi, par exemple, tu crois êtredans l’endroit le plus sauvage qui soit, et en fait c’estcontaminé. Il y avait bien une autorisation d’enfouir desdéchets normaux, mais la nuit ils déversaient aussi desdéchets toxiques. Et on en découvre encore, de cesdécharges. Un mafieux repenti a avoué il y a trois ans avoirréalisé ce type d’enfouissement de déchets dans mon village.Il y a des villages où l’usage de l’eau du robinet est mêmeinterdit pour la cuisine et pour la vaisselle, tellement elle estpolluée. Donc ce n’est pas seulement la question du TAP,chaque jour, tu te lèves et tu apprends qu’une femme de tonentourage, de 30 ou 40 ans, est tombée malade. Alors tupeux avoir des potes, un travail, mais si tu meurs à 30 anspour des choses qu’on pourrait résoudre assez facilement,quel sens ça a  ? Donc quand j’ai vu à la télé locale, unesemaine après le début des travaux, des images de ce quiétait en train de se passer à San Foca, j’ai tout de suite écrit

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un message à mes amis qui étaient là-bas, et je leur aidemandé si on pouvait venir. Dès ce jour-là, je n’ai cessé d’yretourner, parce que j’ai été touchée quand j’ai vu ceténorme chantier avec tous ces oliviers au milieu. Pour moi,l’olivier est un symbole de la culture salentine, c’est vraimentau niveau sentimental, alors quand j’ai vu de mes propresyeux ce monstre parmi ces arbres dont il ne devait plus rienrester… j’y suis retournée, jour après jour. À ce moment-là,la situation était simple, je suis arrivée au presidio dans unepériode heureuse. La première assemblée à laquelle j’aiassistée était pleine de gens, surtout des jeunes, quiregorgeaient d’idées. Quand les ouvriers ne travaillaient pas,quand il n’y avait pas le chantier, donc quand on ne devaitpas bloquer les machines, on trouvait toujours quelque choseà faire  : fabriquer des drapeaux, distribuer des tracts aumarché ou à Lecce… Voir tellement de jeunes, très actifs etimaginatifs, dans un endroit où il n’y a jamais eu d’espacepour faire des choses concrètes, ça m’a vraiment touchée. J’ysuis retournée, toute l’année, mais seule, mes amis avaientdéménagé ou n’avaient plus envie de faire tous ces kilomètrespour venir. Mais pour moi, cette expérience a été, et continueà être, malgré les problèmes auxquels nous devons faire face,vraiment très enrichissante, y compris d’un point de vuepersonnel, car tu rencontres des gens qui viennent de mondescomplètement différents du tien, et tu dois apprendre etcomprendre comment ils pensent, tu dois apprendre à êtreplus tolérante, à mettre de côté ton instinct, ton caractère,pour une cause commune.

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Muretti

Que s’est-il passé après ce premier blocage desmachines  ?

Giacomo  : Le premier blocage, le 21 mars, a entraîné uneprise de conscience, parce que c’était la première fois quequelque chose comme ça arrivait. La veille, le 20, il y avaitbien eu une poignée de personnes qui avaient essayé debloquer, mais ils s’étaient fait virer sans ménagement, et lescamions avaient sorti 32 oliviers. Mais c’est ça, finalement,qui a mis le feu aux poudres. Le lendemain, à l’assemblée,on a pris conscience de ce que nous devions faire, et pendantplusieurs jours, on a continué à bloquer, tous les matins,toujours assis par terre. Et on les a empêchés de passercomme ça jusqu’à ce que les flics nous dégagent comme desmalpropres le 28. Après, ils ont fait sortir les oliviers dans lesbennes des camions qui roulaient comme des fous pourtraverser la foule. Le mouvement a toujours été pacifique,parce qu’il est très hétérogène, les gens sont très différents, ily a ceux qui viennent avant ou après leur journée de travail,il y a la mère de famille qui après l’action remonte dans savoiture pour aller chercher son mari qui sort du travail, il ya le député qui s’est pris un coup de matraque, le maire deMartano qui a amené les élèves du lycée… C’étaient despersonnes qui étaient loin des techniques de lutte et derésistance pratiquées par les militants. Alors quand despierres volaient sur les pare-brises des camions, certainsrâlaient un peu. Mais ça a bien fonctionné, on a continué àbloquer longtemps, jusqu’à construire des barricades.

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La première barricade  ? J’ai la mémoire un peu défaillante,quand tu es plongé dans un contexte comme celui-ci chaquejour, tu oublies un peu le temps, ce n’est pas seulement quetu oublies les jours, les dates, mais tu oublies véritablementle temps… Les barricades n’étaient pas bien acceptées, nibien perçues au début par certaines personnes dumouvement. Mais comme nous sommes un mouvementhorizontal, où personne ne décide pour les autres, comme iln’y a pas de leader, pas de vote à la majorité, les décisionsfinissent par se prendre en discutant. Un beau soir, on adonc décidé ensemble de faire des barricades, parce qu’onn’arrivait plus à les arrêter, parce qu’au bout d’un moment,ils avaient compris comment éviter nos blocages  : un jour ilsarrivaient d’un côté, le suivant d’un autre, et on était 50 ou60, pas assez pour pouvoir surveiller tous les accès. Donc ona commencé à faire des barricades, d’abord des petitsmurets, pour finir par de véritables barricades de guerre.C’est là qu’ils ont commencé à venir avec les bulldozers et lestractopelles. Ils y mettaient du temps, deux ou trois heures,mais à la fin ils arrivaient à les enlever.

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Alors on a commencé à utiliser les muretti [les murs enpierres sèches] , vu que de toute façon ils les détruisentcomme si de rien n’était. Ces murets appartiennent à ceuxqui les ont construits, c’est-à-dire nos grands-parents, etcomme ils avaient été utilisés pendant la Résistance pour sedéfendre, on a décidé de les utiliser nous aussi pour sauvernotre territoire. Là, on a aussi découvert une particularitédes lieux  : sur certaines routes très étroites, des barricades enlongueur se révèlent plus efficaces que des barricades enhauteur. On a parfois fait tomber les murets sur toute lalongueur d’une route que les flics devaient emprunter, lesobligeant à déblayer à la main sur plusieurs centaines demètres pour faire passer les camions, ce qui nous laissait letemps de nous organiser.

Lucia  : La première fois qu’on a utilisé ces pierres, il y a euune assemblée avec beaucoup de monde, surtout despersonnes âgées et ils ne partageaient pas l’idée d’utiliser lesmurs en pierres sèches, parce qu’ils disaient que pourdéfendre notre territoire, ce n’est pas juste de le détruire.Prendre les pierres des superbes murets construits desdécennies avant et les utiliser comme ça, ça ne va pas. Laconfrontation dans l’assemblée a duré assez longtemps, et cefut aussi une très belle assemblée, parce que même s’il yavait quelques personnes qui criaient, on a réussi à enparler, et c’était déjà une victoire. Bien plus tard, àl’automne, ils ont créé la zone rouge dans laquelle ils ontpris des champs qui n’étaient pas concernés par le gazoduc,et qui ne devaient pas être impactés, ça incluait une zoneimmense. D’après moi, c’est à ce moment-là que beaucoupde gens se sont rendu compte qu’utiliser les murets n’étaitpas si idiot, parce que les cultivateurs dont les champss’étaient retrouvés englobés fortuitement dans cette zone,

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après avoir montré leurs papiers aux carabiniers et passé lecheck-point, ne trouvaient plus leurs murs. À la place desmurets en pierres, il y avait les énormes grilles de la police.Les personnes se sont rendu compte que leurs murets avaientété détruits sans aucun respect. Arriver dans ton terrain, làoù tu as grandi, où tu es né, là où ton grand-père a travaillétoute sa vie et le trouver changé sans que personne ne t’aitrien demandé et que tu n’en saches rien, ça te fait réaliser cequi est en train de se passer, ça te fait comprendre la logiquedu TAP. Donc beaucoup de gens, après ça, ont réalisé quecette zone serait de toute manière transformée, et que si lespierres n’étaient pas utilisées pour les barricades, les muretsseraient de toute façon détruits pour faire passer lesmachines. La mentalité a véritablement changé, passeulement par rapport à cette question des murets, maisaussi par rapport à la police. Mais ça a pris un an et demi.

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Pédalos

Ceux aux bénéfices desquels sont habituellementpubliées les lois ne se sentent pas toujours tenus de lesrespecter dès lors que celles-ci leur imposent égalementquelques contraintes. Ainsi, alors que la Préfecture exigel’interruption des travaux durant la saison touristiqueentre juin et septembre, le 4 juillet 2017, les promoteursdu TAP décident d’extraire aux forceps les 43 derniersoliviers du chantier. La manœuvre fait scandale etdéclenche de nouveaux affrontements sur toutes lesroutes environnantes, et une manifestation le lendemaindans la station balnéaire de San Foca. Quelques joursplus tard, toujours en violation flagrante de cette«  trêve  », une entreprise tente de réaliser, en mer, àquelques centaines de mètres de la côte, une étuded’impact environnemental. Elle est rapidement prise àpartie par une grande barque de pêche où s’entassentune dizaine de No TAP agitant sifflets et drapeaux, etqui moteur à fond, tourne autour des ouvriers. Au boutde quelque temps, d’autres militants les rejoignent,certains avec un jet-ski, d’autres avec des pédalosempruntés aux sauveteurs en mer. La bataille navale nese terminera qu’avec l’intervention des gardes-côtes.

Giacomo  : Ici c’est une région périphérique, contrairement àla vallée de Susa qui est au centre de l’Europe. Nous sommesau bout du monde, tu ne passes pas ici par hasard. Il y a undépeuplement important, lié notamment à cette mode d’allerfaire ses études ailleurs  ; c’est une mode, parce qu’on a uneuniversité à Lecce. Ça engendre un appauvrissement, parceque les parents doivent payer le loyer de leurs enfants partis

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étudier ailleurs. Les parents ne peuvent plus vivre. Le pèrene peut plus aller boire une limonade, parce qu’il doit payerles études de ses enfants. On aime tous la terre où on estnés, mais il y a beaucoup d’égoïsme. Il y a de la nostalgie,beaucoup ont la volonté de revenir au pays, mais personnene revient. Ou seulement l’été. On était 120 enfants de monâge dans mon école, et on est 10 à être restés dans levillage. Il n’y a pas de travail, tu dois aller en France ou enSuisse ramasser les poubelles. Le tourisme fait du bienéconomiquement, mais on n’arrive pas à le gérer. On leur asucé la moelle aux touristes avec les tartines à la tomate à 5euros  !

Pour ne pas seulement subir cette saison touristique,quelques squatteurs de Lecce occupent, sur le bord demer, un vieux bâtiment  : la Caura. Sans porte ni fenêtre,mais dotée d’un toit et de l’accès direct à la mer,l’occupation est idéale pour la belle saison. Ce sera unespace qui, selon ses occupants, sera disponible « pourqui,   venant de contrées lointaines, veut connaître la lutte ets’organiser contre le TAP  ». Dans le même temps, lescabanes de bric et de broc du presidio de San Basilio, auras du chantier, restent fort fréquentées, ce qui permetentre autres aux jeunes de retour au pays de découvrirla lutte. Une maman y campe avec sa fille, inventantchaque soir un nouveau conte pour lui expliquer laraison de leur présence ici. Plus tard, elle les publiera6,et les présentations de l’ouvrage seront autantd’occasions d’inviter la question du TAP dans lesdifférentes écoles du pays. «  Un soir, il était deux heuresdu matin, et le DJ de la boîte de nuit sur la plage de SanFoca continuait à passer la musique à fond. On est à peineà 700  m et le vent souffle souvent de la mer, alors ma fille

6 - Fiorentino Serena, Tanto non la fanno (Racconti NO-TAP) .

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ne pouvait pas dormir. Je prends le porte-voix dumouvement, et je crie  : "Luca, baisse ta putain de musique,on peut pas dormir  !" Il se passe quelques secondes, il coupele son et on entend dans la sono  : "Les gars, on va finir lasoirée maintenant pour que les camarades No TAP quiprotègent notre territoire soient en forme demain si les flicsarrivent. " Puis tous les vacanciers se sont mis à applaudir.   »

Zone rouge

La trêve officiellement finie, les activités du TAPreprennent le 24 octobre, et ce sont une nouvelle foisles oliviers qui sont visés. Alors que les olives sontpresque à maturité, les arbres se chargent de fruitsinhabituels. Tous les matins, les policiers doiventdescendre les manifestants qui grimpent dans leursbranches pour tenter de ralentir les opérations de taillepréalables aux arrachages. Ces opérations, qui sedéroulent à l’extérieur du chantier déjà existant,anticipent le tracé du futur gazoduc. Les policiers sontobligés d’entourer chaque arbre le temps que lesouvriers travaillent. Dès l’opération terminée, le 13novembre à minuit, la Préfecture publie un décretinstaurant une zone rouge dans laquelle il est interdit decirculer, en véhicule comme à pied et qui, tout enl’englobant, dépasse largement le périmètre du premierchantier. L’accès au presidio de San Basilio est interditde facto, et la militarisation devient endémique  : lesblocs de béton, les grilles, les spots et les vigilesapparaissent à ce moment-là, créant simultanément ungrand sentiment d’impuissance et un sursautd’indignation et de participation populaire à la lutte.

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Peux-tu raconter la grève générale à Melendugno  ?

Lucia  : Ça a été lancé, au moment où ils ont déclaré la zonerouge, par un commerçant qui faisait partie du mouvement.Il y a eu deux assemblées de commerçants, et ils ont décidéque le mercredi suivant, le 6 décembre 2017, ils fermeraienttous et que ce jour-là il y aurait la manif des commerçants. Ily a eu 3000 personnes, alors que la ville compte à peine10.000 habitants. Les affiches annonçaient «  Fermé pardignité  ». Ce n’était pas facile de créer un tel mouvementjuste avant Noël, mais ça a été très suivi. Même lesdistributeurs automatiques de cigarettes avaient été mis àl’arrêt. Il y avait certains patrons qui avaient des pancartesautour du cou du type «  le bar Roma dit non au TAP  ».Aujourd’hui, beaucoup de commerces du coin, lesrestaurants, les glaciers, les tabacs, affichent les drapeaux etles événements No TAP. Un arboriculteur de San Basilio nepeut plus cultiver ses fruitiers à cause de l’arsenic et dunickel émis par le chantier. Depuis, il est No TAP et il nousfournit des fruits à profusion, mais qui poussent sur d'autresparcelles ! Suite à cette grève, l’idée était de faire deux autresmanifestations les 8 et 9 décembre  : une à Lecce, puis uneautre le lendemain à San Foca qui irait à pied jusqu’auchantier. À Lecce, on était 3 ou 4000, la manifestation étaittrès démonstrative en plein centre-ville, avec ses belles pierresblanches et ses maisons baroques. Il y a une très belle chosequi s’est produite et qui montre aussi l’évolution dumouvement  : des camarades étaient venus de Rome pourmanifester et, alors qu’ils arrivaient à Lecce, ils ont étéinterpellés par la police et emmenés au poste. Certainsavaient des antécédents, ils les ont gardés des heures et desheures. Alors, pendant la manifestation, une camarade a prisla parole et a annoncé  : «  Ça fait des heures qu’ils sont au

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poste, alors nous on s’arrête ici jusqu’à ce qu’ils soientlibérés  !   » Étant donné la composition du cortège, tu auraispu penser que les gens n’en auraient rien eu à faire de cestrois anarchistes, de ces trois extrémistes. Mais là, toute lamanif s’est arrêtée, on s’est assis et on a tout bloqué. Lesgens chantaient «  tout le monde déteste la police  », enfrançais ; c’est devenu célèbre chez nous aussi. À peine dixminutes après, les camarades sont sortis. C’était beau à voir.

Giacomo  : Le lendemain, à San Foca, c’était plus. . .spontané. On était peu, 54 exactement, et il faisait un tempsatroce. On a marché jusqu’à l’entrée principale du chantier,mais elle était bloquée par un nombre important depoliciers, et on ne savait pas très bien ce qu’on allait faire.Certains se disaient  : «  On a marché jusqu’ici, c’est pas pours’arrêter juste devant l’entrée  !   » Des jeunes quiconnaissaient bien la zone m’ont dit  : «  Nous on connaît laroute pour arriver au presidio.   » Alors on a commencé àcourir dans la campagne et à sauter les murets  ; les flicsdevenaient complètement fous, ils ne s’y attendaient pas dutout. Je me rappelle d’un chef dans sa camionnette quicriait  : «  Porco dio  ! Frappez, frappez !  » Nous on devaitsauter, sauter, sauter, et se dépêcher parce qu’ils nouspoursuivaient. On a réussi à aller jusqu’à la tour de SanBasilio. Là, tout le monde souriait, parce que ça faisait unmois qu’on n’arrivait plus à entrer dans cette zone. Jecourais avec le sourire aux lèvres parce que je me sentaislibre, même avec un hélicoptère au-dessus de moi, mescamarades qui tombaient, les flics qui nous poursuivaient,les camionnettes. . . Je me sentais libre comme jamais parceque je faisais quelque chose de juste, j’étais en train decourir vers mon presidio, vers le lieu qui m’avait accueillipendant presque une année, je ne faisais rien de mal. On a

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couru jusqu’à ce qu’on arrive devant les grandes grilles, onétait à vingt mètres du presidio, et là une pluie delacrymogènes s’est abattue sur nous, et on s’est enfui, parceque la police arrivait derrière nous et qu’on était acculés. Laseule chose à faire, c’était de s’enfuir à travers champs. C’estlà que la chasse à l’homme a commencé. On était entourésde flics, il en sortait de tous les côtés. On courait comme sidemain n’existait pas, on aurait dit des sprinters, c’était pleinde ronces et on essayait de les éviter. À un moment, il y avaitle commissaire juste derrière nous qui nous jetait des pierres,c’était hallucinant, et on a couru jusqu’à ce que les roncessoient trop denses  ; les jeunes se jetaient dedans pour essayerde passer au travers, mais ils nous ont encerclés et attrapés.

Lucia  : Ils ne s’attendaient pas à devoir arrêter autant demonde, ils n’avaient pas assez de menottes. Ils étaient trèsénervés, car l’un d’entre eux s’était cassé les côtes entombant d’un muret. Comme ils n’avaient pas d’endroit assezgrand pour nous enfermer tous, ils nous ont dispatchés entreles carabiniers, la DIGOS, la police… En deux ou troisheures, une solidarité incroyable s’est organisée, unecinquantaine ou une centaine de personnes sont arrivéesdevant chaque caserne ou commissariat et ils ont commencéà mettre un bordel incroyable… Le chef de la police devenaitfou, il hurlait  : «  On va faire sortir ceux qu’on a à l’intérieurpour faire entrer tous les autres  !   » Les premiers ne sontsortis qu’au bout de dix heures, mais les gens dehors ont tousattendu avec de quoi manger et boire jusqu’à la libération dudernier interpellé.

Giacomo  : Après ça, la Préfecture a délivré une quinzained’interdictions de territoire. Ils ont supprimé la zone rouge,elle a duré un mois, du 12 novembre au 12 décembre. Mais

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quand on est entrés de nouveau pour rejoindre le presidio,on a découvert ce qu’ils avaient fait  : les nouvelles grilles, lechantier installé, les caméras de surveillance à 360°. Leterritoire était complètement dévasté, la route était abîmée,la route qui va au cimetière  ! On a continué à faire desblocages, mais on était beaucoup moins, la répression a bienfonctionné. On a quand même réussi à arrêter desbétonnières en janvier. C’était deux camions-toupies qu’on acoincés plusieurs heures, et qui ont finalement été obligés defaire demi-tour, parce que le béton avait séché et étaitdevenu totalement inutilisable.

Après l’éphémère tentative d’une zone interdite pourpacifier la région, la Préfecture préfère multiplier lesamendes et les interdictions de territoire. En avril, suiteà de sporadiques affrontements nocturnes, le mouvementverra même un de ses militants incarcéré à la prison deLecce. Cette répression diminue le rythme des actionsdirectes et des blocages, qui dans le même temps peinentà empêcher réellement le chantier d’avancer. Enseulement un an et demi d’existence, le No TAP seretrouve confronté à des mesures similaires à cellesdéployées progressivement en 25 ans de lutte contre lesvalsusains No TAV. Un chantier militarisé au point derendre périlleuse toute tentative de sabotage, et descondamnations en cascade pour des actes de résistancetout à fait anodins. La recette du gouvernement italienpour fatiguer, voire étouffer dans l’œuf les mouvementspopulaires contre les grands travaux semble imparable.Pour ne pas s’enferrer dans cette impasse, le Salentoaccueillait cet automne des activistes du monde entierautour du thème «  extractivisme et pacification7  ».

7 - Un compte-rendu de ces rencontres est disponible en italien sur le sitecarmillaonline.com.

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Comment résister au face à face inégal qui nous opposeaux institutions régaliennes de l’État  ? Commentredonner un peu de liberté de mouvement aux gestes derévolte  ? Les participants ont notamment travaillé deshypothèses envisageant la constitution de zonestampons entre l’État et les mouvements de lutte. Commedes freins actifs installés à l’intérieur des institutions,qu’elles soient juridiques, politiques ou médiatiques,pour empêcher que l’action de l’État ne puisse sedéployer sans aucune retenue face à ceux qui luirésistent.

Tarentelles

Dans le public, devant la gigantesque scène de la Nottede la taranta, quelques drapeaux s’agitent. Il y al’inévitable PACE, celui contre la Xyllela et… unebannière No TAP. L’énorme concert qui se tient chaqueannée à Melpignano clôture un festival fréquenté parplus de 100.000 personnes et qui s’étale sur tout le moisd’août. Cette dernière soirée est diffusée en direct sur laRAI, la télévision nationale. Tout à coup, laretransmission s’interrompt et une équipe de vigilesfend la foule en direction des jeunes qui agitent labannière anti-gazoduc  : «  Pas question que le drapeaucontinue à passer devant les caméras, la productionmenace d’interrompre la retransmission.   » Devant lerefus des activistes de baisser pavillon, la police estappelée en renfort et les spectateurs porteurs dumessage séditieux expulsés manu millitari del’événement.

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Giacomo  : Je me rappelle de la première édition [de laNotte de la Taranta], c’était sur une place de Melpignano,c’était modeste, il y avait beaucoup de gens, mais pas detouristes - il n’y en avait pas à l’époque - c’était il y a aumoins 20 ans. Les musiciens sur la scène n’étaient pascoordonnés, ils n’étaient pas en rythme, les gens chantaientassez faux, il n’y avait pas tout ce professionnalisme, c’étaittrès frivole, les gens jouaient avec le cœur, ils jouaient parceque ça leur faisait plaisir, parce qu’ils aimaient partager cemoment, boire et manger ensemble. Puis, petit à petit, c’estdevenu ce que c’est devenu, une machine à fric et riend’autre. Rien de traditionnel n’est resté, c’est une modeeuropéenne. Ça a perdu toute la poésie que ça pouvait avoir.

On appelle «  Grèce salentine  » les onze communes,voisines du projet de gazoduc, dans lesquelles se parleencore le grecanico, un dialecte issu du grec ancien.C’est dans ces localités que prennent place les concertsestivaux de la Notte de la taranta. C’est sur ce mêmeterritoire que le tarantisme est demeuré vivant pluslongtemps qu’ailleurs8. On considère que dans lesannées 60, un bon millier de Salentins pratiquaientencore d’une manière ou d’une autre ce rituel depossession. La dernière transe d’Europe occidentale, auxorigines ostensiblement dionysiaques, s’emparait desfemmes, animait la plèbe et les communautés paysannesd’une ferveur aujourd’hui inimaginable. Car celle-ci s’estvu au cours des siècles repoussée de la rue aux espacesprivés, avant d’être finalement réduite à un simple genremusical  : danse de salon ou world music. C'est uneculture profonde et riche qui, après avoir été éradiquée,est aujourd'hui travestie. Mais il ne faut pas vendre la

8 - Voir à ce propos le livre Tarantella  ! d'Alèssi Dell’Umbria, aux éditionsL’oeil d’or.

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peau d’une tradition si ancienne et si puissante avantqu’elle ne se soit définitivement effacée des mémoires etdes corps. Car si l’on fréquente avec quelque assiduité lemouvement No TAP, il ne faut guère attendre longtempsavant d’entendre résonner la pulsation d’une tarantelle.Qui sait si les luttes populaires ne sont pas les derniersécrins où de telles traditions pourraient, avec quelquesuccès, être réinventées  ?

Giacomo  : Nous avons organisé beaucoup de concerts avecde la musique populaire, elle fait partie intégrante de notreterritoire, elle était chantée par nos grands-parents, elleparle de la vie quotidienne, de la maison, de la famille, dutravail. Quand on était petits, on la détestait un peu, onpréférait le reggae, le punk, mais aujourd’hui quand jel’entends ça me fait plaisir, elle parle de mes traditions, elleest ma tradition. Je joue de plusieurs instruments, mais leseul qui me manquait, c’était le tambourin, et au presidioj’ai appris à en jouer. Il y a une anecdote qui m’a beaucouptouché quand j’étais petit, c’est une belle histoire parcequ’elle parle vraiment de l’essence de notre musiquetraditionnelle  : le son du tambourin. Quand j’avais 4 ou 5ans, mes parents étaient, comme nous, des personnes trèsengagées politiquement. Ce jour-là, Pino Zimba jouait àMartano. Il a été un des pionniers de la redécouverte de latarentelle, il l’a faite connaître à tous. C’était une personnevraiment singulière, il a aussi fait de très beaux films. Il étaitdonc en train de jouer, c’était un type assez trapu, petit maiscostaud, il avait des mains. . . pas des mains comme lesnôtres qui sont fines et belles, mais des mains de paysangrosses comme ça, noires, pleines de cicatrices, abîmées,dures, et il jouait du tambourin avec une telle force qu’on

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aurait dit que le tambourin allait se casser en morceaux. Ilavait une voix très forte, grave, une voix d’homme, il criait.Alors j’ai dit à mon père  : «  Papa, papa, papa  ! Je veuxjouer du tambourin  !   » Quand il eut fini de jouer, on estmontés sur scène et mon père lui a dit  : «  Hé, Pino, mon filsveut apprendre à jouer du tambourin  !   » Et Pino Zimba m’aregardé et m’a dit  : «  Bravo  ! Maintenant, pose ta main surton cœur, et joue en suivant ses battements, joue sur letempo de ton cœur.   » Évidemment, ce moment-là, je ne l’aipas oublié. Tu as déjà vu jouer du tambourin ici  ? Tu as vusa peau pleine de sang  ? Quand tu joues de cet instrumentcomme les gens d’ici, les cales de tes mains sont arrachées,tu souffres, c’est vraiment viscéral, sanguin et sentimental.Comme nous…

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A vec «  Territoires en bataille   », nous proposons larédaction et la diffusion de courts écrits donnant à voiret à sentir les dynamiques à l’œuvre dans différents

espaces en lutte en Europe et dans le monde. Dans la veine dulivre Contrées qui croise les expériences de la zad de Notre-Dame-des-Landes et du Val Susa No TAV, il s’agira de faire passer lesfrontières, notamment linguistiques, aux expériences de résistanceancrées dans des lieux singuliers. La voix des protagonistesstructurera les récits, à la recherche de l’art et de la manièred’interrompre le cours normal des choses, en quête des millefaçons de faire entrer un bout de terre en sécession, de l’instant oùles existences bifurquent et sortent des catégories établies ouencore des manières de s’organiser favorisant l’obtention devictoires. La circulation de ces textes concourra, nous l’espérons, àintensifier la compréhension, les liens et les solidarités entre etavec ces territoires en bataille. Car c’est bien moins d’une«  convergence des luttes  » dont nous avons besoin - qui supposeque celles-ci prennent une même direction pour se rejoindre en unpoint mystérieux - que de liens profonds et spécifiques entrechaque territoire, chaque situation singulière.

MAUVAISETROUPE.BOUM.ORG

[email protected]

Merci

àAlessandro

Pignocchi

pourledessin

encouverture.