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Monsieur Laurent Kenigswald Environnement et croissance : un faux dilemme pour les pays en développement In: Economie et statistique, N°258-259, Octobre-Novembre 1992. pp. 69-75. Citer ce document / Cite this document : Kenigswald Laurent. Environnement et croissance : un faux dilemme pour les pays en développement. In: Economie et statistique, N°258-259, Octobre-Novembre 1992. pp. 69-75. doi : 10.3406/estat.1992.5694 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1992_num_258_1_5694

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Page 1: Environnement et croissance : un faux dilemme pour les ... · de développement doit être soigneusement analysé en termes d'impact sur l ... con un minimo de purificacion del agua

Monsieur Laurent Kenigswald

Environnement et croissance : un faux dilemme pour les paysen développementIn: Economie et statistique, N°258-259, Octobre-Novembre 1992. pp. 69-75.

Citer ce document / Cite this document :

Kenigswald Laurent. Environnement et croissance : un faux dilemme pour les pays en développement. In: Economie etstatistique, N°258-259, Octobre-Novembre 1992. pp. 69-75.

doi : 10.3406/estat.1992.5694

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1992_num_258_1_5694

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RésuméEnvironnement et croissance : un faux dilemme pour les pays en développementLa défense de l'environnement n'est pas qu'un luxe de pays riche. Dans les pays pauvres ellepermettrait d'éviter deux millions de décès chaque année, avec un minimum d'assainissement de l'eau.Elle s'avère aussi source de croissance économique, au travers d'une meilleure exploitation des terresagricoles et des ressources naturelles.Aujourd'hui, le coût d'un programme écologique "minimal" dans les pays en développement est estimépar la Banque Mondiale à quelque 80 milliards de dollars, soit 2 % de leur PIB, à répartir sur dix ans. Ilpourrait être amorti par des gains de croissance induite d'à peine un quart de point par an. Une aidepublique à l'environnement n'apparaît pas dans ces conditions nécessaire. En revanche, chaque projetde développement doit être soigneusement analysé en termes d'impact sur l'environnement.

AbstractThe Environment and Growth : A False Dilemma for Developing CountriesEnvironmental protection is not just a luxury for rich countries. In poor countries, a minimum of waterpurification should prevent two million deaths per year. This has also proved to be a source of economicgrowth due to a better use of agricultural land and natural resources.Today, the World Bank estimates the cost of a "minimal" ecological programme in the developingcountries to be some 80 billion dollars, or 2 % of their GDP, to be spread out over ten years. This costcould be amortized by the resulting growth gains of barely one-quarter of a point per year. Under thesecircumstances, public environmental aid would not appear to be necessary. However, eachdevelopment project should be carefully analyzed in terms of its impact on the environment.

ResumenMedio ambiente y crecimiento : un falso dilema para los pafses en desarrolloLa protecciôn del medio ambiente no es solo un lujo de pafses ricos. En los pafses pobres estapermitirfa evitar dos millones de muertes por afio, con un minimo de purificacion del agua. Dichaprotecciôn se révéla también como una fuente de crecimiento econômico a través de una mejorexplotaciôn de las tierras agrfcolas y de los recursos naturales.Hoy en dfa, el costo de un programa ecolôgico "mfnimo" en los pafses en desarrollo se estima por elBanco Mundial en alrededor de 80 mil millones de dôlares, o sea un 2 % del PIB de estos pafsesrepartido en diez anos. El mismo podrîa ser amortizado mediante aumentos de crecimiento inducido deapenas un cuarto de punto por afio. En taies condiciones, una ayuda pûblica al medio ambiente norésulta necesaria. Por el contrario, cada proyeeto de desarrollo debe ser cuidadosamente analizado entérminos de impacto sobre el medio ambiente.

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ENVIRONNEMENT

Environnement et croissance :

un faux dilemme pour les pays

en développement

Laurent La défense de V environnement n 'est pas qu 'un luxe de pays riche. Dans les pays pauvres elle Kenigswald* permettrait d'éviter deux millions de décès chaque année, avec un minimum d'assainissement de l'eau. Elle s'avère aussi source de croissance économique, au travers d'une meilleure exploitation des terres agricoles et des ressources naturelles.

Aujourd'hui, le coût d'un programme écologique "minimal11 dans les pays en développement est estimé par la Banque Mondiale à quelque 80 milliards de dollars, soit 2% de leur PIB, à répartir sur dix ans. Il pourrait être amorti par des gains de croissance induite d'à peine un quart de point par an. Une aide publique à l'environnement n 'apparaît pas dans ces conditions nécessaire. En revanche, chaque projet de développement doit être soigneusement analysé en termes d'impact sur l'environnement.

*Laurent Kenigswald est chef du bureau "Afrique, Amérique, Asie" à la Direction de la Prévision. Les nombres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

1. Le développement durable est un mode de développement soutena- ble au regard de V environnement, du consensus social et de l'équilibre extérieur.

En 1 988 paraissait le rapport Brundtland ("Notre avenir à tous"), sur le thème de l'environnement mondial [4]. Aboutissement de trois années de réflexions et d'enquêtes menées par une trentaine d'éminentes personnalités, ce rapport avait suscité un grand intérêt mais n'avait pas été suivi immédiatement par des initiatives concrètes. Quatre ans plus tard, juste après la réunion du "Sommet de la terre" à Rio, la Banque Mondiale consacre en août 1 992 son rapport annuel aux liens existant entre développement et environnement [ 1 ] . Il y a en effet un cercle vicieux entre pauvreté et pression démographique d'une part et dégradation de l'environnement d'autre part, en particulier via la surexploitation des terres agricoles. Le développement durable ( 1 ), qui a essentiellement pour fin d' améliorer les conditions de vie et de faire reculer la pauvreté, passe notamment par la rupture de ce cercle vicieux.

Le rapport plaide ainsi pour une meilleure prise en compte des problèmes d'environnement dans les pays en développement, condition nécessaire, aux yeux de la Banque Mondiale, à la poursuite et à l'accélération de la croissance (figure 1).

Une distinction essentielle : environnement local et environnement mondial

Le débat sur la protection de l'environnement et son financement est parfois faussé par une certaine confusion des enjeux entre problèmes locaux (par exemple, salubrité de l'eau, pollution de l'air, protection des zones rurales) et problèmes mondiaux (effet de serre, couche d' ozone, bassins fluviaux internationaux, diversité biologique, etc.). Dans ce dernier cas, la coopération de l'ensemble des pays touchés est requise. Le partage des coûts doit tenir compte des capacités budgétaires de chaque pays mais aussi de sa responsabilité dans le problème et des avantages qu'il retirerait de sa résolution. Ces principes généraux doivent donc se traduire dans les faits par une contribution plus importante de la part des pays industrialisés, plus souvent à l'origine des pollutions "mondiales", et des transferts financiers et technologiques vers les pays du Tiers Monde.

Parmi les préoccupations liées à la "qualité de la vie", il en est au moins deux qui revêtent une importance à

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Figure 1 Activité économique et environnement

La politique économique influe sur la productivité

et sur la structure de la production

Echelle de l'économie (revenu par habitant x population)

X

La politique de l'environnement modifie les incitations à utiliser les ressources naturelles

La demande d'amélioration

de l'environnement augmente avec

le revenu par habitant

Structure de la production X Coefficient d'efficacité X

Les gains d'efficacité réduisent la demande de ressources

L'investissement d'environnement comporte des

coûts et des avantages

ï

Atteintes à l'environnement par unité produite

/ L'utilisation de \ procédés et de techniques plus propres réduit les émissions de polluants,

les déchets et la dégradation de

\ l'environnement/

Qualité de

l'environnement

Politiques Interactions

Source : Services de la Banque Mondiale. o Gains pour l'environnement

2. A titre d'exemple, la récolte du durian en Ma- laisie a donné des résultats très décevants lors des années soixante-dix. La cause en était la quasi- disparition de l'espèce de chauve-souris qui assurait la pollinisation de la fleur de durian. La diminution du nombre de ces chauve-souris était due à l 'aménagement des "mangroves", qui leur servaient de refuge, en élevage de crevettes.

l'échelle planétaire : la protection de la forêt, notamment tropicale, face à la conjugaison d'intérêts divers (agriculteurs, éleveurs, sociétés d'exploitation minière et forestière) et la préservation de la diversité biologique. Celle-ci est d'autant plus nécessaire que les interactions à l'intérieur de l'écosystème sont encore mal connues (2).

L' "effet de serre" est un autre exemple de problème à dimension internationale [7]. Les effets les plus graves semblent être au moins autant liés à l'élévation de la température qu'aux changements qui en résulteront dans la teneur en eau du sol, l'intensité des pluies et le niveau des mers (voir l' article de S. Gastaldo dans ce numéro). Mais l'intensité de ces effets fait l'objet de controverses telles qu' il apparaît difficile d' apprécier le niveau optimal d'efforts à consacrer à ce problème (3). Ces incertitudes plaident pour une politique de prudence, relevant d'une logique d'assurance contre un risque encore mal calibré :

- développer la recherche, y compris dans les pays en développement, afin de lever au maximum les incertitudes ;

- alourdir dans les pays de l'OCDE la fiscalité sur l'énergie, et notamment sur le charbon qui est le

bustible à plus forte teneur en carbone et pourtant le moins taxé ;

- supprimer, dans nombre de PED, les subventions à la consommation d'énergie ;

- exploiter les énergies renouvelables, afin de limiter plus encore l'utilisation de combustibles fossiles.

Une coopération internationale sur l'effet de serre ayant pour base les objectifs énoncés ci-dessus nécessiterait probablement une aide des pays industrialisés aux PED, en particulier pour stimuler la recherche spécialisée (voir l'article de J.-M. Burniaux et J. Oliveira- Martins dans ce numéro).

En revanche, dans le cas des problèmes d'"environne- ment local" auxquels nous nous consacrerons par la suite, le principe d' un financement par le pays ou la collectivité directement concernés apparaît raisonnable. Des contributions extérieures s'avèrent d'autant moins nécessaires que, comme nous le verrons, les coûts correspondants peuvent être largement compensés par les gains engendrés par la croissance induite.

3. Il en est de même de l'appauvrissement de la couche d'ozone, dont la réalité est avérée mais dont les effets sur la santé et l'économie restent incertains.

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Les pays pauvres sont aussi touchés par la dégradation de leur environnement

Protéger la santé des habitants et soutenir la productivité de l'économie sont les principaux enjeux liés à la protection de l'environnement dans les pays en développement.

Les pauvres sont souvent les premières victimes de la dégradation de l'environnement. Ainsi, en milieu rural, la surexploitation des terres en affaiblit la qualité, au détriment du revenu futur des agriculteurs les plus défavorisés ; le repli sur des activités pastorales (comme source principale ou secondaire de revenu) ne fait qu'aggraver la situation, puisque ces activités contribuent à la désertification et augmentent les risques de sécheresse. Plus généralement, la poussée démographique met à rude épreuve les capacités d' absorption de la terre, spécialement en Afrique subsaharienne où les innovations techniques et les gains de productivité n'ont pas été à la mesure des besoins nouveaux. Dans des pays comme le Mali, le Malawi, le Mexique ou le Costa-Rica, l'impact de la dégradation des sols sur la productivité agricole se traduirait par un manque à gagner compris entre 0,5 % et 1 ,5 % du PIB chaque année [5]. Si l'on en croit ce chiffrage, une part considérable

Encadré 1 LA POPULATION MONDIALE S'ACCROÎT,

LA PAUVRETÉ AUSSI Le taux mondial d'accroissement démographique a atteint entre 1965 et 1970 le niveau record de 2,1 % par an, conséquence d'une natalité restée élevée dans beaucoup de pays en développement, alors que, dans le même temps, la mortalité (notamment infantile) reculait grâce à l'amélioration généralisée des conditions d'hygiène. Même si ce taux a légèrement diminué depuis, grâce à la "transition démographique" (c'est-à-dire le ralentissement de la natalité) engagée dans certains pays, il est encore aujourd'hui de 1,7 % : chaque année, la population mondiale s'accroît de près de 100 millions d'habitants. Selon le "scénario central" de la Banque Mondiale, les effectifs de la planète, qui s'élèvent actuellement à 5,3 milliards, doubleraient d'ici 2060 puis se stabiliseraient à 12,5 milliards au cours du XXIIème siècle. Ce scénario est, comme de coutume dans ce genre d'exercice, entouré d'incertitudes considérables, à la hausse dans le cas où la transition démographique se fairait attendre ou, plus probablement, à la baisse si la fécondité ralentissait plus fortement (ce qui a été constaté dans un certain nombre de pays d'Amérique latine et d'Asie). Bien que des progrès substantiels aient été enregistrés lors des années soixante et soixante-dix (augmentation de 70 % de la consommation par habitant en volume, espérance de vie passée de 51 à 63 ans et taux de scolarisation primaire atteignant 89 %), un cinquième de l'humanité vit encore dans la misère. De plus, depuis 1985, la situation a cessé de s'améliorer. Le nombre de pauvres continue actuellement à augmenter de 9 millions par an, ne permettant qu'un recul très lent du pourcentage de pauvres dans le monde [11].

des gains de productivité réalisés par l'agriculture de ces pays serait absorbée par la détérioration de la qualité des terres ainsi que par la perte de surfaces cultivables suite aux phénomènes d'érosion. Quant au développement des activités de pêche, il est freiné par la pollution des eaux.

Malgré une légère inflexion, la population mondiale va continuer à augmenter jusqu'au XXIIème siècle (encadré 1 ). Ce fort accroissement, conjugué à l'exode rural que connaissent à des degrés divers tous les pays en développement, conduit aussi à une urbanisation rapide du Tiers Monde : en l' an 2000, il y aura 2 1 villes de plus de 10 millions d'habitants dont 17 situées dans les pays en développement [8] . Or les grandes villes concentrent et accentuent les problèmes de pauvreté. Vivant la plupart du temps dans des conditions précaires, notamment d'hygiène, ces populations subissent en priorité les pollutions de l'air et de l'eau dont les effets sur la santé sont les plus néfastes. La Banque Mondiale estime qu'en assurant un minimum d'assainissement de l'eau on pourrait éviter 2 millions de décès chaque année dus aux diarrhées chez les moins de cinq ans et prévenir quelques centaines de millions de maladies (diarrhées, schistosomiase et infections par les parasites en particulier). L'exposition à la pollution industrielle et aux gaz d'échappement fait également de l'amélioration de la qualité de l'air un enjeu d'importance : en ramenant les concentrations malsaines de particules en suspension à un niveau acceptable, 500 000 vies pourraient être sauvées chaque année.

Protéger l'environnement : un investissement rentable

En entravant la croissance économique et, notamment, le développement de la production agricole, la dégradation de l' environnement alimente le cercle vicieux de la pauvreté. Toujours victimes et parfois à l'origine - malgré elles - de cette situation, les populations les plus défavorisées seraient donc les principales bénéficiaires des efforts de protection de l'environnement. Elles n'ont toutefois pas les moyens d'investir autant qu'elles le devraient dans ce domaine ; un accès limité au crédit et à l'assurance et l'incertitude sur les droits de propriété constituent des entraves supplémentaires. Selon des études effectuées en Inde, certains des investissements nécessitent un taux de rentabilité économique minimum de 30 à 40 % pour pouvoir être réalisés par les agriculteurs pauvres [2]. Dans ces conditions, les projets sont souvent abandonnés, d'autant que les difficultés de la vie quotidienne pèsent elles aussi sur les intentions d'investissement à moyen et long terme.

Ceci plaide pour que l'Etat ou les collectivités locales prennent en charge ces investissements de protection de l'environnement, dont la rentabilité est, rappelons-le, élevée. De plus, les opérations correspondantes sont souvent à forte intensité de main-d'oeuvre et permettent donc de créer des emplois : aménagement de brise- vent pour ralentir l'érosion des sols, travaux d'infrastructure pour l'adduction d'eau et l'assainissement, etc.

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L'Etat peut aussi intervenir pour clarifier et faire appliquer les droits de propriété. Ce type de mesure ne présente aucun coût direct en termes de croissance et contribue au développement. Dotés de titres de propriété individuels ou collectifs, les agriculteurs considèrent la terre non seulement comme un outil de production, mais aussi comme un patrimoine. En Thaïlande par exemple, les nouveaux propriétaires ont engagé des dépenses pour protéger et bonifier leurs terres.

Nombre de pays en développement ont mené, à des fins de croissance, des politiques consistant notamment à subventionner l'utilisation de ressources (eau, énergie, etc.) ou à encourager certaines activités (élevage au détriment de l'agriculture traditionnelle par exemple).

L' application a été désastreuse pour l'environnement et les résultats économiques ont rarement été probants. L'Amazonie brésilienne en fournit un très bon exemple : la liberté d'accès et les incitations fiscales en faveur des grands élevages ont entraîné une deforestation et un défrichage des terres d'autant plus intenses que l'Etat a mis en place des infrastructures probablement surdimensionnées par rapport aux besoins réels. In fine, le rendement des fonds publics investis dans le développement de l'Amazonie apparaît faible, surtout si l'on prend en compte le coût économique de la dégradation de l'environnement qui en a résulté.

Quelques principes directeurs pour l'action publique

Eliminer les subventions à l'utilisation de ressources peut ainsi contribuer à la fois à protéger l'environnement et à économiser de l'argent public, permettant ainsi de dégager des marges de manoeuvre pour des politiques (éducation, santé, infrastructures indispensables, etc.) qui ont, elles, un impact considérable sur le développement (voir dans ce numéro une analyse du cas de l'énergie : J.-M. Burniaux et J. Oliveira-Martins, "Effet de serre et relations Nord-Sud").

Cependant, bien que l'opportunité économique de ce type de décisions soit évidente, les gouvernements des pays en développement hésitent souvent devant les "coûts sociaux" indirects. Les populations réagissent en effet vivement à la disparition d'avantages auxquels elles étaient habituées, comme par exemple des carburants bon marché. La prise en compte de considérations de long terme et les exemples qui précèdent devraient néanmoins inciter les gouvernements à passer outre à ces objections.

Les politiques de l'énergie devraient aussi, du côté de la production, intégrer dans leurs choix les effets externes liés à l'environnement. Malheureusement, lorsque les ressources énergétiques d'un pays reposent de façon quasi exclusive sur une matière première très polluante (exemple du charbon en Chine avec des techniques d'extraction particulièrement peu soucieuses de l'environnement), les préoccupations liées à l'indépendance énergétique ont tendance à prendre le pas sur les considérations environnementales. Ce problème n'est

Encadré 2 QUATRE MÉTHODES POUR CHIFFRER

LE COÛT DE LA DÉGRADA TION DE L'ENVIRONNEMENT [10]

1. Le prix du marché Lorsque la dégradation de l'environnement entraîne des problèmes de santé où des pertes de productivité, son coût peut être évalué par la méthode des prix du marché. On estime tout d'abord la "relation dose- effet", c'est-à-dire le lien entre la dégradation de l'environnement et son impact sur la productivité ou la santé. Puis, le coût correspond au manque à gagner en termes de production lorsqu'il s'agit de productivité. Dans le cas d'atteintes à la santé, leur coût est évalué par les pertes de revenu induites (il s'agit bien sûr d'une méthode d'approximation que certains contestent trouvant ce chiffrage trop restrictif). 2. Le coût de remplacement Dans certains cas, les entreprises ou les ménages réagissent à la pollution en tentant de se procurer un substitut au bien dégradé (ex : forage d'un puits privé lorsque l'eau est polluée). Le coût de la dégradation de l'environnement est alors estimé égal aux dépenses engagées pour se procurer le bien de substitution. 3. Les enquêtes Lorsque les deux méthodes précédentes sont inopérantes, il peut s'avérer utile d'interroger les gens sur la valeur qu'ils accordent à la modification de leur en

vironnement. Cette méthode tend à se répandre dans les pays en développement. Citons à titre d'exemple les enquêtes menées au Brésil pour savoir le prix que les ménages étaient disposés à payer pour avoir accès à l'eau potable ou au Ghana pour estimer la rentabilité d'investissements d'assainissement. 4. Les marchés de référence Cette méthode, sans doute la plus délicate, consiste à évaluer la dégradation de l'environnement par l'impact qu'elle a sur d'autres marchés (ex : immobilier, marché du travail). On tentera ainsi d'estimer l'écart existant toutes choses égales par ailleurs entre un logement situé dans une zone polluée et dans une zone saine.

du reste pas spécifique aux pays en développement comme l'illustre le choix de l'exploitation du lignite en RDA avant 1989.

Pour lutter contre la pollution, de quelque nature qu'elle soit, l' Etat dispose de deux grands types d'instruments : la réglementation (voire l'interdiction) et l'incitation économique (soit positive, sous forme de subventions, soit négative, sous forme d'amendes). D'une façon générale, sauf cas de pollution que l'on cherche absolument à éviter (déchets dangereux par exemple), l'incitation économique semble préférable à la réglementation. En faisant payer le prix de la pollution (voir l'encadré 2), l'Etat se procure des recettes et stimule l'adoption de techniques plus respectueuses de l'environnement.

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Tableau 1 Des mesures pour changer les comportements

Type Incitations

Directes

Indirectes

Réglementation Directe

Indirecte

Variable affectée Prix

Redevances de déversement (Pays-Bas, Chine) Taxes d'abattage (Canada, Etats-unis) Systèmes de consignation (pays nordiques) Taxes sur les carburants (Suède, Pays-Bas) Caution de bon fonctionnement (déchets dangereux, Thaïlande)

-

-

Quantité

Droits d'émissions négociables (programme de droits de pollution, Etats-Unis) Droits de pêche négociables (Nouvelle-Zélande) Droits négociables applicables aux moyens de production ou à la production (programme de droits d'utilisation du plomb, Etats-Unis)

Normes d'émission (Etats-Unis, Chine) Quotas d'abattage des grumes et interdictions (Thaïlande) Zonage (Rondônia, Brésil) Interdiction et contingentement des produits et des moyens de production (combustibles à forte teneur en soufre, Sao Paulo, Brésil)

Technologie

Taxes sur les émissions présumées (lutte contre la pollution de l'eau : Allemagne et France)

Subventions de R-D et au rendement énergétique (pots catalytiques : Etats-Unis, Japon, Europe de l'Ouest)

Normes techniques obligatoires (pots catalytiques : Etats-Unis, Japon, Europe de l'Ouest)

Normes de rendement pour les moyens de production ou les procédés (normes de rendement énergétique, Etats-Unis)

Source : G. Eskeland et J. Jimenez [6J.

Le tableau 1 classe un certain nombre de mesures intervenues pour changer les comportements des acteurs économiques selon qu'il s'agit de mécanismes incitatifs ou réglementaires, affectant les prix, les quantités ou la technologie mise en oeuvre.

La nécessaire prise en compte des effets secondaires

Des mesures incitatives peuvent néanmoins se révéler inopérantes, en particulier lorsqu'elles s'adressent à un oligopole susceptible de répercuter sur ses clients le coût de la pollution qu'il provoque. De leur côté, et surtout dans les pays en développement, les réglementations sont souvent peu crédibles compte tenu de l'insuffisance des moyens dont disposent les organismes qui sont chargés d'en contrôler l'application.

Autre forme de régulation, la création de droits de propriété, bien que positive, ne constitue pas une mesure suffisante en soi puisqu'elle n'incite pas les agriculteurs-propriétaires à considérer les externalités liées à l'environnement : le propriétaire d'une forêt choisira par exemple une stratégie d'abattage lui permettant de maximiser son profit sans tenir compte du coût, pour la collectivité, de la deforestation (érosion accélérée des sols, effet de serre, perte de diversité biologique, etc.). Cet exemple met en évidence la possibilité d'un conflit entre intérêt individuel et intérêt collectif. Dans ce cas, l'Etat doit intervenir sous forme de réglementation ou d'incitation économique (droits d'abattage par exemple) pour amener le producteur à prendre en compte

les effets externes indirects pour la communauté nationale ou internationale.

Sensibiliser les populations aux problèmes d'environnement

Une fois les objectifs et les principes d'intervention arrêtés, les gouvernements des pays en développement - comme d'ailleurs ceux des pays industrialisés - ont encore à faire face à des difficultés avant de prendre les bonnes décisions et de les faire appliquer.

L'élaboration d'une politique de l'environnement se heurte aux pressions des groupes d'intérêt et au degré d'information de l'opinion publique. Pour remédier à ce problème, il convient tout d' abord que les gouvernements disposent d'un chiffrage des coûts indirects causés par la dégradation de l'environnement (encadré 2) et d' une analyse coût-avantages des différentes options possibles.

La réussite d'un projet (lié ou non à la préservation de l'environnement) dépend ensuite de la bienveillance des populations concernées. Leur appui, et plus largement celui de l'opinion publique, est souvent indispensable à la mise en oeuvre réussie de la mesure de politique de l'environnement retenue. Cet appui passe par une plus grande sensibilisation des populations aux problèmes d' environnement, en tirant parti , s' il y a lieu, de leurs valeurs, leurs savoirs ou encore de leur expérience. Ainsi, par exemple, les tribus autochtones des

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Philippines voient dans la terre un symbole de leur identité historique, ("le droit de propriété s 'acquiert par occupation ancestrale et exploitation active") et sont donc particulièrement attachées à sa préservation.

La réussite d' un projet est par ailleurs favorisée par une participation active. Ainsi, une étude de 30 projets de la Banque Mondiale, achevés et datant des années

Encadré 3 COMMENT AMÉLIORER

L'APPROVISIONNEMENT EN EAU SALUBRE DANS LES PED ?

Cette question recouvre deux enjeux : - répondre aux besoins en eau, besoins appelés à

progresser continûment, quintuplant probablement lors des 40 prochaines années ;

- assurer la salubrité de l'eau fournie. Concernant la réponse aux besoins en eau, il s'agit avant tout de mieux gérer les ressources. Aujourd'hui, 73 % de l'eau prélevée dans le monde sert à l'irrigation et est vendue aux agriculteurs à des prix très bas. Diminuer les subventions à l'eau destinée à des usages agricoles ou introduire des mécanismes de marché de l'eau entre agriculteurs et citadins (comme l'a fait la Californie sous forme de "Banque de l'eau") permet d'améliorer la gestion de ressources et rend bien souvent inutile l'installation des nouvelles capacités pour répondre à l'ensemble des besoins en eau... Dans les pays en développement, y compris les villes, les usagers ne paient pas l'eau à son coût réel (dans les pays industrialisés non plus en général, mais l'écart entre coût et prix facturé est moindre). Or des études ont montré que les usagers urbains étaient disposés à payer l'eau plus cher en échange d'un service de qualité... Rompre I'" équilibre par le bas" (services médiocres mais bon marché) et le remplacer par un "équilibre par le haut" (eau plus chère mais disponible et de relativement bonne qualité) peut notamment passer par l'utilisation de technologies d'assainissement de "milieu de gamme", sensiblement moins chère que le réseau d'égouts (1). Les ménages étant prêts à payer plus pour avoir mieux, à l'exception de la frange la plus pauvre, il devrait être possible, sans surcroît de coûts pour la collectivité, d'assurer un meilleur approvisionnement en eau salubre. Reste toutefois à améliorer le fonctionnement des entreprises de distribution d'eau et d'assainissement, ce qui peut passer par une participation accrue du secteur privé, voire par une plus grande implication des groupes communautaires et des organismes non gouvernementaux.

1 . Il n'est en effet pas nécessaire de chercher à atteindre les sévères normes de qualité en vigueur dans les pays occidentaux pour éliminer la quasi-totalité des problèmes de santé liés à l'eau dans les PED.

soixante-dix, a montré que le taux de rentabilité moyen des projets "culturellement appropriés" était le double (18 % contre 9 %) de celui des projets où l'effort d'adaptation sociale ou culturelle n'avait pas été entrepris. Cela suppose un comportement plus actif de la part des administrations, qui ont tout intérêt à informer largement les populations concernées et à les impliquer dans des études d'impact, ainsi qu'à s'appuyer sur des institutions traditionnelles locales (exemple des subak, associations traditionnelles d'utilisateurs de l'eau, à Bali, qui participent à la gestion des ressources aqui- fères).

Le coût d'un programme pour l'environnement : 80 milliards de dollars sur dix ans

La protection de l'environnement a donc un enjeu immédiat, la santé des hommes, mais s'avère aussi favorable à la croissance économique des pays en développement par le biais d'investissements, pour la plupart rentables. Le Rapport de la Banque Mondiale a chiffré le coût d'un "programme minimum" pour l'environnement. Par grandes rubriques, les montants approximatifs seraient les suivants d'ici l'an 2000 :

- distribution d'eau et assainissement : 1 0 milliards de dollars (encadré 3) ;

- réduction de la pollution liée à l'extraction de charbon ou émise par les véhicules et par l'industrie : 30 à 35 milliards de dollars ;

- conservation des sols et boisement, recherche agricole et forestière : 20 à 25 milliards de dollars ;

- scolarisation accrue pour les filles et planning familial : 10 milliards de dollars.

Le total représenterait entre 70 et 80 milliards de dollars par an, soit environ 2 % du PIB des pays en développement. D s'agit d'un coût tout à fait raisonnable, surtout si l'on considère les gains induits en termes de croissance. A supposer que ces gains ne s'élèvent qu'à un quart de point chaque année, ce programme de protection de l'environnement serait amorti d'ici l'an 2000 : par comparaison, les pays en développement dont la politique économique est "bonne" ([1] Rapport 1991) enregistrent en moyenne une croissance supérieure d'environ 2,5 points chaque année à celle des autres pays.

Compte tenu de ces considérations, il n'apparaît pas nécessaire que la prise en compte des préoccupations liées à l'environnement se traduise par une "aide publique au développement" spécifique. En revanche, ce qui précède milite pour que les pays donneurs et les institutions liées au développement accordent la plus grande attention à l'impact de tous leurs prêts ou dons sur l'environnement, surtout pour les projets d'infrastructure. □

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Page 9: Environnement et croissance : un faux dilemme pour les ... · de développement doit être soigneusement analysé en termes d'impact sur l ... con un minimo de purificacion del agua

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