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«'o JQcfrçq s DES LETTRES D'ABÉLAJW ET rn'HÉLOISI 'si DE LEURS TRADUCTEURS, «Il n'est pas, ma chère cousine, » écrivait Bussy-Rabutin à M me de Sévigné, le 42 août 4087, « pie vous bayez ouï parler d'Abélard et d'Héloise; mois je ne crois pas que vous ayez jamais vu de traduction de leurs lettres; pour moi, je n'en connais point. Je me suis, amusé à en traduire quelques-unes, qui m'ont donné beaucoup de plai- sir. Je n'ai jamais vu un plus beau latin, surtout celui de la religieuse, ni plus d'amour ni d'esprit qu'elle en a. Si vous ne lui en trouvez pas, ma chère cousine, ce sera mal fait. Je vous prie que notre ami Corbinelli vous les lise en tiers avec la belle Comtesse; et je réglerai l'estime de mon amusement sur les sentiments que vous en aurez tous trois. » - « Nous croyons, la belle Comtesse et moi, » ré- pondait Mme de Sévigné, six jours après, " que vous avez toutan moins donné de l'esprit & Héloïse, tant elle en a. Notre 1 ami Corbinelli, qui courait l'original, dit que non; suais que votre français a des délicatesses et des tours que le latin n'a pas; et sur sa parole, nous n'avons pas cru le devoir apprendre, pour avoir plus de plaisir à cette lecture: car nous sommes persuadés que rien n'est au-dessus de ce - i Irtroduettan j une tr,t,seIian non vello des Lettres l'A béard ri d'!h4IoCsc CAssita FRaCES, 6, rue des Saints-Pin es, et Palais-Royal, M. S. (tLicTQ -- -- Document \ItllltlllILIillhI 11111 0000005548439 n

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LETTRES D'ABÉLAJW ET rn'HÉLOISI

'si

DE LEURS TRADUCTEURS,

«Il n'est pas, ma chère cousine, » écrivait Bussy-Rabutinà Mme de Sévigné, le 42 août 4087, « pie vous bayezouï parler d'Abélard et d'Héloise; mois je ne crois pasque vous ayez jamais vu de traduction de leurs lettres;pour moi, je n'en connais point. Je me suis, amusé à entraduire quelques-unes, qui m'ont donné beaucoup de plai-sir. Je n'ai jamais vu un plus beau latin, surtout celui dela religieuse, ni plus d'amour ni d'esprit qu'elle en a. Sivous ne lui en trouvez pas, ma chère cousine, ce sera malfait. Je vous prie que notre ami Corbinelli vous les liseen tiers avec la belle Comtesse; et je réglerai l'estime demon amusement sur les sentiments que vous en aurez toustrois. » - « Nous croyons, la belle Comtesse et moi, » ré-pondait Mme de Sévigné, six jours après, " que vousavez toutan moins donné de l'esprit & Héloïse, tant elle en a.Notre 1 ami Corbinelli, qui courait l'original, dit que non;suais que votre français a des délicatesses et des tours quele latin n'a pas; et sur sa parole, nous n'avons pas cru ledevoir apprendre, pour avoir plus de plaisir à cette lecture:car nous sommes persuadés que rien n'est au-dessus de ce

- i Irtroduettan j une tr,t,seIian non vello des Lettres l'A béard ri d'!h4IoCscCAssita FRaCES, 6, rue des Saints-Pin es, et Palais-Royal, M.S.

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LETTRES D'ABIZLARD ET n'IIÉLOiSE

que vous écrivez'. n - On le voit, Mme de Sévignéavait été avertie par l'exquise justesse de son jugementelle ne cannait pas le texte des lettres d'Héloïse et d'Abé-tard, et elle veut être indulgente à « l'amusement » du ga-lant auteur de l'Histoire amoureuse des Gaules; mais elle nsenti que sa traduction est « au-dessus, ri c'est-à-dire àcôté de l'original, et elle demeure en défiance.

La traduction de Bussy-Rabutin est restée 'néanmoins,pendant plus d'un sièc1e, le modèle de tous les imitateursà la suite, prosateurs et poêtes 5 . On ne regardait mêiraepas au latin, et c'est star son français que les imagina-tions s'exerQaient à l'envi '. Savait-on bien au justequ'il existait des lettres originales d'Abélard et d'Héloïse?En 4723, dom Gervaise paraît comme étonné «avoir retrouvé

1. Correspondance ale linger de tlabstin, recale lie Bany, édition L. ùulan,ae.Lettres n' 2336, 2138.

2. Cette traduction s été insérée dans le Recueil de lettres, publiées après lannrtde Bnssy (1893). Depuis, elle s été réimprimée pleasieeir.s fois, ladernière,en 1 543, par E. Martinesult. Paris, Gainier.

I. histoire d'Ittlolse et d'Aboli ard, avec la lettre passioessie qu'elle lui un-rit, traduite ces latin, in-62, t ta Dole, 1681; rééditée en 5693, 1695, 8600,6681, sous le même titre, eu 8720, Causes titre diliéreait t Lettres dit bailcard et,t'1l&1oae, ou Amour et ieforturws d',4battread et Jlétoiat, cia 8122, enlIa cet autre'titre Nouveau recueil eontenaet la vie, les amonts, tes infortunes, tes curesdit bollard et Cli étame, etc. - htt,tatre des Amnaars et ùsfaretaea dAt,riltaratet d'liutafse, par Dubois, La Baye, titi, in-18. -- Recueil de lettres galantest' omoure,aset t'A bollard et d'Jtéloite, Amsterdam. 6104, in-12, réimprimé àÀdvers, 1120, à Âmsteedsm, 1125. - Lettres aflléiot,e et d'.-lbs,aard aines osavers français, par M. de Beaucleampe ; réimprimées trois lois do 6714 à5731, etc-, etc.

4. • Je n'ai point suivi l'original latin, dit SI. (le Beaucleampa, dans laPréface de sa première édition 117(4), les savants le trouvant mauvais; je leurd,rai, sans chercher à ,sa'excuser, qu'en 1681, M. le comte de blaser, et en 1695

ne s'y sont point assujettis et qu'ils s'use sont bien trouvés. Les Lettresd'ttêlele, et t'A ballant ne sont guère cannette quede cru' qui les ont hiesdans ces auteurs. Les produits sous une ausire idée, ce aurait les défigurer, et jeCO sait si Von serait bien rectaâ le faire. Ace resté, comme ces messinurs ontsuivi leur imagination, j'ai ci ii poavoir anivre la ,riienne. La poésie donac en-core plue de liberté que ta prose.... .5

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INTRODUCTION iii

le manuscrit édité deux siècles auparavant par d'Amboiseet sa bonne fortune est publiqùament traitée de décob-verte t . A peine rompu un moment par sa version, moinsinexacte, sinon plus heureuse, le charme du roman re-prend son empire. Après avoir disputé le terrain à la vé-rité, la fiction finit par dii prendre décidément la place.Sous prétexte « d'embellir la réalité, » letalent de Pope l'adénaturée; l'esprit de Colardeau àchève de la fausser n.« Quand vous dites que les femmes ne savent ni décrire nisentir l'amour même, n' écrivait dAlembert à Rousseau e

« il faut que vous n'ayez jamais lu tes lettrés d'Héloïse, 'ouque vous ne les ayez lues que dans queJque.pote qui les

j . Les véritables lettre., d'ile^laise et d'Abaitard, Cirées d'an contEr,, manuscrittau,, trouvé dans la bibliothèque de t'rauçots €Auiboise, conseiller d'Étai;traduites par laideur de leur vie, avec des notes historiques et critiques très-curieuses, 2722-23, 2 vol. in-12. Paris; réimprimées eu 4796 par DaiaulnayePalis. - D. Gervaise avait publié en 4720, ta vie de i'iene A beittord, abbé deSaiut-Cttdas de lisps, et celte 1h'éloise, son épouie; 2 vol. ha-42.

2. e Le publie est tris-obligé an traducteur de ces Lettres de la découvertequ'il a faste; puisque tout te monde va présentement regarder toutes celles quiont eu cours; comme tonnage do faiseurs de romans.. • (Approbation deM. Richard, doyen des chanoines de l'Église royale et collé giale de Sainte.Opportune, à Paris, censeur royal.)

S. Encyclopédie, art. Abailard.4. Ou tre compte pas moins do huit tradnete,,rs de l'Épître de Pope. —Voir

Lettres et Épures d'A bitord et d'Jtétoïse. traductions en vers par divers an-leurs, 4714, 2 vol. in-22; - A bélard et flétotse, «ver su aperçu du douzièmesiècle, par P. A. Tarira, I s22 2. .11éluï,ee et Abailard, Lettre: traduites dulatin par te comte de llosvsp-Rabseiu, avec lev imitations eu sers par delleeuelismp, Colivrdea,e, Dorat, Mercier, J"/eury, fi..., Doeriyuè, Souris, pré-cédées d'une nouvelle Préface par E. Mirtiueautt. Paria, Garnièr, 8841.

s. Voir, entre autres imitations, Le uoeret Abailard. par Rétif de là Bre-tonne, Paris, 1778, 4 vol. in-12: Le sourd Aballord, ou Lettres de deux antan!.,qui 'se se sont jamais vos, 4 vol. in-12, ers Suisse, 5779. - La parodiefiai par s'emparer elle-sriiufe du sujet histoire des Amours d'A bailord etd'hlilo'?se, S vers satiri-ceni-bi,rlescjiies. 3ologne, 5124, in-1!; Le isardAbailard ose lettres dico stipe, par 1h. vii Clsampigsy, I1; etc.

e. D'Alembert, OEurrej phttoeaplslqrces et littéraires. Lettre à 3.-3. Ro,,sseaes,citoyen de Genève, s» sujet de l'article Genève de l'.t'neyctoptdie. Édit.Ballon, t. V, P. 340.

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LETTRES fl'AllÉLkD ET B'flLOTSE

aura gàtées. » Cinquante ails après, Chateaubriand, quicritique Colai'deaù et admire Pope, ne connaît d'autrestextes que ceux de Pope et de Colardeaut.

Le besoin d'exactitude qui caractérise les travaux de,la critique moderne a ramené les traducteurs contem-porains à un sentiment plus vrai; It les versions de

MM. Oddoul', et du bibliophile Jacob', complétées l'unepar l'autre, rendraient aujourd'hui tout autre essai presquesuperflu, ?il ne s'était produit, depuis qu'elles ont vu lejour, deux travauxôpnéidérables etdéfinitiïs surlamatière:une histoire critique de la vie et des oeuvres dAbélardi,une édition complète de ses écrits 5 . C'est à la lumière deces travail x qu'a été entreprise cette traduction nouvelle;ce sera peut-être son seul mérite; que ce soit du moinssa jstiflcatiosi.

Sùivant d'ailleurs la tradition, en un point, les derniers

t. Génie du Christia,,isme, part. il, liv. lii, chat. V. - ci. M. de 3larchangy,lso Goule poétique, t. VI, p. 29u.— E. 8860, le romande 1681 a reparu sousce titre Vie, amours, lettres et épUres amoureuses et Il liesse et Aballard, ou-vrage composé d'après les documents les plus authentiques qui aient étâ publiésSur eesdeus infortunés amants, suivis de détails exacts sur les diverses trusia-tien de leurs restes mortels, terminés par l'histoire curieuse et lamentable deBaudets et Geneviève es ta elle des deux amants; traduction eu vers deM. Creusé de Lasser. - Paris, Bsudry.

t. Lettres' d'A bollard et d'fIiialse, traduites par M. OŒdoul, avec un Essaiizr le vie et les écrits t'A bollard et et'Jlétoise, par M. etM° Gairst. Didier,

1539 et 8864.--I. Lettres dAbad(srd et d'tidint ye, traduction nouvelle par le bibliophile

Jacob, précédée d'un travail historique et littéraire, Par hi. Villenave. Cisarpou-tier, 8840; 8864.

4. A/,étard, sa vie, sa plsilass.phie et sa théologie, par M. Charles de Itémusét, del'Académie frasqalie. Didier, 1840; le édition, 6865, Cf. hslrodesctio,s auxsarcelles inédits t'A baitard post servir à l'histoire do la philosophie scolassigsees Fronce, par M. Viclor coude. Paris, gr. is-4°, 1536.-,

s Pari Aborlardi open heactenus seorsim edits, none primstm in unum col-legit totem, ad fidem hibrorsim editoran scriptoremqoe recourant, nous, ar-gu,&nta, indices adjceit Victor co,,sia, acijuvantibus C. Jourdain et B. Despois. -l'arisiis, OLirand, 8840. .,.. Celte édition a été faite sur le manuscrit de la bi.

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INTBODUCTION

traducteurs ont cru pouvoir faire des analyses et deé re-tranchements; et- là où ils interprètent rigoureusement letexte le latin faisant défaut à côté de leur version, Hfaut les croire sur parole. fl nous n paru utile doprésenter,dans leur ensemble intact et sous le contrôle d'un texteirréprochable, - celui de l'édition de M. Cousin, - leslettres et tous les morceaux qui indiquent entre Héloïse etAbélard un échange de pensées ou de sentiments. Ainsipourra-t-on suivre exactement les transfdrmations gra-duelles ou violentes, les ivresses et les douleurs, les réveilssoudains, les mouvements étouffés de la passion qui rem-plit Pâme d'fléloise jusqu'à son dernier souffle,, et qu'Abé-lard respecte et niénage, alors méme que depuis lontempi4il a cessé ou s'est interdit de la partager.-

La dramatique histoire de cette passion n'est plus àFaire '. Je voudrais simplement-ici en 'reproduire les traitsessentiels, dégagés des erreurs que les imitations et lestraductions libres y ont accumulées.

- Quelque- sentiment de tristesse, que l'on éprouve -tout'd'abord en pénétrant, A la suite d'Ahélard. et d'Héloïse,

'bliothèque de Troyes, le plus ancien des mahuscriis que l'on Connaisse etqui date de la seconde moitié des inc tiède. Cessa' qui existent à la luisit0-chèque impériale (fonds latin, nos 2144, 2923) sont du air siècle. 'D'après unenote cdnaervée à cette bibliothèque, les administrateurs des district de Nogent'sur-Seine possédaient, vers le milieu de l'an Il (4701); un nianeiscrit qn'iisavaient retiré de 'la bibliothèque du Paraclet. On ne sait 'ce qu'il est devenu,

e. • La Vie d'AbéIssrd, • dit M. Sainte Rente, en parlant de la partieistographique de l'ouvrage de M. de Rémusat , t estun cleef-d'eeerre.(Csissrflea le Lseeji, VI, p. 295.) Ou sait, de plus, qu'il existe di la plumeJe M. de Rémusat un drame â'AM/esrd t tout fait; et qui obtiendrait, Isasuffrage du Public des lecteurs, si l'auteur se décidait à le publier. • (ii, Ibid.,p. 297.i - N. Saince-Beuv& attend lui-môme, sans doute, cette pnblication,pour dire sen mot asse Isa Lettres d'if éisîse et d'Abtlsird. un des arcs sujetssesiajuels il n'air pas encore attaché sa pénétrante - critique -cl son autorité-décisive.

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v LETTRES D'ABÉLAR ET D'11ÉLO]SE

dans le secret de leurs remords, des cendres mal éteintesde cet amour sans égal la passibn d'Héloise fait jaillirde telles flammes, et à ses douloureux transports. Abélardrépond avec une telle fermeté il raison, qu'on en su-bit bientét invinciblement là puissant attrait. La sourcede cet amour, toutefois, est loin de paraître égalementélevée, suivant qu'on la considère dans le coeur d'Abé-lard ou dans celui d'lléloïse. Abélard a raconté lui-même cette partie de son histoire dans la Lettre 4 un Ami,douze ans après la catastrophe qui les a séparés,; et autant,lléleîse y paraît touchante d'héroïque abandon, autant

caracAbélard s'y révèle sous un jour peu favorable à son-tère. Son propre témoignage le condamne. On a comparécette Lettre aux Confessions de saint Augustin et tirettes deJ. J. Rçussau. Elle. tient des premières, en. effet, parun fonds de componction incère; elle rappelle les autrespar les saillies d'un orgueil que des épreuves cruelles ont pucourber, mais non briser; et de ce double sentiment résulte•une franchise d'aveux qui ne trouble parfois et n'embar-rasse que par ses hardiesses.

Après une jeunesse brillante, vouée tout entière à Pé-tante, disciple, puis , rival et vainqueur de Guillaume deChampeaux et d'Anselme de Laon, devenu roi sanspartagedaiis le domaine de ladiâlectique et de la théologie, »Abélard était rentré, comme en triomphe, dans la chaire deParis, à laquelle s sa destinée l'appelait depuislongtemps. oPoète et musicien, chantant avec goût les vers qu'il faisaitavec art, àla gloire du philesophe il unissait celle de l'ar-tiste; sa renômmée s'était étendue, par delà l']cole, jus-qu'aux oreilles de la feule. Il avait trente-neuf ans à peine,et il semblait avoir épuisé toutes les ambitions de l'esprit.C'et alors, qu'avec une décision tranquille, il aurait cherchéles seules satisfactions qu'il ne connût pas encore'.

La chronologie de ta vie d'AI,ôIard est ascz difficile à déterminer avec

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INTRODUCTION 1VII

La fortune le caressant, dit-il, lui offrait dans Bâloisela réunion de tous les attraits. Sans être douée d'uiie beautéremarquable, Héloïse ne manquait pas de charme, et déjàmalgré son jeune age, elle jouissait d'un véritable renom desavoir; on pouvait, sans déchoir, s'abaisser jusqu'à elle.Une rare distinction d'intblligence promettait d'ajouteraux agréments de son commerce les plus exquises 'olup-tés de l'esprit. Son goût pour l'étude devait en assurerla 'durée ; il servirait à en établir le lien. Nulle,aussi bien, • ne pouvait se refuser aux voeux dAbé-lard. Et quel obstacle, pouvait-il avoir à redouter? Pointde mère dont la tendresse' surveillât le premier essor dessentiments de la jeune fille; point de père qui prit Le. soinde son honneur; 'pour tuteur, un oncle tout entier auxfonctions du canonicat, peu clairvoyant, fier de l'instruc-tion de sa nièce et jaloux rie l'accroître, mais sans qu'illui eneoûtŒt. Quel coup de fortune pour le vieillard va-,jiteox et cupide, que le commerce journalier du maîtredont la vertu jusqu'alors avait égalé la génie, et qui'ne demandait pour prix de ses leçons que l'hospita-lité du toit et de la table de famille Déjà des amis eom-.muns l'avaient présenté, et Pulbert se montrait disposénon-seulement à l'autoriser, mais à le prier de tout mettreen usage pour l'éducation de son élève, les réprimandes,

précision. Né en 1079 à Nasses, c'est en 1113 qu'il pasait lIre devenu le chef de] , École de Paris. Après divérs voyages à Metian, à Laon, etc., il revient à Jans,vergell7.SssnelatiOnS,vsCIlélOiSeCillbrnaelltleSanTIéeslllSettll9.EnhtfiO,ilfinie le l'ancicL En 1128, divers documents établissent qu'il était â la tfrede l'abbaye de Saint-Cilelas. - (Voir I, Conrespundaovt liVétaire, 1856.1,

- lia 1129, lilloise et Sc. religieuses sont expulsées de Saint-l3enia(V. Cailla Cinislisesa. t. VII, lest nsemenla, p. 5t)j la première huile rIs, pape

-Innocent 11 qui lee conftrme dans la osséssion rIsi Paraclet est 'ds'séa <In 28 ne-voudra 8131 (V Cailla Ckrisliana, t. III, p. 159, 280, lsslrrerrsesla). La Lettre

h un Ami, postérieure t cet établissement; oc peut donc être antérieure à l'an-née 1132. On pense que c'est eu 1134 qss'Abôlasd quitta définitivement l'abbayele Saint-Gildas. On unit que. 'condamné par le concile de Sens 162 JUm 1140,11'mourut k Saini-3larcel près Clmiton-sor-S,éne, le 21 avril 1142.

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VIII *LETTRES DABÉLARb ET D'FIÉLOISE-

1s menaces, les coups. — Tels, à prendrâ les tenues deit confession Abélard avait, de sang-f6oid,

de propos dé-

libéré, médité et préparé ses plans; et tel est le point dedépart du roman dont Bussy-Rabutin a commencé lafoi.tune t .-.-. il upus aralt difficile de ne 'pas voir danà ces aveuxqielque exagétation. Évidemment, le dialecticien raison-user, 'interrogeant à distance, sous l'impression du re-pentir, groupe ici les motifs et les circonstances de safaute avec plus de logique et d'humilité que d'exacti-tude. La nature • humaine n'est pas si simple dans sesre5sors, et même à leur insu, les grands 'esprits portentdans leuS fautes une ' sorte de 'grandeur. Qu'après avoirditingué lIéloïse, Abélard ait poursuivi la réalisation deses désirs avec .l'altière âpreté de son caractère, on ne peuten douter. Mobile dans ses objets, mais en tout objetar-dnte.h son bùt, sa passion ne cédait qu'à la satisfaction

.'conquise, dût-elid ensuite reculer; et, exalfé encore à cetteépoque de sa vie par l'habitude jusque-là presque ininter-rompue du succès, tout ce qu'il convoitait lui semblaitdû: Mais cette idée de froide résolution admise, est-ilpossible • 'de concevoir que, dans ce coeur impétueux, tous'les calculs n'aient pas bientôt cédé la place à un autresentiment? Et comment Héloïse ne l'eût-elle point touché?La peinture qu'il fait de' ses émotions, àdouze ans d'in-'{ervalle, te défena ici lui-mème, I son ' honneur, contreJ'entratnement de ses aveux. Jamais passion ' n'a été décritesous, les traits d'une énergie plus pénétrante; c'est la pureivresse de l'amour 2.-

Mais la vanité d'Abélard ne pouvait se contenter desjouissances d'un bonheur 'caché, et il en avait. aussitôt'divulgué le secret dans des chante dont' liéloïse était

1. Voir D. Gervaise, te vie de Pierre A beiIiçrd, liv. I, chip. xv et xvi.

2. Lettre à lie  mi, p I 6 vI ïui va,'tcs.

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-INTItOJ) UCTION- ix

l'objet. Fulbert ignorait seul ce que tout le monde sa-vait autour de lui. Comme si ce n'était pas assez destristbses certaines de la première partie , de ce drame,dont tout à l'heure l'intérêt s'élèvera si haut, on a penséque cette ignorance de Fulbert n'était ni involontaire, nidésintéressée. Héloise était pour lui, ,dit-on, plus qu'unenièce, et dans Abélard il avait espéré trouver un geiidre 1.C'est une double conjecture que rien n'autorise, et contrelaquelle proteste le sentiment d'Abélard. « Deux chosesécartaient de l'esprit de Fulbert toute mauvaise pensée »écrit-il noblement', e l'affection de sa nièce et-ma réputa-tion de continence: on ne croit pas, aisément à l'infamie deceux qu'on aime,et dans un coeur rempli d'une tendresseprofonde, il n'y a point place pour les souillures du soup-çon.o

La découverte de la vérité fut pour le vieillard un coupde foudre. Elle plongea dans le désespoir les deux amaptsarrachés l'un à l'autre; l'expression de la douleurS d'Ab&.lard, à ce moment de son récit, il faut encore le noter àson honneur', parait véritablement émue. Cependant lapensée du scandale subi 'les rendait insensibles où scan-dale. Un jour, ils furent surpris, et peu après RéloiSsentit qu'elle était mère. Il fallait prendre une résolution.Profitant d'une absence de Fulbert, Abélard la fit passer,sous un , costume de religieuse, en Bretagne, chez sa.soeur,

où elle donna naissance & Astrolabe. -.Pour lui, ilétait! resté à Paris, et, dès ce moment,

il devient difficile d'atténuer les termes de sa confession.Jusqu'à présent dû moins, la fougue du sentiment qui l'a-nimait en avait couvert, et comme il je fait dire. à Dinahdans une de ses élégic, a presque justifié la faute .. Si

.4.1. Lainartiise, Le Ciri!isatcur, 1853. .2. 14/Itt à mn Ami, P. 19. -3. Iéçie,I, . -

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LETTRES DAI3ÉLAIII) ET D 'HÉLOISE

d'ailleurs il avait ravi l'amour d'Iléloise, Ii avait lui-mômeun instant tout sacrifié, travaux, leçou, renommée. Maisici le fond de son caractère va tristement semontrer

La fuite d'HéÏoïse avait rendu Fulbert comme fou. Ondoit croire Abélard, quand il dit qu'une telle douleurl'avait touché de pitié. Mais ce qui l'émeut davantage, c'estque toute tranquillité d'esprit, toute séeurlté môme luiétait désormais interdite H n'était piéges, embûches, quedans son désespoir et sa honte, Fulbert ne méditât. Commeles : .esiirits faibles, le vieillard était passé de l'aveugle-inent à laviolence. Une seule pensée arr&ait.sa main lacrainte d'appeler les représailles, en Bretagne, sur la tête d•a nièce bien-aiwée. L'humeur dAbélard ne pouvait long-.toinps se soumettre à cette sourde menace. En toute chose,la prolongation de la lutte, son but atteint, lui étaitinsupportable. C'était un homme d'offensive et d'attaque,non de. résistzince; Il est clair d'ailleurs que, dès cetteépoqae, sa passion commençait à se refroidir, et qu'il avaithâte de reprendre librement sa vie d'étude, de dispute etd'enseignement.

C'est dans ces dispositions d'esprit qu'il se détermina àoffrir àFulbert la réparation qui lui (Lait due. Mais, parun sinkulier renversement des rôles, il se présente en vic-time. Ce q il l il w fait, dit-il, ne surprendra aucun de ceuxqui .ont éprouvé la violence de l'amour: on sait dans quelsablines les femmes ont, de tout temps, entrpbé les plusgrands hommes. Toutefois il consentira à épouser celle qu'ilw. séduite, pourvu que sa réputation n'en souffre pas,c'est-à-dire, à la condition que le niatiage restera secret'.

trange infatuation de l'orgueil : douze années d'épreuvesnouvellgs et la pensée de la complète abnégation d'lIéloisen'amènent même pas sous sa plume, au souvenir d'un telcalcul, u,,e expression de regret! Loin de là, et comme pour

Lettré à un Ami, p..

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INTI4000 MON XL

mieux faire mesurer la, grandeur du sacrifice qu'il s'impo-sait, il analyse longueihent les objections que, dnns l'iressedu dévouement le plus tendre, Héloïse élevai contre son

•dessein. Les événements qui S suivirent la réalisationahèvent de mettre son cœurà nu: -.-

Accomplie contrairement à 1'héroïqu e opposition d'Flé-loire, leur union avait été bientôt connue de tous, mal-gré ses dénégations fidèles. Furien, Abélard l'avaitconduite et enfermée à l'abbaye d'Argenteuil. A cettenouvelle, Fulbert. croyant 'qu'il' voulait' se débarrasserd'elle, avait perdu toute mesure. On sait sa cruelle etindigne, vengeance; rien 119 saurait l'excuser.' Maii com-ment excuser Abélard lui-môme? Ce qui domine dans lesouvenir qu'il nous retrace de ses souffrances, èest le sen-Liment de la blessure faite à son orgueil, la confusion de -sa chute profonde, la honte de dégradation k laquellel'a voué l'attentat de Fulbert, le désespoir de sa carrièrerompue dans l'Église comme dans le siècle, la penséedu cloître, la seule perspectivequi lui resta ouverte.Quant k Héloïse qui, oubliant sa propre douleur, sur,conciliait sous le poids de celle dont elle s'attribuait la

• cause, il ne semble s'en souvenir que pour la ccntraindredurement à embrèer avec lui, et, - impitoyable té-moignage de défiance, -. avant lui, la professiôn menas,-tique '.

Plus de douze ans se passent alors, douze ans d'indiffé-rence, sinon d'oubli. La passion de la lutte l'avait ressaisitout entier. Guillaume de Champeaux et Anselme deLaon étaient morts: Deux de ses disciples, Albéric etLotulfe, avaient la prétention de se porter leurs seulshéritiers. Impatient de toute supériorité, incapable derepos, Abélard était rentré dans la lice où il devait bientôttrouver les deux plus redoutables adversaires du siècle;

1. L!Ue à 'ii' A ,iii. r-• 3

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xiiLETTRES P'ABÉLÀRU ET Ii 'ugLolsE

Norbert de Chartres et • saint Bernard. Le caractère desa profession, nouvelle lui fdisait de l'enseignement dela théologie une sorte tIc devoir. Écarté de l'abbaye «e

• Séint-Dônis où il avait d'abord trouvasile, condamné pourles hardiesses de ses propoitious sur la Trinité par le concilede Boissons et contraint de jeter au feu, desa propre main,le livre qu'il avait composé à ce sujet, relégdé dans leclol-tre'de'Saint-Médard et peu après réintégré à Saint-Denis,mais ekaspéréparces coups multipliésde la fortune commes'il rie les ' eût pas lui-même appelés, et se croyant on butte'aux persécutions du monde entier, il avait fini par s'enfuircri Champagne, sur une terre du comté Thibaut. Là, sa re-nommée avuit,en peu de temps, rassemblé autour de sonoratoire de chaume et de sa chaire de gazon une fouleconsidérable ;les disciples arrivaient de joutés parts, aban-donnant'villes et châteaux; il semblait revenu aux plusbéaux jours de son enseignement Mais bientôt sa con-fiance agressive et le nom de Paraclet donné à son templeavaient réveillé les inimitiés de ses adversaires. S'attendantchaque jour h être tramé devant un concile comme -héré-ti4ue, il se, disposait, dit-il, & quitter les pays chrétienspour passer chez les infidèles, dût-il acheter au prix d'untribut le droit d'y vivre chétienhemeht parmi les ennemis

d Christ, quand le choix unanime des ! moines de l'abbayede Saint-Gildas de Rays, d'accord avec le seigneur dupays; l'avait appels à la tête du couvent. Le souci du Para-clet abandonné l'y a+ait suivi; et sur ces entrefaites,l'abbé de Saint-Denis ayant, à la suite de graves désor-dies, - rclamé comme une annexe autrefois soumise àsa- juridiction l'abbaye d'Argenteuil, et expulsé la com-mùnautè'dqt Héloise était devenue prieure, ce fut alorsqu'il reporta vers èlle 'sa pensée. Elle pouvait lui servir àassurer le service de son oratoire. Il l'iuvita à s'établir

•au Paraclet avec ses religieuses, lui en fit, don, y revintlui-rriôme h diverses reprises, et lés violences des moines

L -

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INTRODUCTION -

de Saint-Gildas lui rendant le séjcùr de son abbaye intolé-rable, il semble qu'il ait un uniment songé. à s'y-faireune retraite où, comme dans unport tranquille, il pûtgoûter'la tranquillité qui partout lui échappait. Quoi qu'ilen soit, il ne lui en coûte point de le laisser entendre, lesoin de sa gloire et de son repos était le seul mobile quil'eût conduit dans la pensée de cet ètablisgement IHéloïse n'en ôtait que l'instrument 2..:-

Le ton dont il parle d'elle, il est vrai, s'est alors rasséréflé;il rend hommage à ses vertus 3, et l'on peut prévoir que

t. Lettre eau Aine, p. 56.

2. On ne sait micro pas aujuste si, dans cette oecasion, itirenira en rallieravec elle. C'est nue question sur laquelle la critique s été do tont tours fortdivisée. Itisrrcspoudasce siiltrdire, lois I, s? 2 P. 27 et suiv., Hélolsese plaisit eapreoséencsit de n'avoir jamais revu Abélard depisi, sa . con-version. » et certains passages de la Lettre b es Ami ;iart,tascni contrairescette affinn,tiou. (Lettre è un Ami, p. Cl.) lejuge le plus autorisé à trsncber ladifficulté (M. de Rémusat, liv. I, P. 13!) évite de se prononcer, lino non,parait pas impossible d'arriver à une sorte de certitude d'après les texiésmêmes. En effet, nul doute. l'abord, qu'.khélard ne soit jamais retournéau couvent d'Argenteuil, et conséquemmest, que de tilt à 1129, il soitresté sassa relations avec iléloise les textes sont, sites point, trèc.catégoriuespar leur silence. lEametre put, il afeat point contestable qu'Alélard soitvenu et qu'il ail, à diverses reprises, deux ans de selle, séjourné au Paracletpour la donation dis convent d'abord, puis pour Finatructioc des religieuseset pour des prédications publiques dont le revenu constitue les premières ras-sources de la ronm ',,uuauté elle-mène. (Lettre â us Ami, p. e6 et suiv.) Hé-foire ne nie le fait en aucune tatou. Mais de quoi as Plaint-elle (Lettres, Il,P.95,96; Cf. III, lot, (10? De n'âvoic eu avec loi, depuis sa conversion, aucunde es entretiens personnels, pur écrit on de vive voix, qu'elle appelle avecUni d'ardeur dans ses:premières Lettres et dont elle n'écarte, que plies tardl'idée. (Voir plus bas, page axis). Rien n'enipiebs donc que tes formalitésde la donation aient été accomplies oasis sa participation directe; rien n'em-pêche mime, à la rigueur, qu'elle ait vu et escteo',ls Alsélard à la .télé de sacommunauté ce qui suffit pour justifier'les ealo,nnica qui empèchàrent Abé-lard, parait-il (Lettre à su Ami, p. OS), de continuer ces visites au Parades.Mais aile n'a jamais obtenu de lui cette direction intime deht sa passion nonmoins que aa,foi avait besoin, et voilà ce doue elle gémis, Tel .estlle senaauquel conduisent les textea pris à la lettre : il conci1ie toutes les opisioais5et nous parais le vrai. - -.

3. Lettre à us Auné, P. 67. -

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xivLETTRES DABÉLARÏ ET ])'LIlLOlSE

bientôt il condescendra à recevoir au moins et h écouters prièrb. Ti h'et qui juste d'ailleurs de faire lapart délitréserve que lui imposait sa propre situation. Mais quelqueétîort pie l'en fasse pour entrer dans sa pensée, la séché-rossé de cc sbntinientpersonnel, tour à tour superbe ouindifférât, parfois • cruel, laisse une pénible impréssion.Elle devient plus pénible encore, quand on en raprochôl'héroïque abnégation d'Héloise.

'De 'lajeunesse et de l'éducation d'Héloise, nous ne savonsguèrè que 6o qu'Abélai'd nous en apprend, et il ne nous enapprend que-ce qu'il importe à sa gloire de nous fairecon,iaitre. Quelques biographes prétendent qu'elle tenait,pàr'a mère, à la race dei Montmorency 1 . Le silence d'Abé-lard ne peut laisser aucun doute sut' ce point; il n'aurait pasmanqué de faire allusion à une filiation flatteuse pour sonorguil, et il se borne à constater, àu sujet du nom d'lléloiserapporté à l'un des noms du Seigneur, iléloïm, un signede sainte prédestination 2 D'après Abélard également, toutce que l'on peut dire de sa figure, c'est qu'elle n'avait rienqui la distinguât ni en bien ni en mal; leportraitdu Romande la s'ose 3 est de pure fantaisie. Son témoignage, plus expli-cité sur la rare aptitude dont, elle était douée pour toutesIcA clioss 4e l'esprit, est confirmé par-ilugues de Mételet par Pierre. le Vénérable. « . Je n'avais pas .frandhi lesbômes de l'adolescence, » écrivait le savant abbé de Cluny t,

quand jcntendais diS 'qu'une femme, encore retenueÏ'aus les liens du siècle, se consacrait è. l'étude des lettres;

j . Tsrlet déjà cité, P . 154. - OR -6 rappelle qu'Eéloise était es, à Pari,,en 1101; et qu'elle ,no,,rut au Paraclet, le 15 mai 1104.

2 Leieres,V, P. 157,

3. Le Oomae etc ta ltoee, vers 099 et anieants. - On sait que l'un desauteurs djt Borna,. de In Race, Jean de Meung, a, le piemier, traduit en prosele, Lettres dIlôloise et d'Ahélard.

4. Hog. de Mcitel, epist. 10 et 17.

I. Lettre de J'ie,-re te Vénéra0te, V. 603, 619.

L.

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INTRODUCtiON Xv

et, chose peu commune, de la sagesse, sans que- les plaisirsdu monde, ses frivolités et ses désirs pussdnt l'en arra-cher. o Suivant Abélard, Héloïse savait, ! outre le latin, Iiigrec et l'hébreu. Par là il faut entendre, èans douté,qu'elle comprenait les quelques mots de grec et d'hébreuque ramenait le plus ordinairement sous ses yeux l'étudede la théologie. Quant au latin, ses lettres attestent qu'elleen possédait et qu'elle en maniait hahulernenC tous lessecrets. S'énèque était son auteur de prédilecf on; elle seplaît à le citer, et c'est évidemment son style i'elle a prispour modèle. Quelle est la part qui revient à Abélard danscette éducation? il serait difficile de le dire: Les p'remièresannées d'Réloïse s'étaient passées au couvent d'Argenteuil.Elle avait ensuite reçu tes leçons de Fulbert, et sans douteaussi de quelques clercs, queFulbert, si lier de la supérioritéde son intelligence, lui avait donnéspour maîtres. Maisce qu'elle avait apprTs n'avait fait qu'allumer dans sonvif et solide esprit le désir d'apprendre; son imagination,excitée plutôt que satisfaite, rêvait, an delà des horizonsqu'il lui avait été donné d'entrevoir, de plus vastes champs.

Que l'on se représente maintenant, à l'extrémité d'une detes ruelles que la foi du moydu âge avait entassées auxpieds del tours de Notre-Daine, une humble demeure,enfoncée d'un côté et comme perdue dans l'ombre dé lacathédrale, ouverte de l'autre aux libres et vivants espacesdu quai de la Grève et du port Saint-Landry c'est là que,dans le silence d'une, Êtudieuse retraite, sous une t,têlleplus affectueuse qu'éclairée, vivait cette jeune fille deseize ans, l'esprit replié sur lui-même, le coeur ardent. Aquelques pas, autour des églises et des cloltrês qui for-maient comme le rempart de Notre-Dame, étnitl'école oùAbélard régnait. Plus d'une fois, les méditatioiis et lesrêves de la jeune fille avaient été traversés par les cIa-

t. loriot, déjà cité, P. (53.154.

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xviLETTRES D'ABÉLÀBD ET D'HÉLOISE

meurs de latroupe des *rcs amenant le maUre à unenouvelle victoire, ou )e reconduisant à sa demeure,tout ému de '.sonirrésistible dialectique. Plus d'unefois .nussi; peM-tre, mêlée à la ,roule, elle l'avait vu

posset, le front' rayoniiant, la démarcha, haute, parmiles millierstd!audite,irs que lui envoyaient « la- l3reta-gne, l'Angleterre, le pays des Suèves et des Teutons,Rome même,» et que ne suffisaient plus à loger les hé-'teltàries de la Cité. Eton jour, ce fut à elle qu'au sortir de

ces tri6fthes, ce maître souverain de l'éloquence et de laphilosophie vint rapporter l'éclat d'une gloire qui fnisàitpâlir celle des empereurs et des rois. Tout ce qu'il y avaitdans son esprit, dans son coeur, dais son imagination,d'Ùne naissante, s'épanouit aussitôt et se fixa. 'Deux ta-knts côritribuérent, entre tous, à ravir son Mue passion-née;: Itt verve du ote et la grâce du chanteur'. Maisbientôt gldire, génie, talents, tout s'effaça devant un

charme unique. « Dieu m'en est témoin, » disait-elle 2

«en toi, je n'ai jamais cherché, jamais aimé que toi. »Quelque soin que prenne Abélard de laisser dans l'ombre

cet enivreffleat généreux, on en sent l'exaltation sous laréserve intéressée, de sa ccinfcssion, et elle éclate dans larésistance opposée par Héloïse à la résolution que, pour en

- finir, il avait prise de l'épouser secrètement. Le résuméqu'il nous n donné de ses objections s'applique-t-il à unelettre ou à un entretien, on ne sait, Qu'il s'agisse duneIottFç ou d'un entretien, cette analyse , peut, être con-sidérée comme le premier morceau que nous a yons de lamaih d'Héloïse, et il n'est pas le moins énergique ni lemoib's touchant. .'Elle était partie en Bretagne avec lui, Par son ordre; elle

attendait son ordre pour en revenir; il était allé la retrouver,

I: ttt(rev. il, P. 2. Ibid. P. 02

4

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INTRODUCTION XV11

dans le dessein de la mon one r'Noble abnégation d'un amourqui voudrait se faire seul coupable, pour rendre à celui au-quel il s'est livré soi innocence et sa liberté! Tandis qu'A-bélard ne songe qu'uux intérêts de sa gloire, Héloïse se rdéfend du mariage comme d'un crime, et le conjure de nepoint l'y condamner. Priver l'Église et lciècle d'une tellelumière, asservir aux voluptés (le la chair un clerc désigné -aux dignités les plus hautes, courber sous le joug de la fa-mille un homme fait pour gouverner le monde entier, a-t-ilbien pu penser h le lui demander? Pères de l'Église, sagesde la Grèce, textes de la Bible, elle met tout en oeuvre avec -éloquence pour le dissuader. Ce n'est pas assez de le dé-tourner du mariage; elle voudrait l'en dégoûter. Ce senti-Ment'maternel qui l'avait fait tressaillir d'allégresse , cliple dégrade, elle le rabaisse à plaisir. Bon pour ceux dântles loisirs et la fortune s'accommodent à toutes les néces-salés, dit-elle, de prendre le souci dune maison. 'Mais est-ilpossible à un philosophe de se livrer aux méditations dela sagesse au milieu des vagissements d'un nouveau-né,du chant monotone des nourrices, du va-et-vient du service,des odeurs et de la malpropreté de l'enfance? Quant à ellequ'importe le nom rient on l'appelle, amante, maîtresse, filledejoi môme 9 le plus huinble,le dernier de tous, voilà celuiauquel elle aspire, comme au plus glorieux, au plus doux...San désir, comme son devoir, est donc de rester en Bretagris. La l'aire revenir à Paris ne peutétrequ'un danger. Ellejouira plus .i-aremeut, il est vrai, de sa présence; .maisles tristesses de l'éloignement rendront la joie des moments,de réunion pins délicieuse, et c'est seulement par le librelien d'une tendresse dévouée qu'elle veut • qu'il la laisses'enchaîner h sa vie s . -.

Abélard rappelle que, comme dernier argumeht. Héloïselui prédit la séparationh laquelle ils étaient réervés; et il

I. Lettre j, na ,4nj, p. n. (II. Lettres, U, p. 92 et suit.

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xviiV LE TT 11ES DABÉ LARD ET D'HLOISE

explique dette sorte de prophéùe par la connaissance qu'elleavait du caractère vindicatif de Fulbert. Bien qu'Hé1oisequ'un sentiment de piété filiale sincère, non moins que sonélévation d'âme naturelle, tient au-dessus de toute récrimi-nation, ne laisse guère échapper de reproches à l'adressede son oncle, on peut croire, sans doute,qu'elle n'étaitpoint' -sans inquiétude sur l'effet de ses menaces; maisn'est-il pas vraisemblable aussi qu'elle ne se faisait pasillusion sur le refroidissement de la passion d'Abélard?Quoi qu'il dût arriver, peur elle; elle ne s'était pas don-née à demi. Le mariage accompli, en vain Fulbert la1irese d'obsessions et d'outrages ;elle observe la foi jurée

son épdux et le respecte lui-même dans sais violences'.En vain, au moment de s'engager dans les voeux de lajrofesèion monastique, ses amis la poursuivent de leursprièids jusqu'au pied de l'autel pour l'y soustraire: s'enve-lbppantia tête du voile bénit, et répétant d'une voix entre-coupée de sanglots les vers mis par Lucain dans la bouchede Cornélio après la mort de Pompée, elle consomme deses propres mains ce qu'elle appelle son expiation, cc qu'ausens profane du mot on pourrait appeler son martyre.

La simplicité dans l'héroïsme est la plus rare des per-fections; aussi n'est-elle, en général, qu'incomplétemontcomprise. - Les divers traducteurs des lettres d'Abélarrlet d'liéioise ont entendu à leur façon, et interprété augré des préjugés et des passions de leui siècle, ce sacrificesublime. L'auteur du Eo*an de la Rose, et Villon, danssa ballade, s'inspirant de leurs resentiments contre lavie monacale du moyen âge, prêtent nu désespoir d'llé-bise- une pointe d'ironique dépit. Entre les mainsde Bussy-Rabutin et de ses im itateu

rs , elle devient une

sorte de Longuevillerepenta nte , poussée au couvent parle remords de ses fautes. Le dix-huitième siècle en fait

I. QtrM, V, p.'54.

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INTRODUCTION xix

une religieuse contrainte et rebelle'. De nos jours, sons,.l'influence des idées de Wcrther, de René, d'Oberman, ons'est demandé comment elle n'avait pas plutôt cherchédans la mort le remède et la fin de ses souffrances'. Etl'onn'a pas senti qu'il n'y avait place dans son âme ni pour ledépit, ni pour le repentir, ai pour larévolte, ni pour unerésolution personnelle, quelle qu'elle _pût être! lanille,honneur, religion, Héloïse atout immolé à Abélard; ellea anéanti sa volonté dans la sienne; elle ne s'est rienréservé d'elle-même, rien que le droit « de se faire touteà lui. Ce qu'une instruction d'une pnofondeur et a'uneétendue peu communes pour son siècle avait développédans son Aine d'élans généreux et de pieuses' tendres-ses, s'est soudain converti en un sentiment unique. Elle'aime Abélard, elle aime la créature, comme les grandssaints aiment Dieu, d'un amour absolu, infini. Au mo-

-' ment de prendre le voile, la seule pensée qui l'eûtpénétrée de douleur et, ojoute'telle, de honte, c'estqu'Abélnrd eût pu suspecter 1Mai, spontané de son immo-lation. « Moi qui sur un mot; Dieu le sait, » di-elle e,

« t'aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dansles abîmes enflammés des enfers; car mon coeur n'étaitplus avec moi, mais avec toi et tout en toi! » Et en effet,n'avait-elle pas accepté la plus cruelle de toutes les morts,l'oubli? -

Par une interprétation plus déplorable, on n supposéqu'elle n'était pas restée étrangère aux désordres qui avaientmotivé, la dispersion du couvent d'Argenteuil'. Soutenir

L.

L Bayle, Dictionnaire phitosopbiq,ce, article, 4battard et Ifitoerec. Cf. D. Ger-aise, la Vie d'A heillard, préface.

2. OJdo,,l, Préface, P. 8. -3. Lettrrs, j] p 954. Callia Cirdiliano. Cnn. VIT. I natru,nenta, p. U. cf. histoire littéraire

de ta Franco, t. XI I. i, tan; r rv jar, Histoire de l'Université oie Paris, t. J.

C

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1 LETTflES 1D'ABIiILiARD ET DIIÉLOISE

une telle conjecture, c'est ne rien connaître au coeur hu-main c'est n'avoir nota compris dê cette âme, que, pendantplus de quarante ans , une seule passion, une seule imagea'possédéq. A Argenteuil, comme plus tard au Paraclet, la vie(] , Héloïse était austère et retirée. « Les évêques la chéris-.saient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, leslaïques comme leur mère," dit, à la fi n de la Loure (t un

, Abélard si réservé jusque-là, si sec dans ses juge-ments ; « tous admiraient sa piété,sa sagesse et son incom-pSrable douceur de patience: mains elle se laissait voir,plus elle se renfermait dans son oratoire pour se livrer àj méditations saintes et à ses prières, et plus en sollici-tait avec ardeur sa présence et les instructions de sesentretiens. »

Mais ce qu'il semble ne pas soupçonner, eecoeur si hautétait tain dOEtre calme; ces méditations. saintes se per-daient en de profanes extases; cette sérénité apparentecachait des transports désespérés. Héloise va lui découvrirelle-même le fonds de son âme; et en présence d'une telletorture, ses sympathies se'réveillant, il reprendra enfin1m rôle digne de son grand esprit.

il

Il serait difficile de dire dans quelles circonstances etpour qui fut écrite la Lettrèd un Ami. Ou pensé que laformeépistolaire du récit qu'Abélard y fait de sès propres épreu-vos' n'était qu'un cadre, et le correspondant, un Phulintèimaginaire'. Si rien-n'autorise cette conjecture, rien ne ladétruit'ahsolumeflt et, à vrai due, qu'elle soit ou non fon-dée, il importepeu- Il serait plus intéressant de savoir coin-

I. Lettre 4 na Ami, p 61.. Pou Gervai 5 e, la Vie de Pierre Abeillard. IV, 4.— Cf. Bayle, art. Alé-

lard; Colardea,,, flis/oire abrée ,I'Abélnrd cl d.uèloae; Trerlot, et.

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INTRODUCTION XXI

ment des mains de cet ami inconnu la lettre `parvint entrecelles d'Héloise. C'est un hasard, dit-elle, qui me l'apporta.Ce hasard détermina une sorte d'explosion. Depuis douzeans, son coetir était comprimé dans le silence; il éclata.

La critique n, de tout temps, distingué deux partiesdans les Lettres OEffdtoisc et d'Abt lord, l'une composée desquatre premières lettres, qu'on appelle d'ordinaire assezimproprement les lettres amoureuses; l'autre comprenanttrois lettres et divers morceaux auxquels on peut donnerle nom de lettres de direction. Les deux parties forrnentà nus yeux un ensemble inséparable; mais avec un fondscommun, elles présentent des phases diverses dont il estutile de marquer le mouvement, pour bien saisir la viede l'oeuvre entière et son admirable unité.

La première partie est la seule qu'aient connue ou vouluconnaître -les traducteurs dù dix-septième et 1u dix-hui-tième siècle; rnaà les imitations libres ont cela de bon,qu'elles servent à mieux faire sentir l'intervalle, quisépare les inventions de l'art des inspirations de la natûre.Pour bien comprendre dans sa grandeur énergique S lapassion d'lléloise, il n'est 'pas inutile de commencer parétudier l'image qu'en ont donnée Bussy-Rabutin, Pope etColard eau,

u En lisant l'histoire d'ljèloise et d'Abélard dans leslettres qu'ils se sont écrites, » dit Colardeau 1 , « l'idéeM'était venue de la mettre en vers; mais j'ai préféré leplan de M. Pope qui; dans une seule lettre, a rassembléles principaux événements de la vie de ces deux infortu-nés. » Tel avait été également le plan de Bussy-Rabutin etdo ses premiers imitateurs, bien qu'ils eussent marqué unpeu plus les coupures entre les différents moments de lacorrespondance. Chez les uns comme chèziesautres, leslettres d'Héloïse, tout à ta fois si précises dans leur but et

L Lettres d'JJ duSse ii A bétsrd, Avertissement. --

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<xotLETTRàS DABÉLARD ET D'HÉLOISE

si diverses I1C mouvement et de ton, sont fondues en unesorte de composition oratoire ou lyrique, mélange singulierd'images sensuelles, d'effets dramatiques et de lieux com-muns, sans réalité, sans vérité, sans objet.

Que se propose, en effet, l'Héloïse de Pope? Quel est lebut de son épître? Elle en appelle à l'avenir; digne fille dudix-huitième siècle, elle offre, pour ainsi dire, en sujet deconcours aux Pope futurs on coeur et ses souffrances; auplus sensible la palme! C'est sur la même pensée que con-clut Colardeau, qui, « sans s'assujettir au sens littéral dupoète anglais, toute traduction servile étant, » à son sns,o froide et languissante, s'est attaché A rendre, autant qtf ila-pu; les beautés de l'original il veut que, passant au

.pied du monument qui enferme les restes d'Héloïse et d'A-bélard, le voyageur s'écrie

n, s'aimèrent trop ils inreut maltaonreot;GmissOOS «or leur tombe, et n'aimons pas comme en't.

Possaftt plus librement encore Héloïse dans Lette voied'apologie, Bussy-Rabutin lui fait écrire résolûment « Jesuis décidée à publier en toutes les langues nos disgrâces,pour faire honte au siècle injuste qui ne nous n pas connus.Je n'épargnerai rien, puisque rien no vous épargne, •etjevous attirerai tant de pitié que 1 1o4 ne parlera plus de moncher Abélard que la larme à l'il Z • »

Ainsi comprises et ramenées à ce but, les lettres d'Hé-bise, on le conçoit, ne sont plus qu'un thème de convention.oàpeuvent se jouer toutes les fantaisies.du talent. Celui quePope ' n déployé St, au-pont de vue littéraire , ip'conLtes-tablement supérieur. La prose de Bassy,Rabutin ne rniqqepas d'agrément dans son laissen..alleP; et si, chez -Cor-

1. Lettres tri! éttin et n'A bdtar4, Avertissement.2. Co)arstca,', Épuré:3. Lettres 'd Ilétoies h  hélard, I.

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INTRODUCTION Xxii,

deau, on reconnaît aisément, à plus d!une expressiondécolorée, le produit d'une imitation greffée sur uneimi-taLion, ses vers néanmoins ont de l'élégance et du tour;toutefois ils sont l'un et l'autre aussi loin de Pope quePope l'est lui-même du texte latin. A ne considérer que lesrègles du genre, l'épitre du poète anglais -est un chef-d'oeuvre, et l'on ne s'étonne pas qu'en on temps où l'ArtPoétique de Boileau régnait encore souverainement sur les

esprits, elle ait suffi à fonder sa réputation. On ne sauraitimaginer rien de plus méthodique. Le poème, car c'en estun, commence par un monologue dramatique suivi de l'in-vocation sacramentelle aux murs, aux autels, aux images,

• aux statues du monastère; puis se succèdent les récits et--les réflexions, les confessions et les lieux communs, les• transports et les affaissements, tout cela dans un savant dé-• sordre off chaque partie n sa place calculée en vue del'effet, chaque sentiment, son nombre devers mesuré pour le

-contraste; vient ensuite une comparaison développée entrele calme pur de la vierge sage et les fiévreuses agitationsde la vierge folle; comparaison brusquement interrompuepnrl'apparition d'un fantôme sortant, pour ainsi dire, d'unsonge; enfin, dernier tableau, le ciel s'ontr'ouvrdnt, Abélard

• appelle Héloïse auprès do lui à la place qu'il lui n réser-vée à ses côtés. Habilefiient combinés', cette suite descènes laisse dans l'esprit quelques images saisissantes, et

•partout on y sent la vie de l'art; mais, comment la vérité-des sentiments, - la seule qui puisse nous toucher aujour-d'hui, y est-elle adaptée? -

Le rapprochement est curieux à faire, sous ce rapport,entre Bussy-Rabutin et Pope. Le fonds de l'imitation chez

-l'épistolier et chez le poète est le même, et l'on n plus d'uneraison de penser que Pope, comme les autres,Hna travaillé

N;I. Voir M. Villein,in, ToNeg, de /a L1//éra!urc fraiirrisg ,J' xviii- S/MIs, i,

!eon vi,', p 440.-.•

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XXIVLETTRES DÂBÉLARD ET D'HÉLOIE

qu&d'après Busy-RabUtin. Mais tandis que l'un s'aban-donna au ton de la simplicité négligée, l'autre se tend

• jusqu'au lyrisme. On sent d'auUtnt mieux, par le con-traste, à quels écarts les imaginations les plus heureusessont exposées, le champ de la fantaisie uné fois ouvert.

- Leur. premier mot est, aux extrêmes opposés, un égalcontre;sens. Pope suppose qd'Uéloïse a complètement ou-blié Abélord. « Quoi aimerais-je encore? » se demande-t-elle. Elle s'étonne qu'une lettre ait réveillé en elle quelquesentiment. Ce n'est • qu'après une longue hésitation qu'elle.semble se douter de la main qui l'a écrite, et elle se reprochede l'avoir devinée. « -Nom cher et fatal, je ne veux plus

- te prononcer; ne passe plus ces lèvres.., que ma main s'ar-Téta,.. mais je viens de l'écrire, c'est à mes larmes à l'effa-

p, cer. » A entendre Bussy-Rabutin, un commerce régulierde'eocrbspondance na jamais cessé d'exister entre elle etAbélard

'et le courrier est là qui attend, pour lu reprendre

• avec la réponse, l'épître qu'il vient de lui apporter. « Tau-vais eu le plaisir de vous renvoyer votre lettre effacée

• par mes larmes, » lui dit-elle, « si l'on n'était venu un peu• trop tôt me la demander.. » En l'invitant à la réplique,

chez jjuss±.Rahs tin, elle Itadine, elle se joue.Si vous

q 'voulez attendre pour écrire que vous ayez des chosesagréables àmemander, j'ai peur que vous n'dttandiez trop

• longtemps. La fortune et la vertu s'accordent rarement.Donne-moi donc le plaisir de recevoir de vos lettres, sansixtendre un miracle de la fortune. C'est pour soulager lespersonnes enfermées comme moi que les lettres ont été

- -inventéÉcrivez-moi sans application, avec négligence;• - uvotrocœur parle, et non votre esprit." Une nuance de

moins dans le goût et le tour du style, nous voilà dans laplatitude.'Li imitateurs àla suite n'y ont Poe échappé.

Nais s mou fol amour exige trop de VOUS,

D. -moins, cher A bdl,rd, do moi», riçtz-I1OSS,

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IuNTRODEJCTION XXV

traduit M. de Beaucbamp'. C'est avec une sorte d'empor-tement, au contraire, que, sous la plume de Pope, Héloïseréclame la même faveur. «Une lettre! o s'écrie-t-elle; «insoupir, par les lettres, passe de l'Inde jusqu'au•pôles. sAh scène de la prise de voile, scène si grande dans sa'simplicité, telle qu'Abélard lui-même l'a reproduite', ils'substituent, l'un, une invention de roman, l'autre, un ta-bleau (le drame. Au moment où s'accomplit le iàeriflce,chez Pope, les autels tremblent, les lampes pâlissent. « En,prononçant mes voeux, » dit liéloïse dans -'Bussy-Rabutin,«j'avais sur moi un billet de- vous par -lequel vous.mejuriez -que vous seriez toujours à moi o et aussi; sansdoute, ce portrait qui lui servait « e consolation danssaprison monastique. s' Par un étrange oubli de toutS les

vraisemblances, ils lui font reprendre tous deux, chacun-.à sa manière, le récit de -la mutilation d'Abélard. « 'Si j'a_vais été auprès de vous, quand on vous mit dans le titiste -état où vous êtes, je vous aurais défendu ai, péril de mavie; mais n'en parlons plus, dit Bussy-Rabutin avec unsans-façon qui, au milieu de cette émotion si saisissante,-amène presque le sourire sur les lèvres. « Quelles hôr-

1. Et le relie dan, ce style du oâL de Prâdon r

Jonque jeroux perdis, je n'usai, que siugl 'us;

ri--

le recovul, ,e'ut des voeux e' de I 'enroue-----J'ocrai, tramevoulu, pnl'r 'ors plaIre toujours,--tire 11.1 belle oneore que cul le (lu die'-el de, eA oe 01151e parerais, c,I,,'u'onz, cher Cpxxr,---Quel, ,a,,r le, oued meule qe Helolue o pour roc,...j -, -

Aluilard loti répond ,w, le mime ton, ou umourolix tissai

J'aI reçu sore s lettre, et jeu'oee rues dito --Dan, q ail tira runoule elle u ouut rtduire .,..,«et uauumu,,a veut 0,-cous q"e je gelde vo. tes?Je m»ige ro moi-mOn,, et ne me consul, p,,..-Pour ne sors pal ut ululer, j 'usât, us coeur trop IrudroCtlslt pen;je nu sis vus, Inspirer me, feux --l'y riu,xiu trop l'iut voeu ee,,,011to, u,m 'au,......Oublier UdIorse AI, t que plelSc le fendru- --Aur yeux do l'onirer, mode Abtierd eu poudre...il ell romps do Cour; edlru, chère alOolse,Terse, du ruule,ir rulro suinte oulreprlur -

• Letlre à eu AmI, p 33. -

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xxvtLETTRES D'ÀBÉLARD ET D HÉLOISE

i'eurs se retracent tout à coup à mon imagination, à mes'yeux ! » 'écrie tragiquement Pope. « Où était Héloïse dans -ces affreux moments? Barbares, arrêtez ... per pitié, par.pudeur, cessez.... Mes sanglote redoublés et ma rougeur'brûlante m' lent la force d'achever. » Suivant enfla tousles entraihements de leur imagination; ils poussent leurléroïne aux Øovoations les plus inouïes «Je ne sauraisplus vivre, sivdus ne me dites que vous m'aimez. Le sacre-menta rendu notre commerce hors de scandale; vous pou-vez venir me voir sans danger, » avait écrit Bussy-llahutin.«'Viens donc, » dit Pope, « que ma tête se repose encoresur ton sein; que je boive à longs traits le délicieux foisonque j'ai pris dan tes 'eux; que je retrouve ce poison sûrtes lèvres donne ce qui est eh ton pouvoir, et laisse-moiimaginer le reste. »1 1-

• On j a beaudoup admiré la grâce lascive de ce derniertrait, et la traduction qu'en n faite • Colardeau t e ccc-ianemcnt contribué, pour une large part, au succès de sonépître. Le trait cependant est faux, comme tous ceux quiprécèdent. Contre-sens d'autant plus révoltants, que leslecteurs qui prennent une idée des choses par les quelquesmots siilànts que tout 1$ monde répète, et c'est le grand

• nombre, ont jugé par là de •i'Arne di-léloïse. Les lettresd'Eéloïse, est-il besoin de le dire? n'ont ni ces mignar-dises ni ces hardiesses d'impudeur «Si l'on voulait appré-cier ta correspondance d'Abélard et d'lléloise par les tra-ductions qu'on en e données jusqu'à présent, » disait dom

Gervaise t, cx on ne pourrait 1S regarder que comme uncommerce 4e galanterie ..; or, il n'y a pas plus d'éloignemententre le ciel et la t&re qu'il n'y en e entre leurs lettres et cepie ces infidèles traductions leur font dife. Dom Gervaiseparlait en homme qui, du moins, avait vu les textes.

t. Cou, vre .i de baisers... je rêflrai le re,te. -

!. La Vie dt4 jc eilflird, préface.

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M

INTRODUCTION.XXVII

Loin, bien loin d'Héioïse, la préoccupation misérablede ce qu'un. jour l'avenir pourra penser de ses infortu-nes! Le feu de la passion la dévore, jusqu'à lui, faireoublier le soin de son salut. Une occasion inattendue s'estofferte de rentrer en rapport de pensée avec Abélard, deIo revoir pouf-être, elle la saisit. La réserve calculée desréponses qu'elle reçoit la pénètre de douleur, sans ladécourager. Elle s'était flattée d'un retour d'affection;on ne lui renvoie que des conseils dune haute rai-son; .il suffit : Abélard a consenti, du moins, à entrerdans la voie d'une direction spirituelle; elle l'y retient,elle l'y engage; elle lui demande une Rôgle,jour ses.soeurs; elle l'iotérqsse à leurs occupations de chaquejour, à leurs moindres entretiens: lectures, prière, ser-mons, hymnes de fêtes, elle sollicite de lui tout cequi doit contribuer à remplir leur solitude; elle enfait le secret témoin; l'arbitre suprême de leur viè. Telest 'e fonds solide des lettres d'Héloïse; telle est-lacommunauté de sentiments qu'elle voudrait réàblir etperpétuer.

Et avec quelle grandeur d'éloquSce elle larevendique.et peu à peu la recouvre! Quels cris de douleur et depassion! Qui a lu la première de ses lettres, a-t-on ditexcellemment 1 ne l'oubliera jamais: Certes, ce n'est paselle que l'écriture d'Abélard a pu trounuer; à la simplesuscription elle l'a reconnue, et elle a peine un momentà dominer son trouble. e Votre lettre, votre écriture... sdit-elle comme hésitante et ne sachant quel ton pren-dre, après tant d'années de silence ; mais bientôt reve-nue à elle-même, son coeur éclate et se fond: « Oui,c'est bien là le tableau de tes épreuves sans merci nitrêve, Ô moq bien suprême; » et elle en analyse fidèlement•le récit; « plein de fiel et d'absinthe, o comme pour la

I • M. de Itémunt, I, I. p. 1 4 I

't

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xxv lit LETTRES D'ABÉLARD ET O 'HgLOISE

convaincre qu'il n'en est aucune qui lui ait échappé. Cesépreuves, elles sont aussi les siennes, mais elle s'efforcede l'oublier. Ce n'est même pas en son nom qu'elle parle,c'est au nom de celles qu'il a établies au Paraclet sous sadirection, et dont il a pris la charge; ce sont elles qu'ellel'adjure de rassurer par ses lettres, de réconforter par sesconseils. Sous Eexpression de cette prière, cependant, onsent ped' à peu monter le flot de l'émotion. Aucun titrene répondant suffisamment k sa

pensée pour ses compa-

gnes' vis-à-i de lui , ni celui d'amies, ni celui de soeursni même celuide filles, elle cherche s'il s'en peut.imngi-'ocr tin •qui soit plus doux encore et plus sacré. Le motqui lui brûle le coeur lui échappe enfin. « Peut-être, »dit-elle, «mettras-tu plus de zèle à t'acquitter de ta detteà l'égpxd de toutes ces femmes quisc s'ont données . â Dieu,dans la personne de celle qui s'est'donnée exclusivementà toi. u, Et alors, comme par la brèche d'une digne rompue,tous ses sentiments débordent à la fuis en un mélange pas-sionné desouvenirs amers, de récriminations ardentes etde tendrirO1estntions. Ah plus d'une fois, elle a mesuré

,de sang-froid et ce. qu'elle a reçu et cequ'elle, a donné.Violences, outrages; elle a tout souffert sans se plaindre;et si l'àn a.pu se demander jadis ce qu'elle suivait, de lavoix de l'amour ou de celle du plaisir, aujourd'hui on peut'oir à quel sentiment elle n obéi. Pau son ordre, avec unautre 'habit, elle a pr i s un autre cœur, afin de lui montrerqu'il était le maître unique de son coeur aussi bien que desn corps; c'est pour .lui qu'elle s'est vouée aux austéritésde la profession monastique, pour lui qu'elle y perséxère,non pour Dieu dont l'amour n'a pu encore touchersonÀme.'Et lui ,tln_t_il seulement aimée , ? a-t-il éprouvé pourelle autre ehbse que les ardeurs passagères d'os sens? Pluselle s'est immolée à sa sécurité, plus il l'a sacrifiée àson indifférence. Oui, dès longtemps elle a lu dans soncoeur .et elle n'y a trouvé u'orguciI et égoïsme. Si, dans.

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lNtTRODUCTIØN XXIX

la Lettre à un Mai, il rappelle les arguments par lesquelselle ]e détournait de l'épouser, c'est pour s'en faire lin,titre de gloire, elle ne s'y est pas méprise ; et maintenantqu'elle est la seule qui ait le droit (le tout demander,elle est la seule qui ne puisse rien obtenir, pai même unde ces regards de, compassion que nul ne refuse à sa mi-,sère. Autrefois ses lettres venaient incessamment la convierà l'amour du plaisir; aujourd'hui, quand il s'agit de forti-fier dans l'amour de Dieu son âme qui chancelle, il luirefuse le peu qu'elle implore, des mots pour des choses...Mais à peine s'est-elle laissée emporter à ces récrimina-tions, qu'elle se les reproche, en 'adoucit.le ton; en atténue-la portée. Ce n'est pas elle qui accuse ainsi Abélatd.c'est la foule. Quant à elle, son bonheur est de se repaîtrede l'image du passé; elle se' plaît à évoquer le charme(les jours de triomphe où le monde entier le suivait deses regards, des heures d'ivresse où il chantait pou; elledes Vers faits pour elle, où les reines lui portaient' envie. Aujourd'hui non moins qu'il y n douze ans, il est son« tout. » Et comme si ce mot, le dernier de s'a lettré, nedisait pas assez complétement ce qu'elle veut lui l'aire dire,elle en,développe la grâce et la force dans cette suscription,où elle semble essayer successivement, et où finalement elleaccumule toutes les formes de latendressehumaine « Ason maître ou plutôt à son père; à son époux, ou plutôt &son Cràrsa servante, ou plutôt sa fille; son épouse, ouplutôt sa sœur, à Abélard, Héloïse. o

Abélard lui répond , et si peu que sa réponse fût enharmonie avec ces sentiments, elle devait la touchor,aparcela seul qu'elle était une réponse. Dès ce moment, en effet,tout reproche expire sur ses lèvres. Il a mis son nomavant le sien; et, dans cet ordre naturel qui lui semble uneinterversion, elle voit une intention d'égards et de con-sidération qui lui est douce. Il ne veut plus étre aiméqu'en Jésus-Christ; réglant l'esso'î' de'ses élans, elle lui

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xxxLETTRES D'ÀDÉLAIID ET D'BÉLOISE

récrit A celui qui est tout pour elle après Jésus-Chî'ist,aile qui est toute à lui en Jésus-Christ." fi lui envoie unpsautier et lui demande - de prier pour son salut; ellepriéra Elle 'accus seule de tous les malheurs dont ilsont été frappés ensemble; elle ne rappelle plus la partqu'il du a •ubie, que pour s'en foire un criAe à elle-

énie et le plaindre. Mais si elle fait effort pour obéir,elleest loin d'btte apaisée. s S'il arrive que le SeigneurMé livre, êux mains, de mes ennemis, et que'ceu-ci triom-hant me donnent la mort, que mon corps soit rapporté

au Patuclot, pour être enterré par vos soins, ' avait ditAbélardÇet ces mots, qui retehtissent dans son coeur commeun glas funèbre, y soulèvent un mouvement de révolte.Elle accuse Dieu de ne l'avoir tin moment élevée si hautqub pour la faire tomber dans un abîme plus profond;elle s'indigne que sa main l'ait frappée, alors que leurunion était devenue légitime, après l'avoir épargnée lors-qu'elle était edupable; elle ne veut point qu'on croie à sapiété, à sa ertu, quand le jour, la nuit, au milieu de laprière, peinhut le sacrifice de la messe, jusqu'au pied clétautel, elfe kht les aiguillons de la passion qui la eonsdme«Trêve aux éloges, » répond-elle avec une étrange véhé-mence à Abélard,' qui avait essayé de flatter sa peine.en IÙi faisant chrétiennement entrevoir la récompense de

ses wérites' ; cc l'éloge venant de toi est, d'autantlus dan-6rux qu'il me séduit et m'enivre.. Je ne c che pas

la couronne de la victoire... Dans quelque coin du ciel queDieû me donne une place, il aura bien assez fait pour,moi. '» Et c'est par une sorte de défi à la gràoe qu'elle termine sa ittre.

Une seconde réponse d'Abélard achève non de le calmer,mais de la soUmettre. Elle -ne vent point qu'il puisse l'uic-buser de désobéissandè; elle s'est donc résolue à ne plusparler ici passé?Ùe près et dans un, entretien, elle ne

serait pas sùté d'elle-même; de loin, dans une lettre

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INT}IOOUÙTION1-XXXI

il lui sera moins difficile de se contraindre. Sous cetterésolution de contrainte persiste, on le sent, toute l'éner-gie de la passion. Héloise promet,. .noh d'oublier, maisde .5e taire; c'est tout ce qu'elle concède. Encore fait-elleses conditions. cJ'ai.imposé à l'expression de ma peine, sdit-elle, « le frein de ta défense; » il est « son maître, »elle sera « sa servante ;v au maître maintenant de dirigerla servante, de la soulager, s'il ne lui est pas possiblede la guérir. « Les idées se chassent l'une l'atitre;l'esprit tendu en un sens différent est- forcé, sinon d'a-bandonner les ehdses d'autrefois, au moins d'en laisser .reposer le souvenir. » Qu'il la tienne- donc occupée du soinde ses religieuses, oz s'en occupant avec elle. Et, pour lemieux faire entrer dans ce dessein, rompant brusquement,elle lui communique le fruit de ses propres réflexions sur laRègle qu'elle croirait utile d'appliquer au Paraclet. Ainsicommence une nouvelle phase de sa correspondance et desayie.•-

Entre les mouvements de cette âme, noh moinsfàrte qù'ardefite, qui finit par ic s'imposer le frein; etl'exaltation artificiellement désordonnée desdéclamationsde Pope et deBussy-Rabutin, quoi de.eommun? Il faut touatêfois pousser la comparaison plus loin encore, etjusqu'auvif. .Bayle, résumant et caractérisant, d'un de cesmots qui nelui coûtent pas assez, les sentiments d'lléloise, tels que lesdépeignent Bussy-Rabutin et Pope, J'accuse, sans hésiter,d'incontinence, et la traite de fille sans honneur'. D'autrePart, Chateaubriand, qui pourtant n puisé ses renseigne-ments à la même source, dit avec non moins de décision« Femme d'Abélard,elle vit, et élle vit pour Dieu '. o Lecoeur d'Héloise n'est pas plus celui d'une libertine quecelui d'une sainte. Non, sa penée n'est pas détachée d'A- -bélard ; elle a l'âme trop ferme et trop haute pour le

t. Dlc/éo,,naire, art. Helorj.t. C,nii dit chrisIicn's,,,e, 11, P. 3, 5.

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xxxiiLETTRES O'ABÉLARIi ET D'HlL0iSE

dissimuler' ; elle est sans force contre l'enivrement dessou-venirs qui l'obsèdent, et elle ne déguise rien de sa faiblesse.«On vante ma vertu, s'écrie-telle; « c'est qu 'on no con-naît lias mon hypocrisie; on porte au compte de la vertula ehastelh de la chair, comme si la vertu était l'affairedu eotps et non de 1'meI si je suis glorifiée parmi leshomes, je 'l'ai aucun mérite devrnt Dieu qui sonde lescoeurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. 2» Maisd'un autre côté, quand, déchirant le voile, elle révèle àAbélard les images qui la péursuivent impitoyablement,est-ce donc qu'au nom des droits, soit au lien qui arendusa passion légitime, soit de cette passion mémo, est-cequ'un seul instant elle songe à solliciter des voluptés dontl'idée lui 'est doublement interdite? Ah! bien au contraire,ces obsessions auxquelles elle est çn proie, elle, les consi-dère comme un châtiment mérité de ses fautes; ces sou-venirs dont le charme la torture sont, à ses yeux, commeunà première figure duremords qu'elle appelle; elle lesolTi'e àAbélard eu expiation des épreuves qu'elle lui aattirées en attendantqu'elle puisse les offrir à Dieu; etc'est afin de s'en affranchir qu'elle le conjure de fixer soname en luisurd'autres pensées. Voilà les traits sous lesquelsHéloïse peint elle-mémo son trouble, trouble profond,doWoureux; d'un cœur qui ne s'appartient point, qui nepeut ps, qui ne veut pas rompre le lien de cette posses-sion étibie avec ivresse, mais qui lùle du ésir d'en

- élever et d'en purifier l'objet.Gommei\t, nu surplus, dans la situation imaginée par

Pope, comment s'expliquer les réponses d'Abêlard? Il estvrai qu'il fait.bon marché de son rôle; il le supprime. Eteffectivement, en présence des emportements lyriques qu'ilprête à llélôise; que pouhit faire Abélard? prêter l'oreille

4. LeUrre, ir, p. 96 et ,iiY-; IV, p. 12 et suty.t. trUres, IV, V.

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INTRODUCTION1 . XXXIII

k des appels insensés? Donner des conseils qu'on ne luidemande pas? Il ne répond point. Ainsi du moins sontsauvées les convenances, sinon les vraisemblances. Maispar la suppression de ses réponses, on lui fait tort d'unesolide partie de sa gloire, de la meilleùre peut-être i..

Nulle part, en effet, Abélard né touche de plûs près kla griindeur. L'émotion qu'il laisse entrevoir, il est vrai,'n'est pas encore, autant qu'on le voudrait, dégagée d'unsentiment de préoccupation personnelle. D'autre 'part, aupremier abord et considérées en éllesmêmês, les homélies,en quatre points qu 'il adresse à Héloïse, en échange deses lettres enflammées 2;'ont une. froideur qui déconcerte..Enfin 'trop souvent les -commentaires dont il les remplitfatiguent par leur longueur ou rebutent par leur sujet:Mais si l'on veut en bien juger, ce n'est pas à un pointde vue général et abstrait qu'if convient de se plaor.; il'faut les lire dans le sentiment où, les recevait Héloïse. Or,pour elle, comment en douter? la forme didactique' desconseils d'Abé!ard ne faisait que lui rappeler le souvenirdé ses leçons d'autrefois; poui ollé, le commentaireétaittin aliment d'autant pluspi'écieux qu'il était plus abondent;et pouvait-il lui donner un-plus doux tSoignage de sym-pathie,dAt cette satisfaction rouvrir une source amère de lar-mes,qu'en l'entretenant dé ses épreuves? Quait à M réservedont il s'enveloppe, la P ersistante énèrgie des sentimentsd'héloïso nelui en faisait-elle pas plus quejamais un devoir?

Sous cette réserve, d'ailleurs , que d'égards et de mé-V

I. Telle estparticuIlèrenenL l'opinion 1 de n" Culant qui. en général, semontre, -. comme toutes les fsurums, ais s,irpla, qui ont écrit sur Alélard -plias sensible à ses qualités qu'à ses défauts.

2. Voir lesarguments planés en tue de chaque lettre. li ne faudrait pas leprendre comme guides pour les lettres d'Hdloise ils en donneraient le pillasouvent une lutte très-fausse, et nous na les avons reproduits dans une édition

'que para que nous les avonstrouvis dans l, texte dé lu!. cousin mai5 ilsprésentent une analyse lute des réponses d'Âbéisrd.

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XXXIV LETTRES IYkBÉLARO.ET OHÉLOISE

iiagemcntsl Le début de sa preniière réponseest un motd'apaisement. Dé récrimination contre les reproches d'llé-bise, d'allusion à idur ancienne faute, aucune. On sent qu'ilvoudrait ensevelir le passé dans l'oubli, et du coup la ravir àDieu. Il a comprisd'ailleurs qu'il n'en pourrait rien obte-nir qu'en se mettant à Funisson de ses sentiments, et ilne craint pas dÈ3 réclamer sa prière à titre d'époux. « Sou-viens-toi, dan s tes oraisons, de celui qui. t'appartient, »lui dit-il ' cet aie d'autant plus de confiance dans l'expres-'sion de ta pMère, qu'ainsi que tu le reconnais toi-môme,elle n'a rien que dé légitime et qui ne puisse être agréableh'Celui qu'il faut 'implorer, s Eh môme temps, il l'en-courage et 'efforce de la relever à ses propres yeùx.Le cri de révolte qu'Héloïse lui renvoie l'avertit quece n'est pas par quelquS consolations banales qu'il auraraison de nette passion indomptable : il change de ton,et te prend de plus haut,: Il rappelle la gravité de leurs'erreurs,.il y insiste; et, chose nouvelle dans sa bouche,il en, revendique r la responsabilité. La Vengeancè - deFulbert dont elle , s'indignè, et que naguère il n'avaitsubie iui-rfiêhie 'qu'avec une. résignation hiutainé, luiparait aujourd'hui juste et.inclulgente. S'il à été trahi,tc'est qu'il a commencé par trahir.' La peine dont il a étéatteint n'est môme pas une peine;, c'est un coup' do . .lagrâce. Il- fait 'mieux que prêcher à- Héloïse le repentiret la pÔnitènce .ii. , lui en donne l'exemple Liii; l'orgueil-leux Goliath 2 , i'lcourbe la tête. « Heureux ceux que leSeigneur éprouve et tente,» dit-il, « parce que la récom-pense est en proportion de l'épreuve! Heureux ceux qu'ils'est séparés pôui''léternité, en les punissant dans cettevie mortelle! o Jamais directeur de conscience n'a ra-baissé avec plus d'élâquencé l'inanité et les misères des

l:Leg'res, III, p 109., .2. S. lier». «p., ep.. 182; cf. jas,

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INTRODUCTION. ... xxxv

voluptés humaines. Un véritable souffle anime lesdkr-fières pages de sa lettre, un souffle précurseur âe Ingrandeur de Bossuet et de' la grâce de Fénelon. On yreconnaît à la fois le théologien rompu à l'interprétationdes textesi le philosophe initié auxi passions du' siècle,le maître habitué à l'exercice de l'autorité. Autoritéd'autant plus touchante ici, qu'elle, ne fait douce. Plusgrave et plus sévère que dans , sa premièreréponèe,•le ton d'Àb&ard reste plein de prévenoneà. .Si danscelle qu'il a aimée il ne veut '[plots voir que l'épouse deJésus-Christ, il ne répudie pas, pour cela,. lé. .lien qui 'auni leurs destinées. Il ne sépare point le' sort d'Héloised'avec le sien. C'est avecelle et par: elle qu'il veut,Mériter le bonheur des élus. Il lui envoie la formulemême de la prière que, tous les jour, elle doit adresser àDieu pour leur commuas expialii,n. Et cette prière.estsans contredit, ce qu'il e écrit de plus ému. L'amourhumain s'y mêle, dans ce 'qu'il 'e de plus pur 'et de plusexquis, à tout ce que la raison chrétienne. ièut inspirerde plus solide et de plus élevé. Aussi peut-on croire que cen'et pas seulement par obéissance qù'lléloïse avait côd&audernier appel dont ce formulaire était l'expresion; elle avaitsenti que la sollicitude rïunepenséeamie lui était rendue.'

in

'Les lettres 'de direction proprementdite; ainsi que lesmorceaux divers qui s'y ratiachônt, fidulôvent les 'pluigraves question d'histoire et de 'morale. Mais, outre 'quela simple exposition 'de ces questions tous entraînerait'trop loin,: elles' ont été l'objet d'une 'étude magistrale,.

I. AHard. etc., par M. de ' Rêmi,aat, liv. II et ocic. Voir ainsi t'E.saihiv$eriQiie te M. et Mmc G idiot, placé e,, télé de la' fradoetion de M.et le il,c/i'u,aIfl des Sciences phi'esc&qvjs, publié sous La direction deM. Ad. }'rauck, ort. À Pèlitrd. Ou polit encore consultur Michelet, 11)-loire le1"rsnee, Il, eh. 4; Js, flerington, The hia'lo'y 0f tise, lises o, A teillard lad

1

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xx,cv LETTRES D'ABÉLARD ET- O'UILOISE

Notre unique prétention est de relever, dans cettesecondepbaé6 de la correspondance dAbélard et d'lléloïse, commenous l'avons fait pour la première, CC (lui peut préparer à

en comprendre et à en goûter l'esprit.Si les lettres qui se rapportent I. cette phase nouvelle

diffèrent esséntiellemènt des précédentes par les matières -qui en sont le sujet, elles participent au fond du mêmesentiment, de la même vie; elles en sont la suite " tu

-relie et le couronnement. Toutefois, le premier effet qu'onéprouve en les abordant est celui d'un saisissant contraste.liéloise se tient parole. Autant le ton de ses réponses jus-que-là était vif, pressant, tumultueux, autant B devient

• grave et recueilli. Il semble qu'aux sourds grondementsd'une nuit de tempête ait succédé le calme dune aube pure.

• En se soumettant, elle avait demandé à Abélard, tanten son nom qd'au nom de ses compagnes, une bis-toue de l'oriino: des ordres de religieuses et une Règle

• pour le Paraclet. -Allant elle-même au-devant des pres-criptions qu'elle sollicite, elle- développe ses idées person-nelles sur les fondements de la discipline monacale, telsqû'elle en Comprend l'application à des femmes, et sa-haute raison se déploie dans cet exposé dp principes avecune remarquable sérénité. Elle -ne se fait pas illusion surles faiblessbs et les, désordres de son temps; elle saitque, « si l'on, se précipite dans la vie monastique, ony vit plus irrégulièrement encore d'ordinaire qu'onn'y est entré, et qu'on y brave la règle d'autant plus faci

-lement qu'en 1a acceptée sans la connaitre'. » D'autre part,elle se refuse à attacher une importance souveraine au

•pratiques extérieures. « Communes aux réprouvés et auxpénitents, aux hypocrites et aux vrais dévots, » dit-elle,

Jfcfôj-ça. 17 9,2 yesIer, Aboelard and Iieiiisa, 1808; Nons Cnrnière, Afiaffardv*d jieloise, 1S4; Fo,ierbaeh Abaclard un! )iei&R, 1144; e;af fia Chriçljana,t. Xii; col. 567 CL 8P5., Bnicker, fils! cru. ph11. Tif, P. 755, etc.

t. leTtre,,187.----

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INTRODUCTION

« elles ne peuvent avoir 4u'u&médiôciemérite aux yeuxde Dieu, et ne sauraient être une préparation à entrer dansson royaume,' o C'est l'intention, non l'acte, qu'elle veutque l'on considère. Aussi n'est-elle point d'avis qu'onpousse aucune observance à l'extrême rigueur. Le mondeayant vieilli, les règles ont été adouies pour les hommes:à plus forte n(ison, doivent-elles, l'être à l'égard desfemmes, pour qui elles n'ont pas été faites? Les travauxmanuels, par exemple, CQ so,t-ils 'pas en désaccord avec lafaiblesse de leur sexe? L'idéal qu'Réloïse se fait de la viereligieuse est à la fois élevé et doux. Des voeux modestes,lu volonté (le s'y tenir, et, s'il se peut, d'y ajouter par uneprogression réfléchie d'humilité, (le sagesse, d'obéissance,par-dessu tout, l'accomplissement des préceptes de l'Évan-gile : voilà les hases du Règlement qu'elle propose 2 . Ellele résume, avec une précision heureuse, cil ces ternies:« Quiconque ajoutera la continence aux vertus de l'Évan-gile réalisera la perfection monastique. Plût à Dieu quenotre profession nous élevftt'jusqù'à atteindre la hauteurde l'Évangile 'sans prétendre l'a 'dépasser! n'ayons pasl'ambition d'être plus que chrétiennes 3. » "

A ces observations judicieuses, Abélard a reconnu l'es.Prit de ni doctrine, le fruit de ses leçons. Il y réponden"lS fortifiant de nouveaux arguments. Il n'admet au- -cune infériorité de sexe au 'détrijneht des femmes, etPou" en convaincre Hôloise, il l'ait remonter à' Jésus-Christ l'institution des congrégations de religieuses; ilne craint même pas d'aller rechercher jusque chez lesviergès du Paganisme l'exemple anticipé des vertus chré-tiennes'. Ce n'est' Point une raison, toutefois , 'à sonsens; pour imposer aux femmes les mêmes devoirs qu'aux

I. Lettres, y; P. 193, ci. u, p. 96;Z. Éd., Ibid., p. 186.3. 14., Ibid., P. III.4. Id., VU, p. 28,21, 68

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• xn.v iiiLETTRES n'ABÉLLRD ET DIIÉLOISE

hommes. Il entendq%ie le fârdeau soit mesuré aux for-

ces, à la condition que, pour tout le monde, l'effort soiten proportion dès moyens. La continence, la pauvreté, le

silence, sont Jes trois règles de profession monacale qu'ilétablit comme les obligations communes à l'un et à l'autresexe. Mais pour l'un comme pour l'autre sexe, il ne veutque l'utile et-je possiblehi superflu, ni privationspoint de travaux excessifs, pbint d'oisiveté énervante; letèorps nllègre l'aine saine, le coeur pur et haut car Dieuregarde plut& les coeus que les oeuvres '. A ces ensei-gnements géSéraux,il ajoute des recommandations spé-cials sur le rôle qui convient à l'abbesse, à la tourière,aux divernis dignitaires ou officières du couvent; il passe

• en revue- choque emploi et en détermine le caractère.• Puis de,ces détails rmontadt bientôt aux principes dont

la pensée le domine, il conclut en demandant, entre touteschoses, que, par l'étude approfondie, la méditation raison7née des saintS Écritures, ou combatte l'ignorance, cc fléau

-. do la vie monastique et de la religion.Ces instructions, dont nous retrouvons l'applièation

fidèle dansla Rôgfrattribuée àlléloïse', sont, peu après,.sui-vies d'un recueil d'hymnes et d'un choix de sermons pourtouîns lob grandes fête g de l'année. Les cadres de la vie• du

Paraclet ainsi tracés, pour ainsi dire, Abélard revient aumoyen de dirnction sur lequel il fait le plus de fond; à savoir

• la culture des ,lèttre. Il y compte pour empêcher que,• «tandis que les mains sont occupées, le coeur ne s'échappe,

et, infidèle à.son céieste.poux, ne s'abandonne au com-

• inerce impur du. siècles,.asiècles,. Il Sc fait gloire d'uilleurs

• de pousser ses filles dans les- études qui peuvent con-.'tribRerià régénérer l'cnnnaissance .abatardia.de PÉcri-ture, et à tiror le monde, par le zèledéefemfles,de2

- 1. Letires,Vllt, 1. 395----. &• •

2. Eftrails des Jitqtcs du monasidre du Parade!, p.453.•-

3. tetsre aux vierges du Parade! inc L'élude des lel(re!, P p2,•. -

r

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INTRODUCTION-xxlx-

ténèbres où l'incurie des hommes l'a fait tomber'. »Conne autrefois S. Jérôxe à l'égard de Marcelle et dePaule, il les invite à s'attacher au texte même de l'Évan-gile, en répudiant toutes les traductidns. « Heureuse,dit-il, « l'âme qui, méditant nuit et jour sur la loi duSeigneur, étanche sa soif à la source même comme k uneeau limpide, et ne s'expose pas, puisant un breuvagetroublé au lieu d'un breuvage pur, k rejeter de dégoût cequelle a pris'. » -

« Sensibles à ces avis, » répond aussitôt Béldise, « eten cela, comme en tout le reste, faisant de notre mieuxpour accomplirenvers toi les devoirs de l'obéissance,nous avons été saisies, nos soeurs et moi, d'un ardentamour (le la science des reritures e,suivant ta recâmman-dation, nous avons travaillé à en approfdndir le sens; maissouvent des obscurités nous arrêtent, et nous venons,

-comme dés disciples à leur maître, comme des flllesà leurpère, te demander des éclaircissements'. Ainsi s'engageun échange de questions -et de réponses: questions siiii- -pies,- précises, -: parfois embarrassantes par leur netteténetteté -mémo et qui témoignent d'une lecture aussi attentive qu'in-

- telligente; réponses étendues, raisonnées, -érudites, plussubtiles en général que concluantes, mais -pour lcshélisAbélard ne ménage ni son- savoir ni son esprit ':

Ce n'étaient donc pas seulement sesprineipS qui prési-daientà l'ordre général du Paraclet; sa pensée en inspirait,en réglait incessamment la pensée. Et - qui né sent que,dans ce commerce de direction souveraine et de subordi- -nation absolue, Héloïse. et Abélard trouvaient, fous deux,autre chose qu'une pure satisfaction de savoir, d'intelli-gence etderaison? -

t, Lettre a»x. vierges 4» Paraclet sur l'éi,de des lettres, p. -Si2. Id., iI,kL Cf. p. 'JO.-- - -3. taire d'Ilétoîse, p, 515.4. P,, blèmes cl rdponscs, r 513 et

n

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LETT Il ES n•ABÉ-LARD • FYT [lIIÉLOISE

Fidile à l'engagement qu'elle i visàiis'd'cïle-même, Héloïse i fait rentrer -son cœur dan :1è bilence o.

- Depuis qu'elle a13roirïiÊ de sec-cn(rdindre non n'avonsplus de sa main -que-la-lettre où elle expose ses principesau suj6t -du gouvernéinent du Pardciet, ut qudlqùcs lignesde billets -d'envoi. iaisdorsque 1h passion nous pro1

qui pourrait toujours en maitrisçr les impulsions 0 ? »Flamme recouverte, non éteinte, --le Tee di la consumeéclate, le' sentiment qui la possède se fiait jour, ici Pat I

• des exàgérations de dèfiiucb :delle_méme, là, par deseffusions d'obéisane, ailleurs,-ph' la vigueurd'une sim-pleèxpression, où elle a fait passer soudain et concentré,pour ainsi rdire, toutes les foreS de son âme; ailleurs

---enfin, par"-ds expldsions de tendresse qu'èlld -arrête-aussitôt, niais qu'elle n'a pu contenir.O mettre cher• à tant de coeurs, mais k nul pins qu'au nôtre, » s'écrie- --::t_elfd 2 , -à c'esttoi qui -as réuni dans ce temple, gluest ten, les'servantes du Christ, tS filles spirituelles;

-b'st toi -qui' lès as soumises au joug du Saigneur; toikjû-i nous As breàséeh de nous - appliquer -à l'intelligence

• -.& la Parole divine, toi qui t'es chargé -de la- direc-- tkn :de nos études et de- nos vertus...; » p5 s'en faut

--- qu'elle n'ait ajouté, -appliquant la parole de Èjiut Paul:« En toi noirs existons, nous vivons, et nous sommes.-»

- -E-lie ui'oserait plus réclamer, mais ellb implore, et sa-prlère-èst d'actant plus pénétrante qu'elle est plus contenue.- Abélard qu'uhe sou-mission si discrète u fini par émou-

. voir,voir, ne se refuse pas à s'en montrer touché. Ce rôle-tout spirituel -de directeur -dd conscience le met k l'aise,-et ii ,mesure qu'il s'y engage, SR ,3yrnpathiese marque plussensiblement. Si ses instructions intC-ressenttoutes ses flllds -du Paraclet,- c'est toujours k Héloïse particulièrement qu'ill'adresse, i-sa soeur jadis si- chère dans le siècle, plus

1. Lettres, vu, p- 73.s. taire d'ffiiorse, P. SIS. -- -

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INTflODflCpIow XLI

chère encore en Jésus-Christ. C'est à sa demande qu'ilcompose des hymnes, qu'il réunit ses sermons, qu'il écritson Rexameron; il ne refuse satisfaction à aucun de ses

- désirs. Et quand, au concile de Sens, frappé du coup dontil ne devait plus se relever, il a mis sa conscience en règleviS-vis' du' chef de l'Église; c'est à elle encore, à ellesenle qu'il songe, pour la rassurer sur l'orthodoxie, de sesdoctrines et sur le salut de son âme. Il 'sait que l'écho desaeu4tions dont il est, poursuivi n'a nulle part retentiPlus douloureusement que dans le coeur d'Hé)oîse; il veutque d tout sentiment d'angoisse et de doute cessede lafaire palpiter de terreur';» il lui envoie sa proféssion. defoi, testament -suprême de son coeur et

de sa raison. •'

-Iv.....

- Chose singulière, l'énergie persévérante de cette ssiôùn mis la critique en défiance. Des doutes ont été élevés-sur l'authenticité des lettres, particulièrement des lettres-amoureu ses d'Héloïse et d'Abélard, en AllernagnOE par le-Savant G. Orelli 2, en France, par unjuge ,très_érudit .en ces'matièrs, M. Luth Lalanne . Le ton qui règnedansles lettreamoureuses paraît inexplicable à M. Lalanne, eu égard'à l'âge d'Hé)oïse et d'Abélard, à leur situation, auxmonts qui les avaient séparés. De là, par suite, des sévé-rités (l'appréciation qui, finalement, ne vont à rien moins-qu'à ruiner la valeurde toute la correspondahce.

Peut-être ces incertitudes ne se seraient Lelles pas pro-duites, si l'on avait considéré cette correspondance « dans'son ensemble, comme nous avons essayé oie le faire..Po'upnous, les lettres amoureuses n'ont .pas'de sens'téel, déta-.chées des lettres de direction, tandis qu'elless'explf-

I. LèîIn et profeMou, de loi l'A bItord,' p. 7ÇS - 19 111 lret,o,nn, ho A dernjg Zuerieeuusi, 8841, lu-40, Xii rio!,.3. Go re'j'nnuhuore lit(é,'airç,, l°'°c 1 , p. 17. CC li. 1OI,

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XLIILETTRES D'AuhiLAR'D £12 -D'il LOlSE

quent les unes par les autres et se complètent; assurémentdu moins, la persi'tance du sentiment qui animb encoreles dernières si manifestement, aide à comprendre lavivacité de eeluiquï remplit les premières. Peut-être aussin'a-t-eu' pas asez remarqué par - quel progrès le .cœur

'd'Ab1ard, surpris 'd'abord de la fougue durs amour qu'ilne ressrntait'plus, se ranime peu à peu dune pieuse ten-dresse au fèû

de la passion d'h6loïse. Mais le tort 'de la'

critfqe ne dorait-il pas surtout de vouloir soumettrécette passion môme à la commune mesure des -passionshumaines'? -

Trois années'au plus après être sortie du couvent, Hé-.• bise y' est rentrée, .et rentrée à jamais, sahs vocation. Ces

trois années b qui furent toute sa vie, ont été loué tour en-chantées et déchirées par les émotions les plus profondes.

• Le souvenir des ivresses et des douleurs qu'elle a traverséesest k èbiil bien qu'elle se soit réservé. Est-il si difficile deèoncevoir.qe, nourri dans le silence du cloître, sans expan-

,si6ri''sin soulagement, co souvenir soit resté intact et 'vi-- vac& au fzrd « d'uud âme quo Dieu môme n'a pu dispu-ter à.oa ' amanL ? i' Môme alors qu'il u été purifié, sinon'calmé, pas une pensée plus haute, no subsiste-t-il pas danstoute sa force, ne survit-il pas à la mort de celui :quien est l'objet? Abélard à peine éteint à Cluny, Héloïse

- fait -tranporter ses restes au 'Paraclet, poursuit sonabsolution, pourvoit au sort de l'enfant qu'elle devait

• à son amour et l'imagination populaire, qui no s'exalteque pour les sentiments vrais, la représente fidèle, péndantplus dû ,vingt an et jusqu'à sa dernière heure,, à ce culte'

• passionné.. « Oui,'eile fut véritablement son amie, » dit'la Chronique de Saint-Martin de Tours; et une touchante'légende ajoute pie, c sur l'ordre qu'elle donna avant d'expi-'r'er, son corps ayant été déposé dans le caveau de

I. M. 'de Rémusat, I; p. S'.

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- INTRODUCTION' - XLIII

mari, Abélard. étendit les bras vers elle pbur la recevoir, etes referrna dans cet embrassement».

- Comme sa àestinée, son âme est, pur me servir de'l'exØession appliquée par Monteigile aux grandes âmesde l'antiquité, « hors de la portée accoutumée du trajet. »Dans 1111e de 'des comparaisons les plus malheureuses,Pope la représente sous l'image de la vierge folle. L'atti-tude que tô'utes les traditions s'accordent à lu'i prêter estcelle du recueillement et de la ifiexioiï :' o la très-sageHéloïs, odit Villon' La vigueur de sa: raison n'a d'égale,'en effet, que l'ardeur de sa passion. L'autel quielle n.élevéà Abélard dans 16 fond de son coeur, comme dûns unsanctuaire, ne lui dérobe aucune de ses faiblesses; elle'le cornait et elle le juge. Elle, ne lit pas moins clairernènt

'dan's sa'propre peoséd. Impuissanté parfois à réprimer lesmouvements qui l'entraînent, elle en a conscience, les suit,les analyse, les raisonne et finit par les régler.Ses lettres'sont un mélange d'élans passionnés et de savaaites'c p ntro-'verses. Sous le coup des émotions les plus'ighantcs,501Ç ôsprit'reste libre et maître de lui-même. ,Au ' moirentde prendre le voile, elle trouve dans ses s'ouVenirs,'jeur

"eindrh 's'a situation, une inspiration héroïque tandisqu'elle souffre et s'indigne, en proie à. toutes les for-'tores de l'amour qui la' dévore, ' elle donne le spectacled'une édifiante sérénité. La lecture de Sénèque et desPères do i'lglise' dont, elle' était nourrie,' n'avait psseulement orné son imagination et-formé"sQn talent; elleavait trempé son Orne. Au premier, siècle de notre ère,païenne, elle eût honoré le stoieisihe chrétienne, elle eûtfait aimer etglbriFiefle martyre'. Incapable de se résigner,

I. Canoniôes euaeli Marlioi Turmjcu4is, in chronieo cd canes, MCXL.!. Villon, Bellonte. - Cf. Et. Faeqeies-, Recherches ' er lei Freuce livre VI,

eh. J7i Damboise, Préface Bertrassd'd'Àr'gesa'eré,-iiwto;re de lirciuignnc, liv. L,et. Il.

3. A l'époque où il s'occupait aéoc le plus de passion de M' de Loque .'Wile, . la l'es uest pas indifférente, —'un joui-, M. Y. Cousin; dans sa de

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iivLETTRES D'#DÉLARD ET D 'IIÉLOISE

, elle sait se ôorltraindre. Elle obéit à Abélard plutôt 'e11ne lui cède, bisa vdlonté est laseule Sous laquelle elle ',in-chue Elle discute avec saint Bernard et lui résiste lesplus fodgueux ttd6rsaires, d'Abélrd la ménagent. Lesl¼pes la'protégent '• Cett haute ferciieté dintdlligenbc l'a-vait, au témoignage de Pierre le Vénérable, distinguée dèssajeunessc la viemônastiqile avait achevé d'en concentrerles fdrees. Faut-ils'élonnei qu'une telle puissance d'analyset de réflexion tit pu, à quelques années de distance, retracer

toutes les péi'iùéties d'un amour que le temps, loin de l'a-mortir, n'avait Caitqù'enflammèt? Exercée de longue mainet shsiNe,àJ'art ej'écrire Héloïse éprouve un charme don-louremux, qis un charme Véritable, à dépeindre ses émo-tions, et les jouissances qu'elle retrouve dans les sauve,mrs qu elle'retrace sont épures à ses 'eux par l'idée d'ex'piation' qui , Y. est 3oint& 'Àu milieu des intérêts quise'fiisputent h vie fiés reuse des sociétés modernes et qui ontfait de I existence humaine une serte de lutte sans tréve,'cioùs a%'ons peine à o'ncevi'r cette domination dcii sentiment unique ramenant à lui, absorbant toutes les énergies.d'une noble intèllikenos; ma's n'eCce pas le caractère et

ces entretiens où il portait tant,dn charme et de feu, jeta.tout d'un coup A ses'interloduee'uri cedé'q,eatio Oiselle cii la femme dont il eût 4(4 le plusadent 'd'itre.aimé? Diveiu 'Sons 1,rtnt cités et ! rime'dés, celui de Vitloriacolenna, cuire beaucoup d'autres. M. Cousin.a,orn,ea Jiéloise, et, pariant d'en

'trait, il Tint 'à parler de'l'an gnte d'Ahélard chions il parlait de tonte,rehoses, grandement. Il est reghitabie que, clone admiration ii bien matie, ilIl ,,aoua,resto que On ,bea,a, ,_aeiis hop bref témoignage, incidemment daprimén'dads esrodncriou ô /te'phitôsophie l'A bélard.... coite 'noble créature, qui

5 àjana comme asiate Tbitiroe; écrivit quelquefois comme Sénèque, et dont lecharme devait être irréeist hue, puisqu'elle charma saint homard In i-mOine...Opt ions que saint Bernard parait avoir été moins émut de la'grztco d'ilélotéeque frappé de sa grandeur. La lettre qu'il écrivit ace pape pour la recomman-de, témoigne d'un sentiment d'estime plutôt - que 'de sympathie; sous 'ne

-forme tr'es-honorable ha recommandation eat ,èche '(Si Bern.Op. ep. CCLXXViII)'Fidile aux iûmerchamils de son 6poux Rélôiae, Ob lé u l'4ppelait elle-mérou,le fasce Apôtre.

sait,'.

t. En moins de vingt ans, cinq Papes,Lucini il 1146l, Eugène III (1148),Anastase IV 111541, Adrien IV (1157), . Atexandre III jtiŒ3l, loi accordenttour à telle lui letlreo'r,cu,tlr,uaiic'ee de 'con établisement de Paraclet.

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INTRODUCTION - XLV

la-grandeurdes époques analytiques cl rèvous comme.iemoyen âge d'avoir, par ce travail de concentration gên&reuse, pour aibsi dire, produit, sous la figure des Godefroy.de Bouillon, des S. Louis, des Jeanne, d'Arc, le type achevédes plus belles, des plus saintes passions?- --

Et si ce n'est point par Abélard et par -Héloïse que ceslettres ont été écrites, quel en est donc l'auteur? « -Unami, » dit Orelli, « un admirateur qui les aurait rédigéSaprès leur mort, assez heureusement.» Certes; la rédac-tion est asSO2 Pleureuse, en effet, et colui-!àétdit un écri-vain de génie, qui a pu concevoir et exprimer avec cetteéloquence la passion d'Héloise; il mériterait d'être conu*comme un ancêtre des maUres -de notre art -dramatique; ilétait digne de peindre l'âme des Émilie et des 'llerrnione,des Pauline et des Phèdre. Plus ingénieuse, la conjecturede M. Lud. Lolaune est aussi plus plausible. Ce qui -aéveillé les doutes do M. Lalanne, c'est le tour do certainspassages suspects à ses yeux d'arrangemet; il se refused'ailleurs à admettre qu'Abélard ait gardé, dans' sa vieerrante et jusqu 'à sa mort, les lettres d'liéloïse où respireun .sentiment de nature à compromettre ]à desagesse et de sainteté qu'elle s'était acquise'; » et ilconclut en supposant qu'Héloïse avait conscrvé les mi-nutes (le ses propres lettres en même temps que cellesd'Abétard, et que c'est elle , qui les a «arrangées » etdisposées dans la suite, o en forme de composition régu-lière, » La supposition n'a rien que d'acceptable, et l'onaime à se figurer Héloïse relisant et, remaniant cette corres-pondance si chère. C'est, à nos'yéux, un trait , de vérité deplus dans l'histoire de cette passi on unique. Mais est-il be-soin de recourir à tant de mystère? Nul doute d'abord quela I.urc à.dn ami n'ait couru le monde; rien de plus simple,d'autre part, qu'lTéloîse ait gardé précieusement toutes lesréponses d'Abélard, et qu'elle ait pris copie des siennes,

i. Colrespffld,,Ce littéraire, ibit , p. 32, col. 1.

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XLVLLETTRES mABÉLARD ET D'HÉLOISE

avant de ls transmettre. Lœuvrô s'est ainsi compoéetoute seule, par le simple rapprochement des morceaux quFse faisaient suite naturellemént.--

Est-ceS h' dire que ces morceaux n'aient subi aucune.retouché, et que • lmaiiucrit de Troyes, -qùi date d'unsiècle après la mort d'Hélôïse, ' nous les ait transmistels qu'ils étaient sort.ié de sa main et de celle d'Ahêlard?Comme celle des époques de décadence, comme celle deS:Auùstf et dè S. Jérôme, la langue d'Ahéli1rd et dilé-bise, on le hait, n'est pas en rapport avec leur situation etleurs sdntirnents. Senié de traits bi'illatits, mais surabon-damment nouride tèxte brné plutôt qu'élégant, parfoisrude et grossier, toujours tendd et comme armé en guerre,cherchànta force dans la dialectique, le styled'Abélard'manque en général de naturel et . de charme. Celui d'llé-loïse, bien supérieur par la yiguenr et le feu , pré-sente d'étranges intermittences de froideur, partout où la!controverse se glisse k la place de la passion, et Bayle n'apas tort de dire que, si Bussy-Rabutin « se fût aussi bien'connu en langde latine qu'en langue franbaiêe, il n'eût pasdonné tant d'éloge k sa latinité, trop souvent pédantesqueet subtile. n C'étaient les défauts propres au temps. Cesdéfauts n'ont-ils pas été aggravés dans la transcription dermanuscrits? Pour nous, c'est d'abord à cette marque quenous reconnaîtrions volontiers la trace du travail des hit.terpolateu!S, surtout dans les lettres d'llfloïse. Evidem-nient ie surcharges d'érudition, qui y viennent tout d'unéoup briser le muvement des pages les plus entraînantes,accusent : la Idurde intervention d'une main étrangère.Qu'après cela , ce maili ait en même temps introduitcertains lieni, ceriains ai'rangements de comlsitionré-gulièrb, il n'èst pasdéplacé de le croire. Mais qu'importe?Cet appareil de rgu]àritètropsavante n'est-il Pas juste-menVco qu'on voudraitdéfacher des lettres diléloisé et d'A-bélard, comme on détache la gangue dû métal précieux?

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- INTRODUCTION- XLVII

Non, ce 'Il 0 SontpuDint les interpolateurs ou les arrange Lire,quels qu'ils soient, qui ont fait vivre cette admii'able cor-respondance; c'est -assez pour leur honneur de n'avoir pasempêché qu'elle ait vécu.Ce (lui l'a fait vivre, c'est cc qu'Ré-bise y n déposé de son âme ;Abûlard, de sou grand esprit.Son originalité impérissable est dans le souffle de passionqui, à des degrés divers, l'anime d'un bout à l'autre et laremplit.

Aussi est-elle demeurée un monument sans rival .commesans modèle; elle n faitécole, en restant inimitable; on ena.pris le nom et la forme, sans la faire oublier. Les plaintes.exaltées de l'héroïne des Lettres portugaies,que la critique-seplaît d'ordinaire à en rapprocher', ses appels de tendresse 2,d'u ne grâce souventtouchante assurément, mais efféminés etmonotone, n'ont rien de commun avec les cris de souffrance,'les murmures de contrainte, les efforts de soumissiond'l-Iéloïse: C'est une &ine' '4ui s'exhale, a-t-on dit, do laReligieuseportugaisc; Héloïse esfrun caractère. D'un autrecôté, à ne prendre dans la Nouvelle fldlolse que la peinturedes sentiments qui témoignent d'une idée d'emprunt,l'oeuvre élevée par Rousseau toux « deux idoles de son coeur,l'amour et l'amitié, » ne 'rappelle-t .elle pas trop souventle spirituel traité où Saint-Évremont décrit Primeur sansamour et l'amitié sans amitié? La beauté du langage laplus soutenue ne peut tenir lieu de la vérité des senti-

t. Lettres Portugaises, nouvelle éditiin conforme â la première (Parie, CI.Barbin, C569), Pari; ,,bure, de la Biblioeldque choisie, 1553. -on sait quela religieuse quia écrit ces lettres se nommait Marianne teoforada, et q,,,, lechevalier 'à pli elles sent a,lressées était le comte de CIamilly, s un gros etgrand tomme, dit Saint-Sinon, • le meilleur, le plus> brave et - lé pliesrempli d'honneur, mais si bête et et lourd, qu'on ne comprenait mène pasqu'il ait quelques talents peur la guerre... e Ale v$ir,.à l'entendreajoute-t-il, on n'aurait jamais pu se persuader qu'il cet Inspiré un amouraussi démesuré , que celui qui est l'âme de ces fameuses Lettres porte-puisez... e ' '5

2, Braneas m'a adressé une lettre si 4 excessivement tendre, écrivaitmadame de Sévigué le 10 juillet 187e, ' qu'elle réconspense tout son passéil me parle de son mur à toute, les lignes; ei'e lut faisais réponse sur-le-bénie ton, ce serait une Portepaisr.

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XLVIIILETTRES DAR1tLARD -i½ D'IIgLOISE

ment. Faut-il l'ajouter? mêler le souvenir d'Héloise àune conception de roman, si pure qu'elle s6it, c'est, ànôs 'èUX, un& iorto do profanatiôn. bans l'histoire des -passions humaines, -il est dés caractères empruntés à l'his-toire oh-créés par l'a poésie, qu&l'adïration n, pour ainsidire consacrés. Qui ôsdrtiitjetcr dans une intrigue vulgaire1e noms d'Alcete d'lpliigénie, d'Antione, d'Andromaque,de Pauline? C'est sur ces cimes inviolables que nous vou-dridns plaec'l-lé1oïse Painii- ses contemporains, les rois,les peuples, l'Église mêMe, la respectaient. A ce degréd'absolu sacrifice, eh effet, et d'épuration généreuse, com-posé -de èet incomparable mélange -le assion et de raison,.d'dbaniton et de force-l'amdur--h'est-il pas due des formesles plus nobles de -la giandeur -humaine, ne touche-t-il

- pas àlavertut -OCTAVIE. GALARD

- PARIS. - ItoellAM, ti.o,C- :MrnMr.c, 00E OLÉSE,