de la sémiologie du numéro

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De la sémiologie du numéro Author(s): Jeanne Martinet Source: La Linguistique, Vol. 10, Fasc. 2 (1974), pp. 47-61 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248252 . Accessed: 10/06/2014 19:31 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.147 on Tue, 10 Jun 2014 19:32:01 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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De la sémiologie du numéroAuthor(s): Jeanne MartinetSource: La Linguistique, Vol. 10, Fasc. 2 (1974), pp. 47-61Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248252 .

Accessed: 10/06/2014 19:31

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DE LA S1MIOLOGIE DU NUMtRO

par Jeanne MARTINET

Il est devenu banal de dire que nous vivons dans un monde de

signes. Peut-etre l'est-il moins de dire que nous vivons dans un monde de chiffres. Or, ceux-ci tiennent dans notre univers une

place souvent capitale, non seulement parce qu'ils permettent de brasser des quantit6s - des richesses entre autres - lorsqu'ils repr6sentent des nombres, mais aussi et plus encore peut-etre parce qu'ils servent ta former les numdros qui interviennent a tout moment dans les relations que l'individu entretient avec la soci&td et ses institutions, qu'il s'agisse de lui-meme, de ses biens ou des services dont il ben6ficie, qu'il s'agisse de son affiliation 't la

Sdcurite sociale, de l'ouverture d'un compte bancaire ou postal, d'un abonnement t I'E.D.F. ou au tdlephone, de l'immatriculation d'une voiture, du paiement des imp6ts...

Nous nous proposons d'examiner ici la nature simiologique des

groupes de chiffres que l'on d6signe en frangais comme des

numdros. Le frangais, en effet, distingue parfaitement entre nume'ro et nombre et, pour bien comprendre les difficultis que peuvent eprouver certains a cerner la notion de numero, il est bon de se

rappeler que cette distinction est loin d'etre faite dans toutes les

langues. Alors qu'on la retrouve en allemand, dans les langues scandinaves et en russe, elle n'apparait pas, au niveau du lexique, en tchbque, en anglais, en italien, en espagnol et en portugais'.

Nume'ros et actes se'miques

On pourra s'interroger tout d'abord sur les types d'actes

semiques dans lesquels les numeros interviennent. Commu-

nique-t-on reellement au moyen d'un numero, et avec qui ? Un

i. Il est 6tonnant de constater que Louis Hjelmslev, dans une conf6rence prononc6e en anglais, s'est laiss6 entrainer, par la lecture particulibre qu'il donnait A MUS 8000, comme s'il s'agissait d'un nombre cardinal et non d'un numero, A postuler les unites de contenu < unit >>, v dizaine >>, centaine >>, < millier >> qui n'ont aucune place dans le systeme des num6ros t616phoniques tels qu'ils servent aux abonnis.

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48 JEANNE MARTINET

numero de Securit6 sociale, de compte en banque, de police d'assurance, d'abonnement . I'E.D.F. ou au telephone, ne repr&- sente-t-il pas avant tout, pour ces divers organismes, un moyen de classement d'objets concrets, de dossiers, en particulier? Le numero, rappeld en refirence au debut d'une lettre, permet A un

r6cepteur anonyme d'identifier avec precision le socidtaire, I'usager ou l'objet

' propos duquel il convient d'agir ou d'effectuer cer-

taines operations. Il permet, en outre, de centraliser ou de coor- donner toutes les informations relatives a son detenteur.

Ainsi, le numdro d'immatriculation d'une voiture qui figure sur la voiture elle-meme, sur la carte grise, sur la vignette, sur la police d'assurance, permet de verifier que le proprietaire de la voiture est bien en regle avec les autorites, il permet aussi ' celles-ci d'entrer en communication avec lui pour exiger, par exemple, le

paiement d'une contravention pour stationnement illegal. On peut donc dire que le numero intervient dans un acte semique.

Actes simiques aussi le fait de former un numero sur le cadran du tel6phone ou de le prononcer h l'adresse d'une operatrice, ou meme de l'6crire.

11 convient de remarquer que, dans ces exemples, le numero ne constitue gendralement pas la totaliti du signal. Encore que, dans le cas du t6l6phone, le fait de former un numero constitue un autre acte simique que la conversation qui s'etablit ensuite entre les correspondants. Nous reviendrons sur ce point.

Toutefois, le numero de reif6rence d'un ouvrage, ecrit sur une fiche, peut trts bien etre le seul signal echange avec un biblio- thicaire pour obtenir un pret.

Qu'ils constituent donc la totalite ou seulement une partie d'une communication effectuee ensuite par des moyens linguis- tiques, on pourra considerer les numeros comme des sames. Nous rechercherons donc comment ils s'articulent et la place qu'ils occupent dans les systdmes auxquels ils appartiennent.

Nume'ros cardinaux et ordinaux

Le fait qu'on parle en franqais de numeros pour designer les suites de chiffres qui nous interessent exclut leur utilisation en fonction cardinale : il ne s'agit pas, en principe, de compter des

objets, d'exprimer des quantitis ou d'effectuer des operations arithm6tiques du type addition ou soustraction. S'agit-il alors de

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DE LA SiMIOLOGIE DU NUMIRO 49

fonction ordinale ? Nous ne le pensons pas non plus. En effet, quelle que puisse etre l'utilite des numeros dans des operations de clas-

sement, ils n'ont pas pour fonction d'ordonner, hierarchiquement, un 5e, par exemple, comme venant aprbs un 4e et avant un 6e. I1 s'agit avant tout de pouvoir reconnaitre qu'un certain numero est diff6rent d'un certain autre, soit qu'il ne comporte pas les memes chiffres, soit que les chiffres qui le composent se succedent dans un ordre different. Mais le fait qu'un abonne du telephone a le numero 566 6031 ne le classe en aucune fagon apris l'abonn' 566 6030 et avant le 566 6032. Aucun type de hierarchie n'est &tabli entre ces trois abonnes et il est remarquable que, dans les annuaires, les abonnes soient classes, soit par rapport t l'ordre

alphabetique de leur nom, soit par rapport a leur adresse ou leur

profession, le problbme resolu par l'annuaire etant de decouvrir un numero a partir de certains renseignements, et non certains

renseignements h partir du numero. La fonction des chiffres dans le numero est essentiellement distinctive, comme celle des pho- nemes ou des lettres dans le mot prononce ou 6crit2.

Y a-t-il premiere articulation?

S'il semble clair que le numero s'articule en ildments non signi- fiants comparables aux phonemes, que nous avons appelk des

figures, la question peut se poser de savoir s'il presente aussi une

premiere articulation en unites signifiantes. Or, la question ne se pose pas dans les memes termes selon qu'on adopte le point de vue du public ou celui du service ou de l'administration qui attribue un numero. Entre le schema gineral de la communication

qui n'envisage pas la reversibilite des r6les 6metteur et ricepteur et les schemas saussuriens qui semblent considerer les deux parte- naires de l'acte de parole comme strictement symetriques et inter-

changeables, on peut concevoir un tres large iventail de possi- bilitis. Les protagonistes d'un acte simique peuvent trbs bien

communiquer au moyen d'un same meme si les possibilitis d'ana-

lyse du sime qui vont de pair avec les autres utilisations que chacun des deux est susceptible de faire de ce s~me sont loin de coincider. Il s'ensuit que l'un des deux peut tres bien voir un s~me inanaly- sable 1R oii l'autre identifie un message articuld en plusieurs signes.

2. La distinction entre nombres et num'ros a tt6 mise en valeur par Andr6 MARTINET dans De la vari6tC des unites significatives, Lingua, II (1962), p. 280-288, article repris dans La linguistique synchronique, Paris, 1965, chap. 8.

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50 JEANNE MARTINET

Ainsi, le travailleur a qui est attribud un numero de Securite sociale n'y voit peut-etre qu'une succession de 13 chiffres, lourde pour sa memoire, meme s'il la lit par tranches successives, comme peuvent y inviter certains espacements. Or, chacune de ces tranches donne un renseignement particulier : sexe, annie et mois de nais- sance, departements, commune, rang parmi les naissances dans la commune. Il est donc possible d'analyser le numero selon un schema de double articulation. Les tranches significatives se suc- cadent toujours dans le meme ordre, elles comportent toujours le meme nombre de chiffres. On peut donc les identifier meme si les

espacements ne sont pas respectis. Il est possible, en outre, d'etablir l'inventaire des unites de chaque tranche. La premiere (sexe) n'en comporte que 2 : I (= homme), 2 (= femme), la deuxibme en comporte Ioo, pour les annees du sidcle (de oo a 99), la troi-

sibme, 12 (de or i I2) pour les mois, la quatribme, 99 (de or A 99) pour les departements. Pour la tranche suivante, l'inventaire varie avec le departement, elle donne I ooo possibilitis (de ooo a 999), la sixibme et dernibre tranche offre egalement I ooo possibilites, realisees ou non au rythme des naissances. On peut donc sch&- matiser le systeme comme suit :

Sexe Annie du Mois de Diparte- Commune Rang de sikcle l'annle ment naissance

1 o 8 0o 4 7 3 2 2 1 I 0 0 2

2 I I I I I I I I I I I I

2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2

3 3 3 3 3 3 3 3 3 3 3 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 4 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 5 6 6 6 6 6 6 6 6 6 6 6 7 7 7 7 7 7 7 7 7 7 7 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9

On fait ainsi apparaitre, d'une part, I'articulation du stme correspondant au numdro, d'autre part, I'inventaire des chiffres susceptibles de figurer dans chacune des 13 positions. On notera toutefois que l'analyse en premiere articulation introduit une limitation aux possibilitis combinatoires qu'offre le tableau.

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DE LA SiMIOLOGIE DU NUMiRO 51

Dans la tranche << mois de l'annee >>, la combinaison oo n'est pas admise, et le I de la 4e position ne pourra apparaitre qu'avec o, I ou 2 en 5e position. Dans cette tranche, on aura ndcessairement o en 4e position pour 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 en 5e position, et ceci, pour la simple raison qu'il n'y a que I2 mois dans I'annee. De meme, dans la tranche suivante, aucun departement n'est code oo. En revanche, on peut imaginer que, dans la tranche<< annie du sidcle>> l'an 2000 sera code oo et l'an 2001, o01, les chances 6tant faibles, vu l'esp&- rance de vie moyenne de l'tre humain, qu'il y ait conflit homo- nymique, dans la pratique, entre or pour 19o0 et 2ooI.

Les quatre premieres tranches correspondent t des inventaires finis d'unit6s : on ne saurait envisager un troisitme sexe, ni plus ou moins de 12 mois. En revanche, les deux dernibres tranches proposent des inventaires ouverts, elles offrent un nombre nette- ment plus grand de possibilites que ce qu'on croit devoir prevoir. Ceci illustre de fagon simple et interessante comment la description d'un systhme ne se limite pas aux semes attestes, mais permet d'envisager les semes possibles3. Un grand nombre de numeros << disponibles >> ne sont pas attribuds. En tenant compte du nombre de communes par d6partement, on pourrait facilement calculer les possibilitis du systdme. Elles sont evidemment de loin sup&- rieures aux besoins des salari6s frangais.

Un grand nombre de systhmes de codage sont ou peuvent &re construits sur ce modble, qui fait appel au principe de la multi- plication des classes invoqud par Prieto4. Ils different les uns des autres essentiellement par le nombre de classes et la taille de l'in- ventaire propre t chaque classe qui se manifeste par le nombre de chiffres prevu par tranche materialisee : une feuille d'imp6t presente ainsi un numero de code administratif du modble suivant :

Dip. Dir. Ctre C.B. Perc. 92 o 82 120 034

Sans y 6tre initie, on note que le departement des Hauts-de- Seine y est represente au moyen du signifiant 92 qui figure aussi, avec la meme valeur, quelque part dans un numero de livret de Caisse d'Epargne, une immatriculation de voiture, une affiliation

3. Cf. la formulation de Louis HJELMSLEV, Proligomines h une thiorie du langage, Paris, 1971, p. 209 (en fait dans le texte annexe La structurefondamentale du langage).

4. Messages et signaux, Paris, 1966, p. 8 I- I 17.

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52 JEANNE MARTINET

a la M.A.I.F., et bien d'autres. D'un systeme a un autre, on retrouve frequemment les memes conventions lorsqu'il s'agit de coder les memes renseignements, ce qui prdsente un grand avan- tage mndmonique. C'est donc la premiere articulation du s6me qui permet une decomposition en unites plus faciles a memoriser dans la mesure oii des signifiants comme 08, pour l'annee, 04 pour avril, 73 pour la Savoie sont relativement motives par certaines habitudes de numdrotation.

Portie de la premiere articulation

Identifier individuellement les individus ou les objets d'un inventaire se heurte au problkme de la stabilite et de la perennit6 de ses membres. Les hommes, comme les machines, ne durent qu'un temps. Chaque jour en voit naitre de nouveaux et dispa- raitre d'autres. L'inscription de tous les Frangais sur un registre unique conduirait, au cours des decades, ta utiliser des num6ros de plus en plus longs, alors que les titulaires des premiers auraient

disparu depuis longtemps. Ces numdros ne deviendraient pas pour autant disponibles, car il peut tre necessaire, pendant longtemps, de se refdrer a des disparus. En cas d'erreur, il serait extremement difficile de retrouver le numero attribue a un individu, la forme de ce numero n'ayant d'autre motivation que son rang d'inscrip- tion sur le registre.

Au contraire, faisant appel ' un certain nombre de traits d'etat

civil, le numero de Sicuriti sociale est structure de telle fagon qu'il n'est attribuable qu'a un seul individu. Il presente done les avan-

tages d'un nom propre a l'abri de toute homonymie. Il est possible de forger les numeros de Securite sociale qui

auraient pu &tre attribuds anterieurement a la creation de cet organisme, possible aussi d'envisager ceux de l'avenir.

La premiere articulation joue done un r6le fondamental dans la structuration du numro 'a attribuer. Elle est un il6ment non moins fondamental de la structure du systeme << Scuritd sociale >>. Pourtant, elle nejoue plus aucun r6le dans l'utilisation du numero : les renseignements qu'elle apporte sur l'6tat civil de l'interesse interviennent-ils dans les prestations qui lui sont demandees ou dans les services qu'il regoit en cas de maladie ou d'incapacit6 de travail ? Peut- tre, mais dans les contacts, les correspondances, le numdro n'est invoqu6 qu'h titre d'identificateur et, h ce titre, seule

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DE LA S.MIOLOGIE DU NUMiRO 53

compte sa deuxibme articulation en unites distinctives discretes : les chiffres. Ii semble bien aussi que l'employd qui effectue au moyen du numdro d'autres operations que l'interesse lui-meme n'ait pas non plus a faire usage d'autre chose que d'un s'me articuld en figures, selon le schema ci-aprts, et il est meme vraisemblable

qu'il ophre avec la seule face signifiante du same, le signal constitu6 par la succession des 13 chiffres, le signifie ou refirent de ce signal n'ayant de realite que par ce qu'on fait ' son sujet.

On aura done int6ret, lorsqu'on etudie bien des numeros, . considerer non seulement les usagers, emetteurs et destinataires des actes s6miques, mais aussi les << inventeurs >> et distributeurs de numeros.

Une premiere articulation en segments operationnels

Au moment oh prend effet son abonnement au tdliphone, un usager se voit attribuer un num6ro en meme temps qu'est install6 chez lui l'appareil qu'il utilisera pour communiquer avec des correspondants qui, eux aussi, se sont vu attribuer des numeros. Ces numeros sont des outils qui servent L l'itablissement des communications tiliphoniques. Un abonne parisien regoit un numero de 7 chiffres. Lorsqu'il veut communiquer avec un autre abonne parisien, il forme sur le cadran de son appareil, l'un aprbs l'autre, en une seule operation, les 7 chiffres du numero. Ce faisant, il selectionne, parmi tous les abonnis, un correspondant parti- culier, celui pricisement avec lequel il desire s'entretenir. Former d'autres chiffres, ou les memes chiffres dans un autre ordre aurait

pour effet d'itablir une autre communication avec un autre abonnd. Les 7 unites produites semblent done douees d'une fonc- tion distinctive. Le numero forme sur le cadran s'articule selon le

module de la deuxiame articulation linguistique. La possibilite de l'analyser selon une premiere articulation

- en unit's douses de sens - se situe A un autre niveau, celui de sa construction, par le distributeur, anterieurement meme t son attribution. C'est lui, en effet, qui decide de la mise en relation d'un

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certain numero - preexistant - et d'un certain abonne. Si

l'analyse du numdro en un certain nombre de tranches peut, comme nous l'avons vu dans le cas de la Securiti sociale, fournir certains renseignements, ceci reste l'affaire du distributeur et de certains employes du telephone. Tout ce qui en est revil6 au public, c'est qu'une premiere tranche de trois chiffres renvoie a un central et que, designer un central par 326 ou par les trois premieres lettres de Danton revient exactement au meme et equivaut aux memes gestes dans la manipulation du cadran.

Sans doute, le fait que, dans l'annuaire, un numero quelconque, 566.60.30 par exemple, soit divisd en trois tranches par des points, suggbre bien la possibilit6 d'une analyse en trois unites, mais il

pourrait tres bien s'agir d'une simple invitation 'a lire le numero, quand on doit s'y ref6rer verbalement, d'une certaine fagon, plus facile. On a sans doute prevu 6galement qu'il serait ainsi plus facile de retenir le numero.

La possibilite d'analyse dans la manipulation meme du cadran tdliphonique apparait dans l'appel, par un abonn6 parisien, d'un correspondant 6tranger. L'operation est alors un peu plus complexe : ainsi, pour joindre un certain correspondant suedois 'a G6teborg, il faudra composer 12 chiffres, soit I 9 4 6 3 I 4 7 3 8 8 9, mais l'operation se trouve alors scindde en deux segments : le demandeur doit s'interrompre aprbs 19 pour attendre une deuxibme tonalite avant de former, sans autre interruption, les

Io chiffres restants. L'operation totale s'articule donc en deux temps ou deux segments qui sont eux-memes des operations, la deuxibme ne pouvant etre effectuee avant la premiere. Il n'y a donc pas lieu, du point de vue de l'utilisateur, d'y voir des signes. Si articulation il y a, c'est une articulation operationnelle.

Il n'empeche que le demandeur qui forme sur son cadran la suite 19/4631473889/ peut tr6s bien operer avec une articulation

supplementaire, ne serait-ce que par commodite : on est toujours tent6 de fragmenter une suite de chiffres aussi longue. Ceci en facilite la lecture, la memorisation et la reproduction. Attribuer un contenu semantique 'a chaque fragment facilite encore les choses : on isole des elements qui, jusqu'd un certain point, peuvent &tre assimilds des signes. Notre demandeur alors forme le 19 << pour l'dtranger >, au lieu du 15 ou du 16 pour la province >>, le 46<< pour la Suede>>, au lieu du 22 << pour la Suisse >, le 31 << pour G6teborg.> au lieu du 46<< pour Lund >>, puis les six derniers chiffres

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DE LA SiMIOLOGME DU NUMiRO 55

pour son correspondant, et 1 s'arrete son analyse, quelle que soit la division qu'il donne a cette tranche finale dans la lecture qu'il en fait, quelle que soit, bien entendu, l'analyse qu'en pourrait donner le distributeur.

Meme si le demandeur ophre avec cette articulation en e16- ments qui pourraient etre des signes, il n'en reste pas moins que, du point de vue des gestes accomplis et de la rgussite de l'ope'ration, rien n'est chang6 s'il ne la pratique pas. Fondamentalement done, en faisant abstraction des facilitis qu'apporte une analyse en signes, s'impose, dans ce cas, une analyse operationnelle en deux segments separes par une pause, segments auxquels l'utilisateur peut par- faitement s'abstenir d'attribuer aucun sens. Ceci peut nous inciter a pratiquer une analyse op'rationnelle du num'ro de tiliphone en considerant la succession des gestes et des pauses pour 6tablir la communication.

Analyse operationnelle

Le cadran teliphonique se presente comme un disque que l'on peut faire pivoter autour de son centre en le mettant en mouve- ment du doigt ou t l'aide d'un crayon grice aux trous qui y sont

pratiques. Un butoir interdit de le faire tourner sans fin, si bien

que chaque mouvement dicrit un arc de cercle dffini, le disque revenant A chaque fois A sa position de repos. Il comporte Io trous identifies au moyen des chiffres de I a o et des lettres groupees par trois, mais il ne figure aucune lettre en regard du I, et il n'y en a

que deux pour le 6 et le o respectivement. Le I est plac6 A une distance telle du butoir que, pour le << former >>, on d6crit un arc de cercle de 780; les io trous sont distants les uns des autres de 260 environ. En diroulant le cadran, on peut en donner une repre- sentation rectiligne comme celle que nous proposons dans le tableau

ci-aprts, oui nous avons transcrit le numero A l'horizontale et de

gauche A droite, selon nos habitudes d'6criture occidentale, et fait

apparaitre, A la verticale, le diroulement du cadran. L'axe de la chaine et l'axe des choix sont ainsi suggirds. La double articulation

opirationnelle est matirialisee par la double barre verticale qui sipare le premier 9 du premier 4. Les segments alignis dans la troisibme colonne figurent les longueurs de parcours correspondant A la formation de chaque chiffre du cadran. Nous avons reproduit ces memes segments au-dessus des chiffres du numero.

Cette reprisentation suggbre que ce qui est pertinent dans la

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1

9

4

6

3

1I

4

7

3

8

8

g

2 2

ABC

3

DEF

4

GHI

5

JKL

6

MN

7

PRS

8

TUV

9

WXY

o

OQ

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DE LA SEMIOLOGIE DU NUMiRO 57

production de l'appel par la manipulation du cadran, c'est la diff6rence de longueur entre les diffirents parcours, chaque par- cours etant delimitd par l'arret sur le butoir et le retour a la posi- tion de repos. Le geste pouvant &tre plus ou moins rapide, la durie exacte de l'operation ne semble pas pertinente. Il n'en reste pas moins qu'il faudra beaucoup plus longtemps pour former un 6

qu'un 2, un 9 qu'un 6. La lindarite du signifiant (ou mieux, ici, du signal) se deploie incontestablement selon 1'axe du temps. Elle consiste dans la successivite des unites diff6rencides par leur lon-

gueur. L'ordre de cette successivitd est pertinent : produire les memes longueurs dans un autre ordre a pour effet de produire un autre numdro, que celui-ci soit attribud ou non. Au lieu d'ordre, on pourrait parler de positions relatives des unites dans la chaine. Dans notre tableau, ces positions sont matirialisees par les 12 cases oh sont inscrits les chiffres.

La pertinence dans les chiffres

Pourtant, h chaque point de cette chaine, le choix entre les unites produire est effectue par l'usager, non entre des longueurs de parcours, mais entre les positions des trous sur le cadran, et c'est ici qu'intervient le processus simiologique. Chacun des trous en question est identifiable grace a un chiffre ou une lettre, et c'est en rfifrence A ceux-ci que l'usager fait son choix. En d'autres termes, il sdlectionne quelque chose qu'il ne perqoit pas a coup stir, une certaine longueur, une certaine position, au moyen de quelque chose qu'il pergoit, un chiffre, une lettre. Il est vrai que, comme nous sommes habituds a ordonner les chiffres selon leur utilisation

premiere dans la numeration, on peut tres bien, avec un peu d'attention, former un numero sur le cadran dans l'obscurite ou les yeux fermes, en reperant du doigt les chiffres par leur position : premier trou pour I, deuxibme trou pour 2, etc., si bien que le

paradigme gendrateur de l'appel telephonique peut sembler, avant tout, etre constitue par des positions. C'est, en tout cas, des

positions qui paraissent pertinentes lorsqu'au lieu d'un cadran, l'appareil tleiphonique presente un tableau equipe de boutons. Rien n'indique alors que l'usager, en appuyant sur les divers boutons, produise des longueurs diff6rentes. On apergoit done que la nature physique de la pertinence operatoire peut varier, qu'elle est un accident, un avatar inhdrent .t la structure particulibre de

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58 JEANNE MARTINET

l'appareil; tout ce qui reste en commun aux operations effectuees, c'est la possibilite de produire Io unites diffdrentes les unes des autres et dont chacune s'oppose aux neuf autres, c'est-a-dire io unites discr6tes.

Lorsque le demandeur de notre correspondant n'est plus un Parisien rattache a un reseau automatique, mais un provincial encore tributaire d'un reseau dit << manuel )), il n'est pas question pour lui de << former > le numdro pour etablir la communication. II l'nonce au cours de la demande qu'il formule verbalement a l'adresse d'operateurs humains. C'est donc sous une forme linguis- tique que le numero se trouve utilise. L'idae vient donc d'invoquer ici la pertinence de la langue employde : le recours a certains mon6mes pour designer le numero, la mise en oeuvre des distinc- tions phonologiques qu'impose cette langue. Si c'est le frangais, par exemple, ce sera l'opposition de nasale a non nasale d'une part, de palatale a apico-dentale qui permettra de distinguer /sek/ de

/set/. Mais on retombe ici dans les contraintes issues de la fagon meme dont se deroulent les op6rations. Il s'agit donc encore de pertinence operationnelle. Peu importe d'ailleurs que le

num6ro 473889 soit 6nonce comme un seul nombre : quatre cent soixante-treize mille, huit cent quatre-vingt-neuf, ou comme deux : quatre cent soixante-treize, huit cent quatre-vingt-neuf, ou comme trois : quarante-sept, trente-huit, quatre-vingt-neuf, ou encore, si l'appel emane d'un pays de langue anglaise, comme - ce qu'il est riellement - une suite de 6 chiffres : four, seven, three, eight, eight, nine. Peu importe la langue utilisde, peu importe encore les precisions apportees dans l'dnonciation du type : quatre, deux fois deux; sept, quatre et trois (oppos6 a cinq, trois et deux). Ce qu'il faut retrouver, c'est ce qui est a la base, A savoir une suite de 6 chiffres que l'on pourra ecrire et relire ' sa fagon. C'est donc bien la forme ecrite des chiffres qui constitue la forme de base des numeros.

Difficulte's de l'analyse des figures Le precedent de la linguistique suggbre que les figures aux-

quelles aboutit une analyse simiologique peuvent parfois s'ana- lyser en une combinaison de traits concomitants comme ceux qui definissent les phonemes. C'est ainsi que Georges Mounin a prd- sente une analyse en traits distinctifs de 1'Ccriture script5, en mon-

5. Introduction a la sdmiologie, Paris, 1970, p. 135-148.

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DE LA SMIOLOGIE DU NUMiRO 59

trant que celle-ci ne doit pas 6tre identifide a la double articulation du langage, les lettres n'dtant pas des unites de premiere arti- culation. Nous arriverions a la meme conclusion au sujet des chiffres, a supposer que l'on soit parvenu i les decomposer en traits distinctifs. Or, ils resistent et se prisentent comme des touts inanalysables, meme lorsqu'il s'agit de formes trbs standardisdes, h l'usage des machines, utilisdes par exemple dans la numdrotation des cheques postaux ou bancaires : chaque chiffre est bien diff&- rent des neuf autres, mais chacun ne resulte pas d'une combinaison unique de traits dont chacun entrerait dans d'autres combinaisons

pour former les autres chiffres. La chose peut pourtant etre rdalisde, comme en temoigne le

code postal sovietique. Ce code propose un cadre de formation des chiffres qui utilise trois traits : un vertical, un horizontal, un

oblique, a inscrire dans une sorte de moule en pointillk qui offre la possibilit6 de combiner, pour un meme chiffre trois horizontaux (superieur, moyen, inf6rieur), quatre verticaux (gauche haut, gauche bas, droite haut, droite bas), deux obliques (haut, bas).

Dans ce systhme, un comporte trois traits : oblique haut, ver- tical droite haut, vertical droite bas; huit en comporte 7 : les trois horizontaux et les quatre verticaux et se distingue de zero unique- ment du fait de l'absence, dans ce dernier, du trait horizontal moyen.

Ce systdme, trbs directif, permet de produire des chiffres conformes au moddle et bien diff6rencids, mais il ndcessite, en fait, un inventaire de neuf traits pour former un inventaire de dix chiffres. Il n'y a pas d'economie appreciable. Toute tentative pour r'duire les chiffres a un nombre limite de traits pertinents se heurte ' la necessite de preserver l'essentiel d'une forme tradi- tionnelle qui, seule, peut &tre identifide par les usagers.

La structure d'un numdro, du point de vue de l'utilisateur, est trbs simple : c'est un same, reconnaissable aux figures qui le composent. Si l'on fait abstraction de l'utilisation eventuelle de lettres en remplacement des chiffres ou concurremment avec

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60o JEANNE MARTINET

ceux-ci, ce qui ne change pas foncierement les donnees du pro- blame, le paradigme des figures est de 1o chiffres, toujours les memes. C'est bien ce seul paradigme qu'offre le cadran du t616- phone. Jamais, dans l'utilisation du numero par l'usager, n'inter- vient ndcessairement une articulation en signes. C'est uniquement du point de vue de l'inventeur d'un systdme particulier de num6ros

qu'on peut trouver une complexit6 rappelant la double articula- tion des langues. Certes, le chercheur peut, en 6tudiant soigneuse- ment le systeme - a partir meme d'un corpus - d6couvrir, entre- voir les r6gles qu'a pu se donner le fabricant et trouver, dans une

premiere articulation, I'explication de certaines particularit6s qui limitent une libre utilisation des figures, comme on l'a vu pour le numero de Securite sociale.

De telles contraintes peuvent se trouver en quelque sorte

conjuguees avec celles qui naissent de la nature meme des moyens physiques mis en ceuvre dans la communication. Ainsi, bien que le cadran du t616phone offre, en principe, le meme paradigme de

Io unites pour toute position dans le numero, en fait, le choix, dans une position donn6e, peut se trouver limite : un numero de deux chiffres - reserve a des appels de caractbre urgent : pompiers, police secours - ne peut commencer que par I. Tout numero

commengant par I renvoie soit a un service public et l'appel est termind aprbs le chiffre suivant, soit ' un indicatif et il faut attendre l'intervention d'un operateur ou d'une deuxieme tonalit6 pour proceder g la suite des operations d'appel. Ceci a pour conse- quence que les numeros des particuliers, de sept chiffres dans la

region parisienne, ne peuvent jamais commencer par I, puisque le systtme des branchements dlectriques interrompt au deuxieme chiffre tout appel commengant par I. Aussi, aucune lettre - utili- sable pour former les noms des centraux tant qu'on les disignait par des noms - ne figure-t-elle en regard du I. Un examen exhaustif des divers types de numeros ferait apparaitre, a certains

points de la << chaine >>, de pareilles limitations qui ne se justifient finalement qu'en faisant intervenir le fonctionnement d'une pre- miere articulation.

Si l'on a pu etre tenti, a un certain moment, d'envisager que les divers systhmes : gestuels, graphiques, linguistiques memes, etaient tout simplement substitutifs les uns des autres, en quelque sorte sur un pied d'dgalite, ce qui pouvait inviter a les traiter en

systemes paralldles, il nous apparait qu'une etude plus minutieuse

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DE LA S~MIOLOGIE DU NUMARO 61

r v'le bien l'existence premiere de l'un d'entre eux et son utilisation premiere d'une certaine substance. Si, pour les langues, la substance premiere est phonique, pour les chiffres, elle est graphique. Sans doute peut-on voir, dans le numero de tdlephone, le codage de certains gestes, de certaines operations, mais la possibilitd meme de ce codage semble avoir presid6 a la construction de l'appareil : c'est bien pour qu'on puisse icrire, dans les annuaires, les numeros au moyen des io chiffres que le cadran tdlephonique offre un paradigme de Io unites. Le fait que celles-ci puissent etre ordon- nees, dans le paradigme, de I a o, facilite la manipulation de l'appareil, mais seul, a vrai dire, joue leur r61le distinctif dans le fonctionnement des systmes.

Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris.

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