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Cos et Cnide * par Plinio PRIORESCHI ** et Donald BABIN Galien rapporte qu'au cinquième siècle av. J.-C, il existait trois écoles médicales : celles de Cos, de Cnide et d'Italie. Le texte de l'auteur se lit ainsi : "Dans l'ancien temps, il ne manquait pas de débats entre ceux de Cos et de Cnide, qui essayaient de se dépasser par le nombre de leurs découvertes. Ceux-ci étaient les deux groupes des Asclépiades en Asie... mais les médecins qui habitaient en Italie (Philistion, Empédocle, Pausanias et leurs disciples) participaient aussi à cette compéti- tion salutaire. Il y avait : (donc) une rivalité entre trois écoles médicales fameuses. Les Coans comptaient parmi eux le plus grand nombre de médecins exceptionnels, ensuite les Cnidiens suivis par les Italiens. Ils s'efforçaient tous de pratiquer, d'amplifier et d'améliorer l'art d'Apollon et d'Aesculape (1)". Dans d'autres textes, Galien cite les médecins de Cnide, comme par exemple, dans le passage suivant : "On dit qu'il existe un deuxième livre écrit pour remplacer le premier, en sorte une deuxième édition, qui fut complètement recomposée et qui même s'il traite un sem- blable sujet contient plusieurs des arguments précédents, renferme tout de même des additions et des permutations. Les médecins cnidiens écrivirent une seconde interpréta- tion des Sentences cnidiennes (2) qui, même si elle paraît semblable à la précédente, contient des additions, des passages supprimés et des modifications. Celle-ci est le fruit d'une traduction qu'Hippocrate a surnommé "plus médicale" (3)". C'est pour cette raison que les médecins cnidiens voulaient guérir ceux qui avaient du pus dans leurs poumons (4)... Hippocrate... accuse les médecins cnidiens d'ignorer les différences particulières et générales entre les maladies (5). "D'autres, comme par exemple les cnidiens, associent le nombre des maladies avec le nombre des parties du corps, ainsi, disent-ils : "Il y a sept maladies de la bile, douze de la vessie, quatre des reins, deux du fémur, cinq du pied, quatre (sortes) de strangurie, trois de convulsions, quatre de jaunisse, trois de phtisie, plusieurs d'angine, et de la même façon, ils attribuèrent plusieurs maladies aux intestins...". Tout cela n'est ni vrai ni nécessaire (6)". * Présentation par le Dr Alain Ségal. Comité de lecture du 30 avril 1994 de la Société française d'Histoire de la Médecine. ** Creighton University, 2500 California Plaza, Omaha, Nebraska 68178. HISTOIRE DES SCIENCES MÉDICALES - TOME XXIX - № 4 - 1995 317

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Page 1: Cos et Cnide -  · PDF filefacteurs (les humeurs). Pour cette raison, il a été suggéré un conflit entre la doctrine des

Cos et Cnide *

par Plinio PRIORESCHI ** et Donald BABIN

Galien rapporte q u ' a u c inqu ième siècle av. J . - C , il existait trois écoles médica les : celles de Cos , de Cnide et d ' I tal ie . L e texte de l ' au teur se lit ainsi :

"Dans l ' anc ien temps , il ne manqua i t pas de débats entre ceux de Cos et de Cnide , qui essayaient de se dépasser par le nombre de leurs découver tes . Ceux-ci étaient les deux g roupes des Asc lép iades en A s i e . . . ma i s les m é d e c i n s qui habi ta ient en Italie (Philistion, Empédoc le , Pausanias et leurs disciples) part icipaient aussi à cette compét i ­tion salutaire. Il y avait : (donc) une rivalité entre trois écoles médica les fameuses . Les Coans compta ient parmi eux le plus grand n o m b r e de médec ins except ionnels , ensui te les Cnid iens suivis par les I tal iens. Ils s 'efforçaient tous de prat iquer , d ' ampl i f ie r et d 'amél iorer l 'ar t d 'Apo l lon et d 'Aescu lape ( 1 ) " .

Dans d 'au t res textes, Gal ien cite les médec ins de Cnide , c o m m e par exemple , dans le passage suivant :

" O n dit qu ' i l existe un deux ième livre écrit pour remplacer le premier , en sorte une deux ième édit ion, qui fut complè t emen t r ecomposée et qui m ê m e s'il traite un sem­blable sujet cont ient plusieurs des a rguments précédents , renferme tout de m ê m e des addit ions et des permuta t ions . Les médec ins cnidiens écrivirent une seconde interpréta­tion des Sentences cnidiennes (2) qui , m ê m e si elle paraît semblable à la précédente , contient des addit ions, des passages suppr imés et des modif icat ions. Celle-ci est le fruit d ' une traduction qu 'H ippoc ra t e a s u r n o m m é "plus méd ica l e " (3)" .

C 'es t pour cette raison que les médec ins cnidiens voulaient guérir ceux qui avaient du pus dans leurs p o u m o n s ( 4 ) . . .

H ippoc ra t e . . . accuse les médec ins cnidiens d ' ignorer les différences part iculières et générales entre les maladies (5).

"D ' au t r e s , c o m m e par exemple les cnidiens, associent le n o m b r e des maladies avec le nombre des parties du corps , ainsi , disent-ils : "Il y a sept maladies de la bile, douze de la vessie , quatre des reins, deux du fémur, c inq du pied, quatre (sortes) de strangurie, trois de convuls ions , quatre de jaun isse , trois de pht is ie , plusieurs d ' ang ine , et de la m ê m e façon, ils attr ibuèrent plusieurs maladies aux in tes t ins . . . " . Tout cela n ' e s t ni vrai ni nécessaire (6)" .

* Présentation par le Dr Alain Ségal. Comité de lecture du 30 avril 1994 de la Société française d'Histoire de la Médecine.

** Creighton University, 2500 California Plaza, Omaha, Nebraska 68178.

HISTOIRE DES SCIENCES MÉDICALES - TOME XXIX - № 4 - 1995 317

Page 2: Cos et Cnide -  · PDF filefacteurs (les humeurs). Pour cette raison, il a été suggéré un conflit entre la doctrine des

" J ' a i déjà ment ionné c i -dessus , comment , dès le début , les médec ins cnidiens décri­vaient plus de maladies qu ' i l n ' e n était nécessaire : Ainsi , énonçaient- i ls qu ' i l y avait

sept ma lad ies de la bi le et pour les par t ies inférieures du corps , douze de la vess ie , quatre des reins, quatre variétés de strangurie de la vessie , trois de convuls ions , quatre

de j aun i s se , et, f ina lement trois de pht is ie . Ils observèrent les changemen t s produi ts dans le corps par diverses causes et négl igèrent de considérer la simili tude des effets.

Ma i s , cet te s imil i tude a é té b ien r econnue par Hippocra te qui était famil ier avec les méthodes pour identifier le n o m b r e des maladies (7)" .

Les médec ins de Cnide sont ment ionnés aussi dans le Corpus Hippocraticum. Dans

le Régime dans les maladies aiguës, l ' au teur cri t ique la médec ine cnidienne :

"Ceux qui ont c o m p o s é le livre intitulé Sentences cnidiennes, ont écrit exac tement ce

qu ' ép rouven t les malades dans chacune de ces affections, et quel le issue quelques-unes ont prise ; dans cette l imite, un h o m m e m ê m e qui ne serait pas médecin , pourrai t don­ner une descript ion exacte , s'il s ' informait so igneusement , auprès des malades , de tout

ce qu ' i l s éprouvent . Mais ce que le médec in doit apprendre sans que le ma lade le lui

dise, est omis en g rande partie ; cependant , ces not ions sont diverses suivant les cas , et

quelques-unes ont de l ' impor tance pour l ' interprétat ion des s ignes. Or, quand il s 'agit

de cette interprétation pour l ' appl iquer au trai tement, j e diffère, en beaucoup de points ,

du m o d e d 'expos i t ion q u ' o n t pris les auteurs des Sentences cnidiennes , et j e leur refuse m o n assent iment , non-seu lement pour cette raison, mais encore parce qu ' i l s se sont ser­

vis d ' u n très petit n o m b r e de remèdes , car toute leur thérapeut ique se borne , excepté

dans les maladies a iguës , à prescrire des méd icaments purgatifs , du petit lait et du lait,

su ivant l ' oppor tun i té . Si ces r e m è d e s étaient bons et s ' i ls convena ien t aux malad ies

pour lesquel les ils ont été prescri ts , ils seraient d 'au tan t plus dignes de louanges que le

nombre en est petit et que pourtant ils remplira ient leur objet ; mais il n ' e n est pas ainsi.

Toutefois les auteurs qui ont refondu les Sentences cnidiennes ont donné que lque chose

de plus médica l sur ce qu ' i l convient d ' adminis t re r dans chaque cas . Les anciens , non plus, n ' o n t écrit r ien d ' impor tan t sur le rég ime des malades ; et c ' es t une grave omis ­

sion. Que lques -uns n ' o n t ignoré ni les diverses faces que présentent les malad ies , ni

leurs d iv i s ions m u l t i p l e s ; m a i s v o u l a n t d é m o n t r e r avec ex ac t i t u d e les va r i é tés de

chaque maladie , ils se sont égarés . Car, sans doute , le dénombremen t ne serait pas faci­le si, pour caractère du par tage d ' u n e malad ie en espèces , on recherchai t en quoi un cas ,

diffère d ' u n autre, et si à chaque affection qui , d ' après ce pr incipe , ne paraîtrait pas ident ique, on imposai t un n o m qui ne fut pas le m ê m e " .

Ces passages nous disent qu ' i l y avait p lus ieurs "écoles méd ica les" , et que parmi elles, se t rouvaient celles de Cos et de Cnide , toujours en compét i t ion. Il faut souligner, cependant , que ni ces passages ni d ' au t res , re t rouvés dans les premières sources , ne ment ionnent des différences fondamentales entre ces " éco l e s " ; en effet, si l ' on considè­re la tendance aux po lémiques de ce t emps , ces passages' indiquent que le conflit n e concernai t pas les différences fondamentales vis-à-vis de la médec ine , mais plutôt les compét i t ions entre les écoles médica les qui r ivalisaient les unes par rapport aux autres dans leurs connaissance et capaci té de guérir les maladies . D an s le cas de Cos et Cnide , la compét i t ion était s t imulée par l e fait qu ' e l l e s étaient p roche l ' une de l ' au t re géogra-ph iquement (à peu près une trentaine de ki lomètres) . Sur ce point , il est intéressant de souligner q u ' e n dépit de cet an tagonisme, il y avait un Koinon, c 'es t -à-dire , une espèce

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de société des Asclépiades de Cos et Cnide , c o m m e l 'ont démont ré à l ' év idence des études archéologiques concernant la première moi t ié du quat r ième siècle avant J . - C .

Les Asclépiades de Cos et Cnide jouissa ient de privi lèges part iculiers dans le sanctuaire de Delphes .

M a i s , p e n d a n t u n e l ongue pé r iode , une idée domina i t p a r m i les h i s to r iens de la

médec ine : les médec ins de Cos et Cn ide avaient deux pa rad igmes méd icaux fonda­m e n t a l e m e n t différents , c ' e s t - à -d i re , l ' ex i s t ence d ' u n e m é d e c i n e de Cn ide et d ' u n e médec ine de Cos et en outre le Corpus hippocraticum renfermait des traités coaques et

cnidiens identifiés c o m m e tels (11).

A. Foes (1528-1595) , dans son édit ion du Corpus hippocraticum (12) fut le premier à avancer l ' idée que cer tains de ces traités étaient écri ts par des médec ins de Cnide (13). Cependant , ce n ' e s t pas avant le X I X e siècle que la quest ion de Cos versus Cnide

est devenue un point impor tant pa rmi les historiens de la médec ine . Littré en 1839, dans

le premier vo lume de son chef d ' œ u v r e , essaya de différencier les doctr ines des deux écoles , et dans le sep t ième vo lume , il identifia les traités de Cn ide , qui , d ' ap rè s lui,

avaient été inclus dans le Corpus hippocraticum au t emps d 'Alexandr ie (14). I lberg, en

1925, reprit l ' idée de Lit tré et développa le concept d ' u n e école de Cnide possédant sa propre bibl iothèque et ses traités en tout semblables à l ' école de Cos telle qu ' e l l e fut

décri te par Hippocra te , et dont les œuvres se sont mêlées à cel les de l ' éco le de Cos

(peut-être dans une bibl io thèque coaque) . Elles furent ensuite t ransportées à Alexandr ie

et depuis at tr ibuées à Hippocra te (15) . Depuis ce t emps , beaucoup d'efforts ont été faits

pour essayer de dist inguer, dans le Corpus les textes d 'o r ig ine coaque et ceux de cnide

(16) . Cependan t , le n o m b r e des traités identifiés c o m m e provenant de Cnide a beau­

coup varié (17) .

N o s c o n n a i s s a n c e s à l ' é g a r d des m é d e c i n s cn id iens ne sont pas n o m b r e u s e s . L e

Anonymus Londinensis en ment ionne deux , c 'es t -à-dire , Euryphon et Herodicos .

Par exemple , Euryphon de Cnide pense que les maladies sont causées de la façon, suivante : "Quand le ventre ne peut pas se vider des al iments q u ' o n a mangé , des rési­dus (perissomata) se produisent , monten t dans la région de la tête et causent les mala­dies. Mais , quand le ventre est vide et propre , la digestion se fait c o m m e il faut ; autre­ment , ce que j ' a i déjà dit se produit (18) .

Gal ien ment ionne aussi Euryphon et déclare q u ' o n pensai t qu ' i l était, par exemple ,

l ' au teur des Sentences cnidiennes (19) , qu ' i l prescrivait du lait humain pour les patients

affligés de phtisie (20) , qu ' i l avait écrit des œuvres at tr ibuées à Hippocra te (21) (par exemple "un régime pour la santé") (22) , qu ' i l était un spécial is te d ' a n a t o m i e (23), qu ' i l était bien informé dans la thérapeut ique (24) et la pha rmacopée (25), et qu ' i l avait

fait subir à un pat ient de mul t ip les cautér isat ions. Soranus (deux ième siècle A.D.) le ment ionne plusieurs fois à propos de son ense ignement en obstétr ique e t gynécologie

( 2 7 ) . C a e l i u s A u r e l i a n u s ( c i n q u i è m e s i èc le A . D . ) i n d i q u e d ' u n e f açon i n d i r e c t e , q u ' E u r y p h o n aurait su dis t inguer les artères des veines (28) ; cependant ce n 'é ta i t pro­

bablement pas le cas. Cette affirmation est sûrement basée sur une fausse interprétation du texte original (29) , et, en p lus , le passage de Cael ius Aure l ianus semble indiquer qu 'H ippoc ra t e lu i -même connaissai t bien la différence entre artères et veines , ce qui , à

notre connaissance n 'é ta i t pas exact.

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UAnonymus Londinensis rapporte les ense ignements du médec in cnidien Hérodicos en ce qui concerne le Peritîoma (ou Perissoma) (30) :

Hé rod icos de Cn ide , en par lant des causes des ma lad ie s , est l u i -même en accord avec Euryphon mais parfois aussi en désaccord. Auss i , corrobore-t- i l lorsqu ' i l dit que les résidus sont causes de malad ies mais lorsqu ' i l ajoute que la bonne digest ion n ' e s t pas due au fait d ' in tes t ins vides et propres , il ne le sait pas et donne l 'expl icat ion sui­vante : "quand l ' h o m m e prend de la nourri ture sans exercice , le résultat est que la nour­riture n ' e s t pas assimilée mais , demeuran t dans le ventre sans être digérée ou changée , elle devient décomposée (perissomata). Mais , ces résidus produisent deux l iquides, un qui est acide et l ' aut re qui est amer , et les maladies deviennent différentes selon la pré­dominance de l 'un sur l 'autre l iqu ide" (31). D ' ap rè s Gal ien, Hérodicos aussi , c o m m e Euryphon , sout ient la prescr ip t ion du lait h u m a i n en cas de pht is ie (32) , et Cae l ius Aurel ianus le ment ionne pour son t rai tement de l 'hydropis ie (33). Nous avons déjà vu que YAnonymus Londinensis at tr ibue à Hippocra te l ' idée que la matière co r rompue , le perissoma, pourrai t être une cause impor tante de l 'or ig ine des maladies (34) . Q u e les substances cor rompues (la bile et le ph legme) causent des maladies , on le t rouve aussi dans quelques passages du traité Hippocra t ique "Des affections internes'''' (quoique le t e r m e perittoma n ' e s t p a s e m p l o y é ) ( 3 5 ) . M a i s , l e s c a s c i t é s d a n s l e Corpus Hippocraticum où la putréfaction est cons idérée c o m m e cause pr imaire des maladies , sont insignifiants comparés à ceux dans lesquels la cause première est due à d 'au t res facteurs (les humeurs ) . Pou r cette raison, il a été suggéré un conflit entre la doctr ine des humeurs de Cos et la doctr ine du perittoma de Cn ide et que , peut-être , la p remière doc­trine l ' empor ta sur la deux ième (36). M ê m e si cela était le cas , lorsque l ' on considère le g r a n d n o m b r e d e s d i v e r s e s e x p l i c a t i o n s é t i o l o g i q u e s t r o u v é e s d a n s le Corpus Hippocraticum, le c a s p e r i t t o m a - h u m e u r s n e p e u t p a s ê t r e c o n s i d é r é c o m m e un exemple d ' u n e différence fondamenta le entre Cos et Cnide .

U n autre médec in cnid ien était Ctés ias (deux ième moi t ié du c inqu ième siècle av. J . - C ) , "de la famille des Asc lép iades" , selon Galien, qui est bien connu pour avoir criti­qué la façon dont Hippocra te traitait la luxat ion de la hanche (37). Nous savons très peu de choses sur sa vie (38) , et encore mo ins au sujet de son ense ignement médical . Il était médec in à la cour de Perse (39). Aris tote le cite c o m m e disant que le sperme de l 'é lé­phant est te l lement ferme qu ' i l devient ambre j aune (40). Il écrivit Persika, une histoire de la Perse , en 23 livres, et Indika qui contenai t des références zoologiques .

Or ibase cite le passage suivant des œuvres de Ctésias :

" A u temps de m o n père et de m o n grand-père , aucun médec in ne prescrivait l ' e l lébo­re parce qu ' i l ne savait ni c o m m e n t le mélanger , ni la quant i té ou le poids à donner" . Si que lqu 'un prescrivait de boire l ' e l lébore , il r ecommanda i t alors au patient de faire son dernier tes tament c o m m e s'il devai t prendre un grand r isque. Plusieurs l ' ayan t bu se sont étouffés et peu d 'en t re eux ont survécu. Actue l lement , l ' adminis t ra t ion semble par­fai tement sans danger (41).

Peut-être parce qu 'H ippoc ra t e lu i -même était originaire de Cos , et, c o m m e le souli­gnait J. Jouanna "Hippocra te ob l ige" (42) , les couronnes de la victoire ont été données la rgement et facilement à l ' école de Cos tandis que des grands efforts ont été faits pour trouver des faiblesses et des défauts à l ' éco le de Cnide (43) . En effet, on a essayé de démontrer que le pa rad igme de l ' école , qui consistai t dans l 'observat ion , l 'enregis t re­ment de symptômes , l ' identif ication des différentes malad ies , leur dist inction et la thé-

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rapie empir ique (sans spéculat ion concernant les causes et les mécan i smes) était trop primitif et manquai t ainsi d ' audace intellectuelle par rapport à l ' éco le de Cos . D ' au t r e part, cette dernière, étant un mé lange d 'observa t ions et de théories , avait tous les traits d ' u n e école bien basée sur la rat ionali té et l 'observat ion. En d 'au t res mots , ceux qui acceptent l ' idée d ' une opposi t ion entre les deux écoles affirment que les médec ins de l ' école de Cnide commet ta ien t la grande faute de se l imiter à systématiser et à catalo­guer leurs expér iences sans formuler une idée conductr ice harmonisan t la pa thogénie et le pronost ic (44) .

En plus , du fait qu ' i l est imposs ible d 'a t t r ibuer avec cert i tude les différents traités du Corpus Hippocraticum à l ' une ou l ' au t re école, il est certes évident que , m ê m e si les deux écoles ava ien t les carac té r i s t iques ci tées c i -dessus , n o u s pour r ions fac i lement prendre la posi t ion que l ' école de Cnide était supérieure parce qu ' e l l e ne s ' abandonnai t pas aux spéculat ions qui menaient aux pr incipes théoriques ordinai rement stériles de la médec ine de Cos . Es t -ce-que la mé thode empir ique de Cnide n 'é ta i t pas plus rat ionnel­le comparée à celle de l ' éco le de Cos et d ' au t res écoles qui suivirent, exceptée celle des Empir is tes qui , f réquemment , se permet ta ient des spéculat ions qui n ' ava ien t peu ou pas de fondement sur la réali té ? On pourrai t dire que les Cnidiens prirent le premier pas vers le déve loppement de la médec ine scientifique. En effet, quelques-unes des tech­niques les plus fameuses de la médec ine h ippocra t ique sont re t rouvées dans les œuvres at t r ibuées à l ' éco le de Cnide . U n e de ces techniques est l ' auscu l ta t ion des p o u m o n s (45) et une autre est ainsi n o m m é e "succuss ion h ippocra t ique" (une mé thode d iagnos­t ique qui consis te à secouer le patient de façon à obtenir un c lapotage quand une cavité contient du gaz et du l iquide) (46). Souvent , il semble que les fautes at tr ibuées à l ' école de Cnide sont (et étaient) reconnues c o m m e telles tout s implement parce que nous ne pouvons pas accepter que le fameux Hippocra te , notre père spirituel, aurait pu se t rom­per quand il critiquait les médec ins cnidiens . Présenté c o m m e ci-dessus , il n ' y a pas de raison de croire que les deux écoles avaient des théories fondamentales différentes et leurs an tagonismes doivent être interprétés c o m m e une compét i t ion entre des médec ins possédan t les m ê m e s idées fondamenta les . En effet, quo ique l ' idée d ' u n e opposi t ion C o s / C n i d e a i t é t é a c c e p t é e j u s q u ' à p r é s e n t ( 4 7 ) , e t m ê m e e n c o r e s o u t e n u e p a r J. Jouanna (48) , plusieurs auteurs reconsidèrent cette idée tradit ionnelle d ' u n e oppos i ­tion entre les deux écoles (49).

Pour ce qui concerne l ' identif ication des textes cnidiens et coaques dans le Corpus Hippocraticum, le désaccord parmi les auteurs démont re que nous ne pouvons pas attri­buer avec cert i tude les différents livres à l ' une ou l ' au t re école (50).

NOTES

( 1 ) GALIEN, De methodo medendi, 1, i, K, X , pp. 5 , 6 . ( 2 ) Un livre de médecine cnidienne qui est perdu.

( 3 ) GALIEN, Hippocratis de acutorum morborum victu liber et Galeni commentarius, I, I V , K, X V , pp. 4 2 4 - 4 2 5 .

( 4 ) GALIEN, De optima secta ad Thrasybulum, x, K, I, P. 1 2 8 . ( 5 ) GALIEN, De Hippocratis et Platonis placidis, IX , vi, K , V , pp.

( 6 ) GALIEN, In Hippocratis librum de alimento, II, xxvi, K, X V , pp. 3 6 3 - 3 6 4 .

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(7) GALIEN, Hippocratis de acutorum victu liber et Galeni commentarius, I, vii, K, XV, pp. 427-428.

(8) Régime dans les maladies aiguës, i, dans : E. LITTRÉ, Œuvres complètes d'Hippocrate, tra­duction nouvelle avec le texte grec en regard, Paris, J.B. Baillière, 10 vols, 1839-1861, II, pp. 225. Par la suite, les références à cet ouvrage seront abrégées de la façon suivante : Littré, volume, page(s). Par exemple, cette référence serait : Régime dans les maladies aiguës, i, Littré, II, pp. 225-229.

(9) Il est bien entendu que le mot "école" ne doit pas être employé dans ce cas comme on l'emploie de nos jours pour décrire nos écoles médicales qui consistent en édifices pour les cours et structures administratives. Dans le contexte, le mot "école" veut dire un groupe de médecins avec les mêmes paradigmes, qui pratiquent la médecine, et qui font de l'enseigne­ment.

(10) Voir : J. BOUSQUET, "Inscriptions de Delphes" (7. Delphes et les Asclépiades), "Bulletin de Correspondance Hellénique, LXXX, 1956, pp. 579-591 , Georges Rougemont, Corpus des inscriptions de Delphes, I, Lois sacrées et règlements religieux, Paris diffusion de Boccard, 1977, pp. 122-124. Le Koinon des Asclépiades peut être interprété non pas comme une association de médecins mais comme une société créée pour préserver les privilèges de la famille des Asclépiades (voir : Jacques Jouanna, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, p. 79).

(11) Pour une revue du développement historique de la croyance en la différence entre la méde­cine de Cos et de Cnide, voir : I. M. LONIE, "Cos Versus Cnidus and the Historians", par I and II, Hist. Sei., XVI, 42-75 and 77-92, 1978.

(12) Hippocratis opera omnia extant... Nunc recens latina interpretatione et annotationibus illustrata, Anuntio Foeso mediomatrico medico authore..., Frankfurti, apud Andreae Wecheli, 1595.

(13) Voir : I. M. LONIE, "Cos Versus Cnidus and the Historians", part I, Hist. Sei., XVI, 42-75, 1978.

(14) LITTRÉ, I, pp. 7-10 ; VII, pp. 304-309.

(15) Johannes ILBERG, "Die Aerztschule von Knidos", Berichte über die Verhandlungen der sächsischen Akademie der Wissenschaften Leipzig, Philologish-Historische Klasse, LXXVI, pt. 3, 1924. Cité par W.D. SMITH, The Hippocratic Tradition, Ithaca & London, Cornell University Press, 1979, p. 39.

(16) Voir : Herman GRENSEMANN, Knidische Medizin. Teil I : Die Testimonien zur ältesten kni-dischen lehre und analysen knidischer Schriften im corpus Hippoeraticum, Berlin, Walter de Gruyter, 1975, pp. 72-80. Même s'il n'y avait pas d'unanimité, les livres enidiens du Corpus étaient souvent considérés être les maladies I, H, et III ; On Maternai Affections, et la plupart des livres gynécologiques (On Women's diseases I and II ; On Sterile Women ; On superfetation ; On the Diseases of Maidens). Voir : Robert JOLY, Le niveau de la scien­ce hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 31.

(17) Par exemple, au moins douze pour Ilberg (J. ILBERG, "Die Arzteschule von Knidos", Berichte über die Verhandl. d. Sachs Akad. Treatise of the Corpus Hippocraticum, Classical Quarterly, XV, 1-30, 1965) ; trois pour Edelstein (L. EDELSTEIN, Peri aeron und die Sammlung der hippocratischen Schriften, Berlin, 1931, p. 159 et Hippocraticum, Classical Quarterly, XV, 1-30, 1965) ; et deux pour Bourgey (Louis BOURGEY, Observation et expé­rience chez les médecins de la collection Hippocratique, Paris, J. Vrin, 1953, p. 50-53.

(18) Anonymus londinensis, IV, 31-40. Ouvrage traduit par W.H .S. JONES dans : The Medical Writings of Anonymus Londinensis, Cambridge, Cambridge University Press, 1947, p. 33.

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(19) GALIEN, Commentarium in Hippocratis librum VI epidemiorum, I, xxix, K, XVIIA, p. 886. Ceci en dépit du fait que dans le Régime dans les maladies aiguës (1ère partie) il est affir­mé que les sentences cnidiennes ont été écrites par plusieurs auteurs (oi syngrapsantes tas Knidias...).

(20) GALIEN, De probis pravisque alimentorum succi, iv, K, VI, p. 775 ; GALIEN, De marcore, ix, K, VII, p. 701 ; GALIEN, De methodo medendi, VII, vi ; K ; X ; pp. 474-475.

(21) GALIEN, De difficultate respirationis, III, xiii, K, VII, p. 960.

(22) GALIEN, In Hippoeratem de acutorum marborum victu, I, xvii, K, XV, p. 455.

(23) GALIEN, In Hippoeratem de natura hominum, vi, K, XV, p. 136.

(24) GALIEN, De simplicium medicamentorum temperamentis ac faciltatibus, VI, Proemium, K, XI, p. 795.

(25) GALIEN, De succedaneis, K, XIX, p. 721.

(26) GALIEN, In Hippocratis Aphorismo, VII, xliv, K, XVIII A, p. 149.

(27) SORANUS, Gynecology, I, ix, 35 ; IV, iv, 14 ; IV, xv, 36 ; voir, SORANUS, Gynecology. Translated by Owsei Temkin, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1956.

(28) "Les anciens n'étaient pas d'accord sur la question des différentes sortes d'hémorragies. Themison, dans son livre Maladies chroniques, maintenait qu'il n'y en avait ou qu'on n'en connaissait qu'une : celle qui provenait d'une blessure. Les autres, par exemple Hippocrate et Euryphon, maintenaient que le sang peut sortir des veines par lui-même (i.e., indépen­damment des blessures). Hippocrate, cependant, croyait que ceci pouvait avoir lieu seule­ment dans les veines, tandis que Euryphon croyait que ceci pouvait aussi avoir lieu dans les artères". Caelius Aurelianus, Maladies chroniques, II, X, 121.

(29) Hermann GRENSEMANN, Knidische Medizin, teil I : Die Testimonien zur ältesten knidischen Lehre und Analysen knidischer Schriften im Corpus hippocraticum, Berlin, Walter de Gruyter, 1975, p. 36. Voir aussi : Jutta KOLLESCH, "Knidos als Zentrum der frühen wissen­schaftlichen Medizin im antiken Griechenland, Gesnerus, XLVI, 1/2, 11-28, 1989.

(30) L'idée du Perittoma (ou perissomd) comme résidu intestinal de nourriture non digérée qui pouvait être absorbé et causer les maladies , remonte aux Egyptiens. Voir : Plinio PRIORESCHI, A History of Medicine, vol I, Primitive and Ancient Medicine, Lewiston, The Edwin Melle Press, 1991, pp. 346-348.

(31) Anonymus Londinensis, IV, 40-V, 14. Dans : W.H.S. JONES, The medical Writing of Anonymus Londinensis, Cambridge, Cambridge University Press, 1947, pp. 33-35.

(32) GALIEN, De marcore, ix, K, VII, p. 701.

(33) Caelius AURELIANUS, Chronic Diseases HI, VIII, 139.

(34) Anonymus Londinenis, V, VI, dans : The medical Writings of Anonymus Londinensis, ouvra­ge traduit par W.H.S. JONES, Cambridge, Cambridge University Press, 1947, pp. 35, 37, 39.

(35) On Internal Affections, xli, xlix, Littré, VII, pp. 266, 288.

(36) Robert O. STEUER et J.B. de C M . SAUNDERS, Ancient Egyptian and Cnidian Medicine, Berkeley, University of California Press, 1959, p.21.

(37) GALIEN, In Hippocratis de articulis librum, IV, xl, K, XVIIIA, p. 731.

(38) T.S. BROWN, "Suggestion for a vita of Cyesias of Cnidus", Historia, XXVII, 1-19, 1978.

(39) Diodorus SICULUS, I, 32 ,4 .

(40) ARISTOTLE, Generation of Animals, II, ii, 736a, 3-5.

(41) ORIBASIUS, Collectiones medicae, VIII, viii, dans : Œuvres d'Oribase, rédigées par Bussemaker et Daremberg, Paris, Imprimerie Impériale, 6 vols, 1851-1876, II, p. 182.

(42) Jacques JOUANNA, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, p. 91.

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Page 8: Cos et Cnide -  · PDF filefacteurs (les humeurs). Pour cette raison, il a été suggéré un conflit entre la doctrine des

(43) Voir, par exemple, Louis BOURGEY, Observation et expérience chez les médecins de la col­lection Hippocratique, Paris, J. Vrin, 1953, pp. 145-275.

(44) Voir par exemple, Fausto BONORA et Elio De ANGELIS, "Note preliminari per uno studio délia storiografia greca generale e medica ", Quad. Stor. Med., I, 83-111, 1985.

(45) Diseases II, LXI, Littré VII, 94. Bourgey dit que Diseases II provenait de Cnide, Louis BOURGEY, Observation et expérience chez les médecins de la Collection hippocratique. Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1953, p. 145.

(46) Diseases II, XLVII, Littré VII, 71 ; ainsi que Diseases III, XVI, Littré Vu , 153. D'autre part, les descriptions de la Faciès hippocratica, une observation sans élan théorique de l'imagination mais toutefois fameuse, se trouve dans le prognostic (Prognostic II Littré II. 114), une œuvre considérée d'origine de Cos.

(47) Voir par exemple : I. M. LONIE, "The Cnidian Treatises of the Corpus Hippocraticum". Classical quaterly, XV, 1-30, 1965 ; Jacques JOUANNA, "Le schéma d'exposition des mala­dies et des déformations dans les traités dérivés des Sentences Cnidiennes", dans : La col­lection Hippocratique et son rôle dans l'histoire de la médecine, Colloque de Strasbourg (23-27 octobre 1972), Leiden, E. J. Brill, 1975; pp. 129-150 ; Robert JOLY, "Le système cni-dien des humeurs", dans : La collection hippocratique et son rôle dans l'histoire de la médecine, colloque de Strasbourg (23-27 octobre, 1972), Leiden, E.J. Brill, 1975, pp. 108-127 ; Hermann GRENSEMANN, Knidische Medizin, Teil i : die Testimonien zur ältesten knidi-schen Lehre und Analysen Knidischer Schriften im Corpus Hippocraticum, Berlin, Walter de Gruyter, 1975 ; Robert JOLY, "L'école médicale de Cnide et son évolution", Antig. Class., XLVII, 528-537, 1978 ; Jacques JOUANNA, "Le problème des écoles médicales en Grèce classique : réinterprétation de témoignages épigraphiques et littéraires", "Actes du Xe congrès international Guillaume Budé. Toulouse 8-12 avril 1978, Paris, Société d'Edition "Les Belles Lettres", 1980, pp. 312-314.

(48) Par exemple, par Jouanna. Voir : Jacques JOUANNA, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, pp. 101-10.

(49) Wesley D. SMITH, "Galien on coans Versus Cnidians", Bull. Hist. Med., XLVII, 569-585, 1973 : I.M. Lonie, "Cos Versus Cnidus and the Historians", Part I and II, Hist. Sei, XVI, 42-75 and 77-92, 1978 (qui indique un changement de position depuis qu'il écrivit sa publi­cation sur ce sujet en 1965 - "The Cnidian Treatises of the Corpus Hippocraticum", Classical Quaterly, XV, 1-30, 1965 ; Antoine THIVEL, "Médecine Hippocratique et pensée ionienne, réponse aux objections et essai de synthèse", dans : Formes de pensée dans la col­lection hippocratique, Actes de IVe Colloque International Hippocratique, Lausanne, 21-26 septembre 1981, Genève, Droz, 1983, 211-231 (aussi un changement de position sur ce sujet) ; J. KOLLESCH, "Knidos als Zentrum der frühen wissenschaftlichen Medizin im anti­ken Griechenland", Gesnerus, XLVI (1-2), 11-28, 1989.

(50) Certains textes ont des traits en commun (par exemple, Dreckapotheke est particulièrement fréquent dans les traités gynécologiques) mais nous ne pouvons pas être sûrs qu'il s'agit de traités enidiens.

SUMMARY

The authors review the evidence concerning the antagonism between Cos and Cnidus and the alleged differences between their medical theories. They conclude that, most probably, the theo­retical differences were negligible and the antagonism limited to professional competition bet­ween two groups of physicians sharing a common medical paradigm.

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