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Six personnages PIRANDELLO Six personnages en quête d’auteur Présentation par Nadia Ettayeb Étonnants Classiques, n˚ 2181 ur une scène de théâtre où une troupe répète sans convic- tion une pièce de Pirandello (Le Jeu des rôles) surgissent six personnages égarés. Leur auteur a refusé de leur donner vie et les a condamnés à errer, inachevés, dans les limbes de la création. Cette intrusion dans l’univers de l’illusion sème le trouble, suscite colère, rire et conflits. Sous le regard fasciné et sceptique de la troupe d’acteurs et de leur directeur devenus spectateurs, les six personnages plaident leur cause et jouent leur existence. I. P OURQUOI ÉTUDIER S IX PERSONNAGES EN QUÊTE D AUTEUR ? Cette pièce n’appartient pas aux corpus des classiques français généralement étudiés au lycée. Elle présente cepen- dant plusieurs aspects en rapport avec les objets d’étude ins- crits au programme de Première. Œuvre originale, Six personnages en quête d’auteur sou- lève des questions importantes concernant les enjeux de la représentation au théâtre. La mise en abyme permet de mener une réflexion sur l’illusion théâtrale. Le drame « vécu » par les personnages se heurte sans arrêt aux limites sclérosantes de sa mise en scène, posant ainsi indirectement la question du rapport entre texte (celui que les personnages portent en eux mais qui ne peut être que transcrit par bribes) et représenta- tion. La relation entre l’œuvre et la mise en scène peut aussi 10 S

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PIRANDELLO

Six personnagesen quête

d’auteur

Présentation parNadia Ettayeb

Étonnants Classiques, n˚ 2181

ur une scène de théâtre où une troupe répète sans convic-tion une pièce de Pirandello (

Le Jeu des rôles

) surgissentsix personnages égarés. Leur auteur a refusé de leur donnervie et les a condamnés à errer, inachevés, dans les limbes de lacréation. Cette intrusion dans l’univers de l’illusion sème letrouble, suscite colère, rire et conflits. Sous le regard fasciné etsceptique de la troupe d’acteurs et de leur directeur devenusspectateurs, les six personnages plaident leur cause et jouentleur existence.

I . P

OURQUOI

ÉTUDIER

S

IX

PERSONNAGES

EN

QUÊTE

D

AUTEUR

?

Cette pièce n’appartient pas aux corpus des classiquesfrançais généralement étudiés au lycée. Elle présente cepen-dant plusieurs aspects en rapport avec les objets d’étude ins-crits au programme de Première.

Œuvre originale,

Six personnages en quête d’auteur

sou-lève des questions importantes concernant les enjeux de lareprésentation au théâtre. La mise en abyme permet de menerune réflexion sur l’illusion théâtrale. Le drame « vécu » parles personnages se heurte sans arrêt aux limites sclérosantesde sa mise en scène, posant ainsi indirectement la question durapport entre texte (celui que les personnages portent en euxmais qui ne peut être que transcrit par bribes) et représenta-tion. La relation entre l’œuvre et la mise en scène peut aussi

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être envisagée sous un autre angle, puisque la pièce a fait l’objetde nombreuses représentations, dont une de Jean Prat, dispo-nible en vidéo à l’ADAV (Ateliers de diffusion audiovisuelle)

1

.Pirandello affirme dans sa préface : « De ces six person-

nages, j’ai […] accueilli l’être, en refusant la raison d’être. »C’est pourquoi nous avons privilégié cette approche et déli-mité des extraits en rapport avec la question de la représenta-tion et du conflit qu’elle suscite entre personnages « vivants »et professionnels du théâtre, c’est-à-dire maîtres de l’illusion,toujours en quête d’effets à produire.

L’acharnement dont font preuve les six personnages dansleur désir de vivre leur drame donne lieu à des dialogues oùse déploie avec force l’art de convaincre et de persuader, cequi constitue un second objet d’étude inscrit au programme.

I I . P

I STES

POUR

UNE

SÉQUENCE

PÉDAGOGIQUE

S

ÉANCE

1L

A

MISE

EN

ABYME

Objectif : cerner les enjeux de la mise en abyme dans l’œuvre,par une lecture cursive de la présentation des personnageset de la didascalie initiale.

Travail préparatoire : on pourra envisager de comparer la listedes personnages et la didascalie initiale de

Six person-nages en quête d’auteur

avec celles d’une autre pièce, parexemple

Ruy Blas

de Victor Hugo.

• Liste des personnages

(•

p. 40

)

– Lieu : l’univers du théâtre.– Sujet : l’écriture théâtrale.– Personnages : distinction entre « personnages de la pièce

à faire » et « comédiens de la troupe », entre pièce cadre etpièce enchâssée. Les personnages ne portent pas de nom (saufMme Pace) ; ils sont désignés par leurs liens familiaux ouleur âge, ou encore par leur fonction dans l’univers théâtral.

1. ADAV, 41, rue des Envierges, 75020 Paris.

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– Thème de l’inachèvement suggéré par l’expression« pièce à faire », qui fait écho au titre de l’œuvre.

– Structure particulière de la pièce : diptyque, sans acte niscène, n’obéissant à aucune règle du théâtre classique. Lesinterruptions sont dictées par les tâtonnements des gens dethéâtre, désorientés.

• La didascalie initiale

(•

p. 41

)

– Description minutieuse ; scène de théâtre non apprêtée,qui se dévoile au public dans sa « réalité » quotidienne. Lec-teurs et spectateurs doivent oublier qu’il s’agit d’une repré-sentation théâtrale.

– Abondance de mots renvoyant à l’univers théâtral (« salle »,« rideau », « coulisses », « décor », « scène », « lumière », etc.),tous assortis d’attributs ou de privatifs qui soulignent l’aspectnaturel (« levé », « tel qu’il est de jour », « sans lumière », « àmoitié caché »).

– Éléments du décor fonctionnant comme des métonymies :couvercle du trou du souffleur, fauteuil du chef de troupe dontle dossier, « tourné vers le public », suggère la présence d’unquatrième mur.

– Importance des indicateurs spatiaux (« çà et là » ; cou-vercle déplacé) : désordre consciencieusement orchestré parle dramaturge qui crée de l’illusion.

– Le premier personnage entre en scène presque parhasard, pour bricoler ; il s’agit d’un machiniste, fonction quirenvoie à l’envers du décor habituellement dissimulé au spec-tateur pour que fonctionne la magie théâtrale.

Paradoxe de la pièce : Pirandello se sert du théâtre pouren souligner les limites.

• Prolongement : mise en abyme du théâtre dans le théâtre

Support : Dossier, •

p. 135-142

.Exercice : répondre aux questions qui se trouvent •

p. 140

et•

p. 142

.

Shakespeare,

Hamlet

1. – Typographie distinguant le texte des personnages decelui de la pièce cadre.

– Commentaires d’Hamlet, metteur en scène. Scène dési-gnée avec ironie comme une « pièce » (

• p. 138

) puis comme

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un « jeu » (

• p. 139

),

terme équivoque (jeu des comédiens etjeu de la dénonciation indirecte).

– Texte écrit en alexandrins ; images et références mytho-logiques (•

p. 136

,

• p. 139

) ; emphase peu naturelle (cf. leserment de la reine de comédie qui précède l’entrée deLucianus,

• p. 138

) ; langage alambiqué (« trente fois douzelunes », « douze fois trente tours », •

p. 136

).– Double énonciation : ressort de l’accusation. Ex : tirade

du roi (

• p. 137-138

) = réquisitoire d’outre-tombe dirigécontre la reine.

2. Dénonciation de l’inconstance, la duplicité et la concu-piscence de la reine :

– Répétition suspecte du mot « amour » comme si elleavait besoin de se convaincre elle-même des sentimentsqu’elle porte à son époux.

– Le personnage qui la représente prononce des sermentsqui jurent avec la situation (« La lune et le soleil fassentautant de voyages/Avant que notre amour quitte ce rivage » ;« Or, malgré mon tourment/il ne faut, monseigneur douteraucunement », •

p. 136

). Peu de crédibilité des serments misen évidence par la comparaison avec un « fruit vert »(•

p. 137

).– La reine de comédie est comme un miroir accusateur

tendu par Hamlet à sa mère coupable de trahison (« Qui enprend un second a occis le premier » : ce dernier vers sonnecomme une accusation sans appel). Écho dans la suite de laréplique : remariage de nouveau assimilé à un crime (« et jetue mon mari une seconde fois/Lorsqu’un second marim’embrasse entre les draps », •

p. 137

).– Oxymores : écart entre les paroles et les actes, l’incons-

tance du caractère : « Peine se réjouit, Joie pleure dès qu’ilvente » (•

p. 138

).– « Mariage » rime avec « avantage » (•

p. 137

) ; échodans la tirade du roi à travers un chiasme : « amour mène-t-ilFortune, ou bien Fortune Amour ? » : thème de la cupidité.

– Invocation finale de la reine de comédie, qui fait réfé-rence à la situation au moment de l’énonciation : rappel inso-lent de ce qui menace la mère d’Hamlet : « Ici et en tout lieu,suivez-moi, maux sans fin,/Si veuve devenue, épouse jeredeviens » (•

p. 138

).

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Corneille, L’Illusion comique

1. – Anaphore de l’expression « je vois » : étonnement etincrédulité.

– « Charme », sens étymologique fort : idée d’une inter-vention magique.

– Antithèse « vivants »/« morts ».2. – Expression globalisante et démystificatrice : « tous les

acteurs » (• p. 141).– Retour à la réalité = activités triviales : le partage des

gains.– Reprise des antithèses (• p. 141) : « l’un tue et l’autre

meurt », « le traître et le trahi, le mort et le vivant/se trouventà la fin amis comme devant » ; explication par « la scène »qui renvoie à l’illusion.

– Valeur performative du langage : « leurs vers font leurcombat, leur mort suit leur parole ».

SÉANCE 2

Objectif : étudier comment la mise en abyme met en relief laconfrontation entre l’univers théâtral et celui de la création.

• Remarques préliminaires sur la didascalie (• p. 47-49)

– Didascalie longue : désir de voir la représentation res-pecter scrupuleusement la nature des personnages et scepti-cisme à l’égard d’une éventuelle adaptation (les indicationss’adressent à celui qui « voudrait tenter une mise en scène »,• p. 47, l. 192). Souligne également la nécessité de distinguertrès nettement les personnages et les comédiens, suggérantainsi la différence entre l’univers théâtral et celui de l’art quiaboutit à une incompréhension réciproque.

– Précision de la description du père (couleur des yeux etlargeur du front) comme si le personnage existait d’une viepropre et ne pouvait quasiment pas être incarné.

– Importance de l’expression « réalités créées » (• p. 47,l. 204), qui insiste sur l’altérité radicale de ces créatures, àmi-chemin entre le monde de l’art et la réalité connue.

→ Lecture analytique 1. « Pardon monsieur le directeur […]les faire vivre pour l’éternité » (• p. 50-57)

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• Théâtre dans le théâtre ou jaillissement de l’insolite

– L’arrivée des six personnages interrompt une répétition.Elle constitue un moment clé qui fait basculer la pièce dansl’étrange. Caractère insolite de l’irruption des personnages :cf. adjectifs (« surpris », « mi-abasourdi mi-furieux », • p. 50,l. 248 et l. 256), participe « sidérés » (• p. 52, l. 313), expres-sions et modalités interrogatives telles que « vous voulezplaisanter, je pense ? » (• p. 50, l. 272). Stupeur et indigna-tion. « L’étrange frayeur » (• p. 53, l. 354) qui s’empare durégisseur chargé de les chasser souligne au passage le carac-tère fantastique et déroutant de cette apparition.

– Inversion des regards : les personnages arrivent de lasalle et « le directeur et les acteurs […] se tournent pourregarder » (• p. 50, l. 248).

– Personnages désignés comme matière d’une pièce à faire(futur : « ce sera nous », • p. 50, l. 263) ; famille porteuse d’un« drame douloureux » (deux occurrences). Première répliquedu père : paraphrase du titre et absence d’auteur soulignée unedeuxième fois par le directeur.

• Rencontre de deux univers

– Joute verbale qui oppose le père et le directeur, porte-parole respectifs des deux univers en présence ; les acteurssont arbitres et spectateurs ; ils « applaudissent » pour approu-ver leur directeur puis pour exprimer leur admiration devantles personnages montés sur scène, comme si se dégageaitd’eux une fascinante beauté artistique.

– La scène ressemble à un tribunal où personnages et pro-fessionnels du théâtre se renvoient mutuellement à leur folie(trois occurrences de l’adjectif « fou »).

– Violence qui se dégage des répliques du directeur (cf.didascalies). Le père, lui, fait plutôt preuve de « fougue »dans sa volonté de convaincre. Très vite se dessinent dans ledialogue les principaux axes de réflexion :

• distinction entre « réalité » et « vérité » (le père, dansce qui s’apparente à une plaidoirie, reprend à plusieursreprises ce mot ce qui souligne la valeur qu’il y attache) ;• dénonciation du caractère factice et illusoire du théâtrequi s’échine à fabriquer du « vraisemblable ».

– Insistance sur le fait que les personnages sont des êtresvivants, vrais et immortels, à condition d’être nourris par leurauteur, qui, en les abandonnant, commet un crime.

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• Le père : « pater familias » déchumais porte-parole éloquent

– Stratégie argumentative : rebondit sur les répliques dudirecteur (par exemple sur l’adjectif « immortel »). Nom-breuses interrogations oratoires, maïeutique déstabilisantepour son interlocuteur dont le trouble est manifeste : interrup-tions incrédules ou exclamations furieuses tentent de sedébarrasser des personnages comme l’a déjà fait leur auteur.

– C’est le père qui parle le plus dans cet extrait. La belle-fille parle peu mais se montre très à l’aise, à l’inverse desautres personnages qui sont pour l’instant muets et ne mon-tent que progressivement sur scène, aidés par le père.

• Conclusion

Exposition peu conventionnelle dans laquelle se nouel’intrigue principale. Sorte de mise en scène de l’expériencevécue par Pirandello lors des entretiens avec ses personnagesqui, nous dit-il, surgissaient « vivants » et voulaient absolu-ment « vivre ». Renouvelle ainsi l’approche de la mise enabyme théâtrale en faisant de l’espace scénique la matériali-sation de son esprit créateur harcelé par ces figures. Le direc-teur pourrait être considéré comme un double de l’auteur s’iln’était à ce point enfermé dans une logique de l’illusion qui lerend incapable d’accueillir et de comprendre la requête de cespersonnages surgis de nulle part.

• Prolongements

L’entrée en scène des six personnagesdans la représentation de Demarcy-Mota (• p. 48)

– Vœux du dramaturge respectés : soin apporté à l’éclairage.Rai de lumière qui les nimbe d’une aura presque surnaturelle.Pas de masques, mais visages blanchis par le maquillage et lalumière : expression figée. Personnages en deuil, vêtementsuniformément noirs sauf la fillette et surtout le fils aîné (singu-larité). Il regarde dans la même direction que les autres, c’est-à-dire vers la troupe, mais regard oblique. Père et belle-fille enavant : porte-parole.

– Chaise vide, dont l’ombre est projetée au sol : méto-nymie de l’auteur qui les a abandonnés ?

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– Six personnages regroupés à droite. Au fond, lignes ver-ticales et horizontales, mur à claire-voie, théâtre mis à nu,dont le spectateur peut voir la charpente.

– Seule recommandation ignorée par le metteur en scène :l’entrée ne se fait pas par la salle.

Les personnages quittent la scène avec le directeur aprèsl’avoir convaincu d’écrire leur drame (• p. 80)

– Monte-charge, également utilisé dans la première mise enscène de Pitoëff en 1923 (mais il était situé au fond de la salle) :face habituellement cachée du théâtre qui se dévoile. Derrièreles personnages, la pierre mise à nu, et sur le côté, une échelleen bois, outil plus qu’accessoire, habituellement dissimulé auxspectateurs. Même dépouillement dans l’ampoule qui pend.

– Personnages éclairés par le haut ; partiellement enve-loppés d’une lumière spectrale. Éclairage qui souligne le teintblafard de leurs visages et le caractère figé de certainesexpressions : arrogance de la belle-fille qui lève fièrement latête, douleur de la mère dont le visage est à moitié plongédans le noir, malaise du père dont les bras sont derrière le doscomme pour se donner une contenance.

– Poupée : attribut de l’enfance, souligne sans doute soninnocence. Elle ne figure pas dans la didascalie. Dans d’autresscènes, la belle-fille tient sa sœur dans ses bras comme la petitefille tient sa poupée, symbole de l’innocence perdue ?

SÉANCE 3

Objectif : étudier les questions relatives à l’incarnation d’unpersonnage par un comédien.

Après avoir manifesté beaucoup de scepticisme, le direc-teur se laisse tenter par l’histoire tortueuse des personnagesqui pourrait, sait-on jamais, donner « un spectacle extraor-dinaire ». Répétition hors du commun où les personnagesdoivent « jouer » au lieu de vivre leur propre histoire. Cettesituation donne lieu à une série de malentendus et de polé-miques qui resserrent la réflexion autour du rapport entre

→ Lecture analytique 2. « Et que devons nous faire […] maislaissez-la dire, la critique » (• p. 84-88)

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comédien et personnage à incarner. Ainsi s’esquisse le thèmede l’impossible représentation.

• Une répétition vouée à l’échec

Une situation inextricable

– Incongruité de la situation : les personnages présents surscène gênent le travail théâtral. Bizarrerie soulignée par ledirecteur agacé : « les personnages, eux, ils sont là dans lemanuscrit » (• p. 85, l. 1257). Le trou du souffleur, pointé,symbolise, non sans humour, l’absence d’auteur et les dys-fonctionnements occasionnés dans la mécanique fabriquantde l’illusion. Personnages encombrants mais nécessairespuisqu’ils remplacent le manuscrit. Geste désespéré du direc-teur montrant les personnages aux comédiens puis les comé-diens aux personnages : il tente désespérément de concilierl’inconciliable, pris en étau.

– Fébrilité : phrases brèves à valeur injonctive (« vousécoutez », « vous regardez ») ; interruptions nerveuses oppo-sées aux objections du père et distribution rapide des rôlessacrifiant aux conventions théâtrales (« oh, c’est facile, ilssont distribués d’avance »).

– Ton excédé : exclamatives brèves juxtaposées, didasca-lies qui soulignent l’agacement et la nervosité croissante dudirecteur + ironie face aux prétentions du père. Brutalité aveclaquelle il tente d’interrompre la discussion (« oh, et puisfinissons-en ») : malaise face à cet être qui revendique safonction de personnage réel et ôte ainsi toute légitimité au« jeu théâtral » ?

Incompréhension et désarroi du père

– Relégué au second plan : « sur la scène, en tant que vous-même, vous n’avez pas votre place ! Sur la scène, il y a lecomédien qui vous représente, un point c’est tout ! » (• p. 87,l. 1336). Incompréhension déclenchée par le mot « répéti-tion » + verbe correspondant (cinq occurrences).

– Étonnement puis « trouble » face à cette tautologie :comment répéter le rôle d’un personnage alors qu’il est lui-même le personnage ?

– Répliques brèves, hésitantes, interruptions fréquentes,nombreuses parenthèses : embarras et désarroi (« je ne saisplus que vous dire », • p. 86, l. 1288).

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– Courtoisie (« Je ne voudrais pas vexer vos comédiens,Dieu m’en garde ! », • p. 87, l. 1345 ; « Vous m’en voyeztrès honoré », • p. 88, l. 1350, etc.). Adjectif « mielleux »récurrent dans la pièce. Posture figée du père, marqué parl’infamie et le remords qui rattrape le personnage plaidant sacause auprès du directeur et des comédiens : personne ne peutle représenter.

• Conflit entre vie et illusion théâtrale

– Distinction entre l’article indéfini « un corps » et le déic-tique « ce corps » (• p. 87, l. 1323 et l. 1330) qui impose laprésence charnelle des personnages.

– Vivants, les personnages ne peuvent concevoir qu’on lesre-présente ; « horrible souffrance » (• p. 87, l. 1329) del’altération.

– Discours du directeur placé sous le signe de l’artifice etde l’invention : répétition de « il faut trouver ». Le souci del’« effet à produire » dénie toute réalité aux personnages.Conteste l’adoption du « vrai nom » de la mère, négationd’identité. L’« expression » des personnages ne peut être quele résultat d’un habile « maquillage » (• p. 87, l. 1333). Ils nesont que des « matériaux », de pures abstractions dont doi-vent s’inspirer les comédiens.

• Conflit entre personnages et comédiens

– Comédiens : effacés. Si les personnages troublent ledirecteur par leur présence, ceux qui doivent les incarnersont d’abord inutiles (« Et que devons nous faire ? – Rien dutout ! »).

– Inextricable paradoxe dans lequel s’enferre le directeur :il défend la primauté du comédien sur les personnages,mais en l’absence de manuscrit les comédiens sont d’abordcondamnés à être spectateurs. Scène vécue par les person-nages dans les pages suivantes, puis maladroitement reprisepar les comédiens, ce qui confirmera que les véritables impos-teurs sont les comédiens eux-mêmes.

– Concurrence entre personnages et comédiens suggéréepar l’impertinence : « hein ? quoi ? C’est celle-là qui va êtremoi ? » (• p. 86, l. 1299). Opposition entre le pronom démons-tratif dévalorisant et le pronom personnel (et plus loin entre« moi » et « vous ») : impossible identification, conscienceaiguë d’une individualité propre.

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– La dernière réplique du père renforce cette distorsion :distinction entre ce qu’il se « sent être » intérieurement etle personnage que « sentira » l’acteur. Opposition entre pre-mière et troisième personne : impossible adéquation. Cf.périphrase « celui qu’il interprétera comme étant moi ».

– Comédiens drapés dans une dignité affectée qui ne rendque plus naturelles les réactions du père et de la belle-fille. Ilsrient : dissimulation d’un malaise ? Réponse au rire de lajeune fille ?

• Conclusion

Impossibles dialogue et complémentarité entre comédienset personnages. En l’absence de manuscrit et en présence despersonnages, l’acharnement mis à vouloir créer du vraisem-blable pour occulter une vérité qui dérange se révèle totale-ment vain.

Traditionnellement, « jouer » signifie donner vie à unecréature de chair et de papier ; ici, « jouer », c’est prétendreimiter l’art doté d’une vérité qui lui est propre.

• Prolongements

– Diderot, Paradoxe sur le comédien (Dossier, • p. 148-150).

– Pirandello, Écrits sur le théâtre et la littérature (Dossier,• p. 147-148).

• Analyse d’image :la concertation entre les acteurs et le directeur

Vue d’ensemble. Trois plans (voir • p. 101) :– Au premier, les comédiens et, face à nous mais tourné

vers le directeur dont il écoute les indications, le grand pre-mier rôle. Le directeur expose ses vues. Comédiens vêtus deblanc, sauf un, ce qui contraste avec le deuil des personnageset accentue le clivage entre les deux groupes mis en évidencepar le cercle fermé que forme la troupe.

– Au second plan, le père ; posture d’attente tendue ; exclude cette concertation.

– Porte-parole de sa famille, il se détache d’elle, qui attenden arrière-plan : belle-fille, adolescent et fils, chacun à bonnedistance l’un de l’autre. Plongés dans une demi-obscurité,leur ombre se profile sur le sol.

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SÉANCE 4

Objectif : mettre en évidence la singularité de Mme Pace et lafaçon dont Pirandello fait de la scène la matérialisation deson esprit.

Le père devient dans cet extrait une sorte de thaumaturge,un double inversé du metteur en scène : il ne fabrique pas del’illusion mais fait apparaître sous le regard fasciné des spec-tateurs et des acteurs une créature extraordinaire et vraie ; unpersonnage qui obéit à une nécessité dramatique.

À la fois fantastique et comique, cette scène illustre lespropos de Pirandello qui, dans la préface, définit sa piècecomme un « mélange de tragique et de comédie, de fantastiqueet de réalisme ». Accent mis sur la réalité de ce passage dunéant à l’éternité qu’est la création d’un personnage. Or cetteapparition est réduite par les professionnels du théâtre à un« tour de passe-passe », ce qui creuse le fossé entre les deuxmondes.

• Une étrange apparition

L’apparition de Mme Pace est pensée comme un coupde théâtre : le père de famille orchestre ce curieux phéno-mène. Celui-ci est « évoqué » au sens littéral du mot. Scèneconstruite de manière à créer un effet d’attente. Accent missur le regard. Exclamations répétées du père et de la belle-fille : dramatisation. Mais le mouvement de frayeur quis’empare des professionnels du théâtre (à deux reprises) créeun effet comique qui culmine avec le langage très coloré dupersonnage, assorti à son accoutrement.

Un personnage qui naît « à point nommé » : elle se dis-tingue des autres personnages parce qu’elle naît sur lesplanches et sous nos yeux comme elle est née dans l’imagi-nation de l’auteur, qui paradoxalement use de ressorts théâ-traux pour mettre au monde le personnage (les chapeaux 1, le

→ Lecture analytique 3. « Eh bien monsieur, peut-être qu’ensoignant le décor […]. Monstre ! Ma fille ! » (• p. 91-95)

1. Le chapeau est associé dans la symbolique pirandellienne à une sexua-lité bestiale couverte par une société hypocrite. Lui-même avait surprisson père en plein rendez-vous galant au parloir du couvent d’Oroglione.

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décor). Élément clé du drame « secondaire » des person-nages, elle ne porte pas de noir, mais des couleurs criardesqui contrastent avec les couleurs sombres de la famille. Il nes’agit pas d’un personnage refusé mais d’un personnage quinaît soudainement, obéissant à une nécessité : « le nouveaupersonnage est vivant non parce qu’il l’était déjà, mais parcequ’il est né à point nommé, comme le veut précisément sanature de personnage, en quelque sorte obligé ».

Un mélange d’étrangeté et de grotesque : Mme Pace estdécrite par une longue didascalie (• p. 91, l. 1444-1454) quisouligne sa vulgarité et son ridicule (« perruque de lainecouleur carotte », cigarette, etc.). Personnage de foire, n’exis-tant nulle part et pourtant vrai. Tout est outré comme lesoulignent adjectifs et adverbes (« éclatant », « criard »,« outrageusement »). Son langage : mélange d’espagnol et demauvais français qui relève de la pure invention. Pirandellone fait pas naître un personnage vraisemblable mais un per-sonnage « vrai » ; et le directeur s’y trompe lorsqu’il ne voitdans ce langage qu’une touche comique et pittoresque per-mettant d’atténuer la « crudité » de la scène.

• Quand la réalité passe pour une fiction

De l’effroi à la fascination

– Mouvement inversé : les acteurs se précipitent vers lasalle c’est-à-dire vers la réalité, tandis que la belle-fille estimmédiatement portée vers sa patronne, issue du même uni-vers qu’elle – celui de la création : préexistence d’un lien trèsfort, attraction quasi surnaturelle. Le double mouvement versdes pôles opposés accentue la différence entre réalité théâ-trale et réalité artistique.

– Le père désigne aussitôt Mme Pace comme un « pro-dige » (• p. 92, l. 1469) et affirme la vérité supérieure dupersonnage dont il se fait en quelque sorte l’avocat. Interro-gations oratoires, accumulation, interpellation, répétition duverbe « regarder » : le personnage déploie toute l’éloquenced’un homme convaincu d’avoir accompli un miracle, celui dela création. Son argument le plus cinglant : l’absence crianted’actrice pouvant jouer ce rôle.

– Directeur et acteurs : panique puis stupéfaction. Colèreet lassitude du directeur qui prête à sourire : « Ah ? parcequ’il y a encore quelqu’un d’autre qui doit débarquer ? »

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(• p. 93, l. 1519). Démystification de la scène qualifiée de« mascarade » (• p. 91, l. 1459) ; les comédiens y voient un« tour de passe-passe » (• p. 92, l. 1465). Père de familleperçu comme un prestidigitateur.

– Puis les professionnels du théâtre se laissent gagner parla fascination et veulent entendre la scène qui se joue sousleurs yeux comme elle se jouerait dans la vie, c’est-à-dire àvoix basse, sans tenir compte des spectateurs.

Drame vécu ou drame joué ?

– Déception des professionnels du théâtre, soulignée parles didascalies et leurs récriminations : « On n’entend rien dutout ! » (• p. 92, l. 1493). Mystère autour de Mme Pace et de labelle-fille. Notre curiosité est éveillée par ce dialogue inau-dible.

– La belle-fille : d’un discours tonitruant à un discoursmurmuré ; thème de la bienséance : « ce ne sont pas deschoses que l’on peut dire à tue-tête ». Écho dans le discoursdu directeur quelques pages plus loin au sujet de la scène duparavent : bienséance théâtrale cette fois que la belle-filleprendra pour un complot masculin.

– Personnages et professionnels du théâtre raisonnentdifféremment : réclamer un discours plus audible à la belle-fille, c’est confondre ce qu’elle vit avec une fiction.

– Évocation par le directeur des exigences théâtrales : « lepublic », « la salle », s’oppose à la volonté impatiente de per-sonnages de vivre cette scène. Réception par le public sansimportance, car pour les personnages ce dernier n’existe pas.Seule compte la société qui juge. Cf. propos de la belle-fille :« elle risque la prison » (• p. 93). Par ailleurs, la belle-filleveut voir la scène alors même qu’elle doit la vivre : « Toutde suite ! Tout de suite ! Je vous dis que je meurs d’envie dela vivre, de la voir 1, cette scène » (• p. 94, l. 1532).

– Le père utilise un vocabulaire théâtral (« et même, avecvotre permission, je vais faire mon entrée », • p. 93, l. 1525),comme pour mieux persuader le directeur en feignant de seplier aux contingences du théâtre.

1. De façon très significative, la belle-fille se définit comme spectatricede la scène dont elle est pourtant actrice, ce qui montre bien que pourelle – comme pour les autres personnages –, le public n’existe pas.

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– Finalement, la réalité des personnages l’emporte surl’illusion théâtrale. Ils revivent la scène grâce à la réactionspontanée et pathétique de la mère, déclenchée par les proposde Mme Pace. Le pathétique et la violence de sa réplique sontaussitôt désamorcés par le rire des acteurs déclenché par laperruque arrachée. Quant au public, il ignore s’il faut rire etreste perplexe devant une telle imbrication de perspectives.

• Conclusion

Moment spectaculaire de la pièce qui accentue le désordrerégnant sur scène. Apparition qui nous renvoie aux mystèresde la création. Bien qu’il s’en défende dans sa préface 1,Pirandello a choisi de faire naître son personnage sur unescène et grâce aux accessoires de l’arrière-boutique, ce qui estmalgré tout une manière d’accorder, en partie au moins, authéâtre le pouvoir démiurgique qu’il lui conteste tout au longde la pièce.

• Prolongement

Le mystère de la création artistique (Dossier, • p. 151-155).

SÉANCE 5

Suggestion : avant l’analyse d’image, une lecture analytiquepourra s’attacher à l’étude des rapports entre personnageset de la façon dont ils perçoivent leur drame. Montrer com-ment cette scène souligne une fois de plus les conditionsd’impossibilité de la représentation à travers le mélangedes registres. L’analyse d’image ne portera que sur certainsaspects de la scène étudiée.

1. « Et cela a provoqué une cassure, un changement brutal de plan de réa-lité sur la scène, car un personnage ne peut naître ainsi que dans l’imagina-tion du créateur, mais sûrement pas sur les planches du théâtre. Sans quepersonne n’y ait pris garde, j’ai changé tout à coup le lieu de la scène, jel’ai à ce moment là réintégré dans mon imagination sans pour autant lesoustraire à la vue des spectateurs ; c’est-à-dire que je leur ai montré, aulieu du plateau, mon imagination en train de créer […]. »

→ Analyse d’image. « Votre drame, votre drame […] C’estmoi qui vous le dis » (• p. 107-111)

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Les personnages exposent leur drame :– La belle-fille et son père sont sur des tréteaux. Plusieurs

interprétations possibles :• matérialisation de la mise en abyme théâtrale. Les tré-teaux sont une scène sur la scène (mais une scène trèsdépouillée, comme improvisée) ;• les tréteaux renvoient au désordre d’un théâtre sansapprêt. Il s’agit d’un bois brut et on voit très clairement lestrépieds ainsi que l’escabeau qui a permis aux personnagesde monter. Espèce de ring où s’expriment les conflits entrepersonnages.

– Au premier plan : projecteurs braqués sur la belle-filleévoluant sous le regard des techniciens au second plan der-rière elle et à gauche sur l’escabeau, comme s’il s’agissaitd’une actrice.

– Le père, assis, regarde sa belle-fille les mains sur lesgenoux comme attendant son tour.

– La belle-fille est presque de face et pointe du doigt lescomédiens hors champ comme pour les prendre à témoin.Sensualité qui se dégage de la robe et de la gestuelle. Lesdeux personnages les plus assoiffés d’existence sont sur lestréteaux. Les autres sont en retrait.

– La mère : assise dans une posture de souffrance ; passive.Encadrée par l’adolescent qui tourne le dos aux tréteaux etpose sa main sur son épaule comme pour la soulager. Elle-même entoure sa petite fille par les épaules dans un geste pro-tecteur.

– Le fils est de profil ; très raide, il écoute attentivement ceque dit sa demi-sœur.

SÉANCE 6

Difficile de parler de dénouement pour cette pièce hors ducommun : où commence et où s’achève l’intrigue, à supposerqu’il y en ait une ?

Ce dernier extrait met sur le devant de la scène deux per-sonnages qui interviennent assez peu : l’adolescent, muetpuisque personnage condamné à une mort perpétuelle, et lefils qui refuse le drame autant que l’auteur.

→ Lecture analytique 4 : le dénouement. De : « Qu’est-ceque vous voulez, vous ? » à la fin (• p. 126-132)

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La « pièce à faire » s’achève sur le suicide de l’adolescentdéclenché par le récit qu’en fait le fils ; la pièce cadre, surl’échec définitif de toute représentation. Le chaos qui règnesur scène est à son comble et sème la confusion dans lesesprits.

• Une tension et un désordre croissants

La fascination croissante du directeur– Caractère récalcitrant du fils, acharnement du père à le

faire entrer dans le drame et fascination morbide du directeurassoiffé d’événements spectaculaires : regain de tension.

– Curiosité triviale du directeur : questions pressantes quirelancent le récit du fils (après avoir joué le même jeu auprèsde la mère) ; amorces : « Vous êtes sorti de votre chambre,sans prononcer un mot ? », « Et alors ? Et après ? Qu’avez-vous fait ? » (• p. 128, l. 2578). Les questions se font de plusen plus brèves. Le directeur réclame avec fougue un récit sanssavoir où il le mènera, ce qui crée chez le public un effetd’attente. Les didascalies soulignent l’impatience du person-nage, qui se communique à l’ensemble de la salle.

L’autoritarisme vain du père– L’opiniâtreté que met le directeur à faire parler le fils

trouve un écho dans l’acharnement mis par le père à lui fairejouer le drame. Empoignade. Impression de chaos. Tensiondramatique.

– Impossible incarnation des personnages par lescomédiens : métaphore du miroir déformant et de la carica-ture qui trouve un assentiment empressé du père. Mais sonfils et lui s’opposent ensuite avec violence (gestuelle quiprend un relief particulier et ton).

– Père ramené à sa déchéance. Désigné comme père defamille et meneur des personnages, mais l’autorité lui estdéniée dans les deux rôles. Invective (répétition du verbe« obéir »). En appelle à la piété filiale.

Une mère poussée par son instinctIntensité dramatique : mère qui tente de séparer les deux

hommes. Désir de vivre la scène dicté par l’amour maternel etnon par la conscience d’être un personnage du drame : « Jevoulais vider mon cœur de toute cette angoisse qui

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m’oppresse » (• p. 127, l. 2532). Elle attend du directeur uneoccasion de pouvoir parler à son fils et non une occasiond’exister (empressement de la réplique « Moi j’y suis touteprête, monsieur », • p. 127, l. 2542, etc.).

Intransigeance du fils : un personnage qui ne veut pas« faire de scène »Clame son refus de venir en dénonçant la quête désespérée

du père qui les y a forcés. Expression équivoque qui peutcorrespondre à la pièce à faire comme au drame despersonnages : il ne voulait pas « faire de scène » (• p. 127,l. 2536-2537). C’est donc son récit qui déclenche le troisièmevolet.

• Réalité ou fiction ?

Le troisième voletPoint culminant de la tension : coup de revolver, inattendu

et retardé par les hésitations du fils. Rebondissement, donceffet de surprise, car l’événement n’avait pas été clairementannoncé. Augmentation du désordre et de la tension. Ultimecri de la mère comme si les cris répétés scandaient les diffé-rentes étapes du drame en l’absence de véritable structure.Nombreux termes soulignant l’atmosphère chaotique régnantsur scène à ce moment : « confusion générale », « tumulte »,« tentant de se frayer un passage », « on le transporte », etc.Pas de lien clairement exprimé entre suicide, demi-inceste etmort accidentelle de la fillette ; fragments de drame plongentles comédiens, le directeur et les spectateurs dans la conster-nation.

Réaction des professionnels du théâtre :de l’angoisse au rireIls se dirigent de l’autre côté de la toile, donc de l’illusion,

comme pour y chercher une vérité ou chercher refuge ; api-toiement, rire puis question : fiction ou réalité ? Reste en sus-pens. Le directeur achève la pièce comme il l’a commencée,dans la dénégation. Retour de la lumière : moyen d’échapperà un « cauchemar ». But : revenir au quotidien, échapper autrouble suscité par cette apparition étrange. La répétitioninterrompue redevient la préoccupation première et la pièces’achève ainsi presque comme elle a commencé. La dispari-

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tion de l’adolescent emporté par des personnages non identi-fiés (« on le transporte derrière la toile de fond », • p. 129,l. 2614) demeure un mystère.

Un drame à jamais inachevéThéâtre déserté mais hanté par ces figures de l’art qui ont

tenté de vivre un instant. Ombre des personnages errant dansles limbes de la création, éternellement vivants, représentanttous les personnages créés par l’art (théâtre en particulier).Illustre le cri désespéré du père : « C’est la réalité, messieursdames, la réalité ! » (• p. 131, l. 2631). Terreur du directeur,rire hystérique de la belle-fille, qui résonne comme le cri dela mère, renforcent l’atmosphère étrange. Monde de l’art etcelui de l’illusion se sont rencontrés et se séparent.

• Conclusion

Dénouement marqué par l’hésitation entre fiction et réalité,caractère mouvant de la réalité et incertitudes qu’elle draine,particulièrement dans le contexte trouble de l’entre-deux-guerres où la pièce vit le jour pour la première fois.

SÉANCE 7

• Étude de l’adaptation de la pièce par Jean Prat

Support : adaptation cinématographique de Jean Prat (dispo-nible à l’ADAV).

Objectif : préparation du sujet d’invention à rendre en évalua-tion finale :→ discussion autour de la question suivante : l’adapta-tion vous semble-t-elle fidèle à la pièce ? On prendra soinde sensibiliser les élèves aux particularités du théâtre filméqui met en jeu une écriture cinématographique.→ sujet d’invention : Vous êtes critique littéraire dansune revue. Votre directeur vous charge de rendre comptedans un article circonstancié de l’adaptation de Six person-nages en quête d’auteur par Jean Prat. Vous formulerezune appréciation justifiée sur la pièce en prenant soin deconstruire votre raisonnement et d’analyser des exemplesprécis.

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• Remarques préliminaires

– Réalisateur, auteur de documentaires et de reportages,Jean Prat se spécialise rapidement dans l’adaptation filmée.1964, Six personnages en quête d’auteur (principaux acteurs :cf. notice). Action transposée sur un plateau de télévision ; letexte est au début modifié en fonction de ce nouvel impératif.Consignes : relever quelques-unes des modifications apportéesau texte (évocation de l’émission, de la caméra, des embou-teillages au Trocadéro, de la peinture fraîche, jeux avec lechien, etc.)

– On expliquera en vue de l’analyse d’image les termessuivants (voir aussi • p. 157) :

• Cadrage : délimitation de l’image que nous voyons àl’écran. Il est déterminé par la place de la caméra, l’échelledu plan, le décor et l’action que nous devrons voir.• Champ/contrechamp : plan alterné par exemple dedeux personnages en train de se parler.• Champ/hors champ : image qui se situe dans le champde la caméra, portion d’espace que nous voyons. Le horschamp est l’espace que nous ne voyons pas mais qui bordele cadre.• Panoramique : pivotement de la caméra sans la bougerde son emplacement. Il peut être horizontal ou vertical.• Profondeur de champ : mise en scène faisant jouer lesacteurs sur différents plans.• Recadrage : léger mouvement de caméra destiné àsuivre un personnage ou un objet afin qu’ils ne sortent pasdu cadre.

• Analyse de l’exposition

Du début à l’effondrement de la belle-mère

– Début : plan d’ensemble en légère plongée d’un plateaude télévision. Deux techniciens délimitent au sol l’emplace-ment d’un futur décor, défile le générique sans musique.

– Arrivée naturelle des comédiens et du directeur de troupequi se fait dans un joyeux désordre.

– Profondeur de champ. Plans étirés. Les panoramiquessuivent les acteurs : liberté de mouvement ; l’exposition a desallures d’improvisation. Prise de son directe et musique intra-diégétique renforcent l’effet de réel.

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Arrivée des professionnels du théâtre

– En arrière-plan : amoncellement de planches, une échelleet sur le côté droit un piano. Au fond, derrière une immenseouverture, quelques personnages que la profondeur de champpermet de distinguer très nettement. À plusieurs reprises aucours de cette exposition, on entend parler de la peinture quin’est pas sèche, ce qui accrédite l’idée d’un plateau en pleinspréparatifs. Au fil des panoramiques, on découvre tous lesattributs d’un plateau de télévision : micro, caméra, portant,projecteurs, fils électriques, etc. Les plans de la table autourde laquelle les acteurs doivent lire le texte laissent voir lasaleté qui règne au sol.

– Entrée du régisseur, pas nerveux. Se dirige d’abord versla droite : panoramique qui permet de découvrir la partiedroite du plateau. Course vers le téléphone, ce qui permet dedécouvrir la partie gauche du plateau, et de mesurer sonampleur. Plan fixe sur le régisseur réclamant les éléments dudécor. À sa droite, une échelle. Murs nus.

– Arrivée de la script (qui remplace le souffleur) : descend unescalier immense. Entrée naturelle, elle participe spontanémentà la conversation téléphonique en rappelant au passage sonbureau ; pantalon et veste négligemment jetée sur les épaules.Elle traverse le plateau ; trajectoire inverse de celle du régisseur.Au premier plan en haut, un micro. La scripte se dirige du côtédu piano. Derrière, décor bucolique. Des techniciens portent desplanches. Au passage, elle croise quelqu’un qui lui met dans samain libre (dans l’autre, une sacoche) un dossier, sans doute letexte à répéter (Le Jeu des rôles de Pirandello).

– Chassé-croisé entre techniciens affairés et comédiens arri-vant du fond. Tous vêtus de vêtements assez clairs conformesaux indications scéniques ; ambiance dilettante. L’un joue avecles lunettes de la scripte tandis qu’arrive une actrice, puis il semet au piano, sans conviction d’abord. Léger panoramiquedroite-gauche pour suivre les pas de danse esquissés par l’unedes actrices. Arrière-plan : arrivée du premier grand rôle mas-culin aisément identifiable à sa tenue très distinguée ; il sedirige vers le bureau de la script pour émarger. En arrière-plan,des caméras, et au second plan, des techniciens portant deschaises. Les comédiens suivent tous la même trajectoire : ilsentrent par le fond, s’approchent du piano puis se dirigent versle bureau de la script. Les poignées de main soulignent laconvivialité. L’air de piano se prolonge.

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– Pendant ce temps le directeur de troupe fait son entrée :veste de cuir noir, casquette et cigarette comme la scripte. Ildépose ses vêtements dans le coin gauche du plateau sur deschaises puis revient à la table et ouvre le courrier.

– Plan fixe : les techniciens disposent autour de la table deschaises non assorties, en mauvais bois en vue de la lecture.L’air de piano s’arrête, la comédienne et le pianiste rejoignentl’équipe à gauche du plateau pour commencer la lecture ;retard du premier rôle féminin souligné par le directeur quiévoque à cette occasion une émission : la répétition doit êtrefilmée. Un autre plan saisit alors l’entrée de l’actrice avec sonchien. Panoramique gauche jusqu’au bureau de la script. Lechien a un pelage presque assorti au manteau de sa maîtresse.

La lecture

– Elle remplace la répétition pendant que les tracés dedécor sèchent. La script lit. Son bureau est cadré de profil etl’on voit les comédiens autour de la table. Une légère touxinterrompt très naturellement sa lecture de même que le gestequ’elle fait tout en parlant pour déplacer sa sacoche tandisque le premier rôle féminin (qui a ici un prénom, Josiane)appelle son chien.

– La plupart des actrices portent leur chapeau, ce qui a sonimportance pour la suite.

– On retiendra trois plans :• La discussion entre le directeur et le premier rôle mas-culin cadrés de profil de part et d’autre de la table.• Le champ/contrechamp qui permet de saisir d’une part ledirecteur et une comédienne qui a un sourire goguenard enécoutant ses propos sur la coquille vide ; d’autre part lepremier grand rôle masculin et sa voisine incarnant sonépouse, incrédule.• Le plan encadré qui saisit l’aparté entre le directeur et lecomédien : « pensez à rester bien face à la caméra » rem-place « Surtout, placez-vous de trois quarts ».

L’entrée des six personnages

– Saisie par un plan d’ensemble en légère plongée. Caméraplacée derrière les comédiens. Le contraste est ainsi mis envaleur entre les costumes de ville et les vêtements de deuil,d’une autre époque.

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– Le fils est en retrait en arrière, la belle-fille, la fillette, lamère et l’adolescent sont alignés, tandis que le père est légè-rement en avant. Deux mondes se font face et l’écriture ciné-matographique souligne ce clivage.

– Le père : d’abord à bonne distance ; il semble vouloirpartir en apprenant l’absence d’auteur tandis que la belle-filles’avance en proposant leur drame. Puis il se ravise.

– S’engage alors un dialogue où les points de vue s’oppo-sent, soulignés par la technique du champ/contrechamp. Der-rière les comédiens, un décor représentant un port nocturne :illustration des propos du père sur l’illusion du vraisemblable.Comme dans une joute, le directeur et le père s’affrontent. Lacaméra suit les va-et-vient du directeur qui s’approche du père(vu de dos) pour donner du poids à sa réplique et retourne dansle camp des comédiens qui l’applaudissent. Plan rapproché dupère qui permet de saisir son expression et sa gestuelle. Il tientson chapeau de la main gauche tandis que l’autre main accom-pagne ses propos. Il porte des gants noirs. Son costume estsombre et rayé. Le regard parcourt les comédiens, hors champ,qu’il cherche à convaincre.

– Retour au plan d’ensemble initial mais le père s’estavancé près de la table, tribune derrière laquelle se trouventles comédiens/jurés. La belle-fille s’avance, puis la mère etses deux petits ; en retrait, le fils. Les rires fusent, inter-rompus par l’évocation du deuil de la mère.

– Léger recadrage droite qui permet de mieux la voir. Lepère fait s’avancer la famille et lance un signe au fils quireste obstinément en retrait. Applaudissements des comédiensassortis de commentaires qui sont interrompus par le direc-teur. Le régisseur doit les chasser, il court vers eux et s’arrête.Plan moyen de lui et du père qui refuse de sortir.

– Invective du père, saisi en plan d’ensemble s’adressantaux comédiens hors champ. Sa belle-fille s’avance et com-plète ses paroles mais il l’interrompt. Cadrés en plan d’en-semble et légère contre-plongée. Au fond le reste de lafamille, au second plan et de dos un comédien devenu spec-tateur, au premier plan les têtes de comédiennes en chapeau.

– Deuxième plan rapproché du père qui expose la condi-tion de personnage. Il s’approche ensuite des comédiens pourmieux les convaincre.

– Plan rapproché de la belle-fille qui lance un baiser inso-lent à son beau-père resté hors champ. Il la rejoint pour la rap-peler à l’ordre ; les deux personnages sont cadrés en plan rap-

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proché : l’écriture cinématographique souligne ainsi le lienqui les unit tout en mettant en évidence le conflit. Commencele numéro de charme de la belle-fille qui s’adresse aux comé-diens en s’approchant d’eux suivie par un panoramiquegauche puis rejoint le centre du plateau. Plan d’ensemble.Puis plan rapproché avec le fils en arrière-plan de profil,adossé au portant, drapé dans une indifférence méprisante. Labelle-fille : robe assez luxueuse et décolletée, gilet transpa-rent et béret à croisillons brillants d’où pend une fanfreluche.Le fils : austère manteau noir et long parapluie.

– Chant d’abord a capella : attitude de petite fille timide,yeux baissés et mains derrière le dos. Puis elle lève les yeux,commence à sourire et à danser avec sensualité au moment oùle piano l’accompagne. Qui joue ? Musique intra- ou extra-diégétique ? Le show s’achève sur un plan d’ensemble :applaudissements des comédiens conquis mais très vite rap-pelés à l’ordre par le directeur, cadré en plan moyen.

– La belle-fille prend la parole à son tour. Elle parcourt leplateau allant des comédiens aux personnages. On seraattentif à la gestuelle : bras tendus, tantôt supplique tantôtgeste d’accusation.

– Évanouissement de la mère.

• Lectures cursives

Molière, L’Impromptu de Versailles.Corneille, L’Illusion comique.

• Suggestions de devoir

Dissertation : pour être acceptable, une mise en scènedoit-elle nécessairement respecter le texte théâtral à la lettre ?Vous prendrez appui dans votre raisonnement sur desexemples précis.

Commentaire littéraire : l’apparition de Mme Pace(cf. supra).

I I I . INDICAT IONS B IBL IOGRAPHIQUES

N. JONARD, Introduction au théâtre de Pirandello, PUF, 1997.PIRANDELLO, Écrits sur le théâtre et la littérature, Gallimard, « Folio

essais », 1990.

Nadia ETTAYEB.