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LES ANONYMES

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R. J.ÞEllory

LES ANONYMES

Traduit de l’anglaispar Clément Baude

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Ouvrage réalisé sous la direction éditorialed’Arnaud Hofmarcher et de François Verdoux

© R.J. Ellory Publications Ltd, 2008Titre originalÞ: A Simple Act of Violence

Éditeur originalÞ: Orion

© Sonatine, 2010, pour la traduction françaiseSonatine Éditions

21, rue Weber75116 Paris

www.sonatine-editions.fr

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À ma femme, Vicky, et à mon fils, Ryan,qui supportent mes manies et comprennent

que je les aime sans limites

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L’assassinat n’a jamais changé l’histoiredu monde.

Benjamin DISRAELI

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PROLOGUE

lle est debout dans la cuisine. Elle retient un instant sonsouffle.17Þheures passées de quelques minutes. Il fait déjà nuit

dehors, et, bien qu’elle se rappelle être restée à cet endroit pré-cis des milliers de fois – devant elle l’évier, à sa droite le plande travail, à sa gauche la porte du couloir –, quelque chose achangé.

De façon extraordinaire.L’air est toujours le même, mais semble plus difficile à respi-

rer. La lumière au-dessus est la même, mais curieusement crueet violente. Même sa peau, ce qu’elle n’avait jamais remarqué,lui paraît plus ferme. Ses cheveux la démangent car elle com-mence à transpirer, elle sent le poids de ses vêtements, la lour-deur de ses bras, la pression des bagues sur ses doigts, de samontre contre son poignetÞ; elle sent ses sous-vêtements, seschaussures, son collier, son chemisier.

Ça y est, se dit-elle.Je m’appelle Catherine. J’ai 49Þans, et ça y est.Merde.Elle bouge vers la droite, tend la main et touche la surface

froide de l’évier. Elle s’agrippe au rebord et, en usant commed’un levier, se retourne lentement vers la porte.

Elle se demande s’il est déjà dans la maison.Elle se demande si elle ferait mieux de rester immobile et

d’attendre, ou au contraire de bouger.Elle se demande ce qu’il veut d’elle.Elle met du temps à prendre une décision, mais, une fois

qu’elle l’a prise, elle s’y tient.

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Elle traverse la cuisine jusqu’au salon – déterminée, concen-trée. Elle sort un DVD de l’étagère contre le mur et, avec la télé-commande, ouvre le lecteur, pose le disque, referme le lecteur,appuie sur des boutons et attend que le son arrive… Puis l’imageapparaît. Elle hésite.

Une musique.

Elle monte le volume.

Musique composée par Dimitri Tiomkin.

La Vie est belle.

Elle se rappelle la première fois qu’elle a vu ce film. Elle serappelle toutes les fois qu’elle l’a vu. Des passages entiers qu’elleconnaît par cœur, mot pour mot. Comme si elle bachotait pourun examen. Elle se rappelle les gens avec qui elle était, ce qu’ilsdisaient, ceux qui pleuraient, ceux qui ne pleuraient pas. Dansun moment comme celui-là, c’est à ça qu’elle pense. Elle auraitcru qu’elle penserait à l’essentiel.

Bon sangþ! mais c’est peut-être ça, l’essentiel.

Dans sa poitrine, son cœur est énorme. Gros comme unpoingÞ? Apparemment pas. Pas dans son cas. Son cœur est groscomme deux poings réunis, ou comme un ballon de football.Gros comme…

QuoiÞ? se dit-elle.

Gros comme quoi, au justeÞ?

Elle regarde l’écran de la télévision. Elle entend sonner le glas,puis la joyeuse mélodie des cordes. La pancarte qui indiqueÞ:BIENVENUE À BEDFORD FALLS. Une rue de carte postale, la neige quitombe…

C’est alors que l’émotion s’empare de Catherine Sheridan. Çan’est pas de la peur, car cela fait longtemps qu’elle n’a plus peur.Ce n’est rien de définissable dans l’immédiat – quelque chosecomme le sentiment d’une absence, peut-être une nostalgieÞ;quelque chose comme de la colère et du ressentiment, ou del’amertume à voir que les choses finissent ainsi.

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«ÞJe dois tout à George Bailey, dit la voix à l’écran. Aidez-le,Seigneur. Joseph, Jésus, Marie… Aidez mon ami M.ÞBailey…Þ»

Une voix de femmeÞ: «ÞAidez mon fils George ce soir.Þ»La caméra s’élève en un panoramique, vers le ciel, loin de la

maison, dans l’espace.C’est tout et rien à la fois. Catherine Sheridan voit sa vie

comme le soufflet d’un accordéon, ratatinée puis déployéejusqu’à ce que chaque instant, chaque fragment puisse être clai-rement identifié.

Elle ferme les yeux, les rouvre, voit des enfants glisser sur despelles, la scène où George sauve Harry des eaux gelées. Et c’estcomme ça que George a attrapé son virus à l’oreille, et c’estcomme ça qu’il a perdu l’ouïe…

C’est à cet instant précis que Catherine entend un bruit. Ellesonge à se retourner, mais n’ose pas. Un soudain déferlement aufond de ses tripes. Elle veut se retourner. Elle veut désespéré-ment se retourner et le regarder bien en face, mais elle sait quesi elle le fait, elle va s’effondrer, hurler, pleurer et supplier pourque ça se passe autrement. Or il est trop tard maintenant, troptard pour revenir en arrière… Trop tard, après tout ce qui estarrivé, tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont appris et tout ceque cela signifiait…

Et Catherine penseÞ: Mais qu’est-ce qu’on croyait, bordelÞ?Pour qui on se prenaitÞ? Qui nous a donné le droit de faire cequ’on a faitÞ?

Elle se ditÞ: On s’est arrogé ce droit. On s’est arrogé un droitque seul Dieu aurait dû nous donner. Et où était-IlÞ? Où étaitDieu pendant que tous ces gens mouraient, heinÞ?

Et maintenant je dois mourir.Mourir comme ça.Mourir là, dans ma propre maison.«þQui sème le vent récolte la tempête.þ»Voilà ce que Robey aurait ditÞ: «ÞQui sème le vent récolte la

tempête, Catherine.Þ»

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Et elle aurait souriÞ: «ÞTu as toujours été un vrai bouddhiste àla noix. Avec le boulot que tu fais et les choses que tu as vues,tu crois que tu peux me sortir une phrase toute faite pour tedédouanerÞ? Va te faire foutre, John Robey… Est-ce que tut’entends parler, de temps en tempsÞ?Þ»

Et il aurait réponduÞ: «ÞNon… Non, je ne m’entends jamaisparler, Catherine. Je n’ose pas.Þ»

Et elle aurait compris exactement ce qu’il voulait dire.

Au bout d’un certain temps, on n’ose plus affronter ce qu’ona fait. On ferme les yeux, on serre les dents et les poings en fai-sant semblant que tout ira bien.

Voilà ce qu’on fait.

Jusqu’à un moment comme celui-là.

On est debout dans son propre salon, James Stewart passe àla télévision, et on sait qu’il est juste derrière vous. On a unevague idée de ce qu’il va faire parce qu’on l’a lu dans lesjournaux…

Catherine regarde l’écran.

George à la banque.

«ÞVire de cap, capitaine… où vas-tuÞ?

–ÞJe dois voir papa, oncle Billy.

–ÞÇa attendra, George.

–ÞC’est important.

–ÞIl y a une risée là-bas, on va bientôt avoir une tempête.Þ»

Et Catherine le sent derrière elle, juste derrière elle… Ellepourrait passer la main dans son dos et le toucher. Elle peut ima-giner ce qui lui traverse l’esprit et le cœur, l’émotion presqueécrasante qui va le submerger. Ou peut-être pas. Peut-être qu’ilest plus fort que moi. Beaucoup plus fort que je ne le pensais.Et puis elle entend le petit accroc dans sa gorge quand il inspire.Elle l’entend et elle sait – elle sait, tout simplement – qu’il res-sent la même chose qu’elle.

Elle ferme les yeux.

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«ÞIl a une bonne tête, dit la voix à la télé. J’aime bien. Il meplaît bien, ce George Bailey. Dis-moi… Il a déjà parlé à quelqu’undes gélulesÞ?

–ÞJamais.–ÞS’est-il mariéÞ? Est-il explorateurÞ?–ÞAttends de voir la suite…Þ»Catherine Sheridan ferme les yeux, serre les dents et les

poings, se demande si elle doit se battre. Si cela a un sensd’essayer de se battre. Si quoi que ce soit aura désormais un sens.

Mon Dieu, j’espère qu’on ne se trompe pasþ! pense-t-elle.J’espère que tout…

Elle sent la main sur son épaule. Elle est raide maintenant,chaque muscle, chaque nerf, chaque tendon, chaque atome deson être, tendus comme des câbles.

Elle se laisse vaguement porter vers lui à mesure qu’elle sentses mains lui enserrer la nuque. Elle sent la puissance de sonétreinte, elle sait qu’il a besoin de rassembler toute sa volonté,toute sa discipline, pour faire ça. Elle sait qu’il en souffrira plus– beaucoup, beaucoup plus – qu’elle.

Catherine tente de se retourner un peu, mais, ce faisant, elle saitqu’elle accélère le processus. C’est peut-être pour ça qu’elle seretourne. Elle sent la pression de ses doigts, qui se déplace quandlui se déplace vers la droite, quand il maintient son étreinte sur sagorge même lorsqu’il s’écarte sur le côté, change de tempo, appuieplus fort, se détend, se sert de son avant-bras pour incliner la têtede Catherine à gauche… Elle a les yeux qui piquent, et des larmesemplissent ses paupières inférieures, mais elle ne pleure mêmepas. C’est une sorte de réflexe involontaire et, dans sa poitrine, latension monte quand ses poumons commencent à sentir l’absenced’oxygène… Elle a le tournis. Au moment où ses paupièresvacillent, elle aperçoit des fusées aux couleurs insaisissables…

Un bruit surgit du centre de sa poitrine. Un bruit fracassant,brut de décoffrage. Qui remonte des tréfonds de son thorax pours’arrêter net dans la partie inférieure de sa gorge.

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OhÞ! mon Dieu, se dit-elle. OhÞ! mon Dieu… OhÞ! monDieu… OhÞ! mon Dieu…

Elle sent tout le poids de son propre corps au moment où ilse met à tomber, elle sent combien l’homme s’efforce de lamaintenir debout, et elle a beau savoir que ce sera bientôt ter-miné, quelque chose en elle – quelque chose de génétique, debasique, un instinct chevillé au plus près de son âme – lutteencore pour la survie, même si elle sait que désormais ça ne sertplus à rien…

Elle sent maintenant ses yeux injectés de sang, ses yeux quine voient rien d’autre que du rouge. D’immenses bandes de rose,de bourgogne, de rouge écarlate, de bordeaux.

OhÞ! mon Dieu…

Elle sent toute la lourdeur de sa tête au moment où elle tombeen avant.

Elle sait que même si l’homme cessait sur-le-champ, mêmes’il desserrait son étreinte et la lâchait, même si les ambulan-ciers arrivaient, l’attachaient sur une civière, lui collaient unmasque sur le visage et lui criaientÞ: «ÞRespirez, nom de DieuÞ!Respirez, madameÞ!…Þ», même si cet oxygène était pur, mêmesi l’ambulance fonçait jusqu’à l’hôpital de Columbia ou au cen-tre médical de l’université… Même avec ça, elle ne pourraitjamais survivre.

Pour ses derniers instants, elle tente péniblement d’ouvrir lesyeux. Elle voit alors le visage de George Bailey s’éclairer devantla danse, et Mary qui regarde GeorgeÞ: c’est un de ces momentsde coup de foudre, de paralysie complète, qui n’arrivent qu’auxmeilleurs d’entre nous, et qu’une seule fois dans la vie. Et sivous ne cédez pas à ce moment, à cette magie instantanée quienvahit votre cœur, votre tête, le moindre centimètre carré devotre corps… si vous n’y cédez pas, vous y repenserez toujourscomme à LA chose que vous auriez dû faire, la seule chose quevous auriez vraiment dû faire, celle qui aurait pu changer votrevie du tout au tout, qui aurait pu la rendre digne d’être vécue,

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lui donner plus de sens que ce avec quoi vous vous retrouvez aufinal…

Et James Stewart ditÞ: «ÞEh bien, bonjour.Þ»Catherine Sheridan ne peut plus, ne veut plus se battre. Son

moral est brisé. Tout ce qui comptait à ses yeux n’a plusd’importance. Elle lâche prise. Elle se sent glisser jusqu’au sol,elle sent que l’homme la délivre, et elle se ditÞ: Ce n’est pas moiqui vais devoir continuer de vivre en sachant ce que nous avonsfait…

Louange à Toi, Seigneur, car ça aurait pu être pire.

Lorsque l’homme commença à faire des choses sur le corpsde Catherine Sheridan, celle-ci était morte depuis bienlongtemps.

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ashington DC n’était pas le centre du monde,même si une grande partie de ses habitants pou-vaient vous le faire croire.

L’inspecteur Robert Miller n’était pas de ceux-là.Capitale des États-Unis d’Amérique, siège du gouvernement

fédéral, une histoire vieille de plusieurs siècles, et pourtant,malgré ce long passé, malgré l’art et l’architecture, malgré lesrues bordées d’arbres, les musées, les galeries, malgré un desmétros les plus performants d’Amérique, Washington possédaitencore ses parts d’ombre, ses angles morts, ses ventres mous.Dans cette ville, tous les jours des gens se faisaient encoreassassiner.

Le 11Þnovembre fut une journée froide et désagréable, un jourde deuil et de souvenir pour mille raisons. L’obscurité tombacomme une pierre à 17Þheures, la température avoisinait les–þ6 degrés, et les lampadaires qui s’étendaient à perte de vue enlignes parallèles semblaient vous inviter à les suivre et àprendre la fuite. Justement, l’inspecteur Robert Miller avait trèsrécemment songé à prendre la fuite et à trouver un autre boulotdans une autre ville. Il avait ses raisons. Des raisons nom-breuses – et douloureuses – qu’il avait cherché à oublier depuisde longues semaines. Mais pour l’instant il se trouvait à l’arrièrede la maison de Catherine Sheridan, sur Columbia Street NW.Les bandes rouges et bleues des véhicules de patrouille garésautour de lui se reflétaient sur les fenêtres, au milieu d’unecohue bruyante et agitée, trop de gens qui avaient trop de chosesà faire – les agents en uniforme, les experts médico-légaux, lesphotographes, les voisins avec leurs gamins, leurs chiens et

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leurs questions vouées à rester sans réponse, les sifflements etles grésillements des talkies-walkies, des radios de la police…Le bout de la rue n’était qu’un carnaval de bruit et de confusionqui n’éveillait chez Miller rien d’autre que le changement decadence qu’il avait parfaitement prévuÞ: le pouls qui accélérait,le cœur qui cognait contre la poitrine, les nerfs qui palpitaientdans le bas du ventre. Trois mois de mise à pied – le premierpassé chez lui, les deux autres derrière un bureau –, et il seretrouvait là. À peine une semaine de service actif, et le mondeavait déjà retrouvé sa trace. Il avait quitté la lumière du jour etplongé tête baissée dans le cœur sombre de Washington, quil’accueillait maintenant comme un parent depuis longtempsdisparu. Et pour dire sa joie, le cœur sombre lui avait laissé uncadavre tabassé dans une chambre du premier étage qui donnaitsur Columbia Street NW.

Miller avait déjà fait un tour à l’intérieur, vu ce qu’il voulaitvoir et plein de choses qu’il ne voulait pas voir. Les meubles dela victime, les photos qu’elle avait accrochées aux murs, autantde souvenirs d’une vie désormais terminée, brutalement abré-gée. Il était ressorti par la porte de la cuisine, histoire de respi-rer, de changer de rythme. Les experts médico-légaux étaient là,résolus, impassibles, et Miller avait besoin de prendre un peu derecul. Il faisait un froid terrible, et pourtant, malgré son man-teau, son écharpe et ses mains au fond des poches, il sentaitquelque chose d’encore plus glacé que l’air. Debout dans ce jar-din on ne peut plus ordinaire, il regardait en silence la folie sedéployer autour de lui, écoutait les voix apparemment insen-sibles d’hommes vaccinés contre ce genre de spectacle. Il s’étaitlui-même cru inatteignable, pourtant il avait été atteint, et faci-lement – et ça lui faisait peur.

Robert Miller – homme à l’allure banale, sans doute sem-blable à beaucoup d’autres hommes – attendait son collègue,l’inspecteur Albert Roth. Cela faisait presque deux ans qu’ilstravaillaient ensemble. Il n’y avait pas sur terre deux êtres plus

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différents, mais Al Roth était un point d’ancrage, un hommed’un professionnalisme pointilleux, respectueux des procédureset des règles, qui réfléchissait pour deux chaque fois qu’il lefallait.

Miller avait persévéré dans la brigade criminelle, mais les évé-nements récents venaient de balayer et d’enterrer toutes lesambitions qu’il avait pu nourrir. Tout ce qu’il avait apprisjusque-là lui semblait désormais à peu près aussi utile qu’unbout de bois mort. Il avait vaguement cherché du côté de laMondaine et des Stups, et même dans l’Administration, maisses doutes concernant sa carrière n’étaient pas dissipés. Le moisd’août avait été mauvais, septembre encore pire, et mêmeaujourd’hui – toujours sonné par ce qui lui était arrivé, avec lesentiment d’avoir réchappé à un horrible accident de voiture – ilne comprenait pas tout à fait ce qui s’était passé. Roth et luin’évoquaient jamais les trois mois qui venaient de s’écouler, cequi n’était pas plus mal, et même si Miller se disait parfois queça aurait pu lui faire du bien, il n’avait jamais abordé le sujet.

Lorsque la nouvelle était tombée dans la soirée, Miller setrouvait au commissariat du 2eÞdistrict. Al Roth, lui, dut quitterson domicile pour se rendre à Columbia Street NW. À son arri-vée, il resta pendant quelques instants avec Miller dans le jardinde la femme morte, sans rien dire, en signe de respect peut-être.

Ils entrèrent par la porte de la cuisine, à l’arrière. Le couloirdu rez-de-chaussée était rempli de mondeÞ; il y avait des genssur les marches de l’escalier, des flashes d’appareils photo aussi,le tout avec une musique d’orchestre en bruit de fond. Après unlong silence, Roth demandaÞ: «ÞQu’est-ce que c’est que cetrucÞ?Þ»

D’un hochement de tête, Miller montra le salon. «ÞC’est unDVD qui passe… La Vie est belle, figure-toi.

–ÞExactement ce qu’il nous fallait. Elle est à l’étageÞ?

–ÞOui. La chambre à droite.

–ÞComment s’appelle-t-elle, déjàÞ?

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–ÞSheridan, répondit Miller. Catherine Sheridan.–ÞJe monte.–ÞAttention à la pizza.Þ»Roth fronça les sourcils. «ÞLa pizzaÞ?–ÞLe livreur l’a laissée tomber sur la moquette du couloir. Il

est venu ici pour livrer sa commande et il a trouvé la porte del’entrée ouverte. Il dit avoir entendu la télévision dans lesalon…

–ÞQuoiÞ? Et il est entré dans la maisonÞ?–ÞIl a expliqué qu’ils n’ont pas le droit de repartir sans avoir

été payés. Dieu sait ce qu’il a pu penser, Al. Il a cru entendrequelqu’un à l’étage, il s’est dit qu’on ne l’entendait pas à causede la télé allumée, alors il est monté. Et il l’a trouvée dans lachambre exactement comme elle est maintenant.Þ» Miller ditcela d’un air absent, puis il recouvra ses esprits et fit coïnciderses pensées avec ses paroles. «ÞIl y a des types de la police scien-tifique partout. Ils vont bientôt nous virer mais, d’ici là, va jeterun œil là-haut.Þ»

Roth observa un silence. «ÞÇa vaÞ?Þ» dit-il.Miller sentait toute l’opacité et la pesanteur de ses pensées, il

les voyait dans son propre reflet, dans les cernes autour de sesyeux, dans les poches sombres dessous. «ÞÇa va, répondit-il,mais sa voix avait quelque chose de vague et d’éteint.

–ÞTu te sens d’attaqueÞ?–ÞPlus que jamaisÞ», fit Miller sur un ton résigné, philosophe.Roth passa devant lui, traversa le vestibule et monta l’esca-

lier. Miller le suivit, et les deux hommes longèrent le couloirqui menait à la chambre de la défunte. Trois ou quatre hommesétaient massés devant la porte. L’un d’eux – dont Miller recon-nut le visage, surgi d’une autre époque, d’un recoin sombre deleur passé commun – hocha la tête. Ils savaient qui était Miller,ce qui lui était arrivé, la manière dont sa vie avait été jetée enpâture à la presse et exhibée au monde entier. Ils voulaient touslui poser la même question, mais ils n’osaient pas.

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Lorsqu’il entra dans la pièce, les autres officiers de policesemblèrent reculer et disparaître de son champ de vision. Ilralentit une seconde.

Rien ne ressemblait aux morts.

Rien au monde.

Les vivants et les morts étaient séparés par des années-lumière. Cette fois encore, comme toujours, et malgré lesinnombrables cadavres qu’il avait vus, Miller crut un instantque les yeux de la victime allaient s’ouvrir, qu’il y aurait uneinspiration, voire une grimace de douleur, un vague sourire,quelque chose qui diraitÞ: «ÞMe revoilà… C’est moi… Désolée,je m’étais absentée un petit moment.Þ»

Ce n’était pas la première fois, bien sûr. Mais quelque chosede la première fois était resté gravé en lui pour toujours, quelquechose qui lui glaçait le cœur pendant une seconde, moins d’uneseconde, et qui signifiaitÞ: «ÞVoilà ce que les gens sont capablesde faire à d’autres gens. Voilà un nouvel exemple de la manièredont la vie d’un être humain peut éclater en mille morceaux.Þ»

La première chose frappante chez cette femme était le carac-tère anormal de sa position. À genoux, les bras en croix, la têtecontre le matelas, mais tournée de telle sorte que sa joue repo-sait sur le drap en dessous. Un deuxième drap avait été négli-gemment enroulé autour de sa taille et dissimulait la quasi-totalité de ses jambes. Catherine Sheridan semblait regarderderrière elle, derrière son propre corps, en direction de la porte.La position était sexuelle, mais cette femme n’avait plus rien desexuel.

La seconde était l’expression sur son visage. Miller aurait étéincapable de la décrire. Même après s’être agenouillé par terre,l’avoir regardée bien en face, tout près, et vu son propre visagese refléter dans l’immobilité vitreuse de ses yeux, il lui étaitquasiment impossible de dire ce qu’il y lisait. Une acceptation.Une résignation. Un consentement, peut-être. Tout celacontrastait avec la violence incroyable des contusions qui

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couvraient ses épaules et ses bras. À partir du cou, le peu qu’ilvoyait de sa taille et de ses cuisses montrait qu’elle avait étéfrappée sans pitié ni répit, avec un acharnement tel qu’ellen’aurait jamais pu survivre. Déjà le sang avait arrêté de circuler,et la tumescence avait gonflé à mesure que les fluides s’étaientépaissis et figés. La douleur avait dû s’éterniser et puis, soudain,cesser – comme un silence béni après un fracas interminable.

Miller aurait voulu tendre la main et la toucher, lui fermer lesyeux, lui glisser un mot rassurant à l’oreille, lui dire que son cal-vaire était terminé, que la paix était revenue… Mais c’étaitimpossible.

Avant que le sang ne cesse de cogner dans ses veines et queson cœur retrouve un rythme normal, il avait fallu un petitmoment. À chaque nouvelle victime, les plus anciennesvenaient se rappeler au bon souvenir de Miller comme des fan-tômes désireux, peut-être, de comprendre un peu mieux cequ’on leur avait infligé.

Catherine Sheridan était morte depuis deux ou trois heures. Lecoroner adjoint confirmerait ultérieurement qu’elle avait cessé devivre le samedi 11Þnovembre entre 16ÞhÞ45 et 18Þheures. La pizzaavait été commandée à 17ÞhÞ40. Le livreur était arrivé à 18ÞhÞ05et avait découvert le corps au bout de quelques minutes. Appeléau commissariat n°Þ2 juste après 18ÞhÞ30, Miller était arrivé surles lieux à 18ÞhÞ54, rejoint par Roth dix minutes plus tard. Aumoment où ils observaient ensemble l’étrange position deCatherine Sheridan depuis le couloir du premier étage, il étaitpresque 19ÞhÞ15. Elle paraissait froide, mais la peau n’était pasencore devenue tout à fait livide.

«ÞMême chose que pour les autres, nota Roth. En tout cas, çay ressemble beaucoup. Tu sens cette odeurÞ?Þ»

Miller acquiesça. «ÞDe la lavande.

–ÞEt l’étiquetteÞ?Þ»

Miller longea le bord du matelas et montra du doigt le cou deCatherine Sheridan, plus exactement le mince ruban au bout

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duquel était accrochée une banale étiquette à bagage de couleurbeige. L’étiquette était vierge, comme si on avait envoyé à lamorgue une parfaite inconnue, sans nom, sans identité, sansimportance. «ÞCette fois, le ruban est blancÞ», dit-il lorsqueRoth gagna l’autre côté du lit.

De là où il était, Miller distinguait parfaitement le visage deCatherine Sheridan. Une belle femme, mince, presque menue,avec des cheveux bruns qui tombaient jusqu’aux épaules et lapeau mate. Son cou était meurtri et l’on retrouvait les mêmestraces de blessures sur les épaules, le haut des bras, le torse, lescuisses. Les coups avaient été assénés avec une telle violencequ’à certains endroits la peau avait été déchiquetée. En revanche,le visage était intact.

«ÞRegarde un peu le visageÞ», dit Miller.Roth fit le tour du lit, se planta à côté de lui, ne dit rien pen-

dant un petit moment, puis secoua lentement la tête.«ÞQuatre, dit Miller.–ÞQuatre.Þ»Une voix se fit entendre derrière eux. «ÞVous êtes de la Crimi-

nelleÞ?Þ» Ils se retournèrent en même temps. Un agent de lapolice scientifique était là, tenant à la main son matériel et desgants en latex, suivi d’un homme avec un appareil photo.«ÞDésolé, les gars, mais je vais vous demander de partir.Þ»

Miller contempla une dernière fois l’expression presque pla-cide de Catherine Sheridan, puis il quitta la pièce, d’un pas pru-dent imité par RothÞ; ils n’échangèrent aucun mot avant d’avoirtous deux regagné le rez-de-chaussée.

Miller s’arrêta au seuil du salon. Le générique de La Vie estbelle était en train de défiler.

«ÞAlorsÞ?Þ» demanda Roth.Miller haussa les épaules.«ÞTu penses que…–ÞJe ne pense rien du tout. Et je ne penserai rien du tout tant

que je ne saurai pas exactement ce qui lui est arrivé.

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–ÞQu’est-ce qu’on saitÞ?Þ»

Miller sortit son calepin et parcourut les quelques lignes qu’ilavait griffonnées en arrivant sur les lieux. «ÞAucune traced’effraction, commença-t-il. Il semblerait que le type soit passépar la porte de devant, puisque celle de derrière était encore fer-mée à clé quand je suis arrivé. J’ai demandé aux experts médico-légaux de prendre des photos avant qu’on l’ouvre. Aucune tracede lutte, rien de cassé, manifestement rien de déplacé.

–ÞQuel est le pourcentage d’agressions commises par une per-sonne connue de la victime, déjàÞ? 40Þ%Þ? 50Þ%Þ?

–ÞPlus, à mon avis, répondit Miller. C’est le livreur de pizzasqui l’a découverte. Une grosse pizza, une commande spéciale. Apriori pour deux personnes, donc. Si le type qui a fait ça étaitdéjà là, alors il s’agit de quelqu’un qu’elle connaissait.

–ÞMais elle pouvait aussi bien ne pas du tout le connaître.Peut-être qu’elle aimait la pizza, tout simplement.

–ÞIl y a également l’hypothèse de l’identité familièreÞ», ditMiller, faisant référence aux nombreux cas de personnes péné-trant dans une habitation déguisées par exemple en policiers, enagents du gaz ou de l’électricité. L’uniforme incitait les gens àbaisser la garde. L’individu entrait donc tranquillement, com-mettait son forfait, et même si un témoin le voyait, il ne se rap-pelait généralement que l’uniforme. «ÞS’il n’y a eu ni effraction,ni lutte, ni résistance apparente, alors on a très probablementaffaire à quelqu’un qu’elle connaissait ou en qui elle pouvaitavoir confiance.

–ÞTu veux qu’on commence tout de suite le tour duvoisinageÞ?Þ»

Miller consulta sa montre. Il se sentait épuisé, comme sous lecoup d’un choc émotionnel. «ÞSi les journaux apprennent ça, onest dans une merde noire.Þ»

Roth eut un sourire entendu. «ÞComme si tu n’avais pas assezvu ton nom dans les journaux comme ça.Þ»

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Les Anonymes

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En voyant la tête de Miller, Roth comprit que sa remarquen’était pas bien passée.

Ils s’éloignèrent de la maison, longèrent la haie qui séparait lapropriété de Catherine Sheridan de celle du voisin et s’attardè-rent quelques instants sur le trottoir.

«ÞOn ne dirait pas, comme ça, heinÞ? dit Miller. Si on nesavait pas qu’il y avait un cadavre dans cette maison…

–ÞLe monde ne s’intéresse pas au reste du monde.Þ»

Miller sourit. «ÞQu’est-ce que c’est que çaÞ? Un vieux dictonyiddishÞ?Þ»

Roth ne répondit pasÞ; il hocha le menton en direction de lapremière maison sur la droite. «ÞOn va commencer parcelle-là.Þ»

Dans les deux propriétés adjacentes, il n’y avait personne.Celle d’en face était plongée dans l’obscurité et le silence.

De l’autre côté de la rue, deux maisons plus loin, ils trouvè-rent enfin quelqu’un – un vieillard dont les cheveux blancsjaillissaient au-dessus des oreilles, avec un visage mince et desyeux enfoncés derrière des lunettes aux verres épais.

Miller se présenta et montra sa carte de police.

«ÞVous voulez savoir ce que j’ai vu, c’est çaÞ?Þ» dit le vieux. Ilregarda instinctivement en direction de la maison de CatherineSheridan, vers les bandes rouges et bleues des véhicules depolice qui se reflétaient sur les verres de ses lunettes en écaille,vers la frénésie de lumières qui annonçait immédiatement lamauvaise nouvelle. «ÞIl devait être à peu près 16Þheures, peut-être 16ÞhÞ30.Þ»

Miller fronça les sourcils. «ÞQuoi doncÞ?

–ÞQuand elle est revenue… Vers 16ÞhÞ30.

–ÞComment le savez-vousÞ?

–ÞJ’avais la télé allumée. Je regardais un jeu. Celui avec pleinde jolies filles, vous voyezÞ? Je le regarde presque tous les jours.Ça commence à 16Þheures et ça dure une demi-heure.

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–ÞMais si vous regardiez la télévision, comment savez-vousque MlleÞSheridan est rentrée chez elleÞ?Þ»

Sur le seuil de la maison, il faisait froid, un froid pugnace.Roth portait des gants mais se frottait quand même les mainsÞ;on aurait dit qu’il étouffait un objet minuscule. Il grinça desdents en regardant vers la rue, comme s’il attendait que quelquechose d’autre se produise.

«ÞComment je le saisÞ? Entrez voir un peu.Þ»Miller jeta un coup d’œil vers Roth, qui acquiesça. Ils franchi-

rent la porte. L’intérieur de la maison était bien rangé, maisméritait un petit coup de serpillière.

Le vieux leur fit signe d’entrer dans le salon, leur montra sonfauteuil, sa télévision, la position de l’écran. «ÞSi je suis assis là,je peux voir sa maison.Þ»

Il pointa un doigt. Miller s’accroupit à hauteur de siège. Par lafenêtre, en effet, il pouvait distinguer la porte d’entrée de Cathe-rine Sheridan.

«ÞVous la connaissiezÞ?–ÞComme ça.–ÞC’est-à-direÞ?–ÞQu’est-ce que j’en sais, moiÞ? Est-ce que les gens se connais-

sent encore aujourd’huiÞ? Dans le temps, c’était autre chose.On était polis, on se disait parfois bonjour. Mais elle n’estjamais venue dîner chez moi, si c’est ça que vous voulezsavoir.

–ÞEt vous l’avez vue rentrer chez elleÞ?Þ»Le vieux fit signe que oui.«ÞEt ensuiteÞ?–ÞUn môme avec des grosses lunettes a empoché 3Þ000Þdollars

et il a failli se pisser dessus.Þ»Miller grimaça. «ÞVous parlez du jeu à la télé.–ÞExact… Le jeu à la télé.–ÞEt vous n’avez rien vu d’autreÞ?–ÞQu’est-ce qu’il y avait d’autre à voirÞ?

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–ÞQuelqu’un qui se serait approché de la maisonÞ?

–ÞLe type qui l’a tuéeÞ?

–ÞJe n’en sais rien… N’importe qui.

–ÞJe n’ai vu personne.Þ»

Miller lui tendit une carte. «ÞSi vous vous souvenez de quoique ce soit, vous m’appelez, d’accordÞ?

–ÞBien sûr.Þ»

Miller se retourna et regarda Roth. Celui-ci secoua la tête. Iln’avait plus de questions à poser.

Le vieil homme prit une longue inspiration, expira. «ÞDur àcroire, quand même, dit-il calmement.

–ÞDe quoiÞ?

–ÞQu’il soit venu buter ma voisine. Enfin, merde, qu’est-cequ’elle a fait pour mériter çaÞ?Þ»

Miller haussa les épaules. «ÞDieu seul le sait. Qu’est-cequ’elles ont toutes fait pour mériter çaÞ?Þ»

Roth et Miller s’en allèrent. Ils discutèrent avec les occupantsde trois autres maisons mais n’en tirèrent aucun élément inté-ressant. Personne n’avait rien vu. Personne ne se souvenait derien.

«ÞJe te dis, insista Roth. La plupart des gens s’en foutent.Þ»

Ils retournèrent à la maison de Catherine Sheridan pours’entretenir avec l’unité scientifique. Miller resta au rez-de-chaussée, observa la scène devant lui et essaya d’en mémoriserchaque détail. Il repensa au film qui défilait à l’écran. C’était legenre de films qu’on regardait en famille à Noël. Pas pourmourir.

Roth descendit et attendit à ses côtés pendant que lesexperts médico-légaux inspectaient la cuisine de CatherineSheridan, puis sa salle de bains, fouillant les tiroirs et les pla-cards, cherchant des empreintes sur ses effets personnels,croyant peut-être trouver quelque chose qui les aiderait à com-prendre ce qui s’était passé. Ils savaient qu’ils étaient en quête

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d’un petit indice, d’une trace, d’une piste… de l’élément quileur permettrait de capturer cette créature pour l’empêcher denuire.

Et ils le trouveraient. Aussi sûr que Noël tombait en décembre.Mais pas quand ils s’y attendraient. Ils ne sauraient même pascomment ni pourquoi.

Avant de repartir, Miller demanda à voir le responsable del’équipe scientifique et attendit qu’un de ses assistants le fassedescendre.

«ÞC’est vous qui dirigez l’enquêteÞ? lui demanda le responsable.–ÞJ’étais le premier arrivé sur les lieux, rien de plus.–ÞGreg Reid. Enchanté. Je vous serrerais bien la main,

mais…Þ»Il brandit ses deux mains gantées de latex, couvertes de taches

de sang et de souillures.«ÞJe vous laisse ma carte sur la table, dit Miller. Comme ça,

vous saurez qui je suis et vous aurez mon numéro en cas debesoin.

–ÞIl faut nous laisser du temps. Un ou deux jours… J’ai toutela maison à passer au peigne fin. Vous interrogez toutes les per-sonnes que vous voulez et vous revenez vers moi, d’accordÞ?Þ»

Miller acquiesça. «ÞSi vous avez quoi que ce soit, vous metenez au courantÞ?

–ÞJ’ai déjà quelque chose, annonça Reid en indiquant d’unsigne de tête le petit meuble du téléphone près de l’entrée.Dans ce sac, là, il y a son passeport et une carte de biblio-thèque. Elle est allée à la bibliothèque aujourd’hui même. Visi-blement, elle a rendu quelques livres. Le passeport contient laseule photo d’elle que j’aie trouvée pour le moment. Vousaurez besoin d’une photo pour votre petite enquête de voisi-nage. Demandez peut-être à un de vos gars de la rafraîchir, his-toire de lui enlever son aspect jaune et de donner au visage uneapparence humaine.

–ÞC’est gentil à vous. Prévenez-moi si vous avez autre chose.Þ»

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Reid lui adressa un sourire sardonique. «ÞQuoi, par exempleÞ?Au cas où le type aurait laissé son nom et son adresse quelquepartÞ?Þ»

Miller ne répondit pas. Il était fatigué. Les relations avec lapolice scientifique s’arrêtaient à la scène de crime, et la Crimi-nelle s’en contenterait en attendant que le travail soit terminé.

Roth et lui repartirent par la porte du fond, s’arrêtèrent unefois de plus dans le jardin et regardèrent l’arrière de la maison.Les lumières étaient vives, découpant aux fenêtres les ombresdes hommes qui s’affairaient à l’intérieur. Miller resta immo-bile jusqu’à sentir la morsure du froid. Roth se tenait à ses côtés.Rompant le silence, Miller finit par lui dire de prendre lavoiture.

«ÞTu es sûrÞ?–ÞJe vais rentrer à pied. Ça me fera de l’exercice.Þ»Roth lui jeta un regard en coin. «ÞTu as l’impression que tout

le monde a envie de te poser des questions, c’est çaÞ?Þ»Miller haussa les épaules.«ÞTu as des nouvelles de MarieÞ? voulut savoir Roth.–ÞAucune.–ÞElle n’est pas venue chez toi récupérer ses affairesÞ?–ÞJe crois qu’elle est partie pour quelque temps.Þ» Miller

secoua la tête. «ÞOhÞ! et puis, merde, je te dis n’importe quoi. Jecrois qu’elle est partie pour de bon.

–ÞAmanda ne l’aimait pas beaucoup, tu sais. Elle trouvaitqu’elle n’avait pas assez les pieds sur terre pour toi.

–ÞTu diras à Amanda que sa sollicitude me touche beaucoup.Mais ça a foiré, tout simplement. On le sait tous.

–ÞTu sais ce que tu vas faire maintenantÞ?Þ»Miller parut un instant agacé. «ÞJe vais rentrer chez moi,

nonÞ?Þ»Roth regarda de nouveau la maison de Catherine Sheridan.

«ÞC’est la dernière chose dont tu aies envie, pas vraiÞ?Þ»Miller posa les yeux par terre, sur le trottoir, sans répondre.

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Roth esquissa un sourire compréhensif. «ÞAllez, je rentre chezmoiÞ», dit-il avant de se diriger vers la voiture.

Miller resta encore dix ou quinze minutes, les yeux rivés surles lumières de la maison, puis, enfonçant les mains dans sespoches, il se mit en route. Un peu avant 22Þheures, il retrouvaChurch Street et son appartement situé au-dessus de Harriet’sDelicatessen. Harriet, dont la sagesse n’avait d’égale que songrand âge, devait être dans l’arrière-boutique avec son mari Zal-man, autour d’un bon lait chaud, en train d’évoquer des souve-nirs qu’eux seuls partageaient. Au lieu de passer par le deli,comme d’habitude, Miller prit l’escalier de derrière jusqu’à sonappartement. Aussi merveilleux fussent-ils, Harriet et ZalmanShamir le retiendraient pendant une heure entière en insistantpour lui servir des sandwichs au foie de volaille et du gâteau aumiel. Un autre soir, d’accord, mais… Non, pas cette fois. Cesoir, il fallait penser à Catherine Sheridan, essayer de comprendrepourquoi elle était morte.

Une fois dans son appartement, il balança ses chaussures d’ungrand coup de pied et passa une bonne heure à noter ses premièresobservations sur un bloc-notes jaune. Quelques minutes devantla télévision, et la fatigue commença à le gagner.

Vers 23Þheures, peut-être un peu plus tard, Harriet et Zalmanfermèrent la boutique et regagnèrent leur appartement. Harrietlui souhaita bonne nuit dans l’escalier. Miller renvoya lapolitesse.

Il ne trouva pas le sommeil. Allongé sur son lit, les yeux fer-més, il repensa à Catherine Sheridan. Qui était-elleÞ? Pourquoiétait-elle morteÞ? Qui l’avait tuéeÞ? Il médita là-dessus et atten-dit impatiemment la venue du matin, car le matin apporterait lalumière du jour, et la lumière du jour l’éloignerait de ses propresfantômes.

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Utilisez un couteau. Les meurtres au couteau sont personnels.Presque invariablement personnels. Plusieurs coups dans letorse, le ventre, la gorge – les uns superficiels, ricochant sur lescôtes, les autres profonds, suffisants pour laisser des contusionsovales là où s’arrête la lame et où commence la garde. Suggérezune rage incontrôlable, la violence propre à la haine ou à la ven-geance. Pour dérouter, pour brouiller les pistes, obscurcir l’hori-zon des médecins légistes, des psychologues en criminologie, desprofilers. Chaque chose doit passer pour ce qu’elle n’est pas.

Saviez-vous que moins de la moitié des viols sont élucidéspar la policeÞ? Et ce malgré le fait que, dans la grande majoritédes cas, le violeur est une personne bien connue de la victimeÞ?Que moins de 10Þ% des viols sont étudiés par un laboratoire demédecine légaleÞ? L’ADN n’est prélevé et analysé que dans seu-lement 6Þ% de ces cas. Quand on sait que les tests ne portentque sur environ le quart du million de viols recensés chaqueannée, vous rendez-vous compte que seules quinze mille victi-mes obtiendront justiceÞ?

Il y a des gens qui savent tout ça. Ces chiffres, vous pouvez lestrouver sur Internet. Pas besoin d’être un petit génie de la science.Sur le tout-puissant World Wide Web, vous pouvez trouver millemanières de dissimuler un crime. Une bonne eau de Javel domes-tique effacera les empreintes digitales, la salive, le sperme,l’ADN. Mettez des gants, nom de DieuÞ! Surtout pas des gants encuir, qui comportent des aspéritésÞ: non, des gants en latex,comme un médecin, un chirurgien, un orthodontiste. Ce n’est pasdifficile de s’en procurer, et ça ne coûte quasiment rien. Ne portezpas vos propres chaussures. Achetez-vous des baskets neuves etbon marché. N’allez pas tuer des gens en portant aux pieds desNike à 300Þdollars, car chaque objet possède deux types de carac-téristiquesÞ: générales et individuelles. Une basket bon marchépossède des caractéristiques générales. C’est un objet produiten masse, il en circule des millions d’exemplaires absolu-ment identiques, à tous points de vue. Plus les baskets serontchères, plus leurs empreintes seront spéciales, et moins les gens

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en posséderont. Et, avant de sortir, vérifiez vous-même lessemelles. Les semelles accumulent un tas de choses. Des fibres demoquette, des morceaux de saleté dans la rue, dans votre appar-tement. Je répèteÞ: pas besoin d’être un petit génie de la science.Certains objets, les pneus de voiture par exemple, ont des carac-téristiques à la fois générales et individuelles. GénéralesÞ: laforme élémentaire du pneu, les sculptures, les rainures et les des-sins. Ensuite, vous avez divers éléments et angles d’usure quidépendent du type de véhicule et du terrain sur lequel il a roulé.Ces facteurs peuvent parfois créer une unicité que l’on pourraattribuer à telle voiture, donc à tel conducteur. Vous tenez votrehomme. Regardez un peu les types à la télé – Les Experts, ça vousdit quelque choseÞ? Eh bien, ils ont l’air de connaître tout ça parcœur. Et, bordel, ils en connaissent un rayonÞ! Il faut juste faireattention. Recourir au bon sens. Penser à tout. Ne pas faire dansle compliqué. Plus vous faites dans le compliqué, plus les chosesrisquent de mal tourner. Tout le secret consiste à étudier le pro-blème en commençant par la fin pour remonter jusqu’au début.Vous voyez ce que je veux direÞ? Imaginez les conséquences, lascène telle qu’un autre la découvrira, et il y a toutes les chancespour que vous vous souveniez de la cigarette que vous avezfumée au bout de la rue, du mégot que vous avez jeté dans lesbuissons, du papier chewing-gum, du petit bout d’aluminiumbien lisse et brillant, idéal pour les empreintes… Vous pigez letruc, maintenantÞ? Vous comprenez un peu d’où je viensÞ?

Et si vous ne voulez pas de sang, alors étranglez-les. Faites-les suffoquer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Aucune arme nevaudra jamais vos mains. Puis disparaissez, et vite, car si on nevous retrouve pas, on ne retrouvera jamais l’arme du crime.

Je pourrais faire un cours là-dessus. Qu’est-ce que vous endites, chers amis, chers voisinsÞ? Un cours à l’université George-Washington. «ÞViolences et assassinat pour débutants.Þ»

Une belle saloperie.

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