victor hugo et l'allemagne (2)

33

Upload: others

Post on 20-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Victor Hugo et l'Allemagne (2)
Page 2: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

VICTOR HUGO ET L'ALLEMAGNE

Page 3: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

BIBLIOTHÈQUE DE LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE

N° I. Georges COLLAS. Une famille noble pendant la Révolution : la vieillesse douloureuse de Madame de Chateaubriand, d'après des documents inédits (2 vol., 716 p., 1961).

N° 2. Juliette DECREUS. Henry Bulwer-Lytton et Hortense Allart, d'après des documents inédits (I vol., 164 p. + 4 h. t., 1961).

N° 3. Charles DÉDÉYAN. Victor Hugo et l'Allemagne (I, 267 p., 1964 ; II, 308 p., 1965 ; III, en préparation).

N° 4. Ion Horia RADULESCU. Le Théâtre français dans les Pays Roumains (1826-1852). Préface de M. R. LEBÈGUE. (I vol., 672 p., 1965).

Page 4: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

BIBLIOTHÈQUE DE LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE N° 3

CHARLES DÉDÉYAN Professeur à la Sorbonne

VICTOR HUGO

L'ALLEMAGNE

M. J. MINARD LETTRES MODERNES

73, Rue du Cardinal-Lemoine, PARIS 1965

Page 5: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Tous droits réservés. IMPRIMÉ EN FRANCE

Page 6: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

DEUXIÈME PARTIE

LA MATURITE (1830-1848)

Page 7: Victor Hugo et l'Allemagne (2)
Page 8: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

I

LA CONNAISSANCE DE L'ALLEMAGNE ET LES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES

DE 1830 À 1848

I) LES VOYAGES ET LES SÉJOURS DES ÉCRIVAINS

A u moment où s'ouvre la seconde période de la vie de Victor Hugo, qui va de 1830 à 1848, nous voyons persister la con-

naissance de l'Allemagne fondée sur De l'Allemagne de M de Staël. Les relations franco-allemandes sont caractérisées par l'infor- mation d'un Loève-Veimars, d'un baron d'Eckstein, les voyages de Michelet, de Victor Cousin, de Quinet, de Jean-Jacques Ampère en Allemagne, en particulier dans les villes universitaires et Weimar, et les voyages en France des frères de Humboldt, de Varnhagen, bien- tôt l'établissement de Ludwig Borne, du docteur Koreff, les visites des frères Boisserée, pour ne citer que ces noms. N'oublions pas que Benjamin Constant est un des survivants du groupe de Coppet et qu'il a fait paraître en 1829 ses Réflexions nouvelles sur le théâtre allemand dans la Revue de Paris, à peine fondée, vingt ans après son introduction célèbre de Wallenstein portant sur le même sujet. Nous savons d'autre part la fortune littéraire d'un Gœthe, d'un Schiller, bientôt d'un Hoffmann entre 1820 et 1830.

Ces caractéristiques continuent entre 1830 et 1848. Nous voyons subsister l'influence de M de Staël, mais des faits nouveaux marquent les relations franco-allemandes. Si Nerval et Dumas, Xavier Marmier et Michelet en leurs voyages outre-Rhin retrouvent l'image d'une Allemagne savante et idyllique, dans leurs recherches folkloriques ou historiques, par contre des hommes comme Ler- minier et surtout Edgar Quinet soulignent une transformation : la bonne Allemagne de M de Staël est devenue une Allemagne hégélienne et prussienne, rêvant d'hégémonie, remontant à ses ori- gines païennes. D'où leurs inquiétudes et celles aussi des catho-

Page 9: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

liques Ozanam et Cazalès, en particulier après la querelle du Rhin. D'autre part, la Révolution de 1830, la réaction autoritaire des états membres de la Sain te-Alliance fera venir en France des libéraux allemands et des réfugiés politiques. Si les Humboldt, Varnhagen von Ense, Gœrres y reviennent, voici aussi la Jeune Allemagne, celle de Gutzkow, de Gans, de Laube, et à Ludwig Borne est venu se joindre en 1831 un Heinrich Heine déjà célèbre, qui s'établira et mourra chez nous. Ami de Nerval, de Gautier, de tant d'autres, il voudra faire connaître l'Allemagne à la France et la France à l'Allemagne, établir entre elles une bonne entente. C'est ce qu'il tente d'accomplir dans ses articles de la Gazette d'Augsbourg, de la Revue des Deux Mondes et de L'Europe littéraire.

2) LES PÉRIODIQUES Les amateurs

Cela nous amène à parler du rôle des périodiques français. Il est intéressant de souligner l'intérêt porté à l'Allemagne par une revue telle que La France littéraire, qui paraît de 1832 à 1843, protégée par le pouvoir et la haute aristocratie orléaniste et à laquelle colla- borent un Chateaubriand, un Lamartine, un Lamennais, un Sainte- Beuve et notre Victor Hugo. Ce périodique montre de la sympathie pour l'Allemagne, publie des études sur Klopotock, symbole du spiritualisme de la poésie germanique, sur Gœthe, sur Bürger. Même Hans Sachs y paraît, présenté par Falconnet, mais à la fois comme un exemple à suivre et un exemple à éviter. Voilà ce que Victor Hugo a pu lire, comme il a pris connaissance aussi des des- criptions de Bonn et de Salzbourg, du cours de Saint-Marc Girar- din sur l'état politique de l'Allemagne, des articles sur les mœurs et traditions germaniques de Falconnet, illustrés par des récits de Tieck. Falconnet place très haut la civilisation d'outre-Rhin, avec sa philosophie et son mysticisme, et l'oppose à l'industrialisme britannique. Un autre auteur passe en revue les types littéraires nationaux, avec le don Juan français, le Hamlet anglais et le Faust allemand, vivante image de son pays, parce que « savant, mystique et égoïste », et même par ses origines populaires. « Car elle est éminem- ment démocratique, la savante Allemagne ».

1. Cité par A. MONCHOUX, L'Allemagne devant les Lettres françaises, de 1814 à 1835. A. Colin, 1953, 1 vol. in-8°, p. 171. Au cours de ce chapitre, c'est à cet ouvrage que renverront désormais nos citations.

Page 10: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Dans sa courte existence, qui va de mars 1833 à février 1834, L'Europe littéraire a eu de vastes ambitions. Elle s'est voulue l'in- terprète des divers pays de notre continent ; l'Allemagne est particu- lièrement bien servie. Golbéry et Klaproth y donnent de nombreuses nouvelles d'ordre littéraire. Le Divan de Gœthe y est commenté par Alexandre Soumet : voici une belle étude bien documentée, sinon bien écrite, par un « Munichois », sur le théâtre de l'Alle- magne méridionale. Traitant en quatre articles de la peinture alle- mande contemporaine, Karl Immermann se réfère à Lessing, à Winckelmann. Les mœurs universitaires germaniques sont dépeintes par Klaproth avec complaisance. Mais c'est surtout Heine qui est le meilleur collaborateur de L'Europe littéraire. Il y donne dès le premier numéro un magnifique panorama de la littérature allemande qui comprendra huit articles. Ils forment la quatrième et la cinquième partie de son Allemagne de 1835. Malgré le refroidissement provoqué entre la direction et Heine par son antipathie pour le christianisme, il y publie encore la préface d'un ouvrage interdit en Prusse et écrit avec passion : il évoque les « bonnes figures confiantes et réfléchies » d'Allemands réduits à l'émigration par un absolutisme qu'ils « ne pouvaient endurer plus longtemps ». Il y proteste contre le « patrio- tisme à la Jahn » qu'il définit par « la haine contre la France, la civi- lisation et le libéralisme » (p. 172).

L'existence du Panorama littéraire de l'Europe de juillet 1833 à la fin de 1834 ne fut guère plus longue. Dirigé par Édouard Menne- chet, il exprime les opinions des royalistes déçus par la Monarchie de Juillet. Parmi les pays étrangers, c'est l'Allemagne qui y est le mieux représentée. Nous y trouvons de nombreuse s traductions, sinon toujours de Gœthe et de Schiller, du moins et parfois in extenso, de drames d'Immermann, de Grillparzer, de Zacharias Werner, de Müllner, de Raupach, des frères Grimm, de Jean-Paul, de Spindler. Il faut y ajouter des comptes rendus analytiques d'ouvrages alle- mands.

C'est la Revue poétique du dix-neuvième siècle qui a la durée la plus courte : quelques mois de 1835. Mais elle trouve le temps de publier, comme le Mercure du XIX siècle, des traductions, des morceaux folkloriques, Le Roi des Aulnes, Mignon, La Patrie de Koerner, le Chevalier de Toggenburg, Pauvre Mère d'Eichendorff, des poèmes d'Uhland et les Grenadiers de Heine, qui aura aussi grâce à Nerval et à Gautier les honneurs de la Revue des Deux Mondes.

Page 11: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Les périodiques sérieux de culture générale Les préoccupations de L'Avenir de Lamennais sont différentes.

On sait quelles circonstances interrompirent en novembre 1831 une existence brillamment commencée en octobre 1830. Les Menaisiens sont liés avec l'école de Munich et au début avec le catholicisme rhénan. Sans donner beaucoup d'informations sur l'Allemagne, L'Avenir publie l'article de Montalembert sur Novalis, et une cor- respondance d'Allemagne peignant la situation politique et reli- gieuse, les tendances du gouvernement de Prusse, les progrès du catholicisme dont elle analyse la philosophie, enfin l'état du protes- tantisme. Le baron d'Eckstein y présente le rapport de Victor Cou- sin sur l'instruction publique avec une mise en garde contre le gouvernement de Prusse menaçant les libertés universitaires. Remar- quons pour finir le feuilleton musical de Joseph d'Ortigue, grand admirateur de Beethoven et de Weber et donc de Fidélio, d'Eu- ryanthe et du Freischütz. Victor Hugo, ami de Lamennais, a lu L'Avenir ; il a lu aussi La Revue Britannique, qui paraît de 1825 à 1840.

La Revue Britannique a pour directeur Amédée Pichot, que con- naît bien Victor Hugo. Celui-ci a pu y remarquer les articles sur l'évolution de Wieland, sur Gœthe considéré comme un Voltaire allemand et loué dans son Wilhelm Meister, sur les aberrations d'un Zacharias Werner, typiques de sa nation. On y trouve des traduc- tions des études germaniques de Carlyle. Les beaux-arts n'y sont pas oubliés. On s'y attache à la peinture idéale et non coloriste de Cornelius et de Schnorr, à l'architecture moderne de l'Allemagne, où brille Schinkel. On y parle des embellissements de Munich. Les perspectives politiques sont présentes et passent par le prisme anglais. Mais les opinions sont diverses. A l'autoritarisme feutré, à l'abso- lutisme bon enfant de l'Autriche, on oppose « les progrès constitu- tionnels de la Prusse, l'énergie habile du gouvernement berlinois ». Ajoutons les études de civilisations, telle celle qui est consacrée à la vie privée des Allemands au XVI siècle, où apparaissent la Réforme, la magie et la sorcellerie.

Mais voici que d'autres périodiques sont plus curieux encore de l'Allemagne. On connaît en France, depuis 1816, la Bibliothèque universelle de Genève dirigée par Stapfer. La Revue encyclopédique, qui dure de 1819 à 1834, saluera l'arrivée de Heine en France comme celle d'un adversaire résolu des préjugés nationaux. Elle devient saint-simonienne vers 1832 ; s'adjoignant Klimrath, l'Allemand

Page 12: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Heinrich Ahrens comme collaborateurs, elle parle grâce au premier de l'Université de Heidelberg, des écoles de Savigny, Gans et Thi- bault, et par la plume du second unit Saint-Simon et le philosophe allemand Krause dans la fondation d'une nouvelle religion en vouant Hegel aux gémonies.

Le Globe, si important dans la période antérieure, ne dépassa pas dans la période présentement étudiée le 20 avril 1832. Il est devenu aussi saint-simonien en janvier 1831 et le célèbre Dubois quitte la direction. Parfois cocardier, Le Globe veut cependant une Sainte-Alliance des peuples qui sont frères, contre les princes. Ce qui se passe de mauvais en Allemagne, Le Globe l'attribue à ces derniers. « L'Allemagne — écrit M. Monchoux — intéresse parti- culièrement Le Globe, à cause de son caractère mouvant et de l'ère, qui semble venue pour elle, des constitutions. Il attribue d'ailleurs à la France une sorte de prérogative d'aînesse et, sans céder à la tentation belliqueuse, il désire l'expansion des idées françaises. » (p. 197).

On sait d'autre part les préoccupations littéraires du journal, son admiration pour Gœthe notamment, dont on y commente le théâtre. N'est-ce pas Jean-Jacques Ampère qui y a rendu compte avant 1830 de l'acte d'Hélène dans le Second Faust publié en 1832 ? Celui-ci s'est encore attaché à Hoffmann, et Le Globe a donné dans sa longue existence de véritables anthologies de la littérature alle- mande.

Se préoccupant peu de politique avant 1830, préférant donner des informations sur une Allemagne pittoresque et folklorique, il va placer la politique au premier plan en devenant saint-simonien, malgré l'adieu à Gœthe mourant en 1832, qu'il considère comme « la véritable personnification du génie allemand » (p. 203).

A la veille de sa disparition, Le Globe prophétise une dernière fois sur l' « avenir de la littérature », il s'agit toujours de la trinité France-Angleterre- Allemagne et le rôle attribué à la littérature allemande est de présenter « la pensée [...] le rationalisme poétisé... ». C'est toutefois la France qui est appelée à régénérer la littérature européenne, (p. 204)

Ainsi nous arrivons aux revues les plus importantes de notre seconde période, La Revue de Paris, La Revue européenne et La Revue des Deux Mondes. De 1829 à 1845, sous la direction du Docteur Véron et d'Amédée Pichot, enfin de Buloz, La Revue de Paris sera un périodique littéraire de bon ton destinée à la société. Nous y voyons des collaborateurs tels que Loève-Veimars, Philarète Chasles, Jean-Jacques Ampère, Xavier Marmier. L'Allemagne y tient une bonne place. C'est La Revue de Paris qui a fait mieux connaître

Page 13: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Hoffmann, que traduit Loève-Veimars. On y traduit sept nouvelles de Jean-Paul, que suivent des récits de Kleist, de Tieck et des pages des Reisebilder de Heine. Quinet y traite verbeusement de l'épopée des Nibelungen. Xavier Marmier étudie Lessing et analyse Egmont. La mort de Gœthe provoque un article de Janin, qui, surestimant l'influence de Diderot, annexe l'écrivain de Weimar à la France. Amédée Prévost nous présente Tieck et montre avec raison que la littérature allemande ne se résume pas dans Gœthe. Il s'attache à Wackenroder et aux premiers romantiques, analyse les tragédies de Michel Beer, montre en un tableau les conditions du Théâtre en Allemagne et souligne l'importance d'un Uhland, d'un Immer- mann, d'un Grillparzer. Il a écrit enfin sur Hegel un des meilleurs articles nécrologiques. C'est à Philarète Chasles par contre qu'on doit un excellent portrait de Heine.

C'est Joseph d'Ortigue qui parle de Mozart et de Beethoven, de Haydn aussi. Son dieu est Beethoven. Jules Janin nous offre, lui, des biographies d'Albert Dürer et de Holbein.

Mais comme La Revue de Paris a raison de s'attacher à l'Alle- magne vivante ! C'est elle qui publie les notes de voyage de Saint- Marc Girardin sur Cologne, de Jean-Jacques Ampère allant de Berlin à Copenhague, voire des articles pittoresques sur les Tyro- liens ou les traditions populaires du pays de Bade. L'Allemagne est vue ainsi dans ses différences provinciales.

Remarquons enfin la place peu importante dt la politique. La Revue de Paris ne parle de la politique allemande que deux fois. Elle utilise un journal d'outre-Rhin pour montrer dans un premier article « les derniers vestiges de la féodalité en Allemagne ». Le second article est écrit par un Allemand pour prouver qu'à l'image de l'Allemagne donnée par M de Staël, il faut désormais en substi- tuer une autre :

Ce n'est plus ce pays des rêves, des théories sans fin, ce pays pieux aux mœurs patriarcales, sans point central, sans esprit public et sans force natio- nale [...] Tout cela a fait place aux discussions d'intérêts matériels. L'enthou- siasme d'autrefois s'est converti en dépit et en dégoût [...] La Prusse, sur- tout, a renoncé aux idées vagues et au cosmopolitisme pour y substituer un esprit national plus exclusif [...] Aujourd'hui, le peuple et le souverain ne forment qu'un [...] et chez tous les peuples d'Allemagne, pendant l'agi- tation de 1830, la grande pensée était l'unité nationale, (p. 210)

La Revue européenne, qui paraît de 1831 à 1835 et dont le titre avait déjà été utilisé, révèle-t-elle les mêmes tendances ? Elle a pris la succession du Correspondant disparu durant le mois de février 1831. Ses intérêts sont philosophiques et intellectuels d'une

Page 14: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

manière marquée. Elle compte parmi ses collaborateurs le baron d'Eckstein et surtout Éloi Jourdain tourné vers la Germanie, en liaison avec l'Allemagne par ses amis. M. André Monchoux nous dit avec raison qu'il se croit investi d'une mission. Voilà pourquoi, tout en préférant Dante et Shakespeare à Gœthe et à Schiller, il écrit : « Et je ne travaillais à l'allemand que parce que ce travail m'avait été imposé, et que je savais d'ailleurs combien pourrait m'être utile dans la suite une langue qui semble avoir remplacé le latin et être deve- nue comme un dépôt de toutes les sources, soit de l'histoire, soit de la philosophie » (p. 211). Il connaît bien l'Allemagne par ses séjours successifs à Munich, à Berlin et à Vienne, faisant une longue halte à Weimar, où il parle avec Gœthe quelques jours avant la mort de ce dernier. Il s'intéresse à toute la civilisation d'outre-Rhin, aux mœurs comme à la philosophie, à l'histoire, au droit, à l'art. Il a été en rapports avec Ranke, Jarke, Savigny, Ancillon et les deux femmes de lettres célèbres, Bettina von Arnim et Rahel Levin. Et que dire de ses relations avec les représentants de l'exégèse et de la pensée religieuse, Neander, Schleiermacher ?

De plus, La Revue européenne, par des hommes comme Eckstein et Jourdain, recherche l'amitié, la conciliation avec l'Allemagne. Elle veut s'assurer la collaboration de Gœrres et fonde même une « Association des études allemandes ». N'a-t-elle pas parmi ses rédacteurs Cazalès que nous avons déjà rencontré et qui explique ainsi les buts de l'association :

Exploiter comme une mine encore vierge les richesses scientifiques et intellectuelles de l'Allemagne. [...] Il y a aujourd'hui à Munich un noyau de six étudiants français [...] Munich sera naturellement le centre de l'asso- ciation, c'est la capitale intellectuelle de l'Allemagne catholique comme Berlin est celle de l'Allemagne protestante [...] L'association prendra à tâche de faire connaître à la France les penseurs les plus remarquables (Stolberg, Frédéric Schlegel, Windischmann, Gœrres, etc.). (p. 211)

Et d'ajouter ces lignes significatives : Qu'on ne voie pas dans nos paroles un engouement ridicule pour tout

ce qui se pense et s'écrit outre-Rhin. Nous savons tout ce qui manque à l'Allemagne et ce ne sont pas ses défauts que nous voulons lui prendre ; mais l'esprit français ne se perd pas si facilement, et l'esprit germanique peut lui communiquer quelque chose de plus large, de moins étroitement systématique, (p. 211)

Voilà pourquoi La Revue européenne s'attache plus à la qualité qu'à la quantité de ses informations. Elle donne une bibliographie sérieuse. Elle n'a pas le temps d'offrir une « galerie des poètes » complète, mais grâce à elle ses lecteurs français connaissent mieux

Page 15: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

ou découvrent Stolberg, Bürger et Voss. De même en philosophie elle permet presque la découverte de Hegel et de Baader. Les sym- pathies de la Revue vont non pas à Hegel, grand thuriféraire de l'État, mais à Baader, à sa philosophie « belle et riche, malgré les épines qui enveloppent la fleur » (p. 212).

En politique, la rédaction est résolument pacifique et concilia- trice. Voilà pourquoi elle rappelle avec complaisance le discours sur la paix de Jean-Paul, composé en 1814, et s'en prend à telle brochure, trop chauvine, de Gœrres, pourtant ami de la maison. Mais ce sont les articles sur l'état moral ou religieux qui peuvent le plus nous intéresser. Ils sont d'Éloi Jourdain. Par lui Victor Hugo et les romantiques connaissent l'esprit public en Bavière, la situa- tion religieuse, la vie universitaire, l'enseignement philosophique d'un Gœrres, d'un Baader, d'un Dœllinger, d'un Schubert, d'un Schelling, l'art d'un Cornelius et des Eberhard. Si Éloi Jourdain n'a pu parler de la Prusse aussi à fond qu'il le voulait, du moins défend-il son régime contre les libéraux, car, à ses yeux, elle ignore le despotisme de la presse, elle a pour parlement les Universités et son tempérament propre comme constitution. Il la voit grandir « sans bruit et sans éclat », mais doute de sa robustesse devant d'éven- tuelles attaques extérieures.

Forte d'une information de première main, La Revue européenne s'en prend aux conceptions de Michelet, qui voit dans les Alle- mands les vieux Germains aux idées vagues, au rapport de Vic- tor Cousin sur l'instruction publique, qui a délibérément laissé de côté l'Allemagne catholique, et Saint-Marc Girardin et Lerminier, l'un pour les Lettres à un Berlinois, l'autre pour Au-delà du Rhin, sont accusés de légèreté et d'ignorance. On constate par là l'apport considérable, quoique partiel, de La Revue européenne à la con- naissance de l'Allemagne.

Il reste enfin La Revue des Deux Mondes, qui arrive au bon moment, puisque, comme le note M. André Monchoux, l'importance de l'Alle- magne est déjà établie. On se rappelle qu'elle a été fondée en 1829 comme journal de géographie et de voyages. Elle ne publie sous cette forme qu'un « tableau de la Confédération germanique » et une tra- duction de la Lénore de Bürger. Mais voici qu'en février 1831 Fran- çois Buloz en devient le directeur. Il va transformer le périodique et lui donner des horizons littéraire, philosophique et politique, marqués par l'éclectisme. De plus Buloz a la bonne fortune d'avoir toute une partie de la rédaction du Globe et des germanistes comme Quinet, Loève-Veimars, Édouard de Lagrange, Xavier Marmier et

Page 16: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Lerminier. N'oublions pas Henri Blaze de Bury, traducteur du Second Faust, et qui connaît bien l'allemand. La tendance de La Revue des Deux Mondes sera cependant littéraire, elle sera la revue de l'actualité littéraire. Ainsi Lagrange publie quelque cent Pensées de Jean-Paul, qui suivent sa version précédemment publiée. Loève- Veimars fait connaître de Heine son Excursion au Blocksberg, Le Tambour Legrand, Les Bains de Lucques. Barchou de Penhoën donne des articles sur Fichte et Schelling. La musique, chère au roman- tisme, est étudiée grâce à Henri Blaze travesti en Hans Werner : il s'attache à Beethoven et à son mysticisme, tandis que Mozart, un pur Italien pour Loève-Veimars, purement allemand pour Gus- tave Planche, est traité par ces deux auteurs. H. Blaze parle d'Uhland encore et du musicien Dessauer, collaborant dans le Lied, cette fleur spécifiquement allemande.

N'oublions pas la Chronique de la quinzaine de la Revue don- nant un tableau politique, les articles de politique sur les Lettres de Paris de Bœrne, sur la vie parlementaire de Stuttgart, sur Metter- nich. Surtout la Revue publie ces grands reportages que sont les Lettres à un Berlinois de Lerminier et les articles désabusés d'Edgar Quinet. Nous connaissons le pessimisme de celui-ci, son refus désor- mais de la bonne Allemagne de M de Staël. Même en Heine il reconnaît une évolution menaçante. Si Quinet ne plaît pas entiè- rement à la Revue par ce ton polémique, il est tempéré bientôt par Xavier Marmier, qui étudie la culture allemande dans son contexte politique et social. Il montre l'importance de la culture populaire et l'action d'une Université comme celle de Göttingen. La Revue fera mieux : à partir de 1835, elle donnera des comptes rendus des ouvrages qui paraissent. Par là le public cultivé passe du prince de Pückler Muskau à Rahel Levin ; Heine lui devient familier par L'Allemagne, dont la moitié paraît dans le périodique, plus tard par l'étude que lui consacrent Gérard de Nerval et Théo- phile Gautier.

Les revues spécialisées A côté de ces revues, qui ne sont pas spécialisées et dont l'infor-

mation sur l'Allemagne est si variée et si vaste, on rencontre des revues spécialisées. Elles ont été au nombre de trois : La Biblio- thèque allemande, la Revue Germanique et la Nouvelle Revue germa- nique. C'est cette dernière qui nous intéresse puisque la Biblio- thèque germanique paraît de 1826 à 1827, prenant alors le nom de Revue Germanique, qui sera publiée en 1827 et 1828. Ces deux pério-

Page 17: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

diques ont une rédaction en majorité alsacienne, d'où l'information précise, fouillée en profondeur, dont héritera la Nouvelle Revue Germanique qu'appuie la maison d'édition Levrault de Strasbourg. Elle durera de janvier 1829 à la fin de 1834 et reprendra jusqu'en 1837. Joseph Willm paraît l'avoir dirigée jusqu'en 1835, et Xavier Marmier pendant les deux dernières années. L'organe est libéral, parfois anti-catholique, mais en général tolérant. Germanophile, il se veut aussi lucide. Tout en s'intéressant à tous les aspects de la vie allemande, la Revue est surtout littéraire. Elle fait appel aux témoignages allemands. On y voit publier des articles sur Lessing, sur August-Wilhelm von Schlegel, Schiller, Bürger, Gœthe, dont on examine le Second Faust, Steffens, Chamisso, Tieck, Jean-Paul, Klinger. C'est la Nouvelle Revue Germanique qui va révéler Novalis et Hölderlin grâce surtout à Xavier Mamier. A partir de 1833, celui-ci y fait un véritable cours de littérature allemande, remon- tant aux Nibelungen et à Walter von der Vogelweide, comme au XVII siècle classique.

La philosophie allemande n'a pas dans la Revue la place qu'elle mérite, par contre l'esprit du temps sous tous ses aspects, dans toutes ses expressions en Allemagne, est abordé, de même que l'évolution des écoles. On s'arrête pour cela à Leibniz, à Kant, à Hegel, à Jacobi. Nous trouvons de la sorte sous une forme plus complète, plus approfondie ce que nous avons rencontré dans les autres revues, avec des bulletins bibliographiques, des informations sur les foires, des relations de voyage où brille Xavier Mamier. En prenant en mains les destinées de la Revue en 1835 celui-ci, tout en maintenant les cadres et les intentions, lui donnera une orien- tation plus romantique, et en même temps plus technique, par les articles documentaires, les récits de voyages, les enquêtes et voyages d'études. Mais il est évident que la Nouvelle Revue Germanique ne peut avoir la même audience. Elle est trop spécialisée et trop tech- nique, trop alsacienne et provinciale. Ses rédacteurs sont venus trop tard à Paris. Aussi en définitive, de ces trois groupes de périodiques, le premier, amateur, le second, de culture générale et sérieuse, le troisième, de culture spécialisée, c'est le second qui a agi le plus efficacement, par l'audience vaste qu'il peut avoir. C'est au second que s'est adressé plus particulièrement Victor Hugo. En recon- naissant leur mérite global, nous admettons qu'un juste équilibre soucieux de culture générale apporte plus que l'indigence du pre- mier groupe ou l'excès du second.

Page 18: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

L'INFLUENCE DE L'ALLEMAGNE

II

LES INFLUENCES ALLEMANDES : GŒTHE

I. — LE THÈME DE FAUST

s I tels sont les rapports généraux du romantisme français avec l'Allemagne, qu'advient-il en ces années de notre poète ? Il

n'y a certes pas de solution de continuité, mais évolution du Vic- tor Hugo de la première période à celui que nous allons présente- ment étudier. Ne nous étonnons donc point de trouver d'une part des jugements souvent semblables à ceux qu'il a déjà formulés sur les écrivains allemands et d'autre part des influences germaniques qui prolongent celles des années précédentes. C'est le cas en parti- culier de Gœthe et de Schiller.

1) L'HOMMAGE À GŒTHE DU ROMANTISME FRANÇAIS Ainsi dès 1830, il s'associe à l'hommage rendu par les jeunes

romantiques français à celui qu'ils considèrent comme leur maître ; pour Victor Hugo il a été surtout le maître du diabolique et du fan- tastique jusqu'ici. Or le sculpteur David organise une manifesta- tion qui, par son ensemble, charme et ravit le poète de Weimar. Une caisse est arrivée de Paris et le 7 mars 1830 Eckermann peut écrire :

Au dessert Gœthe ouvrit un des paquets. C'étaient les poésies d'Émile Des- champs, accompagnées d'une lettre que Gœthe me fit lire. J'y pus voir quelle influence on attribue à Gœthe sur la renaissance de la littérature française et à quel point les jeunes poètes le respectent et l'aiment comme un supérieur intellectuel.

Ces lignes sont importantes et nous allons retrouver notre poète français dans la suite des Conversations d'Eckermann avec Gœthe à la date du 14 mars :

1. Fernand BALDENSPERGER, Gœthe en France, Paris, Hachette, 1904, in-8°, p. 161.

Page 19: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Gœthe m'a fait voir tous les trésors, classés à présent, que contenait la caisse de David dont le déballage l'occupait il y a quelques jours. Les médail- lons de plâtre, représentant les profils des jeunes poètes les plus distingués de France, étaient rangés en bon ordre sur les tables. Il me montra aussi un grand nombre d'ouvrages récents qui, par l'entremise de David, lui étaient offerts comme dons d'auteur par les talents les plus éminents de l'école romantique. Je vis des œuvres de Sainte-Beuve, Ballanche, Victor Hugo, Balzac, Alfred de Vigny, Jules Janin et d'autres. (ibid., p. 161)

Gœthe d'ailleurs reconnaissait en Victor Hugo un de ses dis- ciples, un fils spirituel du romantisme allemand.

2) UN POÈME DE PAUL FOUCHER

Il est significatif aussi qu'au moment où s'ouvre cette période, ce soit le beau-frère de V. Hugo, Paul Foucher, qui rende un solennel hommage au grand vieillard dans un poème intitulé « Gœthe » des Annales romantiques de 1830. N'est-ce point en accord avec notre poète, dont il partage les sentiments littéraires qu'il s'écrie :

Ce nom loué de tous, sans combat, sans envie, De quel temps était-il celui qui l'a porté ? Sans doute dès longtemps il est mort, que sa vie Ne voile plus de deuil son immortalité. (ibid., p. 162)

Après avoir évoqué à son endroit les noms de Pétrarque, de Mil- ton et de Dante, Paul Foucher montre Gœthe vivant, et évoque les héros qui ont fait sa gloire :

Eh bien ! non, ce grand homme, aîné de tous les âges, Adopté tout vivant par sa postérité, Dans l'infini des temps dominant les nuages, Et de son front mortel perçant l'éternité, Il vit, c'est à Weimar. — Le voyageur qui passe, En pressant sa main d'homme, écoute un divin air : Faust, chant magicien, qui jette dans l'espace L'échelle de Jacob du ciel jusqu'en enfer. Berlichingen, ouvrant sa scène de cent lieues Au drame séculaire, à son héros géant ; Werther sous son front blond, sous ses prunelles bleues, Au secours de son vide appelant le néant. (ibid., p. 162)

D'où l'acte d'allégeance, on pourrait dire d'adoration pour celui qui est comparé à Shakespeare, à Moïse et à Homère, éternel dans sa gloire, tandis que celle des autres périt :

Aussi grand dans tes vœux, plus sûr dans tes ouvrages, Face à face tu peux, ô Gœthe ! en liberté Te voir au grand miroir qui, durant tous les âges, Va garder ton image à la postérité.

Page 20: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Ô Shakespeare vivant ! ô Moïse visible ! Homère de nos jours qui tombe sous les sens ! [...] Nos gloires à tes pieds naissent, luttent, s'écoulent, Pour leurs flots expirants ton roc est un écueil. Ces vagues d'un instant, qui sur sa base roulent, Le rendent plus splendide et plus luisant à l'œil. (ibid., p. 162)

3) L'OPINION DE VICTOR HUGO Mais écoutons Victor Hugo lui-même. Il manifeste à plusieurs

reprises dans ces années 1830-1848 son admiration et son respect pour Gœthe. N'est-ce pas lui qui adresse ces lignes à M. de Wolf- fers, qui fait paraître à Paris en 1837 une traduction des Élégies romaines de Gœthe et qui reproduit une partie de la lettre de V. Hugo dans sa préface :

J'ai toujours eu une complète admiration pour ce poète illustre, pour ce penseur multiple, pour ce génie à toutes fins... Quoique ces deux grands philosophes appartiennent à des régions bien différentes, Gœthe me paraît être la plus haute personnalité que la pensée allemande ait revêtue depuis Luther.

Ainsi Gœthe est comparé et égalé au grand Réformateur. Victor Hugo n'a pas changé d'opinion après 1840, puisque dans son discours de réception à l'Académie française, le 3 juin 1841, où il parle de Népomucène Lemercier et de sa Panhypocrisiade, il déclare, en égalant Gœthe à Byron et à Walter Scott : « Depuis la mort du grand Gœthe la poésie allemande est rentrée dans l'ombre... » 2 La littéra- ture anglaise subit la même éclipse. C'est la littérature française qui désormais resplendit, ayant pris la relève et Salvandy qui le reçoit sous la Coupole, lui fait écho : « ... ces grands hommes qu'elle [la France] honore et qu'elle regrette, lord Byron, Walter Scott, Gœthe, sont morts... » 3

4) LA GENÈSE DE Notre-Dame de Paris Faut-il nous étonner si, dans ces conditions, Victor Hugo pense

à Gœthe sinon dans ses poésies de la seconde période, du moins dans son premier chef-d'œuvre romanesque, Notre-Dame de Paris. D'une manière assez curieuse, il se réfère à la fois, comme nous allons le constater, au grand drame de Faust déjà utilisé dans les

1. F. BALDENSPERGER, Bibliographie critique de Gœthe en France, Paris, Hachette, 1907, in-8°, p. 141.

2. Actes et paroles [Impr. Nat.], I, p. 53. 3. F. BALDENSPERGER, Bibliographie critique..., p. 141.

Page 21: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Ballades, Cromwell, Amy Robsart et même Hernani et au grand roman, double, Wilhelm Meister.

On sait comment après Hernani, le poète a quitté son apparte- ment de la rue Notre-Dame-des-Champs pour s'installer rue Jean- Goujon, presque dans le décor, alors idyllique, des Champs-Élysées ; avec Théophile Gautier, il fait de longues promenades nocturnes dans Paris, le vieux Paris. Déjà le roman historique l'avait tenté dans Bug-Jargal et Han d'Islande. Mais l'Histoire des Ducs de Bour- gogne de Prosper de Barante, le Quentin Durward de Walter Scott suscitent son intérêt pour le XV siècle. Il aime les vieux monuments de Paris, et en particulier Notre-Dame. Ne s'en est-il pas pris dès 1825 au pillage réglé dont était victime la cathédrale, aux restaura- tions, aux déprédations qui faisaient transporter des pierres sculptées à l'étranger. Et voici qu'en 1825 il lance la brochure vengeresse : Guerre aux démolisseurs. Dès lors, il songe de plus en plus à res- taurer littérairement la cathédrale gothique, à la présenter dans sa gloire du XV siècle. Déjà en 1829 avec les membres du Cénacle, il allait contempler le crépuscule du haut des tours de Notre-Dame. Faut-il rappeler la strophe du Pas d'armes du Roi Jean dans les Ballades :

Notre-Dame ! Que c'est beau ! Sur mon âme De corbeau

Voudrais être Clerc ou prêtre Pour y mettre Mon tombeau !

Il a son plan d'ensemble depuis 1828. Il a choisi son titre et le 15 novembre 1828, il s'est engagé à livrer le manuscrit à l'éditeur Gosselin avant le 15 avril 1829. Rien n'est écrit pourtant de la rédac- tion véritable en 1830. C'est après la Révolution de Juillet, le 1 sep- tembre, qu'il se remet au travail. Dès lors, il ne s'arrêtera pas avant d'avoir fini le roman. La tristesse qui est en lui s'évanouit au fur et à mesure qu'il développe l'intrigue et crée les personnages. Enve- loppé dans un gros tricot de laine grise, il travaille en plein mois de décembre les fenêtres ouvertes. Il finit le livre le 14 janvier 1831 avec la bouteille d'encre qu'il a entamée en le commençant et il le fait paraître le 16 mars 1831 en deux volumes in-octavo avec deux vignettes de Tony Johannot sur les couvertures.

Telle est la genèse de Notre-Dame de Paris dont le sous-titre, « 1482 », nous ramène à la chronique et au roman historique. Au milieu de longues descriptions de l'édifice gothique et de la vieille capitale, il évoque l'archidiacre Claude Frollo passionné de sciences et d'ab- solu, se perdant pour Esméralda, la bohémienne à la beauté mer-

Page 22: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

veilleuse, que le beau Phébus de Châteaupert abandonne à son triste sort ; elle mourra malgré sa mère retrouvée, malgré le sympathique poète Gringoire, malgré Quasimodo le monstre borgne et bossu dont l'enveloppe hideuse recouvre l'amour profond et fidèle pour celle qui lui a témoigné de la bonté.

5) LES INTENTIONS DU ROMANCIER Victor Hugo dans une lettre à son éditeur nous explique ses

intentions. Ce n'est pas exactement un roman historique qu'a voulu écrire l'écrivain. Certes Gringoire et Louis XI ont vécu, mais ils ne sont pas ici les protagonistes ; seuls le cadre, l'atmosphère, l'es- prit se veulent historiques :

C'est une peinture de Paris au XV siècle [écrit Victor Hugo] et du XV siècle à propos de Paris. Louis XI y figure dans un chapitre. C'est lui qui déter- mine le dénouement. Le livre n'a aucune prétention historique, si ce n'est dépeindre peut-être avec quelque science et quelque conscience, mais uni- quement par aperçus et par échappées, l'état des mœurs, des croyances, des lois, des arts, de la civilisation enfin du XV siècle. Au reste, ce n'est pas là ce qui importe dans le livre. S'il a un mérite, c'est d'être œuvre d'ima- gination, de caprice et de fantaisie.

Mais précisément parce qu'il a voulu recréer l'atmosphère et l'esprit du temps — nous avons la liste des ouvrages où il s'est documenté — Victor Hugo va faire d'un de ses héros principaux un chercheur d'absolu, à l'instar de son contemporain qui vivait à la fin du XV siècle sous le règne de l'empereur Maximilien : Faust de Wittemberg. Et par là nous revenons au thème et à la légende de Faust, élément essentiel de Notre-Dame de Paris, et donc à l'Allemagne. Mais à son habitude le jeune romancier ne voudra pas d'une imitation servile du livre populaire édité par Spiess en 1587 et traduit par Palma Cayet ; il ne voudra pas non plus reprendre purement et simplement le premier Faust de Goethe. Son héros pourtant en sera imprégné, ainsi que nous allons le voir. Victor Hugo, comme à l'ordinaire, fera appel à d'autres modèles aussi, pour pré- server son originalité. Le Moine de Lewis, l'Adam de Milton et le héros gœthéen se disputent littérairement l'âme de Frollo, comme aussi Nicolas Flamel, cher à nos romantiques et à Gérard de Nerval, qui lui consacre à la même époque des scènes dramatiques. Le prêtre doit beaucoup à l'abbé Oegger, premier vicaire de Notre-Dame, passionné de symbolique et d'ésotérisme, qui abandonnera la prêtrise.

1. Correspondance [Impr. Nat.], I.

Page 23: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Victor Hugo cependant s'inspire non seulement d'œuvres littéraires mais aussi d'œuvres plastiques.

6) LE MAGICIEN ET LA VANITÉ DES SCIENCES

C'est dans le livre quatrième au chapitre II que Victor Hugo entame le thème de Faust. Après nous avoir dit comment Frollo a adopté et baptisé Quasimodo, avec quelle passion il s'était jeté dès l'enfance dans l'étude, il nous le montre protecteur et maître du bossu, s'occupant de l'éducation de son jeune frère, écolier tur- bulent. C'est déjà Faust, qui nous apparaît dans le chapitre V : « Comme Claude Frollo avait parcouru le cercle presque entier des connaissances humaines positives, extérieures et licites, force lui fut, à moins de s'arrêter ubi defuit orbis, force lui fut d'aller plus loin et de chercher d'autres aliments à l'activité insatiable de son intelligence ». Voici que déjà nous retrouvons le Paradis perdu : « Il avait, disait-on, goûté successivement toutes les pommes de l'arbre de l'intelligence, et faim ou dégoût, il avait fini par mordre au fruit défendu » (p. 188). On se rappelle les paroles de Faust dans « Nacht » :

Philosophie, Droit, médecine, Théologie aussi hélas ! J'ai tout étudié à fond avec un ardent effort Et me voici, pauvre fou, Tout juste aussi avancé que naguère... Je n'ai peur ni de l'enfer, ni du Diable. — Mais en revanche, aussi toute joie m'est ôtée. (p. 45) 2

La traduction de Sainte-Aulaire disait : J'ai étudié la philosophie, le droit, la médecine, pour mon malheur aussi

la théologie. A quoi m'ont servi tant d'efforts ? Me voici encore pauvre diable, pas plus avancé qu'au premier jour [...] Je ne crains ni l'enfer ni le diable ; mais j 'ai payé ces avantages au prix de toutes les joies de la vie. 3

Voilà pourquoi Victor Hugo poursuit : Il avait pris place tour à tour, comme nos lecteurs l'ont vu, aux confé- rences des théologiens en Sorbonne, aux assemblées des artiens à l'image

Saint-Hilaire, aux disputes des décrétistes à l'image Saint-Martin, aux congré- gations des médecins au bénitier de Notre-Dame, ad cupam Nostrae Dominae ;

1. Notre-Dame de Paris, éd. M. F. Guyard, « Classiques Garnier », p. 188. C'est à cette édition que renverront nos citations.

2. Faust, 1 partie, éd. Lichtenberger, Aubier ; cf. texte allemand p. 45. 3. Trad. Sainte-Aulaire, Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers, t. 16, GŒTHE,

Faust, p. 48.

Page 24: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

tous les mets permis et approuvés que ces quatre grandes cuisines, appelées les quatre facultés, pouvaient élaborer et servir à une intelligence, il les avait dévorés et la satiété lui en était venue avant que sa faim fût apaisée.

(pp. 188-89)

7) L'ABSOLU CHERCHÉ DANS L'OCCULTE.

C'est donc pour cette raison qu'il s'est adonné aux sciences défen- dues, à l'occultisme et Victor Hugo d'évoquer à présent les prédé- cesseurs de son Faust en cette recherche passionnée :

Alors il avait creusé plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie, matérielle, limitée ; il avait risqué peut-être son âme, et s'était assis dans la caverne à cette table mystérieuse des alchimistes, des astrologues, des hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le Moyen-Age, et qui se prolonge dans l'Orient aux clartés du chandelier à sept branches, jusqu'à Salomon, Pythagore et Zoroastre.

(p. 189) C'est bien ce mouvement qui est déjà chez Goethe : Aussi me suis-je abandonné à la magie : nous verrons si par la force de

l'esprit et de la parole je pourrai arriver à quelque connaissance véritable. Je ne veux plus répéter à la sueur de mon front des niaiseries que je n'entends pas ; je veux connaître l'univers et le mystère de son existence, découvrir ses forces motrices et l'origine des choses. 1

Certes Frollo doit rester français. C'est pour cela que Victor Hugo, fait un long appel en la suite du chapitre à Nicolas Flamel, dans la maison duquel il se rend, rue du Lombard :

Quelques voisins même affirmaient avoir vu une fois par un soupirail l'archidiacre Claude creusant, remuant et bêchant la terre dans ces deux caves dont les jambes étrières avaient été barbouillées de vers et de hiéro- glyphes sans nombre par Nicolas Flamel lui-même. On supposait que Fla- mel avait enfoui la pierre philosophale dans ces caves, et les alchimistes pendant deux siècles, depuis Magistri jusqu'au Père Pacifique, n'ont cessé d'en tourmenter le sol que lorsque la maison si cruellement fouillée et retournée, a fini par s'en aller en poussière sous leurs pieds. (p. 190)

Mais nous pensons irrésistiblement au Faust gœthéen, quand après nous avoir montré Frollo essayant de déchiffrer le portail symbolique de Notre-Dame, Victor Hugo précise qu'il s'est amé- nagé une cellule au haut des tours de Notre-Dame, dans celle des deux tours qui regarde sur la grève, tout à côté de la cage aux cloches, une petite cellule fort secrète où nul n'entrait, pas même l'évêque, disait-on, sans son congé. Cette cellule avait été jadis pratiquée presque au sommet de la tour, parmi les nids de corbeaux, par l'évêque Hugo de Besançon, qui avait maléficié dans son temps. (p. 191)

1. Trad. Sainte-Aulaire, éd. citée, pp. 47-48.

Page 25: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

On se rappelle la fameuse tour de Faust qu'on montre en Alle- magne. Mais voici déjà le diabolique qui se fait jour, le magicien apparaît dans son aura, dans sa réputation sinistre quand, la nuit, à une petite lucarne de la cellule, une clarté rouge intermittente se voit, qui fait penser à la flamme d'un soufflet et non d'une lumière : « et les bonnes femmes disaient : voilà l'archidiacre qui souffle, l'enfer pétille là-haut » (p. 191). Il est pourtant le dénonciateur impitoyable des bohémiens, des nécromants et des magiciens. Les sorciers et occultistes ne semblent pas avoir d'ennemi plus acharné que lui. Nous verrons pourquoi.

8) LA MISÈRE PHYSIQUE ET LA MISÈRE MORALE

Cependant Victor Hugo favorise délibérément la comparaison avec le héros de Gœthe quand, faisant allusion au pacte avec le diable que nous trouvons dans le premier Faust, il poursuit :

Cela n'empêchait pas l'archidiacre d'être considéré par les doctes têtes du chapitre comme une âme aventurée dans le vestibule de l'enfer, perdue dans les antres de la cabale, tâtonnant dans les ténèbres des sciences occultes. Le peuple ne s'y méprenait pas non plus ; chez quiconque avait un peu de sagacité, Quasimodo passait pour le démon, Claude Frollo pour le sorcier. Il était évident que le sonneur devait servir l'archidiacre pendant un temps donné au bout duquel il emporterait son âme en guise de paiement, (p. 192)

L'assimilation va devenir plus complète encore quand il nous montre l'aspect physique et l'état moral de Frollo vieilli comme Faust avant l'âge, puisqu'il n'a pas encore quarante ans, à peine trente-six. Déjà Victor Hugo prépare le portrait où il rivalisera avec Rembrandt aquafortiste, car il écrit de celui qui a des abîmes en sa science comme en son cœur et dont on voyait l'âme sur la figure comme à travers un sombre nuage :

D'où lui venait ce front chauve, cette tête toujours penchée, cette poi- trine toujours soulevée de soupirs ? Quelle secrète pensée faisait sourire sa bouche avec tant d'amertume au même moment où ses sourcils froncés se rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter ? Pourquoi son reste de cheveux étaient-ils déjà gris ? Quel était ce feu intérieur qui éclatait par- fois dans son regard au point que son œil ressemblait à un trou percé dans la paroi d'une fournaise ? (p. 192)

C'est bien ainsi que nous apparaît Faust dans « Nacht ». Mais ce regard infernal n'est-il pas hérité du Melmoth de Maturin, dont Jean Cohen a traduit le roman dès 1821 ? On voit l'habileté de notre romancier.

Page 26: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

9) L'INFLUENCE DE REMBRANDT Elle apparaît plus éclatante encore quand, en compagnie de

Jehan de Molendino, le jeune frère de l'archidiacre, il nous permet de pénétrer au chapitre IV du livre VII dans la cellule de Frollo. C'est bien le « Studierzimmer » gœthéen, mais Victor Hugo, par son goût des arts plastiques, par son admiration pour Rembrandt qu'il a déjà évoqué ici à propos des délégués flamands et de la fête des fous, va encore « diviser pour régner » et voudra éviter l'accu- sation d'avoir imité Gœthe. Voilà pourquoi ce n'est pas son Faust qu'il mentionne, mais celui de l'artiste hollandais.

On sait que Rembrandt nous a donné deux eaux-fortes qui repré- sentent ou rappellent Faust. La première montre le sens psycholo- gique de Rembrandt dans un portrait exprimant la sensualité et l'intelligence de Faust apparaissant avec un front élevé par une cal- vitie frontale, un bas de visage resserré et déprimé, des moustaches épaisses, une grosse lèvre inférieure, un nez allongé, des yeux lar- gement ouverts et comme hébétés de profondeur. Mais c'est la seconde eau-forte qui nous intéresse. On a voulu y voir le Docteur Fautreius, plus que le docteur Faust, mais peu importe si les con- temporains et la postérité y ont vu Faust. Victor Hugo reprend un procédé déjà inauguré par Shelley dans les Cenci, tant de fois employé par Stendhal, par Balzac qui a évoqué l' Alchimiste de Gérard Dow, par Théophile Gautier. Comment celui qui nous a laissé ces extraordinaires dessins en noir et blanc n'aurait pas été attiré par l'eau-forte de 1652 ? Nous voyons Faust dans son cabinet, il contemple un signe magique sur la vitre de sa fenêtre où il s'im- prime en trace lumineuse éclairant le bas de sa figure et le haut de son corps ; les deux mains restent fermées, l'une s'appuie sur la table, l'autre sur le bras du fauteuil, soutenant toutes deux la partie supérieure du corps. Faust est là à la fois attentif et dans la joie d'avoir obtenu ce qu'il cherchait. Il porte une robe de chambre longue et ample ; il a un bonnet mou, blanc et comme phrygien, celui des savants et des bourgeois du XVI siècle. Il a devant lui un pupitre avec une feuille de papier ou de parchemin : ce sont des formules de conjuration et des chiffres qui lui ont permis, semble-t-il, de faire surgir le signe du Macrocosme sur la fenêtre.

1. Cf. J. B. BARRÈRE, « Victor Hugo et les arts plastiques », dans Revue de Litté- rature comparée, avril-juin 1956, pp. 186-188.

Page 27: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Le signe est entouré d'une gloire et se compose de trois cercles concentriques divisés en quatre parties par deux diamètres perpen- diculaires l'un à l'autre. C'est entre les circonférences de la figure que sont inscrites des Majuscules. Au-dessus et derrière Faust une tête de mort au rictus ironique semble regarder le Macrocosme : Rembrandt rappelle ainsi le sort de Faust, la leçon morale de son histoire. Au pied de la table, dans l'angle inférieur, apparaît la partie supérieure d'une sphère. Faust lui-même, avec son visage rasé, ses yeux pleins de sagacité et de ruse nous apparaît dans la force de l'âge. Vie et nature jouent ici comme l'ombre et la lumière, le fameux clair-obscur rendu ici par les rayons du Macrocosme, dont la vive clarté rejette dans l'ombre les objets hors de son champ. Faust est en train d'écrire, il a la plume à la main et sur la table, proche du pupitre, il y a des livres. Derrière les cercles du Macro- cosme, il semble qu'on distingue une figure tenant d'une main un miroir qu'elle montre de l'autre main. L'ensemble, saisissant, rend le sentiment extatique du personnage, en un moment décisif de son existence. Il n'y a ici ni état d'abandon des lieux, ni poussière accumulée, ni sentiment de tristesse et de dégoût.

Or assez étrangement — nous saurons pourquoi — Victor Hugo évoque cette gravure en la déformant, en l'assombrissant, en fai- sant de Faust un personnage crispé, en multipliant les objets :

Le lecteur n'est pas sans avoir feuilleté l'œuvre admirable de Rembrandt, ce Shakespeare de la peinture. Parmi tant de merveilleuses gravures, il y a en particulier une eau-forte qui représente, à ce qu'on suppose, le docteur Faust et qu'il est impossible de contempler sans éblouissement. C'est une sombre cellule. Au milieu est une table chargée d'objets hideux, têtes de morts, sphères, alambics, compas, parchemins hiéroglyphiques. Le docteur est devant cette table, vêtu de sa grosse houppelande et coiffé jusqu'aux sourcils de son bonnet fourré. On ne le voit qu'à demi-corps. Il est à demi levé de son immense fauteuil, ses poings crispés s'appuient sur la table et il considère avec curiosité un grand cercle lumineux, formé de lettres magiques, qui brille sur le mur du fond comme le spectre solaire dans la chambre noire. Ce soleil cabalistique semble trembler à l'œil et remplit la blafarde cellule de son rayonnement mystérieux. C'est horrible et c'est beau. (pp. 305-306)

N'est-ce pas déjà le soleil noir de la mélancolie dont parle Nerval dans « El Desdichado » ?

10) L'INFLUENCE DU FAUST GŒTHÉEN Mais pourquoi Victor Hugo a-t-il transformé l'eau-forte de Rem-

brandt, sinon parce que l'état de Frollo n'est pas celui de l'extase, de la joie de la découverte, de l'activité, mais celui d'une morne

Page 28: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

inactivité, d'une lassitude douloureuse qui laisse s'accumuler les signes de l'incurie et de l'abandon ; il rivalise à son tour avec Rem- brandt, mais en se souvenant d'un autre qui l'avait fait déjà avant lui :

Quelque chose d'assez semblable à la cellule de Faust s'offrit à la vue de Jehan quand il eut hasardé sa tête par la porte entre-bâillée. C'était de même un réduit sombre et à peine éclairé. Il y avait aussi un grand fauteuil et une grande table, des compas, des alambics, des squelettes d'animaux pendus au plafond, une sphère roulant sur le pavé, des hippocéphales pêle-mêle avec des bocaux où tremblaient des feuilles d'or, des têtes de mort posées sur des vélins bigarrés de figures et de caractères, de gros manuscrits empilés tout ouverts sans pitié pour les angles cassants du parchemin, enfin, toutes les ordures de la science, et partout, sur ce fouillis, de la poussière et des toiles d'araignée ; mais il n'y avait point de cercles de lettres lumineuses, point de docteur en extase contemplant la flamboyante vision comme l'aigle regarde le soleil, (p. 306)

Or si nous nous reportons à la scène de « Nacht » dans le premier Faust, nous trouvons précisément cet état de délabrement et d'aban- don, cette multiplicité d'objets hétéroclites, ce dégoût que nous avons déjà vu exprimé par Goethe :

Mais hélas ! [s'écrie son Faust] je reste enfermé entre quatre murailles dans ce cachot sombre et maudit, où l'aimable clarté du ciel ne parvient qu'à travers des vitraux noircis. Je reste accablé sous ces piles de livres, digne proie des vers et de la poussière ; tout enfumés, ils s'élèvent jusqu'au sommet des voûtes. Que vois-je encore autour de moi ? Des verres, des boîtes, des instruments de toute sorte, mobilier amassé par mon grand-père : voilà mon univers, voilà tout ce que je connais de la vie. 1

On constate la similitude et l'influence. De plus, lorsque Vic- tor Hugo nous parle d'un docteur en extase contemplant la flam- boyante vision, certes il se réfère à la gravure de Rembrandt. Mais n'a-t-il pas aussi et même surtout présentes à l'esprit ces lignes de la même scène de Gœthe où Faust, après avoir invoqué les Esprits et les intelligences invisibles, « ouvre le livre, et fixe les yeux sur le signe du macrocosme, figure cabalistique » en s'écriant :

Ah ! de quelles délices ce spectacle remplit tous mes sens ! Une vie nou- velle, jeune, pure, heureuse circule dans mon sang. Est-ce un Dieu qui traça cette image dont la vertu magique calme la tempête qui m'agitait, remplit mon pauvre cœur d'une joie méconnue, et me révèle par un ins- tinct mystérieux les forces de la nature ? Suis-je un Dieu moi-même ? Il n'est plus de ténèbres pour moi : le monde soumis se dévoile à mon âme, j'observe dans ses traits le mouvement de sa vie. 2

Et de voir « comme tout se meut, s'agite réciproquement et concourt à l'harmonie ! »

1. Trad. Sainte-Aulaire, éd. citée, p. 48. 2. Ibid, p. 49.

Page 29: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Victor Hugo suggère encore la comparaison avec Gœthe, quand Jehan de Molendino voit le fourneau où s'accumulent toutes sortes de vases, « des fioles de grès, des cornues de verre, des matras de char- bon » (p. 307). Il montre le soufflet et le masque d'alchimie à l'aban- don.

II) L'ORIGINALITÉ DE HUGO Mais par une idée presque de génie, il va différencier les deux

scènes si voisines, la sienne et celle de Gœthe, par les sentiments intérieurs des personnages. Le délabrement du cabinet de Frollo n'a pas la même cause que celui qu'accuse le Faust gœthéen. Celui-ci a désespéré de la science terrestre, de la science exotérique, il a renoncé à une vaine science pour se tourner vers la magie, vers une plus haute science. Au contraire qu'écrit Victor Hugo ? « L'ensemble de la logette [...] présentait un aspect général d'abandon et de délabre- ment ; et le mauvais état des ustensiles laissait supposer que le maître était déjà depuis assez longtemps distrait de ses travaux par d'autres préoccupations » (pp. 308-309). Il essaie de revenir au Grand-Œuvre, à la science ésotérique, pour se délivrer d'une obsession qui ne le quitte plus. Par là il se différencie du Faust gœthéen et se rapproche de l'Ambrosio du Moine de Lewis. Le voici qui parle, plongé dans son livre, de Manou, de Zoroastre, d'Averroès, de Flamel ; il veut tenter le Grand-Œuvre :

Lisons ce qu'en dit Manou : « Où les femmes sont honorées, les divinités sont réjouies ; où elles sont méprisées, il est inutile de prier Dieu. La bouche d'une femme est constamment pure ; c'est une eau courante, c'est un rayon de soleil. — Le nom d'une femme doit être agréable, doux, ima- ginaire, finir par des voyelles longues, et ressembler à des mots de béné- diction. — [...] Oui, le sage a raison ; en effet, la Maria, la Sophia, la Esme- ral... — Damnation ! toujours cette pensée ! (p. 310)

C'est donc la pensée d'Esméralda, l'amour, la passion d'Esméralda qui a bouleversé sa vie, qui l'a détourné de ses travaux. Faust au contraire dans « Nacht » n'est pas encore amoureux, ne connaît pas encore Marguerite. Par contre Claude Frollo n'est plus lui-même ; il est à l'opposé des grands magiciens dont il a prononcé les noms : « ... Il suffit donc, continua le prêtre, d'une seule misérable pensée pour rendre un homme faible et fou! Oh! que Claude Pernelle rirait de moi, elle qui n'a pu détourner un moment Nicolas Flamel de la pour- suite du Grand-Œuvre ! » (p. 310).

Telle est la transformation que Victor Hugo fait subir déjà à l'héritage faustien transmis par Gœthe. C'est un enrichissement

Page 30: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

psychologique dont il fait bénéficier le héros présenté fidèlement jusqu'ici dans ses dégoûts, ses extases, sa cellule délabrée et pous- siéreuse, avec ses livres et ses instruments, selon les données gœ- théennes. C'est Jehan de Molendino qui souligne cette transforma- tion : « il ne savait pas avec quelle furie cette mer des passions humaines fermente et bouillonne lorsqu'on lui refuse toute issue, comme elle s'amasse, comme elle s'enfle, comme elle déborde, comme elle creuse le cœur, comme elle éclate en sanglots intérieurs et en sourdes convulsions, jusqu'à ce qu'elle ait déchiré ses digues et crevé son lit » (p. 312). Ainsi Victor Hugo tout en sacrifiant à la traditionnelle image du magicien mau- dit renouvelée par Gœthe, fait œuvre de créateur original.

12) EN COMPÉTITION AVEC GŒTHE

C'est Frollo, ce Faust transformé par une passion désespérée, tel que nous venons de le voir, qui va désormais être dominé par le mal. Son amour sans issue pour Esmeralda en fait à la fois une vic- time et un bourreau. Sous cet aspect il reprend le thème gœthéen de la vanité de la science malgré l'éblouissement suscité par le signe du Macrocosme — au chapitre v du livre VII —, devant ce maître Jacques Charmolue, son disciple, son famulus, son Wagner. En effet on a fait subir la question à un nommé Marc Cenaine pour lui faire avouer sa pratique de la magie. L'archidiacre presse Maître Jacques Charmolue de lui arracher son secret, car il est procureur du roi en cour d'église. Il regarde alors machinalement la grande toile d'arai- gnée de la lucarne, il voit l'araignée se précipiter sur la mouche, la plier en deux avec ses antennes de devant et lui fouiller la tête de sa pompe hideuse. Le procureur fait un geste pour sauver la mouche, mais le prêtre l'arrête d'un autre geste. Et c'est ici que le motif est repris par Victor Hugo dans une sorte de compétition lit- téraire avec Gœthe avec ces données nouvelles :

Oh ! Oui, continua le prêtre avec une voix qu'on eût dit venir de ses entrailles, voilà un symbole de tout. Elle vole, elle est joyeuse, elle vient de naître ; elle cherche le printemps, le grand air, la liberté. Oh ! Oui, mais elle se heurte à la rosace fatale, l'araignée en sort, l'araignée hideuse ! Pauvre danseuse ! pauvre mouche prédestinée ! Maître Jacques, laissez faire ! C 'est la fatalité ! — Hélas ! Claude, tu es l'araignée. Claude, tu es la mouche aussi ! (p. 323)

C 'est à ce point du passage qu'est la charnière, c'est ici que Vic- tor Hugo nous montre ce qu'il a fait du thème de Faust gœthéen en introduisant cet amour désespéré :

Page 31: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Tu volais à la science, à la lumière, au soleil, tu n'avais souci que d'ar- river au grand air, au grand jour de la vérité éternelle ; mais, en te préci- pitant vers la lucarne éblouissante qui donne sur l'autre monde, sur le monde de la clarté, de l'intelligence et de la science, mouche aveugle, doc- teur insensé, tu n'as pas vu cette subtile toile d'araignée tendue par le des- tin entre la lumière et toi, tu t'y es jeté à corps perdu, misérable fou [c'est l'expression de Gœthe], et maintenant tu te débats, la tête brisée et les ailes arrachées, entre les antennes de fer de la fatalité ! (p. 323)

Le Faust gœthéen, telle la mouche, voulait quitter sa cellule, son cachot pour chercher l'espace libre, la lumière, la Nature : « Fuis ; franchis toutes ces entraves : ce livre écrit de la main de Nostradamus sera ton guide. Fixe les yeux sur l' architecture du monde ; et si la nature te sourit, si son esprit se révèle au tien, tu sentiras sa force pénétrer ton âme. » 1

13) LEWIS ET MILTON UNIS À GŒTHE

Certes Le Moine de Lewis inspire souvent dans la suite les gestes et les actions de Frollo. Mais c'est au Faust gœthéen que nous pen- sons quand il vient dans la prison pour délivrer Esméralda. Il est à la fois Faust et Méphisto en présence de la pauvre Gretchen. Et il reprend une fois de plus le thème du chercheur d'absolu, transformant par là la scène du cachot, et lui donnant les couleurs de la confession romantique au chapitre IV du livre VIII. Mais Victor Hugo, qui a mis le chapitre sous les auspices de Dante en citant le début de l'inscription de la porte de l'Enfer qu'il prend comme titre, se réfère encore ici à l'Ambrosio de Lewis et à la chute du Satan miltonien. Faust est ici Lucifer tombé :

Oui, j'étais heureux [dit-il à Esmeralda] je croyais l'être du moins. J'étais pur, j'avais l'âme pleine d'une clarté limpide. Pas de tête qui s'élevât plus fière et plus radieuse que la mienne. Les prêtres me consultaient sur la chasteté, les docteurs sur la doctrine. Oui, la science était tout pour moi. C'était une sœur, et une sœur me suffisait. (p. 374)

On songe au saint Antoine de Flaubert, aux tentations de la chair qu'il repousse, en présence de ce Frollo vainqueur du péché jus- qu'au jour où il aperçoit Esméralda qui danse sur la place. Mais Hugo ne fait pas une Marguerite, aux yeux de l'archidiacre, de cette créature éblouissante qui l'enivre, qui le fascine et le fait fri- sonner d'épouvante :

C'était un ange ! mais de ténèbres, mais de flamme et non de lumière. Au moment où je pensais cela, je vis près de toi une chèvre, une bête du

1. Trad. Sainte-Aulaire, éd. citée, p. 49.

Page 32: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Imprimé en France. 32 F.

Page 33: Victor Hugo et l'Allemagne (2)

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections

de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.