victor hugo l'epee

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L'ÉPÉE (Le Théâtre en liberté) de Victor Hugo DRAME EN CINQ SCÈNES PERSONNAGES : SLAGISTRI. ALBOS. PRETRE-PIERRE, âge de patriarche. KIELBO. TIVARO. ELETTRA. MARIAMM. LE CHANTERRE. HOMMES DE LA MONTAGNE. Vêtus de peaux de loup. HOMMES DE LA PLAINE. Vêtus de peaux de mouton. FEMMES, JEUNES FILLES. — VIEILLARDS, ENFANTS. Entrée d'un village dalmate. Petite place. Une gorge de montagne. Une seule maison à gauche, cabane basse, à toit d'ardoises larges, marque l'entrée du village. Du même côté, plus près, une falaise avec un sentier en zigzag escarpé. Ce sentier a, par endroits, des marches comme un escalier; ces marches sont de vieilles pierres usées et branlantes. A droite, un précipice. L'autre côté du précipice est une haute muraille de roche à pic, dans laquelle on voit une ouverture laissant distinguer une grotte profonde. Un pont, fait d'un tronc d'arbre jeté en travers sur le précipice, mène à cette ouverture. Vaste paysage au loin. Un lac. Sapins et chênes. Chaîne de glaciers et de sommets, couverts de neige. Au fond, la mer Adriatique. Beau soleil d'automne. Sur le devant, un banc de pierre. SCÈNE PREMIERE ARC DE TRIOMPHE ET CAVERNE HOMMES DE LA MONTAGNE, HOMMES DE LA PLAINE, VIEILLARDS, ENFANTS, FEMMES, JEUNES FILLES. Jeunes filles dansant et chantant. Pendant qu'elles dansent, le paysan ménétrier, dit LE CHANTERRE, assis sur une pierre, joue de la muse de blé. Les filles ont toutes de gros bouquets. Quelques-unes ont déposé à terre leurs paniers pleins de raisins.

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  • L'PE(Le Thtre en libert)

    de

    Victor HugoDRAME EN CINQ SCNES

    PERSONNAGES :SLAGISTRI. ALBOS.PRETRE-PIERRE, ge de patriarche.KIELBO.TIVARO.ELETTRA.MARIAMM.LE CHANTERRE.HOMMES DE LA MONTAGNE. Vtus de peaux de loup. HOMMES DE LA PLAINE. Vtus de peaux de mouton.FEMMES, JEUNES FILLES. VIEILLARDS, ENFANTS.

    Entre d'un village dalmate. Petite place.Une gorge de montagne.Une seule maison gauche, cabane basse, toit d'ardoises larges, marque l'entre du village. Du mme ct, plus prs, une falaise avec un sentier en zigzag escarp. Ce sentier a, par endroits, des marches comme un escalier; ces marches sont de vieilles pierres uses et branlantes.A droite, un prcipice. L'autre ct du prcipice est une haute muraille de roche pic, dans laquelle on voit une ouverture laissant distinguer une grotte profonde. Un pont, fait d'un tronc d'arbre jet en travers sur le prcipice, mne cette ouverture.Vaste paysage au loin. Un lac. Sapins et chnes. Chane de glaciers et de sommets, couverts de neige.Au fond, la mer Adriatique.Beau soleil d'automne.Sur le devant, un banc de pierre.SCNE PREMIERE ARC DE TRIOMPHE ET CAVERNE

    HOMMES DE LA MONTAGNE, HOMMES DE LA PLAINE, VIEILLARDS, ENFANTS, FEMMES, JEUNES FILLES.Jeunes filles dansant et chantant. Pendant qu'elles dansent, le paysan mntrier, dit LE CHANTERRE, assis sur une pierre, joue de la muse de bl. Les filles ont toutes de gros bouquets. Quelques-unes ont dpos terre leurs paniers pleins de raisins.

    {C0A8C5 9F-6E8F-43c4 -8453-6 5D208 276F40} {2973726 C-0FA7 -4F7C-8 07A-9 2509B491 465}{ C0A8C 59F-6E8F-4 3c4-8453- 65D20 8276F40}

  • KIELBOHo ha ha ho ! pensive, On vogue, ho, ha, ha, ho! la drive,Au fil de l'eau.TOUTES la drive, Au fil de l'eau.KIELBOVeux-tu que je te suive? Dit-elle Paolo, la drive,Au fil de l'eau.TOUTES la drive, Au fil de l'eau.KIELBOLa barque va, furtive, Gagner Zante ou Milo, la drive, Au fil de l'eau.TOUTES la drive, Au fil de l'eau.KIELBOFugitif, fugitive,On s'aime, doux tableau! la drive,Au fil de l'eau.TOUTES la drive, Au fil de l'eau.KIELBOJ'entends chanter la grive Et frmir le bouleau. la drive,Au fil de l'eau.TOUTES la drive, Au fil de l'eau.TOUT LE PEUPLEVive Albos !UN MONTAGNARD.

    Le chasseur qui garde nos villages, Et qu'on entend la nuit marcher sous les feuillages !UN HOMME DE LA PLAINE, survenant.Il est absent?

  • LE MONTAGNARDOui, mais il va dans un instant

    Revenir.LE PEUPLEVive Albos !LE MONTAGNARD, au paysan.

    Tout ce peuple l'attend.UN AUTRE MONTAGNARDII nous revient avec le pre de son pre, Prtre-Pierre, l'ancien du pays.LE PAYSAN

    Prtre-Pierre ! Pourquoi l'appelle-t-on prtre?UN AUTRE PAYSAN

    Sans qu'il le soit?UN VIEILLARDtant l'ancien du peuple, il est prtre de droit. C'est l'usage en nos monts. Nul front qui ne se baisse Devant ce sacerdoce auguste, la vieillesse.Prtre-Pierre est l'aeul, l'ancien, l'homme sacr, Obi comme un pape, humble comme un cur. Il sait les simples, lit les livres, voit les mes; On dirait que Jsus, que toujours nous primes,A fait nos curs exprs pour qu'il y pntrt. II est le mdecin, il est le magistrat. Albos, son petit-fils, vient et nous le ramne Aprs qu'ils ont t passer une semaine, Albos en chasse, et Pierre en prire, l-haut.LE CHANTERREEn mme temps qu'Albos, nous allons voir bientt Quelqu'un de grand.LE MONTAGNARD

    Qui donc ?LE CHANTERRE

    Le duc, sur qui Dieu veille ! Tout l'heure, en collant terre mon oreille, J'ai trs distinctement entendu des clairons, Des chevaux, de la foule, un bruit sourd d'escadrons, Et j'ai dit: Gloire Dieu! gloire saint Charlemagne! C'est le bon duc qui vient voir sa bonne montagne.LE PAYSANC'est la premire fois qu'on aura le bonheur De voir un duc !AUTRE PAYSAN

    Son duc soi ! son vrai seigneur!LE CHANTERRE, tant son bonnet.Car ces monts n'avaient pas encore eu sa visite.

  • LE VIEILLARDLe visage d'un roi rchauffe et ressuscite. Quil soit le bienvenu!LE CHANTERRE

    Moi, j'ai vu trs souvent, A la ville, passer son cortge. En avant,Des trompettes, un tas de tambours, des vacarmes, Puis des prtres, et puis des files de gendarmes. C'est beau. La foule admire, et l'on ne bouge point. Il suffit d'un soldat, casque au front, lance au poing, Pour tenir en respect tout un peuple.LE MONTAGNARD

    Sans armes.Comme nous.LE CHANTERRE

    On secoue, ainsi qu'un jour d'alarmes, La grosse cloche en branle, et l'on pavoise. On met la tour un drapeau comme au retre un plumet. Ds que le duc s'installe au chteau, sa bannire Est plante au plus haut du donjon, de manire Que tout passant la voie, attendu que la voir, Et puis la saluer, c'est le premier devoir.// salue.Quiconque passerait, ft-ce avec ignorance, Sans faire l'tendard ducal la rvrence, S'en repentirait.// salue de nouveau.LE VIEILLARD

    Dieu sur les grands met son doigt. Nul n'a droit d'ignorer le respect qu'on leur doit.LE CHANTERREC'est un trs grand bonheur qu'en revenant de Vienne Et de Rome, le duc notre roi se souvienneQue nous sommes son peuple et daigne enfin nous voir.LE VIEILLARDLa puissance, c'est Dieu; le roi, c'est le pouvoir. Gloire aux rois !LE CHANTERRE, prtant l'oreille.

    coutez. Des cris, une vole De cloches. Monseigneur entre dans la valle.On entend un bruit de cloches au loin et une rumeur.LE PEUPLEVive le duc Othon !UN JEUNE PAYSAN

    Allons vite chercherDans les palmiers, depuis le lac jusqu'au rocher,De quoi lui faire un arc de triomphe.

  • LE CHANTERREIci mme.

    UN VIEILLARDMais il n'y viendra pas. Les rois ont pour systme De se laisser voir peu.LE CHANTERRE

    C'est gal, si ce soir II passait par ici, tenons prt l'encensoir.LE JEUNE PAYSANEt dressons-lui son arc de triomphe !AUTRE PAYSAN

    Des branches !Des rubans!AUTRE PAYSAN

    Et mettons nos habits des dimanches.UN GROUPE D'HOMMES DE LA PLAINE sort en agitant les chapeaux et en criant. Vive le duc !LE MONTAGNARD

    nous, notre homme, c'est Albos.LE CHANTERREMais...LE MONTAGNARD

    Prtre-Pierre et lui, ce sont nos deux flambeaux. Pierre est notre sagesse, Albos est notre force.LE CHANTERRELa majest du duc...LE MONTAGNARD

    Majest, c'est l'corce, Vertu, c'est le fond.LE CHANTERRE

    Soit. Au bruit de son canon, Ce mont tremblerait.LE MONTAGNARD

    Oui, la montagne. Albos, non.LE CHANTERRELe duc, c'est le grand prince.LE MONTAGNARD

    ALBOS, c'est le grand ptre.LE CHANTERREMaisLE MONTAGNARD

    Notre Albos le soir vient rire au coin de l'tre.LE CHANTERRELe duc est trs fameux dans les guerres.LE MONTAGNARD

    Albos,Lui, n'a jamais offert d'hommes morts aux corbeaux;

  • Mais des lynx et des ours. Je prfre Albos.LE CHANTERRE

    Frre,Othon, c'est une altesse.LE VIEILLARD, s'inclinant.

    On ne peut se soustraire A cela.LE CHANTERRE

    Duc! Roi, presque. On le sert genoux.LE MONTAGNARDALBOS est montagnard et pauvre comme nous.LE CHANTERRELe duc...LE MONTAGNARD

    Urosch-Beli fut empereur des serbes. Sa statue est l-bas parmi les hautes herbes. C'est un bloc de pierre pre et qui semble en fureur. Albos me plat moi plus que cet empereur. LE CHANTERREMonseigneur notre prince est tellement illustre Qu'il peut faire, s'il veut, un noble avec un rustre. C'est agrable. Moi, seigneur! quels bons repas! On a des habits d'or. Vous ne connaissez pas La douce pesanteur d'une manche brode.LE MONTAGNARDNous vtir d'une peau de loup, c'est notre ide.AUTRE MONTAGNARDDuc, prince, empereur, roi, c'est bien. Mais, dans ces monts, Le premier, c'est Albos.LE CHANTERRE

    Mais...UNE JEUNE FILLE

    Puisque nous l'aimons.LE VIEILLARDEt monseigneur aussi, sans quoi ce serait grave.LE MONTAGNARDNous sommes tous hardis, mais Albos, c'est le brave. C'est le fort. Il roula l'autre jour un rocher Que deux buffles tiraient sans le faire broncher. L'ombre le craint. Son chant, qui se mle aux temptes, Fait reculer au fond des bois toutes les btes.II saute par-dessus l'abme, et les chamois Sont stupfaits. Je l'ai vu saisir la fois Deux gupards, qu'il tua, sans qu'ils aient pu le mordre. Comme il est dfendu dans nos monts, par un ordre Qu'un huissier tous les ans crie au son du tambour,De se servir du fer autrement qu'au labour,

  • II n'a que son bton et sa fronde ; il attaqueLe vautour dans son trou, l'hyne en son cloaque ;II se laisse embrasser par l'ours, et l'un des deuxS'en repent, mais pas lui; le lycaon hideux,Le chatpard, dont il ouvre et disloque en silenceLa gueule entre ses mains, craignent plus qu'une lance,Qu'un glaive et qu'un pieu, l'cart de ses deux poings.Ses bras durs et puissants valent mieux que des coinsPour rompre un chne, et l'arbre treint par lui s'croule ;S'il voit une cabane o la pluie entre et coule, II apporte une chelle et refait un toit neuf; Si des pauvres n'ont pas de cheval ni de buf, Albos vient, et s'attelle leur charrue ; un prtre N'est pas plus secourable; il mriterait d'tre Gant comme Samson et dieu comme Jsus. Il est grand et terrible.L'AUTRE MONTAGNARD

    Hier je l'aperus.Il m'a cri d'en haut: Demain, avec mon pre, Je redescendrai.TOUS

    Vive Albos !Un groupe d'enfants s'est approch du ravin et regarde curieusement l'ouverture de la caverne. Deux ou trois se sont hasards mettre le pied sur l'arbre mort qui sert de pont, et qui aboutit par une extrmit l'entre de la grotte.UNE MERE, courant eux.

    C'est le repaire Du brigand! N'allez pas de ce ct-l, vous!Les enfants reculent.LE CHANTERREC'est une cave, enfants, dont nous avons peur tous. C'tait l'ancien abri du vieux peuple bulgare. O jadis on fuyait, maintenant on s'gare. Un ddale en ce lieu farouche a fait son nud. On entre si l'on veut et l'on sort si l'on peut.C'est un abme avec toutes sortes de routes, Un prcipice obscur de porches et de votes, Qui s'enfonce, se tord, se croise, se confond, Et communique avec l'pouvante sans fond. La montagne est dessus. Ce trou profond la perceDe part en part, et l'ombre horrible s'y disperse, Et dans ce souterrain que tous nous redoutons, Les spectres de la nuit sont eux-mmes ttons. Nul ne va l. Pourtant l'antre affreux, dont personne N'approche, attire ceux devant qui tout frissonne.L'homme excommuni cherche le lieu maudit. Jadis plus d'un brigand dans ce puits se perdit,

  • Et l'on dit qu' cette heure un bandit cnobite S'y cache, et qu'en ce gouffre un homme fauve habite.LA MERE, avec un geste affirmatif. Il sort de temps en temps.LE MONTAGNARD

    Parfois on peut le voir Debout au haut des monts dans la clart du soir.L'AUTRE MONTAGNARDQu'est cet homme ?LE CHANTERRE

    On ne sait ; mais ce doit tre, certe, Une me en peine. Il sort quand la lande est dserte, II parle seul, il va rder dans les brouillards.LE VIEILLARD, s'approchant. Cet homme, nous savons qui c'est, nous les vieillards.AUTRE VIEILLARDC'est un ancien banni qui s'est enfui sous terre.LE PREMIER VIEILLARDC'est le pre d'AIbos.LE MONTAGNARD

    Le fils de Prtre-Pierre !LA MREEst-ce vrai ?Signe affirmatif du vieillard.LE MONTAGNARD

    Quoi ! le cygne a produit le hibou, Et l'orfraie a produit l'aigle!Nouveau signe de tte affirmatif du vieillard.L'AUTRE MONTAGNARD

    Mais quand? mais o?Mais comment ?LA MRE, au vieillard.

    Parle!LE VIEILLARD, rveur.

    Oui, c'est le fils de Prtre-Pierre.LE CHANTERREMais depuis quelque temps il ne se montre gure. LE MONTAGNARDII est peut-tre mort, gisant sur le pav,Montrant la cave. Dans ce gouffre.LA MRE

    On y meurt de faim. C'est arriv.LE VIEILLARDNon, je le crois vivant. Mais il vieillit, et l'ge Pour les plus indompts est un dur vasselage. II n'a plus sa vigueur d'autrefois. Ah ! l'exil

  • Brise l'homme.LE MONTAGNARD

    Mais, dis, comment s'appelle-t-il?LE VIEILLARD Slagistri.UN JEUNE HOMME

    Qu'est-ce donc qu'il a fait?LE CHANTERRE

    Moi, j'espreQu'il se repent.LE VIEILLARD

    C'est vrai qu'il sort de son repaire Quelquefois, et de loin il regarde son fils.UN AUTRE VIEILLARDNotre Albos est aussi le sien.LA MERE

    Un jour je fis Sa rencontre. Il suivait Albos.LE MONTAGNARD, au vieillard.

    Parle. On t'coute. Albos le connat-il pour son pre ?LE VIEILLARD

    Sans doute.Mais il l'vite.LA MRE

    Hlas ! quel farouche abandon !LE VIEILLARDL'aeul pensif attend qu'il demande pardon.LE MONTAGNARDMais dis-nous cette histoire. LE VIEILLARD

    Ah ! nos curs s'en murent, Et les chnes la nuit entre eux se la murmurent.LE MONTAGNARDQu'a fait ce Slagistri ?LE VIEILLARD

    Voici. Nous le blmons.Quand monseigneur le duc vint rgner sur ces monts Au nom de l'ancien droit de l'empereur des serbes, Tout flchit, tout plia, mme les plus superbes. Seul Slagistri leva la tte et protesta. Ces bois furent jadis consacrs Vesta; Il cria que Vesta c'tait la Rpublique.On avait sur un mt devant la basilique Mis le drapeau ducal, il abattit le mt.Le prince avait donn l'ordre qu'on dsarmt;II garda son pe et dit : Qu'on me la prenne !

  • Il criait sur les monts pendant la nuit sereine,Seul, sinistre, et ses cris taient si furieux, Si grands, qu'ils faisaient fuir les aigles dans les cieux!Il rclamait, malgr le soldat et le prtre,Toujours les droits du peuple, oubliant ceux du matre.Cela nous fatiguait, nous avions dsarm.Tenez, il fut ha comme Albos est aim. Ah ! voil ce que c'est que d'tre ainsi tenace la lutte, aux courroux amers, la menace !On aboutit quelque existence sans nom !Cet homme entravait tout. Sans cesse il disait non.Ce n'est pas qu'il prcht le meurtre. Non, rvolte, Semer la plainte avec l'meute pour rcolte,C'tait son but. Un jour il dit: Pas de poignard.C'est une arme de sbire et non de montagnard.Mais le glaive ! et luttons. Pour le prince le prtre;Pour nous Dieu. Par derrire, et sous une arme tratre, Je ne voudrais pas, moi, que l'ennemi tombt.Le poignard assassine et le glaive combat.Je veux le glaive. Ainsi criant, il dut dplaire.Pour trop aimer le peuple on est impopulaire.Avoir toujours quelqu'un qui dit: Ouvrez les yeux! Levez-vous ! quand on veut dormir, c'est ennuyeux.Tout le monde voulait la paix dans la province.L'vque le chassa de l'glise, le princeDu pays, et son pre, hlas, de sa maison.LE MONTAGNARDCe rebelle avait tort.TOUS

    Certes !UNE VOIX, dans la caverne.

    J'avais raison.LE MONTAGNARD, levant la tte.Hein?LA MERE

    On a parl ?LE CHANTERRE

    Non. C'est le vent dans les arbres.LE VIEILLARDLes hommes n'ont pas droit l'pret des marbres. L'exil donne le temps de germer au remord. Slagistri fut banni. C'est bien. On l'a cru mort; Mais voici qu'il revient aprs vingt ans d'absence. De son petit Albos, il veut voir la croissance. Mais, sans demander grce et funbre toujours, Il prend ce lieu maudit pour gte ; il a recours A lhospitalit de l'enfer dans cette ombre.

  • // fait un signe de croix..LA MREQuil y reste!LE CHANTERRE

    jamais !LE MONTAGNARD

    Oublions l'homme sombre, Amis et tournons-nous vers l'homme radieux. Albos vient.AUTRE MONTAGNARD

    Le fier ptre gal aux anciens dieux, Le dompteur devant qui toute la fort tremble, Le voil !

    SCNE DEUXIMETOUS D'ACCORD.

    ALBOS et PRETRE-PIERRE paraissent au haut de la descente. PRETRE-PIERRE est vtu d'une robe blanche avec dalmatique. Barbe et cheveux blancs. ALBOS, haute taille, yeux bleus. Il a un rosaire sa ceinture, sa fronde en bandoulire, son bton la main, des fleurs son chapeau, et un loup mort sur l'paule. Il aide PRETRE-PIERRE descendre.LES MMES, ALBOS, PRETRE-PIERRE.ALBOS, soutenant PRETRE-PIERRE.

    Pre ! Ah Dieu ! vous avez, ce me semble, Failli faire un faux pas. Ah ! vous m'avez fait peur.Il se baisse. Donnez-moi votre pied.// pose le pied de PRETRE-PIERRE un endroit qu'il choisit.

    C'est quelquefois trompeur,Ces marches de granit, et, pour peu qu'on s'appuie, C'est vermoulu, a tombe.// relve la tte et regarde le temps qu'il fait.

    Ah ! je craignais la pluie Pour vous, pre. Mais non, le nuage est dissous.Il se courbe, et prend un morceau de rocher avec lequel il consolide une marche.Attendez que je mette un pav l-dessous.// examine un ct de l'escalier. Ici la pierre croule. // examine l'autre ct.

    Ici l'herbe est glissante.// fait descendre PRETRE-PIERRE en lui tenant le pied.Votre pied bien plat. Bien. L'horrible descente ! // se redresse et drange les broussailles. Arrtez. Que j'carte un rameau trs pointu!Il lui reprend le pied.Prenez garde au tournant. Ce sentier est tortu, Dur, pic. Venez l. Par ici cela penche.

  • Il lui donne le bras. Appuyez-vous sur moi. 200Tous deux descendent.

    Bien.PRETRE-PIERRE cherche en mme temps un point d'appui sur un arbre.

    Pas sur cette branche. Cest de ce mauvais bois de sapin qui se fend.Ils arrivent au bas de la descente et ALBOS fait prendre pied PRETRE-PIERRE sur le pav de la place.Vous pouvez marcher seul ! Enfin !PRETRE-PIERRE

    Mon doux enfant !Pendant la descente tous ont contempl ALBOS avec admiration et tendresse. Quand il est en bas, les acclamations clatent.TOUSHurrah !ALBOS, au peuple.

    J'arrive avant que le soir ne nous gagne. En passant, j'ai tu ce loup dans la montagne.// jette le loup terre. Bonjour vous !LA MERE, regardant le loup.

    L'ennemi qui nous faisait tant peur.TOUSHurrah !ALBOS

    Je viens de voir, travers la vapeur, Le prince entrer au burg. Suivons les vieux prceptes, Aimons nos rois!LE MONTAGNARD

    II est le roi, si tu l'acceptes. Compte sur nous, ainsi que sur de bons garons. Commande. Fais un signe, et nous t'obissons. Autour de ton grand cur, Albos, notre me abonde. Tous nous te suivrions.UN AUTRE MONTAGNARD

    Moi, jusqu'au bout du monde.UN AUTRE MONTAGNARDMoi, jusqu'en enfer.UNE JEUNE FILLE

    Moi, jusqu'au ciel.LE PEUPLE

    Tous, oui, tous !LE PREMIER MONTAGNARDN'es-tu pas le plus fort?LA JEUNE FILLE

    N'es-tu pas le plus doux?

  • Les jeunes filles tent toutes leurs bouquets et les jettent aux pieds d'ALBOS.KIELBOPour toi toutes ces fleurs prises dans le bocage. ALBOS aperoit dans la foule un jeune garon qui porte sur son dos une grande cage pleine d'oiseaux.ALBOSQu'es-tu?LE GARON

    Je suis marchand d'oiseaux.ALBOS

    Combien ta cage ?LE GARONUn florin.ALBOS fouille dans sa poche et lui prsente une pice d'argent.ALBOS

    Prends et donne.Le marchand d'oiseaux pose la cage sur une pierre devant ALBOS et empoche le florin. ALBOS ouvre la cage.ALBOS

    Oiseaux, envolez-vous! Les oiseaux prennent leur vole.Sortez de l'ombre. Allez dans la lumire tous! Oiseaux du ciel, soyez libres !LA MEME VOIX dans la caverne.

    quand les hommes ?LA MREOn parle encor!LE CHANTERRE

    Non. C'est le torrent dont nous sommes Tout prs, et qui parfois semble parler.Les jeunes filles font cercle autour de PRETRE-PIERRE et d'ALBOS.KIELBO

    Albos,Nous nous parons pour plaire tes regards si beaux, frre, et nous chantons pour que tu nous coutes. Toutes, nous t'aimons. Toi, laquelle aimes-tu?ALBOS

    Toutes.KIELBOChoisis.ALBOS

    L'aube, c'est vous, belles; nous la voyons Sans pouvoir faire un choix entre tant de rayons.PRETRE-PIERRE, souriant.Il faut aimer. Voyons, qui choisis-tu ?ALBOS

    Vous, pre.

  • Soyez mon seul amour, vous que je rvre ! Toujours, en toute chose, pre austre et doux. Je commence par vous.KIELBO, aux autres jeunes filles.

    Il finira par nous.ALBOSLaissez-moi devant vous verser mon cur, pre !C'est par vous que je crois, c'est en vous que j'espre.Vous tes pour moi vie, amour et vrit.Vous m'avez lev, vous m'avez abrit,Mon pre tant absent, et ma mre tant morte.C 'est pourquoi maintenant que ma jeunesse est forte,Devant vous, qui pensiez quand je n'tais pas n,J'ai pour gloire d'tre humble et d'tre prostern.Sous la charge des ans votre marche est moins sre;Votre prunelle voit moins la terre mesureQu'elle voit mieux le ciel et le grand Dieu clmentDont l'approche dj vous blanchit vaguement.Larbre vous sait vque, et l'ombre en vous devineUne manation de majest divine, Et par tous ces grands monts vous tes admir, Carr telle est la beaut de votre ge sacr !Oh! j'atteste le bl que coupe ma faucille,Les vagues, quand ma barque entre leurs chocs vacille,Les nids, les fleurs, les champs, les bufs lis aux bts, L'pervier que d'un coup de ma fronde j'abats,Ces pics que des blancheurs ternelles recouvrent,Les profonds yeux du ciel qui sur nous la nuit s'ouvrent,Que nul n'offensera mon aeul, moi vivant!Votre front semble un feu qui nous mne en avant. La sagesse au dedans, dehors est la lumire.Hlas ! vos pieds n'ont plus leur fermet premire,L'ge me fortifie et vous appesantit ;Vous me teniez la main lorsque j'tais petit,0 monseigneur, souffrez qu'ainsi mon cur vous nomme, Celui qui chancelait jadis, gard par l'hommeQui maintenant chancelle, son tour le dfend;Parfois je me sens pre et je vous vois enfant.C'est mon ge prsent qui veille sur votre ge ;La bise, qui sur vous souffle trop fort, m'outrage; Mon ambition, c'est vous servir. Je n'ai pasD'autre rve que d'tre un bton pour vos pas.Oh ! le cur filial que rien ne peut corrompre,Je l'ai. Quand vous parlez, s'il osait interrompre,O pre, je dirais au tonnerre : Plus bas !PRETRE-PIERRE, montrant les jeunes filles.Une d'elles, mon fils, chaste pouse, en ses bras

  • Un jour te recevra, quand je serai sous l'herbe. Qu'elle te rende heureux, mon enfant superbe, Et je lui sourirai dans le tombeau profond.KIELBONous partons. C'est midi. Les vendanges se font. Noble Albos, donne-nous quelque chose chacune En souvenir de toi ; l'heure, cette importune, Nous rappelle au travail, et nous nous en allons.ALBOS, souriant. Soit.Toutes les jeunes filles se groupent devant ALBOS. Quelques-unes ont repris leurs paniers de raisins et les ont poss sur leurs ttes. Au premier rang est KIELBO, prs d'elle TIVARO, vtue en fille voue la Panagia. Puis Elettra, gaie, et en arrire de toutes, Mariamm.ALBOS fait signe KIELBO d'approcher.

    Viens, toi.Il dtache les fleurs de son chapeau.

    Je te donne, fleur de nos vallons, Ce bouquet de jasmin, de verveine et de menthe.TIVAROEt moi?ALBOS dnoue le chapelet de sa ceinture et le tend TIVARO.ALBOS

    Prends ce rosaire.ELETTRA

    Et moi ?ALBOS

    Fille charmante,A ta bouche o palpite un hymne arien, A ta beaut je donne un baiser.// l'embrasse.MARIAMM

    Et moi, rien?ALBOSAh! c'est toi, brave enfant, bonne comme une aeule. Qui, lorsqu'on va danser, restes au logis seule, Sourde l'appel joyeux des valseurs triomphants, Pour garder les agneaux et soigner les enfants, Viens, je te donne toi qui veilles et qui chantes,Montrant le loup tu. Ce loup fauve dont j'ai bris les dents mchantes.LA VOIX dans la caverne. qui donneras-tu le matre dtrn ?Mouvement dans la foule.LA MREOn parle !ALBOS

    J'ai d'abord cru qu'il avait tonn.

  • Mais non. C'est une voix humaine.Tous regardent de tous cts.LE MONTAGNARD

    Elle rsonne Dans les lointains chos, mais on ne voit personne.Sortent les jeunes filles. Deux des hommes les suivent emportant le loup li de cordes un bton dont chacun d'eux porte un bout.PRETRE-PIERRE, levant la tte.N'coutez pas les bruits inutiles. Des voix Qu'on croit humaines sont l'illusion des bois. pasteurs, on n'a pas trembler sous vos chaumes Si des mots inconnus sont dits par des fantmes.Dieu rgne. Ce n'est pas l'affaire des vivants D'couter le sanglot dsespr des vents Et des flots, car l'air triste et les sombres eaux creuses Roulent dans leurs plis noirs les mes malheureuses, Et tout un groupe informe et vague de proscrits Souvent dans l'ouragan passe en poussant des cris. Les morts ont des tourments ainsi qu'ils ont des palmes. Laissons l'obscurit tranquille, et soyons calmes. J'arrive des grands monts couverts d'pres forts O l'on voit de plus loin l'aube et Dieu de plus prs. Je descends, et je suis une face blouie. Je me suis enivr l'esprit, les yeux, l'oue, De ce vaste horizon visionnaire ; et, seul, tant le mage, tant l'aptre, tant l'aeul, J'ai song, peuple, mu par Dieu presque visible; Et, de ces profondeurs s'ouvrant comme une bible, De ces sommets sacrs, de ce ciel pur et chaud, Je rapporte l'immense apaisement d'en haut. Nos pres adoraient Vesta, mais, fils des cimes, Habitaient comme nous les montagnes sublimes, Et ces paens pensifs taient chrtiens, pour peu Qu'ils sentissent le souffle auguste du haut lieu, Quand la clmente nuit, sainte autant qu'elle est sombre, Courbait leurs fronts devant les toiles sans nombre. Peuple, acceptons le monde azur de Rha, DAstre et de Jsus comme Dieu le cra. Dieu n'a point fait le choc, le refus, la querelle. Il tira du chaos la paix surnaturelle ;Il a fait les soleils se levant lentement Sans haine et sans colre au fond du firmament, Les constellations formidables et douces, Mai plein de fleurs, l'agneau mordant les vertes pousses, La glbe offrant le grain au moulin qui le moud; Car la srnit suprme rgit tout, Et l'enfer souffre moins, et l'ombre est apaise

  • Quand les petits oiseaux sont ivres de rose. Devant nos aeux fiers et forts, nous nous courbons;Mais, ils n'taient que grands, et vous, vous tes bons Peuple des champs, le jour le dur labeur vous ploie ;Mais aprs le travail le soir donne la joie ceux qui la nuit va donner le sommeil ;L'indigence s'oublie au coin du feu vermeil ;Le sarment qui ptille aide le pauvre rire. Sachez lire, sachez compter, sachez crire.Dieu donne votre soif le vin, votre faimL'pi; le soleil vient aprs l'onde, afinDe mrir le raisin pourpr ; la pluie alterneAvec l'azur, afin de remplir la citerne ; Si vous travaillez bien, fils, vous tes comblsD'oliviers, de cdrats, de vignes et de bls.Levant les mains au ciel.Dieu! prodigue nos champs les fruits, les aromates, Les moissons, et bnis Othon, duc des dalmates ! L'homme a besoin de chefs et l'me d'claireurs. Othon est l'hritier des anciens empereurs ; Sois lou d'tablir l'ordre ainsi sur la terre ; Car il est vraiment juste et digne et salutaire Que nous te rendions grce toute heure, en tout lieu, Pre saint, tout-puissant Seigneur, ternel Dieu!// tend les bras sur le peuple.Pre, entends-nous ; bnis ces hommes et ces femmes. Je suis accabl d'ans et je suis charg d'mes, Car tant le vieillard, je suis le portefaix, Dieu qui mets sur nos monts ces neiges, et qui fais Glisser la mer le long de nos les troites,Ce sont d'humbles esprits et des volonts droites, Ils sont vtus de laine paisse, et la brebis, Seigneur, est dans leur cur autant qu'en leurs habits ; Ils sont fils des titans du vieux Ploponnse, Qui peignaient leur armure au feu de la fournaiseEn versant des couleurs sur le bronze rougi ; Mais le fils chante aprs que le pre a rugi ;N d'un peuple guerrier, ce peuple est doux; les hommesSont bons, les enfants gais, les femmes conomes; Ils travaillent; ils vont la pche trs loin; En remettant du chaume leurs toits, ils ont soin D'y mnager des trous pour les nids d'hirondelles. Hommes, prenez les champs tranquilles pour modles, Imitez la candeur du cygne, et la gat Des nids, et la douceur auguste de l't; Croissez comme les pins, les frnes, les rables, Et soyez innocents, et soyez vnrables.

  • Que tout est beau, voyez ! ce bois vert, ce lac bleu, Le soleil, et le soir tous les astres ! car Dieu Montre le jour sa face et la nuit sa tiare. Vivez, aimez. Un homme vtu de deuil, barbe et cheveux hrisss, parat au del du pont de tronc d'arbre, l'ouverture de la caverne. C'est Slagistri.SLAG1STRI

    Et moi, j'affirme et je dclare Que ce lac n'est pas bleu, que ce bois n'est pas vert, Que la fleur sent mauvais, que tout d'ombre est couvert, Que les vierges n'ont pas de beaut sous leurs voiles, Que l'aurore est lugubre, et qu'il n'est pas d'toiles Dans les cieux, tant qu'on a sur la tte un tyran! CRI DE TOUSSlagistri !

    SCENE TROISIEME SEUL CONTRE TOUS

    LES MMES, SLAGISTRI. SLAGISTRI

    L'homme a droit de toucher au cadran Et de mettre le doigt, quand la justice pleure, Sur l'aiguille de Dieu trop lente marquer l'heure. Me voici.PRETRE-PIERRE

    C'est toi!SLAGISTRI

    Moi.PRETRE-PIERRE

    Pourquoi viens-tu ?SLAGISTRI

    Je viensFaire voir ce peuple un homme.PRETRE-PIERRE

    Ils sont chrtiens,Et fidles. Mais toi, d'o sors-tu? Des tnbres. Et la colre immense est dans tes yeux funbres. La colre est aveugle et te cache le droit, Le dogme, la raison, tout.SLAGISTRI

    La colre voit.PRETRE-PIERRETon cur, c'est le volcan.SLAGISTRI

    L'ruption claire.PRETRE-PIERRE

  • Je t'avais de chez moi banni, je te tolrePrs d'ici, mais pourquoi troubles-tu mon troupeau?SLAGISTRIMontrer ses haillons, c'est le devoir du drapeau.PRETRE-PIERRETu sembls l'ours captif qui tire sur sa chane.SLAGISTRIC'est l'air que m'ont donn vingt ans de juste haine. PRETRE-PIERRETu nous troubles. La haine est un monstre.SLAGISTRI

    Le roiAussi. Guerre de monstre monstre alors. Mais moi Je dis que l'quit n'est pas monstre. Je sme La justice, et je veux le bien, et ma haine aime.PRETRE-PIERRE, montrant le souterrain. Que fais-tu l?SLAGISTRI

    Je rve. Innocent et puni. Content d'tre maudit puisqu'Othon est bni.PRETRE-PIERREMais que veux-tu ?SLAGISTRI

    Je veux modrer l'allgresse.PRETRE-PIERRETu sors de ta nuit comme un spectre qui se dresse. Pourquoi ?SLAGISTRI

    Pour abhorrer votre matre tout haut.PRETRE-PIERRE, montrant le souterrain. Rentres-y!SLAGISTRI

    Calmez-vous, j'y vais rentrer bientt, N'ayant plus de patrie ici que ma tanire, Et ma vieille me tant du devoir prisonnire.PRETRE-PIERRECe qui se passe ici chez nous, c'est notre got. Et qu'est-ce que cela peut te faire, aprs tout, toi qui vis part, seul ?SLAGISTRI

    Et l'claboussure!PRETRE-PIERRELe prince a son duch, le ptre a sa masure, Chacun chez soi.SLAGISTRI

    Chacun chez soi; le droit, dehors!S'approchant d'ALBOS.

  • Voyons, toi! brave et simple, et fort parmi les forts, Puis-je t'appeler fils ? Voyons, en es-tu digne ?PRETRE-PIERRESois-en fier. Il est grand.SLAGISTRI

    Petit, s'il se rsigne voir vos fronts courbs.PRETRE-PIERRE

    En lui nous triomphons.Son coup de pierre fait du haut des cieux profonds Tomber l'aigle.SLAGISTRI

    Mieux vaut jeter bas un despote. ALBOS. Mon fils...ALBOS, se tournant vers PRETRE-PIERRE.

    Mon pre !SLAGISTRI, part.

    Hlas ! mon vieux cur, sanglote. Mais tout bas. N'tre point aim, c'est l l'exil. Haut, ALBOS, montrant l'aeul.Sois pour lui filial, mais pour moi sois viril. Entends-moi, tu n'as pas l'oreille encor ferme. Quoi! le pitinement sauvage d'une arme Ne te fait pas dresser l'oreille, enfant des bois!Tu ne sens pas frmir ce vieux mont aux abois ! Quoi! tu ne vois partout que ciel bleu, qu'aube pure!Quoi! l'ternel soleil dans l'immense nature,Tu ne vois que cela ! Mais l'honneur est dtruit !Quoi donc ! tu ne sens pas en toi monter la nuit ! Devant l'oppression, le bourreau, la ghenne,Toi si tendre et si bon, tu ne sens pas de haine !Quoi! pour toi tout est l'hymne, et, dans ce grand concert,Tu n'entends pas le cri sinistre ! quoi te sert,Jeune homme, d'tre aim, beau, charmant, populaire, Si tu n'as jamais d'ombre et jamais de colre !Je te sais grand, pensif, profond comme la mer,Mais toujours doux, toujours calme, jamais amer!Que sert d'tre ocan, si l'on n'a pas d'cume !Le haut sapin est fait pour sortir de la brume ;Rien n'est superbe comme un hros paysan.Tu fais ce que tu veux de ce peuple, fais-enUn peuple !ALBOS baisse les yeux..PRETRE-PIERRE, svre.

    Paix! c'est fte aujourd'hui.SLAGISTRI

  • Sombre fte !PRETRE-PIERRETa parole est d'un fou.SLAGISTRI

    Qui serait un prophte.PRETRE-PIERREMais ce peuple est heureux ! La joie est sur son front.SLAGISTRIOn ne commence point par l.PRETRE-PIERRE

    Mais par o donc Doit-on commencer? Dis. Rponds.SLAGISTRI

    Par tre libre.La joie avec le joug est mal en quilibre. L'esclave a des bonheurs tremblants, vite dus, Et honteux, car le fouet du matre est au-dessus.PRETRE-PIERREBien. Garde tes bonheurs et laisse-nous les ntres.SLAGISTRIJe n'en ai pas.PRETRE-PIERRE

    Alors tais-toi.SLAGISTRI

    Non. // se tourne vers le peuple.

    Ah ! vous autres,Vous tes contents ! Ah ! vous tes heureux, vous ! Gais la chane ! Alors ils ont raison, les loups, D'tre maigres, sans feu ni lieu, nus sous la bise, Mourant de soif sitt que la rivire est prise, Las, affams, errants l'hiver, errants l't, Et d'avoir la misre, ayant la libert ! Ah ! le chien est content du bton, et le lche ! Donc tout est l! Gratter la terre avec sa bche, Rcolter, assister l'office divin, Aller vendre au march de la viande et du vin Pour les seigneurs, des fleurs et des fruits pour les dames,Puis revenir, danser, et boire, et faire aux femmesDes enfants qui seront des esclaves ! des fils Qui de la servitude aimeront les profits,Et qui n'auront, devant les rois que Rome acclame,Pas de rvolte, pas de blasphme et pas d'me !Donc tout est bien, pourvu qu'octobre soit vermeil,Pourvu que le panier de raisins, au soleil, Jette une ombre joyeuse au front des jeunes filles,Pourvu que l'herbe abonde au tranchant des faucilles,

  • Et que le soir, dans l'tre empourpr, le sarmentSe mette rire, et fasse un feu lche et charmant!Ah ! le duc Othon vient avec son porte-hache ; Le mont vierge se met sous la brume et s'y cacheIndign; le duc rgne, insolent, arrogant;Quiconque est citoyen, on l'appelle brigand;Nos ptres, fiers nagure, ont un rire servile ;Nous sommes devenus presque un pays de ville ; Nous sommes un duch. Vous tes contents, vous!Dieu fit l'homme un pli, c'est le pli des genoux,Mais le fit pour lui seul. Par le sceptre et l'peLa gnuflexion de l'homme est usurpe. Pourtant l'pe est sainte, en s'en servant bien. Ah ! L'autel jaloux que veut l'immense Jhovah,Ce petit duc le prend et l'appelle son trne !Vous lui payez l'impt, il vous donne l'aumne !Nous sommes un duch, plat!Montrant les valles et les hauteurs.

    Dans nos paradis, On perce des chemins pour les soldats ! JadisNotre me altire avait la roche pour compagne ; Nous tions rpublique et nous tions montagne. C'tait le temps honnte et fort. Reviendra-t-il? Ainsi qu'un malheur grand, il est un bonheur vil, Apprends-le, peuple ! Et tout n'est point dans la ripaille.L, Sjan dans l'or, l, Spartacus sur la paille,J'aime mieux Spartacus. Ah! les rois sont vos dieux!Le vrai Dieu voit sans joie et tient pour odieuxCet apaisement bas sous lequel gronde et vibreLe sourd rugissement du dernier homme libre.Je trouve le temps long. Que d'infmes oublis! Mais vos tyrans, comment se sont-ils tablis ?N'ont-ils pas fait scier Rigas entre deux planches ?N'ont-ils pas, dans Alep, march des femmes blanches,Fait vendre aux turcs les surs et les mres de ceuxQui semblaient vouloir des chanes paresseux ? Et tout cela vous est sorti de la mmoire !Ah ! faite avec du deuil, peuple, la joie est noire.Dans le froid souterrain sur qui pse un dmon,Oh ! qu'il est dur de voir s'infiltrer le limonGoutte goutte et suinter d'heure en heure la honte Votre cri de bonheur jusqu'aux nuages monte!Ah! vous tes contents. Soit. C'est bien. AttachsEt garrotts, riez et chantez ! Et sachezQue le lion attend dans sa caverne, et bille.PRETRE-PIERREMais que demandes-tu?

  • SLAGISTRILa dernire bataille.

    Et je viens vous parler de la bont du fer.PRETRE-PIERRECertes, le fer est bon pour labourer, c'est clair. Mais, le sillon ouvert, sa tche est accomplie.SLAGISTRIJe ne suis pas d'avis, moi, quand le joug nous plie,Quand un matre nous fait de son sceptre un billon, Que tout l'emploi du fer soit d'ouvrir le sillon.PRETRE-PIERRETravailler et prier, c'est tout. Je ne rclame Que le soc pour le bras et la bible pour l'me.SLAGISTRISoldat contre soldat, arme contre arme, fer Contre fer, le ciel mme ainsi combat l'enfer,Et c'est ce qu'il nous faut, car le burg aux tours rondes N'a pas peur des btons et ne craint pas les frondes.PRETRE-PIERREMais quand donc diras-tu : Frres, vivez en paix ! Soyez doux ! Bornez-vous au saint travail.SLAGISTRI

    Aprs. On n'entre dans la paix qu'en sortant du despote.PRETRE-PIERREC'est d'en haut que nous vient l'impulsion. Tout flotte. Tout, la vague et son bruit, l'esquif et son orgueil, Passe.SLAGISTRI

    Oui, ce peuple est l'onde, et moi je suis l'cueil.PRETRE-PIERREcoute. J'ai les yeux pleins de pleurs, quand je pense, Devant ta vieillesse pre, ta charmante enfance. Hlas ! un pre est fait pour aimer, et le cur, Quand il faut qu'il se ferme, est tristement vainqueur.SLAGISTRIJe le sais.ALBOS, se tournant vers PRETRE-PIERRE.

    Pre!SLAGISTRI

    Hlas !PRETRE-PIERRE, toujours tourn vers SLAGISTRI.

    Le pre, aprs Dieu, cre. Je t'ai congdi de la maison sacre O mon pre naquit, o ma mre mourut. Depuis ce jour, en moi d'heure en heure dcrut La sainte joie, appui de l'aeul qui dcline.

  • Mon fils de moins faisait ma vieillesse orpheline.ALBOS, PRETRE-PIERRE, joignant les mains. Mon pre !PRETRE-PIERRE, continuant.

    Et maintenant, c'est moi le suppliant. Slagistri, ton pre, en un jour effrayant, T'a mis hors de son toit, mais non hors de son me. De tous les maux du pre un fils est le dictame ; Je souffre, et ton retour serait ma gurison. coute. Si tu veux rentrer dans ma maison, Je serai bien content, il suffit de me dire : J'avais tort, pre ! et moi j'irai dire au duc : Sire, II avait tort. Le duc alors, l'vque aussi, Te feront grce, et moi je te dirai : Merci !SLAGISTRIMe feront grce !PRETRE-PIERRE

    Un toit croulant devient prospre, Quand toute la famille est complte, et le pre,Quand il pardonne, croit recevoir son pardon. Est-il beau qu'un laurier se transforme en chardon, Qu'une me tourne en haine, et qu'un homme ait l'approche D'un glacier, d'un buisson pineux, d'une roche?Rentre sous ce bon toit qui tous nous protgea. Tu n'es plus jeune, et moi je suis si vieux! Dj Quand tu naquis j'avais des cheveux gris, et l'ge Me donnait rang parmi les anciens du village. Rentre dans ta maison. Reviens. Regarde Albos !C'est notre enfant. Il doit couvrir nos deux tombeaux De son ombre, et tous deux il nous a pour racines. Nos mes dans son cur doivent tre voisines. Reviens. Sois son amour comme il est notre orgueil. Quoi ! tu ne veux donc pas, aprs un si long deuil,L'panouissement de tout ce cur superbe ! Contemple ton fils, pre, et, laboureur, ta gerbe. Entends-moi, rends-toi, laisse amollir ton granit. Ah! jadis, quand j'avais ma couve et mon nid, Hlas ! quand tu jouais, enfant, prs de ta mre,Je ne t'aurais pas dit une parole amre Et tendre, que j'aurais, avant d'avoir fini, Senti courir vers moi ton pas doux et bni, Et tes bras se hausser pour que mon front se penche, Et tes petites mains tirer ma barbe blanche !C'est donc bien malais de dire : J'avais tort !SLAGISTRIOui, certes, quand on est la justice.PRETRE-PIERRE

  • D'abord,Non. Et puisque tu veux raisonner, je t'explique. Sois attentif.ALBOS, PRETRE-PIERRE.

    J'coute, pre !PRETRE-PIERRE, Slagistri.

    En rpublique,On est hors de la loi de l'vangile, et Christ A dit: Payez le drachme Csar. C'est crit.SLAGISTRIQue m'importe ! quoi bon le prince ?PRETRE-PIERRE

    II nous protge.SLAGISTRIMais nos droits ?PRETRE-PIERRE

    Sont les siens.SLAGISTRI

    Mais sa troupe ?PRETRE-PIERRE

    Un cortge !SLAGISTRI Mais l'impt?PRETRE-PIERRE

    II faut bien payer qui nous dfend. Juda, qui fut roi, fit Isral triomphant; Turacar, qui fut roi, sauva le peuple arnaute.Un guide est ncessaire aux caravanes ; teLe pilote aux vaisseaux, l'eau va les submerger; Est-ce que le troupeau ne suit pas le berger?Ltat vivre sans chef! l'homme vit-il sans tte?Une boussole est donc de trop dans la tempte ?La famille a le pre et le peuple a le roi.On sent quelqu'un de bon vivre au-dessus de soi.Ce qui fait grands les rois, c'est que Dieu les complte.Leur diadme est nimbe, et leur sceptre est houlette ; S'ils retournent le glaive, genoux! c'est la croix.Je vois Dieu. J'obis, de mme que je crois.Mose monte et Dieu descend. De leur rencontreSort l'clair et jaillit la loi. Que dire contre?Lis la bible. Comprends le dogme ; le salut Est dans ce livre saint, si profond qu'il fallutUn Dieu pour le dicter, des spectres pour l'crire.Car le prophte tait fantme, et son dliretait la vision du ciel dmesur.Les mages semblaient fous dans Ur et dans Mambr , Mais du Seigneur pour eux telle tait la largesse

  • Que, la raison teinte, ils gardaient la sagesse.De l le Livre, crit par ces grands inspirs.Le roi, quand des vieux temps on gravit les degrs,Tient au juge, et le juge adhre au patriarche. Et, depuis six mille ans qu'Adam s'est mis en marche,Le genre humain soumis suit les rois. C'est ainsi.Et qu'as-tu maintenant rpondre ?SLAGISTRI

    Ceci,Que j'touffe. Oh ! parfois, je m'en vais dans les plaines Et j'ouvre ma poitrine aux sauvages haleines,Farouche, pleins poumons, comme l'aigle et l'eider, Je voudrais aspirer les ouragans... Pas d'air! Tout est prison. Dans l'eau des lacs, dans les valles, Sur les pics, dans les fleurs qui me semblent foules, Dans l'herbe et le buisson, dans les jours, dans les nuits,La pesanteur du matre est partout, je m'enfuis, Je cherche cette cave obscure, et quand j'y rentre, J'ai sur moi le mont sombre, et je sens dans cet antre La montagne moins lourde encor que le tyran ! Je dis que, loin des flots, pays du cormoran,Loin des neiges, refuge altier du gypate.J'ai l, peuple, un cachot rempli d'horreur muette, Et que, libre dedans, je suis captif dehors ! Peuple, la patience est pleine jusqu'aux bords. Je dis que j'ai mon pre, oui, mais j'ai ma patrie. Mon pre est satisfait, mais ma mre est fltrie ; Ma mre, la voil, c'est la montagne. Enfant, Elle m'aima. Je l'aime mon tour. Triomphant, Ou vaincu, je la veux fire autant qu'elle est haute. Celui qui prend aux monts la libert, leur te La grandeur, et je dis que je souffre ! je dis Que c'est en vain qu'au fond des bois les vents hardis Font bruire et parler la feuille et la ramure, Je dis que je me sens muet quand tout murmure, Je dis que je voudrais prendre en mes bras les os De nos aeux, et fuir, peuple ! et que les oiseaux, Quand ils s'envolent, gais et hautains, m'humilient; Je dis que les joncs vils me raillent lorsqu'ils plient; Je dis qu'en plein t, quand l'air semble agrandi, Jai froid, et que je suis aveugle en plein midi. Est-ce que par hasard vous entendez encore Le rossignol la nuit et le coq l'aurore? Moi pas. Je dis que j'ai la diminution D'tre un homme portant envie l'alcyon, Je dis qu'en ce spulcre o l'me est endormie, Jai ma part de suaire et ma part d'infamie,

  • Et que je sens ce ver, l'opprobre, qui me mord, Et que tout est vivant, et que moi je suis mort ! Oh ! porter ce fardeau honteux, un roi! Dpendre Dune humeur, qu'il n'a pu sur quelque autre rpandre, De ses plans contre ou pour telle ou telle tribu, D' un plaisir mal fini, d'un vin tristement bu!Montrant la foule.Ah ! je suis bte fauve, eux sont btes de somme ! O transformation hideuse! o donc est l'homme? O donc est le peuple? Ombre, o donc est le soleil? Je fais le rve affreux dont ils ont le sommeil! Quand donc entendra-t-on le bruit du jet de lave,La respiration fauve d'un peuple braveAimant mieux dpenser son sang que son honneur,La rumeur de la ruche en veil, le seigneur Criant grce ! l'meute, et, parmi les mles,Tous les tocsins hurlant dans toutes les valles!O peuple, en subissant le matre, tu l'absous.La conscience humaine est gisante dessous.Tu ne distingues plus ton droit. Mais quelle espce D'clair te faut-il donc dans cette nuit paisse?Moi de moins, tout prit. Car je suis le dernier.Oh ! je dis qu'en cette ombre on finit par nierQue la vie ait un but, que le monde ait une me,Je dis qu'un beau ciel bleu semble un complice infme, Que tout cet univers n'est plus qu'un sombre jeu,Et qu'un homme de trop, c'est l'clipse de Dieu!PRETRE-PIERRE veut l'interrompre. Il le regarde fixement.Quand la langue de feu tombe, et parle la terre, L'homme ne peut l'teindre; elle ne peut se taire.// se retourne vers le peuple.Savez-vous seulement quels aeux vous avez ?Vos pres souriaient devant les rois bravs. Aux hallebardes d'or, aux riches pertuisanes, Ces ptres opposaient les piques paysannes ; Pour garder leur paix sainte ils taient belliqueux; Leur lance tait leur femme et couchait avec eux ;Ah ! ni czar, ni sultan, ni duc srnissime.Ils veillaient, ils faisaient des feux de cime en cime, Si bien qu' chaque mont, porteur d'une clart, Ils mettaient cette toile au front, la libert. Hlas ! ce qu'ils taient fltrit ce que vous tes.Les droutes du turc froce taient leurs ftes. Ah a ! vous avez donc dans l'esprit que je puis Oublier nos aeux qu'un monde eut pour appuis !Ils guerroyaient au vent, au soleil, sous les pluies. Ils faisaient frissonner leurs mres blouies ;

  • Ils pchaient et chassaient seuls chez eux, expulsant Venise avec sa croix, Stamboul et son croissant, Et ce golfe a toujours vu devant leurs colres Fuir le lourd battement des rames des galres. Cela n'empchait pas de labourer; l't, On moissonnait gament, et leur simplicit Mlait l'humble travail aux rsistances fires. Ce peuple, l'empereur qui, pour mettre aux bannires, Leur envoyait un aigle, envoyait un crapaud. Si quelque prince et dit: J'attends de vous l'impt, Ils eussent rpondu : Payable coups de pique. Ah ! c'tait un beau bruit dans la montagne pique, C'tait un fier frisson dans les rocs et les bois, Quand ces chasseurs des loups donnaient la chasse aux rois !Aujourd'hui l'on me dit: Quoi, bandit, tu persistes! Oh ! que dans vos tombeaux vous devez tre tristes, Gants !Il s'approche d'ALBOS.

    Si tu voulais !ALBOS

    Non.PRETRE-PIERRE, ALBOS.

    Fils, n'coute rien.SLAGISTRI, ALBOS.Tu me rsistes, toi !ALBOS, montrant PRETRE-PIERRE.

    Vous lui rsistez bien !SLAGISTRI nos aeux; venez m'aider contre mon pre!PRETRE-PIERRESilence !SLAGISTRI

    Non. Ce peuple inerte m'exaspre. Abos.Toi bon, toi vertueux, quoi ! rien en toi n'clt ! La bont, cela doit s'allumer. Fils, il faut Que toutes les vertus dgagent une flamme, Et cette flamme, en bas c'est la vie, en haut l'me. C'est la libert. L'homme est un esprit. AyantDes ailes, dans la cage il devient effrayant.C'est pourquoi l'on m'entend pousser des cris farouches.Regardant le peuple.Pas de feu dans ces yeux ! pas de souffle en ces bouches ! Oh! quelle abjection! PRETRE-PIERRE.

    Vous en rpondez !PRETRE-PIERRE

  • Quoi!Des menaces !SLAGISTRI

    Non pas. Des craintes.PRETRE-PIERRE

    Quelqu'un, toi,Est de trop.SLAGISTRI, sombre. Il n'et pas alors fallu me faire.PRETRE-PIERRE, tendant le bras. Je suis ton pre. Sors.SLAGISTRI baisse la tte et se dirige pas lents vers l'entre du souterrain.ALBOS

    Va-t'en !SLAGISTRI, se redressant et regardant fixement ALBOS.

    Je suis ton pre.ALBOS recule. SLAGISTRI rentre dans le souterrain. Moment de stupeur dans la foule. Tous regardent SLAGISTRI disparatre dans la caverne.PRETRE-PIERRELe temps finira-t-il par le calmer? hlas!Mais j'ai presque oubli dans tous ces noirs clatsQue je suis attendu partout dans les chaumiresPour du pain, pour un peu d'argent, pour des prires, Et les malades ! Vite ! Ah ! mon pas est caduc !Cris et bruits joyeux. Reviennent les hommes de la plaine qui sont partis la premire scne. Ils apportent des branches d'arbres, de toutes sortes, palmiers, lierres, houx, ross, et un grand cusson de bois dor. Les jeunes filles les accompagnent avec des charges de feuilles et de fleurs.UN JEUNE PAYSAN, PRETRE-PIERRE.Pre, nous voulons faire monseigneur le duc Une porte en laurier, s'il vient par aventure. Il faut qu'elle soit haute assez pour sa voiture.PRETRE-PIERREBien, mes enfants.A ALBOS.

    Mon fils, aide-les. Je reviens.Il sort par la ruelle derrire la cabane marquant l'entre du village.

    SCNE QUATRIMECE QUI ENTRE PAR L'ARC DE TRIOMPHE

    ALBOS, HOMMES DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE. JEUNES FILLES.ALBOS, pensif.L'aeul dit vrai. La paix est le premier des biens. Sans l'ordre pas de paix; sans le prince pas d'ordre. C'est la sagesse.Cependant tous, pendant qu'ALBOS songe, se sont mis btir l'arc de feuillages l'entre du village gauche faisant face la caverne. La construction prend forme rapidement. Les uns

  • grimpent sur le rocher. Les autres leur passent les branchages qu'ils attachent et mlent.UN PAYSAN, l'autre.Attends, il faut courber et tordre Ces deux branches pour faire un cintre, de faon Qu'on puisse entre elles deux suspendre l'cusson. Ils continuent de construire l'arc de triomphe. Les filles les aident en chantant. LE CHANTERRE accompagne le chant et le travail en jouant de la muse de bl.KIELBOFugitif, fugitive,On s'aime, doux tableau ! la drive,Au fil de l'eau.TOUS, garons et filles. la drive, Au fil de l'eau.L'arc de triomphe s'lve et grandit au milieu des chansons.UN PAYSAN, l'autre.Tout cela semblera bien plus vert si tu poses Par endroits, dans le houx et le lierre, des roses.// fredonne le refrain. ... Au fil de l'eau.KIELBO, reprenant le chant.De Malte elle est native, 820Et lui de Cfalo. la drive,Au fil de l'eau.TOUS, en chur. la drive, Au fil de l'eau.KIELBOVite, qu'on les proscrive ! Dit le duc Dandolo. la drive.Au fil de l'eau.TOUS la drive, Au fil de l'eau.KIELBOLa lune a l'air craintive, Au fond de son halo. la drive...S'interrompant et admirant l'difice de fleurs.Cette couronne d'or faite avec des safrans, C'est beau. un paysan qui tient une branche verte la main.

    Donne ton myrte.LE PAYSAN

  • Oui, pour un baiser.KIELBO

    Prends.Ils changent un baiser. Elle attache le myrte au cintre de l'arche, et se remet chanter. la drive, Au fil de l'eau.TOUSA la drive,Au fil de leau.KIELBOLe couple heureux s'esquive, Paola, Paolo. la drive,Au fil de l'eau.TOUS la drive, Au fil de l'eau.KIELBOMoi, je chante, captive Au clotre Archangelo.A la drive,Au fil de leau.TOUS la drive, Au fil de l'eau.KIELBOL'amour dont on me prive S'envole... Ho ha ha ho! la drive,Au fil de l'eau.TOUS la drive, Au fil de l'eau.Tout en chantant, filles et garons se passent les branches de main en main. Ils accrochent au-dessus du cintre l'cusson.LE CHANTERRE, contemplant l'arche de feuillage demi construite.Porte digne d'un roi!UN PAYSAN.

    Certes!KIELBO, ALBOS.

    Albos, te plat-elle?ALBOS, avec un regard distrait. Oui.KIELBO.

    Si c'tait pour toi, nous la ferions plus belle.UN PAYSAN, montrant l'cusson ALBOS.Nous l'avons dtach d'une vieille maison.

  • C'est dor. C'est en bois.ALBOS, pensif.

    Oui, l'aeul a raison.Brusque effarement dans la foule. Tous reculent et s'cartent. Une espce de spectre, sortant du village, parat sous l'arche de fleurs. C'est PRETRE-PIERRE. Livide, cheveux hrisss, barbe arrache. Il n'a plus sa dalmatique. Sa robe dchire laisse voir sa poitrine, son dos et ses bras nus. Il avance en chancelant comme un homme ivre, et vient s'affaisser sur le banc de pierre. Derrire lui entrent quelques paysans, l'air pouvant.

    SCENE CINQUIEME CE QUI SORT DE LA CAVERNE

    LES MMES, PRETRE-PIERRE.PRETRE-PIERRE, bgayant. C'est monseigneur.ALBOS, courant lui.

    Mon pre ! en quel tat ! mon pre ! Dieu ! qu'est-ce que cela veut dire ?Il le regarde. PRETRE-PIERRE ne semble ni voir, ni entendre.

    Il fixe terreDes yeux gars. Pre ! Ah ! que s'est-il pass ? Parlez-moi, pre ! Est-il tomb dans un foss ? Pre ! II ne me voit pas ! Sa robe est dchire. A-t-il t heurt par des bufs l'entre De quelque chemin creux? Levez la tte un peu. Vous n'entendez donc pas que je vous parle ? Ah ! Dieu ! PRETRE-PIERRECest monseigneur.ALBOS

    Qu'a-t-il? qu'est-ce donc? Examinant PRETRE-PIERRE de plus prs.

    De la boue !Du sang !PRETRE-PIERRE

    C'est monseigneur.ALBOS

    Est-ce contre une roueDe quelque chariot qu'il s'est bless ? Les ponts Des ravins sont troits.Il s'adresse un des paysans qui viennent d'entrer avec PRETRE-PIERRE.

    Tu le suivais. Rponds. Tu dois avoir vu. Dis, qu'est-il arriv ?LE PAYSANMatre, J'ai tout vu. Mais parler, c'est dangereux peut-tre.ALBOSLe danger, ce serait de te taire. Je veuxPrendre et traner ce mont hagard par les cheveux,

  • Si quelqu'un me rsiste ici ! Parle !LE PAYSAN

    grand frre,Entre deux peurs qu'on a, la tienne est la premire. Eh bien, voici. Le duc notre seigneur... Voil.// s'arrte.ALBOSMais parle donc !LE PAYSAN

    L'aeul marchait comme cela. Il ne regardait pas. Il traversait la place. L'glise est d'un ct, le donjon est en face. Lui, par oubli, n'a pas salu le drapeau. Le duc venait derrire. Il a vu le chapeau De Prtre-Pierre, et dit : Chtiez-moi cet homme !Alors des lansquenets qu'il amne de RomeEt de Vienne ont fait mettre genoux ton aeul.Un homme qui marchait vtu d'un grand linceul, Aprs le duc, on dit que c'est le bourreau, frre,Cet homme a dchir la robe Prtre-Pierre,Puis a pris une verge... et le sang a coul.ALBOSO profondeurs des cieux, vous n'avez pas croul !LE PAYSANLes prtres qui suivaient le duc, portant des cierges, Riaient. Tous, ils riaient.ALBOS

    On t'a battu de verges,Vieillard ! le plus saint des hommes ! Ces dmons ! Frapper le mage qui Dieu parle sur les monts ! Ah! je n'tais pas l! Je suis un misrable. Un vil sceptre a touch l'aptre vnrable! On a dans les ruisseaux tran ces vieux genoux, Et tout ce qu'ils ont fait de prires pour nous! Celui qui rchauffa jadis ma petite me, Le voil sanglant, nu, meurtri du fouet infme ! Il ne peut plus parler, la stupeur l'touffant! mon bon vieux grand-pre ador ! mon enfant !// sanglote et embrasse les genoux de PRETRE-PIERRE, immobile et comme ptrifi.Ces prtres qui riaient! race au cur de vipre!Baisant les mains de PRETRE-PIERRE.O mains saintes !LE PAYSAN

    Le peuple a hu.ALBOS

    Qui?LE PAYSAN

  • Ton pre.ALBOS, sanglotant.Ah ! l'homme est un aveugle imbcile et dormant! Pour lui montrer l'abme il faut l'croulement, Et pour qu'il voie enfin l'honneur et la justice, II faut que le soufflet de l'ombre l'avertisse !// se dresse.Abominable duc ! prince abject! affreux roi ! Oh ! qui fera sur lui tomber la foudre ?SLAGISTRI, paraissant au seuil de la caverne.

    Toi.Dans l'ombre il tient, non par la poigne, mais par le milieu, une longue lame qui est dans un fourreau de fer.ALBOSMoi ! mais je ne puis rien. Oh ! l'ours dans sa tanire Est heureux; le lion, secouant sa crinire, Est heureux ; le grand tigre altier, les loups rdants Sont heureux! Tous ils ont des griffes et des dents! Mais l'homme est misrable et nu. Sa main crispeEst sans force. Il n'a pas d'ongles.SLAGISTRI, tirant la lame du fourreau et l'levant au-dessus de sa tte.

    Il a l'pe!ALBOS, criant dans la montagne.Vengeance, Libert ! Tous en guerre la fois ! Chasseurs des loups, venez donner la chasse aux rois !

    FIN