les chinoiseries de victor hugo

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Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information L a première rencontre de Victor Hugo avec la Chine, ou plutôt les arts décoratifs chinois, a lieu en 1811 en Espagne. C’est l’émerveillement d’un garçon de 9 ans à l’imagination déjà débridée face à un monde peut-être plus riche d’étrangetés que tout ce qu’il a rêvé. Dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Adèle Hugo fait le récit de la découverte d’une grande civilisation par le futur grand homme : « Ce n’étaient que dorures, sculptures, écrit-elle, verres de Bohème, lustres de Venise, vases de Chine et du Japon. Il y avait particulièrement, dans la galerie, deux vases de Chine d’une taille invraisemblable et comme M. Victor Hugo n’en a jamais revus depuis. » Plus tard, lorsqu’il quitte le toit maternel pour se marier, Victor Hugo peut exprimer son penchant pour les objets décoratifs venant de Chine ou inspirés de l’art chinois. L’intérieur de la maison que les Hugo occupent d’octobre 1848 à décembre 1851 est connu grâce à la description que Théophile Gautier, ami de longue date des Hugo, fait de la vente des biens de la famille Hugo après la proscription du poète. Ce mobilier, transfuge de l’appartement de la Place Royale qu’Adèle Hugo juge trop agité pour y élever ses enfants, est un assemblage hétéroclite de meubles et d’objets décoratifs de différentes époques et provenances. Hugo mêle le style gothique à l’exotique au gré de sa fantaisie et de ses découvertes chez les antiquaires. Dans ces œuvres d’alors, la Chine est parfois évoquée et mélangée, de la même manière, à tout un imaginaire de fantaisie. Dans « Ma Chambre » , poème inséré plus tard dans Toute la lyre (V, 8), il dit : « […] Partout, autour de moi, sur maints vieux parchemins, Sur le satin fleuri, sur les pots, sur les laques, Vivent confusément les djinns, les brucolaques, Les dragons, les magots, et ces démons chinois Forts laids, mais pétillants de malice et de flamme, Qui doivent ressembler aux rêves d’une femme […] Ce décor sans style précis et dont on peut douter du bon goût, est la préfiguration de ce que sera Hauteville House, la maison d’exil de Guernesey. Théophile Gautier, qui entretient des liens particuliers avec la Chine, reprend, dans le chapitre Vente du mobilier de Victor Hugo en 1852, publié dans son Histoire du romantisme, le texte de la brochure annonçant la vente : « Catalogue sommaire d’un bon mobilier, d’objets d’art et de curiosité, meubles anciens en bois de chêne sculpté, bois doré et laque du Japon, pendule en marqueterie de Boule, bronzes, porcelaine de Saxe, de Chine, du Japon, faïences anciennes, verreries de Venise, terres cuite, bustes en marbre, médaillons en bronze, tableaux, dessins, livres, Voyage en Égypte, armes anciennes, rideaux, tentures, tapis et tapisseries, couchers, porcelaines, batterie de cuisine, etc., dont la vente aux enchères publiques aura lieu pour cause du départ de M. Victor Hugo, rue de la Tour-d’Auvergne, n° 37 (…) » Gautier, romancier et poète de talent, qualifie déjà cet intérieur de « poème domestique (…) vendu hémistiche par hémistiche » . S CHINOISERIES DE VICTOR HUGO Paysage oriental, Victor Hugo Prospectus de la vente des biens de Victor Hugo Temple chinois et pagode, Victor Hugo Temple oriental, Victor Hugo

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La première rencontre de Victor Hugo avec la Chine, ou plutôt les arts décoratifs chinois, a lieu en 1811 en Espagne. C’est l’émerveillement d’un garçon de 9 ans à

l’imagination déjà débridée face à un monde peut-être plus riche d’étrangetés que tout ce qu’il a rêvé. Dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Adèle Hugo fait le récit de la découverte d’une grande civilisation par le futur grand homme : « Ce n’étaient que dorures, sculptures, écrit-elle, verres de Bohème, lustres de Venise, vases de Chine et du Japon. Il y avait particulièrement, dans la galerie, deux vases de Chine d’une taille invraisemblable et comme M. Victor Hugo n’en a jamais revus depuis. »

Plus tard, lorsqu’il quitte le toit maternel pour se marier, Victor Hugo peut exprimer son penchant pour les objets décoratifs venant de Chine ou inspirés de l’art chinois. L’intérieur de la maison que les Hugo occupent d’octobre 1848 à décembre 1851 est connu grâce à la description que Théophile Gautier, ami de longue date des Hugo, fait de la vente des biens de la famille Hugo après la proscription du poète. Ce mobilier, transfuge de l’appartement de la Place Royale qu’Adèle Hugo juge trop agité pour y élever ses enfants, est un assemblage hétéroclite de meubles et d’objets décoratifs de différentes époques et provenances. Hugo mêle le style gothique à l’exotique au gré de sa fantaisie et de ses découvertes chez les antiquaires.

Dans ces œuvres d’alors, la Chine est parfois évoquée et mélangée, de la même manière, à tout un imaginaire de fantaisie. Dans « Ma Chambre », poème inséré plus tard dans Toute la lyre (V, 8), il dit :

« […] Partout, autour de moi, sur maints vieux parchemins,Sur le satin fleuri, sur les pots, sur les laques,Vivent confusément les djinns, les brucolaques,Les dragons, les magots, et ces démons chinoisForts laids, mais pétillants de malice et de flamme,Qui doivent ressembler aux rêves d’une femme […]

Ce décor sans style précis et dont on peut douter du bon goût, est la préfiguration de ce que sera Hauteville House, la maison d’exil de Guernesey.

Théophile Gautier, qui entretient des liens particuliers avec la Chine, reprend, dans le chapitre Vente du mobilier de Victor Hugo en 1852, publié dans son Histoire du romantisme, le texte de la brochure annonçant la vente :

« Catalogue sommaire d’un bon mobilier, d’objets d’art et de curiosité, meubles anciens en bois de chêne sculpté, bois doré et laque du Japon, pendule en marqueterie de Boule, bronzes, porcelaine de Saxe, de Chine, du Japon, faïences anciennes, verreries de Venise, terres cuite, bustes en marbre, médaillons en bronze, tableaux, dessins, livres, Voyage en Égypte, armes anciennes, rideaux, tentures, tapis et tapisseries, couchers, porcelaines, batterie de cuisine, etc., dont la vente aux enchères publiques aura lieu pour cause du départ de M. Victor Hugo, rue de la Tour-d’Auvergne, n° 37 (…) »

Gautier, romancier et poète de talent, qualifie déjà cet intérieur de « poème domestique (…) vendu hémistiche par hémistiche ».

LES CHINOISERIES DE VICTOR HUGO

Paysage oriental, Victor Hugo

Prospectus de la vente des biens de Victor Hugo

Temple chinois et pagode, Victor Hugo

Temple oriental, Victor Hugo

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Les jésuites jouent, jusqu’à la dissolution de l’ordre en 1773, un rôle essentiel dans la connaissance mutuelle de la France et de

la Chine. Chaque État découvre un mode de pensée totalement différent, une société tout aussi structurée et fonctionnelle mais fondée sur des bases opposées. La confrontation de ces modes de pensée, de ces philosophies différentes contribue au développement de l’esprit et de la philosophie des Lumières.

La connaissance plus poussée de la culture chinoise et de sa richesse est une des causes de la remise en question de la pensée unique telle qu’elle est pratiquée dans une Europe largement dominée par la culture française. Si une autre civilisation a pu se développer sans aucun contact avec l’Europe et atteindre un tel raffinement avec un mode de pensée et de vie si différent, peut-être l’Occident ne détient-il pas la vérité ?

Par quel mystère, un empereur qualifié de « barbare » par certains, a-t-il fait preuve de suffisamment d’ouverture d’esprit pour tolérer les jésuites et leur culte sur son territoire alors que Louis XIV vient de faire révoquer l’édit de Nantes ? De telles interrogations sapent progressivement les fondements de la monarchie absolue de droit divin.

Les philosophes des Lumières sont tous lecteurs des descriptions que les jésuites font de la Chine et les utilisent à leur profit. Montesquieu est embarrassé par le régime politique chinois qu’il ne parvient pas à faire entrer dans son système de pensée. Dans L’Esprit des lois (1748) il déclare que la Chine « est une objection qu’on peut faire à tout ce [qu’il a] dit jusqu’ici ». Voltaire, qui n’aime pas Montesquieu, exalte la vertu et la morale chinoises face à la « force aveugle et barbare ». Alors qu’il est poursuivi par la justice, il va jusqu’à prétendre vouloir trouver asile dans l’Empire du Milieu. Rousseau, qui n’aime pas Voltaire, s’en prend violemment à la Chine (Discours sur les sciences et les arts, 1750) : « Il n’y a point de vice qui ne domine [les Chinois], point de crime qui ne leur soit familier. »

Les échanges sont pourtant freinés car la Chine impériale cultive l’isolement et interdit les voyages en dehors de ses frontières. Par exemple, en trois siècles, moins d’une dizaine de Chinois voyagent jusqu’en Europe et toujours en fraude, dans les bagages des missionnaires… C’est donc uniquement par le regard des Européens voyageurs que se développe le « goût de la Chine » qui, au 18e siècle, envahit le quotidien des Européens en général et des Français en particulier. Fascinés par cette puissance culturelle et économique tellement différente de leur monde, les éléments de décor chinois sont partout présents.

Des céramiques hollandaises de Delft, à celles de Rouen ou de Forges, les motifs chinois sont les plus reproduits. De même pour ce qui est du tissage des étoffes ou des motifs de tentures et de papiers peints. Les objets et le mobilier en provenance de Chine se mêlent dans les intérieurs européens aux créations locales “enchinoisées”.

Ce goût perdure jusqu’au début du 19e siècle et Victor Hugo grandit dans une atmosphère mêlée de détails chinois, même s’il n’en a pas conscience.

Les motifs décoratifs chinois et une vision fantasmée de la Chine imprègnent l’inconscient et l’imaginaire de plusieurs générations. La Chine est synonyme de mystère et de “bizarrerie”.

LES LUMIÈRES, LA CHINE ET LES JÉSUITES

Illustration pour L'Orphelin de la Chine, tragédie de Voltaire

Les bains chinois à Paris érigés par Samson-Nicolas Lenoir

Montesquieu, De l'Esprit des lois

Rousseau, Discours sur les sciences et les arts

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Seules quelques rares consciences éclairées s’émeuvent du pillage et de la destruction du Palais d’été, au moment des faits. Parmi eux, le baron de Chassignon qualifie l’acte de « barbare parce que nous sommes au 19e siècle et que, malgré moi, rapprochement

fatal, il me ramène brusquement à ces Normands du 11e siècle, débarquant sur les rives de la Seine pour y brûler, saccager et se jeter ensuite sur leurs barques, chargés de butin ».

Mais l’opinion française ne s’est jamais véritablement intéressée à cette expédition lointaine dont la France sort victorieuse, confortée dans son statut de puissance coloniale. Les soupçons d’enrichissement personnel des militaires ayant participé à cette expédition sont source de plus d’indignation que les destructions commises !

Nombre des objets ramenés par la commission mixte franco-anglaise, créée sur place, sont offerts par l’armée à l’Empereur français. Parmi ces objets offerts à Napoléon III figurent :- deux bâtons de commandement en or aux extrémités de jade- un costume complet de l’empereur de Chine en soie lamé or, en acier- une pagode en bronze doré- deux énormes chimères en cuivre doré- des bagues, des colliers, des coupes, des laques, des porcelaines, etc.

Dès le retour de l’expédition, des ventes aux enchères publiques se succèdent à Paris comme à Londres à l’initiative des officiers et pour leur propre compte. Elles aggravent la mauvaise image de l’expédition dans le public. Une commission d’enquête de la Cour des comptes se penche même sur les prises de guerre en Chine mais conclut qu’il n’y a rien à redire : le partage des prises de guerre est réglementaire. Ce qui est inhabituel, ce n’est pas le procédé mais l’importance du butin.

Hugo proteste violemment contre ces faits mais son comportement est plus étonnant. Le poète, établi à Guernesey en novembre 1865, aime toujours visiter les antiquaires et l’île n’en manque pas. Les six agendas qu’il tient de novembre 1855 à avril 1865 nous apprennent qu’en moins de dix ans, Hugo achète quarante-huit objets chinois et dépense pour cela, plus de trois mille francs. Ces objets : soieries, paravent, porcelaines, chimères… enrichissent la décoration de sa maison d’Hauteville House, notamment dans les salons rouge et bleu, mais aussi celle d’Hauteville Fairy, demeure achetée par Hugo pour Juliette Drouet.

Certaines de ces antiquités chinoises proviennent bien du Palais d’été et Hugo le sait, comme en témoigne son agenda en date du 23 février 1865 : « acheté tout le lot de soieries de Chine vendu par un officier anglais qui était de l’expédition et qui l’a pris au palais d’été de l’Empereur de Chine ». Pourtant, Hugo écrit dans la lettre au capitaine Butler  : « J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée ».

Les objets offerts à l’Empereur par le corps expéditionnaire français sont d’abord exposés aux Tuileries dès avril 1861 avant d’être transférés au château de Fontainebleau où ils complètent avantageusement le salon et le musée chinois de l’Impératrice. 22 de ces pièces (sur plus de 300) sont dérobées en 2005.

Enfin, le 23 février 2009, la collection d’art réunie par Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé est mise aux enchères. Parmi les lots figurent une tête de rat et une tête de lapin en bronze issues du pillage du Palais d’été. Ces deux têtes faisaient partie d’une fontaine à eau qui se dressait devant l’un des palais de l’empereur Qianlong. Le gouvernement chinois demande la restitution des deux objets en pure perte. Les deux têtes d’animaux sont adjugées pour 34 millions de dollars à un acheteur chinois, mandaté par son pays, et qui refuse de payer. C’est finalement la famille Pinault qui rachète ces deux têtes à Pierre Bergé et qui les restitue à la Chine.

PRISES DE GUERRE

La fontaine avec les têtes restituées

Le nouveau musee chinois de l'impératrice Eugénie. 1863

Réception des ambassadeurs du Siam par Napoléon III

Bronze chinois de la collection Saint Laurent-Bergé

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Les références à la Chine ponctuent les œuvres de Victor Hugo et sont toujours présentes dans sa décoration. Pourtant, Victor Hugo ne rencontre qu’une seule fois des représentants de la nation chinoise. Cette rencontre a lieu à Bruxelles, au tout début de l’exil.

Une famille composée d’un homme, sa belle-sœur, ses deux épouses et une servante est à cette époque montrée aux habitants des capitales européennes comme une curiosité. Cette façon de traiter les étrangers, si elle nous choque aujourd’hui, est totalement admise au 19e siècle. Le chef de famille chinois tirant un revenu substantiel de la situation (le public paie pour avoir le droit d’admirer ces personnages exotiques) s’en accommode très bien et considère sans doute les Occidentaux avec la même curiosité mêlée de dédain.

Ces Chinois sont en tournée à Paris à l’automne 1851 mais se déplacent vers la Belgique au moment des troubles liés au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, chemin que prend Hugo un peu plus tard.

Le journal L’Illustration du 18 octobre 1851, publie une gravure représentant les cinq Chinois et dit : « Autre invention : la Chine ! une Chine authentique, avérée, irrécusable, celle qui miroite dans les keepsake, la fête du caprice, la Chine peinte sur émail, nuancée comme un arc-en-ciel, historiée de figures bizarres et de lanternes bariolées, peuplées de trois ou quatre femmes aux pieds mignons et aussi bien mises que des sultanes, voilà l’invention ! »

C’est, en quelques lignes, une définition parfaite de ce qu’est la Chine pour les Européens de l’époque : un ensemble d’images et d’idées tenant bien plus du rêve que d’une quelconque connaissance de la culture chinoise.

Le reste de l’article ne va pas beaucoup plus loin dans la recherche du savoir  : une description rapide et superficielle des costumes et des coutumes que le petit groupe veut bien montrer à son public, quelques détails sur leur alimentation. Le journaliste, comme les lecteurs, ne souhaite pas bousculer davantage l’image qu’il s’est construit de l’Empire du Milieu.

À partir du 1er mars 1852, la presse belge relaie la nouvelle de la présence de cette famille de Cantonais à Bruxelles. Le 30 mars, Hugo, accompagné de la fidèle Juliette Drouet, rend visite à la famille de M. Chung-Ataï. C’est par une lettre puis par le récit que Juliette fait que cette rencontre nous est connue.

Les deux Français sont-ils plus délicats, plus respectueux de cette famille exilée, eux qui sont aussi en exil ? Pas vraiment, le fossé culturel est tel qu’il est difficile pour les uns comme pour les autres de ressentir une réelle empathie.

SUITE DES CHINOISERIES

Figure de fantaisie, Victor Hugo

Tête de cauchemar, Victor Hugo

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Le goût des Européens pour les arts asiatiques et chinois, allié au plaisir que Victor Hugo ressent à « dénicher » des objets rares, anciens et insolites a sans doute influencé, même de manière inconsciente, sa pratique du dessin.

En effet, la technique du lavis est assez caractéristique des artistes chinois et il est difficile de croire qu’un homme aussi féru d’antiquités que Victor Hugo n’ait pas eu, à plusieurs reprises et dès sa jeunesse, l’occasion d’admirer la finesse du travail de certains maîtres de la discipline.

Pour Hugo qui refuse jusqu’à la fin de ses jours d’utiliser une plume métallique pour écrire et qui aime le bruit de la plume d’oie sur le papier, l’utilisation de l’encre, et a fortiori de l’encre de Chine, est quotidienne et on peut aisément imaginer le poète avec les doigts souvent noircis.

Hugo apprend le dessin dès l’enfance, comme le veut l’éducation du début du 19e siècle. Jusqu’à la fin des années 1840, sa pratique est souvent destinée à ses proches ou à l’illustration de ses carnets de voyage.

Le lavis apparaît progressivement à partir des années 1840, d’abord comme un ajout dans le dessin jusqu’à devenir la nature même de la création.

La place de plus en plus importante accordée au lavis d’encre marque en fait les périodes de crise, d’interrogation profonde. Des moments où, peut-être, la pensée ne parvient plus à s’exprimer par le biais des mots et où le dessin permet à l’imagination de dire certaines émotions, certaines angoisses.

En 1848, époque charnière où le poète se fait homme politique et trouve peut-être moins le temps de prendre la plume pour écrire, il la prend pour s’exprimer par des compositions de plus en plus fantaisistes et abstraites. Il installe un véritable atelier dans la salle à manger de Juliette Drouet qui s’en plaint dans ses lettres :

« […] dans le cas où tu viendrais avant moi, tu trouveras ton atelier dans le même état où tu l’as laissé et tu n’auras qu’à demander à Suzanne ce qui te faut (sic) pour achever ton margouillis, ton gâchis, ton infamie. » (Lettre du 28 août 1850, conservée à la BnF).

Ou encore :« Plus je me lave les mains et plus elles sont noires. […] Au même moment, je m’aperçois que ma figure ressemble à une lithographie sur papier de Chine, mon mouchoir en est tout noir. Comment voulez-vous après cela que je vous voie dessiner en robe ? Mais quoique vous m’en fassiez voir de toutes les couleurs, je fais assez grise mine à la nouvelle industrie que vous venez de vous créer. Sans parler des dépenses extraordinaires que cela me forcera de faire avec mon blanchissage. Tenez je crois décidément que j’aime mieux jouer aux dames avec vous. Ça n’est pas aussi SALE et c’est plus embêtant. Vous êtes bien heureux que votre chère bonne femme aille de mieux en mieux, car sans cela je ne prendrais peut-être aussi philosophiquement les dégâts que vous faites dans ma maison sous prétexte d’ART […] »

La période allant de la Seconde République à l’avènement de la Troisième coïncide avec une véritable explosion créatrice : écriture et dessin se complètent mais sans jamais se confondre. Les lavis de Victor Hugo sont comme ses poèmes : un condensé d’émotions, de maîtrise sous une fausse apparence de simplicité. Et surtout, dans un cas comme dans l’autre, ils sont l’œuvre d’un artiste visionnaire.

LES LAVIS

Composition abstraite, Victor Hugo (Maison Victor Hugo Paris)

La forteresse de Vianden, Victor Hugo (Maison Victor Hugo, Paris)

Exemple de lavis chinois

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La seconde moitié du 17e siècle voit la parution de nombreux ouvrages traitant de la Chine. Le récit du Hollandais Jan Nieuhoff, publié en 1665 et richement

illustré, nourrit l’imaginaire européen. C’est par le biais de ce livre que l’Occident découvre ce qu’est une pagode. La mode est bientôt lancée dans l’architecture française avec notamment la construction du Trianon de porcelaine (1670) pour Mme de Montespan, favorite de Louis XIV. Structures de bois recouvertes de carreaux de porcelaine (d’où son nom), cet ensemble de bâtiments est une étrangeté exotique au chœur d’un siècle classique. Bien avant le musée chinois de l’impératrice Eugénie à Fontainebleau, Louis XIV s’enthousiasme pour les chinoiseries.

En 1667, le jésuite allemand Athanase Kircher fait paraître China Monumentis illustrata. Suite à cette lecture, Louis XIV fait garnir son appartement de somptueuses étoffes aux motifs d’inspiration chinoise.

La manufacture royale de Beauvais produit des soieries aux motifs inspirés de cette vision idéalisée de la Chine, commune à toute l’Europe. Les objets ramenés de Chine arrivent également. Richelieu et Mazarin collectionnent les chinoiseries, preuve de l’extrême raffinement de leur propriétaire. En 1686, l’ambassade siamoise offre à Louis XIV une exceptionnelle collection de porcelaine et d’autres pièces de mobilier.

Comme souvent, le goût de la Cour finit par atteindre les classes bourgeoises et la vente de porcelaine de Chine, introduites par les Hollandais, explose en France entre 1680 et 1700.

Louis XIV, sous l’influence de jésuites, ressent la nécessité d’asseoir son pouvoir au delà des frontières de l’Europe. Pour cela, des sommes importantes sont investies dans le développement d’une flotte navale qui devient, en 1664, la Compagnie française des Indes orientales. Celle-ci poursuit ses activités commerciales tournées vers l’Océan Indien jusqu’à la Révolution française.

Louis XIV ressent la nécessité d’approfondir les connaissances géographiques et scientifiques. Il se tourne alors vers les jésuites, déjà bien introduits en Chine pour poursuivre cette mission. Philippe Couplet, jésuite en mission depuis 20 ans en Chine et qui vient de rentrer en France, se voit chargé de cette tâche par l’Académie des sciences, sous couvert du Roi. Le champ de ses recherches est large et lui et les autres jésuites envoyés par Louis  XIV fondent en 1680 la Mission française de Pékin.

Louis XIV initie parallèlement un dialogue privilégié avec l’Empereur chinois, notamment par l’envoi de scientifiques devant éclairer la cour chinoise à propos des avancées occidentales. Cet acte politique fort, qui reconnaît la souveraineté et la grandeur de l’empire chinois et instaure une diplomatie franco-chinoise, permet la promulgation par l’empereur Kangxi d’un édit de tolérance autorisant la libre prédication du christianisme en Chine.

C’est la victoire des jésuites : leurs liens avec l’empire chinois sont renforcés.

L’intelligence politique de Louis XIV et la réelle curiosité mutuelle des deux souverains, entretenues de chaque côté du globe par les jésuites, permettent à la France de regagner, en 1700, le terrain qu’elle avait laissé aux Portugais.

De l’autre côté du fil tendu par les jésuites entre la France et la Chine, la lecture des Vues des plus beaux bâtiments de France donne l’envie à l’empereur Qianlong de construire des bâtiments d’inspiration européenne. C’est ainsi que naît le Xianglou ou « palais de l’Océan occidental ». Suivent « le palais des Délices de l’harmonie » et « le palais de la Mer calme ». Enfin, pour accueillir un ensemble de six tapisseries de Beauvais de la série chinoise, le Yuanyingguan ou « Observatoire des océans lointains ». Tous sont édifiés dans l’enceinte du Yuanmingyuan.

LA CONQUÊTE PAR LES ARTS

Le Trianon de porcelaine

Le Yuanyingguan par Guiseppe Castiglione

Louis XIV

Johan Nieuhof

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En 1903, Lu Xun, considéré en Chine comme le porte-drapeau de la littérature chinoise

contemporaine et premier auteur à écrire en mandarin moderne, traduit le premier un texte de Victor Hugo. Rebaptisé « La Poussière du tragique », traduit à partir de la version japonaise - Lu Xun ne connaît pas le Français - La Vie de Fantine est adaptée d’une partie des Misérables. Ce roman marque le point de départ de l’influence de Victor Hugo sur la Chine moderne.

Durant les trois décennies qui vont suivre, Victor Hugo est l’écrivain occidental le plus traduit et le plus commenté. Cette époque est celle d’un grand changement politique en Chine : la République est instaurée en 1911 et la révolution se poursuit en 1919 avec le mouvement culturel du 4 mai. La Chine ouvre ses portes à la littérature étrangère et surtout occidentale. Il s’ensuit un essor sans précédent de la traduction littéraire avec une prédilection

pour les « romans sociaux », l’idée étant chez les réformateurs chinois de trouver dans cette littérature, l’inspiration, l’élan pour l’œuvre de modernisation à accomplir. C’est dans cette perspective que Hugo va devenir une référence chez les intellectuels chinois.

À compter de la première traduction par Lu Xun, seuls des extraits des Misérables sont traduits en chinois, notamment par le poète anarchiste Su Manshu. Ce n’est qu’en 1931 que la traduction complète du roman est achevée par Li Dan et Fang Yu.

Les Misérables connaissent une extraordinaire carrière en Chine, comme précédemment dans d’autres pays du monde mais d’autres romans sont traduits durant cette même période : L’homme qui rit et Bug Jargal en 1905, Le Dernier jour d’un condamné en 1906, Quatre-vingt-treize en 1913, Notre-Dame de Paris en 1923 et enfin Les Travaillleurs de la mer en 1928. C’est l’écrivain Zeng Pu qui réalise la traduction de l’œuvre théâtrale de Victor Hugo : Hernani, Ruy Blas, Lucrèce Borgia et Angelo Tyran de Padoue entre 1927 et 1934.

La traduction des poèmes de Hugo ne débute que bien plus tardivement, peut-être parce que cet aspect de l’œuvre est moins en phase avec l’image que la société chinoise se fait de l’humaniste Hugo. De plus, la poésie est un des genres littéraires les plus délicats à faire passer d’une langue à une autre. Il faut donc attendre la célébration du centenaire de la mort de V. Hugo en 1985 pour que Shen Baoji et Cheng Zenghou se consacrent à cette tâche.

Victor Hugo demeure l’écrivain occidental le plus connu en Chine. Il a exercé et exerce encore une influence considérable sur la construction de la pensée chinoise moderne et son œuvre a servi de référence aux réformateurs chinois dans leur entreprise visant à extraire leur société du système féodal qui était encore le sien à l’aube du 20e siècle.

Lu Xun écrivait en 1903 : « Assez souvent l’homme est victime de son fanatisme, de ses habitudes et de son milieu. Ainsi le dogme religieux peut tuer, les lois peuvent étouffer, le milieu peut opprimer. (…) Fantine, un des personnages des Misérables, est née pauvre, sans recours. Qui plus est, elle a le tort de donner jour à un enfant. Quel malheur pour elle d’être mère. Elle se trouve prise dans le piège tendu par une société cruelle… Hélas ! Ces pièges, nous les retrouvons partout dans le monde, en Asie comme en Europe ! Si Hugo vivait encore, pourrait-il s’arrêter de décrire ces misères ? Quand le pourrait-il ? ».

Cette interrogation est encore d’actualité.

POSTÉRITÉ DE VICTOR HUGO EN CHINE

Un des panneaux peints par Victor Hugo.

Victor Hugo un vecteur d’amitié franco-chinoise.

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L’Angleterre, grande puissance maritime et com-merciale, n’est pas satisfaite de la situation dans la région chinoise puisqu’elle n’est pas à son avantage.

L’Empire du Milieu considère les autres pays comme barbares et cultive son autarcie. L’Angleterre cherche à rééquilibrer à son profit ses relations commerciales avec la Chine qui demeure méfiante et protège son économie. Le protectionnisme économique chinois irrite les Anglais, habitués à imposer leur domination.

La Compagnie anglaise des Indes orientales, très bien installée et peu regardante sur les moyens mis en œuvre,

n’hésite pas à écouler, dès 1830, des quantités considérables d’opium provenant d’Inde et d’Afghanistan. Le prix de l’opium est élevé et son volume faible, ce qui en fait un produit commercial idéal.

En Chine, fumer du tabac est moralement condamné. L’opium apparaît donc d’abord comme un moyen, pour la jeunesse aisée, de contourner une interdiction. Très vite la Chine voit sa balance commerciale avec l’Angleterre s’inverser et constate les ravages provoqués sur sa population par cette drogue appelée « la boue étrangère ». Ce sont surtout les classes supérieures et dirigeantes du pays qui sont touchées par ce fléau. Ceci provoque la colère des paysans chinois qui n’ont plus confiance en leurs dirigeants.

La réaction de la Chine face à cette agression déguisée est à l’origine de la première guerre de l’opium de 1856 à 1859. Un second conflit suit en 1860 mené cette fois par un corps expéditionnaire franco-britannique avec à sa tête Lord Elgin pour l’Angleterre et le Général de Cousin-Montauban pour la France. En France, ces campagnes militaires sont considérées comme des réussites à tout point de vue : peu de pertes humaines et accès aux trésors de la Chine. L’armée accentue cette impression en imprimant une série de mouchoirs d’instruction militaire, vantant les victoires des troupes françaises.

Parallèlement, et alors même que le commerce perverti les relations franco-chinoises et que la curiosité pour l’Extrême Orient laisse place au cynisme, un petit groupe d’esprits éclairés défend la connaissance de la culture chinoise. En France, Abel Rémusat est à l’origine de la première chaire de langue et de littérature chinoises au Collège de France. En 1843, le Chinois est introduit à l’École des langues orientales. Les bases de l’école française de sinologie sont posées.

LES GUERRES DE L’OPIUM ET L’EXPÉDITION FRANCO-

BRITANNIQUE DE 1860

Prise de Pekin, image d’Epinal

Portrait de l’empereur Qianlong.

Abel Rémusat

Lord Elgin par Theophile Hamel en 1849

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Le 25 novembre 1861, Victor Hugo, dans un texte de deux pages adressé au capitaine Butler, dénonce le pillage du Palais d’été du Yuanming Yuan. D’autres avant lui se sont élevés contre cet acte de destruction. Mais moins connus que le célèbre exilé, leurs

écrits n’ont pas le même poids.

Les motivations politiques pèsent fortement dans l’éclatement de cette colère. Comment résister en effet,

à la tentation de fustiger une fois de plus les méfaits de « Napoléon le petit » ? Mais il ne faut pas sous-

estimer l’émotion et la colère sincères qu’éprouve Hugo face à cette tragédie. Nombreuses sont ses

prises de position, tout au long de sa vie, pour dénoncer des destructions d’édifices dictées, la plupart du temps, par des considérations matérielles. Il écrit, par exemple, à propos de l’abbaye cauchoise de Saint-Wandrille

« Le cloître si beau de Saint-Wandrille (…) est débité, pièce par pièce, par je ne sais quel propriétaire ignorant et stupide, qui ne voit dans le monument qu’une carrière à pierres. » Tel un lanceur d’alertes, il multiplie les mises en garde et préconise une loi pour protéger le patrimoine historique et naturel. En France, ce texte voit le jour le 30 mars 1887.

QUI ÉTAIT LE CAPITAINE BUTLER ?On sait peu de choses sur ses liens avec Victor Hugo. William Francis Butler ne rencontre Victor Hugo à Guernesey qu’à partir de 1866 (comme en témoignent les agendas du poète) alors qu’il vient d’y être envoyé avec son régiment. La lettre « Au capitaine Butler », datée du 25 novembre 1861 et adressée à un correspondant rencontré cinq ans après est donc assez mystérieuse. La lettre, publiée en 1875, figure dans le volume II du recueil Actes et Paroles, compilation de textes révélant la pensée et les engagements de Hugo durant la période de l’exil.

Les doutes concernant la date exacte de la rédaction du texte et même sur la réalité de son destinataire ne comptent guère finalement. Demeure un texte fort, une louange à la beauté d’un site rêvé par Hugo et au peuple qui l’a bâti, une condamnation des « deux bandits », la France et l’Angleterre, qui l’ont détruit.

Une prise de position en faveur de la Chine tout entière, méprisée par l’Occident, est résumée dans ce « J’accuse » hugolien par cette seule phrase :

« Nous européens, nous sommes les civilisés, et pour nous les chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. »

Cette phrase est restée dans la mémoire collective du peuple chinois qui ne s’y est pas trompé. Par ce texte, Hugo est considéré comme l’ami du peuple chinois. Peuple qui ressentit et ressent encore la destruction du palais d’été comme une offense.

Le site est aujourd’hui un lieu de pèlerinage et le symbole du patriotisme chinois qui pourrait se résumer par : « Plus jamais ça ».

Il n’est donc qu’à demi surprenant de retrouver, gravé dans le marbre, le cri de colère de Victor Hugo sur les lieux du saccage.

LA LETTRE AU CAPITAINE BUTLER

La traduction chinoise de Au capitiane Butler

Au Capitaine Butler, lettre gravée.

Ruines du Palais d’été après 1870

Buste de Victor Hugo près de la lettre Au capitaine Butler

1

一八六一年

远征中国

致巴特勒上尉

先生,你征求我对远征中国的意见。你认为这次远征是体面的,出色的,

多谢你对我的想法予以重视;在你看来,打着维多利亚女王和拿破仑皇帝双重

旗号对中国的远征,是由法国和英国分享的光荣,而你很想知道,我对这次英

法的胜利又想给予多少赞赏。

既然你想了解我的意见,以下就是:

在世界的某个角落,曾有一个世界奇迹;这个奇迹叫圆明园。艺术有两种

起源,一是理想,理想产生欧洲艺术,一是幻想,幻想产生东方艺术。圆明园

在幻想艺术中的地位,就如同巴特农神庙1在理想艺术中的地位。一个几乎是超

人民族的想象力所能产生的成就尽在于此。这不是一件绝无仅有的、独一无二

的作品,如同巴特农神庙那样;这是幻想的某种规模巨大的典范,如果幻想能

有典范的话。请想象一下,有言语无法形容的建筑物,有某种月宫般的建筑物,

这就是圆明园。请用大理石、美玉、青铜和瓷器建造一个梦境,请用雪松做这

梦境的屋架,上上下下铺满宝石,披上绸缎,这儿建庙宇,那儿造后宫,盖城

楼,里面放上神像,放上异兽,饰以琉璃,饰以珐琅,饰以黄金,施以脂粉,

请又是诗人的建筑师建造一千零一夜的一千零一个梦,再添上一座座花园,一

片片水池,一眼眼喷泉,加上成群的天鹅、朱鹭和孔雀,总而言之,请假设有

某种人类异想天开产生的令人眼花缭乱的洞府,而其外观是神庙,是宫殿,这

就是这座园林。为了创建圆明园,曾需要一代又一代人的漫长劳动。这座大得

犹如一座城市的建筑物,是由世世代代建造而成的,为谁建造?为了各国人民。

因为,岁月完成的事物是属于人类的。艺术家,诗人,哲学家,都知道圆明园;

伏尔泰谈到过圆明园。我们过去说:希腊有巴特农神庙,埃及有金字塔,罗马

有斗兽场,巴黎有圣母院,东方有圆明园。如果说,大家没有看见过它,大家

也梦见过它。这曾是某种令人惊骇的不知名的杰作,在不可名状的晨曦中依稀

可见,如同在欧洲文明的地平线上瞥见亚洲文明的剪影。

这个奇迹已经消失了。

有一天,两个强盗进入了圆明园。一个强盗洗劫,另一个强盗放火。看来,

胜利女神可能是个窃贼。对圆明园进行了规模巨大的劫掠,由两个战胜者分享。

我们看到,这整个事件中还与额尔金2的名字有关,这注定又会使人想起巴特农

神庙。从前对巴特农神庙怎么干,现在对圆明园也怎么干,干得更彻底,更漂

亮,以致于荡然无存。即使把我们所有大教堂的所有财宝加在一起,也抵不上

东方这座了不起的富丽堂皇的博物馆。园中不仅仅有艺术珍品,还有成堆的金

银制品。丰功伟绩,收获巨大。两个胜利者,一个塞满了口袋,另一个看见了

便装满箱箧;他们手挽手,笑嘻嘻地回到了欧洲。这就是两个强盗的故事。

我们欧洲人,我们是文明人,中国人对我们是野蛮人。这就是文明对野蛮

1巴特农神庙(le Parthénon),《简明不列颠百科全书》译成“帕台农神庙”,是希腊最负盛名的古建筑,位

于雅典的卫城之上,公元前 447 – 432 建成,原为供奉雅典娜女神的神庙。2托马斯·额尔金是英国外交官,在他 1799 年 – 1802 年任驻土耳其大使时,参与毁坏巴特农神庙,并私自

盗走大批神庙精美的大理石石雕。其子詹姆斯·额尔金是英法联军焚毁圆明园时的英国大使,是焚烧圆

明园的主要罪魁祸首。

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1492. Pour nous, cette date est celle de la découverte du Nouveau Monde. Pourtant,

Christophe Colomb, inspiré par un autre grand explorateur Marco Polo, cherche une nouvelle route de la soie et des épices : une route vers la Chine. Avec la Renaissance, les Européens, Espagnols et Portugais en tête, partent à la conquête du monde et de l’Orient.

En 1514, les Portugais abordent près de Canton. Leur comportement conquérant et méprisant vis-à-vis des populations locales fait de cette première prise de contact un échec qui a des conséquences à très long terme sur les relations porto-chinoises.

Suite à cette incursion, tout contact avec l’Europe est suspendu durant plusieurs décennies et c’est la lutte contre la piraterie japonaise en mer de Chine qui permet l’installation des Portugais sur la presqu’île de Macao. Il ne s’agit cependant que d’une tolérance : Macao est séparée du reste de l’Empire chinois par une muraille. Au-dessus du portail, cette inscription sans ambiguïté : « Craignez notre grandeur et respectez notre vertu ».

Le commerce déjà dense dans la mer de Chine s’intensifie. Malgré la réticence chinoise, les intérêts commerciaux prennent le pas sur le protectionnisme. Pour la Chine, c’est la possibilité d’avoir accès au métal argent venu d’Amérique et qui sert d’étalon monétaire. Il est d’abord question d’infiltrer le marché chinois mais l’exportation de produits chinois vers l’Europe devient progressivement essentielle. Dès lors, les Hollandais et les Anglais tentent de poser leurs jalons en Chine.

En 1582, l’arrivée en Chine du jésuite Matteo Ricci fait évoluer l’intérêt occidental vers la culture chinoise et plus seulement le commerce. Pour les premiers jésuites arrivés, il s’agit de comprendre la civilisation chinoise et de devenir « Chinois parmi les Chinois ». Grâce à cette attitude respectueuse, l’Empereur chinois va tolérer leur présence.

Alors que les Compagnies des Indes anglaise et hollandaise ne cessent de se développer et que le reste de l’Europe part à la conquête du Nouveau Monde, la France est absente de cette frénésie d’Orient. Louis XIV, symbole inégalé de la monarchie de droit divin, concentre les pouvoirs et agit comme un pôle d’attraction qui influence la vie politique et économique. Le royaume de France vise une expansion continentale et se montre peu enclin à la conquête de territoires non-européens, hormis quelques incursions au Canada et aux Antilles.

Mais si la France est absente du territoire chinois, la Chine n’est pas absente de France. Les Français, déjà plus penseurs qu’aventuriers au 17e  siècle, sont fascinés par le récit de Marco Polo puis par celui du moine Juan Gonzalez de Mendoza, auteur du premier livre « moderne » sur l’Empire du milieu, L’Histoire du grand royaume de la Chine. Publié en France en 1588, le succès est immédiat et l’ouvrage devient la référence de tous les lettrés de France sur le sujet. Il est le seul témoignage sur la Chine auquel accède toute une génération. Le tableau est idéalisé, dans la droite ligne de Marco Polo, et marque profondément l’imaginaire collectif.

À la même époque, les jésuites reprennent le travail d’évangélisation en Chine. Afin de susciter des vocations de missionnaires ainsi que pour obtenir des financements, ils contribuent, par leurs récits et leurs témoignages, à faire de la Chine le pays de toutes les richesses et de tous les possibles. Nicolas Trigault, jésuite né à Douai et œuvrant selon les mêmes principes que Matteo Ricci, développe une véritable « propagande missionnaire ».

Il traduit et édite le témoignage de Ricci, fait le tour des cours européennes où son récit suscite une curiosité de plus en plus grande : le « rêve chinois » avant le « rêve américain ».

Durant cette tournée européenne, il collecte de nombreux ouvrages de référence qui, envoyés en Chine, forment les bases de la célèbre bibliothèque des jésuites. Cette bibliothèque leur permettra d’être dans les bonnes grâces de plusieurs Empereurs chinois. Trigault ramène également en Chine une sélection d’objets issus du savoir-faire occidental et qui suscitent l’intérêt de la Cour de l’Empereur de Chine.

IL ÉTAIT UNE FOIS LA CHINE…

Matteo Ricci

Planisphère de Cantino (1502)

Matteo Ricci et un jésuite

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Le Yuanming yuan ou « Jardin de la Clarté Parfaite » (une des résidences des Empereurs de Chine avec la Cité

interdite) est décrit par les contemporains comme une des merveilles du monde. Victor Hugo le compare au Parthénon, aux Pyramides, au Colisée et à Notre-Dame de Paris. Il fut construit sur 150 ans aux 17e et 18e  siècles par les Empereurs mandchous de la dynastie des Qing. Il comprend plus de 200 édifices chinois, pavillons et pagodes rouge et or, pour la plupart en bois, répartis sur 350 hectares.

Voilà ce qu’en disait le Général de Montauban au Ministre de la guerre dans une lettre datée du 12 octobre 1860, publiée dans le Journal des débats du 30 décembre 1860 :

« Il me serait impossible, Monsieur le Maréchal, de vous dire la magnificence des constructions nombreuses qui se succèdent sur une étendue de quatre lieues, et que l’on appelle le Palais d’été de l’empereur : succession de pagodes renfermant toutes des dieux d’or et d’argent ou de bronze d’une dimension gigantesque. Ainsi un seul dieu en bronze, un Bouddha, à une hauteur d’environ 70 pieds, et tout le reste est à l’avenant : jardins, lacs et objets curieux entassés depuis des siècles dans des bâtiments en marbre blanc, couverts de tuiles éblouissantes, vernies et de toutes couleurs : ajouter à cela des points de vue d’une campagne admirable, et Votre Excellence n’aura qu’une faible idée de ce que nous avons vu.

Dans chacune des pagodes il existe, non pas des objets, mais des magasins d’objets de toutes espèces. Pour ne vous parler que d’un seul fait, il existe tant de soieries du tissu le plus fin, que nous avons fait emballer avec des pièces de soie tous les objets que je fais expédier à Sa Majesté.* »

* l’impératrice Eugénie.

EXTRAITS DES SOUVENIRS DU MÊME GÉNÉRAL, COMTE DE PALIKAO, SUR L’EXPÉDITION DE CHINE. 1860La prise du Palais d’été

« Ce que l’on appelait le Palais d’été était un grand terrain carré d’environ 4 lieues de tour, planté de beaux arbres et arrosé par des cours d’eau qui, sur certains points, formaient quelques pièces d’eau sur lesquelles on pouvait se promener en bateau. Vingt palais destinés à divers usages existaient sur ce terrain, enceint d’un mur, dégradé sur quelques points. Ces vingt palais avaient des destinations diverses. Le premier, le plus important et le plus élégant, était destiné à l’habitation de l’Empereur. Un autre renfermait des paons et des oiseaux rares ; il avait le nom de palais des paons. Un troisième renfermait des quantités nombreuses de pièces d’étoffe de soie ; on m’a dit que chaque fabricant de soierie était obligé de faire hommage à l’Empereur d’une pièce de soie, d’une valeur déterminée ; à voir ce que renfermait ce palais, on eût pu croire que l’Empereur fournissait de soie tous ses sujets. Je pense qu’en outre de l’habillement des gens de sa maison, ces étoffes étaient données par l’Empereur à ses principaux mandarins.

Je parlerai encore d’un palais dont je déplore le pillage ; c’était celui qui renfermait les archives de la Chine, consistant en de nombreux tableaux carrés de cinquante centimètres de côté, avec un cartouche indiquant le sujet auquel se rapportait le dessin du tableau ; l’histoire de la Chine devait se trouver tout entière dans cette collection de dessins dont les couleurs étaient encore aussi vives que s’ils venaient de sortir du pinceau. J’ai pu rapporter seulement quelques-uns de ces tableaux, et plusieurs officiers ont fait comme moi. »

Bernard Brizay, historien, auteur de l’ouvrage Le sac du Palais d’été - Seconde guerre de l’opium, risque cette comparaison : « (…) sa disparition, par la faute des troupes anglo-françaises, serait équivalente à celle de Versailles, mais aussi du musée du Louvre et de la Bibliothèque nationale du fait des Prussiens, si ces derniers en avaient décidé ainsi (…) »

LE JOYAU DE LA CHINE : LE YUANMING YUAN

Vues du Palais d'été de l'Empereur de Chine

Le général de Montauban

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Grâce à une victoire remportée sans gloire le 21 septembre 1860 sur

des troupes chinoises mal armées - la bataille du Pont de Palikao八里桥 - la route de Pékin est ouverte aux troupes occidentales. L’Empereur Xiangfen s’enfuit. Les Chinois prennent en otage des prisonniers anglais et français. Devant le refus de les libérer opposé à plusieurs reprises par le Prince Gong, frère de l’Empereur et désormais seul interlocuteur du corps expéditionnaire franco-britannique, ceux-ci décident d’investir, le 6 octobre 1860, le Palais d’été de l’Empereur, le Yuanming yuan.

La magnificence du lieu qu’ils découvrent dépasse de loin ce que l’on peut imaginer. Les tentatives de description de ce site sont nombreuses mais (aux dires mêmes de leurs auteurs) ne rendent pas justice à sa beauté.

Le général de Montauban écrit : « Rien dans notre Europe ne peut donner l’idée d’un luxe pareil, dont il m’est impossible de vous décrire les splendeurs dans ces quelques lignes et surtout sous l’impression de l’éblouissement que m’a causé la vue de tant de merveilles ».

Triste routine des prises de guerre, le Palais d’été est mis à sac de manière méthodique les 7 et 8 octobre, par les Français et les Anglais qui se partagent les trésors pillés. Une commission est même créée afin de « faire choix des objets les plus remarquables pour être envoyés à sa Majesté l’Empereur et à sa Majesté britannique ». Le trésor est partagé en deux, 400 000 francs pour les Français et autant pour les Anglais. La commission française, après que chacun de ses membres se soient abondamment servi, décide de faire

cadeau de la plupart des objets précieux à l’impératrice Eugénie. Bon nombre de ces pièces sont encore visibles dans le salon chinois du château de Fontainebleau.

À côté de ce pillage organisé, la soldatesque, des officiers supérieurs aux simples troupiers, ne se prive pas pour se servir.

La catastrophe ne s’arrête pas là. Le retour des otages franco-anglais morts ou torturés provoque l’incendie du Palais d’été les 18 et 19 octobre 1860, par les troupes anglaises : les Français s’étaient désolidarisés de cette entreprise.

Le capitaine Charles Gordon, à la tête des troupes anglaises chargées de l’incendie écrit  : « On peut difficilement imaginer la beauté et la magnificence des endroits que nous avons incendiés. Cela vous fait saigner le cœur que de les brûler (…) Ce fut un travail démoralisant pour une armée. Tout le monde était fou de pillage. »

Le lieutenant-colonel Wolseley écrit  : « quand nous sommes entrés la première fois dans ces jardins, ils nous rappelaient ces endroits magiques décrits dans les contes de fées. Nous en sommes partis le 19 octobre, laissant dernière nous un terrain vague, lugubre, parsemé de ruines qui ne ressemblaient plus à rien.»

LA BATAILLE DÉCISIVE DE PALIKAO ET LE PILLAGE

DU PALAIS D’ÉTÉ

Le Monde illustré - Exposition des curiosités chinoises.

La Guerre de Chine - Grand panorama illustré.

Prise de la résidence d’été de l’Empereur de Chine.

Général Charles Gordon

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Après le départ de Jersey et l’achat de Hauteville House sur l’île de Guernesey, Hugo s’installe pour la première fois dans une demeure dont il est propriétaire. En homme passionné, il s’implique totalement dans l’aménagement et la décoration de cette

maison et reproduit ce même schéma dans la maison qu’il achète pour la fidèle Juliette Drouet : Hauteville Fairy ou Hauteville II.

Comme dans ses domiciles précédents, une juxtaposition d’objets, de pièces de mobilier de styles divers prend place dans les deux maisons et les chinoiseries sont très bien représentées.

De la même manière que le dessin lui permet de s’exprimer sans mot, la décoration est un moyen d’expression supplémentaire qui devient un écrin, un décor dans lequel son imagination trouve un terrain de jeu presque illimité. Le génie parle et se met en scène dans un seul mouvement. Hauteville House est une œuvre, une création à part et à part entière, dans l’univers du génie.

Véritable parcours dans l’imaginaire hugolien, ces deux maisons, et plus particulièrement Hauteville House qui peut encore être admirée, entraînent le visiteur dans une nouvelle dimension créatrice.

Hugo achète, pour meubler les deux demeures, de nombreuses pièces de mobilier et objets décoratifs importés de Chine et notamment du Palais d’été mais pas seulement. Là encore, son génie créateur s’approprie le motif et presque l’esprit figuratif des artistes et artisans chinois pour en faire des décors surprenants où il recrée de toutes pièces cette Chine de fantaisie tant aimée des Européens.

Ainsi, de nombreux panneaux peints et pyrogravés (technique qu’il décline sur les ornements des cadres de certains de ses lavis) sont dessinés par Hugo et se mêlent avec une fantaisie et un humour manifestes aux authentiques soieries des empereurs de Chine.

À Hauteville II, Suzanne, la fidèle cuisinière de Juliette Drouet, prend les traits d’un chinois caricatural dans une composition appelée « SHU-ZAN » tandis que sur d’autres panneaux, les initiales des deux amants se dévoilent pour qui sait ouvrir l’œil.

Les deux panneaux pyrogravés reproduits ici ont été imaginés par Hugo et pour sa chambre. On peut encore les y voir. Ils servaient de support au poète pour inventer des récits fantastiques à l’intention de Georges et Jeanne, ses deux uniques petits-enfants :

« Cachant d’un côté sa toilette, de l’autre une armoire, deux panneaux de bois sculptés et peints par lui. C’est l’histoire d’une belle, d’un chevalier et d’une bête. Ces dessins nous intriguaient au point que nous emmenions parfois Papapa dans cette chambre pour qu’il nous les racontât. Et il nous disait comme le chevalier, qui aimait la belle, devait, pour se faire aimer d’elle, tuer le dragon et lui rapporter la tête. Ajoutant la parole au dessin, il nous décrivait le combat du chevalier avec le monstre aux griffes crochues, dont la queue annelée se tord avec rage ; comment l’amoureux, monté sur un oiseau fantastique, d’un coup de lance dans la gueule, avait tué le dragon. Puis, devant l’élégante silhouette de la belle au profil innocent et aux longs yeux d’Orientale, il nous disait l’ardeur du jeune guerrier agenouillé, coiffé d’une capeline, cuirassé de bleu et d’or, gorgerin et cuissards enrichis d’arabesques ; et que cette fleur que tenait la belle en un geste de petite idole, était le symbole de l’amour pur qu’elle donnait à son amant. Nous nous réjouissions alors de la mort du dragon dont la tête coupée, hideusement verte, les yeux gonflés et clos, la bouche baveuse, pendait au bras tendu du chevalier ».

Cet extrait de Mon grand-père de Georges Hugo n’est-il pas la plus belle illustration du dialogue entre les formes de création chez Victor Hugo ? Son choix de dormir auprès de cette évocation de la Chine et de ses mythes prouve la place particulière de la Chine dans son imaginaire.

LE PLUS CHINOIS DES PROSCRITS FRANÇAIS

L’offrande à la belle, Victor Hugo

La Lutte du chevalier contre le dragon, Victor Hugo

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(…)Nous traversâmes une grande salle tout à fait vide, ayant quelques panneaux chinois en papier peint accrochés au mur. Nous entrâmes par une porte à gauche dans une première pièce dans laquelle étaient rangés de chaque côté sur des tables des porcelaines chinoises, des étoffes, des petits meubles, divers ustensiles à leur usage, et des petites bimbeloteries, tout cela en très petite quantité.

La seconde pièce du fond était réunie à la seconde car on en avait enlevé les portes, ce qui permettait de voir tout de suite de loin l’espèce d’estrade où se tenaient assises auprès d’une table recouverte d’étoffe les deux femmes chinoises. Du reste, aucune décoration, si ce n’est quelques bouts d’étoffe placés çà et là sur les murs, et quelques lanternes en papier gommé servant à éclairer les salles le soir.

Avant de rien regarder, nous courûmes tout de suite aux Chinoises, lesquelles travaillaient fort paisiblement et comme l’auraient pu faire dans leur salon deux jeunes femmes françaises. À droite du visiteur était la plus jeune des deux. C’était une jeune fille de 18 ans, sœur de la femme assise à gauche, mariée au Chinois qui, dans ce moment-là, causait très gaîment au bas de l’estrade avec deux ou trois habitués de l’endroit, admis par faveur comme nous.

Lorsque nous fûmes tout près d’elles, elles nous saluèrent d’un bonjour (les Chinois ne peuvent pas prononcer le « r », ni le « ch », ni le « v ») avec beaucoup de bonne grâce. Le jeune exhibiteur leur dit, moitié en anglais, moitié en français, que nous venions les voir avec le docteur Yvan, lequel était allé dans leur pays, ce dont elles se souvinrent car le docteur les avait déjà visitées à Paris quelques mois auparavant, en compagnie d’un de leurs compatriotes chinois.

Après les échanges de bonjours en chinois, en français, en anglais, en pantomime, on nous fit voir leurs pieds qu’elles tenaient cachés sous leurs doubles jupes de soie très longues. Le cornac1 expliqua par la parole et par un petit dessin à la plume comment on produisait cette horrible difformité qui n’a de pied que le nom. Il nous fit toucher la cheville à travers les bandelettes dont elle était couverte en nous disant que ces affreux petits moignons étaient toujours à l’état de plaie douloureuse pour ces pauvres femmes, avec l’inconvénient d’une fétidité que les plus fréquentes ablutions - elles se lavent les pieds quatre fois par jour - ne pouvaient pas empêcher.

La femme mariée avait le pied beaucoup plus fort que sa jeune sœur, bien qu’il n’y ait aucune trace ni forme de pied. Le moignon était plus fort que l’autre, ce qui est un désavantage en Chine comme partout où les grands pieds ne sont pas en honneur. Leurs mains avaient la même différence entre elles. La sœur aînée avait la main très grande et très osseuse, la jeune fille avait une main maigre ordinaire. Elles portaient au doigt du milieu de la main droite, à la première phalange, un petit cercle en fer remplaçant le dé, et sur lequel s’appuie l’aiguille dont elles se servent pour coudre leurs petits souliers déjà tout préparés et qu’elles ne font que monter pour les vendre en public à leur profit.

Leur costume est des plus riches : il consiste en une première jupe plissée à plis droits comme un surplis de prêtre, et d’une tunique beaucoup plus courte. Les deux jupes s’étagent de couleurs différentes avec des broderies chinoises les plus variées et les plus belles du monde. À leurs pieds elles portent des espèces de gros bracelets en argent très simples, quoiqu’ayant le cachet chinois. La tunique de dessus monte jusqu’au menton et se ferme sur le côté par trois boutons de métal. Leurs manches sont larges, de la forme dite pagode, qui laisse voir un peu le bras, et une sorte de chemise en crêpe blanc, bordée d’un large parement de crêpe de Chine noir.

Elles ont également des bracelets d’argent aux bras. Leurs coiffures des plus compliquées et des plus singulières diffèrent entièrement l’une de l’autre : celle de la femme Haop n’a presque pas d’ornement, si ce n’est quelques épingles chinoises qu’on croirait émaillées, mais qui simulent l’émail par les applications de petites plumes découpées et vernies d’un bleu et d’un vert chatoyant des plus merveilleux. Sa coiffure sur le devant se compose de deux petites ailes en cheveux relevées sur le côté au moyen d’une espèce de bandoline2 faite avec une écorce très mince et très lisse ressemblant à la paille de maïs qu’on met infuser pendant quelques heures. Le sommet de la tête porte une petite baguette en baleine ou un bambou sur laquelle sont étalés les cheveux lissés et gommés comme les papillons des bonnets cauchois3. C’est très original et très joli !

Ao, la jeune fille, porte le même costume que sa sœur, aux couleurs près, mais sa coiffure est tout à fait dissemblable. C’est la coiffure chinoise dans toute sa pureté, cheveux relevés à racines droites et s’épanouissant au sommet de la tête en vase, en corbeille, en cornet, lesquels contiennent des fleurs de toutes sortes, des pierreries, des rubans, tout cela sans profusion. Elles ne se font coiffer que tous les trois ou quatre jours. Elles couchent avec leurs coiffures si compliquées. Pour cela, elles se servent, en guise d’oreillers, de petits escabeaux en bois qu’elles posent très adroitement dans l’architecture de leurs coiffures, sans la déranger.

Elle a encore un large bandeau doré au-dessus du front, émaillé par des petites plumes d’oiseaux. Elles ont des boucles d’oreilles pareilles, moitié or, moitié jade, qui pendent assez bas. Les figures des deux femmes ont tout à fait le caractère chinois, mais plus particulièrement celle de la jeune Ao qui ressemble tout à fait aux petites magottes4 peintes sur les potiches. Son teint olivâtre, ses petits yeux tout à fait bridés et obliques comme ceux des chats, son nez épaté, sa large figure, sa bouche demi-souriante, en font un type vraiment très original. Elle est, à ce qu’il paraît, très fine et très spirituelle. Sa sœur a l’œil plus ouvert, le nez un peu moins écrasé, mais sa bouche est très laide, elle a de grandes dents et les gencives gonflées et tuméfiées. Elle paraît moins vive que sa sœur et aussi moins aimable. On sent en elle la bourgeoise chinoise, l’autre en est la grisette.

De chaque côté d’elle sont placées sur des tablettes des choses à leur usage : des petits coffrets de toilette, des petits pots, un miroir en métal. Près de la femme est un bureau destiné au mari qui vient s’y montrer et signer son nom qu’il distribue sur des petits morceaux de papier aux assistants de l’air le plus jovial du monde. Son costume est couleur gros bleu avec ceinture rouge. Il est coiffé d’une calotte rouge et or, d’où retombe un gros gland en soie de Chine rouge. Il porte aussi des bracelets d’argent, comme ceux des femmes. Sa tunique, car c’en est une, est fendue sur les côtés et au milieu pour fermer une espèce de pantalon, au moyen de deux ou trois boutons qui relient autour de la jambe chacun des lés découpés. Il n’y a pas d’autre ornement que celui de la poitrine, qui est très riche et très beau. C’est une broderie en soie de toutes couleurs. Il porte les souliers à grosses semelles recourbées. Sa figure est plus européenne que celle des femmes. J’oubliais la chose originale de sa personne : c’est une énorme tresse de cheveux noirs, prenant au sommet de la tête tout le reste de la tête étant rasé, et tombant jusqu’aux pieds. Cette tresse qui n’est augmentée de volume que par un petit ruban de soie noire, est large et épaisse comme le bas de mon poignet, n’a pas l’air de le gêner du tout.

Comme sa belle-sœur Ao, il parle aussi un peu le français et l’anglais, il a l’air très gai. Il est monté sur l’estrade, s’est assis à son bureau, a pris son pinceau plume en bambou qu’il tient à poignes mains (sic) et perpendiculairement, puis il a signé trois ou quatre fois son nom qu’il nous a distribué.

Dans le même moment, on nous fait remarquer que derrière nous, à droite, assise près d’une fenêtre, une femme occupée (sic) à coudre du linge : c’est la servante chinoise de ces deux dames. Je devrais dire des trois dames car il y en a une qu’on ne voit pas parce qu’elle est très malade. C’est la seconde femme de Chang-Ataï, celle qui chante et qui pince d’une sorte de mandoline très élégante et très singulière, dont toutes les cordes sont en fil d’archal5. L’instrument est si plat qu’on serait tenté de le croire fait d’une simple petite planchette si l’âme ne résonnait pas sous l’auscultation. Il paraît qu’elle chante en s’accompagnant de cette espèce de guitare et que son mari complète l’accompagnement en frappant avec des baguettes de bois sur une manière de petit tambour en bois garni de gros clous à tête en fer comme ceux des souliers d’Auvergnats.

VISITE AUX CHINOIS QU’ON VOYAIT À BRUXELLES GALERIE ST HUBERT, LE MARDI 30 MARS 1852

JOURNAL DE VOYAGE DE JULIETTE DROUET, CONSERVÉ À LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE. TRANSCRIPTION DE FLORENCE NAUGRETTE.

1 - « Homme qui se fait l’introducteur, le prôneur d’un autre » (Littré).2 - Ancien cosmétique aromatisé.3 - Du pays de Caux.4 - Figurines grotesques de porcelaine.5 - Fil de laiton passé à la filière.

Page 15: LES CHINOISERIES DE VICTOR HUGO

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(…)On nous fit donc remarquer la servante que nous n’avions pas aperçue jusque-là. Nous allâmes à elle pour la voir de plus près. Elle avait les pieds entiers bien faits, pas très grands, et une ravissante petite main modelée et fine comme une antique. Sa figure était évidemment moins pure de type que celles de ses maîtresses, mais par cela même plus agréable pour les yeux habitués aux visages européens. Sa peau beaucoup plus foncée que celle des deux femmes, ses cheveux (les cheveux chinois sont d’un noir particulier qui ne ressemble en rien au noir des cheveux européens) relevés à la chinoise, mais le chignon sans aucun ornement, attaché beaucoup plus bas que celui des dames, donnaient plus de grâce à la tête et en laissaient mieux voir la forme. La bouche un peu grande mais meublée de charmantes petites dents, son nez tout à fait écrasé comme ceux des nègres, elle se laissait voir avec beaucoup de complaisance.

Son costume des plus simples se composait d’un pantalon et d’une tunique en espèce de camelot noir, doublés entièrement d’astrakan blanc, ses souliers à doubles semelles relevées du bout comme ceux du maître. Aucune broderie, aucun ornement, si ce n’est un gros bracelet en jade autour du bras droit et un bracelet d’argent taillé à facettes au bras gauche.

Le jeune cornac nous dit qu’elle est très maline (sic) et très difficile à mener. Je ne sais pas si elle comprend cette apologie de son caractère, mais elle se lève avec précipitation, monte l’estrade et va s’asseoir avec son ouvrage derrière les sièges de ses maîtresses, lesquelles, prises à témoin, répondent : « No, no, pas méante, bon, bon. » On prie la jeune Ao de marcher, ce qu’elle fait très volontiers, bien que la marche soit un exercice des plus difficiles pour ces pauvres Chinoises. Elle descend de l’estrade en vacillant d’un moignon sur l’autre, et parcourt la longueur du petit salon où elles se tiennent en s’arrêtant à l’entrée du second. Dans ce trajet qui peut être de vingt-cinq ou trente pas, elle s’est appuyée deux ou trois fois en chancelant le long des boiseries. Après s’être arrêtée deux ou trois minutes, elle revient prendre place sur l’estrade. Dans cette course si courte, on pouvait se rendre compte de l’exactitude de l’attitude donnée aux figurines de femmes peintes sur les potiches par les artistes chinois. On pouvait se rendre compte aussi de leur taille qui est très petite à en juger par les trois femmes qui étaient là.

(…) Le md6 qui vend la chose est un Anglais que Mr Yvan a connu à Canton quand il a fait partie de l’expédition Lagrenée7. Il prétend que cet Anglais qui faisait le commerce de chinoiseries avec Chang-Ataï, l’ayant un jour engagé à venir avec toute sa famille dans une propriété qu’il possède à quelques lieues de là, l’avait embarqué sans qu’il s’en doutât sur un bâtiment marchand, lequel revenait à Londres. Dans le premier moment, il lui dit que les vents contraires forçaient le navire à dériver de sa marche. Enfin, il lui dit qu’il se voyait forcé de toucher en Angleterre, puis il lui proposa d’utiliser son voyage forcé en Europe en consentant à se montrer ainsi que ses femmes, moyennant 500f par mois, tous frais faits et le retour en Chine payé.

Chang-Ataï, mystifié, avait résisté, dit-on, et menacé l’enleveur d’un procès, puis l’amour de la spéculation, qui est, à ce qu’il paraît, très développé chez les Chinois, l’ayant emporté, il avait consenti à ces exhibitions quotidiennes et nomades pendant trois ans. Il devait ainsi visiter toute l’Europe. Il y avait déjà un an qu’ils étaient ensemble. Ils avaient encore deux ans qu’ils comptaient exploiter ainsi en Angleterre et en Russie.

De l’autre côté de la salle, il y avait différents objets dont l’usage nous fut expliqué par le cornac : d’abord, une pipe à opium en bronze avec tous les accessoires qui sont très nombreux et très variés. La pipe à opium est une petite capsule avec un petit tube très peu long par lequel on aspire l’opium. On introduit l’opium dans cette capsule par un petit trou qu’on dirait fait avec une grosse aiguille, la quantité d’une grosse tête d’épingle. Cela se met avec une sorte d’aiguillette en argent, puis il y a un petit réchaud en bronze sur lequel on allume la pipe dont aspire (sic) toute la vapeur en une seule gorgée. Ceci fait, il y a le nettoyage de la pipe, qui se fait avec des petits ustensiles charmants. Tout cela tient sur un plateau en laque, de moyenne grandeur. Chang-Ataï s’en sert plusieurs fois par jour.

Le jeune homme qui nous expliquait tout cela ouvrit la pipe pour nous faire sentir l’horrible odeur qui sortait du réservoir. Rien de plus fétide et de plus nauséabond que cette odeur. On ne se figure pas qu’il puisse y avoir de goûts assez dépravés pour se plaire à respirer cette infection. Les femmes fument aussi, mais du tabac doux et parfumé du Levant.

(…)Il y avait aussi le rasoir avec lequel la jeune servante rase tous les matins la barbe et les cheveux de son maître jusqu’au sommet de la tête. C’est une sorte d’eustache8 dont la lame a quelque analogie de

forme avec la hache d’un sapeur. Il paraît du reste qu’il est excellent, mais la partie la plus originale de cette exposition, c’était une épée dont le fourreau et la dragonne étaient formés de pièces de monnaie chinoise en cuivre pour conjurer, dit-on, tous les maléfices et tous les dangers. Mon Victor demanda à l’acheter, mais Chang-Ataï ne voulut pas la vendre à aucun prix.

Plus loin il y avait une robe de mandarin en étoffe gros bleu, avec un plastron carré brodé sur la poitrine représentant des dragons, des fleurs, des oiseaux. Il y avait aussi une robe de satin chinois rouge, parsemée de fleurs, de dragons et de bêtes fantastiques. À l’entrée de la porte du salon où se tenaient les Chinois, il y avait à gauche la maquette d’une pagode chinoise avec son dieu dedans. L’architecture de ce petit temple était très jolie, toute peinte et toute dorée.

Nous revenons devant l’estrade. Le cornac nous dit que les deux femmes envient les pieds européens, et que s’il était possible de les leur redresser en une seule opération, qu’elles y consentiraient (sic), mais qu’elles n’auraient pas la persévérance d’un long traitement, et puis de certains scrupules superstitieux les empêcheraient de donner suite aux velléités qu’elles ont de marcher comme les autres femmes. Dans ce moment-là, Ao nous montre avec la main comment les mères replient les pieds des petits enfants : «  Mama coça, mama baté moi, moi mal beaucoup, beaucoup. Mama toujou coça, coça, baté, baté. Oh ! mal ! mal ! » Les mères battent les petits enfants auxquels la douleur arrache des cris, ce qui n’empêche pas les petites filles devenues femmes de suivre le même système et de torturer à leur tour les pauvres petites créatures qu’elles mettent au monde.

(…)Nous sortons tout à fait de l’appartement, nous montons un étage plus haut et nous entrons dans la chambre de ce jeune homme dont le ménage de garçon très peu en ordre atteste qu’il n’était pas préparé à recevoir des visiteurs. Il nous déballa de deux ou trois caisses dont le couvercle seulement avait été levé et nous montra de ravissantes parures chinoises dont les dessins sont faits avec ces applications de plumes si bien collées et si bien vernies qu’on dirait le plus magnifique émail, des bandeaux en soie brodés de diadèmes, des épingles merveilleuses en bijouterie, et des pendeloques en pâte de riz couleur vert tendre, puis des brosses à cheveux et à bandoline, des peignes fins, puis des démêloirs de toutes dimensions et de toutes formes en bois de santal et en ivoire, en ivoire et en bois de santal, peints en couleur et incrustés d’inscriptions chinoises en cuivre. Au milieu du peigne, il y a comme une poignée qui sert à tenir le peigne plus commodément et plus proprement que les nôtres.

(…)Nous redescendîmes et nous renonçâmes à faire nos adieux aux Chinoises. Le cornac prit sa clé et ouvrit l’appartement. Pendant ce temps-là, Mr Yvan avait appris à Mr Hugo le mot ami en chinois, fou hi, et hing hing qui veut dire bonjour, mais il n’y avait plus personne dans le salon. Elles étaient rentrées dans leur chambre. On frappa à leur porte. Chang-Ataï vint nous ouvrir, et aussitôt parut derrière lui sa jeune belle-sœur toujours aimable, toujours gaie, toujours gazouillant en français, en anglais, en chinois quelques gracieusetés à notre adresse.

Chang-Ataï avait ôté son costume de dessus, il n’avait plus que son pantalon de soie couleur feuille morte, ses babouches et sa ceinture rouge sur un petit gilet bleu. Un moment, il mit sur sa tête un chapeau de mandarin pour nous faire juger de l’effet. Ce petit chapeau est tout à fait gracieux et ne se met que dans les cérémonies. Le Chinois prenait plaisir à caresser la petite chienne noire du docteur Yvan, aussi quand Victor lui dit le mot que lui avait appris le docteur, « fou hi », il répéta « fou hi, fou hi » en donnant des petites tapes d’amitié à la petite chienne. Enfin nous prîmes congé d’eux. Ils nous reconduisirent, le chinois et la jeune fille, jusqu’à la porte de sortie. Au moment de les quitter, nous leur dîmes adieu : « Adieu Chang-Ataï, adieu madame Aoo (sic), adieu mademoiselle, lui dit Victor. – Oui, oui, reprit-elle avec une vivacité joyeuse, mademoiselle, pas madame, pas madame. »

(...) Le docteur Yvan prétend que ce sont les premières Chinoises authentiques qui aient pénétré en Europe. Tout ce que racontent les voyageurs qui prétendent en avoir vu dans les îles de la Sonde et dans la Malaisie, est inexact. Outre leur pur dégoût de la locomotion, trop motivé du reste, il y a les lois du pays très sévères pour quiconque ferait sortir une femme du céleste empire. Outre la punition du coupable, le châtiment le plus atroce s’étendrait à toute sa famille jusqu’au dernier degré. La religion en fait un cas de péché mortel irrémissible. Aussi la peur et la superstition rendent toute excursion hors du royaume impossible. A peine si tous les 15 ou 20 ans quelques servantes de la race de ……. à pieds plats, comme celle que nous avons vue, s’aventurent-elles à la suite de quelques colons.

6 - Abréviation pour « marchand ».7 - Ce diplomate (1800-1862) fit signer aux Chinois, en 1844, le traité de Wampoa qui assurait à la France

les avantages obtenus par les Anglais au traité de Nankin (1842).8 - Couteau de poche, à manche de bois.