temps vertical schelling et guillaume

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Françoise Daviet-Taylor L'incarnation du temps dans la chose et le verbe : F.W.J. Schelling et Gustave Guillaume In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 15, fascicule 2, 1993. pp. 125-136. Résumé RÉSUMÉ : A la question « Qu'est-ce que le temps ? », F.W.J. Schelling et Gustave Guillaume ont apporté des réponses qui présentent, par-delà les différences de préoccupation propres au philosophe et au linguiste, une affinité dans l'approche, dont le présent article tente d'éclairer plusieurs aspects. Ainsi les deux penseurs dénient-ils au temps le caractère de « construit », de « produit ». Tous deux considèrent le temps comme une force affirmative, une puissance. Les figures Abstract ABSTRACT : To the question « What is time ? », F.W.J. Schelling and Gustave Guillaume responded in ways that reveal affinities in their approach, beyond the differences characteristic of a philosopher's and a linguist's respective preoccupations. This article seeks to shed light on several of these affinities. The two thinkers viewed time not as a « construct » or a « product », but rather as an affirmative force, as a potentiality. They both rejected the image of a river or a Une, in favor of a vertical figure representing time descending from above and existing only insofar as it comes to be each time. For Schelling, time is thus considered an affirmative force that embodies itself in things. In this respect, Guillaume's linguistic reconstruction of how the time- image is formed during chronogenesis, with its two vectors — verticalization and horizonlalization — parallels Schelling's philosophical analysis. Citer ce document / Cite this document : Daviet-Taylor Françoise. L'incarnation du temps dans la chose et le verbe : F.W.J. Schelling et Gustave Guillaume. In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 15, fascicule 2, 1993. pp. 125-136. doi : 10.3406/hel.1993.2379 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1993_num_15_2_2379

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  • Franoise Daviet-Taylor

    L'incarnation du temps dans la chose et le verbe : F.W.J.Schelling et Gustave GuillaumeIn: Histoire pistmologie Langage. Tome 15, fascicule 2, 1993. pp. 125-136.

    RsumRSUM : A la question Qu'est-ce que le temps ? , F.W.J. Schelling et Gustave Guillaume ont apport des rponses quiprsentent, par-del les diffrences de proccupation propres au philosophe et au linguiste, une affinit dans l'approche, dont leprsent article tente d'clairer plusieurs aspects. Ainsi les deux penseurs dnient-ils au temps le caractre de construit , de produit . Tous deux considrent le temps comme une force affirmative, une puissance. Les figures

    AbstractABSTRACT : To the question What is time ? , F.W.J. Schelling and Gustave Guillaume responded in ways that revealaffinities in their approach, beyond the differences characteristic of a philosopher's and a linguist's respective preoccupations.This article seeks to shed light on several of these affinities. The two thinkers viewed time not as a construct or a product ,but rather as an affirmative force, as a potentiality. They both rejected the image of a river or a Une, in favor of a vertical figurerepresenting time descending from above and existing only insofar as it comes to be each time. For Schelling, time is thusconsidered an affirmative force that embodies itself in things. In this respect, Guillaume's linguistic reconstruction of how the time-image is formed during chronogenesis, with its two vectors verticalization and horizonlalization parallels Schelling'sphilosophical analysis.

    Citer ce document / Cite this document :

    Daviet-Taylor Franoise. L'incarnation du temps dans la chose et le verbe : F.W.J. Schelling et Gustave Guillaume. In: Histoirepistmologie Langage. Tome 15, fascicule 2, 1993. pp. 125-136.

    doi : 10.3406/hel.1993.2379

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1993_num_15_2_2379

  • Histoire pistmologie Langage 15/11 (1993)

    L'INCARNATION DU TEMPS DANS LA CHOSE ET LE VERBE : F.W.J. SCHELLING

    ET GUSTAVE GUILLAUME

    Franoise DAVIET-TAYLOR

    Dans les langues et c'est en elles un contraste fort trange le pragmatique se greffe toujours sur des discriminations de caractre profond et subtil ayant un je ne sais quoi de mtaphysique. '

    ABSTRACT : To the question What is time ? , F.W.J. Schelling and Gustave Guillaume responded in ways that reveal affinities in their approach, beyond the differences characteristic of a philosopher's and a linguist's respective preoccupations. This article seeks to shed light on several of these affinities. The two thinkers viewed time not as a construct or a product , but rather as an affirmative force, as a potentiality. They both rejected the image of a river or a Une, in favor of a vertical figure representing time descending from above and existing only insofar as it comes to be each time. For Schelling, time is thus considered an affirmative force that embodies itself in things. In this respect, Guillaume's linguistic reconstruction of how the time-image is formed during chronogenesis, with its two vectors verticalization and horizonlalization parallels Schelling's philosophical analysis.

    RSUM : A la question Qu'est-ce que le temps ? , F.W.J. Schelling et Gustave Guillaume ont apport des rponses qui prsentent, par-del les diffrences de proccupation propres au philosophe et au linguiste, une affinit dans l'approche, dont le prsent article tente d'clairer plusieurs aspects. Ainsi les deux penseurs dnient-ils au temps le caractre de construit , de produit . Tous deux considrent le temps comme une force affirmative, une puissance. Les figures

    1. Guillaume 1990 : 317.

  • 126 Franoise Daviet-Taylor

    du fleuve ou de la ligne sont rejetes au profit d'une figure verticale d'un temps venant d'en haut et n'existant que dans la mesure o il advient chaque fois. C'est le temps comme force affirmative qui s'incarne dans les choses, pour Se helling. La reconstitution guillaumienne de la formation de l'image-temps au cours de la chronognse, avec ses deux vecteurs, la verticalisation et l'horizontalisation, apparat doubler d'une analyse linguistique les considrations schellingiennes.

    Aristote a permis la philosophie de sortir des paradoxes de Zenon comment passe-t-on du fini l'infini ? en montrant qu'ils reposent sur l'indiffrenciation de la puissance et de l'acte, du potentiel et du rel. F.W.J. Schelling (1775-1854) en philosophie et Gustave Guillaume (1883-1960) en linguistique appliquent cette leon quand ils abordent la problmatique du temps et l'nigme que posent les rapports du fini et de l'infini. La notion spinozienne d' infini clos est ici dterminante, qui parcourt de part en part les aphorismes schellingiens 2, tel celui-ci :

    Non l'absence de forme, mais ce qui dans soi-mme est limit, ce qui par soi est clos et parfait, voil l'infini vritable. Cet accomplissement interne de l'infini, imprim dans le plus grand comme dans le plus petit, produit dans le singulier un type de contemplation et dans le tout un systme de connaissances {OM, 26, aphorisme 17).

    C'est cet accomplissement interne de l'infini dans le singulier qu'est le verbe que nous convoquons dans cet article pour essayer de repenser ce qui se nomme aspect , mode et temps 3.

    1. Le temps vertical

    Scheiling comme Guillaume s'intresse la gense du temps et sa ralisation. Si les proccupations du philosophe diffrent de celles du linguiste, les deux penseurs se rejoignent sur le caractre cintique et vertical qu'ils attribuent au mode de ralisation de ce temps, qu'on peut ds maintenant qualifier d' effectif : celui qui s'incarne effectivement dans une chose ou dans un procs dcrit par un verbe. En effet, la

    2. Schelling, uvres mtaphysiques, 1980 : 98, note a. (Ci-aprs : OM.) Les aphorismes numrots en chiffres arabes sont tirs de Aphorismes pour introduire la philosophie de la nature (Aphorismen zur Einleitung in die Naturphilosophie), 1805 ; ceux numrots en chiffres romains sont tirs de Aphorismes sur la philosophie de la nature (Aphorismen ber die Naturphilosophie), 1806.

    3. Maldiney (197S) a ouvert le chemin de cette comparaison entre Schelling et Guillaume.

  • L'incarnation du temps 127

    phnomnologie schellingienne de la naissance et de l'incarnation du temps dans les choses incarnation fonde sur une rupture d'quilibre entre les deux forces de l'infini et du fini s'inscrit dans la dimension verticale, de mme que la gense de l' image-temps telle que Guillaume la dcrit dans sa thorie de la chronognse .

    2. La problmatique de l'origine du temps

    Pour situer cette incarnation ou gense verticale dans leur cadre thorique respectif, rappelons la position du philosophe et celle du linguiste.

    Selon Schelling, le temps, l'origine, est cel dans cet abme sans fond qu'est l'ternit. Pour qu'il puisse s'en dgager, s'extrioriser, se dployer et devenir le temps effectif, il est ncessaire que les principes qui, dans l'temel coexistaient ou taient simultans en tant que puissances de l'tre, ressortent en tant que priodes *.

    Dans l'temel en effet, du fait du haut degr d'indiffrenciation (AM, 142) des forces coexistant dans celui-ci, le temps est sans commencement ; il ne peut devenir extrieur . Ce n'est que dans l'existence actuelle que le temps, venu de l'ternit, donn ternellement par elle, peut tre exprim, manifest, dploy.

    Le temps est ainsi cela mme qui permet le passage de l'ternit l'acte de ralisation, sans que l'ternit soit jamais entame par ce dversement continuel. Le temps nat du dbordement de la substance, jamais infinie ; il nat du contact de ce flux puissanciel avec le plan du rel, o il s'incarne dans les choses : le temps est temps interne 5.

    En termes guillaumiens, ce n'est qu'aux stades avancs, tardifs, de la chronognse aux abords du plan du rel, de l'indicatif que le temps se dploie vritablement.

    Mais dans le temps produit , effectif , l'ternit reste nanmoins visible. Elle y apparat, s'y dvoile, ds lors que sont adopts l'angle de vision, la considration, appropris :

    L'affirmant considr dans l'abstraction de l'a f firme ou en opposition lui est le principe du temps. Mais si Ton considre non l'opposition, mais l'unit ou la copule dans l'opposition, alors on reconnat l'ternit dans la chose (OM, 96, aphorisme CVIII).

    4. Schelling, Les ges du monde, 1988 : 141. (Ci-aprs : AM.) 5. OM, 212. Sur le rapport de la substance la chose, cf. 84-92.

  • 128 Franoise Daviet-Taylor

    Cette formulation, et la pense qui lui est sous-jacente, sont capitales. Pour Schelling, mme dans un tre fini, le principe d' infinitude se trouve l'uvre : Toute vraie considration, mme d'un tant singulier, est intuition d'une infinit actuelle (OM, 39, aphorisme 81). L'infinit est immanente au fini, lui est consubstantielle :

    Non seulement dans le tout des choses, mais en toute chose, l'unit, l'infinit et l'indiffrence des deux ne sont qu'une seule et mme indcomposable ralit (OM, 57, aphorisme 194).

    On voit dans quel rapport dialectique ces trois principes se trouvent pris et comment l'infini et le fini ont mme origine et mme statut. Ce qui intresse la rflexion linguistique, c'est le souci schellingien de considrer l'infini et le fini en mme temps, corrlativement, ce qui implique que, dans la considration unilatrale de Tun des ples, l'autre ne soit jamais perdu de vue, qu'il n'en doive pas moins figurer en filigrane, en creux, dans l'analyse.

    Pour Guillaume, l'origine du flux du temps en lui-mme n'est pas problmatise. L'existence en soi du temps n'est conue que comme condition ncessaire l'acte de penser. Le temps est d'abord un a priori, car le linguiste s'aperoit que sans temps il n'y a pas de pense possible. C'est le temps opratif trs court, mais non pas infiniment court, et par consquent rel (1929 : 8) partir duquel Guillaume construit l'architectonique du temps, en tudiant comment l'homme et la langue se reprsentent le temps. Il s'attache alors dcrire la construction (par la pense) de l'image du temps au cours de la chronognse, et reprer l'ordre (longitudinal) d'apparition et le lieu des visions du temps construit (1929 : 103), ces visions que sont les diffrentes positions temporelles du pass, du prsent et du futur et qui sont distribues horizontalement sur chaque chronothse. (Une chronothse est une image plane du temps procure par coupe interceptive lors de la chronognse verticale ; elle offre chaque fois un mode, la chronognse n'tant rien d'autre qu'une gense modale (1929 : 103).)

  • L'incarnation du temps 129

    3. L'incarnation du temps vivant schellingien et le temps opratif de Guillaume

    En aval de la problmatique de l'origine, une correspondance se dessine entre le processus d'incarnation d'un temps vertical chez Schelling (le seul temps vivant , le seul vrai temps) et le cintisme responsable de la chronognse guillau mienne, le temps opratif6. A l'image de l'incarnation d'un temps vertical dans les choses ainsi qu'au principe qui sous-tend cette image, celui du jeu de forces de l'infini et du fini qui fonde la philosophie de l'identit de Schelling rpond chez Guillaume l'image gomtrale de la chronognse qui met en jeu les deux mouvements cintiques de la vertical isation et de l'horizontalisation. Cette construction, Guillaume l'labore dans un cadre prcis, l'intrieur des limites de la figure que dcrit la ligne magistrale ou d'opration des profils en travers 7, figure qui peut tenir dans celle, plus simple, de l'entonnoir.

    L'image de l'entonnoir surgit en effet quand Guillaume parle de verser le grand, le trs grand, dans le petit, le trs petit et qu'il parle de l'coulement du temps en ces termes : C'est cet coulement du grand dans le petit que reprsente, au fond de la pense, le temps (1990 : 4). Cette image du versement (vertical), uniquement possible sous la forme particulire et par coulement , nat selon Guillaume d'une incapacit de la pense humaine, qui ne peut se reprsenter une opposition de grandeur que spatialement, car l'esprit humain n'a que l'exprience du temps, non pas la reprsentation (1990 : 47). L'image se parfait quand Guillaume dcrit la chronognse comme un simple trcissement progressif de la largeur initiale du prsent et du parfait (1945 : 52).

    On peut dire que la chronognse fait voir l'architecture qui sous-tend l'incarnation du temps dans ses phases successives, un peu comme les paysages de Czanne reclent une architecture interne de la nature.

    6. Maldiney (197S : 40) crit : < Schelling retrouve l'axe longitudinal de la chronognse .

    7. Guillaume 1945 : 19. Le terme d'architectonique parat pour la premire fois dans un ouvrage intitul Anlage zur Archileclonic, paru en 1771 et dans lequel J.H. Lambert expose sa doctrine de l'tre (Heidegger, 1977 : 73).

  • 130 Franoise Daviet-Taylor

    4. Le temps abstrait ou le temps calcul

    II est un autre temps qui n'a, selon Schelling, aucune ralit ; c'est un pur abstractum , un simulacre du temps, un ens imaginarium (OM, 44). En effet, ce temps n'existe selon lui que dans la relation , dans la mise en rapport d'un temps interne avec un autre temps interne, c'est--dire par comparaison :

    Mais comme toute chose singulire a d'autres choses devant soi et hors de soi, son temps peut par suite tre compar avec le temps d'autres choses, puisqu'elle n'a bel et bien qu'un temps propre subjectif. Ainsi prend naissance V abstraclum temps savoir par comparaison seulement, par mesure, mais en soi il n'y a aucun temps *.

    Ce temps-l, c'est celui qui apparat dans les plans-coupes horizontaux de Guillaume, c'est--dire lors de chaque chronognse, sous la forme de positions temporelles. La valeur de chacune de ces positions dpend de son appartenance telle coupe interceptive, prcoce ou tardive en chronognse, et de sa place l'intrieur de ce plan- coupe. Chaque position est calcule elle n'est pas un donn ; elle est construite par le sujet pensant partir du prsent perptuel de la pense, le seul temps vivant. P. Laurendeau (1990) a mis en lumire l'importance du je pensant dans l'pistmologie linguistique de Guillaume. Ainsi, l'approche schellingienne se fait du ct de la matire, tandis que Guillaume part du sujet pensant.

    5. La gense du verbe par le temps

    L'approfondissement du rapport entre ce qui est puissance (le virtuel) et ce qui est acte (le rel actualis) conduit Schelling et Guillaume formuler des considrations trangement jumelles. C'est ainsi que Schelling conoit l'affirmation (le concept) comme en avance sur l'tre9 et Guillaume le nom comme en avance sur le verbe . La chronognse se rvle tre aussi une matrice verbale.

    En effet, si la chronognse, grce ses plans successifs les plans modaux des chronothses, qui vont des modes nominaux du verbe

    8. OM, 212. Cf. aussi les aphorismes 111, 1 12, 136 et 140, respectivement pp. 44, 47, 49 (avec la note p. 339). R.W. Langacker (1987) distingue trois types d'activits dans l'activit comparatrice : la slection, l'abstraction et le rapport.

    9. OM, 33, aphorisme 58 : L'affirmatif (le concept) est toujours plus grand que l'affirm (la chose) . Cf. aussi OM, 41-42 et Maldiney (1975 : 39).

  • L'incarnation du temps 131

    aux modes rels fait voir la formation de l' image-temps dans la pense, elle rend compte galement, d'une manire concomitante, de la gense mme du verbe, ce mouvement par lequel l'esprit s'vade du nom pour pntrer de plus en plus dans le plan du verbe . Guillaume crit encore : La chronognse fait le verbe partir du nom. Tout au dbut de la chronognse, le verbe est peine un verbe (1945 : 40).

    Pour Guillaume, c'est donc le temps opratif qui fait le verbe. L'expression de la personne vient parfaire cette gense : car le verbe n'acquiert sa pleine nature qu' avec le mode subjonctif [qui succde aux modes nominaux, moins prcoces], premier incorporer dans le verbe l'expression de la personne (1945 : 41 ; cf. 29).

    L'analyse linguistique de la mise en formes du temps dans le verbe (et dans la langue en gnral) doit prendre ainsi en compte, selon Guillaume, toutes les tapes du parcours dynamique au cours duquel la pense se saisit elle-mme. C'est aussi le point de vue de la productivit que Schelling adopte quand il aborde l'analyse philosophique du temps.

    6. Le temps comme substance

    Pour Schelling, comme le remarque J.-F. Marquet (1973 : 90), philosopher , c'est prendre sur [le fini] le point de vue de la productivit (et non celui du produit) et par consquent le construire . De mme que la figure de la ligne est impropre aux yeux de Guillaume pour penser le temps (parce qu'elle ne procure qu'une image trop parfaite du temps et qu'elle est incapable de faire voir du temps qui se construit (1929 : 8)), de mme Schelling expose en quoi la figure du fleuve est ambigu et trompeuse : elle renvoie en effet quelque chose ( le fleuve ) qui existe, prexiste mme, au flux du temps. Or, et ceci est fondamental chez Schelling, le temps n'existe que dans la mesure o il s'actualise, o il s'informe {sich ein-bildet) dans les choses : la vritable vitalit du temps ne peut ... apparatre que dans le prsent (OM, 1 10, aphorisme CCXIX).

    Schelling remet ainsi en cause la conception d'un (unique) temps existant par lui-mme, rceptacle infini dans lequel seraient les choses. Il anticipe par l sur la thorie de la relativit l0.

    10. Selon J. Hewson (1972), il existe une parent entre la pense de Guillaume et celle de Einstein : Perhaps the most important feature of |Guillaume's| basic view is his grasp of the Einsteinian notion of time which underlines his attempts to describe

  • 132 Franoise Daviet-Taylor

    Le temps n'existe donc pas comme succession de parties discrtes qui seraient dj actualises et seraient du temps extrieur :

    Ce n'est pas en recourant une succession de parties discrtes d'un seul temps, mais bien par cela seul que le temps est chaque instant le temps tout entier, et que le temps tout entier suit toujours le temps tout entier, qu'il est possible de comprendre cette continuit sans heurts que l'on a cherch exprimer par l'image d'un fleuve temporel ".

    Maldiney (1975 : 41) a cette claire formulation :

    Ce qu'on appelle l'infinit du temps n'est que la transposition abusive, dans l'lment du permanent, de la perptuit du temps. Et la perptuit du temps est une avec le jaillissement du prsent.

    Ceci qualifie ce que Schelling appelle l'infinit empirique (OM, 47 et 98, aphorismes 133 et CXXVIII), ce constant prsent de la position infinie (OM, 49, aphorisme 140).

    Le temps est pens comme une substance en train de se produire, qui se produit chaque fois. On peut penser la manire dont une prcipitation mtorologique ou un clair ont lieu. Ces phnomnes n'existent que le temps que dure leur manifestation : avant, ils n'existent pas ; aprs, non plus 12.

    Le temps est ainsi pour Schelling le temps tout entier chaque fois qu'il s'incarne dans une chose. C'est pourquoi il lui reconnat une totale subjectivit : tout temps est subjectif, c'est--dire un temps interne que toute chose a dans soi-mme, et non en dehors de soi (OMy 212). L'universelle subjectivit que Schelling reconnat au temps le conduit nuancer la conception kantienne du temps :

    linguistic features as functional elements of experience belonging to the parameter of time .

    11. AM, 144. Cf. aussi OM, 98, aphorisme CXXVIII : Est infini en acte ce qui est infini en vertu de l'essence ou de la position ; distincte d'elle est l'infinit imagine ou empirique, qui repose sur le simple amoncellement de fintes abstraites . Et aphorisme CXXIX : Rien ne peut devenir infini sans tre infini par essence mme par addition sans fin .

    12. C. Sigwart (1888 ainsi que 1924 : 76-84) tire judicieusement les conclusions de cet tat de fait dans son analyse des propositions du type es blitzt ( il y a des clairs ) : il serait vain d'y chercher un quelconque sujet , un quelconque tant prexistant l'acte prdicalif. Ce type de proposition nomme une substance en train de se produire, sans qu'il soit possible de distinguer d'un ct un sujet, de l'autre un prdicat. Cf. Daviet (1989).

  • L'incarnation du temps 1 33

    On peut bien dire [comme Kant] que [le temps abstrait] est un simple mode de notre reprsentation, condition de prciser qu'il s'agit, non d'un mode ncessaire et inn, mais d'un mode contingent et acquis (AM, 142-143).

    7. Le temps fini, principe affirmant dans la chose

    Le temps n'existe que comme force affirmante. C'est la disparit , la diffrenciation des forces de l'infini et de l'unit dans un tre fini, qui est cause immdiate de l'apparition d'un principe qui affirme ( principe affirmant ) et d'un principe qui est affirm. Le principe affirmant dans les choses, c'est le temps. Ds que l'on considre la substance, le principe affirmant l'uvre dans la chose, on obtient le temps, qui est la premire dimension de la chose13. (L'espace nat en revanche quand on considre la chose, l'affirm, en faisant abstraction du principe affirmant, c'est--dire quand on se place du point de vue qui fait abstraction de l'essence. L'espace est la deuxime dimension de la chose.)

    Ainsi, le temps fini nat de la rencontre d'une diffusion continue et infinie et d'un particulier (d'une chose), et l'infini apparat dans ce particulier comme l'affirm de l'unit relative u que reprsente ce particulier. De cette rencontre d'une diffusion infinie et d'une rsistance ponctuelle va surgir la ralit tournoyante (Marquet, 1973 : 96) du fini, le tourbillon form autour de cet obstacle s'y dposant en produits toujours recommencs :

    Qu'on s'imagine un fleuve, lequel est pure identit ; l o il rencontre une rsistance, il se forme un tourbillon, qui n'est rien de fixe, mais quelque chose qui chaque instant disparat, chaque instant ressuscite (Schelling cit dans Marquet, 1973 : 95).

    13. OM, 96-97, aphorismes CVIII, CIX, CXV ( Le temps pos dans l'espace ou l'affirmant inform dans l'affirm, tel est le premier lien dans les choses, leur premire dimension ). Schelling est le premier avoir parl des dimensions du temps : l'organicit du temps et de ses trois grandes dimensions, que nous distinguons sous le nom de Pass, de Prsent et d'Avenir (AM, 55).

    14. Il existe cependant une diffrence entre l' identit divine (ou absolue) et l' identit simplement finie . Ce qui spare la premire de la seconde, c'est que dans celle-l < ne sont point lis des opposs [le fini et l'infini] qui auraient besoin de liaison, mais des opposs qui, pris chacun pour soi, pourraient tre, et cependant ne sont pas sans l'autre (OM, 52, aphorisme 162) ; tandis que l'identit simplement finie repose prcisment sur la liaison des deux opposs. Cf. aussi OM, 53, aphorismes 166 et 167.

  • 134 Franoise Daviet-Taylor

    Ce temps-substance qui s'affirme au cur des choses, c'est la face puissancielle du temps (le temps en germe) qui, dans le verbe, s'incarne sous l'espce du temps impliqu de Guillaume ce temps pli, repli dans le programme signifi par le verbe et que le mot devenu verbe emporte avec soi. Les Stociens avaient dj install ce temps impliqu au centre de leur analyse du verbe. (La classification stocienne des formes verbales grecques repose en effet sur cette distinction de tension de dure et non de temps au sens grammatical ultrieur du terme.) Ce temps impliqu, cette tension interne qui procure tout infinitif cette impression de mobilit progressive (Guillaume, 1929 : 16), ouvre chaque fois un espace temporel potentiel dans les limites duquel un processus vis par une forme verbale pourra tre dit selon que le temps impliqu qui correspond la catgorie du mode d'action se dploiera de telle ou telle manire, complte ou incomplte, singulire ou plurielle, relle ou non-relle, un instant contemporain ou non de l'acte de parole. Cette substance temporelle brute qui est ainsi donne par et dans le verbe peut ds lors tre traite en fonction des diverses relations qu'elle va nouer avec le monde. Les catgories grammaticales sont l pour prendre en charge l'expression de ces modalits.

    En rsum, les forces de l'infini et du fini qui coexistent au cur des choses et qui en assurent chaque fois l'unit sont la rponse schellingienne au problme que pose l'nigme du temps. Il rsout aussi bien le problme de l'origine que celui du lieu o se manifeste le temps n de l'ternit, du temps sans commencement et indique o le temps est saisir : au cur des choses. Cette approche philosophique trouve un cho dans l'interprtation guillaumienne de la gense du temps verbal. Ce temps, c'est la tension de dure, ce temps des origines, qui fait natre le verbe lui-mme, grce au temps opratif. Une fois celui-ci n , il cristallise dans une forme finie qui constitue une unit dans laquelle se condensent des forces antagonistes. Le verbe pouvant lui seul constituer une proposition, sont convoques ds lors dans ce lieu qu'on pourrait qualifier de lieu de langue totale , en transposant le concept de fait d'histoire totale forg par les historiens de l'Ecole des Annales toutes les oppositions qui parcourent la langue.

    De cette prsentation en parallle de la conception schellingienne et guillaumienne du temps, nous retiendrons :

  • L'incarnation du temps 135

    1) que c'est le verbe qui fournit le temps la matire brute et avec celui-ci un mode de reprsentation contingent et acquis , reflt par telle morphologie verbale de telle langue donne ;

    2) que, dans le verbe, comme dans la chose de Schelling, plusieurs temps coexistent et qu'il s'agit de rendre compte de cette coexistence d'un point de vue tant gntique que dialectique. Chaque principe l'uvre l'intrieur de la chose ou du verbe est considrer par rapport son ple oppos. Aspect, mode et temps doivent tre rtudis la lumire des considrations rapportes, c'est--dire de l'unit qu'ils ralisent chaque fois dans le verbe.

    RFRENCES

    Daviet, F. (1989). A propos de la construction impersonnelle en allemand et de son parfait , in E. Faucher, F. Hartweg et J. Janitza (eds), Sens et tre, mlanges en l'honneur de Jean-Marie Zemb, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 49-59.

    Guillaume, G. ([1929], 1970). Temps et verbe, thorie des aspects, des modes et des temps, Paris, Champion.

    Guillaume, G. ((1945], 1970). L'architectonique du temps dans les langues classiques, in Temps et verbe, Paris, Champion.

    Guillaume, G. (1990). Leons de linguistique de Gustave Guillaume, 1943-1944, srie A, t. 10, Qubec, Presses de l'Universit Laval / Lille, Presses universitaires de Lille.

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  • 136 Franoise Daviet-Taylor

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    Reu Septembre 1993 Universit d'Angers Adresse de l 'auteur : 9 rue Louis-Gain 49100 Angers (France)

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    Plan1. Le temps vertical2. La problmatique de l'origine du temps3. L'incarnation du temps vivant schellingien et le temps opratif de Guillaume4. Le temps abstrait ou le temps calcul5. La gense du verbe par le temps6. Le temps comme substance7. Le temps fini, principe affirmant dans la choseRfrences