strategie decisions incertitude actes conference fnege xerfi
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L'ampleur des mutations est telle que notre seule certitude est
désormais d'avoir à faire face à l'incertitude : mutations
technologiques accélérées, bouleversements des usages et des
comportements des consommateurs, irruption de business models
de rupture qui bousculent des positions que l'on croyait solides, voire
des secteurs entiers. Tout cela s'inscrit dans une déstabilisation
permanente de l'environnement des entreprises.
Il est impératif de penser la stratégie autrement : les vieux modèles
d'analyse ne fonctionnent plus. Dans un monde marqué par
l'instabilité, il faut bien prendre des décisions face à l'évolution d'un
environnement concurrentiel toujours plus difficile à décrypter. Les
dirigeants doivent être en mesure d'élaborer et d'énoncer des
stratégies pour organiser l'action et mobiliser leurs équipes.
L'incertitude doit donc être intégrée à la réflexion stratégique.
C'est pour apporter des éléments de réponse à ce contexte paradoxal
et stimuler la réflexion des décideurs et dirigeants d'entreprises,
que les organisateurs de ce colloque ont mobilisé des chercheurs et
des enseignants multidisciplinaires, parmi les meilleurs, qui se sont
tous confrontés aux problèmes concrets du " terrain ". Une question
traverse toutes les interventions : quelle expérience, quelle réflexion
nous donnent des outils efficaces pour affronter l'incertitude ?

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Organisateurs et partenaires
La FNEGE, Fondation Nationale pour l'Enseignement de la Gestion des
Entreprises, a pour mission de développer en France l'excellence de
l'enseignement supérieur de gestion et de favoriser le développement de la
recherche en sciences de gestion. La FNEGE est un lieu d'échanges privilégié
entre les Universités, les Instituts d'Administration des Entreprises (IAE), les
Ecoles de Management et les entreprises. Le Conseil d'Administration de la
FNEGE est paritaire, composé de représentants des pouvoirs publics et
d'entreprises.
Plus d'informations sur www.fnege.org
2 Avenue Hoche – 75008 Paris
Groupe Xerfi et Precepta : le groupe Xerfi est aujourd'hui le premier groupe
d'analyses économiques privé en France et le leader des études sectorielles.
Precepta est le département d'études stratégiques du groupe Xerfi. Pour
éclairer le changement et les stratégies innovantes, Precepta décrypte les
inflexions de la concurrence et des business models sectoriels. Xerfi Canal
diffuse chaque jour sur internet des émissions économiques et stratégiques
destinées aux décideurs d'entreprises.
Plus d'informations sur http://www.xerfi.com et www.xerficanal.com
13-15 rue de Calais – 75009 Paris
L'encyclopédie de la stratégie : Rédigée par les meilleurs chercheurs en
gestion, cette Encyclopédie présente un état complet de la connaissance dans
le champ de la stratégie des organisations. Encyclopédie au sens traditionnel du
terme, elle participe d'une ouverture à des questionnements nouveaux,
rarement ou insuffisamment traités dans les manuels.. Elle propose ainsi une
riche partition à laquelle chacune de ses 81 entrées et ses 120 auteurs
apportent le concours de leur expertise spécifique.

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Introduction à la matinée FNEGE Xerfi ...................................................................... 7
Michel Bon, Président de la FNEGE
Du vide au déni : l’incertitude en économie et en stratégie
L’entrepreneur, de l’incertitude à la décision ...................................................... 9
Laurent Faibis, Président de Xerfi, chef d'entreprise et économiste
Les incertitudes des sciences économiques face aux mutations
économiques ............................................................................................................................... 14
Olivier Passet, Directeur des synthèses, Groupe Xerfi
Le vide stratégique et l’incertitude vitale.............................................................. 18
Philippe Baumard, Professeur au CNAM
Faire face à l’incertitude : s’y préparer pour l’affronter
L’efficacité dans l’incertitude ......................................................................................... 22
Général Vincent Desportes, Professeur associé à Sciences Po Paris
Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser ..................................................... 26
Alain-Charles Martinet, Professeur émérite, Université de Lyon
Et si la culture stratégique des élites françaises était le problème ?
Apprendre et oser ................................................................................................................... 31
Bernard Ramanantsoa, ancien Directeur Général, Groupe HEC Paris
Le hip-hop management : la stratégie du nouveau monde ..................... 34
Jean-Philippe Denis, Rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion

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Business models de rupture : un exemple sectoriel
Les médias dans le chaos stratégique ...................................................................... 39
Julien Pillot, Directeur d’études Precepta (groupe Xerfi)
Peut-on manager l’incertitude ?
Que nous disent les sciences de gestion Act and See : La stratégie chemin faisant .............................................................. 45
Thierry Burger-Helmchem, Professeur, Université de Strasbourg
Prospérer dans l’imprévu .................................................................................................. 49
Frédéric Fréry, Professeur de stratégie à ESCP-Europe
CONCLUSION
La création du futur dans l’incertitude ou la barbarie ................................. 54
Franck Tannery, Président, Ausar Energy
Stratégie d’entreprise et incertitude : la « nouvelle donne » pour
l’enseignement du Management ................................................................................. 58
Pierre-Louis Dubois, Délégué général de la FNEGE

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Introduction à la matinée
FNEGE Xerfi Par Michel Bon, Président de la FNEGE
Tout de suite après vous avoir parlé je partirai
pour Annecy pour un enterrement. La voilà, la
première des incertitudes : nous ne savons ni
le jour ni l’heure. Et, si les facilités de la vie
sont là pour voiler cette fatale incertitude,
l’incertitude au quotidien est bien dans nos
vies, depuis l’intrusion de l’horreur à la
terrasse d’un café jusqu’à ces jeux de hasard
dont nous sommes des consommateurs massifs.
Si elle est dans nos vies, l’incertitude est donc, inévitablement, et
parallèlement, au cœur des entreprises. Comme tout s’accélère sous la férule
des innovations, l’incertitude grandit et semble parfois rendre vaine tout
certitude. Que faire face à cet avenir toujours plus obscur ? Eh bien,
simplement, se retourner vers ceux dont le métier est justement de l’éclairer,
par leur réflexion et leur recherche. C’est-à-dire les académiques, et même,
plus précisément ceux qui enseignent la gestion des entreprises. L’incertitude
ne peut donc que rapprocher pour une réflexion commune le monde de
l’entreprise et le monde académique. Et il était naturel que la FNEGE et Xerfi
organise cette matinée car tous deux, dans des domaines différents, ont
l’ambition, la mission même, de relier ces deux mondes.

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L’entrepreneur, de l’incertitude
à la décision Par Laurent Faibis, Président de Xerfi
Permettez-moi d’introduire cette conférence,
qui veut rapprocher la réflexion académique et
le monde des entreprises, par l’évocation
d’une expérience personnelle de 30 années en
tant qu’entrepreneur, fondateur et
développeur de plusieurs PME (à l’époque on
ne parlait pas encore de start-upper, mais plutôt de « petit patron » et cela
voulait tout dire). Mais j’ai aussi, par appétence, une longue expérience que je
qualifierais de metteur en scène des modèles d’analyse économiques et
stratégiques pour produire des études sectorielles destinées aux entreprises.
L’incertitude, j’ai du composer avec, pour le meilleur et pour le pire. J’en ai
retenu que l’incertitude est source de risques et d’échecs, mais aussi un
fantastique gisement d’opportunités. Comme entrepreneur j’ai connu l’échec
jusqu’au dépôt de bilan pour ne pas avoir vu venir la crise de 1991. Certes, je
ne l’ai pas vu davantage venir que les meilleurs économistes. J’en ai retenu la
leçon qu’un entrepreneur doit s’être préparé à tout moment à la catastrophe.
Financièrement et psychologiquement.
Mon expérience n’a bien entendu strictement rien d’exceptionnel. Il faut lire
les mémoires de crise de Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed, raconter
au jour le jour le déferlement de la crise des subprimes, les trous noirs
d’information et de statistiques, les infotoxications, les désarrois, l’avidité des
uns, les lâchetés des autres. Mais aussi, toujours, l’impératif de prendre des
décisions dans des situations où le calcul rationnel si cher aux économistes est

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techniquement impossible. Situation étonnante pour un économiste
universitaire de premier plan confronté à la tourmente de la finance mondiale.
Mais, je l’ai dit, l’incertitude c’est aussi la porte ouverte aux opportunités, c’est
savoir regarder là où les autres ne voient rien. En créant Xerfi en 1993, en
pleine crise économique, j’ai connu les démons du start-upper. A la recherche
de capitaux, j’ai du faire face aux experts qui s’ingénient à vous démontrer que
« cela n’a aucune chance de marcher», et qui vous en apportent doctement la
démonstration rigoureuse. J’ai mieux compris le rôle de l’intuition, de
l’imagination, des convictions, des transgressions, de la détermination, de
l’acharnement, mais aussi de l’improvisation. Que l’on est loin du business plan
et de la planification stratégique !
Alors bien sûr, il me faut bien reconnaitre qu’une certaine capacité à bricoler, je
dirais même à bidouiller avec les boites à outils techniques et théoriques m’ont
été indispensables dans la mise en œuvre des décisions. Les cursus élitistes ne
sont pas sans intérêt pour apprendre le pilotage d’entreprise. Mais, attention,
les codes de l’excellence trop bien assimilés vous enferment dans les mondes
anciens et les certitudes obsolètes.
Il faut aller regarder du côté des grands improvisateurs de Jazz, chercher la
suite d’accords improbable, torturer l’harmonie et la tonalité, déséquilibrer le
tempo jusqu’à la perte d’équilibre, et faire de la fausse note la voie royale vers
l’invention. Tout l’art des grands jazzmen, c’est de mettre la technicité au
service de l’improvisation.
J’en ai connu en effet des tournants stratégiques où jouer la fausse note s’est
avéré la meilleure solution. Ainsi, quel business model choisir face à Internet ?
La réponse des experts des grands cabinets de conseil et des banques d’affaires
était quasi unanime au tournant des années 2000 : avec Internet s’ouvre l’ère

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de la gratuité, financée par la publicité. Alors oui, c’est ce qui a marché pour
Google, Facebook et quelques autres de moindre envergure.
Mais la plupart de ceux qui ont suivi ces conseils, j’allais dire ces dogmes, ne
sont plus là pour en parler. Une partie des médias a ainsi été balayée par cette
impasse stratégique. Quand les leaders d’opinion vous martèlent qu’avec
internet c’est gratuit, vous décidez quoi dans ces moments-là ? Comment
expliquer qu’une petite voix vous dicte, à contre-courant, que c’est payant
d’être payant.
Allez ! Permettez-moi encore une anecdote. Lors d’une discussion informelle,
mon directeur informatique me parle de l’intérêt de faire passer la vidéo par
internet. Nous étions en 2008. Je décide de créer ce qui deviendra plus tard
Xerfi Canal. Je n’avais pas grande idée de la vidéo, ni du business model à
mettre en place. Juste quelques convictions sur les limites des médias de masse
qui doivent composer avec la qualité pour élargir l’audience, et l’intime
conviction qu’il fallait y aller. J’ai donc avancé d’erreur en erreur, à tâtons,
chemin faisant, avec la conviction que c’est dans les niches brumeuses et
incertaines que s’écrit le futur.
Je ne vous dirai rien d’original en soulignant que par les temps qui courent les
remises en cause n’ont jamais été aussi violentes, le brouillard de l’incertitude
aussi dense. Alors, il n’y pas d’autre solution que de faire de l’incertitude une
alliée. Quelle technologie faut-il adopter ? Combien faut-il investir ? Quel
pourcentage du chiffre d’affaires miser ? Dans ce monde en accélération,
aucun outil rationnel ne me donnera jamais la réponse. La seule chose que je
sais, c’est qu’il faut y aller, et que 100% de ceux qui réussiront auront tenté le
coup, tout en mesurant le risque et donc préparé la position de repli en cas
d’échec.

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La seule assurance contre l’incertitude, cela s’appelle les fonds propres et le
cash mobilisable. La question des réserves opérationnelles, qui est une
préoccupation essentielle des militaires, devrait également interpeler les
stratèges d’entreprise. Il est vrai que l’abondance de liquidités, les taux zéro et
les effets de levier ont fait basculer nombre d’entreprises dans un autre
monde, un monde de bulles encore plus incertain.
J’ai évoqué des évolutions technologiques fulgurantes, mais je pourrais parler
aussi longuement de la révolution des usages, de l’économie collaborative.
Nous sommes tous confrontés aux plateformes, aux effets réseau, à
l’accélération du temps, à la menace d’uberisation, aux bouleversements des
attentes du client final, à la révolution des business models.
Pour la PME comme pour la grande entreprise, les avantages concurrentiels
que nous avaient enseignés Michael Porter pour défendre nos parts de
marchés et nos marges peuvent se révéler de véritables lignes Maginot. Il y a
désormais toujours quelque part un barbare, c’est l’expression à la mode dans
le business, qui se prépare à détruire ce que vous avez patiemment construit.
Comme le disait un jour le patron d’Intel, Andy Grove, seuls les paranoïaques
survivent. Mais ces paranoïaques doivent aujourd’hui être inventifs,
transgresseurs, et paradoxe suprême, capables de se remettre en cause, ce qui
serait un oxymore pour un psychiatre. Il faut relire attentivement les propos
d’Edward Lutwak sur le paradoxe de la stratégie. Il rappelle la devise romaine :
« qui veux la paix prépare la guerre ». Traduit dans la langue des affaires, cela
pourrait donner : « qui veux réussir ne craint pas l’échec ». A n’en point douter,
l’entrepreneur schumpetérien entretient un rapport de fascination avec
l’incertitude.

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Pour conclure, je voudrais souligner qu’avec ce colloque, nous avons voulu
créer un pont entre la réflexion académique et l’expérience opérationnelle des
managers. J’ai l’habitude de dire à mes collaborateurs et directeurs d’études
que chez un académique, un concept renvoi à un corpus qui l’éclaire, que chez
un décideur et un manager un concept s’éclaire par une expérience vécue. Il
s’agit donc ici d’ouvrir un dialogue pour mieux rapprocher la réflexion
académique et le monde très pragmatique des entreprises. Il y a, me semble-t-
il, beaucoup à faire dans ce domaine. C’est l’objectif de cette conférence, c’est
celui du partenariat du groupe Xerfi avec la FNEGE.

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Les incertitudes des sciences
économiques face aux
mutations économiques Par Olivier Passet, Directeur des synthèses,
Xerfi
Vide, déni ou incapacité face à l’incertitude. Je
vais livrer ici mon ressenti d’économiste, qui
utilise la boîte à outil de sa discipline, pour
rendre intelligible l’évolution du monde des
affaires. Cela signifie que je crois, a minima, en
la possibilité de l’économie d’éclairer les choix.
Cela ne signifie pas que je crois un seul instant que la science économique
sache traiter la question de l’incertitude : son obsession étant au contraire de
la réduire au maximum, caressant le projet fou de faire entrer les
comportements humains dans des modèles déterministes, stables et donc
prévisibles : mesurant, quantifiant les actions humaines liées à l’échange,
s’appropriant l’appareillage méthodologique des sciences exactes, pour
dégager des régularités ayant vocation à guider les choix publics et privés.
Je ne veux pas forcer le trait, jusqu’à dire que l’économie évacue totalement la
question de l’incertitude. Ce serait faire injure à Keynes, qui introduit bien
l’idée d’une incertitude radicale concernant la demande future. Ce serait
ignorer le courant évolutionniste et le rôle clé de l’innovation ; ou toute l’école
institutionnaliste, pour qui ce sont les conventions humaines, les
représentations communes, qui stabilisent une économie fondamentalement
instable. Ce serait ignorer aussi l’économie comportementale.
Mais si je me réfère au mainstream enraciné dans la tradition classique de la
main invisible, dont on connaît l’hégémonie sur les esprits, la notion
d’incertitude disparaît presque.
La notion de « risque » est certes présente. L’homo oeconomicus n’a accès qu’à
l’information disponible à un moment donné. Des informations nouvelles
peuvent perturber son environnement. Mais le risque dont on parle ici n’en

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reste pas moins une notion très réductrice de l’incertitude. C’est une
volatilité…que l’on peut mesurer, autour d’une moyenne, un équilibre que l’on
connaît également. Pour dire les choses très rapidement, le risque est reconnu
pour être tout aussitôt évacué 1/Dans ce monde incertain tout est assurable 2/
Les erreurs se neutralisent, grâce à la loi des grands nombre et 3/ lorsqu’un
aléa survient, les mécanismes de rééquilibrage auto-correcteurs jouent
rapidement. Bref, très peu de choses séparent l’univers incertain d’un monde
certain.
Et au final, quel que soient son école ou son jeu d’hypothèses, un économiste
tend à se représenter la croissance comme un phénomène cyclique ancré à une
tendance stable, le fameux potentiel de croissance. Autrement dit le futur est
doublement prévisible, à court terme, c’est le cycle et à long terme, c’est la
tendance.
Conscient de cette limite que puis-je dire maintenant de ma capacité à éclairer
les choix de façon pertinente ? Car c’est au fond ce qui importe et je pourrais
faire mienne cette déclaration provocante de Milton Friedman «La recherche
du réalisme d’un modèle économique pervertit son utilité potentielle pour
penser la réalité.» Autrement dit, ce qui importe avant tout, c’est que ma
simplification du monde soit utile et éclairante. L’économie c’est au fond l’art
du mentir vrai ! Et c’est cela aussi l’art de la stratégie en incertitude : la
capacité à produire une décision efficace sur la base d’une représentation
pertinente mais non nécessairement vraie de la réalité.
Et bien disons en un mot, que nos mensonges d’économistes sonnent de moins
en moins vrai !
Parlons d’abord de la capacité notre appareil statistique à décrire la réalité
d’aujourd’hui. Il a été conçu dans l’après-guerre, ne l’oublions pas, pour
décrire une économie dont le cœur de la création de valeur, des gains de
productivité et des exportations étaient concentrés sur l’industrie…pour
mesurer des flux monétaires, des quantités physiques… non la qualité.
Comment ne pas se sentir désarmé, alors, quand l’essentiel de la proposition
de valeur se déplace sur des secteurs dématérialisés, dont la croissance relève
bien moins des quantités, que des fonctionnalités qu’ils proposent à
l’utilisateur. Notre appareil comptable n’a tout simplement pas été conçu pour

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cela. Or lorsque que tout un pan de l’économie sort des radars, parce qu’elle
bascule dans le champ de la gratuité et du collaboratif, lorsque les marchés se
complexifient jouant sur plusieurs faces, dissociant prix et produits, lorsque
l’utilité procurée au consommateur ne va plus de pair avec la quantité, tous nos
repères comptables sont malmenés.
Et, ne sachant plus départager, quantité, qualité et prix, ce sont des notions
aussi essentielles que celles de croissance ou de productivité, qui nous
échappent. Il est impossible aujourd’hui d’aborder le grand débat qui a cours
sur la stagnation séculaire et sur la panne du progrès technique qui piège nos
économies, sans prendre toute la mesure de ce brouillage, pour ne pas dire ce
brouillard du chiffre.
Que dire encore de la fiabilité de nos mesures de la croissance mondiale,
lorsque l’on connaît la falsification des données dans une économie aussi
importante que la Chine.
Ou encore de notre capacité à décrypter les risques d’une économie
financiarisée, quand tout un pan de l’activité financière s’engouffre dans le
grand trou noir du shadow-banking, sur lequel nous ne savons presque rien.
Que dire alors du pilotage d’une économie, lorsque je ne suis certain ni de son
potentiel de croissance, ni de sa position dans le cycle, ni même de la
permanence des cycles. Lorsqu’aucune des lois de gravité que vous a
enseignées la science standard ne joue plus. C’est pourtant bien à cette réalité
à laquelle sont confrontés nos banquiers centraux et nos Etats. Plongés dans
l’inconnu de la grande modération, des taux d’intérêt nuls ou négatifs, où les
prix ne jouent plus leur fonction régulatrice habituelle, les banques centrales
explorent des niveaux toujours plus faibles de taux directeurs, injectent
toujours plus de liquidité, sans ranimer, ni la croissance, ni l’inflation. Sans règle
ayant prise sur le cours des choses, sans point d’ancrage, ils testent et ils
hésitent. Ils découvrent à chaque pas des risques inédits auxquels ils n’étaient
pas préparés. A l’instar de Ben Bernanke, qui découvre en 2007, que le système
se fissure là où personne ne l’attendait, du côté de l’endettement des plus
pauvres, socle sur lequel, l’innovation financière, par le jeu de la titrisation a
corrompu tout le système.

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J’arrêterai ici mon propos de déconstruction. Les éléments suffisent à prendre
la mesure du déclassement de nos paradigmes économiques face aux
mutations qui ont cours. Victime de l’effet lampadaires, nous ne regardons ni
au bon endroit, ni avec les grilles interprétatives adaptées. Et dans cette phase
de profonde incertitude, où moins que jamais nous ne pouvons-nous appuyer
sur des lois stables, je suis heureux de passer la parole à un représentant des
sciences de gestion, qui contrairement à l’économie où toujours su placé
l’incertitude au cœur de leur ADN.

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Le vide stratégique et
l’incertitude vitale
Par Philippe Baumard, professeur des
universités au Cnam
Aucun mot ne peut exprimer la tristesse que
nous avons tous ressenti après les attentats
qui ont visé la France le 13 novembre dernier.
Face à l’irréparable, et plus que jamais, la
question du vide stratégique se pose. Je suis
heureux de participer à un colloque dont
l’objectif est d’encourage l’étude et la pratique
de la stratégie, dans le cadre de cette initiative collective que fut l’Encyclopédie
de la stratégie.
Un vide stratégique est une situation où les modèles économiques, sociétaux,
« stratégiques » cessent de fournir des réponses pertinentes à une crise
impliquant la pérennité d’une société, d’un système politique, économique ou
militaire. Il est, en miroir, une fenêtre d’opportunité pour ceux qui exploitent
l’absence de direction, le désarroi des croyances, la vulnérabilité d’un tissu
social ou économique en proie à des croyances superstitieuses, ou des peuples
dépités par la répétition du vide.
J’ai déjà longuement discuté dans l’essai du même nom, le terrible mécanisme
qui a amené notre monde globalisé à de telles situations de vide : la perte de
vue que le concept de stratégie signifie « l’art de gouverner », et non pas, celui
de prévaloir ou de générer des avantages concurrentiels, des asymétries, sans
questionner cette finalité oubliée de l’acte de stratégie. La célébration et la
fascination pour des modèles économiques profondément destructeurs des
équilibres humains fondamentaux a accompagné la création d’un tel vide
stratégique. Des modèles qui instrumentent et pervertissent les mécanismes
fondateurs des sociétés humaines, ne sont pas des « grandes stratégies ». Ils
sont des modèles tactiques, des systèmes parasitiques qui défont la très longue
et très difficile construction d’une société humaine. Il faut sans doute que nous
arrêtions de les célébrer, si nous souhaitons, un jour, avoir l’espoir du
rétablissement d’un régime stratégique pérenne :

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Ce sont les modèles cyniques qui enferment les agriculteurs dans une
économie de rente de propriété intellectuelle, contraignant la nature à sa
scarification sur le bienfondé d’une asymétrie pérenne. Ce sont les modèles
économiques de l’économique numérique qui font de ces entreprises des
passagers clandestins des sociétés qu’elles ont pris pour hôte, sans jamais
vouloir assumer la responsabilité sociale et sociétale attachée à leur présence.
C’est la crise des « subprimes » de 2008, où la performance tactique de
l’instrument financier a pris le pas, à l’échelle globale, sur la considération
simplement humaine des situations d’endettement qu’elles généraient.
J’ai utilisé en 2012 le terme de « désincarnation » du fait stratégique, et
aujourd’hui, nous en souffrons dans nos chairs. La distance que nous avons
cultivé, pour séparer le « stratège » de la société et des hommes, nous a mis
hors-jeu du paradigme stratégique que nous avons installé. Certes, jamais
l’incertitude n’a été aussi bien maîtrisée du point de vue systémique : nos
algorithmes prédictifs, moteurs de cette économie tactique, savent ce que
nous souhaitons consommer, nos aspirations passagères aussi bien que
profondes. Et pourtant, jamais notre avenir n’a été aussi incertain.
Nous avons beaucoup perdu pour nous défaire des emprises idéologiques, qui
substituaient à la stratégie la soumission à une construction de croyances.
Comment avons-nous pu oublier ce que nous a coûté collectivement l’abolition
de cette étreinte mortelle, pour nous laisser embrasser par un vide bien plus
puissant que tous les systèmes doctrinaires ? Au lieu de répondre à la seule
question qui puisse nous sortir d’une telle impasse, et qui est : « où souhaitons-
nous aller collectivement ? », nous avons déployé tous les artifices possibles,
toute forme de manipulation cognitive, d’aveuglements distribués sur
Smartphone, pour ne plus jamais avoir à répondre à une telle question.
L’incertitude est vitale à toute organisation humaine, car elle est un facteur
essentiel de liberté. Un système économique qui organise l’incertitude est un
cartel, et sa suite logique est la suppression des libertés individuelles, et sa
seconde suite logique, est l’émergence d’une société superstitieuse et
vulnérable. Il faut réinjecter au plus vite, dans nos sociétés, ces formes
essentielles d’incertitude, qui font que j’ai envie de parler à l’autre, qui font

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que je dois donner du sens à chacune de mes interactions, qui font exister une
société pérenne qui connaît les aléas, parce qu’on ne le lui cache pas. Le vide
stratégique n’est pas une situation d’incertitude : c’est une situation où l’on se
refuse de questionner, où les modèles économiques, de société, assèchent les
relations humaines à des mécanismes automatiques et intermédiées.
J’aimerais conclure en vous encourageant à lire L’encyclopédie de la stratégie,
et en rendant hommage à tous nos collègues qui y ont contribué et qui
continue à poser des questions. Le vide stratégique auquel nous faisons
collectivement face ne repose pas sur rien. L’incertitude manufacturée et
manipulée qu’il produit peut être refusée. Elle se refuse par le vote, par le
raisonnement à long-terme que l’on attache à chacun de nos actes quotidiens,
par l’absorption du fait stratégique dans nos choix, de décideurs, d’amis, de
membres d’une famille ou d’une société. Exprimer un désaccord, et réclamer
son autodétermination à choisir la forme d’incertitude avec laquelle nous
souhaitons composer nos vies, notre avenir économique, notre défense future,
est la première décision de toute pensée stratégique.

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L’efficacité dans l’incertitude Par le Général (r) Vincent Desportes,
Professeur associé â Sciences Po et ancien directeur de l'Ecole de Guerre
L’espace stratégique, celui dans lequel nous
sommes condamnés à agir, et d’abord le
monde de l’incertain, de l’aléatoire, de
l’indéterminé, de l’hypothèse. Et c’est dans ce
monde de l’incertitude que nous sommes
condamnés à produire de l’efficacité ... Ma
seule légitimité à vous parler est d’être soldat.
J’ai été soldat 38 ans. Et je ne sais faire que cela : la guerre… Et y réfléchir un
peu
Et donc réfléchir à l’incertitude, parce qu’un soldat, c’est fait pour cela : agir
dans le chaos, quand plus rien ne fonctionne. J’ai appris de l’incertitude, et j’en
ai acquis une certitude : VOUS DEVEZ FAIRE CONFIANCE A L’INCERTITUDE
Plus que risque, l’incertitude est opportunité, espace d’innovation. S’il n’y avait
pas d’incertitude, le monde serait dirigé uniquement par les rapports de force.
Donc, pour le moins fort, l’incertitude est une chance à saisir.
A condition d’éviter les deux pièges symétriques :
Le premier est de croire que l’on peut s’abstraire de l’incertitude, la
dominer
Le deuxième est de renoncer à toute anticipation et confier sa vie à la
chance ; bref la politique du chien crevé au fil de l’eau
Ces deux attitudes sont vaines : il faut trouver la bonne attitude entre ces deux
extrêmes. Mon expérience de soldat me dit deux choses :
La première est que la cause essentielle de l’incertitude, c’est l’homme
en particulier la « liberté de l’homme »
La deuxième est que l’homme est aussi la première solution aux
problèmes posés par l’incertitude

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C’est donc dans une réflexion sur l’homme, dans la confiance dans l’homme
que nous trouverons les clefs de l’efficacité dans l’incertitude.
Prenons un instant pour réfléchir à ce qu’est l’espace stratégique et opposant
le à l’espace déterministe, celui qui se gère par des équations mathématiques
et physiques.
1. L’espace stratégique est marqué par la multiplicité de ses variables et
l’indétermination des interférences entre elles ; leurs interactions ne
sont pas modélisables
Cela conduit à des phénomènes indéterminés et aléatoires, parce que dans
l’espace stratégique il n’y a pas de relation simple, biunivoque, entre une cause
et un effet.
2. L’espace stratégique est marqué par sa dimension humaine qui est sa
caractéristique essentielle.
Donc, toute action dans l’espace stratégique est forcément une dialectique des
volontés, de volontés libres que rien ni personne ne peut contraindre.
L’homme est condamné à la liberté, on le sait depuis Sartre. Dès que votre
volonté se déploie dans l’espace stratégique, elle rencontre inévitablement la
volonté de l’Autre qui n’a aucune raison d’être convergente. On voit là
d’ailleurs une première définition du management : manager, c’est faire
converger des volontés libres vers un objectif qu’elles n’ont pas initialement
choisi.
Ainsi, l’espace stratégique est un monde profondément aléatoire peuplé de
volontés libres. C’est un monde d’actions et de réactions, de vagues et de
contre-vagues. L’action stratégique ne peut pas être mise en équation, parce
qu’elle relève du complexe et non pas du compliqué
L’espace stratégique est un espace probabiliste, pas un espace déterministe
Un espace dans lequel toute décision modifie par elle-même les
circonstances qui l’on fait prendre.
Un espace dans lequel toute décision doit aller jusqu’à la réflexion sur la
réaction à la réaction de l’autre.

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Un espace dans lequel l’art de l’action y est l’art de l’incertain, celui où
tout raisonnement ne peut être basé que sur des hypothèses.
Un espace dans lequel la rationalité ne suffit pas : in fine, aucune
décision ne peut être purement rationnelle, l’intuition restant le
décideur ultime.
Un espace, enfin, dans lequel toute action échappe à ses intentions
Dans cet espace, le plan ne peut pas fonctionner : l’expression plan stratégique
est un oxymore ! La seule certitude que nous y ayons est celle de l’incertitude :
Incertitude quant aux critères de la décision
Incertitude quant aux conséquences de la décision
Alors toute action devra d’abord être marquée par le principe d’adaptation.
Toute décision devra être immédiatement et constamment adaptée à
l’évolution des circonstances. Donc, produire de l’efficacité dans l’incertitude,
c’est d’abord créer les conditions, humaines et matérielles, de cette
adaptation.
Ces conditions, c’est d’abord la création d’espaces de liberté autour des
collaborateurs pour que ceux-ci, grâce à l’initiative qui leur est donnée,
puissent adapter en continu les directives reçues à la réalité.
C’est ensuite, l’amélioration de la flexibilité des structures car il ne
servirait à rien de créer des espaces d’initiative si celle-ci s’exerçait sur
des systèmes rigides.
Créer des espaces d’initiatives : encore faut-il que toutes ces initiatives
convergent vers le but fixé. C’est le deuxième impératif du management dans
l’incertitude.
La solution ?
D’abord la polarisation de l’espace stratégique, la polarisation par la vision que
chaque collaborateur comprend, à laquelle chaque collaborateur a adhéré de
manière affective. Cet « aimant » des initiatives va permettre en permanence
de respecter l’esprit, d’aller vers l’objectif tout en adaptant la lettre. Cette
polarisation ne suffit pas. Il faut y rajouter quelques glissières de sécurité. Il
faut y rajouter surtout une philosophie commune, une culture commune, un
ADN commun qui permettront au chef de faire confiance, de lâcher prise.

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Ensuite, le chef d’orchestre peut baisser sa baguette et laisser l’orchestre
classique jouer seul et donner le meilleur de lui-même. Ou mieux, une fois que
le tempo aura été à l’orchestre de jazz, chacun s’auto-ajustera à l’Autre pour
créer ensemble.
Cette efficacité suppose encore que l’on ait travaillé, nos pas sur les hommes,
mais sur l’environnement en adoptant la « démarche agricole » chère à
MacGrégor : créer le climat, arroser, mettre de l’engrais et laisser pousser vers
le soleil qui grandit et fait convergé.
Ce climat, c’est d’abord celui de la connaissance mutuelle et du respect :
aimez vos collaborateurs, ils vous le rendront au centuple.
o Respectez-les, car nous, au-delà de nos diplômes et de nos
fonctions, nous sommes tous égaux en humanité
Ce climat, c’est celui de la cohérence donnée par la vision unique
Ce climat, c’est celui de la cohésion, celui de l’esprit de corps et celui de
l’esprit d’équipage, celui de la conscience d’être membre d’un groupe
dans lequel chacun joue un rôle essentiel.
o Cette cohésion, c’est le sentiment de la responsabilité individuelle
envers le succès collectif.
Ce climat, c’est celui du consensus qui aura été établi par la participation
dans la co-construction des règles et directive, cette participation qui
rend chacun co-responsable
Le climat, c’est celui de la confiance, partagée et réciproque.
o Cette confiance, oxygène de l’entreprise, qui est la condition du
collectif, donc de l’innovation
Au fond, produire de l’efficacité dans l’incertitude, c’est avoir foi dans l’homme.
Car la seule voie qui conduise à l’esprit d’entreprise, à l’initiative, à la capacité
d’adaptation, à la prise de risque, c’est la décentralisation, la subsidiarité, la
confiance accordée et tolérante.

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Ce qui ne peut être évité, il faut
l’embrasser Par Alain Charles Martinet, professeur
émérite à l’Université Jean-Moulin de Lyon
La fulgurance shakespearienne invite à
l’essentiel. Il ne s’agit pas de « faire face » ou
« d’affronter » une incertitude générale, toile
de fond angoissante qui serait tendue devant
les hommes d’action, mais bien d’embrasser
les incertitudes que chacun perçoit à sa façon,
et qui offrent autant d’espaces de liberté que de menaces. Se les colleter plutôt
que de les invoquer pour excuser par avance les ratés du business as usual.
Laissons l’ingénierie financière à sa mission de transformer certaines de ces
incertitudes en risques plus ou moins calculés et d’en dériver des supports plus
ou moins masqués, pour nous centrer sur la stratégie, précisément faite pour
avancer malgré, ou plutôt grâce à l’incertitude, composante irréductible de
cette complexité qu’Edgar Morin a transformée en méthode pour comprendre
et agir. En l’absence d’incertitudes, le calcul et le programme suffisent et
rendent la stratégie inutile. Si l’incertitude était absolue, la stratégie serait
impossible. Mais toutes les situations concrètes offrent des entrelacs de
certitudes et d’incertitudes. Et c’est bien cet enchevêtrement qui justifie le
travail stratégique.
Stratégie qui ne se réduit pas au calcul économique, à la résolution pavlovienne
des problèmes posés par les autres, qui refuse la seule poussée des
technologies ou la dictature de l’instant. Mais stratégie qui s’efforce de créer
des règles du jeu favorables, de potentialiser l’entreprise collective, de lui

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préserver des degrés d’autonomie tout en gérant les interdépendances qui font
émerger certes des concurrences mais aussi des alliés et des partenaires.
Stratégie oui, mais laquelle ? Plus ce rêve de « jardin à la française » en tout
cas, dessiné sur le papier en ses moindres massifs où seraient pensées par
avance, par de belles mécaniques intellectuelles bien sûr, toutes les décisions
envisageables selon tous les scénarii, eux-mêmes conçus par les seules vertus
du travail de l’esprit… Laissons cette vision datée et devenue contre-productive
de la stratégie comme « plan anti-hasard », tout en luttant contre ses
corrélatifs par trop résistants dans l’éducation, la culture et la gouvernance à la
française. Dispositions qui portèrent de grands projets mais devenues
incongrues dans un monde dense, fluide, frénétique et pressé où la connexion
des idées, les relations et les flux importent davantage que l’enchaînement
linéaire des choses, les positions et les barrières que l’on croît établies.
Descartes et Spinoza étaient des génies opposés, mais c’est bien ce dernier qui
nous saisit par sa puissante actualité.
Pas de planification mais une conception pragmatique de la stratégie, telle que
viennent de la synthétiser le père du management fondé sur la connaissance,
Nonaka, associé à un ancien garde rouge de Mao devenu professeur de
stratégie. La stratégie « 6C » - communication oblige !- est vue comme
contingente, cheminante, continuée, co-créative, collective et…courageuse.
Soulignons trois points de rencontre majeurs avec nos propres convictions,
formées au fil de ces 45 années de recherche et d’expériences multiples en
stratégie.
Au premier chef le primat du contexte, des lieux et des moments, de la
singularité et du sur-mesure contre l’idéologie du « management hors-sol »,
des règles universelles de la stratégie, du prêt-à-penser des « meilleures

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pratiques » qu’il suffirait d’appliquer pour réussir. Intelligence des situations en
les fréquentant de façon assidue bien sûr, comme le font mieux que d’autres
les ingénieurs et technico-commerciaux des ETI allemandes ou helvétiques
performantes, mais aussi en amenant ces terrains à soi comme le permettent
aujourd’hui les ressources de l’intelligence Iconomique. Egalement en
interrogeant ceux qui les travaillent de façon approfondie et qui ne sont pas
nécessairement les « experts » médiatisés. Car les cartes aussi créent les
territoires et il y a plusieurs jeux de cartes.
Compréhension fine des contextes pour mieux nourrir les intentionnalités au
sommet avec les émergences qui se révèlent seulement dans l’action. Et donc
usage sans modération de la dialogique qui permet de maintenir en tension
créatrice les polarités en lutte-coopération dans laquelle le tiers inclus, loin
d’être faute de raisonnement, est indispensable à l’entretien des dynamiques.
Il n’y a pas de stratégie pertinente et efficace aujourd’hui sans appui sur un
écosystème, pas de technologie légitime sans sociologie d’acceptation, pas de
facteurs sans acteurs, pas de projet sans apprentissage, pas de centralisation
sans décentralisation, pas d’autonomie sans interdépendance…A l’instar du
skieur hors-piste, il convient de se choisir pour un temps des terrains de jeu
suffisamment vastes et reliés pour évoluer souplement et plus librement,
d’entretenir le déséquilibre dynamique, godille fort différente du « juste
milieu » ou du « curseur » introuvables ou inertes. D’utiliser les potentialités du
terrain, le sens de la pente ; de sentir les points de catastrophe, les
franchissements irréversibles qui vous amènent sur des barres rocheuses ou au
fond des crevasses. Heureusement les jeunes générations sont friandes de
sports de glisse comme de hip-hop, et bien à même de sentir ce que signifient
le savoir assimilé par le corps, l’apprentissage opiniâtre pour parvenir à
l’efficacité, l’efficience et l’esthétique du geste juste. Comme l’émulation du

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travail en équipe et en réseau dans des mondes où les flux, les relations et les
connexions démultiplient rapidement la puissance d’agir.
Mais ces dialogiques sont déboussolées sans quelques points fixes qui
nécessitent une vraie politique d’entreprise, une gouvernance légitime et des
dirigeants responsables, comme l’intériorisation par chacun des
infranchissables éthiques. Etait-il indispensable que le remarquable parcours
de VW construit intelligemment et pas à pas ces 20 dernières années, s’expose
ainsi à des milliards de dollars d’amendes, de perte de capitalisation, de
réputation parce que certains – Qui ? Comment ? Pourquoi ?- ont cru pouvoir
s’en sortir par un trucage illusoire. Belle incertitude auto-infligée !
Politique qui sait aussi intégrer l’inévitable récursivité entre les fins et les
moyens qui se manifestent chemin faisant. Tout nouvel entrepreneur sent qu’il
doit composer avec la rationalité causale objectifs-moyens du plan d’affaires
que lui réclament ses financeurs et que lui enseignent ses formateurs, mais doit
aussi bricoler astucieusement un business model effectif, viable et porteur en
mobilisant les moyens du bord, faire évoluer ses objectifs en fonction des
ressources disponibles et des effets constatés, se forger progressivement une
vision dans l’action, les rencontres, les dialogues, enrôler des partenaires
détenteurs de compétences nouvelles et qui s’engagent vraiment… bref se
construire et évoluer en même temps que son écosystème. Car la liberté
créatrice ne va pas sans incertitudes.

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Apprendre et oser Par Bernard Ramanantsoa, Ancien directeur-
général d’HEC
La question laisse supposer que nos dirigeants
ne sauraient pas prendre de décisions dans
l’incertitude. Ce jugement est bien sévère. De
façon un peu cursive, on pourrait répondre
que par les temps qui courent, cela revient à
dire qu’ils ne doivent pas prendre beaucoup de
décisions stratégiques, ou alors qu’elles sont
toutes mauvaises ! Et pourtant, nous savons
que nos grandes entreprises sont très performantes, notamment à
l’international et que leurs dirigeants sont reconnus mondialement. Le dernier
classement publié par HBR en atteste. Difficile de penser que ces « élites » ne
savent pas prendre en compte l’incertitude. On peut tout autant s’étonner
quand on regarde l’ « explosion » du nombre de créateurs d’entreprises : un
quart des HEC crée leur entreprise dans les deux ans suivant leur diplôme !
Difficile de penser qu’ils ne savent pas, ou pire qu’ils ne veulent pas, prendre
de décisions dans l’incertitude.
D’où vient donc cette question qui fait partie des discours circulants que nous
entendons tous ? L’ « élite bashing » ? « Un peu court, jeune homme »,
admettons-le. Dans nos cours de stratégie, « oublierions »-nous alors de
prendre en compte l’incertitude ? Difficile à croire : dans les business schools,
une part importante de notre pédagogie est consacrée à la sensibilisation de
nos étudiants à l’impossibilité de trouver une solution « mathématiquement »
optimale. Même s’il est vrai que nous parlons souvent de COUVERTURE de ce
risque, Le risque est au cœur de beaucoup de cours de stratégie. Autre
hypothèse : cela ne viendrait-il pas de la confusion entre stratégie et
PLANIFICATION stratégique ? Mais cela fait plusieurs décennies que cette
assimilation n’est plus de mise. Il y a bien longtemps que l’on sait que nous ne
sommes plus dans une économie administrée ; même l’Ecole Nationale
d’ADMINISTRATION a transformé son cursus pour prendre en compte cette
réalité, et on ne parle plus du Commissariat au PLAN mais de France
STRATEGIE !

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Rassurez-vous ! Il ne s’agit pas de balayer d’un revers de main la responsabilité
de ces « producteurs d’élites » que sont (supposées être) les business schools
et plus globalement les institutions académiques. Mais cette responsabilité
est ailleurs que dans ce que nous enseignons : elle est, craignons-nous, dans
notre manque de distance avec le monde économique. Revendiquant
légitimement leur proximité avec le monde de l’entreprise, les business schools
ont, depuis des décennies, « surfé », avec les entreprises sur cette vision
apaisée d’un monde qu’on voulait croire désormais sans aspérité : l’affirmation
du modèle néolibéral. Terminés les combats idéologiques, finie la lutte des
classes, et pour les plus optimistes, une mondialisation heureuse et la fin de
l’Histoire. Ayant choisi d’aller aussi vite que le monde des entreprises, nous
avons déjà écrit que les business schools ont fourni à celles-ci des bataillons
d'experts-techniciens, parfaitement rompus à l'art de manier les concepts de
valeur actuelle nette, d'appropriation de valeur, de reporting et bien sûr des
discours allant avec. Les questions plus fondamentales comme la pérennité de
notre modèle de croissance, le rôle et responsabilité des dirigeants
d'entreprises dans la Cité, apparaissaient trop souvent comme des superflus.
Pour donner des exemples français, il suffit de se reporter aux discours
circulants de l’époque, de relire les questions posées par les media spécialisés.
Combien de fois n’avons-nous vu raillés les cours de philosophie et d’histoire
des classes de prépas, l’ouverture de mastères et de spécialisations dédiées au
développement durable et à l’Alter Management ? Combien de fois a-t-il fallu
plaider l’importance des mathématiques comme école de rigueur ? Combien
de fois s’est-on étonné dans notre environnement que certains professeurs
décortiquent les jeux de pouvoir et le « nouvel esprit du capitalisme », que
certains fustigent la réification du marché ? Pendant longtemps beaucoup ont
pensé que c'était en reproduisant les discours circulant dans le monde
économique que l'on enseignait la réalité des entreprises. Cela est faux. Même
quand on enseigne la gestion par la méthode des cas, ils ne doivent jamais être
présentés comme des modèles.
La question qui nous est posée est « malicieuse » : elle n’interroge pas les
dirigeants sur leur capacité à prendre des décisions dans l’incertitude ; elle
demande aux institutions académiques si nous sommes capables de « sortir »
du discours idéologique, qui par nature nie l’incertitude. Plus cruellement, la
question interroge donc la légitimité de nos institutions de formation.

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Cette question de la légitimité conduira les meilleurs business schools à
repenser le lien dialectique qui les lie à l’économique. Il faut que les écoles de
management luttent pour échapper à la « pensée unique » ; il faut même que
ce soit elles qui génèrent des pensées alternatives. Nous devrons contribuer à
faire émerger une vision plurielle des choses, en prenant le risque de la
contradiction, parfois de l’incohérence passagère, quelquefois du désaccord
avec la vision immédiate des acteurs économiques. Plus que jamais, les
business schools devront éviter d’être les relais passifs de ce qui, mode après
mode, idéologie après idéologie, continuera sinon, par paresse de la pensée, à
être présenté comme inéluctable. Cette crise va accélérer le processus de tri
entre business schools, entre celles capables de résister à la crise de la pensée
qui nous menace et celles qui seront les pâles substituts des journaux télévisés,
(avec moins de moyens et moins d’audience !). C’est là le défi qui nous attend :
les meilleures business schools seront celles capables de savoir distinguer
l’essentiel, issu des travaux de recherche, du subsidiaire ou du passager ! Bien
sûr, cela va prendre beaucoup de temps et coûter beaucoup d’argent. La
recherche demande du temps. La recherche requiert une certaine ascèse, un
long exercice de recul. Et c’est bien là que le bât blesse : l’ascèse n’est guère à
la mode. C’est pourtant un impératif moral comme économique : c'est parce
que nous saurons montrer scientifiquement à nos élèves qu'une perspective à
long terme n'est pas une succession de décisions à court terme, c'est parce que
nous saurons leur montrer, chiffres en mains, l'importance de l'économie
matérielle que nous éviterons dans quelques décennies qu'ils se laissent
emporter dans les à-peu-près portés par toute idéologie. Beau défi pour ceux
qui croient en l’éducation !

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Le hip-hop management : la
stratégie du nouveau monde
Par Jean-Philippe Denis, Professeur de
gestion Université Paris-Sud, rédacteur en chef de la revue française de gestion
« Les temps changent… » rappait MC Solaar, le plus en vue de tous les rappeurs français, à la fin du siècle dernier. Il était alors à son sommet. Et, comme me le faisait remarquer Laurent Faibis, déjà au début des années 60, Bob Dylan faisait un tube dans le protest song
anti-system avec « the times they are A-changin’ ». Mais aujourd’hui, les temps ont vraiment changé. Et de ceci, il n’est pas certain que ni les dirigeants et managers formés au siècle dernier, ni les cabinets de conseil, ni même peut-être la recherche académique n’en aient pris pleinement conscience. Un voyage en trois temps permet de mesurer l’ampleur des incertitudes nées du changement de monde, et donc de paradigme. D’où vient le management ? Des centaines de milliers de pages écrites sur l’art du management, on peut tirer une quintessence : les managers ce sont ceux qui font en sorte que d’autres fassent, dans cette « chose » que l’on appelle l’organisation. Soyons précis, puisqu’on peut le dater : c’est avec la révolution industrielle qu’est apparue la grande entreprise, entre 1840 et 1920, telle qu’elle a été théorisée par le Professeur Alfred Chandler, véritable CEO de la Business History comme aimaient à le qualifier ses collègues de l’Université d’Harvard. La main bien visible de l’autorité managers, en lieu et place de la main invisible, spontanée et merveilleuse, du marché d’Adam Smith. Parce qu’il fallait produire en masse et distribuer en masse. Parce qu’il fallait des trains et des voitures. Parce que deux guerres mondiales plus tard, les techniques inventées pour manager cette grande entreprise structurée par Domaines d’Activités Stratégiques comme autant de couples Produits/Marchés allaient être enseignées dans toutes les business schools et universités de la planète.

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On aura eu beau raffiner, disserter, débattre, s’interroger sur les limites des matrices d’allocation des ressources, des forces concurrentielles, ou du contrôle de gestion ; proposer d’intégrer de la transversalité dans le management ou encore s’interroger sur la primauté de ce que l’on sait faire ou de la dynamique externe d’une industrie pour expliquer les origines de la performance des « firmes »… C’est bien dès la fin des années 1960 qu’a été formulé l’essentiel en matière de management, de stratégie, de contrôle de gestion. Une période où, comme me le faisait remarquer Laurent Faibis, les méchants Rolling Stones, eux, avaient déjà pris la relève du gentil Bob Dylan en haut des hits parades avec Street Fighting Man. Puisque dans la rue, ça se vendait encore mieux. Déjà. Le second temps a été celui de la globalisation. Fin des années 1980, l’Est s’ouvre définitivement à l’échange et au commerce. Comme autant de promesses de débouchés et de croissance pour des grandes entreprises devenues des monstruosités managériales, excessivement diversifiées au cours des décennies précédentes. La globalisation marchande consécutive à la proclamation de la « fin de l’Histoire » a permis aux acteurs de l’industrie financière de faire valoir l’intérêt du recentrage sur le coeur de métiers - le « core business » - dans des industries aux frontières clairement identifiées. La première vague de l’Internet a accentué la tendance en créant l’illusion de pouvoir externaliser et délocaliser sans dommages grâce aux ERP. Les managers sont ainsi devenus des experts en rendement des capitaux investis, quitte à alléger l’entreprise d’une bonne part de ses actifs pour tenir l’objectif. On a rarement fait remarquer ce que tout ceci devait aussi aux accommodantes politiques monétaires, qui autorisaient tant et tant de fusions et d’acquisitions à coups d’effets de levier financiers. L’explosion de la bulle de la « net-economy » en 2001 déjà, la crise de 2007 surtout ont eu raison de ces illusions. Et c’est sans doute parce que le réveil serait trop brutal que l’on continue depuis 7 ans d’entretenir un rêve ancien à grand renfort de quantitative easing… en croisant les doigts en haut lieu pour que tout ça ne finisse pas en cauchemar.

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A trop avoir craint l’incertitude de ce qui aurait pu advenir si on avait débranché l’assistance respiratoire, on a alors oublié de se concentrer sur l’essentiel : un troisième temps s’est ouvert. Plus exactement, un nouveau monde, puisqu’il est celui de la conquête de nouveaux espaces. Jugez plutôt. Fin des années 1990, Google et Amazon, déjà. 2004, Facebook. 2006, Twitter. 2010, Instagram. Quelques noms, au hasard… Et puis bien sûr, sur la période 2001-2015, Itunes puis l’IPod puis l’Iphone puis l’IPad pour finir autour de 700 milliards de valorisation boursière. Et un internet auquel on se branche désormais davantage depuis un appareil mobile plutôt qu’un ordinateur. Dans ce contexte de nouvelles mobilités spatio-temporelles, les anciens schémas sont trop rigides, les perspectives trop limitées. Le salariat ? Pourquoi, quand on sait l’importance de la co-création dans le cadre de processus d’innovation ouverte ? Pourquoi quand, sans relâche, on traque l’opportunité nouvelle ? Pourquoi, quand l’avantage décisif résulte d’articulations créatives encastrées dans des écosystèmes par définition peu respectueux des frontières légales héritées d’un autre temps ? Le hip-hop manager, lui, se sent dans un tel environnement comme un poisson dans un océan qui ne peut être que bleu. Sa stratégie ne relève pas des règles établies par les anciennes puissances industrielles et du respect des codes dominants. Les codes, il les invente ; ou plutôt, il en forge de nouveaux à partir de ce qu’il sait décrypter dans la rue et de ses réseaux. Familier des musiques méprisées et des marges, le hip-hop manager affirme sans pudeur son appât du gain pour mieux faire valoir sa réussite. Contrairement à une croyance répandue, il n’en fait pas, lui, une fin en soi. Parce qu’il pense que la stratégie c’est d’abord être « bigger than itself », plus grand que soi-même. Parti de nulle part, le Hip-hop manager n’a aucun scrupule. Dans le monde hyper connecté de l’internet mobile et des réseaux sociaux, ça ne dort jamais ; il est aussi aisé de passer d’une rue à l’autre ; c’est pourquoi chaque reconnaissance conquise dans un monde est d’abord vue comme le moyen d’en investir d’autres. Dès qu’il vend des disques, le hip-hop manager crée son propre label avec d’autres artistes pour inverser le « bargain » power vis-à-vis des maisons : c’est

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ce que fera Jay-Z avec Roc-A-Fella Records ou Dr Dre avec Aftermath. Ou en France Booba, avec Tallac Records. Le hip-hop manager vend aussi des vêtements sous sa propre marque, tel Jay-Z avec sa ligne Roc-A-wear et Booba avec Ünkut. Ou des casques, comme Dr Dre avec Beats by Dre. Et comme il a eu largement le temps d’apprendre la logique du calcul qui régnait en maître dans l’ancien temps où il était privé de tout, il a l’obsession du contrat pour faire valoir ses droits. Le hip-hop manager a retenu une autre leçon de la rue : le poids des normes sociales. Il est donc passé maître dans le maniement des frustrations et sait comme personne se jouer des désirs et rivalités mimétiques. Il se plaît aussi à choquer en affichant sa richesse puisqu’elle est sa revanche. La maille du raisonnement stratégique chez lui est l’organisation, l’équipe, la bande. Pas l’homo-oeconomicus. Parce qu’il sait que la loyauté envers les siens est le premier des facteurs clé de survie sur longue durée. Enfin, le hip-hop manager connaît la valeur de l’exemplarité. Jay-Z ? Un gamin, parti de nulle part, de Brooklyn, des pires ghettos. Aujourd’hui, nouvelle icône du rêve américain. Le président Obama ne s’y est d’ailleurs pas trompé : « Jay-Z et moi avons beaucoup en commun. Quand nous étions jeunes, personne n’aurait imaginé que nous pourrions être là où nous sommes. Nous avons aujourd’hui tous les deux des dollars. Et tous les deux nous sommes mariés à des femmes plus célèbres que nous ! ». Ces propos, c’était à l’occasion de la campagne présidentielle américaine de 2012. La veille d’une réélection… Triomphale.

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Les médias dans le chaos
stratégique Par Julien Pillot, Directeur des synthèses
Precepta (groupe Xerfi)
C’est désormais une certitude : les médias sont
indéniablement passés à l’heure de la gestion
de l’incertitude stratégique. Mais on ne peut
saisir toute la portée de cette affirmation sans
revenir quelques années en arrière, à une
époque où les médias traditionnels régnaient sur l’audimat. Prenons l’exemple
de la télévision.
Les chaînes commerciales telles que TF1 ou M6 présentaient un business model
simple qui consistait sommairement à conquérir une audience aussi large que
possible pour inciter les annonceurs à investir dans des écrans publicitaires.
C’est ce que les économistes nomment « marchés bifaces ». Et le long de la
filière, chacun était à sa place : les producteurs produisaient, les éditeurs
éditaient, et les distributeurs distribuaient. Cet environnement stratégique
simple et maîtrisé offrait un grand confort aux médias. L’incertitude s’effaçait
derrière des conventions qui portaient autant sur les chiffres d’audience que
sur le prix des espaces pub. ou d’achat des contenus. Bref, hier encore, les
médias jouissaient de la quiétude stratégique que les économistes prêtent
volontiers aux oligopoles.
Or ce temps béni est révolu. Définitivement. Car qu’observons-nous
aujourd’hui ? Des éditeurs TV qui, à l’instar de TF1 avec Newen, lorgnent la
production après avoir investi le segment de la distribution avec son portail
internet Wat. D’autres éditeurs TV comme Canal + et M6 se lancent dans la

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création de réseaux multi-chaines sur Internet avec respectivement Studio
Bagel et Golden Moustache. Ou encore, l’émergence ex nihilo d’opérateurs qui,
à l’image de Molotov.tv, ambitionnent de révolutionner la distribution des
contenus audiovisuels en les agrégeant sur une plateforme d’accès unique.
Alors, me demanderez-vous, qu’est-ce qui pousse ainsi les médias à l’action ?
En fait, leur univers de certitudes s’est brutalement effrité en même temps que
tombaient, un à un, tous les points de repères. L’émergence de nouveaux
supports et écrans a favorisé la fragmentation des audiences et la dispersion
des recettes publicitaires. La dématérialisation a facilité le piratage mais a
surtout ouvert la voie à la consommation délinéarisée de contenus
audiovisuels. Internet a permis l’émergence de formats courts et de nouveaux
modes de consommation tels que le binge viewing. En un mot : le numérique a
fait sauter les barrières à l’entrée et a plongé les médias traditionnels dans une
bataille féroce pour s’adjuger l’attention de l’audience. Une bataille dans
laquelle TF1 est certes toujours en concurrence avec Canal + et M6, mais aussi
avec YouTube, Netflix, OCS, et j’en passe.
C’est précisément ce qui pousse les médias à l’action. Ils ont compris que
l’ancien monde s’écroule sous leurs yeux, que les modalités de création de
valeur ont changé et que l’immobilisme n’est pas une option. Le problème,
c’est que dans cette période de mutation accélérée, l’incertitude est à son
paroxysme : difficile d’imiter et de benchmarker dans un univers instable. De
fait, les médias ont basculé d’un champ de bataille parfaitement cartographié,
où les opportunités comme les menaces sont parfaitement identifiées, à
l’aridité du désert de l’incertitude stratégique radicale. Et chacun sait ce qu’il

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advient lorsque l’on s’égare trop longtemps dans le désert : on commence à
voir des mirages. Et à y croire très fort ! Mentionnons-en simplement deux.
Le 1er mirage stratégique – qui est tout juste en train de se dissiper – est celui
de la gratuité. Internet devait être un eldorado où la gratuité serait reine et les
contenus, généreusement financés par la publicité. Et tous ont plongé tête
baissée ! Mais ce faisant, ils commettaient 2 erreurs stratégiques majeures :
ils oubliaient que les budgets de communication des annonceurs
n’étaient pas aussi extensibles que le nombre d’espaces publicitaires
démultipliés par le web, ce qui s’est traduit par une guerre des prix
généralisée pour les pourvoir ;
ils contribuaient à rendre le consommateur myope aux coûts de
production des contenus. Or, l’internaute et le lecteur papier ont d’abord
été les mêmes personnes, idem pour le vidéonaute et le téléspectateur.
En accoutumant les uns à la gratuité, ils ont collectivement œuvré à
altérer la disposition à payer de l’ensemble.
Le 2eme mirage stratégique concerne l’utilisation des données. Que n’a-t-on
entendu que le BIG DATA serait la réponse à la gestion de l’incertitude dans les
médias ! Sans doute la data, si elle est utilisée judicieusement, permettra-t-elle
de réaliser des prouesses en matière de recommandation, de révélation des
préférences des consommateurs, voire même d’automatisation de certaines
tâches éditoriales. Mais jusqu’ici, à qui a réellement profité le virage de la Data
dans les médias ? Prenons la publicité. En la matière, les médias vendaient
encore il y a peu un contexte et, avec lui, une certaine idée des caractéristiques
de l’audience. Avec la Data, ils sont désormais tenus d’assurer une
performance. Résultat des courses : là où le Big Data portait la promesse d’une

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revalorisation des espaces pub, il en a souvent accéléré le déclin en révélant
des informations dont les annonceurs se sont servis pour mettre les médias en
situation de guerre des prix.
Ces 2 mirages montrent bien à quel point il est difficile d’appliquer des
« recettes de cuisine » à des problèmes que les approches classiques des
sciences de gestion peinent à appréhender efficacement. Pourtant, même dans
les déserts les plus arides, des oasis féconds attendent les décideurs les plus
audacieux. Ils ne doivent plus perdre de temps à chercher des one best way et
des best practices qui n’existent plus. Face à l’incertitude, les médias doivent
faire évoluer leurs modèles par petites touches impressionnistes et faire
preuve de créativité stratégique !
Faire preuve de créativité stratégique c’est, par exemple, France 4 qui s’essaye
à l’écriture collaborative avec la série Anarchy dont le scénario est l’émanation
directe de l’imagination des internautes. Faire preuve de créativité stratégique,
c’est aussi BFM TV et i-Télé qui dépassent leur condition de concurrents pour
mettre en place une offre publicitaire commune, montrant ainsi que la
coopétition est possible dans les médias. Faire preuve de créativité stratégique,
c’est aussi miser sur l’international à l’image de grands producteurs
francophones qui étaient présents il y a un mois au salon Direct to Series à Los
Angeles pour y promouvoir leurs nouvelles créations. Faire preuve de créativité
stratégique, c’est enfin VodKaster qui se présente comme l’Uber du marché de
la VOD en se positionnant en intermédiaire entre des offreurs et des
demandeurs de DVD.
Autant d’initiatives qui démontrent la capacité de rebond des médias. Quitte
pour cela à bouleverser l’approche de leur métier, de leurs organisations et de

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leurs business models. Car, dans ce désert d’incertitude où les GPS et les
cartographies complètes n’existent plus, rien n’interdit aux médias de se munir
d’une boussole, de choisir un cap stratégique et, surtout, de s’y tenir !

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Act and See : La stratégie
chemin faisant Par Thierry Burger-Helmchen, Doyen de la
Faculté des Sciences Économiques et de Gestion,
BETA-CNRS, Strasbourg
Imaginez que vous ayez un rendez-vous ce soir
avec une personne inconnue. Qu’il soit galant
ou professionnel, deux issues sont possibles à
ce rendez-vous. Soit il se passe bien, la
discussion est intéressante et une
collaboration mutuellement enrichissante peut se construire. Soit il se passe
mal, vous sombrez dans l’ennui, vous perdez votre temps, pire des ressources
et de l’argent.
Pour éviter cela vous auriez pu faire un premier investissement mineur, sous la
forme d’une conversation téléphonique pour savoir s’il y a lieu de se rencontrer
plus longuement.
Derrière cette histoire se trouve la notion d’option. Vous êtes sans aucun doute
familier avec la notion d’option que l’on trouve sur les marchés financiers. Une
option ouvre le droit de recourir à une certaine action dans le futur, un droit
pas une obligation. Cette notion s’applique également dans vos choix
managériaux. Nous parlons alors d’options réelles. Un décideur dispose
d’options réelles lorsqu’il a la possibilité de modifier ses investissements,
d’adapter ses projets en fonction des circonstances, à conditions d’avoir
consenti à un petit investissement initial. Pour cela, la stratégie doit se décider
chemin faisant, et les choix opérationnels doivent être construits en respectant
certains principes.
Vous donnez des choix
Dans ce cas, cet outil de gestion vous permet de limiter vos pertes et de
profiter pleinement des bénéfices. Comment ? La formulation en termes
d’options réelles met l’accent sur cette valeur fondamentale au cœur de la
stratégie qu’est la flexibilité et qui permet l’anticipation, l’adaptation et la

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créativité. Elle présente l’intérêt d’orienter l’action stratégique dans une
certaine direction tout en respectant le caractère incrémentale de la prise de
décision.
Rester flexible c’est ne pas investir lourdement dans des ressources qui
peuvent s’avérer inutilisées, sans valeur, si le futur n’est pas celui que vous
attendiez. C’est se garder la possibilité de revenir en arrière.
Trois types d’options managériales fondamentales s’offrent à vous, l’option
d’attendre, l’option de croissance et l’option d’abandonner. Elles ont toutes en
commun l’idée d’avancer par étape, et de prendre de manière incrémentale
des décisions sur lesquelles il serait beaucoup plus coûteux de revenir.
Prenez l’exemple des gaz de schiste, avec un prix relativement modeste de l’énergie, il ne serait pas raisonnable d’engager des fouilles profondes, ou de dilapider les réserves que nous détenons tant qu’il est facile d’obtenir d’autres formes d’énergie. Il s’agit là de l’option d’attendre. Wait and see.
Les options de croissance, correspondent à la situation où vous engagez un premier investissement pour placer un pion et observer les développements du marché. Act ans see. Attendre le moment opportun pour investir plus massivement, dans un outil de production plus grand, dans davantage de personnel, etc.
Gardez à l’esprit que souvent ce n’est pas l’entreprise qui investit en premier
qui s’en sort le mieux. C’est rarement celle qui défriche un marché qui
l’emporte, mais plutôt celle qui saura attendre que le design dominant soit sur
le point d’émerger et qui va alors investir massivement afin de croitre à ce
moment précis et transformer un marché de niche en marché de masse.
Ainsi l’appareil photo 35 mm a été inventé par l’entreprise allemande Leica.
Pourtant c’est Canon qui a obtenu la plus grande part de marché en
investissant fortement après que Leica ait commencé à faire connaître le
produit. P&G n’a pas inventé les couches culottes jetables, mais il est très
rapidement rentré sur le marché pour en détenir aujourd’hui la plus grande
part.
Enfin, la troisième catégorie d’option est l’option d’abandonner. Rien ne vous oblige à rester sur un marché qui n’est pas profitable en attendant

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ou en espérant qu’il le devienne. See and act. Prenez l’exemple de Burger King qui a quitté le marché français de la restauration rapide pendant plusieurs années, en attendant qu’il redevienne rentable pour y investir à nouveau.
Attendre, réduire, adapter l’investissement sont des décisions opérationnelles
cruciales dans l’exécution de votre stratégie. Le déploiement d’une stratégie
chemin faisant, lorsque vous obtenez de nouvelles informations, réduit de
beaucoup les erreurs de jugements et les mauvais investissements. Mais serez-
vous en mesure de réagir rapidement et de manière appropriée lorsque vous
aurez acquis cette nouvelle information ?
Imposer le rythme
Pour cela vous ne devez pas utiliser uniquement des outils normatifs, comme la
VAN (la valeur actuelle nette) mais un outil comportementaliste comme les
options réelles, où l’avenir est plutôt imaginé que subi, un processus qui fait
cohabiter l’opérationnel immédiat et le stratégique de long terme.
L’incertitude est rythmée par les évènements lorsque ce sont les innovations,
les décisions prises par d’autres dans votre industrie qui s’imposent à vous, et
vous déstabilisent, vous forcent à réagir.
Pourquoi se laisser imposer un rythme, alors que vous pouvez décider de créer
votre propre rythme, comme un métronome ? A nouveau le raisonnement
optionnel, par nature incrémentale, permet de créer les circonstances pour
modifier vos produits, vos services, votre organisation. A intervalles réguliers
vous remplacez un élément de votre organisation par une nouveauté. C’est une
manière de faire des tests, c’est une manière de rendre l’organisation plus
flexible. C’est aussi une manière de dérouter les concurrents.
Dans cette optique, que faire des outils de gestion, en particulier de ceux basés
sur la mesure de la performance ?
En cas d’incertitude, il faut mettre légèrement en retrait les notions de coût et
de profit, et les remplacer par des mesures comme la vitesse de mise sur le
marché, le taux de pénétration, la durée de vie d’une gamme de produits et
bien sûr la valeur de vos options. Si votre tableau de bord ne comprend que
des mesures qui s’expriment en euros (gains ou bénéfices) et aucune mesure

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de durée, alors il lui manque quelque chose de crucial et vous ne serez pas en
mesure d’appliquer un management à base d’options réelles.

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Prospérer dans l’imprévu Par Frédéric Fréry, Professeur de stratégie à
ESCP Europe
Un des paradoxes les plus stimulants de la
stratégie d’entreprise est très certainement
son rapport à l’incertitude. Par nature, la
stratégie exige en effet un engagement dans
les choix d’allocation de ressources. Sans cet
engagement, il n’existe pas de stratégie lisible :
une entreprise qui modifierait fréquemment
ses choix d’allocation de ressources, son
périmètre d’activité ou son modèle économique serait dans la tactique et ne
ferait jamais de stratégie. Faire de la stratégie, c’est choisir, et choisir, c’est
renoncer. Or, parallèlement, la stratégie érige en impératif absolu la recherche
de la liberté de mouvement. Face à la turbulence, il s’agit d’être adaptable,
innovant, disruptif, et surtout de ne pas subir un sort à la Kodak ou à la Nokia
en s’enferrant dans les choix passés, en creusant un sillon qui devient peu à
peu une tombe.
Dès lors, comment concilier engagement et adaptabilité ?
Il faut pour cela distinguer d’un côté l’aléatoire, celui des dés ou de la roulette,
où l’on sait par avance quels sont les futurs possibles, et avec quelle
probabilité, et d’autre part l’imprévu, où tout peut arriver, comme l’éruption
de l’Eyjafjallajökull, la catastrophe de Fukushima, le succès d’Harry Potter ou
celui de Facebook. Or, le monde de la stratégie, ce n’est pas l’aléatoire du
casino, c’est l’imprévu et l’incertain. Tous les plans de financement réalisés
avant la crise de 2008 ont fini à la poubelle, et les vastes ambitions stratégiques
de Volkswagen se sont fracassées sur un petit logiciel. Faire de la stratégie, ce
n’est pas gérer des risques, c’est prospérer dans l’imprévu.

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On distingue le plus souvent quatre niveaux d’incertitude :
1. Avec le niveau un, on s’attend à ce que les tendances actuelles se poursuivent. C’est souvent le cas en démographie, où le futur est déjà présent. Paradoxalement, c’est aussi l’hypothèse sous-jacente de la plupart des outils d’analyse stratégique, que ce soit le modèle des 5 forces de la concurrence, les calculs d’actualisation ou la courbe d’expérience, qui postulent qu’en analysant le passé on saura prédire le futur. Comme le souligne malicieusement Karl Weick, face à l’inconnu, mieux vaut une carte fausse que pas de carte du tout.
2. Avec le niveau deux, on ne sait pas quel va être le futur parmi une série de scénarios possibles. C’est ce qui se passe quand le succès d’une entreprise dépend de l’adoption ou non d’une technologie ou d’une réglementation. On peut alors construire des plans, établir des scénarios et mobiliser la théorie des jeux.
3. Avec le niveau trois, le nombre de scénarios devient lui-même incertain.
Face à ce type de situation, on peut utiliser par exemple l’approche par les options réelles ou celle des balises du futur.
4. Enfin, avec le niveau quatre, l’incertitude est totale : on postule que les ruptures sont aussi inévitables qu’imprévisibles. Dans une situation de ce type, la tentation est grande de se contenter de parier, mais cela constitue bien entendu une faute morale : autant vous avez le droit de parier avec votre propre argent, autant vous n’avez pas le droit de le faire avec les ressources de l’entreprise dont vous êtes responsable. Un stratège ne saurait être un parieur.
Au total, face à ces quatre niveaux d’incertitude, on voit apparaître quatre
postures distinctes :
1. La première consiste à refuser l’imprévu. Il s’agit de s’engager dans ses
choix, en espérant que cela stabilisera l’environnement. C’est la posture
de la plateforme pétrolière qui oppose ses millions de tonnes à la
tempête. Cependant, même les plateformes pétrolières peuvent
sombrer. En 2000, la valorisation boursière de Nokia était ainsi la plus
élevée d’Europe, avec 198 milliards d’euros, mais cela ne l’a pas
empêché d’être racheté pour 40 fois moins par Microsoft en 2013.

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2. La seconde posture consiste à décrypter l’imprévu. On mobilise alors
l’arsenal de la planification stratégique et de la théorie des jeux pour
trouver une forme de prévisibilité là où d’autres ne voient que le chaos.
Or, comme l’a montré Henry Mintzberg, la planification s’oppose à la
liberté de mouvement, ce qui faisait dire à Eisenhower : « la
planification, c’est essentiel, les plans, c’est inutile ». De même, la
théorie des jeux repose sur un postulat de rationalité des joueurs qui
limite son utilité pratique : si elle fonctionne lorsque chacun est capable
de calculer méticuleusement son intérêt, elle est moins convaincante
quand les concurrents sont guidés par l’instinct, la crainte ou la colère.
On peut alors se retrouver avec deux films consacrés à « La guerre des
boutons » qui sortent à une semaine d’intervalle, parce qu’aucun des
producteurs n’a accepté, par vanité, d’arrêter son projet avant l’autre.
3. La troisième posture consiste à accepter l’incertitude. Si la stratégie
implique une forme de prévisibilité, afin d’allouer des ressources sans
être un parieur, alors face à l’imprévu c’est la notion même de stratégie
qui n’a pas de sens. On sort alors du mode « stratégie » pour passer en
mode « agilité ». Plutôt que d’allouer des ressources, on va chercher à en
désallouer en sous-traitant au maximum, afin d’abaisser son seuil de
rentabilité. Plutôt que de risquer d’être le seul à se tromper, on va
systématiquement imiter les concurrents. Cependant, si ce mode
« agilité » permet de survivre pendant un certain temps, il expose
l’entreprise à de nouveaux dangers : perte de contrôle par excès
d’externalisation, ou création de bulles spéculatives par excès
d’imitation. Dans les deux cas, l’agilité ne saurait se substituer à la
stratégie.
4. La quatrième et dernière posture consiste enfin à provoquer l’incertitude
jusqu’à en faire la raison d’être de l’entreprise. C’est cette dernière
posture qui est à l’origine de la démarche d’innovation stratégique et
c’est celle-là même que recherchent des disrupteurs comme les NATU
(Netflix, Airbnb, Tesla, Uber). Pour ces entreprises, le succès vient
précisément de leur capacité à créer de l’imprévu dans des industries

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matures, et à faire en sorte que les concurrents établis, enfermés dans
leurs certitudes, soient incapables de réagir assez vite à leurs assauts.
On voit ainsi que pour prospérer dans l’imprévu les entreprises suivent des
stratégies très différentes, mais dans tous les cas, une des pires erreurs qu’on
puisse commettre en stratégie, c’est supposer que le succès passé implique le
succès futur. La seule certitude qu’on peut tirer d’une stratégie gagnante, c’est
qu’il sera très difficile d’en changer.

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La création du futur dans
l’incertitude ou la barbarie
Par Franck Tannery, Président de la société
AUSAR Energy
Au terme de cette matinée, chacun conviendra de l’impossibilité d’éviter l’incertitude. Cette impossibilité appelle toujours plus de stratégie. Elle requiert toujours plus d’effort chez chacun pour renforcer sa capacité politique. Elle nous avait amené à ce projet d’encyclopédie de la stratégie.
Puisque éviter l’incertitude s’avère illusoire, il reste peut-être l’espoir de limiter ses effets mais à condition de ne surtout pas l’ignorer, de ne pas rester dans l’ornière du quotidien.
Constatant la force de l’impondérable, que de fois se surprend-on à se dire : ah si j’avais su je serai pas venu... ou bien encore que suis-je allé faire dans cette galère... ces doutes, qui s’emparent régulièrement de celui ou celle pris dans la tourmente de l’action, viennent nous rappeler que la plus grande source d’incertitude consiste tout simplement à refuser d’assumer la création du futur.
Fuir et éviter l’exigence d’une telle création se paie cash en morts humains, en destructions sociales, toujours plus rapidement qu’on ne le souhaiterait.
Ainsi, plutôt que de créer le futur en limitant strictement le recours aux courtes peines d’emprisonnement en raison de leur inutilité, de leur inefficacité établies, on préfère remplir et remplir les prisons quitte à en faire le creuset pour toujours plus de violence sociale...
Plutôt que de créer le futur en dosant le degré de riposte, on préfère envahir l’Afghanistan, l’Irak et la Lybie quitte à faire le lit de tous les terrorismes et à dépenser dans le cas de l’Afghanistan au moins l’équivalent du PIB annuel chinois...
Plutôt que de créer le futur en utilisant le fruit de la rente pétrolière pour les populations locales, on accompagne le Nigéria et le Cameroun dans leur choix de laisser en déshérence les populations des provinces du Nord pour ensuite les retrouver dans les bras de Boko Haram et de Daesh...

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Tout cela parce que dans l’instant, refusant l’incertitude, on préfère s’appuyer sur des jeux de rhétoriques qui font la part belle à la certitude, à l’optimisation, à la performance, à l’impossibilité du pire, à l’idéologie du changement et de la nouveauté.
Pourtant les voies de l’échec comme les signes avant-coureurs de l’accident sont bien connus, avec la barbarie comme seule issue.
Ces signes sont la montée aux extrêmes tout d’abord. Emprisonnez toujours plus de monde il en restera invariablement des blessures pour les générations futures et leur dégoût de la société.
Signes de l’obscurantisme et du fanatisme ensuite. Faites taire les voix dissonantes, la contradiction scientifique et la liberté des modernes, on obtiendra contrôle des minutes de cerveau disponible et des esprits au profit des puissances établies et de leur enfermement dans leurs tours d’ivoire.
Il y a enfin l’opportunisme instantané. Réagissez aux événements immédiats, soyez présent devant le beau miroir des médias, caressez les instincts primaires de tout un chacun, on constatera vite, trop vite, le déchainement et la violence des mouvements de foule et de force, quitte à lyncher les innocents, à broyer les valeurs.
Heureusement, cette barbarie n’est pas inéluctable. Il suffit juste d’assumer l’incertitude et de prendre enfin en charge la création du futur.
Mon expérience quotidienne de l’Afrique depuis plusieurs mois me conforte dans cette affirmation.
Aujourd’hui l’Europe se plaint des flux migratoires, mais regardons ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire en 30 ans. Voici un pays dont la population a été multipliée par 10 et qui accueille plus de 35% d’immigrés d’autres pays africains. Les flux migratoires sont avant tout à l’intérieur de ce continent africain plus grand en superficie que la Chine, les Etats Unis, l’Inde, le Japon et l’Europe réunis et dont la population devrait croître de plus d’un milliard d’ici 20 ans.
Ici, en Europe, peut-être pour mieux défendre les positions de certains groupes économiques, patronat, syndicats et salariés compris, des options techniques nouvelles sont freinées autant que possible. Là en Afrique, le pas est pris pour des sauts et des ruptures afin de s’ouvrir à de nouvelles réalités. Si l’exemple du mobile banking est époustouflant, c’est surtout dans le domaine de

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l’énergie que le train est en marche avec le recours aux énergies renouvelables pour une production décentralisée. Peut-être suis-je trop optimiste puisqu’il s’agit de l’activité de mon entreprise, mais je ne le crois pas.
Ici dans nos pays, des élites politiques, économiques et médiatiques s’accrochent à leur pouvoir et y restent aussi longtemps que les présidents africains. Là en Afrique des mouvements démocratiques étonnants, qui passent parfois par les armes, comme hier nos révolutions, dont les créations institutionnelles font honneur à l’Humanité. Je pense aux pratiques de réconciliation au Rwanda ou au refus du cumul de mandats au Burkina Faso.
La barbarie n’est vraiment pas une fatalité, sauf à refuser de s’avouer l’incertitude et son exigence de se porter toujours et encore vers le futur, ne serait-ce que par solidarité intergénérationnelle. Pour financer cette solidarité, l’impôt est nécessaire si l’on veut pouvoir soigner nos parents et grands-parents, éduquer nos enfants, développer de nouvelles infrastructures, disposer de moyens pour la recherche.
Cette création du futur, en tant que régime stratégique particulier, passe par un double effort.
D’une part, elle exige de vraiment assumer et revendiquer un projet politique. Hier la fin de l’esclavage et des colonies a pu être décrétée. Des créations sociales nouvelles sont donc possibles. Encore faut-il le vouloir, le souhaiter et amener le corps social, le peuple à le désirer. Cela passe par les mots, les images, les jeux de langage pour se prendre à imaginer et arrêter de croire en la seule certitude du passé toujours plus faux à force de le réifier.
D’autre part, il s’agit de poser des principes normatifs, des règles d’action qui vont petit à petit nous mener vers le chemin de ce futur désiré et à créer. Hier nous avons bénéficié de l’instauration de la TVA pour financer la reconstruction ou de la sécurité sociale pour soigner les populations abimées par la guerre. Pourquoi ne pourrions-nous plus déployer des innovations sociales ? Des principes inédits ne doivent pas faire peur, il faut juste les établir pour réduire de nouveau la pauvreté au sein même du continent européen, pour contenir la violence sociale généralisée que nous laissons s’installer à force de ne pas réagir.
C’est ce refus du silence, c’est le rejet de la pensée dominante qui limitait les voies de la stratégie, qui nous ont amené avec Jean Philippe Denis, Alain Charles Martinet et Taieb Hafsi à nous lancer dans l’aventure de l’Encyclopédie de la stratégie. La seule certitude que nous ayons c’est que lorsque vous vous plongerez dans les chapitres de l’Encyclopédie, selon la stratégie que vous avez

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à concevoir, alors vous serez plus à même de vivre dans l’incertitude, de contribuer à la création du futur.

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Stratégie d’entreprise et
incertitude : la « nouvelle
donne » pour l’enseignement
du Management Par Pierre-Louis Dubois, Délégué-général de
la FNEGE
La FNEGE, Fondation Nationale pour
l’Enseignement de la Gestion des Entreprises,
reconnue d’utilité publique, a été créée en mai
1968, au moment du fameux gap technologique entre la France et les Etats
Unis mis en lumière par Jean Jacques Servan Schreiber.
Dans le contexte de la fin des années 60, une telle création n’était pas neutre.
Elle portait deux volontés audacieuses pour l’époque :
La reconnaissance de la place nécessaire de la gestion de l’entreprise
dans l’enseignement supérieur de gestion
Son utilité publique, c’est-à-dire l’affirmation par l’Etat que
l’apprentissage et le développement des connaissances en management,
permettant de rendre les entreprises plus performantes, était un enjeu
national majeur.
Et, grâce à la FNEGE, 340 jeunes français partirent faire un PhD aux USA,
irriguant ensuite les Grandes Ecoles, les Universités et les entreprises elles-
mêmes !
Cet évènement, qui peut sembler circonstanciel, comportait en lui-même
plusieurs enjeux majeurs en correspondance avec notre thématique du jour
consacrée à la stratégie et à l’incertitude.
Il nous incite aussi à nous poser la question d’une « nouvelle donne » pour
l’enseignement et la recherche en management dans le contexte turbulent de
notre environnement actuel, question qui n’est pas sans importance pour ceux
qui emploient les 18,4% des étudiants du Supérieur, qui, bientôt 50 ans après la
création de la FNEGE, se consacrent à l’étude de la gestion des entreprises !

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Mais revenons d’abord à ce Mai 68 de la gestion des entreprises, passé à
l’époque sous silence !
Voir l’Etat s’engager dans une Fondation dédiée à l’entreprise n’est pas sans
paradoxe ! Les Etats et leurs administrations sont par principe averses à
l’incertitude ! A l’opposé, l’entrepreneur est celui qui accepte le risque dans un
contexte d’incertitude. Le premier, l’Etat, a une responsabilité publique, et,
chargé de gérer la chose publique, se doit d’apporter les justifications
politiques aux décisions qu’il prend pour la Cité. C’est le sens fondamental de la
République (res publica). Le second, l’entrepreneur privé, a pour mission
d’apporter une valeur à ses clients en respectant notamment les normes
imposées par la puissance publique !
La reconnaissance de cette dualité par l’Etat, en associant officiellement dans
le cadre d’une Fondation, Entreprise et Utilité publique fut un signal fort.
Près de 50 ans après, que penser de cet acte fondateur pour l’Etat et les
Entreprises, pour l’enseignement du management et, finalement, pour notre
Fondation?
C’est une banalité de dire que le contexte a changé ! Mais il a subi davantage
de bouleversements ces dix dernières années que durant les 40 années
précédentes ! Introduite en Bourse en mai 2012, Facebook pèse près de 300
milliards de dollars… ! Plus que le conglomérat General Electric !
Les frontières des marchés dépassent celles des Etats. La régulation des
échanges sur Internet en est un exemple patent tant au plan de la propriété et
de l’échange des données qu’au plan fiscal par exemple. Sur ce nouveau terrain
de jeu mondial, les règles et les temps de décision sont bouleversés : comme
l’illustrent des slogans comme « The first is the winner » et « the first takes
all », aux oligopoles des années d’après-guerre (toujours présents sur les
marchés alimentaires, des détergents, des cosmétiques, etc.) se sont substitués
les quasi-monopoles de la Nouvelle Economie (Google, Amazon, Facebook,
Twitter, etc.). Les actifs spécifiques souvent fondés sur les externalités de
réseau transforment sensiblement les modes de valorisation des entreprises.
La puissance de ces nouveaux venus et la généralisation de l’économie digitale
modifient les frontières des marchés et des entreprises et obligent l’ensemble

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des parties prenantes (Etat, etc., Collectivités publiques, fournisseurs, clients,
syndicats, organisations intermédiaires) à redéfinir leur rôle souvent dans des
situations de crise et avec un horizon de moins en moins prévisible.
Modifications incessantes de la législation, fermetures et rachats d’entreprises,
bouleversements des organisations publiques, crises politiques sont autant de
réactions qui signalent une certaine perte de contrôle de ce qui avait été
institutionnalisé ! Dans notre monde interconnecté, l’incertitude ne peut plus
être une ligne de partage entre le public et le privé. La création de valeur qui
repose sur des voies innovantes attendues par le marché donne aux pouvoirs
publics la mission de favoriser la place d’écosystèmes nécessaires à cette
éclosion !
L’évolution des marchés bouleverse en quelque sorte les hiérarchies établies !
L’Enseignement Supérieur du Management, qui nous le répétons, prépare les
cadres des entreprises de demain, de vos entreprises, ne peut s’exonérer d’une
réflexion en profondeur sur cette nouvelle donne !
Aujourd’hui plus qu’hier, la figure même de l’entrepreneur, capable d’avoir une
vision juste dans un univers incertain, capable de s’entourer de managers
adhérant et participant à cette intention stratégique, sachant la faire partager,
capable de faire de son entreprise une construction collective, capable
d’associer shareholders et stakesholders est plus que jamais d’actualité.
Les définitions des nouveaux métiers fondés sur le digital et les transformations
des métiers traditionnels obligent à revoir les offres de formation, à
reconsidérer les besoins des entreprises en ressources humaines comme le
montre le baromètre FNEGE des attentes des entreprises. Les modes
pédagogiques et les temps de formation sont lourdement affectés : le temps où
la formation initiale était presque suffisante pour une vie professionnelle est
révolu ! Quelle place donner aujourd’hui à l’indispensable formation
fondamentale ? Comment permettre aux étudiants d’être à la fois adaptés à ce
nouveau monde des entreprise et adaptables face aux mutations du monde
professionnel ? Comment faire pour que ceux qui auront à décider soient aussi
responsables au sens sociétal du terme ?
Cette « nouvelle donne » confère aussi une mission de premier ordre à ceux
qui ont pour fonction de conduire des recherches en management.

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Comme le montre le livre qui nous réunit aujourd’hui, l’Encyclopédie de la
Stratégie, il ne s’agit pas « de jeter le bébé avec l’eau du bain » en
abandonnant toute la construction des savoirs en gestion depuis plus de 50
ans. Même si le contexte a profondément changé, décision et incertitude ont
toujours été au cœur de l’analyse économique et des théories managériales. Et
nous sommes persuadés qu’il y a toujours autant a à retirer de l’exploitation
nouvelle et puissante des connaissances stylisées des théories économiques
classiques que de celles fondées sur des approches plus réalistes, empiriques et
constructivistes. La transformation du contexte constitue à nos yeux à la fois
une opportunité de leur renouvellement et une chance pour mieux inscrire le
travail des chercheurs en management dans les réponses attendues par les
entreprises pour affronter ces enjeux modernes.
Les 80 Ecoles du Management du réseau FNEGE et les 23 associations de
recherche en gestion qui forment son Collège Scientifique ont compris les défis
que représente pour elles-mêmes cette nouvelle donne ! Elle les oblige à se
transformer en profondeur, ce qui ne va pas sans tensions !
Mais, en conclusion, je peux vous affirmer que leurs responsables sont bien
persuadés qu’ils ne pourront relever ces défis avec succès que si les
responsables de la partie prenante centrale de cette nouvelle économie,
l’entreprise, s’investit encore plus fortement dans leurs établissements et leurs
associations scientifiques !
C’est ce message que nous voulons vous transmettre aujourd’hui!
C’est aussi cet enjeu, qu’au travers de ses actions notre Fondation a placé au
premier rang !