s’en passer à condition de s'en...

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S’en passer à condition de s'en servir ! Il m’avait été demandé de donner un titre à mon intervention et de présenter en quelques mots ce dont il serait question. "S’en passer à condition de s’en servir ! Titre qui voudrait articuler la question de la fin d'analyse autour de l'identification : versus sinthome ou versus Autre (analyste, positon tenue par l'IPA) ; autour de la quatrième consistance du nœud borroméen, pourquoi cette quatrième consistance ? D'abord définie par Freud comme la réalité psychique, façon de nommer le complexe d’œdipe, la lecture de Lacan. Puis Lacan parle du quatrième terme comme celui de la nomination et enfin avec Joyce, il définit la quatrième consistance comme le sinthome. Joyce le désabonné de l'inconscient dont Lacan se demande pourquoi il serait entré en analyse puisqu’il va tout droit avec son œuvre à ce qu'on peut attendre de mieux d'une analyse. Comment se débrouiller avec tout ça ? Tenter de trouver un fil autour de la question du père et de ses déclinaisons possibles ou suppléances". En reprenant ces quelques lignes durant mes vacances pour préparer cette rencontre, m'est venue cette exclamation : quelle ambition, quelle folie ce parcours ! Entendre quelque chose du parcours de Lacan, entendre quelque chose de mon parcours, de mon erre ! Ça rame autour de ça depuis quelques décennies maintenant. Le ça étant à entendre aussi dans le sens de la deuxième topique freudienne. Tenter de trouver un fil autour de la question du père disais-je ! C'était le propos de Lacan en 1976 dans son séminaire Le sinthome je cite : « L’hypothèse de l’inconscient - Freud le souligne - c’est quelque chose qui ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes c’est Dieu. C’est en ça que la psychanalyse, de réussir prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer, à condition de s’en servir ». Qu'est-ce qu'un père ? Question qui est posée au centre de l'expérience analytique comme éternellement non résolue, du moins pour nous analyste disait Lacan dans son séminaire La relation d'objet. Il s'agira là à grands traits en m'appuyant sur quelques auteurs qui ont balisés mon chemin, d’en dessiner les contours. Quelques cairns sur mon sentier, je vous donne quelques noms, ceux qui m'ont orienté dans cette lecture toujours périlleuse de Lacan, Erik Porge, Philippe Julien, Colette Soler, Jacques Alain Miller. Qu'est-ce qu'un père ? Lacan tout au long de son œuvre, jusqu'à la fin de ses séminaires tente d'apporter une réponse à cette question sans fin. Mais au moins tente-t-il de poser les bonnes questions en situant le père comme un terme référentiel.

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S’en passer à condition de s'en servir !

Il m’avait été demandé de donner un titre à mon intervention et de présenter en

quelques mots ce dont il serait question.

"S’en passer à condition de s’en servir !

Titre qui voudrait articuler la question de la fin d'analyse autour de l'identification :

versus sinthome ou versus Autre (analyste, positon tenue par l'IPA) ; autour de la

quatrième consistance du nœud borroméen, pourquoi cette quatrième consistance ?

D'abord définie par Freud comme la réalité psychique, façon de nommer le complexe

d’œdipe, la lecture de Lacan. Puis Lacan parle du quatrième terme comme celui de la

nomination et enfin avec Joyce, il définit la quatrième consistance comme le

sinthome. Joyce le désabonné de l'inconscient dont Lacan se demande pourquoi il

serait entré en analyse puisqu’il va tout droit avec son œuvre à ce qu'on peut attendre

de mieux d'une analyse. Comment se débrouiller avec tout ça ? Tenter de trouver un

fil autour de la question du père et de ses déclinaisons possibles ou suppléances".

En reprenant ces quelques lignes durant mes vacances pour préparer cette rencontre,

m'est venue cette exclamation : quelle ambition, quelle folie ce parcours !

Entendre quelque chose du parcours de Lacan, entendre quelque chose de mon

parcours, de mon erre ! Ça rame autour de ça depuis quelques décennies maintenant.

Le ça étant à entendre aussi dans le sens de la deuxième topique freudienne.

Tenter de trouver un fil autour de la question du père disais-je ! C'était le propos de

Lacan en 1976 dans son séminaire Le sinthome je cite :

« L’hypothèse de l’inconscient - Freud le souligne - c’est quelque chose qui ne peut

tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes c’est Dieu.

C’est en ça que la psychanalyse, de réussir prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi

bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer, à condition de s’en servir ».

Qu'est-ce qu'un père ? Question qui est posée au centre de l'expérience analytique

comme éternellement non résolue, du moins pour nous analyste disait Lacan dans son

séminaire La relation d'objet.

Il s'agira là à grands traits en m'appuyant sur quelques auteurs qui ont balisés mon

chemin, d’en dessiner les contours. Quelques cairns sur mon sentier, je vous donne

quelques noms, ceux qui m'ont orienté dans cette lecture toujours périlleuse de Lacan,

Erik Porge, Philippe Julien, Colette Soler, Jacques Alain Miller.

Qu'est-ce qu'un père ? Lacan tout au long de son œuvre, jusqu'à la fin de ses

séminaires tente d'apporter une réponse à cette question sans fin. Mais au moins

tente-t-il de poser les bonnes questions en situant le père comme un terme référentiel.

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Dès le début de son enseignement il évoque cette question du père sous deux formes

différentes qui semblent très proches et qu'il maintiendra sans les confondre. Il s'agit

d'une part de la triade R, S, I versus père réel, père symbolique et père imaginaire et

d'autre part le Nom-du-Père. Il serait là assez aisé de penser qu'il s'agit de la même

fonction entre le père symbolique et le Nom-du-père ; Alors donc pourquoi les

nommer différemment ? Cette question reprendra sous une autre forme entre le Nom-

du-Père et les noms du père ; premier au singulier et la pluralité du second.

C'est avec le nœud borroméen dans son séminaire RSI que ces questions trouveront

une articulation. RSI date de 1975 et les premières apparitions du Nom-du-père et du

ternaire R,S,I datent du début des années 1950, soit près de 25 ans pour donner une

articulation à ce référentiel père.

Cette question des nœuds a aussi été ma question ; Pourquoi Lacan est-il passé d'un

nœud à trois consistances à un nœud à quatre ? Quelle nécessité ? Le nœud à quatre

invalidait-il le nœud à trois ou au contraire venait-il l'éclairer ?

Cette formulation peut apparaître obtuse, en fait il s'agit d'articuler topologiquement

la fonction paternelle versus métaphore du Nom-du-Père avec celle du père comme

nomination et enfin celle du sinthome avec cette orthographe particulière venue du

vieux français s i n t h o m e. Et de l'usage que Lacan en tire sur la question de la fin

de l'analyse comme s'identifier au symptôme.

♦♦♦♦♦

Entrons maintenant dans le vif de cette question du père.

La fonction paternelle n'est pas à l'origine de cette catégorisation réel, symbolique,

imaginaire mais elle a contribué à unir ces termes et à les mettre en perspective.

Dès le début, dans son séminaire qu'il tenait chez lui, Lacan interprète chez cet

émigré russe, l'homme aux loups, la recherche du père symbolique qui entraîne la

peur de la castration, laquelle rejette Serguei Constantinovitch Pankejeff de son vrai

nom, du côté du père imaginaire de la scène primitive. Là où le père réel défaille,

c'est le père symbolique qui est convoqué, et là où défaille la fonction du père

symbolique de la castration surgit le père imaginaire.

Que recouvrent ces instances père réel, père imaginaire, père symbolique dans cette

première avancée là que Lacan nous donne de l'homme aux loups ?

La première remarque à formuler, c'est peut-être de poser que le père ne s'instaure pas

de lui-même, il ne s'auto fonde pas dans la famille. Pour l'enfant, le père est médié

par la mère. La mère instaure ou non une place en position tierce entre elle et l'enfant.

Elle l'instaure en ce lieu d'inscription, en cette structure que Freud appelle

l'inconscient et Lacan le grand Autre, où le père a sa place ou non. Ce qui apparaît

donc, ce n'est pas tant le désir de l'enfant pour sa mère mais le désir de la mère. Mais

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quel désir se demande l'enfant ? Che vuoï ? Pourquoi toutes ces allées et venues ? Ça

fait question pour l'enfant !

Question qui revient pour cet enfant sous cette forme du " Que suis-je ? " Que suis-je

pour elle ? Tout, rien ; Rien parfois on peut le voir dans la clinique, c'est Spitz qui l'a

décrit le premier, il a appelé ça l'hospitalisme ; Rien dans le désir de l'Autre. Tout

pour elle mais alors quelle angoisse ! Ou bien alors dans un entre deux entre ce tout et

ce rien, pas rien mais pas tout non plus dans les meilleurs cas !

La réponse à ces questions vient de la mère par le signifiant Nom-du-Père. Par le

signifiant Nom-du-Père, une signification est donnée au sujet quant à ce qu'il en est

du manque en la mère, en l'Autre.

De quelle manière ? Au signifiant énigmatique du désir de la mère est substitué le

signifiant Nom-du-Père. Cette opération de substitution signifiante est nommée

métaphore et là en substance métaphore paternelle. La métaphore paternelle peut être

considérée comme la première introduction du Nom-du-Père. La métaphore du Nom-

du-Père explique comment le père devient porteur de la Loi. "La métaphore (qui)

substitue ce nom à la place premièrement symbolisée par l'opération de l'absence de

la mère". Le père est une métaphore et ainsi s'engendre pour l'enfant un signifié qui

au départ est inconnu. Avec l'opération de la métaphore paternelle, il se produit à

cette place une signification : la signification du Phallus, c'est à dire la signification

non pas de l'organe qu'elle n'a pas, ni de l'image d'un homme mais du signifiant de ce

manque qui ouvre sur le désir de la mère. On parle là du phallus symbolique.

Le Phallus symbolique représente la jouissance comme hors d’atteinte pour le sujet

parlant. La castration ne veut rien dire d’autre que tout être qui parle est assujetti à la

loi de l’interdiction de l’inceste, c’est à dire qu’il doit renoncer à son objet absolu et

premier du désir qu’est la mère. Le Phallus est le signifiant de cette

interdiction absolue, il se substitue à ce degré zéro du langage qu’est la Chose. Il a

une valeur identique à celle du Nom-du-Père, qui, comme fonction métaphorique, est

substitution du signifiant du désir de la mère. Le Phallus, c’est le bouchon, tronc du

signifiant qui marque à la fois le lieu et l’impossibilité de la Chose ; Le Phallus,

signifiant auquel nous renvoie tous les autres signifiants. Il est une fonction

organisatrice, au sens logico-mathématique. Ce signifiant est absent de la chaîne.

C’est un signifiant d’exception, il n'a pas de signifié. Ce signifiant où se trouve-t-il ?

Il est refoulé dans l’inconscient, corrélé au refoulé primordial qui n’est jamais levé.

Le Phallus n’est pas verbal, il n’est pas non plus l’organe, le pénis, ni l’image de

celui-ci. Il induit dans toute image du corps cet effet : qu’elle apparaît marquée par un

manque, par une incomplétude. Le Phallus c’est aussi le signifiant qui désigne dans

l'Autre un manque de signifiant S(Abarré). C’est un signifiant inarticulable, il est

muet si l’on peut dire parce que comme vous le savez un signifiant est toujours uni à

un autre signifiant puisqu’il ne peut se signifier lui-même. Le signifiant articulable

c’est le Nom-du-Père qui est le Phallus mais qui remplit cette fonction que ce dernier

ne peut remplir, celle du point de départ, de référent à partir duquel la discursivité

devient possible. Le Nom-du-Père c'est le signifiant qui structuralement réalise la

castration, c'est à dire la séparation d'avec le désir de la mère. C'est le signifiant S1,

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c'est le lieu d’accroche d’un signifiant S2, S2 façon économique d’écrire tous les

signifiants qui ne trouvent leurs significations que dans la mesure où ils sont articulés

avec S1. L’inconscient en tant que savoir insu, c’est le S2 qui a pour support S1, S1

articulable qui prend la place du manque ouvert par le Phallus en tant qu'exclu dans la

batterie du signifiant, au sens de la Loi qui décrète l’exclusion de la Chose en tant que

réel impossible.

Le père symbolique auquel est référencé ce Phallus symbolique est un signifiant nulle

part représenté et inaccessible sauf à en forger une construction mythique, comme

celle de Totem et tabou. Il est le père qui jouit de toutes les femmes et il est tué par

ses fils, par la même, il est conservé comme signifiant.

Dans La relation d'objet Lacan nous dit " Le seul qui pourrait répondre absolument à

la position du père en tant qu'il est le père symbolique, c'est celui qui pourrait dire

comme le Dieu du monothéisme -Je suis celui qui suis- Mais cette phrase que nous

rencontrons dans le texte sacré ne peut être prononcée par personne ".

Le Père comme Nom vient de la mère. Il n'y a de véritable autorité paternelle que

reçue et transmise d'une femme. C’est la mère qui inscrit une place dans l’ordre

symbolique pour un homme qui viendra ou non l’occuper à sa manière et avec son

style.

Mais le père comme image d'où vient-il donc ?

Il vient de l'enfant. Ce père imaginaire est convoqué en tant que puissant. L'enjeu en

est pour l'enfant que ce père fasse le poids face au désir de la mère. Si la mère a un

manque en elle, il vient du père et non de lui. Qu'il y ait un père à la hauteur et qu'il

soit l'agent de la privation de la mère, voilà ce qui est attendu de ce père imaginaire.

Ce père présente deux versants :

- Il est posé comme maître et législateur, faisant la loi et non pas la disant. C'est le

père primitif dans la mythologie freudienne qui prive les fils de toutes les femmes. Ce

père mythique est l'image du père en tant que maître. Ce père est recherché, voulu

parce qu'il est promu comme digne d'amour. C'est en raison de cet amour, qu'au

moment du déclin de l’œdipe s'opère une identification à lui, une incorporation dit

Freud de sa voix dictant la Loi. La voix de la conscience ! Cet héritage Freud l'a

nommé surmoi.

- Mais pas seulement, ce père imaginaire sur son autre versant est le père créateur qui

a fait de l'enfant un être aussi peu parfait, aussi mal foutu. Pourquoi alors se demande

l'enfant cet être si puissant, tout puissant comme le bon Dieu, n'a-t-il pas voulu faire

de moi l'enfant un être à son image ? On entend là tous les reproches qui lui sont

adressés, toute la rivalité, toute la haine dont il fera l'objet.

Avec le père réel, de quoi s'agit-il ?

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Il ne s'agit pas bien sûr du père dans la réalité, ni du géniteur. Le réel n'est pas la

réalité. La réalité est subjective, Freud lui-même parlait de réalité psychique soit de

dire que les phénomènes de perception-conscience ne sont pas sans tomber sous

l'incidence de l'inconscient qu’il opposait à la réalité matérielle. Et Lacan dès 1953

d’introduire les trois catégories R, S, I comme les trois registres de la réalité humaine

c’est à dire les coordonnées fondamentales de l’expérience analytique.

Le réel c'est autre chose, le réel c'est ce qui introduit l'impossible. Le réel est

l'impossible qu'à toute vérité corresponde son savoir, soit le démontrable de ce qu'elle,

cette vérité, soit vraie.

Ainsi le père réel, c'est le réel du père, soit ce que l'on atteint quelque peu comme de

l'impossible à savoir, concernant le vrai sur la paternité et qui a comme corrélat le réel

de la castration. Le père est incertain comme le dit l'adage contrairement à la mère

qui elle est certaine. Il est incertain quant au démontrable dans un savoir explicatif.

Le réel disait Lacan est "l'impossible à démontrer le vrai dans le registre d'une

articulation symbolique".

Pour l'enfant, le père réel est l'homme d'une femme. L'enfant a un père réel dans la

mesure où cet homme est celui qui a fait d'une femme, celle que l’enfant appelle

maman la cause de son désir et l'objet de sa jouissance. Soit un homme tourné per-

versement en deux mots vers une femme, celle qui cause son désir. Je voudrais

m’arrêter quelques instants sur cette orthographe en deux mots. Pour Lacan la père-

version en deux mots est la mise en jeu effective de la fonction paternelle avec ce

qu’elle peut avoir comme effets au niveau de la structure du sujet comme Nom-du-

Père. La père-version ou la version plus ou moins réussie de la père-version est

réalisée quand premièrement un homme trouve en une femme, qui est la mère de ses

enfants, l’objet (a) cause de son désir et deuxièmement quand cette femme trouve en

leurs enfants ses propres objets (a).

La garantie de la fonction de ce père réel est d'être per-vers, c'est à dire un père

tourné vers une femme. Quelles conséquences alors pour l'enfant ?

- Le père réel est celui qui introduit pour l'enfant une castration, soit un dire que non.

Tu n'es pas le phallus imaginaire de ta mère, tu n'es pas ce qui lui manque. Le père

réel est agent de la castration en tant qu'il instaure pour l'enfant un rideau, un voile,

un juste mi-dire quant à ce qu'il en est de sa jouissance avec cette femme-ci. Le réel

est cet impossible à démontrer par un savoir le vrai de la jouissance. Et le père est

père de ce réel qui pourrait se dire comme "cette jouissance ça ne te regarde pas. Ce

n'est pas ton affaire. Tu pourras imaginer toutes les scènes primitives (au sens

freudien) que tu voudras : ce sera ton fantasme et je ne m'y prêterai pas par quelque

monstration ou exhibition que ce soit. Ta chambre est ta chambre, la mienne est la

mienne".

Le réel du père est l'impossible à savoir le vrai de la jouissance paternelle. Le père

réel n'est donc pas à analyser, mais au contraire le rideau mis devant lui. C'est ce qui

faisait dire à Lacan dans Télévision "Je tiens pour exclu qu'on analyse le père réel, et

pour meilleure le manteau de Noé quand le père est imaginaire". D'où le titre du livre

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de Philippe Julien, Le manteau de Noé. Le père réel est celui que Cham le fils a vu en

sa nudité de père ivre et assoupi sur sa couche, le fils sait et veut faire partager son

savoir à ses deux frères Sem et Japhet. Mais ceux-ci recouvrent ce père là d’un

manteau en avançant à reculons... pour ne rien voir. Et Noé à son réveil les bénira,

non sans maudire Cham... celui qui prétend savoir.

Le réel du père permet de répondre enfin à la question concernant le père imaginaire

que l'enfant se forge : Comment celui-ci peut-il faire le deuil, par-delà l'amour et la

haine du père idéal ? Nous pouvons répondre : il pourra accomplir ce deuil s'il a un

père réel, c'est à dire un homme qui n'épouse pas, qui n'endosse pas, qui ne s'identifie

pas à l'image d'un père tout puissant, d'un maître, précisons d'un éducateur faisant la

loi sur tout.

En effet, le père réel est celui qui trouvant sa jouissance auprès d'une femme, ne la

cherche pas dans son rapport à l'enfant. Autant dire qu'il n'interviendra pas tout le

temps et sur tout auprès de son enfant. Ce père que Lacan qualifie de législateur nous

le retrouverons probablement dans la lecture de Schreber.

Pour Schreber dans son séminaire Les psychoses, Lacan reconnaît au signifiant Nom-

du-Père et là à son manque en l’occurrence, manque nommé forclusion, le

déclenchement de la psychose. "Pour que la psychose se déclenche, il faut que le

Nom-du-Père, forclos, c'est à dire jamais venu à la place de l'Autre, y soit appelé en

opposition symbolique au sujet" dans les Écrits, D’une question préliminaire à tout

traitement possible de la psychose.

Le père apparaît donc sous ces trois registres, père symbolique, imaginaire et réel. Je

disais au début que Lacan n’a jamais confondu le père symbolique et le Nom-du-

Père ; pourtant ces deux notions peuvent apparaître très proches. Notions que l’on

retrouve mise au travail chez Freud avec son complexe central, le complexe d’œdipe.

♦♦♦♦♦

Lacan évoluera sur sa position du Nom-du-Père en corrélat avec celui du complexe

d’œdipe. Cet aller-retour de critiques portées sur le complexe d’œdipe avec en

parallèle le travail sur le nœud borroméen lui permettra un éclaircissement de cette

fonction du Nom-du-Père qui ne recouvre pas le père symbolique. Je vais reprendre

ces moments clés d’une articulation du Nom- du-père avec le complexe d’œdipe tout

au long de son enseignement. Vous pourrez si cela vous intéresse lire Les Noms du

Père chez Jacques Lacan d’Erik Porge qui reprend, de manière très suivie,

l’évolution de ce concept.

Il est possible de distinguer trois grandes périodes.

La première dans Les formations de l'inconscient, fin des années 1950. Lacan conçoit

le Nom-du-Père comme une sorte d'épure du complexe d’œdipe. Dans l’œdipe, la

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fonction du père comme métaphore en est le ressort. "Il n'y a pas de question d'œdipe

s'il n'y a pas le père ; inversement parler d'œdipe c'est introduire comme essentielle la

fonction du père" et aussi "Nous en sommes arrivés au point où j'ai affirmé que c'était

dans cette structure que nous avons ici promue comme étant la structure de la

métaphore, que résidaient toutes les possibilités d'articuler clairement le complexe

d'œdipe et son ressort, à savoir le complexe de castration".

Toujours dans ce séminaire Lacan définit la métaphore paternelle comme j’ai pu vous

en parler précédemment, substitution du signifiant Nom-du-Père à la place

premièrement symbolisée par l’absence de la mère qui ouvre sur la question de son

désir.

En poursuivant ses séminaires, Lacan se montrera très critique dans le second temps

sur le complexe d'œdipe pour ensuite lui redonner quelques crédits dans un troisième.

Fin des années 1960, début des années 1970 il évoque à plusieurs reprises, tout au

long de ses séminaires, jusqu'à RSI où ça prendra fin, l'arrêt de son séminaire qu'il

avait nommé Les noms du père. Ce séminaire n'a eu qu'une séance unique en 1963.

Lacan l’arrête suite à ce qu'il nomme son excommunication. L'IPA (Association

Internationale de Psychanalyse) émet pour l'adhésion de la SFP (Société Française de

Psychanalyse), un certain nombre de recommandations, véritable mise sous tutelle.

Cela visait à marginaliser Lacan et Dolto ; ce qui aboutit au final à exclure Lacan de

la liste des didacticiens. Il lui est reproché : les séances courtes, le nombre de ses

analysants et leurs présences à son séminaire. Il lui est aussi reproché son

intellectualisme et son verbalisme.

Lacan dans son séminaire Les noms du père à la séance unique voulait " mettre en

question l'origine" et que "quelque chose de Freud n'avait jamais été analysé".

L’œdipe apparaît aux yeux de Lacan comme un résultat très "propre " " un peu

aseptique" de cet évitement. En 1969, il porte le fer au niveau du complexe d'œdipe

tel que Freud l'a exposé. Comme il l'avoue lui-même, il n'y va pas par quatre chemins.

Je cite dans L’envers de la psychanalyse "Pour conclure aujourd’hui, je dirais ce que

nous vous proposons, c’est l’analyse du complexe d’œdipe comme étant un rêve de

Freud".

Deux aspects dans le complexe d’œdipe sont à distinguer : celui qui se rattache à la

version du mythe de Sophocle et son contraire qui se rattache au mythe de Totem et

tabou parce que tous les deux concernent la fonction Nom-du-Père qui résulte de

l’articulation entre un père historique et le second un père pré-historique, d’une

structure toujours déjà-là.

Pour Lacan l'introduction du mythe d'œdipe version Sophocle a été pour Freud "dicté

par l'insatisfaction de l'hystérique" et de son théâtre. En forgeant un complexe à partir

de ce mythe qui met le père et la mort du père, à un point pivot, Freud ne ferait que

donner consistance au père idéalisé tel qu'il est appelé par l'hystérique ; la valeur

explicative redoublerait le vœu de l'hystérique de produire du savoir à prétention de

vérité. C’est l’analyse qu’il en tire en reprenant Dora dans les cinq psychanalyses,

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seul cas dont il n’avait pas encore fait une lecture.

Lacan ensuite oppose le mythe freudien de Totem et tabou à celui de l’œdipe. Dans

l’œdipe avec le meurtre du père, la condition de la mère se pose alors ; dans Totem et

tabou, la jouissance de toutes les femmes précède le meurtre du père. A partir du

meurtre du père par les fils s'édifie l'interdiction de la jouissance des femmes par les

fils. De plus, trait encore différent, Totem et tabou ne justifie pas mythiquement

l'interdit de l'inceste maternel puisque ce sont les femmes du père et non les mères

qui sont concernées par l'interdit après le meurtre du père. Lacan en conclut en disant

que Freud, je cite "En nous révélant ici sa contribution au discours analytique ne

procède pas moins de la névrose que ce qu'il a recueilli de l'hystérique sous la forme

de l’œdipe. Il est curieux qu'il ait fallu que j'attende ce temps pour qu'une pareille

assertion, à savoir que le Totem et tabou est un produit névrotique, pour que je puisse

l'avancer, ce qui est tout à fait incontestable n'est-ce-pas, sans pour ça je mette en rien

en cause la vérité de la construction, c'est même en ça qu'elle est témoignage de la

vérité […] c'est au témoignage que l'obsessionnel apporte de sa structure à ce qui du

rapport sexuel s'avère comme impossible à formuler dans le discours, que nous

devons le mythe de Freud".

Dans le mythe freudien, contrairement au mythe sophocléen, il est explicitement

question de la jouissance du père puisque ce qui le définit, plus que la procréation,

c'est de jouir de toutes les femmes. Freud introduit donc la fonction phallique comme

un des ressorts de son mythe. Celle-ci est liée au père mort puisque c'est du lieu de sa

mort que se pose l'interdit porté sur cette jouissance. Ainsi la logique de Lacan mise

en place consiste-t-elle en une articulation de différents modes de faire argument à la

fonction phallique, une articulation qu’il a fixée dans les formules de la sexuation

(pour le mythe freudien il Ǝ X tel que non Ф X) Il existe au moins un, le père de

Totem et tabou qui échappe à la castration, il est là réduit à sa fonction d'exception.

On voit devenir le père comme un opérateur structurel. Le Nom-du-Père apparaît bien

après coup porteur d'une critique implicite de l’œdipe dans la mesure où il met

l'accent sur le lien du père à la Loi.

Lacan en dégageant les trois instances de la paternité sort du champ du père

monolithique du mythe de Freud. En ayant le trait de génie de transférer dans le

domaine de la psychanalyse, le principe de la primauté de la structure et en faisant

exploser la paternité, il a mis un terme à cette vieille querelle où la psychanalyse

s’enlisait dans des combats d’arrière-garde ; c’était l’impasse dans lesquels les débats

se poursuivaient entre Malinowski, anthropologue, de l’école culturaliste qui

défendait que le complexe d’œdipe n’était qu’un produit tardif, résultant de la

transformation d’un système matrilinéaire en système patrilinéaire et Jones qui

répondait que c’était d’origine et qu’il n’y avait aucune ignorance de la fonction du

père mais refoulement.

Une autre remarque est celle qu’avec la distinction des trois registres de la paternité

on peut analyser des situations familiales atypiques avec l’aide d’un schéma

initialement destiné à l’analyse des situations familiales typiques. Les trois instances

de la paternité ne sont pas nécessairement concentrées sur le même être et encore

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moins sur le géniteur, on peut même dire qu’il n’y faut pas nécessairement un homme,

par exemple, pour tenir cette fonction du père symbolique ; elle peut très bien être

assumée par une mère célibataire. Cette dernière remarque n’est pas sans incidences

sur l’actuel. En effet, le schéma familial classique tend à se raréfier. Aujourd’hui

beaucoup de familles sont recomposées ou même des familles si on peut les appeler

ainsi sont monoparentales.

La réduction hystérique à laquelle Lacan soumet le complexe d'œdipe a pour

conséquence capitale que le Nom-du-Père n'est désormais plus lié exclusivement à la

métaphore paternelle comme c'était le cas depuis 1957, et qu'il prend plus

d'autonomie par rapport à la fonction phallique à laquelle le tient le complexe d'œdipe.

A partir de là, dans son séminaire de 1971 D'un discours qui ne serait pas du

semblant, Lacan donne une nouvelle définition du Nom-du-Père "Ce qui est nommé

père, le Nom-du-Père, si c'est un nom qui lui a une efficace, c'est précisément parce

que quelqu'un se lève pour répondre. Sous l'angle de ce qui passait pour la

détermination psychotique de Schreber c'est en tant que signifiant capable de donner

un sens au désir de la mère qu'à juste titre je pouvais situer le Nom-du-Père. Mais au

niveau de ce dont il s'agit quand c’est, disons, l'hystérique qui l'appelle, ce dont il

s'agit, c'est que quelqu'un parle".

Lacan en disant cela différencie le Phallus qui ne parle pas disais-je au Nom-du-père

qui est lui articulable mais qui de plus est convoqué à se lever et à parler.

Avec le séminaire RSI de 1975, on passe du père parlant au père nommant. On suit

donc l’évolution du Nom-du-Père comme métaphore puis père nommé et père

nommant. Pour ça Lacan en fait une monstration en s’appuyant sur le nœud

borroméen.

♦♦♦♦♦

Qu'est-ce que le nœud borroméen ?

Je vais m’arrêter un peu longuement sur ce nœud, nœud développé dans RSI et le

sinthome.

Le nœud borroméen consiste en ce que trois cercles sont noués de telle façon que si

l'on en coupe un, n'importe lequel, les deux autres se détachent. Ça ne fait pas chaîne.

Avec une chaîne si l'on en coupe un, n'importe lequel, les deux autres peuvent rester

attachés. C'est ce qui définit la qualité borroméenne. D’autre part, le nombre de

cercles, de consistances doit être au minimum de trois. Je vous en ai donné la

représentation.

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Un cercle est posé sur l'autre et le troisième les noue en passant au-dessous de celui

qui est dessous et au-dessus de celui qui est dessus. Lacan se sert du nœud borroméen

pour énoncer la difficulté qu'il a à parler du réel. Le nœud borroméen est une écriture,

une écriture du réel, le nœud borroméen dit Lacan est le réel. Cette écriture écrit le

réel au sens de la structure. C'est le réel du trois de la figure borroméenne. Le réel ce

sont les trois consistances superposées, trois cercles empilés, libres les uns des autres.

C'est du réel et il est impossible d'en savoir quelque chose. Le nœud borroméen qui

les rassemble est une première approche de ce réel. Mais une difficulté surgit assez

vite, celle de nommer le réel. En donnant le nom de réel à l'un des cercles, à l'une des

consistances, les deux autres étant nommées l'imaginaire et le symbolique ou en

donnant au ternaire le nom de réel, on donne un sens, il entre dans la chaîne des

substitutions associatives. Le réel s'inscrit alors dans un écart de sens avec d'autres

termes, il se substitue à d'autres sens, il devient ainsi métaphorique. Or, le réel c'est

l’expulsé de sens, il ex-siste au sens. Le sens est hors champ du réel, le sens est dans

le champ du recoupement de la consistance imaginaire et symbolique.

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C'est-à-dire qu'en nommant le réel, on s'en interdit l'accès, on en fait un élément

métaphorique, symbolique. Erik Porge pose clairement la difficulté dans son livre

Lettres du symptôme. Si l'on veut résoudre ce dilemme, il faut trouver une solution

qui permette de distinguer, réel, symbolique et imaginaire du ternaire et en même

temps permettre de ne pas les distinguer pour parler du nœud comme réel. Il faut ne

pas les distinguer pour les distinguer. Il faut les maintenir hors sens, équivalents, non

enchaînes et pouvoir en dire quelque chose. Cette difficulté va courir dans tout RSI.

La solution que Lacan trouve, c'est de passer par l'adjonction d'une quatrième

consistance. On passe du nœud borroméen à trois au nœud borroméen à quatre. Je

cite Lacan "On part d'une disjonction connue comme originaire du symbolique, de

l'imaginaire et du réel" or "Ce n'est pas parce qu'elles sont trois qu'il y en a un qui est

le réel. Lequel, laquelle de ces trois lettres mérite-t-elle ce titre de réel ?" et de

conclure "Des trois consistances on ne sait jamais laquelle est réelle, c'est bien pour

ça qu'il faut qu'elles soient quatre", "C'est à savoir que sans la quatrième rien n'est à

proprement parler mis en évidence de ce qu'est vraiment le nœud borroméen".

Puisque les trois ronds sont équivalents, donc non distinguables, il faut le marquage,

l'indexation, en quelque sorte de l'un d'entre eux par un quatrième pour l'identifier, lui

donner un sens. Ce marquage c'est la nomination prise comme dimension

borroméenne à part entière, rajoutée comme quatrième rond. Dans un nœud à quatre,

deux couples se font de deux anneaux, de sorte que chacun des trois premiers peut

être mis en relation avec celui de la nomination.

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Le quatrième rond, présentifiant l’existence d'une dimension nommante à part entière,

rend compatible et comptable le sens métaphorique du réel avec sa nature triple hors

sens. La nomination respecte le "lien énigmatique" d'un trois premier en même temps

qu'elle donne un sens. Elle nomme une relation. Comme quatrième rond, la

nomination est incluse dans le réel du nœud. Elle nomme le réel en préservant la

triplicité qui la fonde. Le quatrième rond, dit Lacan, c'est ce qui était implicite dans le

nœud à trois mais ne pouvait être dit sans réduire le réel à la métaphore. Le réel est

dédoublé entre celui hors sens et hors nomination de la nodalité, et la nomination du

sens du réel, distinct du symbolique et de l’imaginaire. Le réel du trois est bien

l’impossible car il ne peut s’aborder que par le quatre. Il est un trois non enchaîné

dont on ne peut parler qu’à la condition d’un quatre, n’importe lequel qui vient nouer

l’ensemble. Avec la quatrième dimension de la nomination, il y a une conjonction,

disjonction du sens du réel et du réel hors sens.

Le quatrième rond n’échappe pas non plus à la question du sens. Je cite Lacan dans

RSI "C'est que dans Freud, il y a élision de ma réduction à l'imaginaire, au

symbolique et au réel, comme noués tous les trois entre eux, et que ce que Freud

instaure avec son Nom-du-Père, identique à la réalité psychique, à ce qu'il appelle la

réalité psychique, nommément à la réalité religieuse, car c'est exactement la même

chose, que c'est ainsi par cette fonction, par cette fonction du rêve que Freud instaure

le lien du symbolique, de l'imaginaire et du réel" .

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Donc quatrième rond nommé par Lacan et retrouvé chez Freud comme : réalité

psychique, complexe d'œdipe, Nom-du-Père (pourtant le terme ne se retrouve pas

chez Freud) et réalité religieuse. L’affirmation peut surprendre entre réalité psychique

et complexe d’œdipe mais pas si surprenante si l’on pose le complexe d’œdipe

comme structural au niveau de l’inconscient. Freud en fait un complexe, un

opérateur qui est au cœur des névroses, psychoses et perversions. Et pour le terme de

réalité religieuse, je ne sais pas, je n’ai pas retrouvé ce terme chez Freud mais peut-

être y est-il. Invention de Lacan qu’il prête à Freud ? Lacan l’a reconnu, le terme

Nom-du-Père est emprunté à la religion chrétienne. Il fait un parallèle entre Nom-du-

Père et Nom de Dieu. Il lui est arrivé d’écrire Dieu-le-père avec tirets comme Nom-

du-Père lui aussi avec tirets et majuscules. Dieu apparaît donc alors comme une

figure possible du Nom-du-Père.

Après avoir porté des critiques sévères sur le complexe d'œdipe, Lacan semble lui

redorer son blason. Comment un rêve de Freud, dicté par l'hystérique, un produit

névrotique, peut-il jouer un rôle si important que celui de faire tenir ensemble chez

Freud et par voie de conséquence chez nous aussi, le réel, le symbolique et

l'imaginaire ?

En attribuant au complexe d'œdipe cette place dans le nœud borroméen, Lacan lui

reconnaît en définitive une fonction au-delà de la critique qu'il a faite de ce complexe.

Une fonction supplémentaire et de suppléance, malgré ou peut-être à cause des

imperfections qu'il a dénoncées.

Dans le séminaire suivant Le sinthome, Lacan parle du quatrième rond comme

sinthome ou symptôme. Ce terme sous-entend pour lui l'existence d'un Nom-du-Père

mais pas forcément du Nom-du-Père. Pourquoi ? Pluralité des noms du père alors ?

Oui ! Si l'acte de la nomination est reconnu dans sa dimension, n'importe quel rond

peut alors l'incarner. La fonction de nomination n'est plus le privilège du Nom-du-

père nommé, elle le pluralise en noms du père nommant. Alors qu'auparavant Lacan

disait que le symptôme est une métaphore, maintenant le symptôme est une

nomination symbolique. Le nœud borroméen à quatre consistances a la particularité

que ses anneaux forment des couples non substituables dans leur configuration.

Quand le quatrième rond de la nomination fait couple avec le symbolique, c'est ce

couple que Lacan baptise du nom de symptôme. Le symptôme est le nom donné à

une nomination surgie du symbolique ∑= Ns + S.

Si la nomination fait couple avec d'autres dimensions, on aura alors la nomination

imaginaire comme inhibition, la nomination réelle comme angoisse. Si il y a un

nombre indéfini de noms du père, c'est parce que le Nom-du-Père n'est pas le

privilège d'une seule consistance, celle de la quatrième par exemple, et que l’on peut

en avoir une infinité, de consistances, dans le nœud borroméen. Le Nom-du-Père n'est

pas attaché de façon fixe à la représentation de l'une des consistances, mais une

consistance fait fonctionner le Nom-du-Père à partir de quatre consistances nouées

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borroméennement.

Dans sa Conférence sur Joyce en 1975, à la fin de RSI, Lacan dit que "Le père est ce

quatrième sans lequel rien n'est possible dans le nœud du symbolique, de l'imaginaire

et du réel". Cette identification du Nom-du-Père et de la quatrième consistance du

nœud borroméen semble s'être faite dans l'aller-retour entre des considérations sur le

complexe d'œdipe chez Freud et le nœud borroméen à trois consistances. C'est dans

une sorte de synchronie que Lacan aperçoit que le complexe d'œdipe noue chez Freud

trois dimensions, reconnaît que celui-ci fait du Nom-du-Père, nomme ce quatrième

rond du Nom-du-Père et conclut que réciproquement, le Nom-du-Père est un

quatrième rond implicite pour le nœud borroméen à trois.

Ainsi, le problème de l'articulation du Nom-du-Père et de R, S, I posé depuis

l'introduction de ces termes est-il résolu en 1975 avec le lien borroméen. Le Nom-du-

Père s'articule avec R, S, I d'une façon telle qu'il se distingue du ternaire en

permettant de nommer les éléments de celui-ci et que, comme quatrième élément

noué borroméennement, il obéit aux mêmes principes de liaison que les autres

éléments. Le nœud borroméen permet de maintenir une identité de lien des termes et

une différenciation des termes du lien. Le pluriel, les noms du père, auxquels sont

identifiés réel, symbolique et imaginaire, signifie cette conjonction, dont le Nom-du-

père est l'opérateur. Je cite " Les noms-du-père, c’est ça : le Symbolique, l’Imaginaire

et le Réel. C’est ça les noms du père, les noms premiers en tant qu’ils nomment

quelque chose comme l’indique la bible […] le premier temps de cette imagination

humaine qu’est Dieu est consacré à donner un nom mon Dieu ! à quelque chose qui

n’est pas indifférent, à savoir un nom à chacun des animaux".

Venons-en maintenant aux implications cliniques de ce travail sur le Nom-du-Père et

le nouage qu’il opère avec le nœud borroméen. Joyce

♦♦♦♦♦

Joyce, Lacan y a consacré un séminaire. Ce n'est pas pour des raisons littéraires que

dans son séminaire de 1975-76, Le sinthome, il y reconnaît un exemple extrême et

paradoxal du symptôme tel qu'il en avait défini borroméennement la structure dans le

séminaire précédent RSI. Je cite "Si je dis Joyce le symptôme, que le

symptôme, le symbole il l’abolit, si je puis m’exprimer dans cette veine. Ce n’est pas

seulement Joyce le symptôme, c’est Joyce en tant que, si je puis dire, désabonné de

l’inconscient".

Pourquoi un exemple paradoxal Joyce ? Parce que Joyce réussit ce tour de force qui

est d'abolir le symbole, principalement dans son livre Finnegans wake ; En en

rajoutant dans l'équivoque pour neutraliser l'effet d'interprétation de l'équivoque

signifiante, de sorte dit Lacan qu'il se désabonne de l'inconscient. Désabonné à coup

sûr de l’inconscient vérité qu’ordonne le fantasme mais pas de l’inconscient réel

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disjoint de l’imaginaire où la lettre et la jouissance se conjuguent sans médiation à

ceci près que la jouissance chez lui est hors corps, hors sexe. Son symptôme ne

supplée pas pour lui au non rapport sexuel mais au hors discours de son rapport à

lalangue produit par la carence paternelle dont il pâtit. Son corps ne jouit pas du corps

de l’autre, Joyce jouit de lalangue comme d’une chose. Nora sa femme ne sert pas à

sa tenue phallique, c’est son écriture qui y pourvoit. Joyce est ininterprétable au sens

où son écriture franchit la barrière au-delà de laquelle il travaille avec la lettre et dont

les finalités ne sont plus celles de jouis-sens en deux mots. Il y a là un foisonnement

de sens sans fin. Joyce le dit lui-même "Ce que j'écris ne cessera de donner du travail

aux universitaires".

Mais ça n'est pas sur cette question de la lettre que je veux m’arrêter mais sur celle du

nouage, du ratage de ce nouage et de sa réparation.

Pour Lacan, plusieurs indices laissent à penser que Joyce est psychotique.

- En premier lieu son écriture, qui a cette qualité disais-je de faire passer la langue qui

réalise le symbolique, au sens, à la faire passer au réel. Opposition signifiant-lettre.

Là où le névrosé ordinaire avec cette lunule symbolique-imaginaire se demande mais

qu'est-ce que ça veut bien vouloir dire, Joyce lui s'en contrefiche. Il rigole et se joue

de ses commentateurs.

- Un second trait ajouté par Lacan qui caractérise la psychose est pour lui la question

du corps. Joyce témoigne à plusieurs reprises de ce trait d'évanescence des passions

narcissiques (sa raclée, son absence de vindicte, son absence de passion moïque aussi

bien dans l’échec que dans la réussite).

Pour Lacan l'abandon du corps est toujours suspect de la psychose. Ces deux traits

ont ceci en commun de converger vers la fonction de l'imaginaire et de son indice :

un manque de nouage vers d'un côté le symbolique et de l'autre le réel.

Si Lacan parle ici de psychose c'est qu'il a diagnostiqué le défaut du nœud. Le rond

imaginaire est libre des deux autres, donc défaut du nouage qu'à cette fonction du

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Nom-du-Père de faire nœud comme on l'a vu précédemment. Cette faute de nouage,

chez Joyce elle est réparée.

Ainsi, je cite "Voilà exactement ce qui se passe, et où j'incarne l'ego comme

correcteur du rapport manquant, soit ce qui dans le cas de Joyce, ne noue pas

borroméennement l'imaginaire à ce qui fait chaîne de réel et d'inconscient. Par cet

artifice d'écriture, se restitue, dirai-je, le nœud borroméen".

Ça a comme conséquences qu’un nœud raté peut être réparé ; Là chez Joyce, avec le

nom d’auteur de son œuvre, qui noue, supplée au défaut du nœud. Joyce s’impose

finalement comme "l’artiste", projet qu’il a toujours soutenu. C’est par une

autonomination qu’il réussit à se passer de père, à se passer de la fonction de

nomination du père qui noue les trois consistances. Il y a ratage et réparation. Encore

faut-il remarquer que le nœud ainsi réparé a perdu ses qualités borroméennes.

♦♦♦♦♦

Je voudrais terminer mon parcours d'aujourd'hui sur cette question des conséquences

cliniques que ce Nom-du-père : Nom-du-Père vu d'abord comme métaphore, ensuite

comme faire nœud et enfin comme nomination opère.

Il vient d’être développé la faute et la réparation ou le ratage et la suppléance.

Je me limiterai à une autre conséquence de ce parcours. Il s’agit de la question de la

fin de l’analyse et de son rapport au symptôme. Dit autrement, peut-on imaginer une

fin d'analyse a-symptomatique ? Sinon, les symptômes de la fin sont-ils les mêmes

que ceux de son entrée ?

Le symptôme on l'a vu est ce qui noue les trois ronds ; il est donc exclu

structuralement que le symptôme que Colette Soler appelle fondamental, en référence

au fantasme fondamental, soit exclu de la fin de l'analyse, qu'il y ait un assèchement

des symptômes. Mais qu'il reste des symptômes fondamentaux, n'exclut en rien les

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effets thérapeutiques de l'analyse ; que les symptômes qui ont conduit à l'entrée de

l'analyse soient résolus. Mais pas tous les symptômes, il y a un reste structural autour

de "Il n'y a pas de rapport sexuel". Le symptôme est ce qui supplée via l’inconscient à

la forclusion du rapport sexuel.

Lacan, on le sait, s'est tout au long de son enseignement posé la question de la fin de

l'analyse. Il a donné différentes formulations de cette fin. On retrouve "Assomption

de l'être pour la mort" puis la chute de l'identification au phallus "être le phallus", la

" destitution subjective" et enfin avec le séminaire Le sinthome "l'identification au

symptôme".

Dans son livre Lacan, l'inconscient réinventé Colette Soler trouve dans ces

formulations différentes un dénominateur commun. Ce dénominateur, elle le reprend

sous cette forme qu'est l'identité de séparation. L'identité de séparation s'oppose aux

identifications d'aliénation. Dans l'analyse ces identifications sont appelées dans le

meilleur cas à chuter. Elles viennent de l'Autre, ça va des idéaux I(A) jusqu'au

signifiant phallique.

Au début de son existence, départ de son entrée dans le langage, le sujet reçoit de

l'Autre son discours qui lui dit qui il est. La question est alors pour lui, voulant se

repérer dans ces attributs qui lui sont donnés de savoir vraiment qui il est. Le moyen

qu'il trouve est l'identification. C'est-à-dire qu'il emprunte des traits à l'Autre qui parle

et transmet ses signifiants ou à l'autre, l'alter-ego, le pourvoyeur d'images, qui sont

susceptibles de le définir. Ça se constitue comme identité d’aliénation soit une

identité qui s'établit par emprunt. Cette identité constitue le moi, dont le moyen est

l'identification à l'image du corps propre et s'habille ensuite de différentes pelures qui

sont constituées par les idéaux de l'Autre.

L'analyse se termine cependant, au moins peut-on l'espérer, sur une identité de

séparation. Elle ne peut venir de l'Autre et elle est attendue du travail analytique.

Cette conception s'oppose très directement à celle tenue par l'IPA puisqu'il s'agit pour

ces analystes, en fin d'analyse, de s'identifier à son analyste ; modèle s'il en est de

l'identification au grand Autre. On passe là d'identifications incommodes dont le sujet

souffre, dont il se plaint dans ses symptômes à quelque chose de plus conforme, de

plus dans la norme, de plus acceptable. Il s'agit du passage dans ce travail du discours

analytique au discours du maître qui consolide quoique de manière différente

l'aliénation.

La formulation de Lacan de la fin de l'analyse comme identification au symptôme

n'est tout de même pas sans surprise. Deux termes qui ont du mal à coller ensemble.

S'identifier pour Lacan signifie s'y reconnaître, à entendre comme se reconnaître dans

son inconscient. Au début de l'analyse, l'analysant ne se reconnaît pas dans son

symptôme, il s'en défend, il s'en plaint. Et puis les symptômes du début n’est pas le

sinthome de la fin, le symptôme fondamental. Le symptôme est là au singulier,

formation de l’inconscient réel, il n’est pas du côté de l’Autre, il vient du réel de la

jouissance de lalangue.

Lacan conclut qu'au terme de ce parcours analytique, le symptôme réel soit le

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symptôme fondamental donne au sujet son identité, la sienne propre, le vrai nom

propre qui le distingue de tous les autres, le seul sans homonyme. En fin d'analyse le

patient peut répondre à la question d'entrée du " qui suis-je ?" par un "je suis mon

symptôme". Le nom propre et le prénom échouent à identifier un individu et un seul.

D'où les problèmes des facteurs, des annuaires et de la police. La question de

l'identification au symptôme fondamental implique-t-il que le sujet ait identifié son

symptôme ? Pour Colette Soler, il n'y a pas cette implication que le sujet ait identifié

son symptôme du fait que l'inconscient réel y fait obstacle. L'inconscient que l'on

déchiffre que l'on peut qualifier d'inconscient fantasme ne sait qu'un bout seulement

de ce qui peut passer à la conscience. Avec l'inconscient réel, l'inconscient lalangue, il

y a un obstacle à ce que l'on identifie son symptôme autrement que de façon

hypothétique.

Lacan convoque là non plus un savoir de lalangue mais un savoir y faire avec

lalangue. Ce n'est pas qu'il n'ait pas de certitude quant au réel, mais cette certitude

porte sur la présence de l'élément de jouissance, sur le je suis ma modalité de

jouissance, pas sur la lettre qui la fixe et qui ne peut pas cesser d'être indécise pour

celui qui en est le support. Je suis la lettre de mon symptôme certes mais je ne peux

l'approcher que sous la forme d'une hypothèse et pas d'un savoir.

"Ce que les sujets ont de plus réel, ce sont leurs symptômes" dit Lacan, ce n'est pas

seulement parce que ces symptômes sont jouissance mais aussi parce que lalangue

qui civilise cette jouissance est elle-même a-structurale et que le réel n'est pas fait

pour être su.

Il y a une part d’opacité jamais réduite, l’inconscient réel, l’inconscient lalangue, on

n’en vient pas à bout. Il n’y a pas de fin mot de l’analyse. "Savoir d’un être vain qui

se dérobe". Faille impossible à combler dans le dire du fait du refoulement primordial.

Le sinthome est ce qui supplée dans le champ de la jouissance au dernier mot qui

manque dans le champ du langage. A la question du "Qui suis-je ?" d’entrée, le

symptôme répond je suis cette modalité de nouage entre un désir impossible à dire

tout et une jouissance qui fixe cette lettre de l’inconscient, me fut-elle inconnue. Ainsi,

le symptôme fondamental est seul à pouvoir faire identité, nom propre que toutes les

identifications ratent.

Mais se pose alors la question de savoir si l’identification au symptôme ne va-t-elle

pas dans le sens de notre modernité, à savoir la culture du un, l’individualisme

forcené, le renforcement du discours capitaliste ?

Le symptôme n’est pas disruptif du lien social comme une lecture rapide pourrait

laisser entendre en tant que s’identifier au symptôme évoquerait une jouissance

autistique. L’éthique de la psychanalyse n’est pas individualiste. Dans La troisième

qui nous reconnaît comme tous prolétaires, Lacan met l’accent sur la difficulté que le

discours capitaliste engendre pour faire du lien social et nous globalise dans un

rapport conforme aux produits du marché, aux plus-de-jouir prescrits. Le symptôme

fondamental, le sinthome n’exclut pas le lien social s’il est bien symptôme borroméen,

soit ce qui noue pour chacun et de façon singulière le désir et les jouissances, le réel,

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l’imaginaire et le symbolique. Le symptôme fondamental est celui qui établit du "lien

social" dans ce champ clos de la relation au sexe, dans les affaires d’amour dont

Lacan disait dans Télévision qu’elles sont clivées de "tout lien social établi".

Le symptôme fondamental qui fait lien social et qui noue borroméennement, c’est ce

qui a été évoqué précédemment, le parcours que je vous ai tracé de ce qu’était un père

pour Lacan. Un père qui soutient sa fonction de père situe sa femme partenaire à la

fois comme cause de son désir et symptôme de sa jouissance. S’identifier au

symptôme quand il s’agit d’un symptôme père est ce qui permet au sujet de se

déprendre de l’identification aux traits de son bonhomme de père. Plus on s’identifie

à son bonhomme de père moins on s’identifie à la fonction père. Ainsi, et ce sera le

mot de fin de cet exposé, il est donc possible de se passer du père, de se déprendre de

son identification à la condition de s’en servir... se servir du symptôme père.

Patrice ADELEE

Alger, septembre 2013