premiers discours chrétiens et tradition de la foi… · le terme de judéo-christianisme vise des...

47
CHAPITRE PREMIER Premiers discours chrétiens et tradition de la foi par B. SESBOUÉ I. LES PREMIERS DISCOURS CHRÉTIENS Trois types de discours principaux sont à présenter aux origines de la littérature chrétienne, à titre d'interprétations du kérygme: le judéo-christianisme, le gnosticisme et les Pères apostoliques. Ces trois discours communiquent entre eux par de subtils phénomènes d'osmose et même se recouvrent partiellement. Mais la souplesse de leurs frontières n'enlève rien à la distinction légitime de leurs profils respectifs. 1. L E JUDÉO-CHRISTIANISME I NDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES : M. SIMON, Verus Israël. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l'empire romain (135-425), Paris, de Boccard, 1948. - L. GOPPELT, Les Origines de l'Église. Christianisme et judaïsme aux deux premiers siècles, Paris, Payot 1961. - «Judéo- Christianisme (Mél. J. Daniélou) », RSR 60 (1972), p. 5-323. - J. DANIÉLOU, Théologie du Judéo-Christianisme, 2 E éd, Paris, Desclée/Cerf, 1991. Jusqu'à une époque encore récente on faisait partir le discours chrétien de quelques écrits recensés depuis le XVII e siècle sous l'appel- lation de «Pères apostoliques», c'est-à-dire venant d'hommes appar- tenant à la génération qui a suivi celle des apôtres et dont certains ont encore pu être en contact avec eux. La littérature apocryphe de

Upload: hoangkhuong

Post on 16-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

CHAPITRE PREMIER

Premiers discours chrétiens et tradition de la foi

par B. SESBOUÉ

I. L E S PREMIERS DISCOURS CHRÉTIENS

Trois types de discours principaux sont à présenter aux origines de la littérature chrétienne, à titre d'interprétations du kérygme: le judéo-christianisme, le gnosticisme et les Pères apostoliques. Ces trois discours communiquent entre eux par de subtils phénomènes d'osmose et même se recouvrent partiellement. Mais la souplesse de leurs frontières n'enlève rien à la distinction légitime de leurs profils respectifs.

1. L E JUDÉO-CHRISTIANISME

I N D I C A T I O N S B I B L I O G R A P H I Q U E S : M. SIMON, Verus Israël. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l'empire romain ( 1 3 5 - 4 2 5 ) , Paris, de Boccard, 1 9 4 8 . - L. GOPPELT, Les Origines de l'Église. Christianisme et judaïsme aux deux premiers siècles, Paris, Payot 1 9 6 1 . - «Judéo-Christianisme (Mél. J. Daniélou) », RSR 6 0 ( 1 9 7 2 ) , p. 5 - 3 2 3 . - J. DANIÉLOU,

Théologie du Judéo-Christianisme, 2 E éd, Paris, Desclée/Cerf, 1 9 9 1 .

Jusqu'à une époque encore récente on faisait partir le discours chrétien de quelques écrits recensés depuis le XVIIe siècle sous l'appel­lation de «Pères apostoliques», c'est-à-dire venant d'hommes appar­tenant à la génération qui a suivi celle des apôtres et dont certains ont encore pu être en contact avec eux. La littérature apocryphe de

l'Ancien et du Nouveau Testament était considérée de manière péjo­rative. Pour un Harnack la doctrine chrétienne était « née de la rencon­tre du message évangélique et de la philosophie grecque 1 ». Mais la découverte de documents nouveaux a attiré une attention de plus en plus positive sur la toute première littérature chrétienne qui ex­prime la foi en Jésus-Christ dans les catégories du judaïsme contem­porain et à la lumière de l'Ancien Testament, en un temps où le Nouveau commençait sans doute à circuler, mais n'était pas encore constitué comme corpus. Ainsi des communautés d'origine juive et gardant parfois les observances du judaïsme ont assuré un relais entre la prédication apostolique et les premières expressions du christianis­me d'origine païenne (le «pagano-christianisme»).

L'existence de ce judéo-christianisme primitif a une très grande portée doctrinale, si l'on se souvient que pour l'épître aux Ephésiens le corps de l'Eglise chrétienne est constitué par la réconciliation des païens et des Juifs :

Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix; là, il a tué la haine.

(Ép 2,15-16)

Le terme de judéo-christianisme vise des réalités assez différentes, même si l'on s'en tient au point de vue doctrinal qui est ici le nôtre. Il y eut en effet des judéo-chrétiens parfaitement «orthodoxes» quant à la foi chrétienne et des judéo-chrétiens dont la christologie de type adoptianiste reconnaissait bien en Jésus un prophète, mais non le Fils de Dieu. Retenons seulement ici la définition donnée par J . Daniélou, qui vise le judéo-christianisme à partir du corpus littéraire qu'il a laissé :

On peut [...] appeler judéo-christianisme une forme de pensée chrétienne qui n'implique pas de lien avec la communauté juive, mais qui s'exprime dans des cadres empruntés au judaïsme. Le mot a alors un sens beaucoup plus large. [...] Il comprend aussi des hommes qui ont rompu complètement avec le milieu Juif, mais qui continuent à penser dans ses catégories. [...] Ce judéo-christianisme a été évidemment celui des chrétiens venus du judaïsme, mais aussi de païens convertis2.

1. J . DANIÉLOU, op. cit., p. 5.

2. Ibid., p. 37.

Le cadre de cette pensée juive est celui de l'apocalyptique. «C'est une théologie visionnaire 1. »

Les écrits judéo-chrétiens parvenus jusqu'à nous sont relativement nombreux. Ils sont originaires de Syrie, d'Asie Mineure, d'Egypte, de Grèce et même de Rome, mais très peu viennent immédiatement de Palestine. Ils sont donc l'écho d'une large expansion du christianis­me dans le monde méditerranéen après la dispersion forcée de la première communauté de Jérusalem, en particulier à Antioche, et après la destruction du Temple en 70. Ils comprennent d'abord des apocryphes de l'Ancien et du Nouveau Testament 2. On connaît ainsi une Ascension dTsaïe et des Testaments des XII patriarches, un livre désigné comme II Henoch, mais aussi et surtout un «cycle de Pierre» d'origine antiochienne, comportant un Evangile, des Actes et une Apocalypse (comme dans le cycle canonique de Jean en Asie Mi­neure), un Evangile des Nazaréens, un Evangile des Ebionites, un Evangile selon les Hébreux, conservant la tradition évangélique des judéo-chrétiens venus de Palestine, un Évangile des Egyptiens. Le mode de production de ces écrits et leur contenu sont à la fois proches et différents des écrits canoniques. «C'est en effet, écrit J . Daniélou, à travers des catégories empruntées à l'Ancien Testament qui constituait le fond de leur culture théologique, que les premiers écrivains chrétiens, canoniques ou non canoniques, ont exprimé le contenu théologal de la vie de Jésus 3 . » On y trouve aussi des docu­ments liturgiques, comme la Didachè et les Odes de Salomon. Cer­tains écrits, traditionnellement recensés parmi les Pères apostoliques, apparaissent aujourd'hui comme des expressions du judéo-christianis­me : tels la Lettre aux Corinthiens de Clément de Rome, YEpître de Barnabe, Le Pasteur d'Hermas, et même dans une certaine mesure les Lettres d'Ignace d'Antioche.

Les judéo-chrétiens ont donc proposé à leurs frères de race comme aux païens les mystères de la foi selon une structure sémitique. Ils ont en particulier utilisé le genre apocalyptique tel qu'il a été élaboré et cultivé surtout dans le judaïsme contemporain. Ils ont présenté un approfondissement raisonné des données principales de la Bonne

1. Ibid., p. 6. 2. Cf. la nomenclature complète de ces écrits, ibid., p. 35-86. L'exposé qui suit

dépend pour une part de la synthèse dégagée par ce livre, tout en tenant compte des critiques que le milieu scientifique lui a adressées.

3. Cf. Ibid, p. 135 sq.

Nouvelle, en pratiquant une exégèse de l'Ancien Testament analo­gue à celle des Juifs de la diaspora (cf. Philon et les auteurs alexan­drins), ou en suivant d'autres interprétations des Écritures, proches des écrits palestiniens attribués à des auteurs bibliques (le Testament de Job, par exemple). Ils ont respecté leurs méthodes et pratiqué le même type de créativité interprétative sur les textes, mais en faisant déjà jouer l'argument prophétique concernant le Christ. Ils ont ainsi constitué un relais entre l'exégèse juive et l'exégèse chrétienne qui suivra, en posant le fondement de l'interprétation chrétienne des Ecritures.

La foi des judéo-chrétiens

Quel était le contenu de la foi des judéo-chrétiens? Le cadre général de la dogmatique judéo-chrétienne, on vient de le dire, est celui de l'apocalyptique. «Le dogme chrétien primitif et fondamental, écrit A. Paul, [...] a pris corps spontanément dans la langue et dans l'écriture apocalyptiques. [...] Le dogme, c'est en quelque sorte la vision devenue formule \ » Or l'apocalyptique repose sur une cosmo­logie de l'échelle des sept cieux, habités par les différents êtres corporels et spirituels, selon une hiérarchie précise, le septième ciel étant la demeure de Dieu. C'est en fonction de cette structure du cosmos céleste, révélatrice du mystère, que «les dogmes essentiels seront formulés2». Cette cosmologie donne une place importante aux anges, ainsi qu'aux démons qui servent à interpréter le problème du mal. L'angélologie judéo-chrétienne est ainsi très développée dans la littérature apocalyptique, comme on le voit dans l'Apoca­lypse de Jean.

Les anges constituent la première création et sont répartis en diver­ses catégories dans les divers cieux, suivant leur hiérarchie. Ils sont préposés aux diverses collectivités humaines et protègent également les individus dont ils sont les gardiens. Les démons sont des anges déchus. Il existait en effet un archange supérieur, placé à la tête d'un groupe d'anges à qui la terre avait été confiée. Mais, devenu jaloux de l'homme, il en causa la ruine et se rendit pécheur. Il devint Satan et fut puni. Parmi les démons il existe aussi une hiérarchie, celle des

1. A. PAUL, Leçons paradoxales sur les Juifs et les chrétiens, Paris, DDB 1992, p. 68. 2. Ibid, p. 171.

démons supérieurs, puissances dont le chef est appelé Béliar, et les démons inférieurs ou esprits, qui sont les démons tentateurs. La révélation des secrets divins est liée à la manifestation des «tablettes célestes», ou du «livre de la destinée». Le prophète est celui qui au cours d'une ascension céleste est admis à contempler le contenu de ces tablettes pour révéler aux hommes les desseins de Dieu.

C'est à partir des catégories de l'angélologie que la doctrine judéo-chrétienne désigne le Verbe et l'Esprit. Le Christ est ordinairement appelé Ange. C'est peut-être une réminiscence de «l'ange de YHWH», messager des théophanies de l'Ancien Testament, dans lequel les chrétiens lisent une manifestation du Verbe. Mais l'apoca­lyptique a joué aussi son rôle : elle connaît la transformation céleste, voire angélique, des grandes figures royales et cultuelles. Hermas parle ainsi dans son apocalypse, Le Pasteur, du Verbe comme de l'«ange glorieux», ou de l'«ange très vénérable». C'est lui qui discer­ne les justes et les pécheurs, qui couronne les justes et les introduit dans la tour qui est l'Eglise. «Ce sont là des fonctions divines, celles du jugement des âmes, de la récompense des justes, de la collation de la grâce, de l'agrégation à l'Église des saints \ » Cet ange glorieux a aussi une taille colossale, qui dépasse infiniment les autres anges. «Cette représentation est passée dans l'iconographie primitive, où le Christ est représenté souvent plus grand que les personnages qui l'entourent2. » Mais Hermas modifie aussi le thème des sept archan­ges du judaïsme tardif, pour distinguer le Verbe des six autres: «L'homme glorieux, c'est le Fils de Dieu, et les six autres sont les anges glorieux qui l'escortent à sa droite et à sa gauche 3 . » C'est dans le même sens que le Verbe est identifié parfois à Michel. Cet ange n'est pas celui qui intercède simplement pour Israël : il est aussi le médiateur entre Dieu et les hommes (expression qui se trouve dans 1 Tm 2, 5). La transcendance du Verbe par rapport aux autres anges est donc parfaitement marquée. Cette christologie angélique, largement répandue, survivra jusqu'au IIIe siècle. Mais le contexte de son usage montre qu'elle ne peut être comprise au sens où le Verbe serait assimilé purement et simplement à une créature. Certains auteurs veulent y voir l'origine du « subordinatianisme » d'avant le concile de Nicée, c'est-à-dire de la doctrine qui subordonne le Fils

1. Ibid, p. 207. 2. Ibid. 3. HERMAS, Le Pasteur, Sim. IX, 12, 8; trad. R. Joly, SC 53, p. 319.

au Père en un degré d'être inférieur \ Nous aurons à revenir en son lieu sur cette question très disputée jusqu'à nos jours 2 .

Une identification analogue se fait entre l'ange Gabriel et l'Esprit Saint, parce que l'ange Gabriel fut le messager de l'incarnation. Mais on trouve également l'assimilation du Verbe à Gabriel, ainsi d'ailleurs que d'autres titres angéliques appliqués au Verbe. Souvent le Verbe et l'Esprit sont associés entre eux ; mais leur transcendance est souli­gnée vis-à-vis des «autres» anges. Le thème des deux Séraphins d'Is 6, 2 sert cette interprétation. Il ne faut évidemment pas chercher dans cette littérature une formalisation du thème trinitaire. Mais le vocabu­laire angélique employé, avec ses précisions et ses corrections, a pour sens de mettre le Verbe et l'Esprit «avec» Dieu dans une trans­cendance absolue par rapport aux autres anges. Cette manière de faire sera fréquente dans l'élaboration du vocabulaire chrétien: on utilise les catégories et les représentations de l'Ancien Testament, mais on leur fait subir une évolution sémantique à travers un jeu complexe de rapprochements et d'oppositions, afin de les habiliter à exprimer la nouveauté chrétienne.

L'utilisation de la dénomination angélique pour le Verbe est loin d'être la seule. Le judéo-christianisme dispose d'une grande quantité de titres pour parler du Fils de Dieu. Il se sert de diverses expressions sémitiques dont plusieurs ne seront pas retenues par la suite. Il désigne en particulier le Christ comme le «Nom» de Dieu. On sait que dans l'Ancien Testament le Nom désigne souvent le tétragramme YHWH. On sait aussi la prégnance de la symbolique du nom, qui manifeste tout en cachant, dans le monde sémitique. Cet usage se retrouve dans le Nouveau Testament (Rm 10, 12-13; Jn 17,6 où le Christ par sa propre personne manifeste le Nom du Père). Ignace d'Antioche est «enchaîné pour le Nom 3 » . Hermas développe cette théologie du Nom à propos du Fils de Dieu 4 . Souvent le « Nom de Dieu » désigne le Fils. C'est ainsi que l'Evangile de vérité témoigne d'une christologie du Nom authentiquement judéo-chrétienne. Cet usage dit à sa ma­nière une identité d'être entre le Fils et le Père, qui se traduira plus tard en identité de nature.

1. Comme le tient J . HADOT, La Formation du dogme chrétien des origines à la fin du Ne siècle, Charleroi, CUNIC, 1990, p. 17-27.

2. Cf. infra, p. 229-233. 3. IGNACE D'ANTIOCHE, Éphés., 1,2 ; 3,1 ; trad. P.Th. Camelot, S C 1 0 bis, p. 69-71. 4. HERMAS, Le Pasteur, Sim. IX, 14,5-6; Vis. 111,1,9; SC 53, p. 325 et 103.

Le Verbe est aussi appelé dans la tradition judéo-chrétienne Loi. Dans le judaïsme contemporain la Torah est une réalité divine, pré­existante, une sorte d'incarnation de la Parole divine. Hermas identifie ainsi Loi et Fils de Dieu \ Justin associe le terme de Loi à celui d'alliance: «Il y a maintenant une autre Alliance; une autre loi est sortie de Sion, Jésus-Christ2. » Le Verbe est enfin dit principe (arche), dans l'esprit du prologue de Jean, mais le terme devient alors une catégorie personnelle. Il est de même appelé «jour».

L'expression de l'incarnation s'inscrit à son tour dans les concep­tions de l'apocalyptique juive. On peut dire que ce mode d'expression est «mythique» au sens que ce terme prend aujourd'hui: non pas fable, mais mode de représentation imaginaire d'une donnée religieu­se irreprésentable en elle-même et pleine de sens au regard du rap­port de l'homme à Dieu. L'incarnation est présentée comme une « descente » du Fils traversant successivement les différents cieux. Mais cette descente a ceci de particulier qu'elle a été cachée aux anges, idée qui se trouve déjà chez Paul (1 Co 2 ,8 ; Ep 3, 9-11) et se retrouve chez Ignace d'Antioche 3 , sans doute sous l'influence de Y Ascension d'Isaïe. L'Esprit est associé à cette descente, sous le nom de «Sagesse». L'enfantement par la Vierge Marie est appelé un mys­tère accompli dans le silence, et considéré comme miraculeux, de même que la conception virginale de Jésus dont les auteurs parlent comme Luc et Matthieu. Un thème développé avec faveur, par exem­ple chez Ignace d'Antioche 4 , est celui des mages et de l'étoile. Un astre d'un éclat exceptionnel, symbole du messie, se manifeste au moment de la naissance de Jésus. La scène dit aussi la victoire du Christ sur les démons, puisque les mages, assimilés à des prêtres idolâtres, se convertissent dans l'adoration de Jésus. Le combat du Christ contre les forces du mal s'anticipe donc à la nativité. De même, lors de son baptême, Jésus descend dans le Jourdain, c'est-à-dire dans les eaux de la mort, pour y vaincre le dragon. Le lien est donc établi entre baptême et passion et même descente aux enfers. Le prince de l'abîme est vaincu. Le baptême d'eau est également relié au baptême eschatologique par le feu du jugement (cf. Mt 3,11) : au baptême l'Esprit descend sur Jésus qui est libéré de ce feu. La nativité,

1. Ibid, Sim.VIII,3,2; SC 53, p. 267. 2. JUSTIN, Dialogue avec Ttyphon, X X I V , 1; éd. G. Archambault, TD, t. 1, p. 111. 3. IGNACE D'ANTIOCHE, Éphés. X I X , 1 ; SC 10 bis, p. 89. 4. Ibid, X I X , 2-3.

le baptême et la croix apparaissent ainsi comme les trois étapes de la rédemption.

La doctrine de la rédemption donne une large place à la descente aux enfers qui sera reprise plus tard comme une affirmation du Sym­bole occidental 1. Cette vision du salut se réfère à la cosmologie déjà évoquée ; elle exprime la victoire du Christ sur les puissances du mal, l'annonce du salut aux justes et leur délivrance. Il s'agit en effet de répondre à la question du sort des justes morts avant la venue du Christ. Mais certains documents vont plus loin en parlant d'une résur­rection déjà accomplie 2 , trait fort intéressant pour la compréhension des fins dernières. La descente aux enfers est également liée au thème du baptême, car l'immersion baptismale est considérée non seulement comme une descente dans la mort mais aussi comme une descente aux enfers, et la remontée des eaux est déjà la victoire d'une résurrection 3 .

La portée sotériologique de l'ascension est également mise en relief: celle-ci est la réplique cosmologique et apocalyptique de l'incarnation, car une remontée y correspond à une descente. Ce thème était déjà présent dans le Nouveau Testament (Ep 4,7-9), mais il est ici développé. Dans son ascension le Christ reparcourt l'étage-ment des sept cieux pour rejoindre le ciel proprement divin. Mais cette fois la remontée triomphale du Christ a lieu dans son corps et elle est manifestée aux anges qui l'adorent. Quelquefois la résurrec­tion de Jésus est elle-même comprise comme une exaltation et une ascension. Cette perspective fera école chez Justin, Hippolyte, Origè-ne, et jusqu'aux deux Grégoire de Nazianze et de Nysse. «La théolo­gie judéo-chrétienne, écrit J . Daniélou «est une theologia gloriae4.» Même la croix, devenue très vite un emblème et un signe cultuel pour les chrétiens, est une croix de gloire et un signe de victoire. Elle est l'instrument du salut et, à ce titre, presque identifiée au Christ. On la compare à divers instruments humains: mât ou charrue, «ma­chine » d'élévation vers Dieu chez Ignace d'Antioche 5 . Justin et Irénée dans leur célébration de la croix restent les héritiers de vues judéo-

1. Cf. infra, p. 118. 2. Cf. J . DANIÉLOU, op. cit., p. 298-299. 3. Cf. Odes de Salomon, X X I I .

4. J . DANIÉLOU, op. tit, p. 327.

5. IGNACE CÌ'ANTIOCHE, Éphés. IX , 1; SC 10, p. 77.

chrétiennes \ Sa forme lui confère un symbolisme cosmique, puis­qu'elle vise les quatre dimensions de l'univers: son bras horizontal exprime l'universalité du salut, tandis que son bras vertical traduit la réconciliation du ciel et de la terre. Sa croisée donne consistance à la nouvelle création, consolidée, refondée et unifiée. Elle est la puis­sance même du Christ. Cette croix lumineuse renvoie à l'étoile des mages. De même qu'elle était annoncée dans l'Ancien Testament par diverses figures de bâtons, d'échelles, de tiges ou d'arbres (le chêne de Mambré), elle devient à son tour une prophétie de la fin des temps, où elle y sera manifestée comme croix eschatologique. Les Actes d'André (IIe siècle) contiennent une célèbre apostrophe du martyr à la croix disant:

Réjouis-toi, ô croix! [...] Je suis venu à toi que je sais être mon bien. Je suis venu à toi qui m'as désiré. Je reconnais ton mystère, à cause duquel tu as été plantée. Car tu as été plantée dans le monde pour affermir ce qui est instable. Une de tes parties s'étend vers le ciel pour que tu signifies le Verbe céleste. Une autre s'est étendue à droite et à gauche afin de mettre en déroute la puissance jalouse et ennemie et afin de rassembler le monde en un. Une autre a été plantée dans la terre afin que tu relies ce qui est sur la terre et ce qui est souterrain à ce qui est dans les cieux. O Croix, engin du salut du Très-Haut 2.

La doctrine judéo-chrétienne fait aussi sa place à l'Église. Elle traite évidemment du baptême et de l'eucharistie. Ces points seront repris au tome III de cet ouvrage. Sa perspective apocalyptique Fa aussi amenée à concevoir un « millénarisme », c'est-à-dire un règne de mille ans du Messie et des justes sur la terre avant le passage ultime de l'univers dans le monde de la résurrection. Cette doctrine, attestée jusque chez Irénée et Méliton de Sardes, vient d'une lecture littérale de certains textes de l'Apocalypse de Jean. Elle ne sera pas reçue dans l'Église ultérieure, mais revivra sous des formes culturelles diverses au cours de l'histoire. (Le discernement de sa signification sera traité au tome II dans le chapitre consacré à l'escha­tologie.)

1. Cf. M. FÉDOU, «La vision de la croix dans l'œuvre de saint Justin "philosophe et martyr"», in Recherches augustiniennes, XIX, 1984, p. 29-110.

2. Trad. J . PRIEUR (légèrement modifiée), Acta Andreae; CC «Séries Apocrypho-rum» 6, p. 738-740.

Le judéo-christianisme «hétérodoxe»

Une part notable de la littérature judéo-chrétienne est cependant jugée aujourd'hui «hétérodoxe». Certains chercheurs en sont venus même à poser à son propos un primat de l'hétérodoxie sur ce qui deviendra plus tard 1'« orthodoxie » chrétienne. Le point majeur concerne le refus de la divinité du Christ, en particulier chez les Ébionites, dont l'appellation vient non pas d'un personnage, mais du terme hébreu ebion qui signifie pauvre. Leur christologie voit dans la personne de Jésus le plus grand des prophètes, mais non pas le Fils de Dieu. Jésus, qui est né de Joseph et de Marie, a été élu par Dieu lors de son baptême. Rigoureusement monothéistes, les Ébio­nites ne peuvent envisager la foi aux trois noms divins. A côté d'eux il faut signaler les elkasaïtes (du nom d'un personnage nommé Elxaï, ou plutôt terme venant de l'hébreu et signifiant «force cachée»), connus par Origène et Hippolyte, dont la doctrine est proche de celle des précédents. Dans la même opinion on trouve Cérinthe, Carpocrate et les divers noms qu'Irénée présente comme une généa­logie de la gnose.

Ce jugement rétroactif d'«hétérodoxie» peut-il s'appuyer sur des témoignages de l'époque? On ne peut en effet se contenter d'un report de l'orthodoxie ultérieure sur les origines. La question n'est pas oiseuse, car le discernement des origines est toujours un problème particulièrement délicat. En l'occurrence il engage la spécificité chré­tienne par rapport au judaïsme et la continuité de la foi. On sait que les premières communautés chrétiennes, contemporaines de la rédac­tion des livres du Nouveau Testament, ont connu de réelles diversités - certains diront des fractures - , tout en étant habitées par une grande soif d'unité. Cette question est aujourd'hui l'objet de débats entre exégètes et historiens. Ch. Perrot tient, pour sa part, que le mouve­ment qui se dégage des livrets néo-testamentaires est celui qui va « des diversités premières à l'unité ecclésiale en construction, et non point le mouvement contraire 1 ».

Peut-on dire que le christianisme naissant pouvait intégrer égale­ment des christologies aussi divergentes que celles que l'on rencontre chez certains judéo-chrétiens ? Un premier discernement permet, se­lon Turner, de distinguer «une tradition de la grande Église, autour

1. Ch. PERROT, «Des premières communautés aux Églises», RSR 79 (1991), p. 223-252, article qui comporte une notice bibliographique sur la question.

de laquelle foisonnent les sectes hétérodoxes 1 ». Le judéo-christianis­me hétérodoxe est lui-même un prolongement de l'hétérodoxie juive. Car le judaïsme véhiculait lui-même la notion, sinon le mot, d'ortho­doxie et d'hétérodoxie. A côté de son courant central, il connaît en effet des groupes schismatiques. Hégésippe, Juif du I I E siècle venu à la foi, parle clairement des sept hérésies qui existaient dans le peuple Juif et qui sont à la source de l'hétérodoxie chrétienne 2 . Le témoigna­ge d'Hégésippe invite à situer la première hétérodoxie chrétienne à la frontière du judaïsme hétérodoxe samaritain et du christianisme 3 . Cet­te donnée établit un lien avec le foyer originel du gnosticisme « chré­tien » qui semble prendre sa source dans la gnose juive pré-chrétienne. En tout cas le judaïsme rabbinique de l'époque polémiquait contre les «hérétiques», parmi lesquels on peut compter certainement les judéo-chrétiens. De l'autre côté Ignace d'Antioche est le témoin d'une polé­mique chrétienne très ancienne contre les chrétiens judaïsants. Il affir­me, dans des formules devenues célèbres, qu'il «est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser. Car ce n'est pas le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme 4 » .

Le judéo-christianisme est pour nous plein d'enseignements dans la mesure où il atteste la possibilité pour la foi chrétienne de s'expri­mer dans des cultures différentes. Elle le fait ici dans sa culture sémiti­que originelle. Cet horizon donne un relief plus grand à l'inculturation prochaine de ce même christianisme dans le monde grec. Mais le judéo-christianisme ancien ne survécut pas à la formidable expansion du christianisme en milieu païen. Devenu minoritaire, grevé par les tendances hétérodoxes qui le traversaient, il fut plus ou moins rejeté au rang d'une secte 5 . On trouve pourtant au IV E siècle en Mésopota­mie du Nord une expression sémitique de la foi chrétienne dont Aphraate, le Sage persan, est un brillant représentant6. Du point de vue de l'histoire du christianisme cette disparition fut incontestable­ment une perte.

1. Cf. H.E.W. TURNER, The Pattern of Christian Truth. A Studi; in the Relations between Orthodoxy and Heresy in the Early Church, London, Mowbray 1954, p. 97-143. Resume par J . DANIÉLOU, op. cit., p. 87.

2. Notice conservée par Eusèbe, HE, IV,22,2-3 et 7; SC 31 , p. 200-201. 3. Cf. J . DANIÉLOU, op. cit., p. 107.

4. IGNACE D'ANTIOCHE, Magnés., X ,3; SC 10 bis, p. 105. 5. Cf. M. SIMON, op. cit.

6. Cf. APHRAATE LE SAGE PERSAN, Les Exposés; éd. M.J. Pierre, SC 349 et 359.

2. L E GNOSTICISME

I N D I C A T I O N S B I B L I O G R A P H I Q U E S : F. SAGNARD, La Gnose valentinienne et le témoignage de saint Irenée, Paris, Vrin, 1947. - H. CORNÉLIS et A. LÉONARD, La Gnose éternelle, Paris, Fayard, 1959. - R . M . GRANT, La Gnose et les origines chrétiennes, Paris, Seuil, 1964. - M. SCOPELLO, Les Gnosti-ques, Paris, Cerf, 1991.

Certains éléments du judéo-christianisme sont proches de la gnose. Il y a donc un recoupement partiel entre l'un et l'autre. Mais le gnosticisme pose des problèmes spécifiques à l'interprétation des origines chrétiennes.

Entre « gnose et « gnosticisme » il faut désormais retenir la distinction acquise chez les chercheurs: la première désigne une tendance constante de l'esprit humain cherchant le sens de la vie dans la connais­sance ; le second, le mouvement historique qui s'est développé aux IIe

et IIIe siècles et qui nous occupe i c i \ Le gnosticisme est donc une mani­festation historique de la gnose, dont le nom (gnôsis) signifie connais­sance. C'est un vaste mouvement religieux dont le développement est contemporain des origines du christianisme. Il nous est connu, d'une part, par des sources chrétiennes anciennes, à travers les réfutations des hérésiologues chrétiens, qui ont largement cité leurs adversaires : Justin, Irénée, Hippolyte de Rome, Clément d'Alexandrie, Origène, Épiphane de Salamine et Eusèbe ; et d'autre part, par des sources originales re­trouvées au cours de ce siècle : en particulier lors de la découverte en 1945 des quarante écrits de Nag-Hammadi (Egypte), dont L'Évangile de vérité, et de celle des manuscrits de Qumrân en 1947.

Le gnosticisme est une doctrine qui définit le salut par la connais­sance. Pour en prendre une idée globale, retenons ces deux défini­tions, celle d'un gnostique ancien et celle d'un savant moderne :

Définition de Théodote: «La gnose: Qui étions-nous? Que sommes nous devenus? - Où étions-nous? Où avons-nous été jetés? - Vers quel but nous hâtons-nous? D'où sommes-nous rachetés? - Qu'est ce que la génération ? Et la régénération ? 2. »

Définition de Charles-Henri Puech: «On appelle ou on peut appeler gnosticisme - aussi gnose - , toute doctrine et toute attitude religieuse fondée sur la théorie ou l'expérience de l'obtention du salut par la connaissance 3 . »

1. Cf. M. SCOPELLO, op. cit. p. 13.

2. Cité par CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Extraits de Théodote, 78, 2; trad. F. Sagnard,

SC 23, p. 203. 3. Ch. H. PUECH, Annuaire du Collège de France, 5 3 e année , p. 163.

Le gnosticisme contemporain des origines chrétiennes est donc une «connaissance parfaite», obtenue par révélation et illumination au cours d'une expérience intérieure. Cette révélation procure le salut, entendu comme une régénération ou comme le retour du gnostique à son moi originel et au principe divin qui le constitue, malgré son exil dans le monde matériel déchu qui cherche à le prendre à son piège. Le gnostique n'est pas vraiment de ce monde. Seul en lui l'homme intérieur et spirituel est capable de salut, non le corps, ni l'âme inférieure.

Mais la gnose, entendue au sens large, est une tendance profonde et constante de l'esprit humain: on peut donc parler de «gnose éternelle». L'époque contemporaine en connaît certaines résur­gences. D'autre part, la psychologie des profondeurs s'intéresse au monde des représentations gnostiques, en tant que projections de l'inconscient humain.

Les origines du gnosticisme

Au plan de l'histoire, l'origine et l'évolution du gnosticisme sont mal connues. Sans parler des prodromes iraniens de la gnose, on peut mentionner une pré-gnose grecque et une pré-gnose juive. Du côté grec, Platon peut en effet être considéré comme un ancêtre de la gnose avec sa conception de la réminiscence et ses exégèses allégori-santes des mythes de la religion grecque. En tout cas le mouvement platonicien, allégorisant à son tour sur ses écrits, sera un des véhicules de la gnose. Plus tard, les Grecs, entrés en contact avec les religions à mystères de l'Orient et de l'Egypte, cherchèrent à les transposer en «sagesse» toujours par la méthode de l'allégorie. Du côté Juif, la Palestine apparaît comme le « berceau possible du mouvement gnosti­que» (Cornélis, Doresse). Certaines «sectes juives» présentent des traits gnostiques, comme les esséniens de Qumrân, les samaritains et d'autres groupes mentionnés par Hégésippe, qui présentait l'hété­rodoxie juive comme le milieu originel du gnosticisme chrétien \ Selon les études récentes, le pont entre la gnose et le judaïsme serait constitué surtout par la «mystique de la Merkabah», repérable dès le Ier Henoch et en d'autres apocalypses palestiniennes, et même dans des textes alexandrins du IIe siècle avant J . - C . 2 . Pour ces gnosti-

1. Cf. J . DANIÉLOU, op. cit., p. 105.

2. Donnée communiquée par M. André Paul, que je remercie de ses suggestions concernant le judéo-christianisme.

ques la connaissance de la Loi dépend d'un mode d'interprétation dont la clé est réservée aux initiés. De même, l'apocalyptique juive et les spéculations cosmologiques auxquelles elle se livre peuvent rejoindre certains thèmes gnostiques. Au confluent des tendances gnostiques grecques et juives, il faut signaler Philon d'Alexandrie (20 avant - 40 après J . - C ) .

Le gnosticisme chrétien

Cet environnement permet de comprendre la naissance du gnosti­cisme chrétien. Il vient des milieux plus ou moins dissidents du judaïsme, surtout hellénistique. Les écrits johanniques polémiquent déjà avec les premiers gnostiques chrétiens : l'Apocalypse mentionne les nicolaïtes (Ap 2,6 et 15). Jean, selon Irénée, a rencontré Cérinthe à Ephèse ; Satornil a enseigné à Antioche. Plus tard, Irénée restituera une généalogie de la gnose qui s'est transmise par tradition secrète de maître à disciple depuis Simon le Mage (cf. Ac 8), via Ménandre, Satornil, Basilide et Isidore. De même, Epiphane est le fils de Carpo-crate. Cette reconstitution, qui ne présente pas toutes les garanties d'historicité, représente cependant bien le fonctionnement de la gnose.

Au milieu du IIe siècle l'histoire du gnosticisme chrétien s'éclaire avec ses deux grandes figures : Valentin et Marcion. Valentin, origi­naire d'Alexandrie, y reçut sa formation sous l'empereur Hadrien. Il vint ensuite à Rome et rompit avec l'Eglise sous l'épiscopat d'Anicet. Il est le théologien du plérôme des trente éons, doctrine appuyée par une exégèse allégorique des textes de l'Ecriture. Parmi ses disci­ples orientaux on compte Bardesane et Marcos ; en Occident, Ptolé-mée et Héracléon. L'école valentinienne est celle qui sera la plus connue des Pères de l'Eglise.

Marcion, né dans le Pont vers 85, disciple de Cerdon, est lui aussi venu à Rome. Dualiste, il estime que le vin nouveau de l'Évangile ne peut être conservé dans les vieilles outres de l'Ancien Testament qu'il rejette. Le Père plein d'amour de Jésus ne peut être le même que le Dieu vengeur de l'Ancienne Alliance. Apelle sera son disciple. Les choix délibérés et arbitraires que Marcion a opérés dans les écrits néo-testamentaires ont contribué à leur manière à la constitution du canon du Nouveau Testament, par les réactions qu'ils ont provo­quées.

Face à ce mouvement, la foi chrétienne s'est souvent comprise comme la «vraie gnose». Ce terme tient une grande place dans la pensée paulinienne (cf. 1 Co 2,7-8; 2 Co 12,2-4; Col 2,2-3) qui connaît deux trilogies, celle de la foi, de l'espérance et de la connais­sance (gnose), et celle de la foi, de l'espérance et de la charité 1 . L'idée de connaître, et du salut par la connaissance, est aussi présente dans l'évangile de Jean (Jn 17,3). Irénée dénonce la «fausse gnose». Le combat avec les gnostiques sera donc mené contre cette « préten­due» ou «fausse» gnose (Irénée) par la «vraie gnose» (Clément d'Alexandrie et Origène).

Les grandes caractéristiques du mouvement gnostique

Quelques traits caractérisent particulièrement le gnosticisme an­cien : un grand usage des représentations mythologiques ; une inter­prétation très imaginative des Écritures, qui donne une place privilégiée aux premiers chapitres de la Genèse et pratique la symboli­que des nombres ; un goût pour l'apocalyptique ; un ésotérisme fon­damental, qui se traduit par un élitisme, car le gnostique bénéficie de la révélation d'un secret réservé à des initiés; une attitude anti­cosmique et anti-charnelle: le monde visible est mauvais, car il est le fruit d'une déchéance; de ce fait, l'homme est prisonnier d'un corps incapable de salut, ce qui engage une interprétation docète de la christologie : l'humanité du Christ n'est qu'une apparence (dokein) et elle n'a pu souffrir sur la croix; une attitude anti-historique : l'hom­me est prisonnier du temps et doit en être libéré ; une attitude antino­mique ou dualiste: le monde est un mélange de deux natures contraires et inconciliables (lumière et ténèbres); le gnostique doit donc échapper au monde inférieur et libérer sa parenté spirituelle avec le monde supérieur; une métaphysique d'intermédiaires enfin, à travers lesquels le gnostique doit remonter vers son origine et sa fin.

La gnose valentinienne répartit en particulier l'humanité en trois groupes déterminés en fonction de leur origine: les «spirituels», les purs (ou pneumatiques), c'est-à-dire les gnostiques qui sont les «vrais chrétiens» et seront sauvés; ceux qui sont le fruit du Démiurge ou du dieu «intermédiaire» (les psychiques), auxquels ils identifient les

1. Cf. J . DUPONT, Gnôsis. La Connaissance religieuse dans les épîtres de saint Paul, Paris, Gabalda, 1949.

chrétiens de la grande Église ; enfin les « matériels » (hyliques) qui sont exclus de tout salut. La liberté humaine ne joue ainsi aucun rôle dans le salut.

Orthodoxie et hétérodoxie des gnostiques

La gnose chrétienne a posé et pose encore aujourd'hui de nom­breux problèmes de discernement : chez les grands théologiens gnos­tiques qu'est-ce qui relève d'une expression authentique de la foi chrétienne et qu'est-ce qui doit être considéré comme «hérésie»? Or une «large zone de pénombre s'étend à l'époque entre l'orthodoxie et l'hérésie», selon Turner \ Les maîtres gnostiques manifestent un talent théologique incontestable. Certains, tels Harnack 2, ont voulu voir en eux les premiers théologiens chrétiens, les premiers à avoir fait passer le message du Christ en milieu grec, tandis que l'interpréta­tion catholique de naguère les rejetait, comme les anciens Pères, dans le domaine de la totale hétérodoxie. Aujourd'hui des savants catholiques comme A. Houssiau, J . Daniélou et A. Orbe, protestants comme G.K. Kretschmar et R.M. Grant, ont redonné ses lettres de noblesse à la littérature gnostique et souligné les relations étroites de pensée entre docteurs gnostiques et chrétiens. A. Orbe est même arrivé à «cette conclusion paradoxale que parfois les gnostiques ont exprimé la doctrine orthodoxe, ou certains de ses aspects, de façon plus satisfaisante que ne l'avaient fait leurs contemporains ortho­doxes 3 ». D'ailleurs, «toute expression utilisée par un docteur gnosti­que n'exprime pas nécessairement une doctrine gnostique 4 » . Il y a par exemple dans les écrits de Valentin nombre de formules authenti-quement chrétiennes. Certains docteurs gnostiques ont été des per­sonnalités et des théologiens de premier plan. Plusieurs de leurs exégèses et de leurs idées doivent donc être recueillies avec grand soin. On peut établir un certain parallèle entre leurs doctrines et celle du christianisme : ils présentent le mystère de Dieu dans une théologie du plérôme; ils rendent compte de la chute; ils ont une théologie

1. H.E.W. Turner, cité par R.M. GRANT, La Gnose et les origines chrétiennes, op. cit., p. 156.

2. A. VON HARNACK, Histoire des dogmes, (1893), Paris, Cerf 1993, p. 19-20. 3. R.M. GRANT, op. cit., p. 155-156. Cf. A. ORBE, Estudios valentinianos, I-V, in

Analecta Gregoriana, 65, 83, 99-100, 113, 158, Rome, 1955-1966. 4. R.M. GRANT, op. cit., p. 155, citant Van Unnick.

de la création et du salut dans lequel les diverses manifestations de Jésus ou du Christ tiennent une place décisive ; ils ont une eschatolo­gie; ils constituent une Église.

Cependant, quoi qu'il en soit du dégradé, aujourd'hui insaisissable, entre l'orthodoxie et la gnose, et de l'affinité de certains thèmes qui justifient l'expression de «gnose chrétienne», on ne peut pourtant pas en conclure que la littérature gnostique dans ses thèses maîtresses puisse représenter la première théologie chrétienne. Le dualisme profond qui est sien est radicalement étranger au christianisme et il a entraîné avec lui une christologie « docète » qui contredit formelle­ment le mystère de l'incarnation, en ne reconnaissant au Christ que 1'«apparence» d'une humanité. La théogonie des trente éons de Valentin n'a rien à voir avec le mystère trinitaire. Leur doctrine ne fait pas non plus de place à la liberté humaine. Cette gnose ne saurait constituer une première orthodoxie chrétienne, appelée à être ulté­rieurement changée en une autre.

Aussi est-ce en réagissant contre les dangers représentés par le gnosticisme dans les communautés chrétiennes que la «grande Église » a formalisé et parfois établi les grands repères de son ortho­doxie : établissement du canon des Écritures contre les amputations auxquelles procédait Marcion ; établissement de formules de foi qui deviendront les Symboles; émergence d'un épiscopat représentant la succession apostolique du ministère, dont on comprend qu'il a été institué pour maintenir la vérité de la foi. Cette régulation nouvelle de la vie de foi n'a pas été sans la perte d'une certaine «liberté créatrice 1 » au bénéfice d'une institution préoccupée de son autodé­fense. Mais il s'agit d'une réaction «viscérale» sans laquelle le rejet massif de la gnose, exprimé par Justin, Irénée et leurs successeurs, ne pourrait s'expliquer.

Le refus de la gnose par l'Église, comme par la Synagogue, a eu une grande portée, écrit R.M. Grant. C'est d'abord la reconnaissance par les chrétiens, d'origine occidentale ou juive, de la réalité du temps et de l'espace, et plus encore dirais-je, le fait qu'on n'a pas cessé de vénérer en Dieu le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre. Contre toutes les attaques gnostiques, l'Église a conservé l'Ancien Testament, et a soutenu fermement que l'histoire de Jésus ne devait pas être comprise en termes purement symboliques 2.

1. /bld., p. 156. 2. Ibid., p. 157.

3 . L E DISCOURS CHRÉTIEN DES PÈRES APOSTOLIQUES À IRÉNÉE

L'étude du judéo-christianisme et de la gnose nous a déjà fait rencontrer les premières générations des Pères de l'Eglise de la fin du I e r et du courant du IIe siècle, que l'on appelle «Pères apostoliques» et « Apologètes». Ces hommes ont une fonction officielle dans l'Église, les uns étant des évêques, les autres des responsables d'écoles caté-chétiques. Certains d'entre eux sont des judéo-chrétiens et la plupart ont eu à se confronter avec la gnose. Il n'est pas inutile de retracer l'évolution de leur discours selon leur intention majeure et de leurs destinataires.

Un premier discours pastoral et liturgique

LES A U T E U R S ET LES TEXTES : La Doctrine des douze apôtres (Didachè), éd. W . Rordorf et A . Tuilier, SC 248, 1978. - CLÉMENT DE ROME, Épître aux Corinthiens, éd. A . Jaubert, SC 167,1971. - IGNACE D'ANTIOCHE, Lettres; Polycarpe de Smyrne, Aux Philippiens; Martyre de Polycarpe; éd. P.Th. Camelot, SC 10bis, 1969. - Homélie du IIe siècle, dite IIe Épître de Clé-mentaux Corinthiens, éd. H. Hemmer et A . Picard, Pères apostoliques, II, TD 1909; ou Les Écrits des Pères apostoliques, Paris, Cerf, 1991, p. 124-145. - Épître dite de Barnabe; éd. P. Prigent et R.A. Kraft, SC 172, 1971. - HERMAS, Le Pasteur, éd. R. Joly, SC 53, 1958.

La première littérature patristique est pastorale et liturgique. Ce sont des lettres que des évêques ou d'autres responsables d'Églises adres­sent à leurs communautés: Clément (ou l'Église) de Rome, Ignace d'Antioche et Polycarpe de Smyrne ; c'est la lettre mise sous le patro­nage de Barnabe, (compagnon de Paul) ; ce sont aussi des homélies, comme l'homélie dite anciennement IIe lettre de Clément (aux Corin­thiens). Elles prennent le relais direct des lettres apostoliques du Nou­veau Testament. C'est aussi un récit de martyre (Martyre de Polycarpe), un document catéchétique, liturgique et canonique (la Didachè ou Doctrine des douze apôtres) ; c'est enfin l'apocalypse originale appor­tant à l'Église un message de pénitence, intitulée Le Pasteur et dont l'auteur est un laïc, Hermas. Dans ce tout premier discours, c'est la vie des communautés chrétiennes qui s'exprime, avec leur foi, leurs diffi­cultés et leurs conflits, leurs institutions et leur liturgie.

Tous ces documents sont l'expression d'une préoccupation ad in-tra : il s'agit de maintenir le bon ordre et l'unité dans les communau­tés; de les enseigner et les exhorter à la force devant le martyre

toujours possible; d'appeler à la conversion ceux qui ne sont pas fidèles à leur engagement chrétien; de veiller à l'organisation des communautés. Sauf le Pasteur d'Hermas, ce sont des œuvres brèves, jaillies de la nécessité ou de l'actualité. Dans leur ensemble ces auteurs ne s'appuient pas sur un Nouveau Testament constitué et reconnu comme Écriture. Pour eux «les Écritures» désignent les livres de l'Ancien Testament. S'ils connaissent quelques épîtres pauliniennes, ils ne citent pas les évangiles, mais se réfèrent aux paroles du Seigneur en héritiers de la tradition orale \ Mais ils ont hérité spontanément du principe d'exégèse, apostolique et judéo-chrétien, qui voit dans l'Ancien Testament une longue prophétie de l'événement de Jésus-Christ. Cette littérature est modeste, parfois balbutiante. Elle apparaît plus pauvre que celle du Nouveau Testament. Mais elle représente toute l'audace et le risque de la prise de parole d'hommes qui ont conscience de n'être plus des apôtres.

Le discours apologétique

LES A U T E U R S ET LES TEXTES : JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, éd. G . Archam-bault, 2 vol. TD, 1909; Apologies, éd. A. Wartelle, Paris, Études augusti-niennes, 1987. - ATHÉNACORE, Supplique au sujet des chrétiens, éd. B. Pouderon, SC379,1992. - THÉOPHILE D'ANTIOCHE, Trois livres à Autolycus, éd. G . Bardy et J . Sender, SC 20, 1948. - À Diognète, V,1-VI,1 ; éd. H. -I. Marrou, SC33 bis, 1965. - ORIGÈNE, Contre Celse, éd. M. Borret, SC 132, 136, 147, 150, 227, 1967-76.

Dès le milieu du IIe siècle, cette littérature fait place pour l'essentiel à une littérature apologétique de défense et d'illustration de la foi chrétienne, d'abord vis-à-vis des adversaires du dehors, les Juifs et les païens, puis contre des adversaires qui se manifestent à l'intérieur de l'Église, les hérétiques.

Le Discours aux Juifs est principalement illustré par le Dialogue avec Tryphon de Justin, écrit sur le lointain modèle des dialogues platoniciens. La fiction littéraire y recouvre un écho de discussions réelles de l'époque entre Juifs et chrétiens. L'essentiel du débat oppo-

1. Cf. le débat suscité à ce sujet entre les positions divergentes de E. MASSAUX, L'Influence de l'évangile de saint Matthieu sur la littérature chrétienne avant saint Irénée, réimpression, University Press, Leuven, 1986 et H. KÖSTER, Synoptische Überlieferung bei den Apostolischen Vätern, Akademie Verlag, Berlin 1957, retracé par F. Neyrinck dans sa présentation de la nouvelle édition de Massaux.

se deux systèmes cohérents d'interprétation des Écritures : le système chrétien voit en Jésus le Christ, et donc le Messie, qui est la clé des Écritures. Il contredit donc radicalement l'interprétation rabbinique, pour laquelle le Messie est encore à venir, un Messie dont la manifes­tation glorieuse ne saurait être reconnue dans la mort ignominieuse en croix de Jésus de Nazareth. Justin est pour nous le premier témoin d'une argumentation scripturaire organisée sur le rapport des deux Testaments. Avant Justin, Ariston de Pella avait écrit une discussion entre Jason (un judéo-chrétien) et Papiscus (un Juif d'Alexandrie) au sujet du Christ. Mais ce dialogue est aujourd'hui perdu, ainsi que les apologies aux Juifs d'Apollinaire de Hiérapolis.

Mais Le Discours aux païens représente une urgence plus grande encore, car le vrai danger pour les communautés chrétiennes naissan­tes vient de leur côté : outre les persécutions, les païens ridiculisent et calomnient la foi et les pratiques des chrétiens. Ils répètent que ceux-ci adorent une tête d'âne, qu'ils pratiquent l'inceste et le meurtre rituel des enfants ; en définitive ils les accusent d'être des athées. Les chré­tiens n'étaient en effet ni Juifs ni païens, ils formaient une «troisième race» (triton genos, dit Aristide d'Athènes) dans l'humanité. Justin a le courage de s'adresser aux plus hautes autorités de l'empire, empereur et sénat, pour leur présenter une apologie de la foi chrétienne menée au nom de la raison. Dans ce discours rationnel qui vise à exposer une vérité universelle, Justin n'hésite pas à faire des rapprochements entre le christianisme et certains traits de la philosophie et de la religion païenne, et même avec la mythologie. Il développe la doctrine des «semences du Verbe» présentes dans tous les peuples. Il tient que les philosophes grecs ont fait des emprunts aux prophètes qui leur sont antérieurs. L'argument prophétique est aussi utilisé, mais avec plus de discrétion. Voici comment il répond à l'accusation d'athéisme :

On nous appelle athées: certes, nous reconnaissons être les athées de prétendus dieux de ce genre, mais non pas du Dieu de vérité, Père de la justice, de la sagesse, de toutes les vertus, sans nul mélange de mal \

De ce discours destiné aux païens Justin est le témoin le plus qualifié, mais non le seul : avant lui Quadratus et Aristide d'Athènes avait écrit des apologies à l'empereur Hadrien. L'élève de Justin, Tatien, écrira après lui un Discours aux Grecs. D'autres apologies

1. JUSTIN, Ière Apologie, VI, 1; Wartelle, p. 105.

sont perdues. Après lui Athénagore d'Athènes envoya à Marc-Aurèle et à son fils Commode une Supplique au sujet des chrétiens, et Théophile d'Antioche fera de même en s'adressant à son ami païen Autolycus. La lettre À Diognète, dont on sait le destinataire tout en ignorant son auteur, est elle aussi une apologie du christianisme venue des dernières années du second siècle. La définition qu'elle donne des chrétiens est restée célèbre :

Car les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n'habitent pas de villes qui leur soient propres, il ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n'a rien de singulier [...]. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de ci­toyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n'abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l'emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent [...]. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine. En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde \

Cette littérature chrétienne ne pouvait pas ne pas provoquer la riposte des païens. La grande réponse du paganisme aux «philoso­phes» chrétiens fut apportée par Celse, avec la publication en 178 de son Discours vrai, qui se voulait une réplique aux «faux discours» des chrétiens. Celse n'ignorait pas les écrits de Justin. Il avait aussi une connaissance réelle des Écritures : il cite souvent les paroles des évangiles. Même s'il n'hésite pas devant les qualificatifs injurieux à l'égard des chrétiens («ramas de gens simples», «perdus de mœurs», «charlatans et imposteurs»), il se garde bien de reprendre à son compte les accusations grossières contre les chrétiens du type anthro­pophagie ou inceste. Son argumentation est beaucoup plus fine. Il critique l'histoire biblique, la résurrection du Christ et les «absurdités» racontées par les apôtres et leurs successeurs. Il souligne la supériorité des idées religieuses et philosophiques des Grecs. Mais il soulève

1. À Diognète, V,1-VI,1 ; SC 33 bis, p. 63-65.

aussi le problème politique d'une religion nouvelle qui refuse de rendre un culte à l'empereur. Il vaut la peine de prendre le ton de l'ouvrage :

La race des Juifs et des chrétiens [est comparée] à une troupe de chauve-souris, à des fourmis sorties de leur trou, à des grenouilles tenant conseil autour d'un marais, à des vers formant assemblée dans un coin de bourbier, se dispu­tant ensemble qui d'entre eux sont les plus grands pécheurs et disant : « À nous Dieu révèle et prédit tout d'avance : il néglige le monde entier et le mouvement du ciel, et sans souci de la vaste terre, pour nous seuls il gouverne, avec nous seuls il communique par ses messagers ne cessant de les envoyer et de cher­cher par quel moyen nous lui serons unis pour toujours \ »

Celse a élevé contre le christianisme une des critiques les plus radicales de l'histoire. Ses arguments ont encore un impact aujour­d'hui. L'écho de l'œuvre dut être important, puisque, trois-quart de siècle plus tard, Origène fut prié de le réfuter. Il le fit dans un long ouvrage intitulé Contre Celse, nouvelle apologie du christianisme qui « reflète comme un miroir la lutte entre le paganisme et le christianis­me [...] (Celse et Origène) sont des hommes d'une grande culture qui représentent deux mondes 2». Origène cite le texte de Celse de manière tellement abondante qu'il nous permet de reconstituer large­ment l'opuscule de son adversaire, autrement perdu.

Le discours contre les hérétiques

LES A U T E U R S ET LES TEXTES : IRENÉE, Contre les hérésies, trad. A. Rousseau, Paris, Cerf, 1984. - CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Extraits de Théodote, 78, 2, trad. F. Sagnard, SC 23, 1948.

Juifs et païens représentent les adversaires du dehors. Mais au même moment l'Eglise doit faire face à des «dissidents» de l'intérieur et inaugure un discours anti-hérétique. Nous avons vu l'émergence d'une première forme d'hétérodoxie, avec certaines tendances judéo-chrétiennes «judaïsantes» et avec le gnosticisme. Or ces deux phéno­mènes de syncrétisme religieux se produisent à un moment où les Symboles de foi en sont encore à leur préhistoire. Paul et Jean ont déjà eu maille à partir avec les milieux gnostiques. Le gnosticisme

1. Texte dans ORIGÈNE, Contre Celse, IV,25; SC 136, p. 239. 2. J . QUASTEN, Initiation aux Pères de l'Église, op. cit., t. II, p. 72.

peut être considéré comme la première hérésie chrétienne, car il se développe en dehors de toute règle de foi. Il constitua un mouvement si fort et si puissant et exerça une si grande séduction sur la vie des communautés, en multipliant avec prosélytisme les petits groupes «sectaires», que les responsables d'Eglises considérèrent sa réfutation comme une nouvelle urgence. Justin fut ainsi amené à écrire un Livre contre toutes les hérésies et un Contre Marcion, aujourd'hui perdus, qui influencèrent Irénée. Il fut imité par Hégésippe. Le ton est polémique et la dynamique est celle de l'exclusion. Mais les gnostiques pratiquaient la même exclusion à rebours \ Le conflit entre les uns et les autres portait sur l'identité chrétienne, que chaque groupe revendiquait pour lui et déniait à l'autre.

Mais le grand champion de la foi chrétienne contre les hérésies fut Irénée de Lyon, originaire de Smyrne où il dit avoir connu enfant le vieux Polycarpe, avec le célèbre livre dont le titre original était: Mise en lumière et réfutation de la prétendue gnose, mais plus généralement connu sous celui de Contre les hérésies. Dans un esprit très moderne il prend soin d'exposer d'abord la doctrine de ses adversaires, estimant que « c'est les avoir déjà vaincus, que de les avoir fait connaître 2 ». Car il les « démasque » et les fait sortir de l'aura de secret qui était un élé­ment de leur prestige. Il les réfute d'abord par la raison en montrant leurs contradictions internes et mutuelles. Mais cela ne suffit pas : il tient à les réfuter aussi par les Ecritures, maniées selon la tradition officielle de l'Eglise, c'est-à-dire en manifestant l'accord des paroles des prophè­tes avec celles du Seigneur et des apôtres, et donc de l'Ancien avec le Nouveau Testament. Irénée développe une grande argumentation scripturaire à visée dogmatique. Mais ce long parcours dans les Ecri­tures l'amène à discerner les harmonies du dessein de Dieu, de cette grande « disposition » ou « économie » divine qui annonce et accomplit le salut des hommes en Jésus-Christ. Apportant toute nouveauté avec sa venue, le Christ «récapitule» dans le raccourci de son existence, toute l'histoire de l'humanité, de ses origines à sa fin, c'est-à-dire la résume et l'assume, la libère et l'achève, pour la mener à son accom­plissement et mettre l'homme en communion avec Dieu. Chez lui le discours chrétien accomplit un pas de géant : Irénée est bien, selon le mot d'Altaner, « le père de la dogmatique 3 ».

1. M. SCOPELLO, Les Gnostiques, op. cit. p. 116. 2. IRÉNÉE, CH 1,31,3; Rousseau, p. 134. 3. B. ALTANER, Précis de patrologie, op. cit. p. 209.

IL TRADITION E T RÈGLE DE FOI

La brève présentation qui vient d'être faite des écrits judéo-chré­tiens, du gnosticisme et des premiers développements du discours patristique a montré que la question de la « règle » ou de la normativité de la foi traverse structurellement les premiers discours chrétiens. Quoi qu'il en soit de la diversité des courants, des zones d'ombre fluante entre orthodoxie et hétérodoxie et de la discrétion des témoi­gnages sur le fonctionnement d'une régulation de la foi à une époque où les institutions pour le faire se cherchaient encore, il était impossi­ble de rendre compte des documents sans rencontrer aussitôt cet aspect des choses. Ces témoignages originels étaient, dans leur com­plexité et leurs divergences, porteurs du message chrétien: en eux la référence aux principaux articles de la foi et donc à ce que l'on appellera progressivement le ou les «dogmes» était déjà présente.

1. LE DOGME AVANT LE DOGME: LA RÈGLE DE FOI

Si le contenu du dogme a une histoire, le sens du mot en a une également. A l'époque des origines le terme de dogme est un ana­chronisme. Le mot émerge sans doute dans certains écrits (Clément de Rome, Ignace d'Antioche). La Didachè parle du «précepte de l'Évangile» (to dogma tou euaggelioù) \ Mais il n'a pas le sens théolo-giquement élaboré que lui donnera le concile de Vatican I, pour lequel est dogme de foi toute vérité révélée par la Parole de Dieu et proposée à croire, en tant que révélée, par le magistère de l'Église 2. Il oscille à l'époque entre les sens de «décision» et de «doctrine». La formalisation progressive du concept sera liée au développement des formulations dogmatiques elles-mêmes, élaborées en de nou­veaux types de langages 3.

Mais la réalité que le terme de dogme est appelé à recouvrir existe déjà. Il s'agit de l'Évangile et de son message, de son autorité unique dans l'ordre de la foi et des conditions de fidélité à sa vérité. Il est

1. La Didachè, 11,3; SC 248, p. 185. 2. Cf. DzS 3 0 1 1 ; COD II-2, p. 1641. 3. Cf. W. KASPER, Dogme et Évangile, Paris, Casterman, 1967, p. 28-36. Les

déterminations concernant le mot dogme dans les temps modernes seront traitées au t. IV de cet ouvrage.

donc légitime de faire partir une histoire des dogmes de ce tout premier seuil où une littérature chrétienne post-apostolique se diffé­rencie des écrits du Nouveau Testament. S'il n'y a pas encore de conciles - il faudra attendre la fin du IIe siècle pour voir la tenue des premiers conciles locaux et le IVe pour la réunion du premier concile œcuménique de Nicée - , il existe déjà une conscience vive que la foi chrétienne comporte une normativité, ou une règle, ou encore des articles de foi.

L'idée que la foi chrétienne doit demeurer fidèle à elle-même, garder son authenticité et ne pas admettre de mélange avec des doctrines étrangères, est déjà présente dans le Nouveau Testament. Elle s'exprime dans la polémique engagée par Paul contre les Galates judaïsants, quand il proclame l'anathème à quiconque annonce un évangile différent de celui que lui-même a proclamé (Ga 1,8-9). On la retrouve dans la décision collégiale des Actes des Apôtres concer­nant le refus d'imposer aux chrétiens venus du paganisme les obser­vances juives (Ac 15). L'interprétation rétrospective qui voit dans cette réunion le «concile de Jérusalem» exprime une vérité profonde. La première décision (le terme dogma est employé en Ac 16,4), qui sous la forme d'une prescription disciplinaire recouvrait une affirma­tion doctrinale d'une importance capitale pour l'avenir du christianis­me, a été prise par une assemblée collégiale composée des «apôtres et des anciens (ou presbytres)» (Ac 15, 6). Cette assemblée fournit le modèle symbolique des futures réunions conciliaires des évêques «successeurs des apôtres».

Le souci de 1'« orthodoxie », au sens étymologique de ce terme, c'est-à-dire du maintien de l'authenticité de la foi face aux déviations menaçantes, s'exprime largement dans les épîtres dites pastorales du corpus paulinien (1 Tm 6,3-6; 2 Tm 4,1-4; Tt 3,10-11). Il existe en effet des « hétérodidascales » (1 Tm 1,3; 6,3), c'est-à-dire des maîtres enseignant autre chose que la vraie foi. Son auteur achève la Première à Timothée sur le conseil d'éviter «les bavardages impies et les objec­tions d'une pseudo-gnose» (1 Tm 6,20). Le danger de la gnose apparaît donc dès ce moment. De même, la Deuxième épître de Pierre parle de «pseudoprophètes» et de «pseudodidascales» (2 Pi 2,1), capables d'introduire dans le peuple des doctrines pernicieuses. Des tendances et des groupes qui mettent en cause la doctrine de l'Eglise ou qui ne s'inscrivent pas dans la communion de vie de ses communautés, sont stigmatisées : le terme d'hairesis qui oscille entre le sens d'«école», de «secte» ou de «faction», et prend un sens de

plus en plus péjoratif, est déjà employé (1 Co 11,19; Ga 5,20; 2 Pi 2 , 1 : Tt 3,10), de même d'ailleurs que par les Juifs à propos des chrétiens («la secte des nazôréens» Ac 24,5 et 14). On sait la fortune qu'il connaîtra dans la suite.

La même préoccupation habite les premiers documents chrétiens non canoniques des Pères Apostoliques. Si Clément de Rome est avant tout soucieux de ramener la paix dans le nouveau conflit soulevé à Corinthe par ceux qui ont destitué les « épiscopes » ou « presbytres » de la communauté, il rappelle cependant aux habitants de la ville l'enjeu doctrinal de la décision qu'ils ont prise en démettant leurs minis­tres. On a cité plus haut le témoignage d'Ignace d'Antioche contre les judaïsants. Lui aussi insiste sur l'union de la communauté autour de son évêque, de son presbyterium et de ses diacres. Il exhorte les Tral-liens à « n'user que de la nourriture chrétienne » et à s'« abstenir de toute plante étrangère, qui est l'hérésie», c'est-à-dire des opinions «qui en­tremêlent Jésus-Christ à leurs propres erreurs en cherchant à se faire passer pour dignes de foi ». Car c'est « en restant inséparables de Jésus-Christ Dieu et de l'évêque et des préceptes des apôtres 1 » que les chré­tiens demeurent «purs» et trouvent la vérité de l'Evangile.

Il serait donc erroné de penser que la préoccupation de la normativi-té de l'Évangile chrétien ne s'est manifestée qu'à partir de la littérature apologétique du milieu du I I E siècle. Elle appartient déjà au tout pre­mier discours chrétien. Elle est présente dans les crises qui mettent en cause l'unité des communautés. Il est vrai que Justin a beaucoup contribué à la formalisation de l'idée d'hérésie. Mais la formule quel­que peu drastique d'A. Le Boulluec : « Il revient à Justin d'avoir inventé l'hérésie 2 » demande à être bien comprise. Elle est juste au niveau du terme, auquel Justin fait subir une évolution sémantique décisive. Le mot indiquait encore dans le monde païen une attitude, un courant, une « école » ou une « secte » philosophique ; dans le monde Juif, Josè-phe désigne avec le même terme les quatre mouvements que sont les pharisiens, les sadducéens, les esséniens et les partisans de Judas le Galiléen. Avec Justin il en vient à qualifier formellement une hétéro­doxie chrétienne. Mais ce travail sémantique, lié à la réfutation des «hérésies» présentes, n'est pas d'abord un acte d'exclusion, même si la polémique de l'époque s'exprime dans des termes d'une radicalité

1. IGNACE D'ANTIOCHE, Tralliens, V I , l - 2 ; SC 10 bis, p. 117. 2. A. L E BOULLUEC, La Notion d'hérésie dans la littérature grecque, IIe-IIIe siècles,

t. I: De Justin à Irénée, Paris, Ét. August. 1985, p. 110.

qui ne saurait plus être la nôtre, mais le constat d'une incompatibilité irréductible entre deux doctrines, dont l'enjeu apparait vital au regard de la foi reçue des apôtres. L'univers doctrinal de la gnose ne peut se concilier avec le christianisme. Avec Justin les deux concepts d'ortho­doxie et d'hérésie se formalisent l'un par rapport à l'autre. Si l'expres­sion «la norme crée l'erreur *» a une part de vérité, cette vérité est dialectique et liée à sa réciproque «l'erreur crée la norme». On peut même dire que la seconde formule recouvre une priorité chronologi­que: une série de «déviations» dans le domaine de la foi, qui se sont manifestées dès les derniers écrits du Nouveau Testament et se sont étendues par la suite, a suscité dans l'Eglise une autre série de décisions et d'institutions ordonnées au maintien de l'authenticité de la même foi. Les apologistes successeurs de Justin sont les témoins de la même conviction de l'incompatibilité «entre les doctrines de la vérité» et les « doctrines de Terreur, c'est-à-dire les hérésies 2 ». Irénée se fera le grand défenseur de la foi des apôtres contre l'ensemble des doctrines gnosti-ques.

2. LA FORME DE LA RÈGLE DE FOI: «L'ORDRE DE LA TRADITION»

I N D I C A T I O N S B I B L I O G R A P H I Q U E S : D. VAN DEN EYNDE, Les Normes de l'Ensei­gnement chrétien dans la littérature patristique des trois premiers siècles, Gembloux, Duculot et Paris, Gabalda, 1 9 3 3 (ouvrage qui a vieilli mais de­meure utile). - H. HOLSTEIN, La Tradition dans l'Église, Paris, Grasset, 1 9 6 0 .

- Y. CONGAR, La Tradition et les traditions. I. Essai historique, II. Essai théologique, Paris, Fayard, 1 9 6 0 et 1 9 6 3 . - R . P . C . HANSON, Tradition in the EarlyChurch, London, S C M Press 1 9 6 2 . - O . CULLMANN, La Tradition. Pro­blème exégétique, historique et théologique, Neuchâtel-Paris, Dela-chaux et Niestlé, 2 E éd. 1 9 6 8 . - W . RORDORF, A. SCHNEIDER, L'Évolution du concept de tradition dans l'Église ancienne, Berne, Peter Lang, 1 9 8 2 .

Comment s'exprime à cette époque la référence à l'Évangile et à une règle de foi? Un mot la résume, celui de «tradition», qui a valeur matricielle: «Au début était la tradition», écrit Y. Congar 3. Le terme doit être entendu à la fois de ce qui a été transmis - l'Évangile - et

l.Ibid, p. 3 5 . 2 . THÉOPHILE DANTIOCHE, À Autolycus, 11 ,14; SC 2 0 , p. 1 3 7 .

3 . Y . CONGAR, La Tradition et les traditions, op. cit., t. I p. 2 1 . Y . Congar est le grand spécialiste contemporain de la tradition.

de l'acte de la transmission. Mais il doit être compris de manière englobante. Il ne s'agit pas de ou des traditions diverses, il s'agit de l'unique tradition de la foi, tradition reçue de la prédication apostoli­que et portée par un peuple et ses ministres. C'est la tradition vivante de l'Évangile, faite à l'Église ; c'est la tradition vécue dans le témoigna­ge de la foi des communautés. Depuis ses origines l'Église vit sous le régime de la tradition.

La tradition dans le Nouveau Testament

L'idée de tradition est déjà ferme dans le Nouveau Testament: Paul en a reçu le principe et le vocabulaire de sa formation juive. Il «fait des actes de transmettre (pamdounai) et de recevoir (paralamba-nein), ou de tenir et de garder (katekhein, kratein), la trame même ou la loi du régime de la foi par laquelle s'édifient les communautés 1 ». Sous le terme de tradition il entend d'un même mouvement le messa­ge de la foi (1 Co 15,1-5), des règles concernant la vie interne des communautés (1 Co 11,2 ; 2 Th 2,15 ; 3,6) et l'idéal du comportement chrétien. Tout cet ensemble ne fait qu'un. L'origine de cette tradition est le Seigneur lui-même (1 Co 11,23). Chez Luc et Jean l'idée de la tradition s'exprime à travers le vocabulaire du «témoignage» (Le 24, 48-49; Ac 1,8,22; 2 ,32; Jn 15,17; 19,35; etc.).

L'origine dernière de cette transmission est Dieu lui-même qui a en­voyé son Fils, et l'a « livré pour nous tous {paredôken) » (Rm 8,32), c'est-à-dire tout aussi bien «transmis». Le verbe grec paradidonai exprime en effet tout à la fois l'idée de transmettre et de livrer, ou même de trahir dans le cas de Judas. Le Fils est ainsi la «tradition du Père» et il s'est à son tour «livré» (Ga 2 ,20; Ep 5,2). À l'origine de la tradition chrétienne il y a donc l'acte fondateur par lequel Dieu a livré son Fils pour nous et son envoyé s'est lui-même livré, afin de se donner aux hommes. La tradition ecclésiale ne sera donc jamais une simple passa­tion de relais : elle engagera toujours le don personnel de celui qui transmet en se livrant dans le témoignage de sa propre vie.

La tradition chez les Pères apostoliques

Clément de Rome est tout à fait conscient de l'origine de ce mouve­ment d'envoi et de transmission:

1. Y . CONGAR, ibid.

Les apôtres ont reçu pour nous la bonne nouvelle par le Seigneur Jésus-Christ; Jésus, le Christ, a été envoyé par Dieu. Donc le Christ vient de Dieu, les apôtres viennent du Christ; les deux choses sont sorties en bel ordre de la volonté de Dieu 1.

La même idée se retrouve chez Ignace d'Antioche :

Celui que le maître de maison envoie pour administrer sa maison, il faut que nous le recevions comme celui-là même qui l'a envoyé 2.

ou encore:

De même que le Seigneur n'a rien fait, ni par lui-même, ni par ses apôtres, sans son Père, avec qui il est un, ainsi vous non plus ne faites rien sans l'évêque et les presbytres3.

Mais il est vrai que le terme de tradition reste rare chez les Pères apostoliques. Clément recommande ainsi aux Corinthiens de se conformer «aux normes glorieuses et vénérables de notre tradition 4 » . L'idée de norme ou de règle est donc déjà associée à celle de tradition. Celle-ci est pour lui un long mouvement qui s'origine dans les témoignages des patriarches de l'Ancien Testament et remonte même aux origines de l'humanité. Cet emploi unique ne doit pas faire oublier le titre de la Didachè, ou Doctrine des douze apôtres, même s'il n'est pas primitif, - texte déjà rencontré et qui date de la fin du I E R siècle ou du début du second - , qui met sous le patronage de leur autorité un ensemble catéchétique, liturgique et disciplinaire représentant la tradition ecclésiale venue des apôtres. Plus tard, au début du IIIE siècle La Tradition apostolique attribuée à Hippolyte de Rome fera de même pour ce livret liturgique qui constitue le premier rituel chrétien. Au milieu ou vers la fin du I I E siècle l'auteur de la lettre À Diognète dit de lui-même : « J e transmets exactement la tradi­tion à ceux qui se font les disciples de la Vérité» et célèbre «la foi dans les Évangiles affermie et la tradition des apôtres conservée 5 » .

Les Pères apostoliques se sentent liés par la tradition qui vient des apôtres, parce qu'eux-mêmes ne sont plus des témoins. On voit

1. CLÉMENT DE ROME, Aux Corinthiens, 42 ,1-2; SC 167, p. 169. 2. IGNACE DANTIOCHE, Éphés. VI, 1 ; S C 10 bis, p. 75. 3. IGNACE, Magnés. VII ,1; SC 10 bis, p. 101 ; cf. XIII, 1-2. 4. CLÉMENT DE ROME, Ibid., 7,2; S C 167, p. 111. 5. À Diognète, X I , 1 et 6; S C 33 bis, p. 79 et 81.

poindre ici une articulation nouvelle avec la distinction entre tradition apostolique et tradition post-apostolique. De l'une à l'autre il y a continuité concrète et succession. Mais il existe aussi une discontinuité radicale : le second temps de la tradition n'a plus la même autorité que le premier temps fondateur. La tradition post-apostolique est soumise (normata) à la tradition souveraine des apôtres (normans). C'est à cette condition qu'elle demeure de manière constante dans la vie de l'Eglise. Cette soumission s'objective de diverses manières, comme on le verra.

La doctrine de la tradition chez Irénée

Il faut attendre Irénée pour lire une doctrine réfléchie de la tradition. Dans un texte célèbre du Contre les hérésies, il répond à la question : «Où peut-on trouver avec certitude la vérité de l'Evangile?» et il articule les deux temps ci-dessus indiqués de la tradition. Il souligne d'abord l'origine de la prédication de l'Evangile dans le mandat donné par le Seigneur aux apôtres et l'antériorité de la prédication orale sur la mise par écrit de l'enseignement:

Le Seigneur de toutes choses a en effet donné à ses apôtres le pouvoir d'annoncer l'Evangile, et c'est par eux que nous avons connu la vérité, c'est-à-dire l'enseignement du Fils de Dieu... Cet Évangile, ils l'ont d'abord prêché ; ensuite, par la volonté de Dieu, ils nous l'ont transmis dans des Ecritures, pour qu'il soit le fondement et la colonne de notre foi \

Dans l'activité de transmission des apôtres il y a donc deux mo­ments, l'un oral, l'autre écrit. Car les Écritures nouvelles, en l'occur­rence les quatre évangiles dont Irénée est le premier à nous livrer le nombre et les auteurs, sont aussi un acte de transmission. Mais la «tradition des apôtres» reste l'englobant vivant des Écritures; elle est attestée dans toutes les Églises. C'est à sa lumière qu'il faut lire les Écritures elles-mêmes.

Le second temps de la tradition s'opère d'une part grâce à la succession apostolique des évêques, qui remonte à ceux à qui les apôtres ont confié les Églises, et d'autre part dans la conservation des Écritures et la confession de foi. Ce sont précisément ces objecti-vations de la tradition originelle sur lesquelles nous aurons à revenir.

1. IRÉNÉE, CH, III, Préf. et 1,1; Rousseau, p. 276.

Pour Irénée cette tradition globale, qu'il appelle «tradition apostoli­que» (111,3,3), puisqu'elle vient des apôtres, ou «antique tradition des apôtres» (111,4,2) est pratiquement identique à la «règle de la vérité», expression qu'il affectionne (1,22,1 ; 11,27,1 ; 111,2,1 ; 11,1 ; 15,1 ; IV,35, 4), ou à la «prédication de la vérité» (111,3,3) qui s'exprime en particu­lier dans la confession de foi. C'est, en termes voisins, la «tradition de la vérité» ou encore «l'ordre de la tradition» (III, 4,1). Celui-ci demeurerait même la seule référence «à supposer que les apôtres ne nous eussent pas laissé d'Écritures» (111,4,1). Car cet ordre de la tradition fait vivre de la vérité de la foi les barbares qui reçoivent le salut «écrit sans papier ni encre par l'Esprit dans leurs cœurs» (111,4,2). Dans un autre contexte, Irénée conclut ainsi une formule de foi:

Telle est, mon cher ami, la prédication de la vérité, telle est l'image de notre salut, tel est le chemin de la vie, que les prophètes ont annoncé, que le Christ a établi, que les apôtres ont transmis, et que l'Église, sur toute cette terre, transmet à ses fils. Il faut le garder avec tout le soin possible par une volonté bonne et en étant agréable à Dieu par des œuvres bonnes et une façon de penser saine \

Cette doctrine s'est sans doute formalisée par antithèse avec la conception de la tradition ésotérique professée par les gnostiques, auxquels Irénée oppose une tradition officielle et instituée. Mais elle trahit une conviction assez forte pour montrer qu'elle traduit un ensei­gnement reçu. Une doctrine de la tradition ne s'invente pas; elle se reçoit, sous peine de contradiction formelle. Cette doctrine fera d'ail­leurs aussitôt autorité. Les successeurs d'Irénée la reprennent à leur compte 2 . Une élucidation plus précise encore amènera à distinguer ce qui dans la tradition appartient à la règle de foi universelle ou relève de certaines coutumes cultuelles et liturgiques qui n'ont pas la même autorité.

Quel est le contenu de cet « ordre de la tradition » considéré comme règle de la foi ? Il repose sur le triangle de trois données fondamenta­les et solidaires entre elles : la succession apostolique, le canon des

1. IRÉNÉE, Démonstration de la prédication apostolique, n ° 9 8 ; éd. L.M. Froide-vaux, SC 62, p. 168.

2. C'est-à-dire Hippolyte, Tertullien, Clément d'Alexandrie et Origene. Cf. textes cités par Y. CONGAR, op. cit., p. 44.

Écritures et le Symbole de foi. Ces trois données se présupposent et se soutiennent mutuellement dans l'organisme vivant de la tradi­tion: l'une sans l'autre n'aurait sans doute pas pu survivre. Elles constituent comme la matrice du développement à venir du dogme et de la différenciation progressive d'une annonce globale du mystère chrétien en des articles de foi distincts, puis en des dogmes multiples.

Il nous faut donc les aborder tour à tour. La troisième, le Symbole de foi, est suffisamment importante pour mériter de constituer le chapitre suivant.

3 . LE MAINTIEN DE LA RÈGLE DE FOI: LA SUCCESSION APOSTOLIQUE

La mission reçue du Père par le Christ et dans l'Esprit est donc à l'origine de la tradition. Celle-ci s'exprime en particulier dans la succes­sion apostolique des évêques, dont le but est précisément de permettre à l'Église de rester fidèle à une tradition authentique. Cette instance de régulation de la foi apparaît très tôt dans la littérature chrétienne.

Le vocabulaire de la succession apostolique est absent du Nouveau Testament, mais la préoccupation de l'avenir des Églises et de leurs ministres y est bien présente, en particulier dans les épîtres pastorales du corpus paulinien et dans les Actes des apôtres. Ces documents attestent le souci du maintien de l'identité chrétienne dans l'avenir des Églises. Celle-ci comprend la «fidélité au dépôt» de la tradition apostolique, la garde de la «saine doctrine» dans les Églises (cf. 1 Tm 6,20; 2 Tm 4,3) et l'établissement à cette fin des «presbytres» dans ces Églises (1 Tm 5,17 et 2 2 ; Tt 1,5; Ac 14,23; 20,17). Elle amène l'émergence du geste rituel d'imposition des mains pour l'investiture de ceux-ci (1 Tm 4 ,14; 5 ,22; 2 Tm 1,6; Ac 14, 23). L'imposition des mains symbolise à la fois la continuité et l'authentici­té du ministère qui s'origine dans l'événement fondateur de Jésus (référence christologique) et la transcendance propre du don de Dieu dans l'aujourd'hui de l'Église (référence pneumatologique).

Le vocabulaire de la succession apparaît déjà chez Clément de Rome dans la relecture synthétique et théologique qu'il fait de l'activi­té des apôtres quand ils fondaient les Églises:

Ils prêchaient dans les campagnes et dans les villes et ils en établissaient les prémices, ils les éprouvaient par l'Esprit, afin d'en faire des épiscopes et des diacres des futurs croyants. [...]

Ils établirent ceux dont il a été question plus haut, et posèrent ensuite comme règle qu'après la mort de ces derniers d'autres hommes éprouvés leur succéde­raient (diadexôntai) dans leur office. Donc ceux qui ont été établis par eux, ou ensuite par d'autres hommes éminents, avec l'approbation de toute l'Église, qui ont rempli leur office envers le troupeau du Christ de manière irréprochable, [...] nous estimons qu'il n'est pas juste de les démettre de leurs fonctions \

Ces textes distinguent bien deux moments dans la succession: d'abord l'acte par lequel les apôtres établissent eux-mêmes des minis­tres, en les choisissant parmi les « prémices » des croyants, comme le faisait Paul lui-même (cf. Rm 16,5 ; 1 Co 16,15). Clément les appelle ici épiscopes 2 et diacres (cf. Ph 1,1), mais ce vocabulaire n'est pas encore fixé : les épiscopes sont aussi bien des presbytres 3 . Ensuite il pose la règle de la succession à venir. On remarquera qu'elle tient compte de «l'approbation de toute l'Église». Mais le peuple n'est pas libre de dé­mettre ceux qui ont été ainsi régulièrement investis. Il les reçoit comme des envoyés de Dieu, selon le mouvement de la tradition.

Chez Ignace d'Antioche l'apostolicité de la trilogie hiérarchisée des ministres, épiscopes, presbytres (plus exactement presbyterium) et diacres, dont il est le premier témoin, s'exprime non par l'idée for­melle de leur succession, mais par celle de leur conformité à « l'ensei­gnement du Seigneur et des apôtres 4». Selon une identification de nature mystique, l'évêque entouré de son presbyterium représente symboliquement le Christ entouré de ses apôtres. C'est pourquoi,

celui que le maître de maison envoie pour administrer sa maison, il faut que nous le recevions comme celui-là même qui l'a envoyé. Donc il est clair que nous devons regarder l'évêque comme le Seigneur lui-même 5 .

Dans la deuxième moitié du IIe siècle, Hégésippe (113-175), Juif converti au christianisme, est très préoccupé de l'orthodoxie dans les Églises. Afin de la vérifier, il fait un voyage en Méditerranée et visite celles-ci. Le critère de l'orthodoxie consiste pour lui dans la possibilité d'établir une liste de succession des évêques remontant aux apôtres :

1. CLÉMENT DE ROME, Aux Corinthiens, 42 ,4 et 44,2-3; SC 167, p. 169 et 173. 2. L'emploi des termes étymologiques épiscopes et presbytres a ici pour but de

respecter la genèse de ces ministères, très différents dans leur figure de ceux de nos évêques et prêtres actuels.

3. Cf. A. JAUBERT dans SC 167, p. 83. 4. IGNACE DANTIOCHE, Magnés., XIII,1; SC 10 bis, p. 107. 5. Id., Éphés. VI, 1; SC 10 bis, p. 75.

L'Église des Corinthiens demeura dans l'orthodoxie jusqu'à ce que Primus devint évêque de Corinthe. Lorsque je naviguais vers Rome, j'ai vécu avec les Corinthiens et j'ai passé avec eux un certain nombre de jours pendant lesquels nous nous sommes réconfortés de leur orthodoxie. Étant arrivé à Rome, j'y établis une succession jusqu'à Anicet, dont Eleuthère était diacre. Soter a succédé à Anicet et, après lui, il y a eu Eleuthère. Dans chaque succession et dans chaque ville, il en est comme le prêchent la loi, les prophètes et le Seigneur \

Ce texte établit fermement un lien entre l'orthodoxie et la succes­sion. La seconde est présentée comme la garante de la première. La succession apostolique a donc pour rôle premier de maintenir les Églises dans la vérité fidèlement gardée de la foi apostolique.

La même doctrine s'épanouit chez Irénée et fera dès lors autorité. L'évêque de Lyon prend clairement en compte les deux pôles de la succession, l'un constitué par chaque Église méritant le nom d'aposto­lique, l'autre résidant dans la succession apostolique des épiscopes. Un texte de lui est particulièrement célèbre :

Ainsi donc, la tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c'est en toute Église qu'elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer les évêques qui furent établis par les apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu'à nous. Les apôtres voulaient que fussent absolument parfaits et en tout points irréprochables ceux qu'ils laissaient pour successeurs et à qui ils transmettaient leur propre mission d'enseignement. [...]

Mais comme il serait trop long [...] d'énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons seulement l'une d'entre elles, l'Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome ; en montrant que la tradition qu'elle tient des apôtres et la foi qu'elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu'à nous par des successions d'évêques, nous confondrons tous ceux qui [...] constituent des groupements illégitimes 2.

C'est ainsi qu'Irénée répond à la question du lieu où l'on peut trouver en toute sécurité la vérité de l'Évangile. Ce lieu, ce sont les Églises apostoliques, marquées du signe et de la garantie de la succes­sion apostolique de leurs épiscopes ou presbytres3. Il s'agit d'une

1. HÉGÉSIPPE, in «Eusèbe de Cesaree», HE, IV,22,2; éd. G. Bardy, SC 31 , p. 200. 2. IRÉNÉE, CH, 111,3,1-2; Rousseau, p. 279. 3. Chez Irénée la distinction de vocabulaire entre épiscopes et presbytres n'est pas

faite, alors que la distinction des ministères existe dans la situation de certaines Églises.

succession officielle, institutionnelle et vérifiable, à la différence de la tradition ésotérique des gnostiques. Cette succession est attribuée au souci qu'avaient les apôtres de confier les Eglises à des hommes au-dessus de tout soupçon quant à leur enseignement. C'est par commodité qu'Irénée se contente d'énumérer la succession des évê-ques de Rome depuis les apôtres jusqu'à Eleuthère, son contempo­rain, et d'évoquer dans le même esprit les successions de Smyrne et d'Ephèse. Ces évêques sont les garants de 1'«ordre de la tradition» venu des apôtres.

Dans un autre contexte de son œuvre, Irénée souligne également les trois composantes de la succession apostolique dans le ministère : il y a d'abord la succession régulière à partir des apôtres (IV,26,2.4.5), qui est une succession dans l'épiscopat (IV,26,2) ou la «succession des évêques» (IV,33,8). Le second élément est le «sûr charisme de la vérité» (IV,26,2) et la «parole saine» (IV,26,4), ou «la pureté incorruptible de la parole» (IV,26,5), qui s'expriment par l'explication des Ecritures « en toute sûreté » (IV,26,5) et leur « conservation immua­ble..., impliquant trois choses: un compte intégral, sans addition ni soustraction, une lecture exempte de fraude, et, en accord avec ces Ecritures, une interprétation légitime, appropriée, exempte de danger et de blasphème» (IV,33,8). La troisième composante, enfin, est la «conduite irréprochable» (IV,26,4), «l'intégrité inattaquable de la conduite» (IV,26,5) et le «don suréminent de l'amour» (IV,33,8). L'évêque doit être un exemple évangélique pour son troupeau (cf. 1 Pi 5,3).

Cet ensemble de formules, dont Irénée a le secret, souligne la solidarité des trois éléments de la succession apostolique, à l'évidence ordonnée au maintien de 1'«enseignement des apôtres» qu'Irénée formalise aussitôt avec de brèves formules de foi. Irénée n'oublie pas non plus d'articuler l'apostolicité de toute l'Eglise avec celle du minis­tère, en mentionnant à la fois :

- l'enseignement des apôtres; - l'organisme originel de l'Eglise répandu à travers le monde entier; - la marque distinctive du corps du Christ, consistant dans la succession

des évêques auxquels les apôtres remirent chaque Eglise locale \

1. IRÉNÉE, CH, IV,33,8; Rousseau, p. 519.

Tertullien est en ce domaine l'héritier direct d'Irénée : il est à la fois préoccupé de l'apostolicité des Églises de son temps et de la succession des évêques. Le premier point pose un problème nouveau, car toutes les Églises ne peuvent plus s'enorgueillir d'avoir été fondées directe­ment par un apôtre. Il y a donc un autre cas à envisager:

Dans chaque cité les apôtres fondèrent des Églises auxquelles dès ce mo­ment les autres Églises empruntèrent la bouture de la foi (traducem fldei), la semence de la doctrine, et l'empruntent tous les jours pour devenir elles-mêmes Églises. Et par cela même elles seront considérées comme apostoli­ques, en tant que rejetons des Églises apostoliques \

L'image est très exactement celle du marcottage, à la manière dont les fraisiers se reproduisent en lançant une tige qui va porter une pousse nouvelle et prendre racine un peu plus loin. Quant à la succession apostolique des évêques, Tertullien reprend l'argument d'Irénée, en lui ajoutant son talent oratoire, quand il s'adresse aux hérétiques :

Montrez l'origine de vos Églises; déroulez la série de vos évêques se succédant depuis l'origine, de telle manière que le premier évêque ait eu comme garant et prédécesseur l'un des apôtres ou l'un des hommes apostoli­ques restés jusqu'au bout en communion avec les apôtres 2.

Mais la succession apostolique ne peut maintenir la règle de foi dans les Églises, si celles-ci ne restent pas en étroite communion les unes avec les autres. Aucun évêque ne peut enseigner de manière isolée. Aussi bien, les problèmes posés par la vie des communautés, qu'ils soient doctrinaux ou disciplinaires, dépassent les circonscrip­tions des diocèses et demandent une réponse commune. La succes­sion épiscopale «est le fondement de l'unité de l'Église particulière, elle est également au service de la communion et de l'unité de toutes les Églises 3». Cette nécessité suscite le premier développement des synodes ou conciles locaux et régionaux, rassemblant ministres et fidèles, qui deviennent vite réguliers. «L'autorité de ces synodes

1. TERTULLIEN, De la prescription chez les hérétiques, 20, 5-6; éd. P. de Labriolle, SC 46, p. 113; cf. 32 ,3 ; p. 131.

2./bld., 3 2 , 1 ; p. 130. 3. GROUPE DES DOMBES, Le Ministère de communion dans l'Église universelle,

Paris, Centurion, 1986, n° 18.

s'impose à chaque évêque particulier1.» Dans cette concertation l'Église de Rome, reconnue par Ignace d'Antioche comme celle «qui préside à la charité » et qui « instruit les autres 2 », celle qui, selon Irénée, est fondée sur les deux apôtres Pierre et Paul, dont elle garde les tombeaux, et qui est investie à ce titre d'une «autorité de fondation plus grande 3», est appelée à jouer un rôle de «primauté». Dès la fin du I I E siècle son évêque devient un partenaire de la vie synodale des Églises, convoquant lui-même plusieurs synodes régionaux. Son Église devient l'instance d'appel en cas de problèmes qui ne peuvent être résolus au plan local ou régional. Son autorité ne cessera de s'affermir avec le temps.

4. LA NORME DE LA RÈGLE DE FOI: LE CANON DES ÉCRITURES

I N D I C A T I O N S B I B L I O G R A P H I Q U E S : R.M. GRANT, La Formation du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1969. - E. KÄSEMANN, Das Neue Testament als Kanon, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1970. - H. VON CAMPEN-

HAUSEN, La Formation de la Bible chrétienne, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1971. - J.A. SANDERS, Identité de la Bible. Torah et Canon, Paris, Cerf, 1975. - B . M . METZGER, The Canon ofthe New Testament. Its Origin, Developments andSignificance, Oxford, 1987. - CENTRE SÈVRES, Le Canon des Écritures. Études historiques, exégétiques et systématiques, sous la dir. de Ch. Theobald, Paris, Cerf, 1990, p. 77-187.

Le terme de canon (kanôn en grec) signifie règle: canon des Écri­tures veut donc dire «règle des Écritures». Cette règle, qui prend ici la forme de la détermination et de la clôture d'un catalogue de livres, est une donnée fondamentale de la règle de foi. Elle est un élément de son contenu en même temps qu'elle en apporte la norme dernière.

La formation du canon des Écritures est contemporaine de l'émer­gence de l'autorité des évêques dans l'Église. On peut dire que ces deux faits entretiennent un rapport dialectique entre eux : au moment où un principe d'autorité se formalise, un principe de soumission et d'obéissance le fait également. Les deux sont compris comme un héritage apostolique et sont liés au fait de la distance qui se creuse toujours davantage entre l'événement fondateur et l'aujourd'hui des

1. Ibid. n° 1 9 . 2 . IGNACE DANTIOCHE, Rom., Adresse et 111,1 ; SC 1 0 bis, p. 1 2 5 et 1 2 9 .

3 . Cf. IRÉNÉE, CH 111,3,2; Rousseau, p. 2 7 9 .

Églises. D'un côté on pose le principe de la succession, et de l'autre on recueille et authentifie toutes les Écritures (« sans addition ni sous­traction», comme dit Irénée), c'est-à-dire les Écritures anciennes, mais aussi les témoignages apostoliques concernant l'événement de Jésus et la prédication des premiers témoins. On estime nécessaire de les «clore» en un corpus définitif, afin de maintenir les Églises dans la fidélité à l'enseignement des apôtres.

La formation du canon des Écritures est un événement à la fois histori­que et dogmatique. Elle doit donc être étudiée selon ces deux aspects.

La formation du canon chrétien des Écritures

La grande difficulté posée par l'histoire est que l'on ne peut pas rejoindre une décision initiale de l'Église établissant formellement le canon des Écritures. Il s'agit d'un acte répandu dans l'espace et le temps. Il n'y a pas eu d'événement conciliaire, mais une conscience et un souci qui s'originent dans les derniers livres du Nouveau Testa­ment, puis un consensus qui s'est progressivement établi. L'acte de réception du canon a précédé de beaucoup toute décision magisté-rielle. On ne peut que reconstituer après coup ce que pouvaient être l'Ancien et le Nouveau Testament de tel ou tel auteur. Mais l'on s'aperçoit alors que l'idée du canon se présente toujours comme un «déjà-là». Le cas des deux corpus se présente en des termes diffé­rents.

La genèse du canon de l'Ancien Testament

Ce n'est pas l'Église chrétienne qui a inventé l'idée d'un canon des Écritures. Elle la reçoit comme un héritage Juif. Il y avait en effet un précédent dans l'établissement progressif par les Juifs d'un «ca­non» de leurs Écritures, c'est-à-dire de ce qui deviendra l'Ancien Testament des chrétiens. Le peuple d'Israël avait en effet pris l'habi­tude de transmettre par écrit le récit des grands événements qui avaient marqué son Alliance avec Dieu. Dans ces textes était conser­vée l'attestation de la révélation et de 1'«histoire» de Dieu avec le peuple qu'il avait choisi. Il s'agissait donc d'un acte de tradition, qui conservait et transmettait de génération en génération la parole de Dieu avec son autorité normative. Ces écrits furent ensuite l'objet d'une «récollection» qui s'accomplit en un temps largement second par rapport aux événements fondateurs. Celle-ci débuta à partir du retour de l'exil avec l'œuvre d'Esdras-Néhémie et comporta ensuite

plusieurs étapes \ Elle aboutit à la division de l'Ancien Testament en trois groupes principaux d'écrits, comportant entre eux une cer­taine hiérarchie qui ne correspond pas pour autant avec les étapes de la formation du canon. Certains livres du deuxième ou du troisième groupe peuvent en effet être très anciens.

Au cœur du corpus il y a les livres de la Loi (Thora) de Moïse, le grand législateur et le premier partenaire de l'alliance qui porte son nom, celui qui avait transmis les paroles reçues de Dieu (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome). Le second ensemble est celui des Prophètes, dont le ministère est relatif à l'accomplissement de la Loi: il comprend les «prophètes antérieurs», que nous appelons aujourd'hui les livres historiques, Josué, Juges, 1 et 2 Samuel, et 1 et 2 Rois, et les «prophètes postérieurs», les grands (Isaïe, Jérémie, Ezéchiel) et les Douze «petits». Le troisième ensemble, solidaire de la cessation de la prophétie en Israël, est l'œuvre des scribes qui collationnent les Psaumes et les livres sapientiels, c'est-à-dire les livres inspirés par la «Sagesse» divine. Ce dernier groupe restera longtemps fluide et ouvert. Au seuil de l'ère chrétienne, l'Écriture se présente donc comme un triple recueil; le troisième, ayant moins d'unité et d'autorité et comportant des limites plus floues, était désigné sous le nom des autres «Écrits» (ou «hagiographies»).

Cet état du canon des Écritures juives laissait donc pendante la question de sa clôture. De soi ce processus diachronique aurait pu se prolonger sans fin. Le problème de la clôture se pose à partir de la prise de conscience d'un arrêt de la transmission et du passage à une époque nouvelle qui ne comporte plus la même normativité. Mais le discernement des franges d'un canon reconnu désormais comme clos va donner lieu à des divergences. Dans le judaïsme ancien (avant et après J . - C ) , on constate ainsi une différence d'appré­ciation entre le judaïsme palestinien et le judaïsme alexandrin.

Le judaïsme palestinien reconnaît 24 livres, ou 22 + 2, chiffres qui symbolisent une totalité, peut-être à partir du nombre des lettres de l'alphabet hébreu. (On obtient aussi 22 en associant Juges et Ruth, Jérémie et les Lamentations.) Il y a 5 livres de Moïse, c'est-à-dire le «Pentateuque» déjà mentionné; 13 des prophètes après Moïse (les 12 petits prophètes ne font qu'un livre); 4 autres contenant des

1. Cf. J . TRUBLET, «Constitution et clôture du canon hébraïque», (dont je m'inspire dans cette section) in Centre Sèvres, op. cit., p. 77-187.

hymnes à Dieu et des instructions pour la conduite humaine. Telle est la liste attestée dans un texte de Flavius Josèphe \ Mais il est difficile de savoir avec précision tous les livres que celui-ci mettait dans le second ensemble (vraisemblablement, en plus des livres déjà cités : Ruth, 1 et 2 Chroniques, Esdras-Néhémie, Esther, Job, Lamen­tations, Daniel) et dans l'ensemble des Ecrits (sans doute, Psaumes, Cantique des Cantiques, Proverbes, Qohélet) 2. La recherche de na­guère a accordé trop d'importance au rôle joué pour la détermination du canon par la réunion improprement appelée «synode» Juif de Yabné (entre 75 et 117). Celui-ci se contenta de régler un litige sur l'usage du Cantique des cantiques et sur la canonicité de Qohélet. Le propre de cette liste est de ne recevoir que les livres écrits en hébreu. Ce sont les livres appelés aujourd'hui «proto-canoniques». Ils sont reçus par tous les Juifs et tous les chrétiens. Au XVI e siècle les Réformateurs revinrent à ce canon palestinien strict.

Le judaïsme hellénistique était plus accueillant aux livres récents, dont quelques uns avaient été composés directement en grec. Il s'agit de ce que le judaïsme palestinien appelait «les livres extérieurs» et qu'on nomme maintenant les « deutéro-canoniques » : fragments grecs d'Esther, Judith, Tobie, 1 et 2 Macchabées, Sagesse, Ben Sira (ou Ecclésiastique, livre qui est passé de la première catégorie à la seconde), Baruch, les chapitres 13-14 de Daniel et quelques autres. Cette liste élargie a pour base la Septante grecque, c'est-à-dire de la traduction faite à Alexandrie à partir du IIIe siècle avant J.-C. Une légende rapportée par La Lettre d'Aristée, document du IIe siècle avant J . - C , racontait comment la «Loi» des Juifs avait été traduite d'hébreu en grec par 72 savants Juifs de Jérusalem venus exprès à Alexandrie à cette fin, à la demande du roi Ptolémée, et qui avaient achevé leur travail en 72 jours 3 . Cette légende connut un grand succès d'abord chez Philon, puis chez les auteurs chrétiens, Justin, Irénée, Clément d'Alexandrie, Tertullien, Cyrille de Jérusalem, Eusè-be, Epiphane, Jean Chrysostome, Jérôme, Hilaire et Ambroise, qui l'amplifièrent et firent de cette traduction un événement proprement miraculeux 4 . L'Eglise chrétienne reçut assez spontanément le texte

1. FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, 1,8, texte traduit et commenté par P. Vallin in Centre Sèvres, op. cit., p. 229-231.

2. Cf. la liste des hypothèses dans J . TRUBLET, op. cit. p. 122. 3. Lettre cYAristée à Philocrate; éd. A. Pelletier, SC 89. 4. Cf. A. PELLETIER, op. cit., introd., p. 78-98.

de la Septante, comme l'atteste le fait majeur que les écrits du Nouveau Testament citent généralement l'Ancien d'après cette tra­duction grecque et reconnaissent spontanément à ces écrits l'autorité d'«Écritures», c'est-à-dire d'attestation inspirée de la Parole de Dieu. Mais la Septante chrétienne fut un peu plus stricte que la Septante juive (elle exclut 3 Esdras, 3 et 4 Macchabées, les Psaumes de Salomon,...). Sans jamais en faire la théorie, les auteurs du Nouveau Testament supposent acquise la réception de ce canon des Écritures.

Dans l'Église ancienne ces Écritures furent reçues sous le nom d'«ancienne alliance» ou d'«ancien testament», par opposition au corpus proprement chrétien des Écritures apostoliques. Cette appel­lation marque toute la distance des chrétiens par rapport aux Juifs dans leur manière de considérer ces Écritures. Les auteurs des trois premiers siècles citent également les livres hébreux et les livres grecs. Le souci de donner la liste des livres de l'Ancien Testament s'exprime rarement. On trouve une liste donnée par Méliton de Sardes, évêque de la seconde moitié du IIe siècle, dans un texte que nous rapporte Eusèbe. Méliton dit être allé en Orient et y avoir appris avec exactitude «les livres de l'ancienne alliance» - c'est la première fois que l'on trouve cette expression pour désigner un groupe de textes \ La liste qu'il donne des livres «reçus» est celle du canon palestinien, ce qui n'est pas étonnant s'il a fait le voyage de Jérusalem. A partir d'Origène les controverses avec les Juifs amènent un certain nombre d'écrivains chrétiens orientaux à revenir au canon palestinien (Athanase, Cyrille de Jérusalem, Épiphane, Jérôme également). Mais cette position est beaucoup plus de l'ordre du principe que de la pratique, car ces auteurs continuent à citer les livres grecs. En Occident, si Hilaire et Rufin subissent l'influence de leurs contemporains grecs, Ambroise et Augustin ne font pas ces distinctions. Ce dernier, conscient qu'il y a des franges dans l'établis­sement du canon et que tous les livres ne sont pas forcément reçus par toutes les Églises, donne une liste complète du canon grec et compte ainsi 44 livres 2 .

1. Méliton de Sardes dans Eusèbe de Césarée, HE, IV,26, 12-14; traduit et com­menté par P. VALLIN, Centre Sèvres, op. cit., p. 231-233.

2. AUGUSTIN, De Doctrina christiana 2 ,8; texte cité et commenté par P. VALLIN, Centre Sèvres, op. cit. p. 227-229.

La genèse du canon du Nouveau Testament

Les choses se présentent cette fois tout différemment. L'Église ne dispose d'aucune référence et doit inventer. Il est très remarquable que pour les Pères apostoliques le terme d'Écriture recouvre seule­ment les livres de l'Ancien Testament. «Le problème de la genèse du Nouveau Testament est dès lors celui de saisir comment les écrits chrétiens sont venus prendre place aux côtés des Écritures ancien­nes \ »

L'idée d'une « canonisation » des écrits témoignant de l'événement du Christ se manifeste dès la fin du Nouveau Testament. Une épître pastorale (1 Tm 5,18) appartenant au corpus paulinien désigne en­semble, avec la qualification d'Écriture, Dt 3,16 et une parole de Jésus attestée en Le 10,7. Dans la lettre pseudépigraphique (c'est-à-dire mise sous le patronage d'un auteur qui n'est pas le sien) qu'est la 2 e épître de Pierre, l'auteur parle comme s'il était le dernier apôtre vivant et exprime le souci de la clôture de la littérature apostolique 2 . Sa lettre prend la valeur d'un «discours d'adieux». La pseudépigra-phie a donc elle-même un rapport au canon. L'auteur met en corres­pondance l'expérience de révélation dont Pierre a été l'objet lors de la transfiguration et la parole des prophètes, pour terminer ainsi :

Aucune prophétie de l'Ecriture n'est affaire d'interprétation privée ; en effet, ce n'est pas la volonté humaine qui a jamais produit une prophétie, mais c'est portés par l'Esprit Saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu.

(2 P 1,20-21)

Ainsi sont mises en correspondance l'apostolicité (du N.T.), la pro­phétie (de l'A.T.) et l'inspiration qui leur est commune. Plus loin, l'auteur mentionne le corpus paulinien au titre d'Écritures :

Paul, notre frère et ami, vous a écrit selon la sagesse qui lui a été donnée. C'est aussi ce qu'il dit dans toutes les lettres où il traite de ces sujets : il s'y trouve des passages difficiles dont les gens ignares et sans formation tordent le sens, comme ils le font aussi des autres Écritures.

(2 P 3, 15-16)

1. P. VALLIN, «La formation de la Bible chrétienne», Centre Sèvres, op. cit., p. 2 1 4 . 2 . Cf. J.N. ALETTI, «La seconde épître de Pierre et le canon du Nouveau Testa­

ment», Centre Sèvres, op. cit., p. 2 4 1 .

Ainsi voit-on que « le processus de canonisation du Nouveau Testa­ment est interne au Nouveau Testament lui-même 1 », au moins de manière inchoative. Il s'inaugure au moment précis où l'Eglise franchit le seuil qui la conduit à l'époque post-apostolique et prend une conscience réfléchie de la nécessité de reconnaître à l'héritage des écrits apostoliques leur autorité unique.

Par hypothèse, les premiers Pères ne peuvent donc pas encore s'appuyer sur un corpus constitué et reconnu comme Ecritures au même titre que l'Ancien Testament. Dans leurs écrits deux points émergent nettement: d'une part la référence aux écrits pauliniens 2

dont le corpus a pu être constitué très tôt, et qui étaient lus et circulaient dans les Eglises; d'autre part la citation de «paroles du Seigneur» qui font directement appel à la tradition vivante 3 ou à 1'«Evangile» dont l'autorité est jugée supérieure à celles des écrits anciens 4. C'est l'autorité propre aux paroles du Seigneur qui confére­ra toute leur importance aux livrets présentés par Justin comme les «mémoires» des apôtres, «qu'on appelle évangiles 5», puis comme les quatre «évangiles» par Irénée. L'émergence d'une référence ferme aux textes chez ces deux derniers auteurs ne les empêche d'ailleurs pas de se rapporter aussi spontanément à la tradition vivante des Paroles (Logia) de Jésus 6 . Le futur corpus du Nouveau Testament repose ainsi sur deux piliers, l'autorité du Seigneur (évangiles) et celle des apôtres (épîtres), venant s'ajouter à celle des «prophètes», ce terme récapitulant tout l'Ancien Testament 7. Cette trilogie de témoi­gnages fonde les argumentations scripturaires d'un Irénée.

Mais les attaques de certains gnostiques, en particulier de Marcion - qui refusait pour sa part globalement l'Ancien Testament - , met­taient en cause différents écrits de ce Nouveau Testament, tandis que, d'un autre côté, les écrits dits «apocryphes» se multipliaient.

1. J.N. ALETTI, ibid, p. 253. 2. Cf. CLÉMENT DE ROME, 5,5 et 47,1 ; SC 167, p. 109 et 177; IGNACE DANTIOCHE,

Rom., IV,3; POLYCARPE, Aux Philippiens, III, 1-3; SC 10 bis, p. 131 et 207. 3. CLÉMENT DE ROME, 13,1-2; 46 ,7-8; SC 167, p. 123 et 177. 4. IGNACE DANTIOCHE, Philad., V,l et VIII,2; SC 10 bis, p. 145 et 149; Didachè,

8,5, 11,3; 15,3-4; SC 248, p. 173, 185 et 195. 5. JUSTIN, Ière Apologie, 66 ,3; Wartelle, p. 191. 6. Cf. Y.-M. BLANCHARD, AUX Sources du canon, le témoignage de saint Irénée,

Paris, Cerf 1993. 7. Sur l'argumentation scripturaire d'Irénée, cf. B. SESBOUÉ, «La preuve par les

Écritures chez saint Irénée», NRT 103 (1981), p. 872-887.

Ces événements urgèrent la défense du principe de réception de la totalité des Écritures « sans addition ni soustraction » de la part d'Irénée et de Tertullien. Mais la première liste que nous possédions, le Canon dit de Muratori, du nom de l'érudit qui Ta découvert au XVIIIe siècle, est plus tardive. La date de ce document d'origine romaine reste encore assez incertaine (de 200 à 300 selon les spécialistes)\ Le texte a été dans le passé attribué à Hippolyte. Il comporte: les 4 évangiles; 13 épîtres de Paul (sauf Hébreux); Jude, 1 et 2 Jean, l'Apocalypse. Outre l'épître aux Hébreux, il y manque Jacques et 1 et 2 Pierre. Mais on y trouve aussi une Apocalypse de Pierre et Le Pasteur d'Hermas. On constate donc une hésitation pour certains livres; cette hésitation avait joué également au sujet de la lère Lettre de Clément et de la Didachè, signe de leur grande autorité dans les Églises du IIe siècle.

Si, pour l'essentiel, le canon du Nouveau Testament est une chose acquise, quant au principe et au contenu, à la fin du IIe siècle, des doutes continueront à régner pour la frange des écrits litigieux (Hé­breux, certaines épîtres catholiques et Apocalypse) jusqu'à la fin du IVe. La liste établie par Eusèbe de Cesaree 2 fait ainsi état de livres homologués, de livres contestés et de livres apocryphes. Au tournant du V e siècle certains conciles africains donnent la liste des écrits du Nouveau Testament que l'on retrouvera dans le décret dit de Gélase 3 . Mais il faudra attendre le concile de Florence (1442) et son décret pour les jacobites 4 pour voir un concile œcuménique donner la liste des livres saints. C'est cette même liste que reprend le concile de Trente dans le décret Sacrosancta en 1546 5 .

La signification dogmatique du canon des Écritures

«L'histoire du canon, a écrit justement Harnack, est un chapitre de l'histoire du dogme 6 . » Au plan doctrinal la détermination ecclésia­le du canon des Écritures, en particulier de celui du Nouveau Testa-

1. Cf. Ph. HENNE, «La datation du canon de Muratori», RB 100, p. 54-75. 2. EUSÈBE DE CESAREE, HE III, 2 5 ; SC 31 , p. 133-134.

3. DzS 179-180. 4. DzS 1334-1335; COD II I , p. 1171. 5. DzS 1502-1503; COD II-2, p. 1351-1352. 6. A. von Harnack, cité par M.J. LAGRANGE, Histoire ancienne du canon du Nou­

veau Testament, Paris, Gabalda, 1933, p. 105.

ment, a une portée considérable pour le rapport entre Écriture et tradition, de même qu'entre Écriture et Église. Nous avons vu que l'Église n'a pas inventé l'idée d'un canon, ni celle d'Écriture inspirée. Elle hérite du canon Juif sous la forme de la Bible grecque de la Septante. Mais c'est l'Église des témoins apostoliques qui compose ce qui deviendra le Nouveau Testament. C'est ensuite l'Église post­apostolique, qui, à l'intérieur du processus décrit, et compte tenu de ses hésitations et de sa progressivité, confère à ces nouveaux écrits le caractère sacré d'Écritures et constitue à partir d'elles un nouveau canon.

Ce ne sont donc pas les livres de l'Écriture qui s'autorisent eux-mêmes comme canon. La liste des livres de l'Ecriture n'est pas scriptu-raire. Ceci se vérifie pour les deux Testaments, même si la conscience de la genèse d'un corpus apparaît dans leur trame par le biais de la relecture répétée des documents antérieurs. Dans les deux cas la tradition vivante d'un peuple a produit, puis recueilli et enfin canonisé des «livres (biblia)», c'est-à-dire une «bible» ou une «bibliothèque». Pour l'Ancien Testament le processus a été surtout « diachronique », les livres s'ajoutant les uns aux autres au cours du temps jusqu'à un point d'arrêt. Pour le Nouveau Testament il est plutôt «synchroni-que», puisque tous les livres sont censés rendre témoignage à un événement fondateur à l'époque duquel ils appartiennent \ Cette donnée de fait n'est pas contingente. Étant donné la compréhension judéo-chrétienne de la révélation, il n'était pas possible qu'il en fût autrement. Il ne peut suffire qu'un livre et encore moins un ensemble de livres s'autorisent eux-mêmes comme attestation de la Parole de Dieu.

Car cette « Bible » a été produite au sein d'un peuple vivant d'une expérience de Dieu. Elle est située à l'intérieur d'une histoire du salut. De même, elle sera à son tour reconnue par ce peuple au nom de critères qui dépassent nécessairement le contenu particulier de chaque livre, parce qu'ils tiennent à la cohérence de l'ensemble et à l'idée que le peuple se fait de son histoire sainte. Ceci rejoint une donnée anthropologique : le livre en tant que livre ne peut se suffire à lui-même. Il suppose toujours une relation vivante entre celui qui écrit et celui qui lit. Un livre est toujours un acte de transmission ou de tradition. Il prend sens et valeur dans la communauté culturelle

1. Cf. P . VALLIN, Centre Sèvres, op. cit., p. 222-223.

qui le porte. Il ne reçoit d'autorité qu'à l'intérieur de ce processus de communication. On lit toujours un livre, parce que, d'une manière ou d'une autre, quelqu'un nous l'a mis entre les mains. La Bible est le livre que l'Eglise met entre les mains des chrétiens.

La canonisation des livres saints est donc de la part de l'Église un acte de réception et d'obéissance de la foi. Dans les conciles à venir les Écritures feront l'objet de cette réception, souvent symbolisée litur-giquement. La réception entend maintenir l'Église dans la fidélité à l'initiative de Dieu qui l'a suscitée. L'Église est donc d'abord un sujet qui « reçoit» et obéit à l'autorité d'Écritures qui sont pour elle un « déjà-là». Mais selon une médiation qui appartient à la logique de l'incarna­tion de la Parole de Dieu, l'acte de réception de l'Église se traduit nécessairement par un acte d'autorité. C'est l'Église qui «autorise» le canon des Écritures. C'est elle qui décide de ce qui lui appartient et de ce qui ne lui appartient pas, selon la loi commune des processus humains de communication. Il y a donc un paradoxe, puisqu'un acte d'obéissance prend la forme d'un acte d'autorité. Cet acte est aussi un acte de prédication, de communication et de tradition. Il ne peut y avoir d'Écriture autorisée que dans une tradition vivante.

Le canon se trouve donc au cœur de la relation entre Écriture et Église. Il y a là une solidarité et une présupposition réciproque: si l'Église fonde l'Écriture, l'Écriture à son tour fonde l'Église. La déci­sion portant sur le canon est le premier acte ecclésial d'interprétation des Écritures. A ce titre il est déjà un acte «dogmatique». Original en son objet comme en sa forme, il est dans son principe le premier d'une série. Cela veut dire que tous les actes dogmatiques, dont la liste sera longue, seront aussi des actes d'obéissance en même temps que des actes d'autorité.

Le canon est donc la clôture d'un périmètre qui trace une frontière ferme entre deux temps de l'Église et de son discours. Mais cette clôture est aussi une ouverture à de nouvelles paroles vivantes dans le cours futur de l'histoire de l'Église.

On peut reconnaître après coup que les critères de reconnaissance des livres du canon du Nouveau Testament ont été triples : le critère apostolique, c'est-à-dire l'appartenance d'un texte au témoignage originel de l'époque apostolique et des témoins de l'événement fon­dateur; le critère ecclésiologique : il s'agit de livres déjà reçus dans certaines Églises et dont l'autorité s'est étendue aux autres; le critère christologique enfin : l'Église a reconnu les documents présentant des figures du Christ jugées conformes au kérygme apostolique.

Le canon des Écritures est une règle de foi. Or cette même foi a, dans le même moment, déposé son contenu, sous la forme d'une unité simple, dans les Symboles de foi, qui sont eux aussi des « règles de foi» et donc des «canons». Le canon a valeur symbolique, de même que le Symbole a valeur canonique. Entre le Symbole et le canon, il y a la relation d'une unité simple à la totalité multiple. Le Symbole résume la foi en son sens ; le canon collectionne la totalité des témoignages authentiques de cette même foi. Symbole et canon sont inséparables. En ce sens le Symbole est un canon dans le canon, c'est-à-dire la règle de lecture, venue de la tradition, de la règle que sont les Ecritures. On retrouve le même paradoxe dans les deux cas : des actes de l'Eglise post-apostolique ont une prétention à une autori­té apostolique. Il en allait de même pour l'épiscopat.