société laïque et christianisme

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Jacques Grand’Maison Sociologue, retraité de l’Université de Montréal (2010) Société laïque et christianisme Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole, professeure retraitée de l’enseignement au Cégep de Chicoutimi Page web dans Les Classiques des sciences sociales. Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Jacques Grand’MaisonSociologue, retraité de l’Université de Montréal

(2010)

Société laïqueet christianisme

Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,professeure retraitée de l’enseignement au Cégep de Chicoutimi

Page web dans Les Classiques des sciences sociales.Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue

Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole,professeure retraitée de l’enseignement au Cégep de ChicoutimiCourriel: [email protected]

à partir du livre de :

Jacques Grand’Maison,

SOCIÉTÉ LAÏQUE ET CHRISTIANISME.

Montréal : Les Éditions NOVALIS Inc., 2010, 182 pp.

M. Jacques Grand’Maison (1931- ) est sociologue (retraité de l’enseignement)de l'Université de Montréal.

[Autorisation formelle accordée le 6 mars 2004 au téléphone par M. JacquesGrand’Maison et confirmée par écrit le 15 mars 2004 de diffuser la totalité de sesœuvres : articles et livres. Le 27 avril 2015, l’auteur nous confirmait son autorisa-tion de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : Jacques Grand'Maison : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition complétée le 7 août 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Jacques Grand’Maisonsociologue (retraité de l’enseignement) de l'Université de Montréal

SOCIÉTÉ LAÏQUE ET CHRISTIANISME.

Montréal : Les Éditions NOVALIS Inc., 2010, 182 pp.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Qué-bec et Bibliothèque et Archives Canada

Grand'Maison, Jacques, 1931-

Société laïque et christianisme

Comprend des réf. bibliogr.

ISBN 978-2-89646-259-9

1. Humanisme - Aspect religieux - Christianisme. 2. Laïcité.

Changement social - Aspect religieux - Christianisme.

Pluralisme religieux. I. Titre.

BR115.H8G72 2010 261.5T C2010-941530-2

Dépôt légal

Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2010

Bibliothèque et Archives Canada, 2010

Couverture : Quatre-Quarts

Photo de la couverture : © iStockphoto

© Les Éditions Novalis inc. 2010

Nous reconnaissons l'aide financière du gouvernement du Canada par l'entre-mise du Programme d'aide au développement de l'industrie de l'édition (PADIÉ)pour nos activités d'édition.

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la SODEC. Gouvernement duQuébec - Programme de crédit d'impôt pour l'édition de livres - Gestion SODEC.

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Sommaire

Quatrième de couverture

Avant-propos. Mon pari de base [7]

Chapitre I. Un itinéraire. Depuis les années 1930 jusqu'à aujourd'hui. [25]

Chapitre II. L'apport chrétien à un nouvel humanisme. [49]

1. Un nouvel humaniste dans une société en gestation. [51]2. La portée humaniste de l'évangile chrétien. [65]

Chapitre III. Quand la référence aux valeurs devient le terrain commun. [75]

Chapitre IV. Fraternité, éthique, liberté chrétienne. Trois tests d'humanité quipeuvent inspirer de nouvelles pratiques. [109]

1. L'utopique et nécessaire fraternité. [111]2. Des situations-limites à humaniser. [119]3. Par-delà la crise de l'Église catholique, un apport plus pertinent à la so-

ciété. [127]

Chapitre V. Une aventure spirituelle. De la certitude au risque. [145]

1. Intériorité et engagement. [147]2. Une autre pratique. [153]

Épilogue [171]

[6]

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SOCIÉTÉ LAÏQUE ET CHRISTIANISME.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

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Parvenu à la dernière étape de ma vie, j'ai le souci de décanterl'essentiel des multiples expériences et engagements que j'ai vécus.Bien sûr, il sera question, dans cet ouvrage, de l'évolution historiquede la société d'ici, du passage de la chrétienté traditionnelle à la so-ciété moderne laïque, dont j'ai été partie prenante, [mais surtout] demon souci de l'avenir au travers des enjeux cruciaux d'aujourd'hui.

À l’aube de ses quatre-vingts ans, Jacques GRAND'MAISON pro-pose dans cet ouvrage très personnel, le bilan de sa réflexion et deson action ainsi que les espérances qu'il porte toujours en lui. Prenantacte que la condition laïque est notre nouvelle réalité historique, il

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analyse dans cet essai critique les rapports e la société actuelle et lechristianisme.

Il fait le pari que le christianisme au Québec, par ses ancrages cul-turels et spirituels, peut aider à crédibiliser la laïcité à la condition deréactiver sa propre tradition prophétique séculaire et d'accepter d'êtreune voix singulière parmi les autres voix de notre société pluraliste.Cette réflexion se veut en prise sur les nouveaux défis contemporainsque sont, par exemple, la fraternité, l'éthique et la liberté.

Ce texte appelle à définir la société laïque au-delà des considéra-tions politiques, juridiques et socio-économiques, en lui donnantcomme fondements des valeurs fortes, du tonus moral, de l'âme, del'espérance entreprenante, bref, un nouvel humanisme qui a beaucoupà voir avec la dynamique chrétienne.

Sociologue et prêtre, éducateur et pasteur, chercheur de sens ethomme engagé, Jacques GRAND'MAISON a consacré sa vie à conju-guer convictions laïques et chrétiennes. Auteur de plus de quaranteouvrages, son œuvre témoigne d'un engagement constant pour uneintelligence et une analyse fine de l'évolution de la société québécoise.

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SOCIÉTÉ LAÏQUE ET CHRISTIANISME.

AVANT-PROPOS

Mon pari de base

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Un constat méconnu

Société laïque et christianisme. Ce titre marque déjà mon souci departir du pays réel. Nous sommes d'abord des êtres au monde. Nousvivons dans une société laïque bien différente de la société sacraled'hier où presque tout était religieux : les institutions, l'organisationsociale, la philosophie de la vie, la morale, et quoi d'autre ! La moder-nité, chez nous, s'est déployée sous le signe d'un nouveau projet desociété d'esprit laïque. Bien sûr, cela ne s'est pas fait du jour au len-demain. Ce projet est encore en construction.

Mais c'est notre nouvelle réalité historique.

Au meilleur de l'esprit laïque, bien au-delà de la neutralité de l'État,il y a cette conviction de la primauté de l'être humain qui vaut par lui-même et pour lui-même. Une primauté qui transcende les identitésparticulières ethniques, religieuses et idéologiques, sans pour cela lesexclure. Certes, ce n'est pas toujours le cas. Il arrive que la laïcité sefasse idéologie qui exclut tout ce qui ne relève pas d'elle-même, aupoint de nier le principe capital de la différenciation avec ses diversesrichesses culturelles et spirituelles, y compris le socle historique denotre société. Des débats récents en témoignent. D'aucuns mettent enprocès un multiculturalisme qui noie le socle historique précité.

Mais ces travers ne doivent pas laminer les rôles civilisateurs, so-ciétaires, rassembleurs et constitutifs d'appartenance à une mêmecommunauté humaine de base. Ce qui marque un saut qualitatif dansl'histoire qui a été si souvent déchirée par les guerres d'identités, dedomination et d'asservissement des autres.

[10]

Oui, l'esprit laïque peut être porteur de profondeur morale et spiri-tuelle aussi nécessaire que précieuse.

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Qu'est-ce à dire pour nous, dans notre propre société ? La condi-tion laïque est notre nouvelle réalité historique. Nos identités pre-mières ne sont plus religieuses. La majorité d'entre nous ne se définitplus comme « canadiens-français catholiques », même si cet héritageest moins mort qu'on ne le dit.

Mais pour ceux d'entre nous qui sont chrétiens, comme moi, la si-tuation est inversée. Ils ont à faire leur place dans la société avec uneÉglise qui ne la définit plus, et à repenser leur foi. Il en va donc beau-coup plus que de leur passage de majorité à minorité. Comme citoyenset travailleurs, nous sommes quotidiennement au coude à coude dansles institutions qui fonctionnent sans religion, peu importe la diversitédes postures religieuses.

Le terrain commun est d'un autre ordre. Dans les débats récents,des esprits religieux qui revendiquent des « accommodements ditsraisonnables » ignorent ce substrat laïque concret et pratique qui estdevenu le tissu de base de la vie collective.

Je vis dans un milieu touristique. J'habite près d'un lac. Dans monentourage, il y a des franco-québécois, des Irlandais, une famille juive,une famille bolivienne, une autre haïtienne, etc. Nos styles de vie seressemblent. Ce qui nous permet une convivialité qui n'a pas grandchose à voir avec nos diverses postures religieuses ou non religieuses.

Bref, une laïcité au quotidien, bien avant les débats sur l'intercultu-rel versus le multiculturalisme et sa menace de ghettoïsation. Il en vade même de nos débats entre identité et altérité. Non pas qu'ils n'aientpas de pertinence ni d'ancrage dans la vie réelle. Mais, il faut le redire,il y a un quotidien de styles de vie, d'objets de consommation,d'échanges de service, de solidarités écologiques qui constituent unsocle commun.

Ce n'est ni une utopie, ni une idéologie ou un quelconque jovia-lisme.

[11]

Si avec raison, d'aucuns soulignent les difficultés de se donner desassises, des valeurs, des raisons communes, d'autres semblent ignorerqu'on est loin du ground zéro à ce chapitre.

Voilà autant de données du pays réel qui, dans le choix du titre,m'ont amené à mettre d'abord de l'avant la société laïque. En mettant

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le christianisme en second, je ne veux en rien minimiser son impor-tance. Je vais l'aborder sous un mode personnel, comme le permet« l'essai ».

Note personnelle

Un essai est toujours marqué par une parole singulière de l'auteur.

Parvenu à la dernière étape de ma vie, j'ai le souci de décanter l'es-sentiel des multiples expériences et engagements que j'ai vécus. Biensûr, il sera question, dans cet ouvrage, de l'évolution historique de lasociété d'ici, du passage de la chrétienté traditionnelle à la société mo-derne laïque, dont j'ai été partie prenante, comme ce fut le cas dans lesdécennies qui ont suivi et de mon souci de l'avenir au travers des en-jeux cruciaux d'aujourd'hui.

Tout au long de mes engagements dans plusieurs chantiers sociauxet religieux, j'ai maintenu vivace une posture dont je veux faire état.

Comprendre est une démarche spécifique à l'être humain. Com-prendre a été ma passion la plus heureuse. On peut lui appliquer cettepensée très juste du philosophe Alain : « On se lasse de tout, mais pasde toujours apprendre ».

Cela vaut pour la foi qui a été au centre de ma vie. Comme disaitsaint Augustin : « mieux comprendre pour mieux croire et mieuxcroire pour mieux comprendre ». Je viens de parents qui ont sanscesse plaidé à la fois pour la capacité de bien juger des choses de lavie et pour une foi intelligente. Ma mère disait : « Quand on est enprise sur le sens de ce qu'on vit, de ce qu'on [12] fait, de ce qu'on croit,on est beaucoup plus en mesure d'affronter les difficultés de parcourset d'aller au bout de ce qu'on entreprend ». C'est à cause de cela que jen'ai jamais blairé la posture anti-intellectuelle, hélas encore trop ré-pandue. Sur toutes les ondes, on fait de l'émotion le quasi critèreunique d'appréciation de tout. On pourrait souhaiter qu'on accorde au-tant d'importance à l'intelligibilité.

Certes, il y a plusieurs types d'intelligence. L'intelligence scienti-fique, ou philosophique, ou juridique, ou éthique. Dans mes derniersouvrages, j'ai rappelé qu'il y a aussi une intelligence religieuse qui

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passe par l'intelligence symbolique. Dans ce nouvel ouvrage sur lesrapports entre société laïque et christianisme, je vais évoquer le rôleculturel inestimable du christianisme dans les œuvres et les ouvragesles plus remarquables de la civilisation et de l'histoire occidentale.Comment quelqu'un peut-il reconnaître l'inspiration chrétienne reli-gieuse de ces trésors, et en même temps affirmer que l'expérience reli-gieuse tient d'une irrationalité absurde ? Comment ne pas s'inquiéterde la non transmission de cette compréhension religieuse des œuvresde notre civilisation, de l'inculture qui en découle, et du refus d'accor-der le moindre sens aux croyances chrétiennes et à leurs valeurs d'uneprofonde humanité ?

Des esprits laïques s'inquiètent eux-mêmes des dérives actuelles dela croyance vers la crédulité. N'est-ce pas là un phénomène massif derégression des plus primaires et contestables de la religiosité ?

J'ai ici en mémoire cette remarque de l'historien Beauberot : « Aumoment où l'on est passé de la société sacrale à la société laïque, audix-neuvième siècle, des esprits laïques ont dit : "S'ils ne sont pascroyants dans une tradition éprouvée et critique d'elle-même, ils serontcrédules et de piètres citoyens" ». Dans cette foulée, et avec humour,le philosophe athée Umberto Eco disait à son tour : « Aujourd'hui,beaucoup de gens qui se vantent de croire en rien, sont prêts à croireen n'importe quoi ». Étonnante dérive de la société laïque vers uneposture de crédulité [13] fort répandue. Je préfère ma foi chrétiennequi s'est prêtée souvent à une critique d'elle-même. Cet ouvrage entémoignera, car il est aussi un essai critique sur la pensée chrétienne.

Un essai critique

Le qualificatif critique est important plus que jamais peut-être. Jepense que le christianisme actuel est engagé dans de profondes réin-terprétations de lui-même, jusque dans ses sources premières. Durantune grande partie de son histoire, il a été pensé et vécu dans des socié-tés et des cultures sacrales. Ce n'est plus le cas, surtout dans l'Occidentdu Nord. Or, le sacré se prête à des certitudes absolues et non cri-tiques. Nous en savons quelque chose de par notre mémoire encorevivace de l'héritage de chrétienté où tout était religieux, pour ne pas

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dire sacralisé. D'où le désarroi de plusieurs chrétiens lorsque même lacroyance en Dieu a cessé d'être une évidence. Il leur a fallu bien dutemps pour comprendre que cette épreuve a pu faire redécouvrir quela foi chrétienne est libre, que Dieu nous a créés des êtres libres aupoint d'accepter la possibilité qu'ils se détournent de lui. Comme il estdifficile à certains d'accepter que le christianisme ne soit qu'une paroleparmi d'autres dans une société de plus en plus pluraliste, avec demultiples postures religieuses et non religieuses ! À cela s'ajoute laconscience blessée de voir les leurs quitter massivement l'Église.

Cette rupture a été, au Québec, globale et rapide comme nulle partailleurs. Le procès de l'Église locale n'a cessé depuis plus de cinquanteans, même chez nombre de pratiquants qui ont le sentiment quel'Église catholique ajoute elle-même des raisons de la rejeter. Ce n'estpas là une vue de l'esprit ni une expression d'idéologie antireligieuse,anticléricale ou autre. Je pense aux refus de Rome au chapitre du sta-tut des femmes dans l'Église, de la planification des naissances, de lacélébration communautaire du pardon. La liste des contentieux estlongue non [14] seulement pour les ennemis de l'Église, mais aussipour ses membres les plus fidèles ! Comme pasteur de paroisse, je leconstate quotidiennement. Mais comme eux, je tiens à rester, à œuvreret à servir l'Église qui est ma famille spirituelle.

Je veux être clair là-dessus. L'Église catholique ne se réduit pas aumodèle historique qui n'a cessé de s'imposer depuis le concile deTrente (XVIe siècle). Le concile Vatican II a donné beaucoup d'espoiraux chrétiens de ma génération. Malgré cette brèche, l'Église sembleen être toujours au même modèle du concile de Trente. Il y a de quoiêtre exaspéré ! Dans un des chapitres de cet ouvrage, je ne me con-tente pas d'y faire écho, mais j'essaie de comprendre pourquoi etcomment on en est là, particulièrement en relation avec Rome qui faitles choux gras des médias. Cela n'est pas sans retentir dans les rap-ports à l'intérieur de l'Église et sur la mise à plat de la crédibilité deschrétiens. Un de mes paroissiens me disait : « On est de moins enmoins croyables, et ça n'a rien à voir avec les scandales de l'Évangilequi nous tient tant à cœur, et qui nous incite à persévérer dans l'Église.C'est elle qui nous a transmis le trésor de la foi chrétienne et d'un Dieud'amour, de justice et de paix ».

Moi aussi, comme lui, je suis profondément attaché à l'Église deJésus Christ. C'est pour ça que je la critique, à mon corps défendant,

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dans ses travers qui la décrédibilisent, me rappelant que Jésus de Na-zareth a fortement critiqué la religion de son temps. Oui, une critiquejudicieuse peut être libérante et féconde.

L'inestimable rôle de l'interprétation

La fonction critique telle qu'exercée dans cet ouvrage renvoie à lapratique de l'interprétation. Quand cette démarche est réservée auxclercs, on empêche les laïques d'accéder à une foi adulte et d'adulte.Bible et Évangile sont, entre autres choses, des [15] interprétations quiappellent l'interprétation des croyants. Il n'y a pas de foi sans interpré-tation. Même le credo se décline en Je. En christianisme, ce Je estl'être humain comme sujet libre, responsable, interprète, acteur et dé-cideur auquel Dieu offre gratuitement son Alliance, alliance qui enappelle à la décision et à l'interprétation du croyant. Le credo qui estdéfini comme symbole de foi, marque déjà la pluralité des interpréta-tions, si tant est qu'on ait compris que le symbole ouvre sur plusieurssens, plusieurs façons de croire, plusieurs chemins spirituels, ce qu'encontradiction avec les diverses sources chrétiennes méconnaissent ledogmatisme et le moralisme. En effet la Bible est constituée de plu-sieurs traditions, l'Évangile, de plusieurs versions. Toute tentative deles enfermer dans un seul moule ne peut que les assécher.

Je me souviens de ma participation au synode sur l'Évangélisationen 1974. Les épiscopats des cinq continents avaient présenté, au dé-part, chacun une vision de la situation du christianisme. Ces cinq dos-siers étaient d'une richesse remarquable. Tout le contraire de la penséeunique. L'Europe face à l'athéisme, l'Afrique à l'inculturation, l'Asieaux religions multimillénaires, l'Amérique du Sud avec ses commu-nautés de base et sa théologie de la libération et l'Amérique du Nord etles enjeux de justice sociale. Cinq visions chrétiennes marquées par ladiversité de leurs propres ancrages historiques et culturels, et leursdéfis particuliers. Je retrouvais à la fois le pluralisme de la penséechrétienne et l'universalisme du concile Vatican IL À vue d'histoire, jeme disais que l'Église catholique n'a jamais été aussi vivante que dansles périodes où elle était conjuguée au pluriel avec d'inévitables débatsde fond. Même le credo de Nicée n'a-t-il pas été constitué avec les dif-

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férentes confessions de foi du temps ? Et que dire de la dualité de re-gard chez les Pères grecques et les Pères latins ! Pensons aux deuxthéologies de la Trinité fort différentes chez saint Basile et saint Au-gustin.

Toujours est-il qu'au synode précité, j'ai été témoin d'une réductionau même moule de pensée à mesure qu'il avançait. Uniformité de doc-trine, même centralisme romain, unanimisme de posture, interdit dedébats véritables, universalisme plat, [16] orthodoxie tatillonne, etquoi encore de la même eau. Le rapport final comportait tous ces pon-cifs navrants. Heureusement, le Pape Paul VI s'est dépris de ce carcanen écrivant un texte remarquable qui faisait vraiment écho au richepluralisme de départ du synode. Mais après lui, ce fut la grande entre-prise de restauration de l'orthodoxie tridentine, encore aussi vivaceaujourd'hui.

Une Église autre en gestation

Mais nous verrons dans la suite de cet ouvrage qu'une Église autreest en gestation avec une pensée chrétienne aussi riche que diversifiée.Ce renouvellement pourrait bien être apte à favoriser des apportsqualitatifs du christianisme dans la foulée d'un monde autre en émer-gence. Le paradoxe de cette nouvelle dynamique tient à ce qu'on revi-site aussi bien les sources venant du passé que le courant prophétiquequi inspire le présent et l'avenir. Avec cette conviction que l'Église nepeut s'enfermer dans la logique de sa propre survie, qui peut la réduireà une secte, hors du pays réel contemporain. Je pense à la Pentecôtequi a fait sauter les portes fermées du Cénacle.

Certes, je ne veux pas qu'on revienne vers le triomphalisme de lachrétienté d'hier et celui de la papauté des dernières décennies. Maisplutôt, une Église qui se rapprocherait de la modestie de Jésus de Na-zareth et de son Évangile. Une parole au milieu d'autres paroles. Unferment, une semence qui germera à son heure, qui n'est pas la nôtre.Un peu comme la Résurrection inattendue après l'échec et la mort del'envoyé de Dieu.

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Une parole neuve

Il reste donc aux chrétiens de relever ce défi majeur d'une parolecroyante neuve, comme les y invite le nouveau contexte séculier etlaïque de notre société, et plus largement du nouveau monde [17] quiest en train de se constituer. Un monde nouveau qui lui aussi souffreles douleurs de son enfantement. Pensons aux énormes défis plané-taires qui menacent les assises de la vie, aux guerres de plus en plusdévastatrices, aux inégalités croissantes. Mais qui sait si, paradoxale-ment, ces épreuves ne pourraient pas les amener à se ressaisir commepartie prenante d'une même famille humaine capable d'assumer sariche diversité culturelle et spirituelle ?

On est très, très loin de cela, me dira-t-on, mais peut-on garder es-poir sans mettre le cap sur cet horizon ? Croyants ou non, ne sommes-nous pas dans le même bateau de survie ? S'il est une posture aveugle,c'est le déni des échéances planétaires environnementales. Certes, ilest trop tôt pour envisager un gouvernement mondial comme solutionimmédiate. Mais d'ores et déjà il y a, en gestation, une nouvelle cons-cience mondiale des grands enjeux présents et à venir, une consciencequi a beaucoup à voir avec l'être humain comme finalité, et pas n'im-porte laquelle : celle de la première transcendance fondamentale. C'estlà que se loge la hauteur et la profondeur morale et spirituelle. C'estcette transcendance humaine qui interdit radicalement l'instrumentali-sation, l'exploitation ou l'exclusion des êtres humains. Comment sur-monter pareil ravalement, si on ne donne pas à l'humanisme universelune valeur de transcendance ?

C'est sur ce socle séculier commun à tous les peuples, les cultureset les religions, que doit se penser et se construire un nouvel huma-nisme. Dans cet ouvrage j'explore les apports chrétiens à cet huma-nisme. Le christianisme ne peut plus vouloir définir seul ce nouveaumonde en émergence. Encore lui faut-il retrouver et repenser lestouches humanistes de la Bible et des Évangiles jusque dans le pas-sage du sacré religieux au profane séculier. À qui s'étonnerait de cedéplacement, je souligne qu'il traverse toute la tradition prophétiquedes deux testaments, qui a contesté toutes les bulles religieuses enrou-

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lées sur elles-mêmes. Chez Jésus de Nazareth, on trouve le plus belexemple de ce refus. « La religion est pour l'homme et non [18]l'homme pour la religion ». Eh oui ! il y a de l'humanisme dansl'Évangile. Celui-ci ouvre sur un universel interculturel, interethniquequi se répand dans un contexte laïque, d'où une accointance chrétienneavec ce nouveau monde plus métissé qui est en train d'émerger.

À ce que je sache, l'ONU n'est pas fondée sur un œcuménisme re-ligieux ou un regroupement des religions. Les grands enjeux actuelsne se vivent pas, ne se pensent pas d'abord en termes religieux, qu'ils'agisse d'économie, de politique, d'écologie, de techno-science oumême d'éthique. Bien sûr, ce « religieux » reste massivement présent,surtout hors des sociétés occidentales. De plus, la religion est souventinstrumentalisée et aliénée politiquement, dans des guerres particuliè-rement. Quand elle s'en fait complice, cette dérive de la religion est deplus en plus mise en cause, au nom d'un nouvel humanisme, par l'es-prit laïque que je viens d'évoquer.

L'incontournable défi de la laïcité

Qu'en est-il alors du christianisme dans cette situation historiquenouvelle ? Il faut revenir ici au socle séculier de la Bible et des Évan-giles. Celui-ci est beaucoup plus près de la laïcité que d'un confes-sionnalisme, surtout mur à mur, ce qui constitue un renversement dureligieux conçu dans une posture hégémonique et totalisante commedéfinisseur déterminant de la société. Il me semble que le christia-nisme bien compris est d'abord d'esprit laïque. Il peut normalementtrès bien s'inscrire dans la laïcité et le nouvel humanisme en gestation.Mais ce ne sera pas sous la forme de l'humanisme chrétien de la chré-tienté d'hier, autosuffisant et prétendant au monopole sur la vérité, surle monde et sur Dieu. Il faut le redire, les chrétiens doivent accepterd'être une voix parmi d'autres. Pour eux, n'est-ce pas la carte que Dieului-même a jouée en créant l'être humain libre, en se faisant compa-gnon des différents peuples, cultures [19] et religions ? En Jésus deNazareth, l'un des nôtres, et de toute l'humanité dans sa diversité. Voi-là pourquoi je veux explorer les apports possibles du christianismedans le nouvel humanisme laïque contemporain.

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Voilà un grand défi pour la pensée chrétienne, car cela ne peut sejouer par oreille avec de bons sentiments. Encore ici, je m'inquiète desmodes religieuses ou pastorales anti-intellectuelles, et tout autant duretrait et de l'enfermement dans des bulles religieuses hors du paysréel. Bien ne sert de céder à la nostalgie des triomphes de la chrétientéd'hier. Il n'est pas nécessaire d'être un grand nombre comme dans lagrosse Église de la défunte chrétienté. La modeste semence évangé-lique d'une bonne nouvelle pour notre temps peut se transmettre parun petit nombre de chrétiens convaincus et engagés qui s'investissentdans l'exploration et l'expérimentation d'une pensée et d'une pratiquechrétienne crédibles et pertinentes aux yeux de leurs contemporains. Ilpeut en sortir une Église autre, qui, d'ailleurs, est déjà à l'œuvre au-jourd'hui.

Certes, je le redis, le christianisme est plus qu'un humanisme, maisil est d'abord cela, si tant est que les chrétiens se rendent compte qu'ilssont d'abord des êtres au monde sur lesquels se greffent les bourgeonsde la foi chrétienne. De tous les mystères chrétiens, celui de l'Incarna-tion du divin en Jésus de Nazareth est peut-être le plus sous-estimé.C'est là que se révèle le beau scandale de l'humanité de Dieu, à contre-courant de la majorité des conceptions de Dieu, qui se sont imposéesjusque dans les Églises.

On comprendra ici pourquoi je pars du socle séculier de la condi-tion humaine et du nouveau monde qui commence à surgir. On nesaurait repenser le christianisme, et l'humanisme évangélique, sanspasser par les chemins critiques et dynamiques d'une culture modernequi se conjugue au pluriel. Plusieurs petits groupes de chrétiens viventcette nouvelle aventure avec passion. Je pense qu'ils ont besoind'assises intellectuelles plus profondes pour construire leur pertinence.

[20]

Ce au nom de quoi...

Pour être crédible, le témoignage chrétien doit s'exprimer aussidans les postures privilégiées par l'Évangile, à savoir la liaison entrel'intériorité et l'engagement dans les enjeux cruciaux de notre époque.Je pense ici à des enjeux sociaux comme le sort des tiers qui ne sont

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pas inscrits dans les champs du pouvoir et de l'avoir et qui n'ont queleur humanité à mettre dans la balance. Voilà un des lieux de crédibi-lité des chrétiens.

Cela peut commencer par des démarches modestes. Par exemple,l'exploration du « croyable disponible » dans la situation d'aujour-d'hui, pour reprendre ici cette expression heureuse du théologien pro-testant, Paul Ricoeur.

De tous les apports possibles du christianisme à la société laïque, ily a celui de contribuer à donner plus de profondeur spirituelle et d'âmeà la laïcité. Les diverses communautés culturelles tiennent à leur com-posante identitaire religieuse, et un Québec laïque pauvre spirituelle-ment risque de perdre sa crédibilité à leurs yeux. Dans les débats au-tour de la laïcité et de la religion, on ne parle jamais de cela. Ce déficitde crédibilité de la société a même des répercussions politiques, allantdu désintérêt du politique lui-même à la ghettoïsation des groupes re-ligieux, au risque d'un nouveau sectarisme. Mais un laïcisme antireli-gieux peut générer tout autant son propre rejet, particulièrement parles communautés culturelles, et faire obstacle à leur intégration dansun Québec laïque.

Le christianisme d'ici, de par ses ancrages culturels et spirituels,peut aider à crédibiliser la laïcité, à la condition, bien sûr, qu'il metteen œuvre son propre socle séculier et laïque, déjà marqué, nousl'avons vu, dans la Bible et les Évangiles, à la condition d'accepterd'être une voix singulière parmi les voix de notre société pluraliste.

Après tout, le christianisme n'a-t-il pas joué un rôle historique im-portant dans trois dynamiques de la civilisation occidentale : les mou-vements migratoires, les métissages [21] interculturels et l'hospitali-té ? Des laïcistes à tout crin d'ici semblent ignorer ce genre de con-naissances historiques. Non, on ne peut réduire le christianisme à ladite Grande Noirceur.

Il y a bien d'autres contributions possibles des chrétiens, commedes rôles de médiation entre la laïcité et les religions. J'y reviendraidans cet ouvrage.

Il sera donc question ici d'un nouvel humanisme comme lieu desens disponible dans la difficile intelligibilité d'une société et d'unmonde de plus en plus complexes. Lieu de sens peut-être le plus sus-

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ceptible de surmonter la crise des finalités oblitérées par la logiqueprocédurale et instrumentale qui prévaut dans presque tous les do-maines, y compris l'éducation et même l'éthique. Un peu partout dansle monde émerge une conscience nouvelle qui pose la question : Est-ce que les êtres humains valent pour eux-mêmes et par eux-mêmes,alors qu'on les instrumentalise au point d'en faire des rouages des sys-tèmes, de l'économie et des partis politiques ?

On ne peut penser l'humanisme sans cette conscience critique.Mais il y a plus. L'humanisme permet de nommer ce au nom de quoion veut construire un monde autre, ce au nom de quoi on se bat pours'arracher aux nombreuses servitudes actuelles. Ce qui nous arrive estpeut-être une chance historique.

Le fil directeur

Le fil directeur de cet ouvrage tient de l'accointance de convictionscommunes à la société laïque et au christianisme, au niveau de leurhumanisme de base. Il en va de même des valeurs et des postures surcertains enjeux cruciaux. Par exemple, les exigences d'un universa-lisme humain concret, réel et historique à l'horizon d'une mondialisa-tion bien différente de celle du marché tous azimuts et son rabatte-ment de toute transcendance et de fondement. Je ne sais plus qui di-sait : « On traite l'homme selon [22] l'idée qu'on s'en fait, de mêmequ'on se fait une idée de l'homme selon la manière dont on le traite ».Qu'il s'agisse de responsabilité, de dignité ou de fraternité, l'hommelaïque ou religieux est toujours en projet. Et il est d'autant plus vivantqu'il remonte le courant, comme le saumon quoi ! Il y a quelque chosede cela dans ce livre.

La facture de ce livre

Dans un premier temps, je veux retracer la filiation historique con-crète de l'avènement concomitant, au Québec, de la société laïque etd'un christianisme renouvelé.

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Le deuxième chapitre rappelle que la laïcité est beaucoup plus quela séparation de l'État et des religions, plus même que la neutralité del'État et sa traduction dans la gestion des institutions publiques. Pouren explorer les contenus de sens, j'ai fait le pari d'un nouvel huma-nisme en gestation et porteur de valeurs communes dont certaines sontinédites. De plus, je veux montrer comment le christianisme biencompris peut être à l'aise dans la société laïque et y apporter non seu-lement ses richesses historiques, mais aussi sa posture d'espérancetournée vers l'avenir.

Le troisième chapitre fait état de trois dynamiques actuelles large-ment partagées concernant les valeurs : révision, refondation et re-composition. C'est là une assise commune pour la délibération démo-cratique et pour assumer le pluralisme des identités de tous ordres. Surce terrain commun, la voix des chrétiens est une parmi d'autres.

Dans le quatrième chapitre, je mets à l'épreuve trois tests du nouvelhumanisme susceptible d'inspirer de nouvelles tâches culturelles,éthiques et spirituelles dans la société laïque.

Le cinquième chapitre se veut une synthèse personnelle de mesconvictions laïques et chrétiennes, et des valeurs qui y correspondent.

[23]

L'épilogue va au-delà du témoignage subjectif pour ressaisir le plusobjectivement possible l'ensemble du parcours de cet ouvrage.

On notera sûrement que cet essai est marqué par le constant soucide situer mon positionnement personnel dans le pays réel d'hier, d'au-jourd'hui et de demain.

[24]

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[25]

SOCIÉTÉ LAÏQUEET CHRISTIANISME.

Chapitre I

UN ITINÉRAIRE

DEPUIS LA CRISE DES ANNÉES 1930JUSQU'À AUJOURD'HUI

Retour au sommaire

[26]

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[27]

Le pessimiste se condamneà être spectateur.

— Goethe

On vient de le voir, les chrétiens savent qu'on peut vivre dans le« profane » (de profanum qui signifie : hors du temple) des valeursévangéliques sans les crier sur les toits. J'ai déjà indiqué que la Bibletémoigne d'un déplacement inattendu du sacré au profane. Cela estparticulièrement présent dans toute la tradition prophétique marquéepar une critique de la religion au nom des enjeux humains de justice.Il en va ainsi dans le texte évangélique du jugement dernier et dans lesBéatitudes, sans compter nombre de paraboles qui vont aussi en cesens, comme la parabole du Samaritain qui sauve un blessé avec unecharité généreuse sans référer à la religion et à Dieu.

Sous un mode plus personnel et singulier de récit, je vais mainte-nant tenter de montrer en quoi l'histoire récente du Québec peut nousaider à comprendre ce qui nous arrive, tout en dégageant des perspec-tives d'avenir. D'aucuns font un rapprochement entre la crise actuelleet celle des années 1930. Je partirai de cette même période.

Au cours des années '30, un tournant s'est amorcé, dont l'impor-tance a été trop méconnue. Plusieurs associations de jeunes adultesont remis en cause la chrétienté cléricale. Alors que les uns le faisaientdans une perspective laïque au sens idéologique du terme, d'autres,plus nombreux, ont prôné un renouvellement de la pensée et de l'agirchrétiens, et aussi une [28] spiritualité de l'engagement social dans unmonde différent de la ruralité. Un monde marqué par une valorisationde la démocratie, de l'égalité, de la conscience et de la justice sociale.

Combien de nouveaux leaders des décennies qui ont suivi ont véculeurs premiers apprentissages au cours des années '30 ! On n'en parlepresque jamais, tellement le spectre de la grande noirceur a pris toute

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la place. Plusieurs de ces leaders sont issus d'un mouvement qui s'ap-pelait la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) ou de son pendant en mi-lieu étudiant, la Jeunesse étudiante catholique (JÉC). Au sein de cesmouvements, il y avait une amorce d'autonomie laïque, d'autogestion,de démocratisation. Dans la méthode de base en trois étapes qui sontle tryptique « voir, juger, agir » se trouvait déjà un début des futuressciences sociales. C'est en effet sur les réalités du milieu que portait le« voir ». Il y avait là quelque chose de subversif dans l'esprit dutemps. Membre de la JÉC, la jeune Simone Monet écrivait, au tour-nant des années '30 et '40 : « Il serait tout à fait contraire au caractèrede l'Action catholique que notre mouvement prennent ses ordres di-rectement du clergé ». Même des jeunes clercs se faisaient complicesde cette émancipation laïque.

Dans la même foulée, la JÉC des années '40 tirait son inspirationdes nouveaux courants culturels et chrétiens occidentaux, tels le per-sonnalisme, l'existentialisme chrétien, l'importance biblique des réali-tés terrestres, les droits humains fondamentaux. Sa spiritualité inté-grait mieux l'affectivité et les nouveaux lieux culturels comme le ci-néma, sans compter de nouvelles solidarités communautaires commeles coopératives.

Dans ce contexte, les mouvements de jeunes ne pouvaient que sus-citer des tensions intergénérationnelles préfigurant la contestation desbaby-boomers. Le jeune Gérard Pelletier s'en prenait à « l'Évangile àl'eau de rose, vidé de tout son dur langage de paroles claires, d'exi-gence et de force révolutionnaire qui le sous-tend ». Il tenait ces pro-pos dans le contexte de la grève d'Asbestos, grève anti-capitaliste etanti-duplessiste, mais aussi anti-haut clergé. Pour ces jeunes adultesde l'Action catholique, [29] la nouvelle marginalisation du christia-nisme n'était pas sans relation avec ce qu'ils appelaient les dévotion-nettes ritualistes, routinières et folkloriques de leurs aînés et des clercsqui les dirigeaient. Il faut bien voir toute l'ampleur de l'ébullition desdécennies qui ont précédé la révolution tranquille. On a bien oublié lapetite révolution dans les rapports hommes-femmes soulevée par l'Ac-tion catholique du temps. À témoin, la jéciste Rita Racette qui disait :« Faire l'histoire n'est plus seulement une affaire d'hommes ». Unexemple parmi cent. Ce laïcat marquait une amorce de laïcité dans sarevendication d'autonomie par rapport aux instances cléricales.

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Une figure emblématique :Guy Rocher

J'aimerais évoquer ici une figure emblématique non seulement decette époque, mais aussi de l'évolution de la société jusqu'à aujour-d'hui, celle de Guy Rocher. Au risque de trop simplifier sa trajectoirede vie, d'engagement, de scientifique et de citoyen, je dirais ceci : ilest passé de laïque dans l'Église à « laïque » dans la société. Bien sûr,il est un acteur majeur dans ce passage de la chrétienté traditionnelle àune modernité qui débouche maintenant sur le plein statut de laïcité.Déjà dans la JÉC, il y avait, nous l'avons vu, un ferment de sécularisa-tion, de culture moderne, et d'une autre posture chrétienne qui ne seréduisait pas à la critique radicale de l'Église cléricale dogmatiste. Ro-cher était au fait du renouveau chrétien en Europe et d'un nouvel hu-manisme culturel évangélique et sociétaire. C'était en quelque sorteune anticipation de la Révolution tranquille et de l'ouverture québé-coise à un monde international autre que celui du catholicisme ro-main.

D'une façon plus existentielle, la JÉC a été pour lui « une nouvellenaissance intellectuelle et spirituelle », dit-il. « Si j'ai été à l'aise dansles mouvements d'Action catholique, c'est qu'ils ne [30] portaient pasune once d'intégrisme, ni même de prosélytisme religieux. » À cechapitre, Rocher n'a jamais eu de hargne contre son peuple, la religionhistorique de celui-ci et les chrétiens d'aujourd'hui. J'ai assisté à deuxde ses conférences à la Société canadienne de théologie à la fin desannées 1960. Avec raison, il reprochait aux théologiens professionnelsd'être trop absents des sciences humaines qui depuis un bon momentétaient chez nous un des lieux de compréhension des nouvelles façonsde vivre et de l'évolution de notre société. Mais il disait du mêmesouffle qu'ils pouvaient apporter une pensée et un agir chrétiens pluspertinents et mieux inscrit dans le pays réel, et cela sur un fond descène de passage d'une posture toute tournée vers le ciel à l'enracine-ment dans la terre d'un autre projet de société. Bref, une participationaux profonds changements sociaux et culturels non seulement ceuxqui étaient en train de se produire, mais aussi ceux qui viendraient àl'avenir. Je note ici au passage que la posture de base de Rocher a tou-

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jours été centrée sur l'avenir, un peu à la manière de Fernand Dumontqui parlait de la mémoire de l'avenir et de l'avenir de la mémoire. Jedis « un peu » parce que l'orientation principale de Rocher invitait da-vantage à construire un avenir neuf en constant renouvellement, sanspour cela sous-estimer la mémoire vivante de notre histoire. « Ma pos-ture, disait-il, est la conviction que nos révolutions modernes ont leursracines dans la tradition judéo-chrétienne. »

À ma connaissance, ce furent les dernières interventions de Rocheren relation avec le christianisme. Par la suite, il se fit de plus en plusdiscret sur sa propre évolution. Mais il n'a point perdu ses antennessur les enjeux spirituels et éthiques de la dramatique contemporainedans ses rudes combats pour la justice.

Il m'a semblé important d'évoquer les combats de Rocher et deDumont envers lesquels je reconnais une filiation historique. C'est aucours des années 1950 que ces complicités ont vraiment pris corps.Plus largement, cette décennie a été marquée par tous les nouveauxleaderships qui ont constitué un front commun non seulement contreles pouvoirs politiques et cléricaux, mais aussi [31] au nom de la cul-ture moderne et des nouvelles structures qu'elle appelait. Les réfé-rences idéologiques différentes étaient secondes par rapport à cettemouvance commune qui a mené à la Révolution tranquille. À tort ou àraison, je pense qu'une approche laïque était présente aussi bien dansl'Action catholique que dans les autres milieux séculiers. Sans nierl'influence de la sécularisation des mentalités dans la vie quotidiennede la population. Je reviendrai sur ces dernières remarques.

Ce n'est pas sans lien avec mon propre itinéraire que je viensd'évoquer ce fond de scène historique des années '30 et '40. Voyonsvoir.

Mon propre itinéraire

Je suis né à Saint-Jérôme au début de la crise économique des an-nées '30. Je viens d'une famille ouvrière que cette crise a durementfrappée. Cette première expérience a influencé profondément les en-gagements de ma vie.

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On le sait, l'industrialisation des villes du Québec remonte au tour-nant du XIXe et XXe siècle. À Saint-Jérôme, trois usines avaient étéinstallées dans les domaines du papier, du textile et de la chaussurerespectivement. Mon père est entré à 14 ans à la Dominion Rubber. Ila vécu de longues périodes de chômage durant cette longue crise éco-nomique qui a précédé la Deuxième guerre mondiale. Dans les troisusines, il n'y avait pas de syndicat. Si un leader surgissait parmi lestravailleurs, les trois gérants s'entendaient pour le limoger. Que de foismon père revenait en colère le soir à la maison ! Mais avec nous, lesenfants, il était d'une tendresse incroyable. Lors d'un long intermèdede chômage, il avait trouvé un job dans une mine de Saint-Canut. Ilpartait à 4 heures et demie le matin pour aller, à pied, à la mine situéeà 8 kilomètres de Saint-Jérôme et il en revenait le soir à 19 heurestrente. Et cela, du lundi matin au samedi soir. J'ai souvent entendumon père et ma mère pleurer la nuit dans [32] leur chambre pour nepas nous imposer leur peine. Et moi, dans ma petite tête d'enfant, jeme suis dit qu'un jour j'allais me battre pour changer cela.

Mais mes futurs engagements sociaux ont aussi une autre source.Tous les soirs, ma mère lisait à voix haute le journal La Presse, etmon père et elle commentaient les événements. Progressivement, ilsnous ont intégrés, nous les enfants, à leur réflexion. Dans mon cas,cela a duré jusqu'à l'âge de 20 ans, parce que j'étais externe au collègeet donc à la maison le soir. Cette expérience a été une formidable ini-tiation à la réflexion sur la vie et la société. Sans le savoir, mes parentsme préparaient à mes futures études en sciences sociales. De plus,profondément chrétiens, ils m'ont initié à une foi intelligente, cultivée,robuste et critique. Les curés ne leur passaient pas n'importe quoientre les deux oreilles. Rien ici de la dite Grande noirceur !

Puis est arrivée la Deuxième guerre mondiale. L'industrie deguerre a multiplié les emplois : 2 000 travailleurs à la Régent, 1 500 àla Dominion où travaillait mon père. Des syndicats se sont constitués.À ce moment-là, une nouvelle dynamique sociale naissait : c'était unnouveau tournant qui allait enclencher mon engagement social. Je vaism'en servir pour expliquer le contexte de ce temps-là à travers deuxexpériences typiques.

Pendant mes huit ans de collège, j'ai milité moi aussi dans ce mou-vement de jeunesse qu'était la JÉC. Ce mouvement m'a branché surles grands courants sociaux, culturels et politiques internationaux. Il

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m'a branché aussi sur les nouvelles élites sociales et intellectuelles quiémergeaient au Québec, et qui remettaient en cause les pouvoirs civilset religieux du temps. C'était le temps d'un profond renouveau de lapensée chrétienne, qui me passionnait. Là aussi, on contestait le ré-gime duplessiste et la chrétienté cléricale. Personnalisme et existentia-lisme chrétiens faisaient une autre lecture des richesses culturelles etspirituelles de la souche chrétienne de la civilisation occidentale, touten proposant de nouvelles avenues porteuses d'une société autre. Plu-sieurs nouveaux leaders d'inspiration [33] chrétienne allaient jouer unrôle majeur dans la préparation et la réalisation de la Révolution tran-quille.

Une autre expérience m'a marqué. Il y avait en ce temps-là un con-cours oratoire annuel proposé à tous les collégiens du Québec. J'y aiparticipé, ce qui m'a amené jusqu'à la grande finale, à Montréal. Lethème, cette année-là, était : Dans quelle société voulez-vous vivre ?

Je me suis inspiré du renouveau que je viens d'évoquer pour fondermon plaidoyer pour une société autre et je souhaitais des débats etcombats à tenir pour y arriver. Or, le jury était présidé par JeanBruchesi, ami de Duplessis. À ses yeux, mon discours était scanda-leux et impertinent, d'autant plus que ma posture sur la fameuse grèved'Asbestos lui était insupportable parce que je remettais en cause lespouvoirs civils et religieux du temps qui tentaient de mater cette ré-volte populaire et ses chefs syndicaux. Toujours est-il que JeanBruchesi m'a disqualifié. À ses yeux, j'ajoutais à la révolte populaire,une autre révolte, celle de la jeune génération. J'ai alors compris qu'ilfallait payer des factures quand on va jusqu'au bout de ses convictions.Pour moi, ce fut un moment décisif. J'allais me servir de mes étudespour déboucher sur un engagement social le plus intelligent possible,le mieux fondé possible, avec le souci de ne jamais me couper de mesracines familiales et ouvrières.

Je suis devenu prêtre séculier. Séculier veut dire dans le monde,avec le monde et pour le monde. Et c'est ce que j'ai vécu dès le pointde départ. En 1956 s'est produit le premier creux de chômage depuisla guerre, un chômage qui frappait particulièrement les jeunes. Augrand scandale de mes parents, je me suis mis à fréquenter les ta-vernes, les salles de billard, bref les lieux où se tenaient les jeuneschômeurs. J'ai rassemblé une bonne équipe d'entre eux. Nous avonsd'abord fait une enquête sur la situation des jeunes chômeurs. Nous en

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avons publié les résultats dans les médias régionaux et nationaux. Puisnous avons bâti une association des jeunes chômeurs qui a essaimédans les six pôles urbains des Basses Laurentides avec un projet [34]de recyclage et reclassement au travail de ces jeunes chômeurs. L'im-pact de notre recherche dans les médias a en quelque sorte forcé lesministères gouvernementaux et des acteurs régionaux et municipaux às'y associer, de même que les réseaux scolaires et économiques. Maisnotre objectif n'était pas seulement la création d'emplois. L'associationa formé en même temps des engagés et des leaders sociaux. Nousnous sommes donné des outils de formation populaire et une pédago-gie sociale pour que les jeunes sortent de leur situation d'anomie etd'éclatements de tous ordres. Il fallait être très réaliste, parce que cesjeunes n'avaient aucun encadrement scolaire ou de travail.

Cette première expérience, qui était une réussite, a duré 4 ans. Enbout de route, j'étais devenu complètement inutile. Ce sont les jeuneseux-mêmes qui ont pris progressivement le leadership de cette aven-ture qui est passée de la taverne jusqu'au parlement. En effet, les pre-miers programmes canadiens de recyclage et de reclassement au Ca-nada ont été inspirés de cette expérience. Mais notre action est alléeencore plus loin. Devenus adultes, plusieurs de ces jeunes sont deve-nus des acteurs sociaux, syndicaux et politiques. Je tiens à redire qu'ilsn'étaient pas là seulement pour se trouver un emploi, mais aussi pourl'ensemble des jeunes chômeurs avec le souci de s'inscrire dans descheminements de société. Au cours des années '50, j'ai vécu plusieursexpériences de ce type-là.

Au début des années soixante, je suis allé faire mon doctorat, tou-jours avec les mêmes objectifs d'engagement social. Quand je suisrevenu à Saint-Jérôme, en 1964, il y avait deux grèves : une à la Ré-gent Knitting, l'autre à la Dominion Rubber, l'usine de mon père. Lesdeux usines étaient menacées de fermeture. Saint-Jérôme risquait dedevenir une ville fantôme puisque son économie reposait sur le seulsocle des trois usines fondées au début du XXe siècle. Quelques-unsde mes ex-chômeurs viennent me voir et me disent : « il faut, encoreune fois, brasser la cage du milieu ». Cette fois, nous avons choisi dedéclencher la sonnette d'alarme par une manifestation dans les [35]rues de la ville. 1000 travailleurs y ont participé. Les médias étaient dela partie. Les membres de l'élite bourgeoise du milieu ont réagi verte-ment : « Vous allez éloigner les investisseurs » ! Et nous de rétorquer

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qu'ils ne faisaient rien pour surmonter cette crise. Même les centralessyndicales du temps avaient essayé de nous dissuader de tenir cettemanifestation, parce qu'elles avaient peur d'une révolte violente. Riende cet ordre ne s'est passé. Ce fut plutôt le départ d'une concertationde toutes les forces vives du milieu.

Ce qui nous a aidés aussi, c'est la mise en marche des réformes dela Révolution tranquille qui ont fait de Saint-Jérôme un pôle régionalde services, de démocratisation de l'éducation, avec d'importantes re-tombées économiques. Les gouvernements du temps avaient peur denous : ça bougeait beaucoup à Saint-Jérôme. La crainte est le com-mencement de la sagesse !

On ne « pouvait pas faire » sans nous. Quel chemin parcouru de-puis le temps des années '30 ! Je me souviens de ce qu'un des leadersdu milieu m'avait dit : « On a marché longtemps la tête entre les deuxjambes, tu as contribué à ce qu'on relève la tête pour se prendre enmain, maintenant laisse-nous aller ». Une fois de plus, je devenais inu-tile. C'était aussi mon objectif.

On parle encore aujourd'hui de la Révolution tranquille comme pé-riode historique emblématique. On en a fait un mythe, ce qui amènedes esprits critiques à la disqualifier comme une entreprise techno-bureaucratique qui a créé une nouvelle classe sociale cléricale qui aremplacé les clercs d'hier. Ce diagnostic comporte sa part de vérité.Mais malgré ses limites, la Révolution tranquille réelle a été une pé-riode politique et socioéconomique importante, et cela à plusieurstitres.

Par exemple, nous avions en 1959 le même taux de scolarisationque celui des anglophones en 1920. Beaucoup de familles modestesétaient éreintées par des dettes envers les médecins et les hôpitaux. LaRévolution tranquille a mis en place des solidarités de société en s'ap-puyant sur un fort consensus politique de la population québécoise.Dans notre propre [36] milieu, j'ai bien sûr participé à la mise enmarche de ces réformes. Et comment ne pas souligner la très largemobilisation et participation de la population aux commissions Parentsur l'éducation et Dumont sur la place des laïques dans l'Église. Selonmoi, c'est à tort qu'on dit de la Révolution tranquille qu'elle a étél'œuvre d'une nouvelle élite décrochée du peuple. Voyons cela de plusprès.

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Une enfilade de procès

Contre toute attente, des membres de la génération qui suit celledes baby-boomers portent un regard critique sur le mythe qu'aurait étéla Révolution tranquille. Mythe qui en a fait un phare pour éclairer letout nouveau contexte historique dans lequel nous nous trouvons au-jourd'hui, telle l'impasse des choix collectifs à faire, telle la crise iden-titaire actuelle.

Se pourrait-il que les déceptions de la jeune génération et le senti-ment d'échec de leur société ne les amènent pas à remettre en cause lepassé récent, telle la Révolution tranquille ? Ce procès n'est pas sansfondement. Mais se peut-il vraiment que les crises actuelles aient unefiliation avec la Révolution tranquille ? Identifier ces crises, c'est déjàmarquer la part d'inédit de ces problèmes qui menacent l'avenir desnouvelles générations. Pensons aux graves questions d'éthique socialesoulevées par les énormes scandales que sont certains systèmesd'abus, de fraude ou de corruption, sans compter l'explosion des en-dettements public et privés, d'où l'aveuglement de la « république dessatisfaits » qui a pillé à qui mieux mieux les ressources d'une certaineprospérité au point de sacrifier l'avenir de notre société. Mais il y aplus.

Ces adultes de la nouvelle génération contestent la précédente dansson oblitération des « filières religieuses d'accès à la modernité » etaussi de nos origines canadiennes françaises.

Outre le problème d'honnêteté intellectuelle, il y avait le refus dereconnaître que de nombreux acteurs des réformes [37] étaient deschrétiens d'esprit laïque. Ces données factuelles mettent en cause lafausse conception qui considérait le catholicisme comme un bloc mo-nolithique tout engoncé dans la grande noirceur. D'où l'exclusion pé-remptoire de la racine religieuse de la Révolution Tranquille. Un refusglobal ignare de l'ébullition qui avait cours au sein même du catholi-cisme de ce temps. La crise identitaire actuelle pourrait bien avoir unefiliation dans ces rejets identitaires des bases historiques du peuple etde la société d'ici. Le propos de certains jeunes historiens est parfoiscinglant. « J'espère, dit l'un d'entre eux, que notre génération ne passe-

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ra pas à la postérité comme des petits bonshommes obsédés par leursimpôts » 1.

Dans Récit d'une émigration, Fernand Dumont a évoqué le dramed'une transmission réduite à haïr son passé et même son époque. Unemémoire honteuse, une modernité sans histoire.

Hubert Guindon pose le problème différemment en soulignantqu'historiquement l'Église était la seule institution pleinement nôtre.Ce que l'organisation techno-bureaucratique de notre modernité n'apas remplacé parce qu'elle a fait de nos nouvelles institutions des ap-pareils auxquels nous n'arrivons pas à nous identifier. Et de son côté,l'Église a contribué elle-même à se déconstruire en s'enroulant surelle-même tout en laissant totalement la place à l'État providence.

Selon d'autres analyses, l'État québécois a tout simplement adoptéle type de gouvernance de l'Église. Ainsi la chrétienté continuerait denous façonner à travers l'Etat, par une sécularisation du salut avec unsentiment d'urgence et de menace, appuyée sur une mystique salva-trice d'origine religieuse. Après le rejet de l'ancien nationalisme d'es-prit religieux, le nouveau nationalisme qui se dit « laïque » est vécupar plusieurs comme un substitut de religion ou comme une religionséculière.

[38]

Une autre critique d'un autre ordre fait de la Révolution tranquilleune sorte de massacre de ce tissu communautaire chez les canadiensfrançais catholiques qui a été l'assise historique de la résilience dupeuple d'ici et a défié l'hégémonie de l'Amérique anglophone assimila-trice de toutes les autres identités ethniques ou culturelles. On ne bâtitpas du durable sur les ruines de quatre siècles d'histoire qui ont façon-né notre peuple et son tissu socio-religieux de base. C'est cela le pointaveugle de la Révolution tranquille et de ses suites jusqu'à la profondecrise identitaire d'aujourd'hui.

Toutes ces critiques de la Révolution tranquille ont leur part de vé-rité. Mais ces multiples procès finissent par étouffer l'importance dece tournant historique qui a fécondé la longue résilience de notre

1 Voir E. Martin MEUNIER et Jean-Philippe WARREN, Sortir de la « grandenoirceur », Sillery, Septentrion, 2002. Et Louise BIENVENUE, Quand lajeunesse entre en scène, Montréal, Boréal, 2003.

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peuple en une étonnante créativité qui a construit de nouvelles solida-rités de société : l'éducation et la santé pour tous, une nouvelle dyna-mique socio-économique, une fonction publique délivrée du patronageduplessiste et une affirmation nationale d'une société distincte.

S'agit-il de la religion catholique, il y a quelque chose de mortifèredans le prétendu échec des acteurs chrétiens de la Révolution tran-quille. Ce sont plutôt des idéologies laïques dites révolutionnaires dela fin des années 60' et des années 70' qui ont mis en échec tout autantles nouvelles institutions que les anciennes. C'est ce que je vais abor-der ici, non sans souligner que j'ai été partie prenante de ces nombreuxdébats.

C'est à la fin des années '60 que j'ai vécu la période la plus critiquede mon itinéraire social. C'est à ce moment-là que s'est opérée la rup-ture historique la plus grave du Québec moderne. À tort ou à raison, jel'appelle la folie de la table rase. Table rase de toute notre propre his-toire au Québec, et puis contestation radicale de nos nouvelles institu-tions. Et des utopies du genre : « personne ne transmet rien à per-sonne ». Dans des débats publics, que de fois j'ai été hué quand je di-sais :

[39]

Nous allons payer cher cette table rase. Nous risquons de la reproduirelongtemps en remettant sans cesse les compteurs à zéro. On ne peut fairesa propre histoire comme cela. Ce que la psychanalyse nous a enseigné surl'effet mortifère chez l'individu qui refoule toute sa propre histoire et penserepartir à zéro. Cela vaut aussi pour un peuple, une société qui fait lamême chose. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut plutôt miser sur le meil-leur de ce qui nous a précédés, et le meilleur des nouveaux chemins, endiscernant le mieux possible ce qui tient de la continuité, ce qui exige desruptures, ce qui amène à des dépassements, et ce qui appelle des risques etprojets inédits. Il me semble qu'il y a là une philosophie sensée et impa-rable.

Je l'ai redit il y a quelques années dans un petit bouquin qui s'inti-tule Questions interdites dans le Québec contemporain (Fides 2003).Quand l'histoire disparaît du paysage, les horizons d'avenir s'estom-pent. Peut-on faire du neuf durable si on efface les traces des cheminsparcourus ? Réduire notre histoire à une grande noirceur, n'est-ce pas

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traiter implicitement d'imbéciles nos ancêtres et même nos propresgrands-parents et nous-mêmes ? Dans la foulée de cette table rase,nous avons été la seule société qui, à un moment donné, n'a plus en-seigné sa propre histoire à ses nouvelles générations, après avoir com-plètement largué son propre héritage religieux. Ce qu'aucune autresociété n'a fait, justement parce que cela aurait été un non-sens. Il fautbien voir les suites de cette table rase. Par exemple, depuis 40 ans il ya eu cinq régionalisations, à chacune d'entre elles on a mis les comp-teurs à zéro. Même chose pour les réformes successives en éducation,même chose pour les fusions et défusions municipales où l'on a com-mis les mêmes erreurs que celle du BAEQ (Bureau d'aménagement del'Est du Québec) où nos nouveaux technocrates du temps avaient tentéde fermer des dizaines de communautés locales et avaient essuyé unéchec [40] retentissant. Cette histoire de la table rase, on refuse sys-tématiquement de la prendre en compte, encore plus d'en faire unexamen sérieux. « Voyons donc, le vieux Grand'Maison viens-t-en enville. Tout cela, c'est passé et forcément dépassé ». Fi du philosopheSartre qui disait : « nos actes nous suivent et nous changent, il est illu-soire de les ignorer ».

J'ai, par la suite, publié une dizaine d'ouvrages accompagnés deprojets sociaux dont la visée de fond était celle-ci : sous nos grandsdébats idéologiques - socialisme versus capitalisme, souverainismeversus fédéralisme - qu'en est-il de nos réelles pratiques sociales, denos liens sociaux, de nos comportements citoyens et des rapports quo-tidiens à nos institutions ? Il s'agissait, en un mot, de la tension entrenos « games » idéologiques et nos pratiques au quotidien.

Evoquons une de ces pratiques. J'ai œuvré au sein du projet collec-tif de la première tentative d'autogestion industrielle au Québec, celuide travailleurs de la Régent Knitting, à Saint-Jérôme, devenus proprié-taires de cette usine. Il s'agit de l'aventure collective de Tricofil. J'aivieilli de 20 ans durant ces quatre années, justement à cause des con-tradictions entre ce que je viens de qualifier « la game idéologiqueversus les pratiques réelles ». Dans le Québec de l'époque, Tricofil estvite devenu une figure emblématique, pour ne pas dire mythique, durêve d'un Québec socialiste et indépendant. Voici une communauté detravailleurs qui défient le modèle capitaliste, la grande finance, la di-chotomie patrons propriétaires et employés syndiqués, et qui se don-nent une pratique démocratique intégrale dans toutes les composantes

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de cette usine autogérée. Pendant quatre ans, nous avons été envahisde journalistes, de représentants d'autres médias, de professeurs etd'étudiants d'université, d'idéologues de tous crins, qui venaient analy-ser cette expérience magnifiée en laboratoire de l'avenir. Et nous,pauvres de nous, nous travaillions d'arrache-pied à mettre en place uneautre organisation du travail, une autre gestion, et une inscription trèsdifficile dans le réseau commercial du textile alors que nous dispo-sions d'un [41] équipement technique vieillot. Cela n'allait pas sansdes débats interminables entre les travailleurs et leur nouveau patron,à savoir leurs chefs syndicaux. L'écart n'a cessé de grandir entre la« game » idéologique d'une part et, de l'autre, la situation et les pra-tiques. Je me suis souvent demandé si cette expérience ne révélait pasbien d'autres écarts semblables dans notre société, entre le Québecrêvé et le pays réel au quotidien, entre la société autre et les individusen quête éperdue d'eux-mêmes selon la pop-psychologie à la mode. Etc'est sans compter la fracture sociale qui installait une coupure entre lanouvelle classe des promus de la Révolution tranquille et les autresQuébécois. J'ai soulevé publiquement ces problèmes au tournant desannées '80. Je suis alors devenu une sorte de traître dans les milieux degauche tout en faisant l'objet d'une véritable suspicion dans les mi-lieux dits de droite, au point que tous mes engagements sociaux anté-cédents n'étaient plus pris en compte. Cela ne m'a pas abattu, car jesavais depuis longtemps que j'aurais à payer cher mes convictions sij'allais jusqu'au bout de celles-ci. Sans me prendre pour un autre, jepensais à Cari Jung qui disait de Socrate, Jésus de Nazareth, Augustin,Pascal, Martin Luther King ou Gandhi qu'ils ont été des conscienceslibres capables de résister aux conformismes de leur temps. Encoreaujourd'hui, je dois, moi aussi, en petit, me battre contre certains nou-veaux conformismes souterrains jamais avoués que je sens en contra-diction avec la totale liberté dont ils se revendiquent. Si on martèle« Tout le monde le fait, fais-le donc », « Tout le monde l'achète, fais-le donc », où se trouve cette liberté ?

Je vis cela depuis une douzaine d'années autour de plusieurs enjeuxqui ont beaucoup à voir avec de nouvelles fractures sociales généra-tionnelles. Je m'explique.

Depuis cinquante ans, j'accompagne les nouvelles générations quise sont succédé. Chacune a connu des conditions de vie meilleuresque celle de ses parents. Or, voici que dans les années '90, pour la

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première fois de notre histoire moderne, un fort contingent de la jeunegénération est engagée dans [42] une mobilité sociale descendante. En2000, des études socio-économiques et actuarielles révèlent que lesprochaines générations auront proportionnellement à payer deux foisplus de cotisations, de taxes et d'impôts si nous laissons croître, parexemple, l'endettement public et privé. Cette éventualité, les « pros-pères » en refusent même le questionnement.

Voyons cela sur un terrain bien concret. Dans l'organisme Le Pontentre les générations, qui regroupe des jeunes adultes et des aînés,nous avons dénoncé, il y a quelques années, l'expansion des clauses dedisparité (souvent nommées clauses orphelines) dans les conventionscollectives publiques et privées. Les clauses de disparité, c'est unedouble échelle de salaires : les salaires des jeunes sont diminués pourpermettre à leurs aînés de continuer de grimper dans leurs échellesd'augmentation de salaires. Quand nous avons fait état de cela publi-quement, les gouvernements, le patronat, les syndicats, les milieuxprofessionnels, les économistes ont presque tous nié cet état dechoses. Il nous a fallu démontrer, études à l'appui, la croissance de cephénomène. Les faits s'imposaient tellement que tous nos objecteursont dû se rendre à l'évidence. C'est dans cette foulée qu'est né le mou-vement « Force Jeunesse », qui regroupe des jeunes de divers milieuxde travail.

C'est là un exemple, parmi d'autres, des fractures sociales intergé-nérationnelles en Amérique du Nord et dans les pays européens. LouisChauvel dans son ouvrage intitulé Le destin des générations a montréque les inégalités croissantes des classes sociales étaient recoupées pardes inégalités intergénérationnelles.

Dans les milieux professionnels et dans les sciences humaines, plu-sieurs refusent d'envisager, fut-ce à titre d'hypothèse, l'éventualité deprofondes inégalités d'ordre générationnel déjà présentes, parexemple, dans une nouvelle classe de pauvreté chez les jeunes. Maisd'où vient donc ce refus fort répandu de tout examen sérieux de cettequestion ?

En politologie, on dit qu'une société a souvent la politique de sadémographie. À ce chapitre, l'énorme génération des aînés [43] avecl'arrivée de la plus grosse génération, celle de baby-boomers, aura unfort poids politique pour défendre ses intérêts, alors que les nouvelles

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générations, beaucoup moins nombreuses, auront peu de poids poli-tique. Ce problème risque de s'accentuer si les jeunes sont peu pu-gnaces politiquement, si les jeunes ne jouent que des cartes de promo-tion individuelle. Se pourrait-il que tout à l'heure les deux principalesclasses sociales soient les héritiers et les non-héritiers ? Dans les mi-lieux prospères, on refuse ce genre de considérations qui appellent dèsmaintenant de nouvelles solidarités de société.

Mettons les points sur les i. Cette fracture générationnelle est bienmarquée sur la carte sociale de Saint-Jérôme, par exemple. Les plusgrandes pauvretés, selon nos études, se logent chez les jeunes familleset chez les individus jeunes, alors que le filet social n'a cessé de s'amé-liorer chez les aînés. Notons toutefois qu'il y a de la pauvreté particu-lièrement chez les aînés du grand âge.

On me dira avec raison que nous ne sommes pas une société du-Tiers-Monde, que nous avons fait des progrès remarquables au Qué-bec depuis 60 ans, qu'il y a chez nous une formidable créativité cultu-relle, qu'il y a une multitude d'associations, qu'il y a une étonnanteéconomie sociale en expansion, et qu'on a développé un nouvel art devivre sous diverses formes au cours des dernières décennies. Je recon-nais cela sans peine. Mais nous sommes aussi en face d'une nouvelledonne historique imprévue à laquelle on s'est mal préparé : celle denouveaux choix collectifs complexes, exigeants, douloureux, sur unfond de plusieurs déficits, avec peu de marge de manœuvre. Ces choixcollectifs appellent une profonde éthique sociale, d'autres solidaritésde société, des personnalités et des valeurs fortes bien différentes desvaleurs molles d'une pop-psychologie dont nous sommes saturés dansla vie privée comme dans les médias.

L'humanisme dont j'ai hérité croyait qu'être soi était relié à un idéalsocial. Aujourd'hui au contraire, être soi renvoie souvent exclusive-ment à son petit moi-moi-moi. Ce n'est pas là une simple question in-dividuelle, c'est aussi une formidable question [44] sociale et poli-tique. Je veux continuer de m'investir et de me battre jusqu'à la fin demes jours avec cette conviction que l'avenir d'un peuple et d'une socié-té est d'abord tributaire d'une jeunesse, d'une jeunesse assez nom-breuse, robuste et scolarisée. Le démographe Alfred Sauvy commenteainsi la nouvelle donne de la dénatalité : « La paresse démographiqueengendre l'engourdissement économique et social ». Je crains une so-ciété vieillissante qui risque de tourner en société de rentiers centrés

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politiquement sur leurs intérêts de court terme. Les jeunes sont l'ave-nir conjugué au présent. On ne peut parler sérieusement de solidaritéintergénérationnelle si toute l'attention est tournée vers des vieuxcomme moi. S'agit-il de « fardeau », ce sont toutes les générations ac-tuelles qui en vivent le défi, même au regard du vieillissement.

Reste un certain nombre de questions graves qui m'habitent au soirde ma vie. J'en mentionne quelques-unes.

Avec raison, on théorise beaucoup sur de grandes politiques de dé-veloppement durable, mais en pratique, les liens humains et les enga-gements sont de moins en moins durables.

Nous entrons dans des temps qui s'annoncent difficiles et qui vontexiger des valeurs fortes. Des valeurs molles, des consciences molles,une éducation molle, font un peuple mou. Cette question semble in-supportable pour bien de nos contemporains d'ici, saturés de pop-psychologie qui n'en a que pour le mieux-être personnel.

En surface, tout se joue autour de l'avoir, du pouvoir et du savoir,mais qu'en est-il du croire ? La crise de la foi n'est pas d'abord au planreligieux. Elle se manifeste aussi quand, par exemple, on ne croit plusen l'avenir, en la politique et même en l'amour durable. Pourtant lesplus profonds ressorts de rebondissement ne sont-ils pas dans les pro-fondeurs morales et spirituelles de notre humanité ?

Cela dit, je reste un espérant têtu. Au cours de l'histoire humaine,des individus, des groupes humains, des peuples ont traverséd'énormes épreuves avec une étonnante résilience pour [45] rouvrir denouveaux chemins de vie et de sens. Eh oui ! Quand, avec courage etlucidité, on consent à assumer les vrais problèmes, tout se passecomme si l'on découvrait en soi des ressources intérieures insoupçon-nées. L'abbé Pierre écrivait dans son testament : ma vie a été plutôtjalonnée de consentements aux appels des autres que de choix person-nels. C'est la fine pointe de l'engagement d'aujourd'hui, à contre-courant de l'impératif à la mode : « Moi, je ne choisis que ce qui meressemble ». Avec cette mentalité, comment peut-on assumer les con-sentements de la vie réelle, de l'engagement altruiste, y compris del'amour, et encore plus ceux de la société pluraliste ? Ce solipsismen'est pas seulement un travers personnel mais une posture antisocialeet antipolitique. Ne restent alors que la justice et les droits pour soi etles siens. On a peu exploré ces liens faussés entre l'individu mesure de

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toutes choses et les requêtes de nouvelles solidarités de société, et sur-tout les contradictions entre les intérêts de la vie privée et le biencommun de la responsabilité citoyenne. Comment peut-il y avoird'engagement durable quand l'idéal est dans le « lâcher prise » ? La« prise » sauve et élève ; c'est elle qui permet le dépassement et l'ins-cription dans le temps.

Message aux jeunes

Je ne puis terminer cette réflexion sans souligner sept atouts pré-cieux de la situation présente pour affronter les enjeux et les défisd'aujourd'hui et de demain. Ils ont beaucoup à voir ce que vous avezde meilleur : vos soucis, vos idéaux, vos rêves, vos engagements. Voi-là ce que je trouve à l'Institut du Nouveau Monde, peuplé majoritai-rement de jeunes comme vous.

1. Un peu partout dans le monde et chez nous aussi, émerge unenouvelle conscience non seulement chez les individus, mais aussi dansla collectivité : les citoyens refusent d'être réduits à n'être que desrouages de systèmes conçus et gérés sans eux.

[46]

2. Personne ne peut nier la part de vérité de la conception écono-mique qui laisse entendre que « pour redistribuer la richesse, il faut encréer ». Ce postulat risque cependant de laisser dans l'ombre le rôlemajeur du développement social pour assurer l'un et l'autre. Sans desolides assises sociales, sans une bonne base de citoyens scolarisés etacteurs, sans un humanisme qui a une profondeur morale et spirituelleoù se logent les plus importants ressorts de la motivation, sans cela, iln'y a pas de développement durable, y compris économique. Ceci aus-si fait partie de la nouvelle conscience.

3. Dans la foulée des nouveaux impératifs de survie, des échéancesen matière d'environnement, des nouveaux soucis de respecter les as-sises de la vie, tout se passe comme si plusieurs contemporains sen-taient le besoin de reprendre et comprendre bien des choses, parexemple les racines de notre histoire, qui ont inspiré les sauts qualita-

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tifs civilisateurs. Malheureusement, même le travail est de plus enplus déraciné du lien social.

4. Il y a encore le rebond du questionnement éthique qui apparaîtplus clairement dans les nouveaux enjeux politiques, économiques ettechnoscientifiques, et cela va jusqu'aux raisons de vivre, de lutter etd'espérer dans des pratiques quotidiennes plus saines. Des enquêtesrécentes font voir qu'un peu partout sont entamées des démarches derévision, de refondation et de recomposition des valeurs. Après lesmythes récents de la démesure, des promesses illimitées, de la culturenarcissique du moi hypertrophié, de la permissivité tous azimuts, onrenoue avec le sens des limites et de la finitude humaine pour un vivreensemble plus viable, plus respectueux des uns et des autres. Dans unmonde aux multiples divisions, l'éthique devient une des rares basescommunes pour aborder les problèmes importants, trop souvent traitésà la pièce, mais aussi pour remettre au premier plan les finalités desens dans les nombreux systèmes mus par des idéologies. J'y revien-drai.

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5. Face à la tentation de repli sur soi et les siens, un nombre crois-sant de personnes prennent conscience de la diversité des culturescomme une richesse et de l'importance de l'immigration dans le re-nouvellement de la société. Les sociétés occidentales doivent beau-coup aux mouvements migratoires qui les ont traversées tout au longde leur histoire qui les ont enrichies par toutes sortes de métissagesinterculturels et interreligieux, sans compter la portée civilisatrice del'hospitalité qui habite le meilleur des traditions occidentales et orien-tales.

6. Et que dire de la formidable créativité culturelle qui s'est dé-ployée chez nous depuis une cinquantaine d'années ! Plus largement,le patrimoine historique symbolique, littéraire, théâtral, pictural etmusical est porteur d'une force de dépassement trop insoupçonnée etde cette mystérieuse capacité humaine de « faire sens » même là où iln'y en a plus. Seuls quelques intellectuels sont enchantés du désen-chantement du monde.

7. On ne saurait trop souligner le rôle inestimable et grandissant dela révolution féminine qui a créé pour les femmes des espaces au-delàde l'aire domestique à laquelle tant d'entre elles avaient été confinées.

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Cette profonde révolution s'est faite et se poursuit sans verser uneseule goutte de sang. C'est un phénomène unique dans l'histoire.

Ces atouts sont autant de ferments d'espérance de nature à contrerla tentation la plus mortifère, celle du fatalisme, qui brise à sa racinela foi en l'humanité. En écrivant ces lignes, je me rappelle la simple etprofonde question d'un enfant qui demandait à sa mère : « Est-ce vraique le monde va craquer avant que je sois grand ? » Avec quelle pro-fondeur morale et spirituelle lui répondrons-nous ? Avec quelle réso-lution concrète lui assurerons-nous de changer le cours des choses à lamesure de nos moyens ?

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SOCIÉTÉ LAÏQUEET CHRISTIANISME.

Chapitre II

L’APPORT CHRÉTIEN

À UN NOUVEL HUMANISME

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1. Un nouvel humanismedans une société en gestation

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Après avoir tracé l'itinéraire historique de la laïcité et du christia-nisme renouvelé dans notre société, j'aimerais évoquer l'hypothèsed'un nouvel humanisme dans une société en gestation. Je poursuis icima réflexion dans la foulée de mon dernier ouvrage intitulé « Pour unnouvel humanisme » (Fides 2007). Dans un premier temps, j'aborderailes traits de ce nouvel humanisme dans le contexte et les enjeux dumonde d'aujourd'hui et d'un autre monde en train d'émerger. Puis,dans un deuxième temps, j'explorerai les apports du christianisme àcet humanisme en construction.

Pour certains contemporains, l'humanisme est une vieille référencedépassée. Pour d'autres, c'est une affaire d'intellectuels. Pourtant, cetteréférence ne nous concerne-t-elle pas tous ? Personne ne peut échap-per à ce besoin fondamental de se situer dans le monde et de mieux lecomprendre pour y œuvrer. Chaque époque, dans l'histoire, a été por-teuse d'un humanisme particulier en partie en continuité et en partie enrupture avec les humanismes qui l'ont précédé. Mais la nôtre, marquéepar une complexité croissante et plusieurs défis inédits, me sembleexiger un profond renouvellement de nos héritages reçus et de nos vi-sions du monde. Faut-il s'en étonner quand on sait que l'être humainest toujours en train de se définir, contrairement à l'animal totalementrégulé par son instinct ? Même dans notre vie personnelle, aujourd'huiplus qu'hier, nous tenons à engager notre propre histoire et à la repen-ser aux différentes étapes de notre vie alors qu'autrefois, on était plutôttenu de [52] reproduire les comportements des générations précé-dentes. Cela vaut également pour nos sociétés actuelles de plus enplus éloignées des conditions et des styles de vie de nos ancêtres.Faut-il croire qu'on n'a plus rien à tirer de leurs expériences ?

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Ceci dit, nous vivons dans un nouveau contexte historique fort dif-férent des précédents, y compris au chapitre de l'humanisme.

Je suis conscient du caractère ambitieux de cette réflexion. Ellen'en est pas moins circonscrite par les limites de la pensée singulièrequi me condamne à en parler avec modestie. Il serait illusoire de ten-ter une synthèse exhaustive de cette immense question. C'est pour celaque je vais adopter un propos qui donne à penser plus qu'il ne dit quoipenser. Un propos, donc, qui renvoie chacun à son propre positionne-ment et à la tâche commune de construire ensemble et progressive-ment ce nouvel humanisme. D'où mes recours à des métaphores et àdes récits et mon souci de proposer des repères.

Qu'on soit d'esprit religieux ou d'esprit laïque, de telle ou telle cul-ture, classe sociale ou nation, nous sommes tous d'abord et avant tout,des êtres au monde. Bien sûr c'est à partir de notre propre histoire, denotre propre culture, que nous nous situons dans le monde, mais nousn'avons pas moins la même condition humaine en partage.

Cette idée d'une humanité une est récente. C'est toujours à partird'elles-mêmes et pour elles-mêmes que les diverses communautés his-toriques ont pensé l'être humain. Mais aujourd'hui plus que jamais, surle même territoire et surtout dans nos cités cosmopolites, cohabitentdifférentes cultures et religions et, forcément plusieurs systèmes desens. C'est à la fois une richesse et un énorme défi, surtout pour bienvivre ensemble et encore plus pour agir ensemble.

Plus que jamais nous sommes dans le même bateau. En sera-t-ilcomme la figure emblématique du Titanic et de ses passagers fêtardsqui étaient sûrs que leur navire était insubmersible ? Cette métaphorevient interpeler nos diverses postures face à l'avenir. J'en mentionnetrois.

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La première posture est celle de la page blanche où tout serait àécrire. Notre situation historique serait tellement inédite et neuve quetout recours à l'histoire qui nous a précédés serait inutile et mêmeaveuglant. Le nouvel être cybernétique de l'avenir serait postreligieux,posttraditionnel, postmoderne et même posthumain. Étonnante pos-ture quand on lui oppose la dramatique de la maladie d'Alzheimer.Celle-ci révèle que toutes les autres fonctions du cerveau, de l'esprit et

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du corps s'affaissent progressivement quand la mémoire s'estompe.Cette table rase « déstructurante » vaut aussi pour une société sansmémoire des chemins qu'elle a parcourus. Dans l'histoire récente denotre propre société, nous en savons quelque chose.

La deuxième posture est celle de la page déjà tout écrite et ache-vée. Le seul nouvel humanisme imaginable consisterait en de nou-velles interprétations de la condition humaine qui aurait déjà fait letour des expériences de base de notre humanité. Cette posture chercheà renouer avec la continuité historique qui aurait été trop laissée pourcompte par une mentalité de rupture dite instauratrice de tous les nou-veaux chemins de société. Pour les tenants de cette posture, la mé-moire longue est nécessaire à une dynamique d'avenir de long terme,surtout dans une société toute centrée sur le présent et sur l'avenir àcourt terme. Ils se réjouiraient d'entendre que dans un colloque récent,des jeunes cégépiens venus des quatre coins du Québec ont demandé àun groupe d'aînés s'il y avait encore une quelconque continuité histo-rique pour fonder « notre avenir » sur le long terme. « Nous sommesfils de quoi ou de qui au juste ? » Comme s'ils se sentaient orphelinsde toute filiation historique. J'y reviendrai.

La troisième posture est celle d'une page en train de s'écrire. C'est àcette enseigne que se loge particulièrement le nouvel humanisme queje propose. Pour ce faire, j'aimerais mettre de l'avant une dizaine derepères et contenus de sens pour mieux assumer cette nouvelle tâchehistorique, avec comme arrière-fond les tragiques échéances de surviede la planète et de l'humanité elle-même.

[54]

Premier repère

Écrire cette nouvelle page exige la participation de tous. Les an-ciens humanismes, qui se voulaient universels, ont été conçus à l'inté-rieur d'un seul système de sens, et c'est à partir d'elles-mêmes et pourelles-mêmes que les diverses communautés historiques ont pensé lacondition humaine. Le nouvel humanisme doit se conjuguer au plurielà partir de plusieurs systèmes de sens, de croyances et d'idéologies.Aux audiences publiques de la commission Bouchard-Taylor, on aconstaté un clivage générationnel étonnant. Les jeunes étaient à l'aise

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dans le contexte pluraliste actuel, alors que plusieurs de leurs aînésétaient crispés devant ce nouveau défi d'un pluralisme plus diversifiéque jamais et qui heurte une certaine cristallisation identitaire chez lesplus âgés.

Deuxième repère

Le deuxième repère est porteur d'une conviction : personne ne pos-sède toute la vérité. Tous et chacun ont besoin de la vérité des autres.

Pour dialoguer et faire route ensemble, il faudra bien admettre qu'àvue d'humanité, nos propres postures tiennent de la plausibilité et nonde l'absolu, que celui-ci soit religieux ou laïque, idéologique ou poli-tique, culturel ou moral.

Troisième repère, qui précise le deuxième

J'entends ici l'absolu comme un plein qui ne laisse pas d'espace à ladistance critique, à la liberté critique, à la pluralité des interprétations.

Ce n'est pas ainsi que je conçois la transcendance. Cette référenceest moins abstraite qu'on ne le pense. Prenons une [55] autre une mé-taphore. Il y a à Rome un édifice unique en architecture. C'est le Pan-théon d'Agrippa qui remonte à la fin du premier siècle avant notre ère.Cet édifice n'a pas de clé de voûte. La coupole se termine sur uncercle vide d'où pénètre la lumière qui éclaire tout l'intérieur.

La transcendance a quelque chose de cela : une quête commune delumière et de sens dans un espace libre, et cela dans un monde tentéde se clore sur lui-même. Ce monde n'a-t-il pas besoin d'une référencecommune transcendante, susceptible d'être respectée de tous, laïquesou religieux ?

J'ai évoqué plus haut l'importance du dialogue. Cette transcendancecommune ne sera reconnue par tous qu'au prix d'un vrai dialogue où,de part et d'autre, chacun accepte de devenir autre en cours de route ouau bout du chemin.

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Quatrième repère

Le quatrième repère s'enchaîne lui aussi aux trois premiers. Je leformule ainsi : une identité bâtie sur une seule appartenance se prêteà toutes sortes de travers, qu'il s'agisse d'identité culturelle ou reli-gieuse, idéologique ou politique, ou encore de sexe, de génération, declasse sociale ou d'ethnie. Dans l'histoire, certaines identités définies àpartir d'une seule appartenance sont devenues meurtrières, y comprisrécemment, comme le montrent les génocides et les purifications eth-niques violentes. Sous un mode moins explosif, l'identité tirée d'uneappartenance unique contredit le fait que la personne humaine est tou-jours composée de plusieurs appartenances de sexe, de famille, de gé-nération, de culture, de classe sociale, d'ethnie, de religion ou non, etd'époque. L'identité se conjugue donc au pluriel. Réduite à une seuleappartenance, l'identité devient incapable d'altérité. Elle vire au solip-sisme individuel et à un communautarisme créateur de ghettos oud'exclusions.

[56]

Cinquième repère

Le cinquième repère transcende paradoxalement le précédent touten l'assumant. J'ai déjà dit plus haut que l'humanité, tout en étant mul-tiple, est d'abord une et que cette conception, et les pratiques qui endécoulent, sont récentes. Par le passé, l'appartenance était rattachéesouvent exclusivement aux communautés humaines particulières. Voi-là pourquoi, par exemple, la référence universelle aux droits humainsfondamentaux a mis de multiples millénaires avant de s'imposer. Etmême là, c'est encore loin d'être gagné. Qui sait si les enjeux de surviede la planète et de l'humanité elle-même ne nous conduiront pas àcette appartenance humaine commune ? Et donc à un nouvel huma-nisme ? Les changements historiques ont souvent commencé par unemouvance souterraine et convergente des consciences. Bien sûr, celle-ci ne suffit pas. Car il faut lever des obstacles, bien réels, par des pra-tiques de libération. Mais n'anticipons pas trop vite.

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Sixième repère

Le sixième repère tient du bon vieux principe de réalité de Freud.La réalité, c'est que le monde actuel est divisé religieusement et politi-quement, déchiré aussi par des inégalités économiques croissantesentre les différents pays et à l'intérieur même de leurs frontières. Etc'est sans compter les brisures des assises de la vie ou les inégalitésdans l'accès à la science et à la technologie. Et cela, surtout quand lemonde devient un immense marché, qui n'a pas du tout les profon-deurs morales et spirituelles d'un humanisme.

Bref, on peut se demander si la référence humaniste n'est pas laseule assise commune qui nous reste.

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Septième repère

Le septième repère soulève une nouvelle question : si on peut vivresans aucune religion, comme le montrent plusieurs occidentauxlaïques, peut-on vivre sans aucun langage commun ? Je ne parle pasici de la diversité des langues. Oui, se doter d'un langage commun estune des tâches du nouvel humanisme. Celui des droits fondamentauxest une bonne approche, mais il est insuffisant. Car sans l'éthique quiles fonde, on peut abuser de ces droits, les manipuler, en dévier le senset en critiquer les pratiques, les légitimations. Une éthique renouvelée,délibérée démocratiquement, et mieux intégrée aux enjeux cruciaux,doit faire partie du langage commun du nouvel humanisme. Mais ilfaut bien admettre que trop souvent, les considérations morales restentà la marge de la realpolitik et des pratiques concrètes.

Depuis un certain temps, heureusement, l'éthique devient un lieuimportant de la conscience critique et des finalités de sens pour con-trer « des systèmes dont l'idéologie est leur propre fonctionnement »(Habermas). Ce qui nous vaut des institutions purs appareils entière-ment livrées à leurs procédures. Même le droit, et pire encore, l'éduca-tion, comme le soulignait récemment l'UNESCO, n'y échappent pas.« Mon école n'a pas d'âme », disait une étudiante lors des États géné-raux de l'éducation. Cela manifeste un souci spirituel et éthique. Il se-

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rait dommage qu'il soit absent de la quête actuelle d'un langage com-mun et d'une assise commune. Les expertises et les compétences desprogrammes scolaires, toutes nécessaires soient-elles, ne seront quedes coquilles vides si leur logique procédurale en vient à se substitueraux contenus de sens qui devraient les inspirer et les finaliser.

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Huitième repère

Le huitième repère concerne une autre requête liée aux mutationsqui affectent nos rapports au temps. 11 y en a une que je vais préciserd'une façon concrète et existentielle, et plus explicite que ce que j'en aidit plus haut.

En Occident, malgré nos nombreuses différences, nous partageonsdes styles de vie assez semblables. Nous sommes tous beaucoup plusproches de nos contemporains que de nos ancêtres. Il y a là un tel bou-leversement du rapport au temps, à la mémoire et à l'histoire que plu-sieurs contemporains se demandent si, dans le but de se donner unebase commune, les divers patrimoines reçus ne doivent pas être mis enveilleuse. Ce nouveau phénomène mérite d'être élucidé.

Nous sommes tous dépositaires de deux héritages : l'un, « verti-cal », nous vient de nos ancêtres, des traditions de nos peuples, de nosracines religieuses ; l'autre, « horizontal », vient de notre époque et denos contemporains. Ce dernier, me semble-t-il, est le plus détermi-nant. Il le devient même de plus en plus aujourd'hui. Ce n'est pas sansconséquences comme défi au nouvel humanisme qui doit faire face àune mondialisation « uniformisante » et à une réaction du côté desidentités menacées. À cela s'ajoute la difficulté grandissante de noussituer dans la durée. À ce chapitre, le nouvel humanisme a à conjuguerdeux registres de valeurs. Le vingtième siècle a développé des valeursde progrès, de liberté, de qualité de la vie présente, de créativité ; maisil a négligé les valeurs de durée, de long terme, de mémoire des che-mins parcourus, de suivi, de persévérance, de maturation, de rési-dence. Nous entrons dans un autre contexte historique qui exige desraccords entre ces deux registres de valeurs. Je consacrerai un chapitreà ce sujet.

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Neuvième repère

Le neuvième repère concerne la part utopique du nouvel huma-nisme. Je le formule comme ceci. Nous assistons à une prise de cons-cience nouvelle de l'interdépendance de la biodiversité et des écosys-tèmes, de la survie des peuples, des droits humains fondamentaux etde l'immense panoplie de moyens scientifiques et techniques. Est-ilillusoire, peu probable ou possible de penser que la conscience de cesmultiples interdépendances suscitera une civilisation mondiale dontl'esprit serait autre que l'hégémonie des empires d'hier et d'aujourd'huiou qu'une uniformisation qui laminerait la riche diversité des peuples,des cultures et des religions ? Se pourrait-il que mes arrière-arrière-petits-neveux, en lisant ces lignes dans cinquante ans, s'étonnent queleur ancêtre ait pu douter de cette éventualité, tellement elle serait de-venue une évidence pour eux et non une pure utopie irréalisable ? Etje me dis pourquoi pas ? Pourquoi le nouvel humanisme n'aurait-il passa part de vision, de rêve et d'espoir ? Cette utopie ne postule pas, nonplus, un seul gouvernement pour régir la planète, et pas plus un seultype de régime social ou politique. Il s'agit plutôt de la convergenced'un ensemble de touches universelles d'humanité. J'en retiens cinq.

- Tout d'abord, les multiples requêtes d'interdépendance dont jeviens de parler.

- J'ajoute la valeur inestimable de l'hospitalité qui a déjà été untrait civilisateur au meilleur de l'Orient et de l'Occident, duNord et du Sud de la planète.

- Je souligne aussi que le primat de la dignité humaine a déjà étéidentifié par l'UNESCO, lors d'une recherche menée dans tousles pays, comme base commune. Cela n'est en rien un vœupieux.

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- Je pense aussi à l'extension universelle de la démocratie qui,plus qu'un régime politique, constitue la meilleure façon de

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vivre ensemble, d'agir ensemble et d'humaniser les débats et lesconflits qui l'accompagnent.

- Et enfin il y a cette touche archi-importante, ce test majeurd'humanité, qu'est le sort des tiers qui n'ont que leur humanité àmettre dans la balance et qui ne sont pas inscrits dans les rap-ports de force. Cet enjeu humain radical est au commencement,à la racine, à la genèse des nouveaux choix et des nouvelles so-lidarités de société, plutôt qu'en aval ou en surplus des revendi-cations des bien-portants. Aucune guignolée, même la plus gé-néreuse, ne peut se substituer à cette requête sociale, politiqueet économique de « bas en haut » de la communauté humaine.Concrètement, cela veut dire que le degré humain d'une sociétése mesure au sort de ses enfants et de ses pauvres. À ce plan, onne peut se payer des mots et de bonne conscience.

Ces cinq touches humaines laissent déjà entendre que l'horizond'un humanisme commun et de sa portée civilisatrice mondiale estmoins utopique qu'on ne le pense. S'y refuser, ce serait s'aliéner denotre tâche fondamentale de toujours nous humaniser davantage et demieux identifier ce qui nous déshumanise.

Dixième repère

Et j'en viens à mon dixième repère qui ouvre sur la dramatique spi-rituelle contemporaine. Aujourd'hui tout se joue autour de l'avoir, dupouvoir et du savoir. Mais qu'en est-il du croire ? Dans bien des cons-ciences, aussi bien laïques ou que religieuses, désespérer de l'humani-té et espérer envers et contre tout se disputent, tout comme se dispu-tent aussi le croire et le non-croire en l'au-delà de soi-même, dumonde et de son avenir.

[61]

Bien sûr, le croire et le non croire se prêtent à toutes sortes de dé-rives, aujourd'hui comme hier. Il n'est pas inutile de rappeler ici en-core le propos très juste d'Umberto Eco qui disait récemment que biendes gens qui se vantent de ne plus croire en rien sont souvent prêts àcroire en n'importe quoi. Par ailleurs, l'on sait que les croyances sans

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traditions éprouvées peuvent difficilement être critiques d'elles-mêmes, à plus forte raison si la raison critique et l'éthique en sont ab-sentes. Le croire a besoin de la patience et de l'humilité de la science àl'égard de ce qu'elle ne sait pas encore. Mais comment sous-estimerl'importance du croire pour espérer que la justice soit possible dans lemonde actuel et pour y œuvrer ? Ne serait-ce que de reconnaître qu'ily a plus que nos calculs et nos raisons dans l'âme humaine et lescouches profondes et « mystérielles » de la conscience et de la vieelle-même. Les grands récits symboliques ont inspiré des milliers degénérations. Toute l'histoire de l'art et les grandes œuvres sacrées sontriches de sens qui échappent à la science.

Ce versant positif des 10 repères pour un nouvel humanisme com-porte aussi un versant négatif. Je retiens ici trois postures antihuma-nistes : l'esprit blindé, le syndrome de la bulle et la pensée unique. J'aidéjà abordé ces trois postures dans un autre contexte 2. Reprises icitextuellement sous l'angle de notre préoccupation présente, elles pren-nent un nouveau sens.

L'esprit blindé

La plupart des gens se disent ouverts d'esprit, « progressistes »,sans préjugé et en constante évolution. Cette posture peut s'accompa-gner chez plusieurs de quête de sens et de questionnements. À l'occa-sion d'une recherche récente, nous avons eu la surprise de constatercertains enfermements plus ou moins souterrains inavoués, sinon im-pensés. C'est comme si on s'était [62] fabriqué un petit noyau dur decertitudes qui ne souffrait aucune remise en cause, n'admettrait aucunedistance critique, qu'il s'agisse de politique, de morale ou de religion.Ce noyau dur de certitudes est implicitement constitutif d'un moi sou-verain qui marginalise toute véritable altérité. L'impératif quasi absolude n'agréer que « ce qui me ressemble », pour employer l'expression laplus répandue, en est la figure manifeste. D'où une perpétuelle insatis-faction de l'autre et des autres, même en amour ; insatisfaction aussipar rapport à tout ce qui est hors de soi et qui ne « me ressemble pas ».Et l'on se retrouve coincé entre deux contraintes (double bind).

2 Pour une nouvel humanisme, p. 193-196.

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C'est ce que Simone Weil appelle « l'égarement des contraires » :la certitude de soi qui s'impose comme un absolu, et l'autre qui l'em-pêche de l'atteindre. Ce cercle vicieux se boucle dans la conviction dene plus chercher, parce qu'on a trouvé. Comme cet homme qui me di-sait : « Vous, vous croyez, moi, je sais ». Il y a bien des formes d'inté-grisme, y compris laïques.

Le syndrome de la bulle

Devant la complexité croissante et indéchiffrable de la cité plura-liste, l'avenir de plus en plus imprévisible et l'effondrement des cohé-rences d'hier, chacun est tenté de se constituer une bulle bien à soi,intemporelle et hors du pays réel : bulle ésotérique, bulle d'une spiri-tualité qui fait foi de tout, bulle gnostique d'un savoir absolu irréfu-table, bulle narcissique d'une image de soi hypertrophiée comme seuleidentité, bulle d'un imaginaire esthétique sans le moindre ancrage dansle réel.

On ne peut réduire cela à des symptômes de maladie mentale ou àdes substituts de sens qu'on ne trouve plus dans sa vie ou dans la so-ciété. Il s'agit en vérité d'une des sources de décrochages de tousordres ou d'un effet d'anomie (absence de normes) et d'éclatementssociaux privés et publics, politiques, moraux ou religieux. Et c'est sanscompter l'importance qu'a [63] prise le virtuel dans la révolution in-formatique et les technologies qui se substituent aux rapports humainsface à face.

Même la culture médiatique de masse se substitue à la vraie réalitéquotidienne de la vie et de la société. Est-il une bulle plus mystifianteque celle de la télé dite réalité ? Qu'on est loin du principe de réalitéde Freud ! Est-il bulle plus enfermante que la société spectacle ? Est-ilbulle plus narcissique que le star system et le monde des médiasquand ils ne sont plus qu'un jeu de miroirs entre les acteurs eux-mêmes ? Il y a un étonnant silence sur ces dérives introjectées jusquedans le psychisme, la conscience et l'âme. Est-ce exagéré de penserqu'il y a là déshumanisation ?

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La pensée unique à revisiter

Le repère critique de la pensée unique est devenu trop souvent uncliché fourre-tout, et même une coquille vide prête-à-penser ! Il y a là-dessous une leçon d'histoire trop oubliée. Celle-ci nous enseigne que,dans les époques troublées, on a la tentation de sauter sur une seulecorde, comme sur une bouée. Dans un très beau texte intitulé « Entrel'arc et la lyre », une sage de l'Antiquité disait qu'en sautant sur uneseule corde, on en fait souvent un arc à brandir devant l'autre, alorsqu'avec plusieurs cordes on peut orchestrer les diverses dimensions dela vie et des rapports humains.

On peut faire plusieurs lectures de ce qui nous arrive en utilisant ceschème de compréhension.

- Il fut un temps en ce pays où tout était religieux. Puis on estpassé au tout politique et de là au tout culturel, puis au toutéconomique. Avec raison, d'aucuns disent que nous entronsdans une nouvelle ère qui appelle des recompositions de cesdimensions constitutives de la société et de l'humanisme lui-même.

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- Une deuxième lecture tient du paradoxe entre un individualismequi fait de chacun un être unique, différent, d'une part et, d'autrepart, un mimétisme jamais avoué comme tel, un conformismeaux modes du jour qui n'a rien à envier à celui d'hier qu'on apourtant dénoncé comme aliénation de la liberté individuelle.

- Une troisième lecture révèle le phénomène toujours vivace de larectitude politique (political correctness), cette fausse universa-lisation d'une norme particulière qui ne laisse place à aucunedistance critique, aucun débat, aucun autre possible. N'est-cepas tout le contraire de l'esprit démocratique qui se fonde dansla confrontation des différentes interprétations d'une même si-tuation ? Normes et valeurs se conjuguent toujours au pluriel.On ne peut en absolutiser une seule. Il en va de même d'un droitparticulier. On me dira que c'est là une évidence et pourtant,

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comment nier les nombreuses pratiques de cette fausse rectitudequi, trop souvent, empoisonne le vivre ensemble au point de re-plier chacun sur lui-même ? Et cela, jusque dans la difficulté dedialoguer sur un nombre de sujets rendus plus ou moins inter-dits. Étrange contradiction dans une société dite libre, ouverte,démocratique et tolérante.

- Une quatrième lecture fait voir l'émergence de systèmes auto-référentiels, que d'aucuns appellent communautarisme etd'autres, corporatisme, qui rendent de plus en plus probléma-tiques l'appartenance sociétaire et le débat démocratique. On serend compte présentement que les majorités tout autant que lesminorités ont la tentation de s'ériger en systèmes auto-référentiels. De même les communautés culturelles, les Églises,le monde des affaires, les syndicats. De même les identités desexe, de générations, de métiers et de professions.

Et cela, au moment où les enjeux les plus cruciaux appelleraientdes solidarités sociétaires et planétaires. Le grand écart entre les replisparticularistes évoqués plus haut et les requêtes [65] d'un nouvel uni-versalisme on ne peut plus existentiel est peut-être le plus grand défid'aujourd'hui et de demain. Il serait dommage qu'on n'y voie qu'unvœu pieux ou une abstraction utopiste. Cela commence par la volontéde faire route ensemble. Et qui sait s'il n'y a pas là-dessous une ques-tion de foi commune en notre humanité d'abord, avec une espéranceplus entreprenante ? Toute posture de fatalisme dans ce contexte his-torique nous enfermerait dans une logique de mort.

2. La portée humanistede l'évangile chrétien

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Le christianisme ne se réduit pas à un humanisme, mais l'huma-nisme est une composante essentielle de l'Évangile. Le mystère del'Incarnation est impensable sans cette base humaine sur laquelle

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l'Évangile insiste tant. Je refuse que l'humanisme soit l'apanage exclu-sif des incroyants.

En effet, comment la portée universelle de l'Évangile peut-elle sepenser et se vivre sans ancrage dans la condition humaine commune ?Comment l'humanité de Dieu en Jésus de Nazareth peut-elle être igno-rée à ce point, alors qu'il s'agit de la spécificité de la foi chrétienne ?Comment le christianisme et ses Églises pourraient-ils communiqueravec le monde, surtout le monde moderne, sans posture humaniste ?L'absence de cet ancrage ne pave-t-il pas le chemin d'une dérive « sec-tariste » hors du pays réel et de la cité humaine ?

Mais il y a plus. Il y a une autre tentation, inverse, celle d'une men-talité de chrétienté. Il serait dommage que le christianisme se com-porte comme un substitut de culture et même de société. Au Québec,nous en savons quelque chose ! Son émancipation moderne et laïquevient justement d'une rupture profonde avec ce carcan historique. Noscontemporains de la cité pluraliste [66] n'admettront jamais qu'onpense et aménage la société en fonction d'un confessionnalisme chré-tien mur à mur. Le nouvel humanisme est porteur de cette conviction :« on ne possède pas la vérité, on a besoin de la vérité des autres ». Cerefus de tout monopole de la vérité conteste d'ailleurs tout autant uncertain laïcisme qui n'accorde aucun sens à l'expérience religieuse,ignorant les œuvres humanitaires des chrétiens de l'histoire occiden-tale, et la filiation chrétienne des valeurs les plus chères de la laïcitémoderne. Il s'agit, bien sûr, d'une filiation parmi d'autres, telles cellesde la civilisation gréco-romaine et du siècle des Lumières.

Je pense, par exemple, à saint Augustin qui a été un précurseur dela conscience moderne. Ainsi, il y a plus de mille cinq cents ans, ilécrivait : « Apprendre à moduler et renouveler les rapports entre leprésent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir ». C'estune posture postmoderne, et on ne saurait mieux dire une des princi-pales requêtes d'aujourd'hui. Notons au passage que le philosophesaint Augustin s'inspire de la tradition prophétique qui traverse toutela Bible et les Évangiles. Cette tradition est d'une actualité brûlantepour nous qui piétinons dans un présent sans mémoire et sans visiond'avenir. Mais ce présent se présente aussi comme socle existentielpour recomposer ces trois dimensions temporelles d'une façon plusréaliste.

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Je pense aussi à ces quatre siècles où, en Espagne, les penseursjuifs, chrétiens et arabes ont contribué ensemble à la formation de lacivilisation européenne, tout en cherchant un humanisme universel.Les discours laïques d'aujourd'hui semblent ignorer cet héritage reli-gieux qui a cherché et exprimé ce qu'il y a de plus profond et de pluscommun dans l'humanité de l'homme. Cet humanisme et la penséechrétienne ont contribué, au nom de la liberté de penser, à une libéra-tion de « l'emprise des traditions religieuses et des pouvoirs sacrés,ecclésiastique et politique 3 ». Certes, même si pareil héritage [67] estaussi lourd de nombreux travers et de conflits, il n'en demeure pasmoins un patrimoine qui peut donner plus de profondeur humaine,culturelle et spirituelle à un nouvel humanisme au cœur de la laïcité ?

Mais cette mouvance va dans les deux sens. Le christianisme doit àson tour beaucoup à la conscience moderne. Souvent on se contentede constater le fait que c'est dans les pays chrétiens que la laïcité estnée et s'est développée. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la pen-sée philosophique et la spiritualité chrétienne étaient étroitement enrelation, y compris chez les scientifiques - pensons à Pascal. C'estdans ce contexte que va naître la conscience de l'homme moderne. Lasécularisation de la pensée a cette double source chrétienne et laïque.L'humanisme moderne sécularisé garde encore les traces de son longcheminement avec la pensée chrétienne, même s'il s'en est détaché enraison de ses conflits et ruptures face aux autorités politico-religieuses. La liberté de la raison et de la science et l'affranchisse-ment de la religion trouvaient chez des chrétiens des complicités, par-ticulièrement au chapitre de la liberté de conscience. Il faudra certesattendre Vatican II pour que l'Église catholique reconnaisse plusieursrevendications de la modernité. Mais même cette ouverture ne pouvaiteffacer le long procès de la modernité instruit par l'Église. Cela ex-plique son absence dans la construction d'un nouvel humanisme por-teur du meilleur de la culture moderne. On doit admettre l'interactionde la foi chrétienne et de la pensée moderne au cours de leur histoirecommune, en dépit de cet aveuglement.

Dans un important ouvrage, Le religieux après la religion, (Grasset2004), Luc Ferry et Marcel Gauchet invitent à distinguer l'humanisme

3 Joseph MOINGT, Pour un humanisme évangélique, Revue « Études », Oc-tobre 2007 p. 344-354.

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évangélique et le religieux chrétien. C'est au plan de l'humanismeévangélique et moderne que le dialogue peut ressaisir leur accointancehistorique des derniers siècles. Encore aujourd'hui et peut-être plusque jamais, les valeurs évangéliques et les valeurs modernes sont plusprès les unes des autres que ne le sont les religions, y compris la reli-gion chrétienne.

[68]

Il ne s'agit pas ici de discréditer les médiations religieuses avecleurs richesses symboliques. Il s'agit plutôt des assises fondamentalesde ce monde commun qu'appelle la laïcité. Ce n'est pas en tant quereligion que le christianisme évangélique peut contribuer au nouvelhumanisme, à sa filiation historique et à ses requêtes prophétiquesd'avenir. Plusieurs esprits laïques reconnaissent que l'Évangile donnehauteur et profondeur d'humanité à bien des valeurs souvent procla-mées mais peu vécues, ou encore qu'il promeut des valeurs trop ab-sentes, comme le pardon. L'Évangile conteste l'Église quand elle s'en-roule sur elle-même, quand elle érige en absolu son identité, sa struc-ture, sa dogmatique, sa morale, son droit canon ou son magistère.D'ailleurs, n'est-ce pas la tentation de toutes les religions ? D'où lesrapports problématiques entre laïcité et religion. J'y reviendrai.

Des défis communs

Au Québec, aussi bien le christianisme que la laïcité vivent unecrise de transmission, particulièrement entre générations. Tout ne sepasse-t-il pas comme s'il fallait renouer le fil d'une transmission inter-rompue ? Le nouveau programme scolaire Éthique et culture reli-gieuse est un bon pas dans cette direction. Mais l'entreprise risqued'être peu féconde, si toute la société, ses institutions, ses pratiques devie demeuraient sans mémoire, sans la moindre tradition. Il n'y a pasde culture, de religion, de conscience historique, et même de sciencesans filiation, sans pratique de transmission, sans principe généalo-gique qui fonde l'humanité de l'Homme (Pierre Legendre). L'utopie àla mode, c'est l'individu auto-construit, qui ne doit rien au passé et sedit capable de remodeler seul et sans cesse sa propre humanité. Unami athée ne me disait-il pas : « Après s'être débarrassé de Dieu, ons'est empressé de se faire dieu soi-même » ? Depuis un bon moment,

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on sape les montages symboliques et normatifs qui [69] faisaient tenirl'humain. L'indifférenciation et le « tout est égal » ont débouché surnombre de confusions mentales, sociales, culturelles, identitaires, reli-gieuses et morales.

Les montages symboliques et normatifs que je viens d'évoquer ontété démontés sans qu'on se rende compte que c'était là la maison del'humain et ses fondations-mêmes. Au cours des dernières décenniesde notre modernité, on n'a cessé de discréditer la tradition et les tradi-tions. Il en fut de même de la transmission, cette vieille référence dé-passée grâce à l'auto-enfantement de l'individu, du tout à innover. Lescompteurs à zéro quoi ! Et voilà qu'on se scandalise de l'absence deconscience historique et de l'incapacité de s'inscrire dans le temps.Chez nous, tout se passe comme si le rejet de notre propre mémoirehistorico-religieuse avait disqualifié notre « mémoire tout court ». Jepense à la mode de la Reconstruction au cours des dernières décenniesdans l'exercice des sciences humaines et la pratique de nos médias.Cette « sur-critique — critique-sur » s'est déployée en plusieurs do-maines dans des « processus sans sujet » (Heidegger), comme l'illus-trent ces golden boys de la finance qui ont mystifié les conseils d'ad-ministration et un peu tout le monde avec des processus qui les déga-geaient de toute responsabilité et qui leur échappaient à eux-mêmes.Même problème dans la gestion technoscientifique du génome humainsans vis-à-vis humaniste et éthique. Même problème dans les scan-dales financiers récents où la corruption a été érigée en systèmeéchappant au moindre contrôle démocratique des citoyens et dont lesresponsables sont introuvables. Il y a là-dessous un drame humain,moral et spirituel qui renvoie à l'absence d'une transcendance huma-niste qui s'imposerait à la conscience.

Encore ici, le christianisme peut apporter une contribution en rai-son de sa transcendance humaniste et de son sens élevé de la dignitéhumaine, et de l'âme qui est le meilleur de ce que nous sommes. Àquoi il faut ajouter son souci du sort des tiers qui ne sont pas inscritsdans les rapports de force économiques et politiques. À ce chapitre, jetrouve que beaucoup [70] d'esprits laïques semblent ignorer les nom-breux apports historiques d'humanisation véhiculés par les chrétiens.Car il s'agit bien ici de combat contre des formes et des pratiques dés-humanisantes actuelles trop peu reconnues comme telles. Loin de nejouer qu'un rôle de chien de garde, le christianisme offre des idéaux

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précieux pour surmonter et dépasser les impasses et les ravalementsdes consciences, des convictions humanistes profondes dans une so-ciété d'opinions changeantes et ponctuelles. Postures souvent d'uneinsoutenable légèreté, du genre « tout le monde en parle. »

Je pense ici à cette phrase terriblement juste de Bernanos :« Toutes les idées qu'on laisse aller toutes seules, avec leurs nattes surleur dos et le petit panier à la main comme le chaperon rouge, sontviolées au premier coin de rue par n'importe quel slogan en uni-forme. »

Cette légèreté de l'existence éparpillée, tout en surface, tout commela figure lisse et fugace du tragique dans les nouvelles télévisées of-fertes en images qui se repoussent comme les vagues sur les rives dela mer, tout cela devrait inquiéter davantage nos âmes et nos cons-ciences.

La difficulté de croire en l'humanité, d'espérer en ce monde clossur lui-même, de reconnaître le profond mystère qui échappe à noscalculs et nos raisons, convoque tout autant l'esprit laïque que l'espritreligieux. Il me semble que le christianisme sait porter ces incertitudesqui ouvrent sur un pari d'espérance envers et contre tout. Il y a dans lecroire chrétien un refus du fatalisme et du nihilisme et, en mêmetemps, un agnosticisme face à l'évidence ou aux « démonstrations »faciles de l'existence de Dieu. En tout cas, c'est ce qui me permet departager les mêmes interrogations, les mêmes soucis, avec des huma-nistes non religieux qui n'ont rien d'un athéisme de salon. De part etd'autre, nous reconnaissons la plausibilité de nos différentes optionsde fond. Voilà un autre atout pour bâtir ensemble le nouvel huma-nisme. Je vis pareille complicité de convictions et d'âme avec des es-prits laïques. Ces liens permettraient peut-être de mieux assumer les[71] rapports entre laïcité et religion et de travailler à des chantierscommuns dans la cité de tous. Car la laïcité va bien au-delà de la neu-tralité de l'État. Elle postule un contenu commun et pluraliste. Elleincite au partage démocratique des convictions, sans exclusive et sansrefus des débats nécessaires.

Faut-il rappeler que la démocratie bien comprise n'exclut per-sonne ? Mais on ne peut se limiter à ce repère. Pensons à une valeurlaïque commune : l'égalité homme-femme. Aucune prescription reli-gieuse ne peut se soustraire à cette exigence de notre société. À ce

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chapitre, je me méfie de la religion sans vis-à-vis éthique critique. Ilest important de le redire, les esprits laïques non religieux ont joué unrôle libérateur pour empêcher les religions de se concevoir comme unabsolu qui dirait tout de l'homme et de Dieu. L'Évangile chrétien sedémarque d'une telle posture religieuse en empêchant la politique dedevenir une religion et une religion de devenir une politique. C'est lephilosophe et théologien Paul Ricoeur qui disait : « La communautéqui transmet les symboles de foi n'est pas la même que la communautéqui fait des choix politiques ».

Faut-il en conclure que la religion doit être totalement exclue del'espace public ? Non. Je craindrais que cette exclusion puisse paver lechemin au sectarisme, à l'intégrisme et au fondamentalisme religieux.

Penser que la religion doit rester exclusivement une affaire privéeet individuelle, c'est se faire illusion. Que cela plaise ou non, la reli-gion est un phénomène social, culturel, historique dont les riches pa-trimoines occidentaux témoignent. Le reconnaître ne menace en rienle caractère neutre des institutions publiques, ni la primauté des va-leurs et des normes laïques. Mais je ne vois pas comment un laïcismedogmatique et monocorde, qui risque d'assécher les richesses de lasociété pluraliste, peut se conjuguer avec l'intégration de la diversité etdes métissages interculturels et interreligieux. Cela dit, au nom de lalaïcité et de ses valeurs normatives communes il faut refuser les re-vendications des communautarismes bâties sur une appartenance ex-clusive qui conduit à [72] s'exclure soi-même de la société. Certainspartisans d'une laïcité dite ouverte sont loin d'être clairs là-dessus. Etdes jugements récents de la magistrature, formulés au nom des libertéset droits individuels, me semblent rendre inopérantes certaines normessociétaires laïques qui constituent un champ éthique impératif, sanspour cela être une idéologie unitaire et exclusive.

Reste la donne fondamentale de la démocratie qui permet les dé-bats de fond et amène tous les acteurs à ne pas jouer dans l'absoluleurs options individuelles et collectives, laïques ou religieuses.

L'activisme juridique dans les sociétés nord-américaines court-circuite et même étouffe trop souvent les nécessaires débats de fond.Et trop de droits de tous ordres finissent par étouffer le droit, sa crédi-bilité et sa fonction rassembleuse.

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Les institutions religieuses non démocratiques perdent leur crédibi-lité quand elles recourent aux institutions démocratiques pour justifierleurs revendications. Cela vaut aussi pour les Églises. D'où l'impor-tance de les intégrer dans l'espace public où, en raison de la laïcité,elles doivent se soumettre aux normes communes. S'agit-il du chris-tianisme, il n'y a rien en lui qui justifierait le refus de la démocratie,qui est une autre valeur de la laïcité, de l'éthique moderne et de l'hu-manisme. L'Évangile chrétien est, lui aussi, porteur des valeurs de li-berté, d'égalité et de fraternité pour tous sans exception, avec un souciprioritaire de ceux qui n'y ont pas accès. Toute la dynamique prophé-tique des deux testaments incite à une justice sociale radicale. Cettevoix a sa place dans une société laïque. Et plus qu'une voix : un enga-gement et un agir conséquent.

Dans la prochaine étape, j'essaierai de contribuer à l'enjeu actuel, etbrûlant, des valeurs communes d'une société laïque en projet et enconstruction. Je ne prétends pas en faire une liste exhaustive, ni lesdéfinir. Je vais plutôt identifier les pratiques qui ont cours dans lechamp des valeurs, et proposer des démarches qui peuvent être utilespour le cheminement vers des valeurs communes et pertinentes.

[73]

On me dira que les valeurs communes sont déjà toutes définies. Ceserait méconnaître les caractères évolutif et délibératif des valeurs, etaussi les inévitables débats et conflits à ce chapitre. Cela vaut aussipour leur portée éthique antidogmatique, surtout dans la culture mo-derne et la société pluraliste. S'il est un domaine où la délibérationdémocratique est souhaitable, c'est bien celui des valeurs qui devien-nent en quelque sorte le terrain commun des finalités à sans cesse pen-ser et repenser. Notons ici qu'une véritable pratique démocratiquen'exclut personne, y compris ceux qui ont des références religieuses.L'inclusion de tous est une façon légitime de contrer les dérives sec-taires et les enfermements communautaristes.

Mais il y a plus. Le champ des valeurs est mobile dans l'évolutiondes changements culturels, des choix et priorités de société. Parexemple, dans notre nouveau contexte historique qui sombre souventdans la démesure en combien de domaines, le sens de la limite devientune valeur imparable qui concerne tous les citoyens et la société toutentière.

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Un des atouts du façonnement des valeurs communes est le faitque la plupart des gens se réfèrent aux valeurs quand ils réfléchissentsur leur vie, leurs rapports à la société, à la morale, à leurs optionslaïques ou religieuses. C'est à partir de cet atout que j'ai construit leprochain chapitre.

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SOCIÉTÉ LAÏQUEET CHRISTIANISME.

Chapitre III

QUAND LA RÉFÉRENCEAUX VALEURS

DEVIENT UN TERRAIN COMMUN

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[76]

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Valeurs laïques, valeurs québécoises, valeurs chrétiennes... Depuisun bon moment, la réflexion personnelle et collective sur le sens de lavie, sur la société, sur la morale et la spiritualité passe par l'examendes valeurs et des contre-valeurs des temps présents. C'est le lieu prin-cipal d'un nouvel humanisme en gestation. C'est aussi un lieu de relec-ture des héritages reçus, et de construction de l'avenir. À ce chapitre,la transmission des valeurs semble être la plus importante des trans-missions. Voilà pourquoi je rattache l'échec des transmissions à lacrise des valeurs.

Qui dit valeur, dit évaluation, discernement et jugement judicieux.L'éducation et la démocratie sont tributaires de ces précieuses qualitésde pensée. Dans une société collée sur l'immédiat, les valeurs permet-tent de mieux s'inscrire dans la durée et de donner plus de hauteur etde profondeur aux pratiques quotidiennes, au lien social et aux débatspolitiques. Le dialogue intergénérationnel porte souvent sur les va-leurs des uns et des autres. Si on accordait jadis aux principes un ca-ractère immuable, les valeurs s'accordent davantage avec une culturemoderne du changement, du choix libre, de l'auto-détermination desfins à poursuivre. Hier les devoirs étaient définis à l'avance, aujour-d'hui les responsabilités convoquent une subjectivité plus personnelle,plus réfléchie, plus « valorielle », plus créative et entreprenante. Au-trefois, on parlait de la hiérarchie des valeurs comme une structurefixe et unique, ce qui est une perspective bien différente de celle d'au-jourd'hui où on peut privilégier des valeurs et on peut en changer.Examinons d'abord les trois démarches qui ont cours : réviser ses va-leurs, les refonder, les recomposer. Je vais évoquer ici un débat révé-lateur de ces trois pratiques, avant de les aborder d'une façon plus sys-tématique.

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Un débat révélateur

- Ce qui me scandalise au plus haut point, dit l'un, c'est la vulga-rité croissante dans les médias et ailleurs, aussi bien dans la fa-çon de parler, de s'habiller ou de se comporter, comme si on nesavait plus ce qu'est la dignité. C'est à qui parlerait le plus cru,le plus « sacrard », le plus « joual ». La pudeur est démodée.Mais dire cela, c'est passer pour un vilain moralisateur. Ce quime donne un peu d'espoir, ce sont les récents sondages qui ré-vèlent que de toutes les valeurs, c'est le respect qui est tenu aupremier rang. Respect des autres, respect de soi.

- Je pense, dit un autre, que c'est plus qu'une question de morale.C'est plus profond. On dira : « C'est peut-être parce qu'il n'y aplus rien de sacré, ou si peu ». Serait-ce parce qu'on a jeté la re-ligion par-dessus bord ? Et si plutôt le respect et le sacré étaientd'abord au fond de l'être humain, dans l'âme humaine ?

- Un autre, plus philosophe, dira : « Il n'y a pas que du spiritueldans tout cela. Regardez comment on est « pognés » avec lapollution, la planète menacée, la vie en péril. Il y a là des enjeuxconcrets qui concernent aussi les esprits matérialistes. »

- Et quelqu'un lui rétorquera : « Au nom de quoi, à partir de quoivas-tu arriver à ce respect absolu devant la vie, l'environne-ment ? Moi aussi j'ai fait de la philosophie au cégep. Le mondematérialiste est clos sur lui-même, sans transcendance. »

- « Justement, dira son interlocuteur, la transcendance qui nousest commune à tous c'est la dignité humaine. Elle est l'assisefondamentale de la condition et de la responsabilité humaine.C'est ça qui commande un respect absolu. »

Eh bien ! Je nous trouve bien pessimistes. Moi j'y tiens aux bellesvaleurs modernes : penser par soi-même, agir plus [79] librement,vivre une affectivité plus épanouissante avec un corps sain, mieuxs'engager dans son histoire personnelle avec de plus grandes possibili-

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tés de se réorienter et même de recommencer. Et que dire des droitsfondamentaux de tous sans exception ! Toutes ces valeurs nous huma-nisent et nous rendent plus heureux.

Refondation, recompositionet révision des valeurs

Dans mon expérience, ce sont de jeunes parents qui ont le mieuxproblématisé la requête de refondation des valeurs. Écoutons-les dansce qui fit consensus dans leur questionnement sur la transmission.

« L'amour, la liberté, la justice sont des valeurs inestimables, maison peut faire des conneries, des bêtises avec l'amour. Et puis la libertéde faire n'importe quoi est fort répandue dans notre société. Quant à lajustice, ça vire souvent à se faire justice pour soi sans tenir compte desautres. Qu'est-ce qui fonde les valeurs au juste ? Qu'est-ce qui permetde les critiquer dans leurs dérives ? La morale ? La religion ? La sa-gesse ? La philosophie ? Mais on est divisé entre chacun de ces do-maines... Bien sûr, il y a la conscience que nous avons tous et chacun.Mais la conscience aussi, peut errer. Y-a-t-il une valeur socle detoutes les autres valeurs ? La charte des droits, peut-être ? Mais mêmela mafia s'en sert...

C'est comme si on était arrivé à un moment critique qui requiert deressaisir à sa racine ce monde des valeurs que tous proclament. Rienn'est plus convenu que les discours sur les valeurs, à droite comme àgauche, chez les croyants et les incroyants. »

J'ai fait ici écho à ces interrogations d'un groupe de jeunes parentsinstruits pour bien marquer que le souci d'une refondation des valeursest bien présent.

[80]

Qu'en est-il maintenant de la recomposition des valeurs?

Le vingtième siècle a développé des valeurs de changement, deprogrès, d'initiative, de créativité, et bien sûr, de liberté. Mais n'aurait-il pas trop négligé les valeurs de durée, d'inscription dans le temps, desuivi, de persévérance ?

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Il ne s'agit pas de revenir au passé, mais de recomposer ces deuxtypes de valeurs.

Dans une rencontre d'étudiants de plusieurs cégeps avec des aînésde différentes professions et disciplines, les jeunes ont soulevé desquestions importantes. En voici quelques-unes.

« Vous parlez beaucoup de changements, mais qu'en est-il de lacontinuité ? »

« Nous sommes dans une société où tout se joue à court terme, pra-tiquement dans tous les domaines. Nous, nous avons un long termedevant nous. Et forcément les générations qui nous suivent. Présente-ment, c'est la danse macabre des milliards. Qui va payer ces immensesdettes ? Vous n'en avez pas dit un mot. »

« Moi, j'en ai assez de me faire traiter de petit conservateur mi-nable. Les valeurs modernes, j'y tiens. Mais elles ne me suffisent pas.Voulez-vous savoir pourquoi ? On a rejeté bien des filiations histo-riques au point où nous nous demandons ceci : nous sommes fils dequoi au juste ? »

Autre question : « Pourquoi faites-vous comme si la religionn'existait pas ? Pourtant, c'est un lieu de long terme avant nous etaprès nous. Par quoi allez-vous remplacer cette mémoire longue et cethorizon d'avenir de foi et d'espérance ? »

« Notre professeur d'anthropologie nous a dit honnêtement : nousles anthropologues, nous ne livrons souvent que la carcasse morte dece qui fut une brûlante humanité... ou bien on la renvoie au musée ! »

Et voilà qu'un de mes collègues de table se met à parler de la reli-gion des Amérindiens. Pas un seul mot sur notre propre religion histo-rique. Faut-il conclure que nos ancêtres étaient imbéciles ?

[81]

Cet échange est un exemple parmi bien d'autres de recompositiondes valeurs. J'en mentionne quelques autres.

Maintenant qu'on a bien intégré la valeur de liberté, il serait tempsd'insister sur la responsabilité au moment où on n'arrive pas à identi-fier les responsables de tant de scandales, ou bien où chacun renvoieaux autres la responsabilité. Il se dit bien des choses dans une opinionpublique de plus en plus en colère contre ces déresponsabilisations

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systématiques. Certes, celles-ci sont assez répandues chez les citoyenseux-mêmes qui renvoient toutes les responsabilités aux gouverne-ments. En même temps, on peut constater un souci de ne plus séparerle légal et le moral, la liberté et la responsabilité, la raison et lacroyance, la compassion et l'engagement altruiste, l'individuel et lecollectif, le désir et ses limites. Cette nouvelle conscience commenceà recomposer plus résolument les valeurs. J'ai essayé d'en faire échodans mes travaux sur le nouvel humanisme.

Et puis il y a la troisième pratique : La révision des valeurs.

On s'étonnera que je parle de la révision des valeurs dans un troi-sième temps. Certains priorisent la révision des valeurs, d'autres larecomposition et d'autres la refondation. À vrai dire, la révision desvaleurs traverse de part en part l'évolution actuelle des valeurs et de laconscience qu'on en a. Qui dit réviser, dit réévaluer. Ce souci de révi-sion a plusieurs sens. D'abord, n'arrivons-nous pas à plusieurs seuilscritiques à la fois ? « Ça ne peut plus continuer comme ça », disentplusieurs. Les trois grands mythes de la modernité ont éclaté : crois-sance économique sans limite, État Providence sans limite, libéralisa-tion des mœurs sans limite. Chez certains esprits lucides, le sens de lalimite devient une valeur importante, et cela jusque dans nos budgetsgravement endettés. Il en va de même de la permissivité tout terrain,qui devient une contre-valeur. Je reviendrai sur ces questions cru-ciales.

Mais la révision peut avoir un autre sens, si on enlève l'accent ai-gu : re-vision, c'est-à-dire se donner une autre vision, une vision autre,ou même se donner de la vision. Quand on a le [82] visage collé sur lemiroir ou sur l'œil de la caméra, on n'observe qu'une caricature de soi.Il en va de même d'une société close sur elle-même. Je pense ici auxmégalopoles, ces immenses chaînes de villes qui s'étendent comme unmagma sans centre, sans finalité, sans assise commune autre qu'unénorme marché. Quel symbole de style de vie sans distance sur soi,sans centre intérieur, sans horizon autre que la satisfaction immé-diate ! Dans ce contexte, je me demande si le nouvel intérêt pour lesvaleurs ne serait pas une façon de se donner de la distance, de la vi-sion et de l'horizon de sens. Et aussi, d'autres objectifs de vie.

Et ce sans compter le fait que nous vivons dans un nouveau con-texte historique marqué de plusieurs phénomènes inédits qu'on ne peut

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comprendre et assumer si on ne se rend même pas compte de nos en-fermements et de nos aveuglements dans le présent le plus immédiat.On parle beaucoup de valeurs communes déjà toutes définies. Là aussiil y a une exigence de révision et de re-vision. On commence à enprendre conscience.

Pour un échange sur les valeurs

Je propose un trousseau de clés pour poursuivre des échanges surla valeur et les valeurs.

1re clé : On a dit, non sans raison, que la conscience humaine aémergé quand des êtres vivants ont été capables de discerner, d'éva-luer, de juger ce qui est important, moins important ou pas important.L'humanité, la conscience et les valeurs sont nées ensemble. Peut-onmieux souligner l'importance capitale des valeurs ?

2e clé : Avez-vous remarqué que lorsqu'on parle de valeur, on enparle généralement au pluriel ? On va dire : j'ai mes valeurs, ou en-core, il y a une crise des valeurs ou encore, la société a besoin de va-leurs communes.

Voyons une métaphore éclairante. Au Lac-des-14-îles, près dechez moi, des plongeurs ont découvert que ces îles se [83] tiennent« par la taille » au fond du lac. Il en est ainsi des valeurs. Une valeurne se tient pas toute seule. S'agit-il de liberté, celle-ci bien comprise etvécue appelle la responsabilité. Et le sens premier de la responsabilité,c'est répondre de soi devant l'autre et les autres. Donc altérité, solidari-té.

Mais l'exemple le plus marquant, le plus interpellant, c'est la chartedes droits. C'est un sommet de civilisation et pourtant, plusieurs éri-gent leur(s) droit(s) en absolu exclusif.

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D'où vient donc le problème ? Aurait-on perdu en cours de routequelque chose d'important qui pourrait éviter les dérives de ce bienprécieux de l'humanité ?

Ce qu'on a trop perdu de vue, selon moi, c'est qu'à l'origine deschartes de droits, il y a des valeurs. La première charte ne s'intitulait-elle pas « Charte des droits et des devoirs des citoyens » ? Cette liai-son des droits et des devoirs renvoie à l'interdépendance des valeurs.Puis, en cours de route, on a ajouté des libertés. Comment ne pass'étonner qu'on n'ait pas pensé à insérer une référence claire et expli-cite aux responsabilités et au lien social qu'impliquent le droit et lesdroits ? Dans nos sociétés libérales centrées sur l'individu, même cer-tains jugements de la Cour ne tiennent pas compte du lien social qui,pourtant, est constitutif du droit. J'y reviendrai.

C'est là un problème actuel, très grave, qui est à tout le moins ma-tière à débats. Je pense à certains jugements de la Cour Suprême quiont tendance à établir une sorte d'étanchéité entre les droits et les va-leurs, particulièrement les valeurs morales. Dans le cas, par exemple,des couples échangistes, il n'y a eu aucun débat public sur la dissocia-tion entre droits et valeurs. Soit dit en passant, le silence des aînés à cechapitre m'a étonné.

3e clé de réflexion : J'ai déjà souligné comment le vingtième sièclea développé des valeurs de progrès : la liberté, l'autodétermination,l'innovation, mais a négligé les valeurs de durée, de continuité, de sui-vi, de long terme, de persévérance, dans une société où tout se joue àcourt terme dans presque tous les domaines.

[84]

Nous entrons dans une nouvelle période historique où il faudramieux conjuguer ces deux registres des valeurs. Ce qui m'amène à uneautre clé très importante.

4e clé : L'évolution de la société et nos itinéraires de vie ont étémarqués par des révisions de valeurs, quand on est passé de la sociététraditionnelle à la modernité, par exemple. Et plus récemment, plu-sieurs ont remis en cause leur posture matérialiste, d'autres leurs rap-ports à la religion et à la morale. Ce qu'on a appelé la « crise des va-

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leurs » en a incité d'autres encore à repenser leurs valeurs. Face auxtravers d'une permissivité tous azimuts, certains ont découvert l'impor-tance de l'autorité. La valeur peut-elle être ce qu'elle est, si elle ne faitpas autorité sur soi ? L'honnêteté en est un bel exemple.

Plutôt que d'opposition, ne pourrait-on pas parler plutôt de rac-cords des valeurs?. Je viens d'en parler à propos des valeurs de pro-grès et des valeurs de durée. J'ajoute ceci. Un aîné me disait : « Autre-fois, on nous donnait un bon fond, mais peu d'apprentissages pour dé-velopper progressivement une liberté judicieuse et féconde. Aujour-d'hui, on fait le contraire. »

Je souligne ici un rappel, dans un échange entre jeunes parents, j'aientendu ceci : « l'amour, c'est une valeur inestimable. Mais on peutmal aimer. » N'en va-t-il pas de même, pour la justice, la liberté ?Quel est le fondement ? Pour plusieurs, le respect, dont j'ai déjà souli-gné que selon des sondages c'est une valeur importante, c'est une sortede valeur spirituelle. N'entend-on pas : « Ça, s'est sacré. Je respecteça » ? Le respect est conçu aussi comme valeur porteuse d'un rebonddes valeurs morales.

5e clé : Les valeurs comme moteur et objectif de l'agir ensemble etdu vivre ensemble. Voyons cela concrètement.

Voici une école polyvalente où tout le monde était à couteaux tirés.On me demande d'animer une rencontre avec les divers acteurs pouressayer de sortir de l'impasse. D'entrée de jeu, je leur dis : « Vous al-lez enlever votre chapeau d'association. On va se donner une misecommune au milieu de la table. Pour cela, vous allez nommer, chacun,la valeur à laquelle vous tenez le plus. »

[85]

Les parents et la direction de l'école ont dit : la responsabilité. Lesjeunes et les professionnels ont nommé l'autonomie. Le syndicat desprofesseurs a dit : la solidarité.

« Bon, dis-je, on va essayer de se bâtir un projet collectif et di-verses activités où l'on pourra inscrire ces trois valeurs. » Et c'est cequ'on a fait ensemble. À la fin de la rencontre, plusieurs ont dit :« Dire qu'en arrivant ici, on désespérait de toute entente possible ! »

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Je vais donner un exemple inverse de ce qui se passe quand la ré-flexion sur les valeurs est absente.

Je viens de terminer un mandat de quatre ans dans une régie régio-nale à titre de citoyen bénévole. J'ai été coincé dans une foire d'em-poigne, de bataille de statuts, de pouvoirs et de fric. On n'a pas accor-dé deux heures en quatre ans au sens de ce que nous faisions, à ce quise passe chez les gens qui sont la raison d'être de notre institution, etaux questions cruciales : Avons-nous des valeurs communes ? Quellessont-elles ? Sinon, pourquoi n'en avons-nous pas ? Pourquoi évite-t-onces questions ? Est-ce parce que nous contribuons à un système dontl'objectif principal est son propre fonctionnement ? La réflexion surnos valeurs pourrait y mettre des finalités de sens pour humaniser uneinstitution qui risque de devenir un pur appareil.

6e et dernière clé pour ces échanges : Voici une philosophie de lavie qui témoigne d'un riche ensemble de valeurs. Étonnamment, ellevient de Mère Teresa.

La vie est une chance, saisis-la.La vie est beauté, admire-la.

La vie est béatitude, savoure-la.La vie est un rêve, fais-en une réalité.

La vie est un défi, fais-lui face.La vie est un devoir, accomplis-le.

La vie est un jeu, joue-le.La vie est précieuse, prends-en soin.

[86]

La vie est une richesse, conserve-la.La vie est amour, jouis-en.

La vie est un mystère, perce-le.La vie est promesse, remplis-la.La vie est un hymne, chante-le.

La vie est un combat, accepte-le.La vie est une tragédie,

prends-la à bras-le-corps.La vie est une aventure, ose-la.

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La vie est un bonheur, mérite-le.

Cet ensemble de valeurs peut constituer tout autant une philoso-phie de la vie qu'une spiritualité. Encore ici, je vais en donner unexemple concret que j'ai déjà utilisé dans un autre contexte. Un jeuneingénieur bien campé dans la vie m'a raconté qu'à 16 ans il avait déci-dé de se suicider. « C'est mon grand-père qui m'a sorti de ma nuit dedésespoir, surtout quand il m'a dit : « Sylvain, ce que tu vis là, c'est unaccouchement de vie nouvelle. Quand tu es venu au monde, tu es sortide ta mère les poings en l'air. Tous les passages de la vie s'accompa-gnent de souffrance et de nouveaux défis. On a besoin de valeursfortes, de courage et de détermination... Mais si tu veux devenir un belêtre humain, il faut t'ouvrir les mains. Des mains ouvertes ça accueille,ça nourrit, ça soigne, ça caresse, ça construit, ça unit. Tu as besoin deces deux sortes de valeur, les fortes et les tendres pour toi et les autres.Un poing fermé, ça sert à repousser les autres et ça ne sème rien dansle terreau de la vie. » Mon grand-père peu instruit, me disait ce jeuneingénieur, m'a transmis une sacrée belle philosophie de la vie.

La transmission des valeurs

Un des plus graves déficits actuels est l'appauvrissement des pra-tiques de transmission.

[87]

Nous n'héritons pus de la terre de nos parents, mais nous remprun-tons à nos enfants.

À première vue, ce propos semble bien biscornu ou même illo-gique. Car nous héritons bien de la terre de nos parents et nous latransmettons à nos enfants. C'est le sens de la suite des générations.

Se pourrait-il que cette suite des générations soit inversée ?L'interpellation la plus grave d'aujourd'hui vient de l'avenir de nosdescendants. Un avenir on ne peut plus marqué de plusieurs menacesqui planent sur la terre, les assises de la vie, l'espèce humaine. La ma-jorité des scientifiques pensent que ces menaces sont, en partie, tribu-taires de la responsabilité humaine. Particulièrement, une responsabi-

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lité de nos générations contemporaines qui sont peut-être les pre-mières de l'histoire à penser et à agir uniquement en fonction d'ellesseules. Alors que le spécifique de la référence générationnelle, c'estqu'on ne peut penser une génération sans les autres d'hier et de de-main.

Et dans la dramatique de la situation actuelle, chez nous commeailleurs, ce sont les perspectives du futur qui s'imposent en prioritéplus que l'avenir de la mémoire. Il s'agit de la mémoire de l'avenir.Qu'est-ce à dire ?

Les prochaines générations nous feront peut-être un procès carabi-né de notre peu de prise en compte collective du long terme qui seraleur présent. Procès aussi de notre idéologie et surtout de nos pra-tiques confinées au présent comme seule référence et comme posturede base.

Il faut le redire, les questions cruciales, vitales, concrètes de l'envi-ronnement sont le test de vérité d'un avenir qui se conjugue au pré-sent, plus que jamais. Là aussi il faut le redire, nous sommes diviséspolitiquement, économiquement, religieusement. Se pourrait-il que leterrain commun universel soit justement les assises de la vie elle-même ?

En guise de métaphore, comment ne pas s'inquiéter profondémentde ces rivières et lacs de chez nous pollués au point qu'aucun être vi-vant n'y habite plus ? Une eau morte quoi.

[88]

D'aucuns nous préviennent de ne pas sombrer dans le catastro-phisme. Voilà une stérile rationalisation pour nous éloigner à la foisdu tragique de la situation et de nos graves responsabilités. Et s'il yavait là la rupture la plus radicale des rapports intergénérationnels, etaussi la disjonction du présent et de l'avenir ?

Pour faire face à ces immenses défis, il faut bien reconnaître leslimites de nos responsabilités. Agir localement et penser globalement.

À ce chapitre, le « OK, mais pas dans ma cour » est pratiqué enbien des domaines. Ce qui nous renvoie à une question souvent refou-lée : quelle sorte de citoyens sommes-nous devenus ? Historiquement,le citoyen était d'abord un constructeur de la cité et non un pur rece-

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veur de services. Là aussi, il y a une inversion à opérer. Mais est-cebien ce que nous transmettons aux générations qui nous suivent ?

Un autre exemple, ahurissant, est celui de la mise à la retraite anti-cipée massive des travailleurs aînés. Au bloc opératoire de notre hôpi-tal régional, 10 infirmières chevronnées sur 11 sont parties du jour aulendemain sans qu'on ait défini une véritable stratégie de transmission.L'impact est dévastateur à court, à moyen et à long terme. Voilà unexemple parmi cent du rôle majeur des générations d'aînés qui touteleur vie ont été soucieux de transmission aux générations qui les sui-vaient. Il n'y a pas de dynamique historique, de société mature, de po-litique durable sans solides et judicieuses pratiques de transmission.C'est encore plus vrai quand il s'agit des valeurs fondamentales. Si onretire tout rôle actif aux aînés, je crains une société vieillissante mar-quée par une mentalité de rentier et un faux idéal de retraite commebienheureux décrochage de la société, alors que la société a tant be-soin de ceux qui ont fait la preuve que les valeurs les plus belles et lesplus fortes sont celles qui ont pris le temps de mûrir, comme un beaufruit. N'est-ce pas notre plus bel héritage à transmettre ? Mais aussi,paradoxalement, une société vieillissante a davantage besoin d'unejeunesse robuste, [89] bien éduquée et assez nombreuse pour, entreautres choses, se donner un poids démocratique et politique. Cela vautla peine de le redire.

Les valeurs chrétiennesdans la société laïque

Dans la préparation des rites de passage (baptême, mariage, funé-railles), assez souvent mes interlocuteurs justifient leur démarche ensoulignant l'importance des valeurs chrétiennes qui sont pour eux lelieu de convictions plus profondes, d'engagements plus durables, sanscompter une certaine mémoire du « meilleur » qui leur a été transmis.II y a donc en jeu plus qu'une question de rémanence culturelle, si tantest qu'on reconnaisse la profondeur morale et spirituelle qu'on rattacheaux valeurs chrétiennes. « On a été matérialiste au boute, puis on serend compte qu'il y a un vide profond en soi », disent certains.

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Je dis mon « étonnement » parce que l'univers médiatique et lesesprits laïques d'ici semblent ignorer ou refouler le fait que plusieursvaleurs laïques privilégiées sont d'origine chrétienne.

Malgré cette occultation, l'esprit chrétien est moins mort qu'on nele dit. Dans les milieux « savants » on parle d'ex-culturation du chris-tianisme, c'est-à-dire de la quasi disparition de la référence chrétienne,même culturellement. À tort ou à raison, je pense que l'expérience re-ligieuse tient des couches les plus profondes de l'âme et de la cons-cience humaine. Un phénomène qui traverse toute l'histoire de l'hu-manité. On ne peut du jour au lendemain décréter que tout cela est entrain de disparaître complètement des sociétés occidentales.

Le pire dans tout cela, c'est le rebond sauvage des crédulités detous ordres et de ce qu'il y a de plus primitif dans la religiosité. Alorsque les valeurs chrétiennes ont longtemps été éprouvées d'une façonautant critique que dynamique.

[90]

Même au siècle des Lumières, lors de la rupture moderne avec lachrétienté, les esprits du temps ont sécularisé plusieurs valeurs chré-tiennes. Ils en étaient plus conscients que ne l'est un certain athéismede salon, chez nous. En Europe, des philosophes athées, comme An-dré Comte-Sponville, Luc Ferry et autres reconnaissent honnêtementl'importance de l'héritage chrétien, de ses valeurs les plus chères. Parexemple, à propos des rites chrétiens, Comte-Sponville dira que lechristianisme a humanisé et civilisé même la mort. Dans un ouvragerécent, Comte-Sponville a écrit des pages magnifiques sur les valeurschrétiennes 4.

« J'ai été élevé dans le christianisme. Je n'en garde ni amertume, nicolère, bien au contraire. Je dois à cette religion, donc aussi à cetteÉglise (en l'occurrence la catholique), une part essentielle de ce que jesuis, ou de ce que j'essaie d'être. Ma morale, depuis des annéespieuses, n'a guère changé. Ma sensibilité. Même ma façon d'être athéereste marquée par cette foi de mon enfance et de mon adolescence.Pourquoi devrais-je en avoir honte ? Pourquoi devrais-je, même, m'enétonner ? C'est mon histoire, ou plutôt c'est la nôtre. Que serait l'Occi-

4 André COMTE-SPONVILLE, L'Esprit de l'athéisme, Paris, Albin Michel2006, p. 9-10 ; 67-77.

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dent sans le christianisme ? [...] L'humanité est une. La religion en faitpartie, et l'irréligion aussi, et ni l'une ni l'autre n'y suffisent », (p. 9-10)

Voyons, poursuit-il, ce que dit Spinoza de l'esprit du Christ : « Lajustice et la charité sont toute la loi. Il n'est d'autre sagesse que d'ai-mer, ni d'autre vertu, pour un esprit libre, que de bien faire et se teniren joie. Faudrait-il, pour être athée, ne pas percevoir la grandeur de cemessage là ? » (p. 44)

J'ai voulu ces emprunts à Comte-Sponville pour bien marquer qu'iln'y a pas chez moi une quelconque intention apologétique, c'est-à-direun plaidoyer qui enfermerait le croire chrétien dans une logique denécessité et d'évidence incontestable. La foi chrétienne est radicale-ment libre. Son [91] Dieu ne s'impose pas, mais se propose. Cela aussifait partie des valeurs chrétiennes. Ce qui nous rend à l'aise avec l'es-prit de la laïcité.

Des questions refoulées

Je termine avec des questions trop souvent refoulées et parfois in-terdites, et matière à débat même entre nous.

Se peut-il que les sociétés laïques n'aient pas remplacé des couchesprofondes de l'expérience humaine véhiculée par l'expérience reli-gieuse ? Pensons aux rites de passage qui s'enracinent dans la longuehistoire religieuse de l'humanité. Et que penser de l'appauvrissementde la démarche initiatique, si importante aux diverses étapes de lavie ? Tout se passe comme si les sociétés occidentales avaient perduen cours de route l'intelligence de leur patrimoine religieux historique.À mon avis, les discours sur les valeurs spirituelles restent bien sou-vent superficiels. Même des athées s'en inquiètent, particulièrement auchapitre de l'absence de transcendance, transcendance qui donne hau-teur et profondeur morale et spirituelle aux valeurs et convictions mo-dernes. Par exemple, nous allons vers des débats de plus en plus pous-sés sur l'euthanasie et le suicide assisté. On s'arrête beaucoup sur lestechniques médicales et psychologiques, mais peu sur le sens de lamort, et même de la souffrance.

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Comment des parents pourraient-ils aider leur jeune suicidaire s'ilsne savent pas décoder avec lui sa souffrance et encore moins le sensde ce qui pourrait lui permettre de sortir de sa nuit ? Surtout si cesmêmes parents n'accordent aucun sens à la souffrance dans la vie cou-rante. À plus forte raison on sera peu préparé à assumer les souf-frances ultimes et la mort des autres et de soi-même. Voyez commentles rites de deuils sont de plus en plus réduits. Même nos ancêtres hu-mains les plus primitifs trouveraient cela barbare.

[92]

La conscience religieuse ouvre la vie comme la mort sur des hori-zons de sens qui défient aussi bien le fatalisme populaire que le nihi-lisme philosophique.

Les jeunes générations de chez nous et d'ailleurs, sont souvent plussensibles et ouvertes à cette conscience que leurs parents baby boo-mers.

Du bord de la mort on ne mesure pas la vanité de la vie, mais plu-tôt son caractère précieux, sa grandeur, sa beauté et sa gravité. Ducoup, on découvre que l'appauvrissement du sens religieux de la mortretentit sur la qualité de la vie. Il y a là un renversement des contre-valeurs comme celle de la dichotomie suivante : « n'a de sens quejouir au max de la vie, sinon vaut mieux disparaître de la carte ». Onne saurait pas mieux s'aliéner de la vie réelle avec ses petits bonheurs,ses épreuves, ses espoirs envers et contre tout, et ses mystérieuses ou-vertures sur ces choses qui ne meurent pas. Sans y adhérer personnel-lement, le grand romancier Milan Kundera disait que les traditionsreligieuses sont un profond oui à la vie, alors que pour lui la conditionhumaine n'a aucun sens. Y aurait-il là un résumé de la dramatiquemoderne actuelle porteuse d'un choix radical entre l'espérance et ladésespérance ?

Pendant longtemps, je me proposais d'écrire un livre sur l'impor-tance du jugement, du discernement. À la retraite, j'ai eu le temps dele faire. Ce livre s'intitule Quand le jugement fout le camp (Fides1999). Quelque temps après sa parution, mon cardiologue me dit quej'avais perdu mon temps à l'écrire. « Le jugement, on l'a ou on ne l'apas ». Par-devers moi, je me disais : est-il en train de me laisser en-tendre qu'il y a un gène spécifique pour le jugement ? Je lui ai alorsdemandé : « Docteur, avez-vous des enfants ? »

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« Oui », qu'il me dit.

« Ne pensez-vous pas qu'il est important d'initier vos enfants à bienjuger des choses de la vie ? Peut-il y avoir transmission des valeurssans formation d'un jugement pertinent ? »

[93]

Je pense encore à ma vieille mère maîtresse d'école qui disait :« Quand on est en prise sur le sens de ce qu'on vit, de ce qu'on fait, dece qu'on croit, on est beaucoup plus en mesure de faire face aux diffi-cultés de parcours et en mesure d'aller au bout de ce qu'on entre-prend. » Ce propos, c'est l'ABC d'une philosophie de la vie. Sans elle,on ne peut que nommer les valeurs, sans hélas pouvoir les penser niles intégrer à sa vie.

Pour une philosophie des valeurs

C'est sur la base de ses valeurs privilégiées qu'une société construitson identité et fait ses choix collectifs. Les valeurs en constituent lesfinalités et leurs contenus de sens, ce que l'idéologie matérialiste nepeut faire. Le « marché » en est l'exemple le plus actuel et le plus évi-dent. Qui dit marché, dit biens matériels de consommation. L'être hu-main est ainsi réduit au statut de consommateur ou de producteur.Sous mode humoristique, je dirais avec Oscar Wilde : « Tant con-naître le coût et le prix de toutes choses et savoir si peu en évaluer lavaleur véritable. » C'est ainsi que le décrocheur scolaire se justifiera :« Mieux vaut faire de l'argent tout de suite ». En pareil cas, l'éducationn'a plus de valeur en elle-même. Cette marginalisation pratique affec-tera possiblement toute la vie. Il en va de même de l'enfant qu'on sepaie après l'acquisition de tous les biens de consommation, l'enfant-roienterré de cadeaux. Et tout au long de la vie, les calculs incessants dece que ça rapporte, même en amour. Comment alors aimer l'autre pourlui-même ? Et à la fin de la vie, des testaments réduits à la légationdes biens matériels et de l'argent.

Il ne s'agit pas ici de mépris des biens matériels, mais de transmis-sion des valeurs qui font vivre, aimer, travailler, croire et espérer. Cesont ces valeurs qui donnent du sens et de l'âme à l'expérience hu-

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maine. Ce sont les valeurs vraiment vécues qui [94] donnent profon-deur morale et spirituelle à la conscience, aux pratiques et objectifs devie. Hauteur, aussi, qui permet une meilleure vision d'avenir et denouveaux horizons de sens. La valeur a besoin, pour être jaugée, d'unbon jugement, d'un judicieux discernement culturel, moral et spirituel.Une valeur qui ne fait pas autorité sur soi n'est qu'une pseudo-valeur,comme je le disais plus haut, car la valeur authentique élève en huma-nité. Notons au passage qu'on s'est créé beaucoup de problèmes indi-viduels et collectifs depuis qu'on ne reconnaît plus l'autorité commevaleur. Un autre exemple, entre cent, des requêtes de révision des va-leurs.

Quand le sens de la limitedevient une valeur imparable

Pourquoi sombrons-nous si souvent dans la démesure ? Il y a unelongue histoire derrière cette question d'une actualité brûlante. Déjà latragédie grecque et la Bible ont symbolisé et dramatisé l'incapacitéhumaine de gérer la démesure.

La conscience humaine et les valeurs sont nées en même temps.Bien sûr, tout au long de son histoire, la conscience humaine a vécuen tension entre sa finitude et son ouverture à l'infinitude.

Nous, les « modernes », nous sommes fils du siècle des Lumièresqui a donné à la raison une valeur à la fois de socle et de priorité, jus-tement pour bien discerner ce qui tient des limites et ce qui ouvre surdes dépassements de celles-ci. Mais le doute surgit quand on parle,comme Aristote, de l'animal raisonnable que serait l'homme. L'histo-rienne Barbara Tuchman a souligné les trop brèves périodes de l'his-toire où la politique, par exemple, a été sage et raisonnable. La longueliste des guerres, des impérialismes, des pouvoirs absolus confirme cediagnostic. Mais toutes les civilisations qui nous ont précédésn'avaient pas nos énormes moyens de sombrer dans la démesure.

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[95]

Les démesures d'aujourd'hui

La danse macabre des milliards dans une machine économique quepersonne ne semble capable de gérer, a elle aussi une ascendance his-torique.

En 1950, Collin Clark prédisait une croissance économique illimi-tée. La décennie 1960 est celle du mythe d'un État providence sanslimite. Quant aux années 1970, elles nous promettaient une libéralisa-tion des mœurs, elle aussi sans limite. Au tournant des années 1980,ces trois mythes se sont craquelés, mais pas les aspirations démesu-rées. Pensons au « tu as tout en toi, tu peux tout » de la pop psycholo-gie, mythe de la toute puissance du moi narcissique et de la personna-lité grandiose dont parle la psychanalyse. Partis en quête d'une sociététoute autre, on a débouché sur une recherche éperdue de soi sur fondde permissivité totale. Nous sommes encore saturés de ces illusions,ce qui nous vaut une société thérapeutique de part en part.

Et voici qu'éclate « soudainement » l'immense bulle financière quia noyé l'économie réelle. Éclatement aussi d'autres démesures : laconsommation au maximum, les nombreux scandales politico-économiques, les sports extrêmes où l'on joue avec la mort, et plusgrave encore, la détérioration croissante de l'environnement où logentles assises fondamentales de la vie.

Prenons-nous vraiment la mesure de ces multiples démesures ? Ons'en inquiète bien peu. La plupart des gens refusent d'envisager fût-ceseulement l'éventualité d'un énorme fardeau financier dont ils laisse-ront la facture sur la table des prochaines générations. On ne dit ja-mais que ce refus de se poser la question fait l'affaire des « pros-pères » qui profitent du statu quo ! Il se pourrait bien que les deuxprincipales classes sociales de l'avenir soient les héritiers et les non-héritiers, dans un contexte de plus profondes inégalités. Il n'est pas dutout sûr que les prospères d'aujourd'hui prennent vraiment en considé-ration leur responsabilité historique face à un avenir autrement pluslarge que celui leurs propres héritiers.

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À cela s'ajoute le sort des institutions et services publics. D'aucunssoutiennent, avec raison, qu'il ne faut pas livrer aux prochaines géné-rations des institutions publiques délabrées. Mais depuis un bon mo-ment, divers groupes corporatistes jouent de l'intérêt général pour jus-tifier plus ou moins souterrainement leurs revendications et leurs inté-rêts particuliers, souvent au « max ». On peut faire faillite dans le pri-vé, mais pas dans le public. On parle peu des conséquences de cettedonne au moment des revendications. Il doit pourtant bien y avoir unepart de vérité dans ce qu'on a appelé : « les institutions prises en otagepar les groupes corporatistes. » La très grande fragilité actuelle desinstitutions publiques ne pourrait supporter ces batailles parfois fé-roces dont le contrôle échappe totalement à la majorité des citoyens.

L'enjeu majeur de la responsabilisation

Sur une base plus large, nous faisons face à des choix collectifs quis'annoncent aussi difficiles que douloureux dans une société fort com-plexe et marquée par des interdépendances autrement plus nom-breuses que celles de la société rurale d'autrefois. C'est paradoxale-ment à la fois une richesse et une faiblesse. L'effet domino se prêtedavantage à cette interdépendance multiforme des responsabilités. Ona trop réduit cette requête d'interdépendance à des intérêts divers àréconcilier. Il y a tout un monde entre une logique de responsabilité etune logique d'intérêt. Se peut-il que la responsabilité personnelle etcollective soit impérative plus que jamais ? Il y a là un autre para-digme de la nouvelle donne sociétaire. En termes simples, on pourraitciter ici le sage adage : « si tu ne fais pas partie de la solution, tu faispartie du problème ». Au cours des dernières décennies, on a joué àfond la carte de la liberté tous azimuts. Soyons logiques : il est tempsd'assigner des responsabilités à ces libertés.

[97]

Dans les débats publics autour des nombreux scandales politico-économiques de ces dernières années, on rencontre deux situationsnavrantes : celle des responsables introuvables et celle des boucsémissaires. Mais comment ne pas s'interroger sur cette mentalité fort

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répandue, à savoir le renvoi de toutes les responsabilités sur le dos desautres, et surtout des gouvernements ? Faut-il rappeler ici qu'au débutde la démocratie moderne, le citoyen était défini d'abord comme undes bâtisseurs de la cité et non comme un receveur de services ?

Seule une pratique de responsabilité amène au respect des limites,à une logique du possible, à une autocritique qui font tant défaut pré-sentement. À l'origine, le mot responsabilité signifiait : répondre desoi devant l'autre, d'où le souci d'altérité qui est, lui aussi, souvent sa-crifié au moi narcissique, mesure de toute chose. On ne compte plusles valeurs rattachées à la responsabilité : dignité, estime de soi, sen-timent d'être utile, loyauté, réalisme, tonus moral, force d'âme, etc.Soulignons en passant que les requêtes de responsabilité commencentdès l'enfance. L'enfant-roi sans la moindre responsabilité peut le resterjusqu'à la fin de sa vie. On commence à s'en rendre compte : voilà uneautre source de la déresponsabilisation « permanente ».

Des vœux pieux que tout cela, diront certains ? Étonnante réaction,surtout chez ceux qui soutiennent que l'éducation c'est l'avenir de lasociété. Que répondons-nous à l'enfant qui demande : « Pourquoi lemonde est si fou ? Pourquoi la terre va mourir ? » Voilà une profondequestion existentielle, morale et spirituelle qui a beaucoup à voir avecl'impact des démesures actuelles dans la conscience native de cet en-fant. Preuve que les grands enjeux sont présents dans la vie courante.Ces enjeux, l'enfant ne saura y faire face s'il est entouré d'adultes quine croient en rien ou qui limitent leurs responsabilités à leurs besoinsimmédiats.

Certes le pas à pas de tout agir fait partie du réalisme de nos li-mites. Ce n'est pas une raison pour marginaliser la foi en l'avenir.Comme le disait Bourdieu : « Il faut reconstruire des [98] idéaux plusréalistes sans mystifier les consciences. » Derrière ce qui se défait,d'autres pousses de vie et de sens surgissent. L'histoire humaine nousapprend que des individus, des groupes, des peuples, même dans lespires épreuves, ont été résolument capables de rebondir. Dans tous cescas, ils avaient un socle de fortes responsabilités et d'espérance entre-prenante pour franchir leurs limites reconnues comme telles. Ils sa-vaient accepter les humbles cheminements dans le réel et les patients« désenfouissements » des veines cachées tenues en réserve. C'est dudedans de cette finitude que la transcendance humaine peut « fairesens » même là où il n'y en a pas ou plus.

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L'interdit comme un des sens de la limite

La conscience moderne a rejeté, avec raison, les interdits aveuglesou tyranniques. Mais elle a trop perdu de vue ceux qui jouent un rôlecivilisateur et libérateur. Certains interdits ont été un des piliers de lasociété humaine.

Ces interdits ont trois composantes qui se renforcent mutuellementtout en se limitant les unes les autres. La première est son caractèreradical, la deuxième est un repère de conduite, et la troisième est cesans quoi il ne peut y avoir de vivre ensemble viable. Aucune d'entreelles ne peut se poser en absolu, particulièrement le fondement sacralde la première.

À tort ou à raison, je pense qu'on a perdu la trace du sens importantde l'interdit. On l'a rejeté au nom de la valeur inestimable de la liberté,celle-ci sans limite de balise. D'où un certain règne du moi commeseule mesure de toutes choses (je devrais dire « démesure »). On nepeut faire société avec un agrégat de libertés individuelles illimitées.On me dira que c'est une évidence reconnue et vécue, malgré les tra-vers actuels. Mais on ne compte plus les contradictions engendréespar cette posture libertaire. Par exemple, on ne cesse de faire le procèsdes [99] pratiques autoritaires, tout en ignorant que la permissivitétotale débouche sur d'autres tyrannies. Pensons, une fois de plus, àl'enfant-roi. Autre contradiction : la perte des repères et la perte dusens de la limite. On se trouve alors à mille lieues du rôle fondateur dela société qu'est l'interdit.

Allons plus loin. Des anthropologues ont découvert que l'interditde l'inceste n'est pas seulement relié à la prise de conscience des con-séquences biologiques tragiques de l'inceste. Selon eux, l'interdit del'inceste, en favorisant des alliances matrimoniales interclaniques, apermis une première sortie de la violence insurmontable des clans en-nemis.

Voilà un autre fondement de la société humaine que la dite contre-culture des années 1970 a rejeté d'un revers de la main au nom decette incroyable contradiction : « Il est interdit d'interdire ». Comment

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alors combattre l'anomie (absence des normes) que tant de contempo-rains déplorent ?

À ce chapitre, la famille est une institution unique dans la société.Dans la famille, l'enfant reçoit des mêmes personnes la possibilité deréaliser ses désirs et en même temps l'ordre de les limiter. Sans cesdeux apprentissages de base, on ne peut même pas envisager plus tardune citoyenneté et une démocratie adulte. N'est-ce pas ce déficit chezceux qui exigent à la fois moins de taxes et plus de services ? Onn'avait pas tort quand autrefois, on concevait la politique comme l'artdu possible. Ce qu'il y a de plus rare aujourd'hui, c'est d'être « moyen-nement équilibré » ! Le trop d'excès à la fois finit par devenir en-nuyant tout autant qu'épuisant.

Il est intéressant ici d'explorer la posture biblique au chapitre desinterdits, ceux, par exemple, des commandements de Dieu. « Tu netueras point ». Cette formulation négative libère tous les possiblesd'une logique et d'une pratique de vie, et les responsabilités et les li-bertés qui l'accompagnent. Cet interdit humanise la conscience, lesrapports sociaux, la société et, pour les croyants, la foi en un Dieu quinous confie les uns aux autres. Cette foi ouvre sur la transcendance enl'inscrivant dans la dignité humaine comme premier et dernier fonde-ment. Il y a [100] là, en christianisme et particulièrement dans l'Évan-gile de Jésus de Nazareth, un déplacement du sacré religieux au sacréde la dignité humaine. La transcendance humaine devient la clé devoûte de l'éthique et de la foi. C'est du dedans de cette conviction quese révèle le vrai visage de l'être humain et, pour ceux d'entre nous quisont chrétiens, le vrai visage de Dieu.

Discours piégé sur les valeurs

Évoquer et invoquer « les valeurs », c'est trop souvent se donnerbonne conscience devant soi et devant les autres. Une pureté, sinonune vertu. Un « look » impressionnant. Une preuve de probité. Unefuite de sa propre réalité. Et parfois un pouvoir sur les autres, sur leurconscience comme on l'a vu chez des moralistes donneurs de leçon ouchez des clercs culpabilisateurs. Bien sûr, les valeurs peuvent repré-senter des idéaux individuels ou collectifs, des objectifs de dépasse-

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ment, des idées-forces. Le meilleur de nous-mêmes quoi ! Mais il ar-rive aussi que certains discours sur telle ou telle valeur soient tribu-taires de son absence. Jamais n'aura-t-on parlé autant des valeurs, decrise de valeurs, de valeurs communes. Il faudra bien admettre que cespropos sont bien courts et peu appuyés sur les pratiques réelles auquotidien. Il y a quelque chose ici de la société spectacle et de la cul-ture médiatique de plus en plus narcissique, et de la consommationostentatoire !

Mais aussi un révélateur

Par-delà ces travers, les valeurs sont peut-être un renouement avecla transcendance, avec les profondeurs morales et spirituelles. Un ré-vélateur d'une nouvelle conscience critique et dynamique. Parexemple, la prise de conscience d'un monde commun qui n'existe pluset la tâche d'en inventer un autre qui se [101] conjugue au pluriel. Untissu social et un lien social à recomposer dans une cité trop livrée àl'anonymat, à l'individualisme forcené et à l'anomie (absence denormes). La dépolitisation s'accompagne paradoxalement de nouvellescauses politiques, tels la protection de l'environnement, la quête d'ap-partenance et le besoin d'interaction, comme pour reprendre à sa ra-cine les intentions premières de la démocratie. Aussi paradoxal est lerejet de notre passé et la mémoire de ses valeurs précieuses dont onaurait bien besoin, et qui indiquent bien nos difficultés à nous inscriredans la durée. Pourtant n'avons-nous pas des assises historiques quinous incitent à de plus longues foulées d'espérance entreprenante ?Pensons à l'étonnante résilience historique de notre petit peuple fran-cophone dans l'immense continent anglophone de l'Amérique duNord. Tout aussi paradoxal, l'héritage chrétien du sens de la responsa-bilité et la recherche de dépassement des pratiques actuelles de déres-ponsabilisation dont témoignent les nombreux scandales récents où lesresponsables semblent introuvables, comme je l'ai dit plus haut.

On peut bien se méfier du discours convenu sur les valeurs, mais ilrestera qu'elles sont le lieu privilégié chez la majorité des gens pourcomprendre et assumer leur vie, leur société, leur époque, leurs rap-ports au monde actuel et aussi leur conscience personnelle et leurpropre histoire.

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D'étonnantes contradictions

Avec un brin d'humour, je souligne en passant certaines nouvellescontradictions dans l'opposition entre conservatisme et progressisme.

On se fait fort de stigmatiser toutes les postures conservatrices, aumoment où plusieurs enjeux cruciaux appellent un souci de conserva-tion. Les graves problèmes de l'environnement en sont un belexemple. Il en va de même du nouvel intérêt pour conserver nos pa-trimoines culturels et religieux.

[102]

Quant aux progressistes, plusieurs défendent souvent bec et onglesleurs droits acquis sans accepter une éventuelle révision à la lumièrede nouvelles conjonctures. D'autres ne supportent pas qu'on critiqueleur certitude d'être les seuls à avoir raison au point d'exiger que toutle monde s'ajuste à eux. Et cela, en prétendant être des esprits ouvertscontrairement aux conservateurs bornés.

■ ■ ■

INTERMÈDE CONCRÉTISATIONDE LA VALEUR INESTIMABLE

DE LA RESPONSABILITÉ

Une classe socialeavec un sens aigu de la responsabilité

Depuis plus de cinquante ans, je suis l'évolution de la classe so-ciale de ces petits salariés qui ne sont ni syndicalisés, ni bénéficiairesde subventions (ceci dit sans déprécier ni les syndicats, ni les régimesde subventions). Je trouve que la plupart d'entre eux assument leur

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condition difficile avec courage et persévérance, responsabilité, et di-gnité, faisant preuve ainsi d'une étonnante santé sociale et morale.Souvent, ils cumulent deux emplois pour boucler leur maigre budget.

On parle présentement d'un nécessaire retour au travail de retraitésqui veulent maintenir leur train de vie d'hier. On parle beaucoup, aus-si, des problèmes des classes moyennes. Celles-ci sont formées degens relativement prospères, qui bénéficient du filet social dont ilssavent les voies d'accès, tels les centres de la petite enfance, et de biend'autres programmes sociaux. Mais c'est une catégorie « fourre-tout »parce qu'on prétend que les petits [103] salariés en font partie. Maisnon ! La plupart du temps, les petits salariés, doivent se débrouillerseuls, sans pouvoir compter sur un réseau de relations. Ils se débrouil-lent avec les moyens du bord.

J'ai noté que cette catégorie de petits salariés est la moins endettée.Rappelons que, dans la population, l'endettement moyen équivaut à144% du revenu. Or, dans les périodes de récession comme dans lespériodes d'inflation, les petits salariés réussissent à maintenir leur mo-deste train de vie.

Plusieurs d'entre eux font d'énormes sacrifices pour que leurs en-fants poursuivent leur scolarité. Et c'est chez ces derniers que le tauxde décrochage scolaire est le plus bas.

Je souris quand j'entends proclamer l'idéal (légitime) de simplicitévolontaire, car on le fait souvent en ignorant comment les genssimples savent vivre selon leurs moyens. Quel paradoxe ! En fait, onne semble pas savoir où loger cette classe de gens dans le champ so-cial. Même s'ils constituent 30% de la population active, ils n'occu-pent pratiquement aucune place sur la scène publique qui n'en a quepour les groupes corporatistes et pour leurs revendications conti-nuelles. Hier, on évoquait la majorité silencieuse. Les vrais silencieuxdans le pays réel d'aujourd'hui, ceux qu'on n'entend pas, ce sont cespetits salariés tout à leurs responsabilités !

Leur expérience nous amène à porter un autre regard sur notre so-ciété, sur nos valeurs et contre-valeurs, mais surtout sur le meilleur denous-mêmes. Cette classe sociale n'a rien du peuple résigné au petitpain, mais fait plutôt preuve d'une forte résilience face aux défis d'au-jourd'hui. Ces gens courageux et réalistes nous interpellent à tout lemoins sur nos façons de vivre, et particulièrement, de consommer. Ils

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débusquent nos complicités avec ceux qui réduisent la société à unmarché où même nos rapports humains se mesurent à ce qu'on retirede l'autre, y compris en amour.

Je ne saurais passer sous silence comment la longévité accrueplonge cette classe sociale dans une impasse. Je vais en donner unexemple. Dans le centre hospitalier des soins de [104] longue durée(CHSLD) que je fréquente, je me rends compte que souvent, les plus« mal pris » sont les ex-petits salariés parvenus au grand âge. Dansune chambre de quatre, il y a quatre hommes âgés. La pension à vie del'un d'eux qui a travaillé dans le secteur public couvre tous ses frais.Les trois autres sont d'ex-petits salariés qui n'ont aucune pension d'ap-point. Écoutons l'un d'entre eux.

« J'appartiens à la catégorie de gens parmi les plus coincés ; les gensdu secteur public sont « tout couvert », de même que les plus pauvres.Nous, les ex-petits salariés, nous avons réussi à survivre dans le temps oùon était au travail. Mais, rendus à la longue vieillesse, sans pension d'ap-point, c'est pour plusieurs d'entre nous, la misère. On ne peut pas se payerla moindre petite douceur. On a mis tout notre honneur à vivre selon nosmoyens. Et puis là, on est encore sans voix dans les batailles de revendica-tions où les plus forts imposent à tout le monde leurs propres intérêts aumax. Sans compter la gang de ceux qui se sont déresponsabilisés. Tout cebeau monde semble ignorer l'injustice de notre situation. Dites-leur doncqu'on existe et qu'on mérite plus que ça quand on a été responsables toutesa vie. Si ça, ça n'a pas de poids, c'est qu'il y a des valeurs toutes crochesdans notre société. »

Dans le contexte social actuel, il arrive que ceux qui, malgré leursrevenus très limités, ont assumé toutes leurs responsabilités durantleur longue vie active, soient sous-traités, c'est-à-dire bénéficient d'untraitement inférieur aux autres. N'est-ce pas là un exemple regrettablede déresponsabilisation sociale ?

Qu'on n'y reconnaisse pas là un grave problème de société etd'éthique, c'est à la fois un aveuglement et une absurdité.

[105]

On ne peut bâtir une société saine sur une politique de réparationdes pots cassés, et encore moins, sur des endettements « systé-miques », individuels et collectifs... au grand dam des générations qui

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nous suivent. Il faut le dire et le redire. Qu'on soit de droite ou degauche.

LA RESPONSABILITÉ DE LONG TERME

— Jacques Dufresne

Définition

La responsabilité s'accroît avec le pouvoir. L'homme a si bien réus-si à maîtriser la nature qu'il en est devenu responsable à un degrésans exemple dans le passé.

Explication

Jusqu'à nos jours, les obligations de l'être humain se limitaient àses proches, dans le temps, dans l'espace et à l'intérieur de son es-pèce. Elles s'étendent aujourd'hui aux générations futures, aux payslointains, aux cultures différentes, à l'ensemble des espèces et desmilieux vivants. La responsabilité suit le pouvoir. L'homme a sibien réussi à maîtriser la nature qu'il est devenu responsable de sonavenir. Tu ne tueras point... ton semblable. À ce grand comman-dement, s'en ajoute un second : Tu ne tueras point l'Homme. Et untroisième : Tu ne détruiras pas la Biosphère, la partie vivante de laterre dont dépend l'intégrité de l'être humain. Le suicide est interdità l'humanité.

« Dans l'histoire de l'humanité, quel groupe humain aura été, sur leplan matériel, plus favorisé que [106] la génération des Occiden-taux nés entre 1935 et 1950 ? Nous avons pu (on aura compris queje suis né au milieu de cette période) à la fois dilapider le passé ethypothéquer l'avenir. »

S'il y avait une loi morale obligeant les hommes à donner, sur lesplans culturel et spirituel, à proportion de ce qu'ils ont reçu sur leplan matériel, nos obligations seraient si grandes qu'elles nous ins-pireraient une frayeur sacrée. Or une telle loi morale existe désor-mais et le plus grand mérite de notre génération aura peut-être étéde l'avoir reconnue, sous l'influence notamment de Hans Jonas

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l'auteur du Principe Responsabilité. Avec toute la force dont la rai-son humaine est capable, ce philosophe a en effet démontré quenous avons l'obligation de transmettre à nos descendants, même lesplus lointains, un habitat tel qu'ils puissent s'y accomplir.

S'il a été défini par Hans Jonas dans le cadre d'une réflexion sur lesrapports de l'homme et de la nature, le Principe Responsabilité nese limite pas à ce domaine, il s'applique à l'ensemble de la conduitehumaine. En abolissant les frontières qui limitaient son pouvoir,l'homme abolissait aussi celles qui limitaient ses obligations. Sanouvelle responsabilité touche l'ensemble de ses activités. Touteprécaution prise pour l'avenir oblige à une révision du partageentre proches et contemporains.

Hans JONAS, Le Principe Responsabilité, Paris, éd. Champs-Essais, 1995.

[107]

En guise de transition

Cette réflexion sur les valeurs et leurs diverses postures était parti-culièrement nécessaire en raison de leur pertinence au chapitre desdébats de fond tout autant que des idéaux partagés.

Le prochain chapitre mettra en scène trois tests d'humanité où s'en-trecroisent les valeurs de l'humanisme laïque et de l'humaniste évan-gélique ainsi qu'une conscience critique commune sur les travers d'au-jourd'hui. Cette démarche ne devra pas ignorer la spécificité des deux,ni pratiquer un concordisme simpliste, mais ne pas sous-estimer, nonplus, leur parenté historique, culturelle et éthique. N'est-ce pas le paride cet ouvrage ?

D'aucuns, non sans raison, pensent que la référence au vivre en-semble reste souvent lettre morte ou une coquille vide. Ici aussi, ces

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trois tests d'humanité peuvent offrir des contenus de sens à cette réfé-rence, tout en marquant les difficiles obstacles sur le chemin d'unecommunauté de destin de plus en plus requise dans la dramatique con-temporaine.

[108]

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[109]

SOCIÉTÉ LAÏQUEET CHRISTIANISME.

Chapitre IV

FRATERNITÉ, ÉTHIQUE,LIBERTÉ CHRÉTIENNE

TROIS TESTS D'HUMANITÉQUI PEUVENT INSPIRER

DE NOUVELLES PRATIQUES

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[110]

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[111]

1. L'utopique et nécessairefraternité

Tous les êtres humains naissent libreset égaux en dignité et en droits.

Ils sont doués de raison et de conscienceet doivent agir les uns envers les autres

dans un esprit de fraternité.

- Déclaration universelle des droits del'homme

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Liberté, égalité et fraternité. Ce sont là les trois valeurs qui ont pré-sidé à l'avènement des sociétés modernes. Les grandes idéologies so-ciales et politiques ont mené des débats et des combats autour desdeux premières valeurs : la liberté et l'égalité. Mais qu'en est-il de lafraternité ? C'est là où le bât blesse peut-être davantage, parce que lechoc est tellement bouleversant entre, d'une part, l'idéal moderne d'unefraternité universelle de la famille humaine dans un monde devenu unvillage global et, d'autre part, un contexte historique on ne peut plusdéchiré de mille et une façons. Ces déchirures-blessures, on les con-naît, on les nomme, on les vit, on les analyse sous toutes leurs cou-tures, qui au nom de la liberté, qui au nom de l'égalité.

La référence à la fraternité est pratiquement absente des idéologiespolitiques, des sciences humaines et d'institutions devenues trop sou-vent de purs appareils livrés à des batailles de [112] pouvoir, de statut,de fric. Il arrive même qu'elle soit objet de dérision, et parfois de cy-nisme. D'où la rareté de véritables communautés de travail. Ne restentalors que les batailles de pouvoirs et d'intérêts de la Realpolitik.

Qu'il s'agisse des idéaux de la société laïque, ou du christianisme,ou d'un nouvel humanisme, il me semble que l'horizon de fraternitéest plus que plausible : il est une exigence radicale, surtout au moment

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où nous sommes tous dans le même bateau de survie et dans une re-quête de dépassement de toutes les frontières. La fraternité ne peutplus être limitée au même sang, à la même famille, aux diversescommunautés d'appartenance.

Certes, il y a eu des mouvements qui plaidaient pour la fraternitéuniverselle. Mais la plupart des contemporains ne voyaient en ces ini-tiatives qu'un vœu pieux ou une impossible utopie véhiculée par desrêveurs. Voilà cependant qu'aujourd'hui, la plupart des enjeux cru-ciaux sont planétaires. Nous sommes de plus en plus interdépendants.

Contester la réduction de la mondialisation à un vaste marché, etécarter en même temps des idéaux humanitaires susceptibles d'inspirerde nouvelles solidarités à bâtir, c'est là une contradiction mortifère.

J'ai en mémoire un congrès international où l'on avait disputé etdiscuté pendant trois jours de nos différentes postures critiques, quicontre le capitalisme, qui contre le racisme, qui contre le sexisme, quicontre les gaz à effet de serre, etc. Quelqu'un s'est levé à la toute fin eta dit : « Pratiquement, nous n'avons jamais parlé de quel humanismecommun nous voulions nous réclamer. Par exemple, nous n'avons pasintégré l'expérience de fraternité que nous vivions hors de nos débats,une fraternité qui réunit comme jamais le proche et le lointain de nosappartenances et de nos responsabilités. »

Plus le lointain se fait proche, plus l'altérité appelle la fraternité,une fraternité qui ne cesse de s'élargir. Mais il y a plus.

Qui sait si la fraternité n'est pas le lieu le plus concret de la trans-cendance humaine, dramatisé par le grand commandement : [113]« Tu ne tueras pas ton frère humain » ? Transcendance qui « trans-cende », sans la nier, la riche diversité humaine.

Les grandes idéologies politiques ou autres étaient et sont encoremarquées d'un je ne sais quoi de froideur et de raideur, sans être par-courues par le courant chaud d'une fraternité ouverte sur l'universel. Jepense, ici, à un moment historique inoubliable de fraternisation dessoldats allemands et alliés lors de la première guerre mondiale, augrand dam de leurs chefs militaires respectifs. En plein champ de ba-taille cruelle où les tranchées ennemies étaient à 200 mètres de dis-tance, Allemands et alliés ont célébré ensemble la Noël dans le par-tage d'un étonnant esprit évangélique. Un sommet d'humanité, de

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transcendance, de communion, de salut, dans la nuit opaque du mal,de la haine, du désespoir et de la fatalité. Exemple extrême, excep-tionnel me dira-1-on.

Mais qui sait s'il n'y a pas là un signe de l'Autre qui nous a confiésles uns aux autres, tout en nous confiant aussi notre précieuse planète,peut-être la seule vivante dans l'univers ? Il y a dans l'Évangile de Jé-sus Christ une radicale incitation à bâtir une demeure humaine plusjuste, mais aussi plus fraternelle. Une radicalité subversive qui met del'avant la libération et la promotion de tous les exclus. Je ne puiscroire qu'un tel apport du christianisme à la société laïque ne soit pasreconnu. Redisons-le, combien de valeurs de la société laïque ont,comme une de leurs filiations historiques, la source chrétienne ?

Les grands affrontements d'aujourd'hui ont un envers positif, à sa-voir que nous disposons de moyens inédits pour exprimer et vivre unecommunauté de destin qui ouvre sur de nouvelles possibilités de fra-ternité. J'ai eu le plaisir de trouver, dans le dictionnaire le Petit Robert,une définition prophétique de la fraternité : « lien existant entre leshommes considérés comme membres de la famille humaine ; senti-ment profond de ce lien ».

Pourtant, dans les sondages sur les valeurs, il n'est jamais questionde la fraternité. Dommage ! Serait-ce à cause de l'individualisme gé-néralisé ?

[114]

Il est difficile de s'ouvrir à la fraternité universelle quand même lafratrie familiale se fait de plus en plus rare et quand le lien social s'ef-filoche, s'appauvrit et devient éphémère. Dans une entrevue récente àla radio, quelqu'un disait que le fait d'avoir connu et vécu une vraiefratrie, lui avait donné une assise sociale et le goût de s'engager. Toutde suite, l'interviewer lui rétorque : « Voulez-vous nous faire retournerau passé ? » N'est-ce pas ainsi qu'on passe à côté d'un des plus pré-cieux facteurs d'humanisation d'une société et de notre monde actuel ?

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Mais il y a aussi un dossier noir

On pourrait appliquer à la fraternité l'aphorisme : « O liberté quede crimes on commet en ton nom ! » La Bible, Freud et René Girard,ce grand spécialiste de la violence humaine, ont tous, de façons diffé-rentes, abordé le côté dramatique et tragique de certaines rivalitésentre frères. Toute l'histoire humaine abonde en exemples de ce crumortifère. La Révolution française qui a débouché sur la terreur en estune illustration parmi tant d'autres. Celles de Staline, d'Hitler, de Mao,de Pol Pot, se sont produites au moment où l'humanité avait pourtantdéveloppé la civilisation la plus prodigieuse de l'histoire. Il en va demême du passage des combats des soldats sur les champs de batailleaux multiples massacres de la population civile. Et que dire desguerres tribales, de la purification ethnique, du meurtre d'honneur, duterrorisme qui sacrifie ses propres enfants et frappe des innocents par-tout et à n'importe quel moment, sans compter la pseudo solution amé-ricaine uniquement militaire !

Notons au passage qu'en contraste, la révolution de la femme mo-derne se déploie sans verser une seule goutte de sang.

La violence entre frères nous renvoie au vieux proverbe toujoursactuel : la corruption du meilleur est souvent la pire. On ne saurait mi-nimiser les gigantesques moyens de destruction [115] d'aujourd'hui et,plus largement, le cumul des démesures de tous ordres. La tragédiegrecque d'il y a 2500 ans n'avait-elle pas déjà dramatisé l'incapacitéhumaine de gérer sa démesure ? J'en ai parlé plus haut.

Paradoxalement, dans notre monde contemporain, l'appellation« frères humains » a une connotation universelle qu'elle n'avait pasdans l'histoire jusqu'ici. Il en va de même de l'appellation de « famillehumaine » qui, elle aussi, est récente. Les droits humains fondamen-taux ont pavé le chemin pour ce nouveau saut qualitatif qui peut noushumaniser et nous civiliser davantage. Ici encore, la société laïque etle christianisme pourraient contribuer ensemble à tracer les nouveauxchemins de la fraternité. Sans vouloir sombrer dans le catastrophisme,j'ose penser que les multiples échéances planétaires et l'avenir del'humanité sont, du moins en partie, tributaires du coude à coude fra-

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ternel des vastes chantiers communs à mettre en œuvre. C'est plusqu'une question de survie. On peut espérer que nous ferons cela dansla liberté et pas seulement par obligation. Ici retentit l'interpellationbiblique : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9)

Dans le grand brassage inédit des populations, des peuples, descultures et des religions, les légitimes affirmations identitaires sontmises au défi de l'altérité, comme test de leur humanité. Nous en sa-vons quelque chose dans nos cités cosmopolites et dans notre société.Le frère humain est désormais beaucoup plus que nos propresproches. Déjà, l'impératif évangélique n'était-il pas de se faire prochede l'autre, des autres que les nôtres ? N'y aurait-il pas là une touchefraternelle qui concerne aussi bien la société laïque ?

Mais il y a plus. Il y a l’autre, le plus interpellant, qu'est l'exclu denotre « copie conforme » et même de notre champ de vision. Lepauvre Lazare autour duquel le riche a construit un mur pour ne pas levoir. De toutes les frontières, visibles ou invisibles, celle-ci est la plussubtilement barbare. Même pas une barbarie à visage humain.

[116]

Qui dit fraternité dit au contraire coude à coude à la même tablecomme symbole de la solidarité la plus existentielle, parce qu'on yengage de part et d'autre une commune condition humaine avant etaprès toutes les différences.

Je ne veux pas banaliser ce propos en évoquant une expérience quela plupart d'entre nous avons vécue. En voyage, il nous arrive de fra-terniser avec des étrangers fort différents de nous-mêmes. Ce sont làdes accointances difficiles à expliquer, si ce n'est par un je ne sais quoide la spécifique fibre humaine qu'on ne trouve pas dans les rails del'instinct des différentes espèces animales. Serait-il exagéré d'y voir unautre signe concret de la transcendance que révèle le sens d'une véri-table fraternité ? Je ne parle pas ici du touriste qui passe d'un Hilton àl'autre sans se « dépayser », sans partager quoi que ce soit avec lesautochtones, si ce n'est le magasinage (occupation principale des tou-ristes, selon une étude récente...) Voilà qui révèle à mon sens la gravi-té de l'état d'un monde réduit à un marché. L'échange mercantile est àcent lieues de la fraternité, tout en donnant l'illusion d'être ouverture àtout le monde. Et comme on voyage de plus en plus en groupe, la pos-sibilité de fraterniser avec d'autres que ses compagnons est d'autant

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plus diminuée. On ne compte plus les déficits de fraternité, de la fa-mille éclatée aux replis identitaires, des clients consommateurs auxspectateurs assis, de l'individu mesure de toutes choses aux amis quipassent plus qu'on ne le dit, du contribuable au « receveur » de ser-vices.

Utopique, la fraternité comme composante du lien social ? Il fau-drait plutôt s'inquiéter de son absence ou de sa rareté, signes, parmid'autres, de l'appauvrissement du lien social comme des sources demotivations profondes et d'engagements durables, surtout quand lessolidarités sont de plus en plus ponctuelles !

Je reviendrai plus loin dans ce livre sur le drame social d'unnombre grandissant de gens qui vieillissent et meurent seuls, hors desfratries familiales. Il faudra d'autres recours fraternels dans nos rap-ports sociaux, professionnels et institutionnels.

[117]

Sans le sens de la communauté, on ne saurait surmonter la logiqueet la pratique froides du fonctionnel, du technique, du clientélisme etde quoi encore sans chaleur ni proximité humaines comme l'anonymaturbain ou même le travail qui est de plus en plus déraciné du lien so-cial, de l'appartenance, et davantage de la fraternité.

D'aucuns se moquent de l'expression « vivre ensemble ». Maiscomment, sans cette assise, agir ensemble, faire société, fussent demodestes chantiers dans des milieux de vie dynamiques ? Le décro-chage du politique est d'abord tributaire du déficit démocratique, et,bien sûr, de l'individualisme forcené. On me dira que nos principauxproblèmes sont d'ordre structurel. Je reconnais la part de vérité de ceconstat. Les lourds appareillages bureaucratiques en sont la preuve.

Mais la vie m'a appris que les expériences les plus efficaces, heu-reuses et fécondes sont le fait de véritables équipes de travail, enquelque milieu ou institution que ce soit. Or, il se fait qu'il y a là leplus souvent une expérience de fraternité. Le sport d'équipe nous endonne une autre illustration. Dans notre propre histoire, les commu-nautés religieuses, malgré leurs modestes moyens, ont fait preuved'une étonnante fécondité.

Qu'on soit d'esprit laïque ou religieux, on peut comprendre quel'humanisation et la fraternité ont beaucoup en commun.

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De la portée critique et sociale

De toutes mes expériences de fraternité, je retiens particulièrementma participation à des chantiers d'économie sociale. Il faut noter ici laformidable expansion de ces chantiers, chez nous, au Québec. C'est làque, comme bien d'autres, j'ai trouvé de l'espoir.

Je dis « espoir », car le rebond d'un capitalisme sauvage ne cessede me désespérer. Je pense à tous ces scandales financiers accompa-gnés de corruption et de fraudes souvent impunies. Et puis, il y a cetincroyable monde de l'argent qui tourne sur [118] lui-même, jusqu'audétriment de l'économie réelle. Et voilà que, dans la crise actuelle,d'énormes sommes d'argent « public » sont livrées aux intérêts privéssans que les contribuables aient le moindre mot démocratique à dire.Encore plus désespérant est le refus du gouvernement de toute enquêtepublique sur ces divers systèmes souterrains qui minent aussi bien lacrédibilité de la politique que le « moral des citoyens ». On ne compteplus les vices du système dit « néo-libéral ». Quand l'institution finan-cière la plus riche du Canada annonce la mise à pied de 10000 de sesemployés, sans autre raison que la maximalisation de ses profits (déjàtrès élevés), je me dis qu'il y a là, chez ses propres employés, une bri-sure de tout lien social, de tout sens d'appartenance. Quel messagelance-t-on à l'ensemble des travailleurs ? Messieurs-dames, vous pou-vez perdre vos emplois n'importe où et n'importe quand. À tout lemoins, je pense, comme Marx, qu'il y a là de quoi chosifier l'être hu-main, comme marchandise et comme consommateur. Comment alorsne pas vouloir un autre système socioéconomique et politique ?

Car n'est-on pas là ainsi à mille lieues de la moindre possibilité decette fraternité souhaitée par la déclaration universelle des droits del'homme ? Qui aurait pensé que la civilisation la plus prestigieuse del'histoire se prêterait à toutes ces formes de déshumanisation s'ajoutantau drame du Tiers-Monde qui en subit les contrecoups ?

On a beau lever le nez sur les très modestes expériences d'écono-mie sociale, celles-ci, bien au-delà elles-mêmes, permettent d'entre-voir qu'il y a moyen de faire autrement, au Nord comme au Sud, etsurtout de croire à la fraternité humaine, qu'on soit croyants ou non

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croyants, laïques ou chrétiens. Je le redis ! Il y a là une transcendancequi nous incite tous à agir ensemble. Sinon, il nous faudra biffer lemot fraternité de nos dictionnaires. On trouve dans la tradition judéo-chrétienne, dont on dit tant de mal, l'appel crucial et fondamental àtoujours plus de fraternité au-delà de toutes les frontières culturelles etreligieuses. Chez les prophètes, la critique de la religion se faisait[119] non seulement au nom de Dieu, mais aussi de la radicale frater-nité humaine et de la justice sociale qu'elle commande.

Fraternité et justice se prêtent à bien des travers. Et pourtant, cesont là deux piliers inséparables de l'humanisation de la cité laïque, ettout autant des religions. Ce sont aussi deux médiations pour surmon-ter des oppositions idéologiques d'exclusion mutuelle.

Vœux pieux, vision utopique ? Vraiment ? N'y a-t-il pas là plutôtun des chemins privilégiés pour donner à la socialité, à la politique etaussi à l'économie, une profondeur morale et spirituelle dont ils onttant besoin par les temps qui courent ?

C'est encore ici, le pari de cet ouvrage. Un apport possible duchristianisme dans la cité laïque de nos sociétés occidentales.

Du dedans de la pensée et de la posture laïques se dégagent aussides valeurs humaines inestimables, comme les solidarités de société,le souci du bien commun, la richesse du pluralisme, sans compter lavalorisation d'un monde nouveau plus métissé que jamais, de mul-tiples façons. Tant de choses nous incitent à inscrire l'utopie de la fra-ternité universelle dans des tâches communes, locales et planétaires,de survie, de partage, d'interdépendance et de communauté de destin !

J'aime mieux cet idéalisme ouvert sur un horizon d'espoir autre-ment plus inspirant qu'un certain réalisme enfermé dans une critiquetrop souvent fataliste. Cette incroyance est peut-être la pire des stérili-tés. Elle peut être même cynique.

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2. Des situations-limitesà humaniser

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Nos façons de traiter des situations-limites comme l'euthanasie etle suicide assisté sont des révélateurs de nos postures laïques ou reli-gieuses, et cela à plusieurs titres. Elles sont aussi un révélateur desmœurs et de l'état de la société, et encore plus des [120] rapports à lavie et à la mort. Au-delà de la complexité de chacun des cas, toutes lesdimensions de la condition humaine sont concernées.

Il n'est pas inutile de rappeler ces données fondamentales pour évi-ter, dans ces questions, tout positionnement unilatéral, tels un uniqueprincipe, une pure logique juridique, un absolu moral ou religieux,une politique sans débats, un seul repère qui peut n'être pas le souci dupremier concerné, ou encore ledit caractère sacré de la vie, ou la cri-minalisation. Est plutôt en jeu un ensemble de traits d'humanisation :sagesse, discernement, libertés et responsabilités, compassion des ac-teurs. Et souci du cheminement de la personne qui peut changer dedécision en cours de route. Il y a là une autonomie de la conscience àrespecter résolument.

Tout cela milite pour le moins de « législatif » possible, de cadreextérieur derrière lequel on s'abriterait pour fuir ses responsabilités, audétriment de l'exercice des libertés, des décisions et des volontés desuns et des autres, et surtout de la suprême valeur humaine qu'est lacompassion. Le bio-éthicien Hubert Doucet a écrit ce sage propos :« Respect de la vie, qualité de vie, autonomie du malade et compas-sion s'appellent mutuellement ». Cela ne vaut pas seulement pourmourir dans la dignité, mais aussi pour les soins de fin de vie. La richeexpérience des soins palliatifs devrait inspirer aussi bien les pratiquesdes nombreuses institutions au service du grand âge que celles entou-rant les personnes qui ont choisi de vivre les dernières étapes à domi-cile.

À cela s'ajoutent des questions souvent laissées pour comptecomme les rapports à la souffrance, les intérêts cachés, parfois cer-

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tains règlements de compte, le désengagement, la désolidarisation in-tergénérationnelle, l'absence de soutien communautaire. Ce sont là dessubstrats qui invitent à beaucoup de circonspection. Ces substratstiennent d'une opération vérité qui échappe à l'État et à ses politiques.

Un des problèmes majeurs qui sous-tend tous ces enjeux, c'est lenombre croissant de gens qui vieillissent et meurent [121] seuls. Cedrame déborde toute considération démographique plus ou moins abs-traite. Des faits lourds, comme la dénatalité des derniers quarante ans,qui débouchent sur des solitudes au grand âge. Cette solitude a beau-coup à voir avec les défis de l'euthanasie et du suicide assisté. La si-tuation s'aggrave là où les institutions de soins et de soutiens des aînéssont de purs appareils bureaucratiques.

Il faut de nouvelles solidarités, autres que les solidarités intergéné-rationnelles. Les soutiens communautaires sont plus nécessaires quejamais. Cela concerne particulièrement les intervenants auprès desaînés, mais aussi les gouvernements, y compris leurs subventions àdes fins communautaires. On ne peut plus se limiter à l'individualisa-tion des solutions, même lorsqu'on s'assigne comme idéal, le maintienà domicile jusqu'au bout de la dernière étape de la vie.

Ces propos nous incitent à situer l'euthanasie et le suicide assistépar rapport à l'importance qu'on accorde à ce passage de la vie à lamort et par rapport à ce au nom de quoi et sur quoi on fonde cette im-portance. Comment ne pas rappeler ici cette pensée positive : du bordde la mort on ne mesure pas la vanité de la vie, mais son caractèreprécieux, sa grandeur, sa beauté, sa gravité.

Des anthropologues nous apprennent que chez les plus primitifsdes humains, la conscience serait née avec le questionnement sur lamort, sur ce qui arrive à ceux qui ont vécu avec eux et qui ont quittécette terre.

Dans ces deux repères, la mort est une référence du sens à la vie.En la refoulant ou en refusant d'y penser, on se prive d'un lieu réflexifprécieux pour ressaisir son parcours de vie. D'où, chez certains espritsmodernes, un traitement à la sauvette du passage de la vie à la mort, etdes rites de deuil, et d'un effacement d'un moi sans avant ni après lui.

En terme un peu savant, on peut parler ici d'un contexte psychocul-turel qui rend encore plus problématiques les situations-limites de la

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vie, et une certaine déshumanisation. Il y a ici [122] des barbaries quis'ignorent et qui scandaliseraient même les humains les plus primitifs.

Il y a aussi un autre aspect du contexte psychoculturel actuel. Onpeut l'exprimer en termes simples en citant cette remarque révélatriced'une insoutenable légèreté : « Si je ne puis jouir au max de la vie,j'aime mieux disparaître de la carte, et vite à part cela ». Derrière cetteremarque, il y a le grand mythe d'aujourd'hui qui commande l'idéald'être toujours jeune, beau, en parfaite santé, libre de toute contrainteet sans lien obligé avec qui que ce soit. C'est peut-être le mythe le plusécrasant de l'histoire. Avec lui, les handicaps, la souffrance, lesépreuves deviennent vite insupportables. On cherchera à s'en débar-rasser au plus tôt, alors qu'ils pourraient nous amener à un surplus devie, de sens, de compréhension des autres, de compassion, de fortitudeintérieure. Mais ces dynamismes humains sont inaccessibles à ceuxqui n'ont aucune distance par rapport à eux-mêmes, à leur façon devivre, à leurs limites.

En pareil cas, on se prépare bien mal à vraiment assumer les situa-tions-limites chez soi et chez les autres. Les débats sur l'euthanasie etle suicide, assisté ou pas, ne sauraient laisser en veilleuse les postureset les mentalités actuelles face à la mort.

Par-delà ces données critiques, l'objectif sera toujours de chercherles solutions les plus humaines avec un minimum de balises juridiqueset politiques, en se souvenant toujours que chaque destin humain estunique. À ce niveau de transcendance, même la morale passe la mo-rale, comme l'a dit si bien Biaise Pascal. Voilà un autre test de notrecapacité de sagesse, ce vieux mot presque oublié. Ni la science, ni latechnique ne peuvent se substituer à la sagesse. Ce « premier spiri-tuel » se loge dans les profondeurs de notre humanité. La foi et l'espé-rance n'appartiennent pas seulement aux esprits religieux. Les hori-zons de sens s'estompent dans « le va-vite » de nos adieux.

[123]

Redisons-le, l'enjeu ici, déborde les considérations médicales et ju-ridiques. Plusieurs parmi nous éprouvent un malaise profond face à lacriminalisation de situations tragiques inhumaines. Mais il y a plus.

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Celles-ci sont un des lieux qui nous confrontent à un nouvel huma-nisme et aux tâches de lui donner des mains, des solutions pratiquespertinentes surtout socialement et éthiquement.

Cela ne se fera pas sans débats démocratiques avec des incidencespolitiques.

Humaniser et civiliser toujours plus la mort, c'est un des nobles ob-jectifs et des devoirs imparables intergénérationnels et sociétaires,comme le juste et généreux traitement des personnes âgées et de leursvulnérabilités.

À propos du suicide assisté

Certains associent suicide assisté et euthanasie, comme s'ils étaientdu même ordre de sens et de pratiques. Confucius et Camus disaientqu'écarter le sens premier des mots, c'est ajouter « à la misère dumonde ». En plaidant pour le suicide assisté, quel message lance-t-onà la société et aux diverses générations ? On ne saurait minimiserl'impact symbolique d'une telle pratique. J'ai entendu plusieurs re-marques qui donnent à réfléchir :

Où allons-nous si la seule assistance qu'une personne en fin de viedevrait recevoir de la société se limiterait à lui donner la mort ?

Que se passe-t-il donc dans votre société ? Nous au Brésil mêmedans la misère, on ne se suicide pas. (Une brésilienne d'ici)

Lors du suicide d'une de nos vedettes médiatiques, j'ai entendu desvoix qui y voyaient un acte sublime de liberté. Un jeune de 17 ans à cemoment-là s'est suicidé en évoquant dans sa lettre d'adieu la liberté dele faire, y reprenant les mêmes termes des apologies de ce suicide mé-diatisé.

[124]

Nos discours et nos prises de position sur le suicide assisté doiventtenir compte des divers problèmes en rapport au suicide dans notresociété tel le taux élevé de suicide dans chacune des générations ac-tuelles. La capacité d'une société à résister au suicide est un des cri-tères de sa santé. Entre la criminalisation, que nous rejetons, et le sou-

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ci de compassion dans certains cas exceptionnels, des impératifs so-ciétaux nous incitent à un maximum de prudence en raison de la por-tée symbolique de toute référence au suicide.

Nous sommes quelques milliers, « laïques ou religieux » à nouséchiner pour la prévention du suicide. Et voici qu'on nous dit : « Holà,les judéo-chrétiens bornés, ne savez-vous pas que le suicide assisté estune des nouvelles règles des mœurs modernes ? » Mais on peut soup-çonner qu'il y a peut-être là un pseudo-progrès régressif. Déjà dans lespays avant-gardistes en la matière, on constate que les balises établiesau départ ont vite sauté. C'est une insoutenable légèreté de penser queça ne peut pas nous arriver. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'y apas toujours adéquation entre aider quelqu'un à mourir dans la dignitéet aider quelqu'un à se suicider !

L'expérience religieuse refoulée

Ce qui me frappe dans plusieurs études et rapports sur la fin de vie,c'est l'absence de toute référence religieuse. Pourtant, à cet ultimemoment de la vie et de la mort, bien des gens se posent des questionsqui ont beaucoup à voir avec l'expérience religieuse, aussi bien entermes de foi qu'en termes de doute. Chez plusieurs, les valeurs spiri-tuelles les aident à vivre leur épreuve finale et même à lui donner unsens.

Comment peut-on honnêtement justifier pareille exclusion au nomdu laïcisme ? Serait-ce l'ultime évacuation de notre héritage culturel etchrétien ?

[125]

Alors que, comme on l'a vu, d'éminents penseurs rationalistes, ycompris athées, reconnaissent qu'on trouve dans le christianisme dessources morales et spirituelles qui ont contribué à l'avènement de nossociétés modernes, ici au Québec, la majorité de nos « faiseurs d'opi-nion » oblitère ces données factuelles. Il y a quelque chose de tordudans cette méconnaissance voulue, proclamée et décrétée arbitraire-ment. Surtout, un mépris arrogant des croyants d'aujourd'hui. Serions-nous passés d'une discrimination à une autre, toute aussi détestable ?

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Cinq pièges à lever

Je suis bien conscient de la nouvelle donne des situations-limites.On ne saurait éviter des débats de fond. Voici cinq pièges qui bloque-raient les nécessaires débats.

- Les valeurs, l'éthique et le droit permettent une distance parrapport au vécu à l'état brut, aux mœurs du moment, et aux son-dages. Réduire la complexité à ce que mesurent les sondages(on est rendu là), ce serait bloquer l'exercice du jugement, la dé-libération démocratique et le débat lui-même. Les exemples ré-cents ne manquent pas à ce chapitre. On se renvoie ainsi dos àdos. « C'est mon vécu » dit-on de part et d'autre.

- Le deuxième piège est celui de la logique juridique qui peutclore le débat quand il commence à peine.

- Le troisième porte sur les valeurs. Il consiste à s'en remettre àune seule valeur. Fût-elle fondamentale, aucune ne saurait suf-fire. Les valeurs se jouent normalement au pluriel.

- Le quatrième piège est celui de méconnaître que dans des pro-blèmes aussi complexes, il y a souvent conflit de valeurs. Parexemple, la transcendance de la personne, qui commande uneautonomie de ses décisions, d'une part, et, d'autre part, le faitqu'il ne s'agit pas d'une affaire exclusivement [126] indivi-duelle. Le médecin, la famille et plus largement la société sontimpliqués. Par exemple, qu'arrive-t-il aux plus vulnérables ?aux cas lourds et coûteux ? au message symbolique lancé auxautres générations, surtout quand on associe euthanasie et sui-cide assisté ?

- Le cinquième piège a trait aux différents rapports au corps hu-main, à la souffrance et à la mort. Le refus d'y réfléchir a sou-vent des effets pervers d'attitude, de comportement, de postureou de solutions expéditives, ou aveugles ou sans considérationséthiques. C'est peut-être une des plus tristes déshumanisations.

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Il y a pourtant là une opération vérité qui peut être bénéfique àtous ceux qui sont impliqués dans cette épreuve de la fin de vie.

Cela dit, il faut bien admettre qu'il existe, dans une société plura-liste, diverses conceptions de la « vie bonne » qui ont chacune leurpart de vérité. On ne possède pas la vérité, on a besoin de celle desautres. Voilà une des valeurs et postures fondamentales du pluralismeet de la démocratie qui envahit présentement les champs moraux etreligieux, jusque dans les rapports aux soins de la fin de la vie et à lamort. Les débats se jouent donc aussi dans les situations concrètes oùles acteurs concernés doivent en arriver à une décision commune dontle centre est la personne en cause.

Ceci dit, on ne peut balayer du revers de la main toutes les étudessociales sur le suicide depuis cent ans, à commencer par Durkheim.J'en retiens une, particulièrement importante, qui porte sur les chaînesde suicides. Suite au suicide de la vedette rock Kurt Cobain, plus de200 jeunes se sont suicidés en se référant à lui. La commission desdroits de l'homme de l'ONU a interpellé les Pays-Bas sur ce phéno-mène social de la chaîne de suicides qu'amène en ce pays son peu derésistance au suicide.

La dignité humaine, redisons-le, n'est pas qu'une affaire indivi-duelle, ponctuelle et subjective, surtout quand il s'agit de la portée his-torique, sociale, culturelle et éthique du suicide [127] assisté qui inviteau principe de précaution. À titre de rapprochement, on sait mieuxmaintenant sur quelle pente savonneuse le laisser faire nous entraîne.La grave crise financière récente en est, dans un autre domaine, unexemple parmi d'autres. Comment peut-on ignorer, dans le débat surle suicide assisté, le contexte actuel d'une anomie (absence de normes)fort répandue dans plusieurs domaines de la vie individuelle et collec-tive, anomie qui souvent fait sauter les balises qu'on s'est données ?

Voilà des repères, non exhaustifs bien sûr, qui ne préjugent pas desfutures orientations et pratiques concernant les problèmes complexesque les situations-limites soulèvent.

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3. Par-delà la crisede l’Église catholique, un apport

plus pertinent à la société

C'est au prêtre que je m'adresse...Si je comprends bien, quand ça allait bien,

l'Église vous appartenait.Maintenant que ça va mal,

vous venez nous dire qu'elle nous appartient.— Un pêcheur de la Gaspésie, lors d'une audience

— publique de la Commission Dumont

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Tout au long de ce livre, j'ai tenté d'explorer les affinités entre lasociété laïque et le christianisme, tout en respectant l'autonomie et laspécificité de l'un et de l'autre. Mais je ne saurais [128] mettre en veil-leuse la crise de crédibilité de l'Église catholique, et les contentieux dela culture moderne avec elle et vice-versa. Il reste que chez nous auQuébec, on semble ignorer l'évolution des catholiques au cours desdernières décennies. Il en sera question ici. Mais je ne puis parler de lacrise de notre Église locale sans tenir compte de l'autre crise, pluslarge, celle du catholicisme romain.

Des hypothèques à lever

Je vais d'abord faire état des problèmes concrets de la structure del'institution ecclésiale, parce que trop souvent on s'en tient à des géné-ralités, pour ne pas dire à des débats idéologiques loin de la réalité.

On parle beaucoup du système hiérarchique et même monarchiquede l'Eglise catholique, mais pratiquement pas de sa lourde bureaucra-tie non seulement à Rome, mais aussi dans des Eglises locales. Au

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moment où l'Église n'est plus dans la situation de la chrétienté triom-phante d'hier, la logistique bureaucratique s'est quand même accrue.On est loin de la tente biblique qu'on pouvait déplacer dans les nou-veaux chemins du peuple des croyants. Les chrétiens sont de plus enplus des « mutants » en diaspora, comme aux premiers temps duchristianisme.

L'Eglise catholique d'aujourd'hui, en Occident particulièrement, estconstituée de petites communautés chrétiennes avec des ressourcestrès, très limitées, dans un contexte qui l'invite à se décentrer dutemple vers la cité séculière et ses mobilités multiples.

On peut comprendre que les requêtes de survie de l'institution ré-clament beaucoup de temps et d'énergie. Mais ne pourrait-on pastourner en avantage cette nouvelle donne qui invite à se délester desénormes monuments de la défunte chrétienté ?

[129]

Ne vaut-il pas mieux que l'Église compte sur des équipes de travailbranchées sur des projets concrets et sur le renouvellement de la pen-sée et de la pratique chrétienne plus que sur un tas de services désor-mais au-delà de ses moyens ?

Ces considérations pragmatiques sont trop laissées pour comptedans la crise actuelle de l'Église. Bien sûr, il y a d'autres enjeux defond qu'on ne saurait passer sous silence, surtout ceux qui concernentla posture chrétienne dans la société séculière et laïque. Je pense à lacrise de crédibilité de l'Église catholique, du christianisme lui-même,et plus largement, de la religion. Cette crise a causé un malaise pro-fond qui s'est exprimé de multiples façons chez de très nombreuxlaïques.

Ce malaise, on le trouve également chez de grands et saints théolo-giens comme Yves Congar et Karl Rahner. On le trouve autant au-dedans de l'Église qu'au dehors. Les fils heureux du concile Vatican IIne se sont pas reconnus dans la restauration récente du système ecclé-sial qui prévalait depuis quatre siècles. Dieu qu'il est difficile d'abor-der de front cette crise, de la mettre en débat et même de travailler àfaire Église autrement ! Plusieurs le font à la base, et cela peut nousdonner espoir. Mais la gouvernance romaine ne cesse de nous décré-

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dibiliser aux yeux de nos contemporains, disent certains. Bien deslaïques, prêtres et même évêques signeraient cette remarque.

L'infaillibilité est une des figures emblématiques du catholicisme.Depuis quelque temps, les nombreuses prescriptions romaines sontimposées sans la moindre possibilité de discussion, débat ou discer-nement critique. C'est comme si s'exerçait une crypto-infaillibilité !Faut-il rappeler ici que c'est la façon la plus radicale de museler lapensée chrétienne qui requiert toujours une liberté de conscience, dejugement et de discernement spirituel ?

Je suis de ceux qui, avec d'autres, très nombreux, pensent cela del'Église romaine qui connaît peut-être une crise de crédibilité sans pré-cédent dans l'histoire occidentale, sans compter [130] l'exaspérationque vivent tant de ses membres, parfois les plus engagés. Je ne suispas sûr que dans les milieux d'Église, on ait pris la mesure des consé-quences d'un pareil état des lieux.

Depuis cinquante ans, j'ai connu des vagues (successives) d'impli-cations de laïques dans l'Église. Or, si les uns après les autres ils quit-taient les lieux, c'est qu'ils se rendaient compte qu'ils ne pouvaient êtreque des exécutants, des courroies de transmission. Dieu qu'il est diffi-cile de poser le problème si tant est qu'on soit conscient de sa gravitéet de sa récurrence !

Voyons d'abord les angles morts

Le fait que tout soit codé dans l'Église catholique (d'aujourd'huicomme d'hier) n'encourage pas la créativité et l'initiative et, surtout,conditionne l'inquiétante passivité des catholiques.

Ériger l'obéissance comme critère hégémonique, c'est compro-mettre la formation d'une conscience adulte et d'une foi adulte. C'estainsi que l'on a modelé les structures mentales des catholiques depuisle concile de Trente jusqu'à tout récemment.

Les protestants ont développé davantage une foi plus personnelle,un discernement spirituel articulé à une conscience plus autonome etplus autodéterminée, d'où une foi plus réfléchie. Sans compter le poidsdécisionnel qu'on y donne aux communautés chrétiennes.

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C'est dans cette problématique qu'on peut mieux comprendre etpréciser le conflit entre l'Église catholique et la culture moderne, d'unepart et, d'autre part, le décrochage de l'Eglise chez une majorité de ca-tholiques dans beaucoup de pays dits développés.

Bien sûr, d'autres raisons expliquent cette rupture. Mais celle-ci atrait à une requête qui concerne des défis et des appels importantsdans la pratique chrétienne et pastorale à laquelle tous les catholiquessont confrontés présentement. [131] Et cela touche jusqu'aux rites depassage comme le baptême, le mariage et les funérailles. Ce sont dé-sormais des rassemblements qui regroupent des gens de diverses pos-tures aussi bien religieuses que non religieuses, même chez ceux quiréclament de tels rites. On est bien loin de l'unanimité culturelle et del'homogénéité religieuse d'hier, mais plutôt dans une société pluraliste,pluralisme qu'on retrouve jusqu'au sein de l'Église. Redisons-le, lescatholiques ne sont pas une secte qui, on le sait, se voudrait totalementunanime et en opposition au monde extérieur. Toute Église doit aucontraire tenir compte de la société dans laquelle elle s'inscrit. Au-jourd'hui, le confessionnalisme tout terrain décrédibilise tout autantl'Église catholique et ses membres que le christianisme lui-même. His-toriquement, celui-ci a été porteur d'une riche diversité culturelle etreligieuse, et de nombreuses traditions. Cela s'est estompé avec la« chrétienté » où Église, société et culture uniforme ne faisaient qu'un.On a connu cela chez nous. Conserver ce modèle, cette posture, ycompris au sujet de l'école, ce serait pour les catholiques s'aliéner eux-mêmes du nouveau contexte que je viens d'évoquer.

Voilà un énorme défi de pertinence auquel ils sont trop peu prépa-rés. Les beaux discours sur le peuple de Dieu ou sur le sens universeldu mot « catholique » sont passablement décrochés du nouveau con-texte historique, pluraliste, du peuple actuel et de la société laïque,sans compter le pluralisme des postures chez les catholiques eux-mêmes. Or, l'Église romaine ne cesse présentement d'imposer l'uni-formisation, de faire de chaque Église locale une copie conforme del'autre. Rome impose un unanimisme, toujours sous la forme d'uneobéissance inconditionnelle. Ce carcan bloque plus ou moins le re-nouvellement et la création de pratiques locales plurielles, davantageaccordées aux requêtes actuelles. Heureusement, ce n'est pas toujoursle cas.

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Les nouveaux encadrements pastoraux mis présentement de l'avants'inscrivent souvent dans une logique d'obligation [132] sans égard àla diversité des demandes libres. Reste entier le stimulant défi deconstruire des démarches pertinentes où les « demandants » devien-draient des acteurs. « Pars avec eux » soufflait pourtant l'Esprit saint àPierre qui voulait imposer à des gens d'autres cultures et religions, lemoule judaïque comme unique mode d'accès à la foi chrétienne. Ce« pars avec eux », je le vis régulièrement dans ma pratique confrontéeà divers chemins de sens, de vie et de foi. Étonnamment, lorsque mesinterlocuteurs se retrouvent en position d'acteurs, ils deviennent partieprenante des sources chrétiennes qui souvent libèrent le refoulé deleur culture de base et de leur héritage religieux. J'ai développé cepoint de vue dans un chapitre précédent.

Cela nous renvoie aux divers tournants historiques de l'évangélisa-tion qui ont en commun un déplacement de l'offre vers la demandesouvent porteuse des nouveaux signes des temps et de l'Esprit saintqui travaille aussi hors de l'Église. Tout cela a commencé avec le dé-bat entre Paul et Pierre dont on pourrait souhaiter une nouvelle ver-sion aujourd'hui, grâce même à des évêques qui se lèveraient coura-geusement pour fournir dans les circonstances un contrepoint pauli-nien à l'offre à sens unique de Rome, offre qui n'accepte aucune dis-cussion sur ses diktats et son pouvoir absolu. Dans le contexte de nossociétés occidentales démocratiques, toute institution, fût-ce l'Églisecatholique, se condamne à la stérilité si elle refuse tout débat de fondet toute initiative qui n'entre pas dans son modèle de la copie con-forme, alors qu'au cours de son histoire, ce qui l'a rendue très vivante,ce sont souvent les débats de fond.

Avec un certain humour, des historiens ont noté que plusieurschangements heureux et féconds survenus dans l'histoire de l'Églisecatholique ont commencé par une désobéissance, sinon une déroga-tion au code romain et à son pouvoir absolu. La Bible elle-même ré-vèle des exemples savoureux de cette dynamique qu'on trouve particu-lièrement dans la tradition [133] prophétique. Plus près de nous, lemeilleur du concile Vatican II est venu d'une dérogation des évêquesface à la curie romaine et à son « orthodoxie ». Cette brèche dans lesystème, hélas, s'est vite refermée.

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Un regard à inverser

Cela m'amène à notre propre situation au Québec. On a fait le pro-cès de notre héritage religieux sous toutes ses coutures. Mon propospartira plutôt des nouvelles requêtes du monde actuel, d'une foi chré-tienne à repenser et d'une plus grande pertinence dans la transmission.Mais auparavant, il faut s'interroger plus profondément sur le heurtentre notre société laïque démocratique et l'institution ecclésiale. Lecombat autour de la laïcité ne fait que commencer. On perçoit moinsbien qu'il se retrouve aussi dans la vie interne de l'Église.

Dans quelle mesure la posture dominante tient-elle d'une sorte debulle religieuse qui risquerait de faire percevoir l'Église comme unesecte, comme je le disais plus haut ? Au moment où, dans l'Église, leslaïques et non plus les clercs sont appelés à devenir les principauxtransmetteurs de la foi, les agents de pastorale ne pourront pas prolon-ger un système clérical lui-même voué à la désuétude.

Des études internationales ont exploré les rapports à la politiquechez les catholiques. Leurs conclusions ont beaucoup à voir avec lespropos que je viens de tenir : repli dans la bulle religieuse, passivitédes uns, et chez d'autres, inclination à soutenir des régimes non démo-cratiques, sinon autoritaires.

Le même repli dans une bulle peut toucher l'option pour lespauvres. On s'en remet alors aux œuvres sociales gérées par l'Église,et cela sans s'impliquer dans des requêtes politiques de justice sociale.Bien sûr, il y a d'heureuses exceptions.

[134]

Cela pose toute la question de la sécularité de l'Évangile. Il nes'agit plus seulement pour les chrétiens de se demander quels humainsils sont, mais aussi quels citoyens. On dit que les premiers chrétiensavaient le souci d'être les meilleurs citoyens. Est-ce bien le cas cheznous, au chapitre des communautés chrétiennes, de leurs engagementset de certaines spiritualités à la mode ?

Certes, je ne réduis pas l'enjeu à la citoyenneté des chrétiens, maisil y a là un test de vérité pour une foi chrétienne et une Église qui se

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logent sur le principal terrain où l'Évangile les veut présents et agis-sants.

Mémoire et perspectives d'avenir

Chesterton disait qu'une critique de l'Église ne fait pas de ceux quis'y livrent des hérétiques pourvu qu'elle soit inspirée de l'Évangile lui-même. Il faut se rappeler que celui-ci interpelle autant l'Église que lemonde. Il suffit de relire les prophètes de la Bible et la démarche pre-mière de Jésus de Nazareth pour mieux s'en convaincre. Souvent dansl'histoire, l'Esprit saint a passé par le monde séculier et les signes dutemps qui s'y manifestent, surtout dans les périodes où l'Église était entrain de s'enrouler sur elle-même. On peut comprendre que l'Églisefait aujourd'hui face à sa survie dans notre milieu. Mais elle ne pourrase sauver elle-même en se retirant du monde qu'elle a à servir et où,croit-elle, l'Esprit est à l'œuvre.

Faut-il s'étonner que le monde soit ici mis de l'avant ? C'est pour-tant pareil déplacement que suggère l'Évangile de Jean : « Dieu a tantaimé le monde qu'il lui a envoyé son propre Fils » (3, 16). On ne sau-rait rien transmettre au monde si on ne l'aime pas.

Ce regard positif de Dieu sur le monde propose aux croyants unerelecture de leurs sources chrétiennes pour surmonter la tentation deretomber sans cesse dans une vision pessimiste [135] du monde et del'humanité. Même ceux qui vivent l'option évangélique pour lespauvres projettent trop souvent un regard misérabiliste sur eux, ce quin'aide pas ces derniers à avoir un sentiment de dignité et à se prendreen main comme acteurs premiers de leur propre libération. Cela estcrucial pour ceux qui n'ont que leur humanité à mettre dans la balance.Ils sont le test de vérité de la société et aussi de la religion.

Mais le regard positif de Dieu sur le monde est aussi porteur d'uneautre conviction. En Jésus Christ, la bonté est plus profonde que lemal ; et dans l'Évangile, il y a le souci de libérer le fond de bonté queDieu a planté dans l'âme humaine.

Loin de moi la négation du mal et des malheurs du monde, ni desresponsabilités de lutter contre l'injustice. Mais il n'en reste pas moins

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la nécessité pour les chrétiens de le faire avec un amour profond del'être humain et leur foi en la résurrection qui marque la victoire de lavie sur la mort, de l'amour sur la haine, de la justice sur l'injustice, del'espérance sur les désespérances actuelles de tous ordres.

Qu'on me permette ici une note plus personnelle. Je suis profon-dément mal à l'aise devant les postures et les discours récents deRome qui vilipendent et souvent condamnent le monde moderne, ceque ne faisait pas le pape Jean-Paul II, et encore moins Jean XXIII. Jesuis toujours étonné de la quasi-absence du souci d'évaluer la récep-tion de ces discours par nos contemporains, condition pourtant essen-tielle au dialogue entre l'Église et le monde comme entre les autoritésde l'Église romaine et ses propres membres.

Je ne vois pas comment ce dialogue peut être possible et crédiblesans un véritable laïcat chrétien partie prenante des messages des res-ponsables ecclésiaux, de leurs orientations et de leurs décisions. Nesont-ce pas les laïques chrétiens qui permettraient à l'Église romainede mieux comprendre le monde contemporain et de lui parler d'unefaçon plus pertinente et crédible ? Se pourrait-il qu'il y ait là plusqu'un programme pour un avenir proche et lointain, mais un signe destemps et [136] de l'Esprit saint on ne peut plus impératif, particulière-ment dans les sociétés occidentales laïques et démocratiques ? Il estfini le temps où le pape et les évêques étaient les seuls définisseurs del'Église, au-dessus des vagues consultations des laïques chrétiens sanspoids véritable. L'histoire récente des synodes diocésains est, à cechapitre, navrante.

J'écris ces choses après plus de 50 ans de ministère ecclésial, « à laplanche ». Je veux servir l'Église jusqu'à la fin de mes jours. Mais jeme demande qu'est-ce que l'Évangile a à voir avec le spectre du con-dom et celui de la pilule anovulante de planification des naissances.Un exemple entre cent. N'y a-t-il donc personne qui dise à Romequ'elle ne peut plus gérer les consciences et le monde comme autemps de la chrétienté ? J'ai ici en tête ce propos de Jésus de Naza-reth : « Apprenez à juger par vous-mêmes » (Le 12, 57).

Il faut le redire, le Nouveau Testament comme l'Ancien ont encommun la référence à l'Alliance de Dieu avec les croyants commeavec son peuple. Qui dit alliance dit lien libre et responsable entre su-jets de plain-pied. Sujet debout dans la foi comme dans la vie. Sujet

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interprète, acteur et décideur. Ce statut convient aussi à notre culturemoderne et à « l'humanité devenue majeure », pour reprendre ici uneexpression du théologien Bonhoeffer. Cela concerne éminemment lestatut ecclésial du chrétien, et des Églises locales et de leurs commu-nautés. N'est-ce pas la réforme à poursuivre dans l'esprit de VaticanII ?

Dans cette foulée, on peut s'étonner qu'à Rome, on ne respecte pra-tiquement pas un principe majeur de la doctrine sociale de l'Église, àsavoir le principe de la subsidiarité selon lequel on ne se réserve pasen haut ce qui peut être mieux fait en bas. Mon vieux père disait avechumour : « On construit un escalier de bas en haut et on le balaie dehaut en bas. » Et il ajoutait : « C'est peut-être l'un des plus graves tra-vers de notre Église de vouloir tout régenter. »

Ce principe ne vaut pas seulement pour la gestion de l'Église. Ils'applique aussi à l’évangélisation et aux postures [137] morales dumagistère suprême, et surtout à l'exercice de la conscience et du dis-cernement spirituel. On ne peut contribuer à la formation d'une foiadulte si on infantilise les consciences.

Sans véritable subsidiarité, les croyants ne peuvent vivre leur ap-partenance à l'Église comme une responsabilité, encore moins commeune incitation à l'initiative. Les milliers de prescriptions de Rome etleur requête d'obéissance inconditionnelle enlèvent même aux évêquesune grande partie de leur rôle spécifique dans leur Église locale. Legrand principe d'inculturation de la foi chrétienne devient ainsi unvœu pieux. Et la diversité des chemins de l'Esprit saint se réduit àl'imposition d'un même moule prescriptif. Comment peut-on alorsrespecter la conviction de Jésus de Nazareth : « Il y a plusieurs de-meures » dans le Royaume de Dieu (Jn 14, 2), et donc aussi, plusieursfaçons d'être chrétien dans nos sociétés pluralistes en Occident, enAfrique, en Asie ? La critique du centralisme romain reste une dé-marche purement idéologique et stérile si on ne reconnaît pas le malstructurel et fonctionnel de l'Église catholique.

Bref, la « prescriptomanie » de la Curie romaine accompagnée d'unmoralisme obsessionnel finit par marginaliser la conscience et la liber-té tout en noyant aussi bien l'essentiel de la foi en Dieu que la crédibi-lité des chrétiens. À ce que je sache, Jésus de Nazareth a sabré dansles centaines de prescriptions religieuses de son temps.

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Se pourrait-il que le principal tournant actuel qui s'impose àl'Église soit de se construire davantage par en bas ? Rappelons qu'il yavait quatre critères apostoliques au premier millénaire de la vie del'Église : l'Écriture Sainte, la Tradition, le Magistère et le principecommunautaire. Ce dernier critère a disparu avec la cléricalisationmur à mur de l'institution et l'installation à Rome d'un pouvoir monar-chique absolu. Et si retrouver ce principe communautaire était unefaçon d'appliquer le principe de subsidiarité de la doctrine sociale del'Église ?

[138]

Je ne vois pas comment l'Église pourrait surmonter sa crise con-temporaine en maintenant son système institutionnel qui tente de ré-duire le Concile de Vatican II à une déplorable parenthèse ponctuelle.Le discours convenu sur l'Église peuple de Dieu n'est pas crédibledans l'état des lieux actuel.

Matière à débat

D'aucuns pourraient me dire qu'on ne saurait ramener la conditionecclésiale à son inscription dans la société, dans la culture et dans lesenjeux sociaux. Peut-être, mais je me suis inspiré de la Bible et desÉvangiles pour bien montrer que cette inscription est une composanteimportante de l'évangélisation et de ce qu'est une Église versus unesecte. Mais il y a plus.

On se fait fort de rappeler, avec raison, les apports inestimables duchristianisme et de notre Église à l'histoire occidentale. Par contre,c'est le quasi silence sur ce que le monde occidental a apporté auchristianisme et à l'Église. Ce trou noir de la mémoire chrétienne de-vrait alerter l'Église sur sa difficulté à recevoir et intégrer des apportspositifs du monde séculier. Jean XXIII avait ce souci, ce « flair »,cette oreille, cet accueil, ce respect. Il avait compris que la communi-cation dans le monde moderne accorde beaucoup d'importance auxrécepteurs. La démocratie et les médias renforcent ce phénomène in-contournable. C'est par là que les citoyens deviennent acteurs. Quandcette antenne de la réception est absente, il y a passivité, désintérêt etsouvent rejet. Toutes les gouvernances savent cela. Est-ce bien le cas

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à Rome ? Les contemporains de Jean XXIII l'ont écouté avec un grandintérêt parce qu'il a fait écho d'abord aux valeurs authentiques de lamodernité. Le plus bel exemple est l'impact mondial de son ency-clique Mater et Magistra. Au cours des dernières décennies, Rome amalheureusement été le plus souvent sourde aux réactions de tous lespublics, même celles des catholiques. Elle s'est révélée [139] inca-pable de tout retour critique, n'a pas admis la moindre erreur, a tou-jours fait la sourde oreille et rejeté la faute sur les autres. On ne sauraitmieux exaspérer les récepteurs. Encore ici bien des milieux d'Égliseont de la difficulté à évaluer la gravité de ce problème pourtant ma-jeur.

Un autre exemple, parmi d'autres, qui nous renvoie au problèmecrucial du refus des débats de fond que veulent pourtant les laïqueseux-mêmes au nom des valeurs évangéliques, est le cas du statut desfemmes dans l'Église catholique. L'Église a verrouillé à double tourcette question sous un mode de fermeture crypto-infaillible.

Parmi les débats de fond, je pourrais mentionner encore le procèsde « l'horizontalisme », qui serait une posture où la foi chrétienne se-rait réduite à un simple humanisme et au « monde d'ici-bas ». À cechapitre, certains me reprocheront peut-être de ne pas avoir fait deplace à la dimension eschatologique du Royaume de Dieu qui trans-cende ce monde. Mais comment Dieu qui a « tant aimé le monde »voudrait-il l'exclure de son Royaume ? Ce monde n'est-il pas déjà tra-vaillé par l'Esprit saint ?

Ici surgit une question doctrinale sujette à débat. Se pourrait-ilqu'en faisant du mystère chrétien de la rédemption pratiquementl'unique repère, on ait marginalisé la création et l'incarnation qui sontdes assises importantes de l'humanité de Dieu en Jésus Christ et deson amour de l'humanité et du monde ? C'est à ce niveau qu'on peutfaire émerger cette veine tenue souterraine qu'est la sécularité de laBible et des Évangiles, sécularité qui laisse entendre que les média-tions terrestres sont les premiers messagers de la révélation divine etde son projet. Les béatitudes et le jugement dernier ne sont-ils pas decet ordre ? Il en va de même des valeurs modernes de liberté, de jus-tice et de fraternité. La première route de Dieu, c'est l'aventure hu-maine (Jean-Paul II) qu'il accompagne pour l'élever jusqu'à Lui. Debas en haut, comme disait saint Thomas à propos du mystère del'incarnation. Occulter ce visage positif de la [140] foi chrétienne, c'est

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donner raison au philosophe athée Nietzche qui réduit le christianismeà une entreprise misérabiliste de culpabilisation. Les chrétiens croient-ils vraiment que la bonté est plus profonde que le mal ? Non seule-ment la bonté de Dieu, mais celle qu'il a plantée en l'être humain pourvaincre avec lui le mal, ce qui n'enlève pas la gravité de celui-ci.

On me dira que je défonce ici des portes ouvertes. Pourtant, quandje regarde les derniers siècles de la vie de l'Église, je constate que laconception pessimiste et négative de la condition humaine a été prati-quement la posture dominante. Mais comment peut-on, sur cette base,témoigner de l'espérance « ressuscitante » de la victoire de la vie surla mort, du bien sur le mal, de l'amour sur la haine, de la justice surl'injustice, de l'espoir sur le désespoir ? Nous l'avons redit dans cetouvrage.

Ceci dit, je suis bien conscient des limites de ma parole singulièrede croyant. Mais en même temps, je pense que beaucoup de catho-liques vivent le même malaise profond devant l'évolution actuelle deleur Eglise. Eux et moi ne plaidons pas pour une autre Église, maispour une Église autre dans un monde qui est en train, lui aussi, de de-venir autre en raison de ses nouveaux défis, inédits. Au nom de quoiet avec quoi pourrons-nous surmonter les indéniables échéances etseuils critiques de tous ordres auxquels nous sommes confrontés ? Jecrois que la nouvelle conscience d'être tous dans un même bateaufonde déjà un espoir susceptible de susciter une espérance plus entre-prenante et plus solidaire.

Dans un tel contexte, le souci de l'Église catholique ne peut se li-miter à sa propre survie. Il lui faut être partie prenante de cette nou-velle communauté de destin qui pourrait tous nous rassembler par-delà nos frontières culturelles, politiques et religieuses. À tort ou àraison, je pense qu'une juste compréhension des perspectives univer-salistes de la Bible et des évangiles peut nous inciter à concevoir la foichrétienne comme un modeste levain. Parmi d'autres. C'est cette parti-cipation positive qui empêchera les catholiques d'ici de se [141] cons-tituer en bulle religieuse absente du pays réel. La foi des Églises etdes chrétiens se vivra ainsi d'une manière plus saine et plus coura-geuse.

« L'Église, je ne la souhaite pas parfaite, elle est vivante. Pareilleaux plus humbles, aux plus dénués de ses fils, elle va clopinant de ce

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monde à l'autre monde ; elle commet des fautes, elle les expie et quiveut bien détourner un moment les yeux de ses pompes, l'entend prieret sangloter avec nous dans les ténèbres », écrit Georges Bernanosdans Les grands cimetières sous la lune 5.

Par delà la crise de l’Église

Comme critère de discernement spirituel, je me suis dit souvent : ilne faut pas que tes critiques de l'Église prennent le pas sur tes enga-gements en elle. Il en va de même de mon rapport à la société. Jepense avoir été fidèle à ce repère qui n'est pas le seul, bien sûr. Tel lesouci d'avoir une théologie pertinente de ma pratique, et la pratique dema théologie. Je dis cela sous un mode personnel et singulier.

Souvent l'Évangile, comme parole neuve, passe par mes propres« Je crois ». Je n'applique pas cette conviction uniquement à moi-même mais à tant d'autres chrétiens qui m'ont fait découvrir d'autresregards, d'autres sens sur la foi chrétienne et le visage de Dieu en Jé-sus de Nazareth.

On dit que l'Évangile tient à la personne de Jésus plus qu'à sonmessage. Par ailleurs, on laisse souvent en veilleuse son « Je ». « Jus-qu'ici on vous a dit. Et bien moi je vous dis ». Eh oui ! Il y a un côtésubjectif dans son message lui-même, dans son cheminement et samission confiée par son Dieu Père, lui aussi personnel dans sa révéla-tion et son rapport avec l'humanité. Comment ne pas être à l'aise avecl'importance personnelle et [142] subjective qui tient tant à cœur à noscontemporains mais qui les éloigne de l'Église quand celle-ci s'en-ferme dans un système doctrinal et juridique, et quand les chrétiens etles pasteurs se limitent trop à transmettre ce système tout défini àl'avance. On ne saurait mieux dépersonnaliser la foi.

Mais il y a plus. Au-travers de mes engagements séculiers dans lemonde laïque, j'ai été amené à repenser ma foi, à purifier mes faussesconceptions de Dieu, à repérer des signes des temps et de l'Esprit dansl'univers profane hors du terrain religieux. C'est du dedans de la men-talité laïque actuelle que les chrétiens ont à apprendre, à penser et à

5 Paris, Plon, 1935, p. 114-115.

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vivre la Parole neuve de l'Évangile, d'une façon pertinente. La menta-lité laïque leur pose déjà de nouvelles questions, et révèle parfois desinsights évangéliques qu'on ne trouve pas dans le monde ecclésial. Lecinéaste Bernard Émond en offre un merveilleux exemple concretdans ses trois films sur les vertus théologales.

On critique beaucoup le langage de l'Église qui semble incompré-hensible à beaucoup de nos contemporains ; raison de plus pour queles chrétiens renouvellent leur propre langage de foi. Mes remarquesantécédentes sur la mentalité laïque les incitent encore à intégrer cetapport précieux pour trouver les bons mots pour dire leur propre « Jecrois ».

Faut-il s'en étonner ? La Bible elle-même en ses diverses traditionssont porteuses de différents langages, de différentes cultures. Et quedire de tous les tournants de l'évangélisation qui, eux aussi, ont renou-velé le langage chrétien pour penser, dire et transmettre de nouveauxsens évangéliques et un nouvel humanisme largement tributaire designes laïques du temps.

Tout cela pour dire que les chrétiens d'ici, et j'en suis, bien sûr, ontà ouvrir d'autres chemins de sens et de foi. Cela ne se fera pas sansancrages dans le pays réel d'aujourd'hui. Dans la citation qui va suivre,Fernand Dumont présente ce défi comme un pari, pari qui s'accom-pagne d'un renoncement à certaines certitudes, et d'un consentementde conversion au [143] réel du monde actuel et au Dieu autre que ce-lui de plusieurs croyances religieuses. Bien sûr, il y a un drame spiri-tuel dans la conscience chrétienne devant les nombreuses crises desmondes profane et religieux. De cela, il sera fait écho dans le prochainchapitre.

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Comme mes contemporains, j'aurai vu s'effondrer une Églisetriomphante [...] Au milieu des décombres, j'ai tâché de ne pas melaisser submerger par le scepticisme au point d'en faire une sa-gesse. J'ai voulu savoir si, parmi les ruines, il ne fallait pas procé-der à un réexamen qui exclurait aussi bien les anciennes servi-tudes que le cynisme affiché en certains quartiers. Chrétien, j'aitâché, autant que possible, de ne dissimuler ni les convictions niles incertitudes que je mets en cette appartenance. Si la foi est vi-vante, elle ne se refuse pas au questionnement. On ne croit pas enDieu, surtout à notre époque, comme on adhère du bout des lèvresà une opinion [...] Alors que la tendresse de la terre m'est pluschère que jamais. L'heure me semble venue, pressé par le temps,de redire mon propre pari.

Fernand Dumont

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SOCIÉTÉ LAÏQUEET CHRISTIANISME.

Chapitre V

UNE AVENTURE SPIRITUELLE

DE LA CERTITUDE AU RISQUE

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Dans cette dernière étape, je vais aborder les valeurs chrétiennesd'une façon très existentielle, à savoir à partir de ma propre aventurespirituelle. J'y dirai donc plus facilement « nous » pour dire ma com-munion avec mes frères et sœurs chrétiens mais aussi avec tous ceuxet celles qui, sans l'être, se reconnaîtraient dans l'une ou l'autre de cespages.

1. Intériorité et engagement

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Dans un ouvrage récent, j'ai abordé les rapports entre l'intériorité etl'engagement 6. En y revenant, je me rends compte que j'ai peu parléde ma propre expérience intérieure. C'est peut-être à cause de monallergie à la culture narcissique actuelle et aux confessions les plusprivées et intimes projetées en public dans les médias. Bref, égo inc,étalé, publicisé, magnifié, « cosmétisé » sans pudeur, parfois même demanière indécente.

Par ailleurs, on ne peut éviter de réfléchir sur ce qui relie nos itiné-raires personnels et l'histoire commune. Par exemple, l'éclatement dela chrétienté dont j'étais partie prenante n'était pas sans retentir dansmon âme et conscience. À la fois comme une blessure et une libéra-tion. Déjà à ce moment-là, je ne [148] croyais plus comme j'avais cru.Ce choc culturel et spirituel était autrement plus profond que celui quedécrivent les grilles qui font état de chacune des étapes de la vie avecleur style propre de penser, de croire, d'espérer ou de désespérer. Maisjamais dans l'effondrement de mon premier héritage je n'ai vénéré lescendres mortes de la défunte chrétienté de ma jeunesse. À tout le

6 Du jardin secret aux appels de la vie, Essai sur l'intériorité et l'engagement,Fides, 2005.

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moins, dirais-je, les fragments éclatés de cette mémoire se sont échap-pés comme d'une volière ouverte.

Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai pu mieux décanter le bon, lemoins bon, le pas bon de mon héritage religieux. Il y avait là plus quele drame spirituel d'une certaine perte. Je me disais : comment peut-onfaire à ce point table rase des quatre siècles de résilience admirable denotre peuple et de la foi qui l'ont inspiré ? Plus scandaleuse m'appa-raissait la légèreté jubilatoire de cette « vente de feu ».

Mais emporté par mes participations aux réformes de la sociéténouvelle en construction, je me souciais peu de mes troubles inté-rieurs. Ceux d'une foi traditionnelle sans résonance en moi, et ceuxassociés à une foi autre qui n'avait pas encore les mots pour se dire.Certes, ce ne sont pas les idées qui me manquaient, ni les luttes à me-ner, ni les projets à réaliser. Mais si peu d'intériorisation, de vie inté-rieure, de moments de prière hors des tâches formelles de la liturgie.L'essentiel étant mes engagements sociaux évangéliques. Ceux-cis'accompagnaient d'une « idéologisation » politique dans la sociétélaïque en gestation.

C'est paradoxalement sur ce terrain que j'ai vécu une conversionintérieure. Elle m'est venue d'engagés chrétiens qui m'ont profondé-ment interpellé. Je pense particulièrement à des confidences de cer-tains d'entre eux qui me disaient : « On milite depuis plusieurs an-nées... On s'est en quelque sorte vidés intérieurement... On n'a pas laspiritualité de notre action. » Quelques-uns parlaient de leur erranceintérieure, d'autres se demandaient s'ils avaient encore la foi : « C'estcomme si Dieu était devenu un étranger dans ma vie ».

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Ils me renvoyaient à ma propre sécheresse spirituelle. Dans unpremier temps, j'ai vécu avec eux ce qu'ils appelaient « L'Évangileintérieur » et leur propre « Je crois ».

Moi aussi je m'engageais dans ma propre aventure spirituelle, quin'a cessé depuis ce temps. Souventes fois, ce sont des laïques chré-tiens qui m'ont « réaligné » sur le chemin de l'Esprit. Preuve qu'onreçoit la foi d'un ou d'une autre. Il n'y a pas de foi sans modestie. Pourparler comme un curé, je dirais qu'on est pasteur les uns des autres. Et

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cela ne se vit pas sans une communauté de partage. C'est d'abord làque se loge l'Église.

Reste entier le mystère du Dieu absent si bien évoqué par Job dansla Bible. « Si je vais vers l'Orient, il est absent ; vers l'Occident, je nel'aperçois pas. Quand je le cherche au Nord, il n'est pas discernable ; ilreste invisible, si je me tourne au midi (Jb 23, 8-10). En écho Pascaldira : « Cet étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré ». Qui n'a pasvécu pareil creux de sa foi dans son rapport à Dieu, et même à JésusChrist ? Surtout aujourd'hui alors que, plus que jamais, l'existencemême de Dieu a cessé d'être une évidence. Combien d'entre nous, demon âge en tout cas, ne peuvent s'appuyer sur les certitudes d'hier ?« L'absence de Dieu nous hante d'une manière plus intense que sa pré-sence autrefois familière ». (F. Dumont)

Dans le groupe de cheminement spirituel que je viens d'évoquer, ledéfi était largement partagé par la plupart, quand nous réfléchissionssur l'évolution de notre foi dans le contexte de la culture moderne. Ons'est rendu compte que dans la Bible, il n'y a aucune démonstrationformelle de l'existence de Dieu, mais plutôt des rencontres entrel'homme et Dieu ; souvent dans un décousu, ou entre les mailles desmontages religieux et normatifs des hommes. Il y a quelque chose defascinant dans la culture biblique : Dieu et l'homme se parlent, se dis-putent et s'aiment. « Je veux, dit Job, faire à Dieu des remontrances...Je te parlerai d'abord et tu répliqueras » (Jb 23, 3.22). Et chez le pro-phète Osée, une querelle « d'amoureux » sert de métaphore.

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Cette teneur affective de la Bible rejoint l'importance qu'a prise au-jourd'hui l'affectivité. Une certaine morale rigide d'hier n'aidait pas àdécouvrir cette complicité de cœur avec un Dieu qui a été et est en-core de tous nos sentiments. Cette intimité apporte une joie intérieureà pareille aventure mystique. Cela, je ne l'avais jamais connu dansmes froides luttes de justice et mes fièvres idéologiques.

Mais il n'y a pas que l'affectivité dans l'aventure intérieure, il y aaussi une intelligibilité enrichie, et précieuse pour une foi plus lucideet profonde. Nous nous approchons de Dieu souvent à partir de ques-tions que nous voulons bien poser sur nous-mêmes au plus secret denotre vie. C'est peut-être un des sens de Jésus Christ. « Fils del'homme ». Nulle part dans l'Évangile Jésus ne s'est proclamé Dieu.

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Dieu s'est vidé de sa divinité (Ph 2, 6-8), pour se révéler à traversnotre humanité. C'est avec ce Dieu-là que j'ai cheminé depuis le tour-nant dont j'ai parlé plus tôt. Un Dieu en devenir avec nous et non unpoint fixe. Comme un moyeu de roue qui tourne sur elle-même.

Dans mon aventure spirituelle, j'ai vécu avec bonheur des convic-tions libérantes, un peu comme le surgissement gratuit de Dieu dansl'histoire, dans nos propres histoires, et cela en son envoyé, son Fils, leVerbe fait chair comme la nôtre. En lui, la présence de Dieu est à lafois offerte et voilée. Avec lui, on ne peut enfermer la foi et son lan-gage dans des dogmes qui prétendent dire tout de Dieu et du Christ.Même le Jésus de Nazareth n'est pas enclos dans quelques limites quece soit.

Personnage inclassable, écrit Joseph Moingt, qui ne se laisse pas en-fermer ni dans le monde de la religion ni dans la pensée éthique, ni dansl'action politique, mais qui se situe aux jointures de tous ces domaines, lestraversant tous sans se laisser refouler de l'un dans l'autre, pour montrerque la révélation de Dieu n'est pas circonscrite par le tracé du rituel, ni ab-sente d'aucune dimension de l'existence humaine... cela [151] ex-plique la complexité de sa figure pour ses contemporains et l'attirancequ'elle garde pour nous, si nous savons l'interroger. À une époque où ducôté des croyants comme des incroyants, les contours du paysage religieuxse brouillent et s'effacent 7.

Ces propos théologiques et mystiques disent bien ce qui est devenuprogressivement mon itinéraire spirituel au cours des dernières décen-nies et ses impacts sur mes engagements et sur l'évolution de ma foi.Un peu comme si Jésus de Nazareth introduisait l'histoire et nos his-toires en Dieu et son Royaume. Mon ancrage laïque, je le redis, m'apermis de comprendre que « la tradition chrétienne a toujours répugnéà l'enlisement dans le sacré » (F. Dumont).

L’Évangile est un germe, c'est ce qui me permet de concevoir etvivre mon travail de prêtre comme un ensemencement dont je ne saisl'heure des fruits. J'y reviendrai dans la deuxième partie de ce chapitre.Au-delà de ce geste du semeur, le croyant d'aujourd'hui - et j'en suis -s'avance sur des terres inconnues. Que ce soit dans la nécessaire réin-

7 Joseph MOINGT, L'homme qui venait de Dieu, Paris, Cerf, 1993, p. 54-55.

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terprétation de la tradition chrétienne ou dans son inscription dans lasociété laïque et ses nouveaux débats en cours. Sans ces risques, lecroyant se réfugiera dans une foi absente des enjeux importants de sontemps et de l'Esprit qui y travaille. C'est dans cette foulée que je metstous mes investissements depuis un bon moment. Même ma modesteexpérience mystique y est mise à contribution, comme on vient de levoir. Une telle démarche est loin de mes certitudes. Elle s'accompagnede bien des questions non résolues, y compris de tâtonnements etd'échecs. Jésus de Nazareth a connu et vécu cela. Perdre sa vie. Re-commencer à se définir dans l'évolution, dans les changements cultu-rels.

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Plus l'époque est confuse et angoissante, écrit Dumont, plus on esttenté de chercher un itinéraire sur qui aiderait, faute d'arriver à mettresur place les coordonnées enchevêtrées de son temps, à se placer àl'écart sur les rails bien tracées d'un chemin de salut. Alors qu'il estdemandé de s'avancer sur des terres inconnues, d'y faire lever des si-gnifications que la foi n'a pas encore nommées... la spiritualité chré-tienne est l'exploration hasardeuse, en avant des formules, dans uneexpérience dont les balises n'ont pas de noms chrétiens 8.

On ne saurait mieux dire le défi chrétien dans la société séculariséeet laïque. Pour se réinterpréter, le christianisme doit à ses risques etpérils ne jamais dissocier « sa propre aventure de celle de la civilisa-tion ». C'est lorsqu'il a fait cela qu'il a été le plus vivant, créatif et per-tinent. Trop de milieux d'Église se constituent en « serre chaude »,sinon en chapelle ardente. Comment éviter ces déplacements quand onsait jusqu'à quel point Jésus de Nazareth s'est déplacé, exposé et logélà où on s'en attendait le moins ?

Qui sait s'il ne faut pas accepter le clair-obscur et le demi-jour denotre foi qui se déploie dans des chemins incertains ? À trop vouloir laparfaite orthodoxie doctrinale, on oblitère les libertés fécondes, lesquestionnements gratuits, la diversité des chemins de l'Esprit, la ri-chesse symbolique et l'initiative créatrice. Derrière le dogmatisme setapit une posture de refus du risque. Quand j'étais jeune prêtre, unvieux curé m'avait dit : « Moi je n'avance pas si je ne suis pas absolu-

8 Op. cit., p. 123-124.

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ment sûr ». Avec un peu d'impudence, je lui avais rétorqué : « Heu-reusement que vous ne vous êtes pas marié » !

Le cri de Nietzsche m'habite toujours : « Comment avons-nous faitcela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? »

S'il est une certitude intérieure, elle ne tient pas de cette posture sé-curitaire et absolutiste. Mais cette mystérieuse certitude [153] de Dieun'appelle pas moins une conviction aussi résolue que profonde, re-vêche au désabusement qui, hélas, est très répandu, mais tout autantaux opinions changeant au gré des modes du jour. Peut-il y avoir con-viction ferme quand le croire est chassé du savoir et des pratiques detous ordres ? Ce qui m'amène à mes propres pratiques, et aux sens quiles fondent.

2. Une autre pratique

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Ici aussi je fais état de ma situation actuelle en relation avec ce queje vis avec d'autres chrétiens. Je débute avec une autre citation de Fer-nand Dumont, ce laïque qui a marqué positivement l'Église du Québecet le christianisme d'ici. Dumont évoque la libre circulation de la foisouvent dans des multiples chemins de traverse porteurs d'avenir.

Ces itinéraires de croyants qui, à l'intérieur ou dans les marges, ontcherché les raisons d'être de leur foi. C'est cette histoire souterrainequ'il faudrait raconter. Elle est difficile à interpréter, car elle se dé-roule dans l'intime des consciences, dans des entrelacs complexes. Ilse pourrait que là se profilent les promesses de l'avenir [...] De partoutrenaissent des vieilles pousses et réapparaissent de nouvelles. La re-cherche d'une identité chrétienne se poursuit mieux au ras de sol 9.

Tout se passe comme s'il y avait un renversement de la pratiquepastorale que je vais expliciter dans ma propre pratique. Je souligned'abord trois apories et a priori.

9 F. Dumont, Une foi partagée, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 293-297.

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A. Le définitif et l’univoque

Il faut le redire : l'Église catholique est une « institution arrivée »où tout est codé de part en part : la doctrine (les dogmes), les règles (ledroit canonique), la liturgie, la morale et bien sûr, la gouvernance. Celourd appareillage est bien loin des multiples chemins et du ras le soldont parle Fernand Dumont. D'autant plus que ceux-ci se vivent horsde l'institution. « Allez aux départs des chemins », disait pourtant Jé-sus à ses disciples. N'est-ce pas précisément là que se logent la plupartde nos contemporains en matière de religion, de croyances et de cul-ture chrétienne ? Je vis cela quotidiennement dans ma pratique pasto-rale. « Pars avec eux », soufflait l'Esprit saint à Pierre quand il a ren-contré le païen Corneille et les siens. Un peu comme Abraham qui« partit sans trop savoir où il allait » (He 11,8).

Dans ma pratique, je suis confronté constamment à ouvrir avec« eux » de nouveaux chemins de sens et de foi. Démarche qui exigeaussi plus de liberté, de discernement, de créativité et d'imagination.Ces valeurs sont chères à la culture moderne, plus proactive et inscrip-tive. On adhère, on s'implique, on appartient dans la mesure où l'onpeut y mettre ses touches personnelles et sa propre expérience hu-maine et spirituelle. « La messe, me disait une jeune femme, c'est unpeu comme si vous m'invitiez à un repas, à la condition que je ne disepas un mot... c'est à cause de cela que je vais célébrer l'eucharistiedans l'église des évangéliques ».

« Pars avec eux, c'est moi qui te les envoie ». C 'est ce que je disdès le départ à mes interlocuteurs, pour leur faire sentir que je ne suispas un fonctionnaire de la religion. Et pour leur faire réaliser que c'estDieu qui les accueille, et qu'il est déjà là dans leur vie, leur amour ouleur enfant à baptiser dont ils sont les principaux acteurs pour toute lavie. Ce premier apprivoisement entre nous a souvent des suites heu-reuses dans l'itinéraire que nous entreprenons ensemble. Alors, le ri-tuel prend un tout autre sens, dynamique.

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B. De l'encadrement obligéau libre cheminement

La deuxième aporie tient de l'illusion d'un parcours déjà tout bali-sé. Autrefois, la religion rythmait le déroulement de la vie et de la so-ciété. Tout l'ordre social et moral était religieux. L'Église encadrait lesinstitutions : famille, école, système social, fêtes de l'année, et biensûr, les étapes de la vie. La tradition invitait à reproduire les mêmespratiques, les mêmes repères, la même philosophie de la vie. Bref, laroute principale était toute définie, balisée par la religion, et cela de lanaissance à la mort et son au-delà.

Aujourd'hui, nous sommes dans un tout autre contexte, dans unstyle de société, des styles de vie, des styles de religion de plus en plusdiscontinus, ponctuels, par « petits bouts ». C'est encore plus évidentau plan religieux. On y pense à certains moments et pas longtemps, oulors des rites de passage (baptême, mariage, funérailles). Bouts deprière, appels d'urgence, cris du cœur, moments de grâce, instants devérité. En pastorale on joue la carte de nouveaux encadrements quisont mal acceptés par les gens ; ce qui nous décourage. Comme si cetencadrement était peu réaliste, et au-delà de nos moyens.

Peut-être nous faudrait-il relire la Bible et les évangiles avec desyeux neufs. On y verrait que tout se joue par petits bouts de chemin.Une révélation de Dieu en pointillé, dans des rencontres ponctuelles,de courts récits, des moments de grâce (transfiguration). « Comme enpassant » (Emmaùs). Au hasard des appels fortuits sur la route de Jé-sus. Jésus et les deux disciples en chemin, le pain partagé chez eux, sadisparition. L'eucharistie au cœur de la vie. Une absence qui ne signi-fie pas le vide mais l'ouverture, l'attente, la gratuité, le Dieu caché,disponible. Quelque chose d'une foi aventurée, risquée. Avec d'inévi-tables déceptions, des mémoires blessées, des désirs impossibles, desrévoltes à surmonter. Eh oui ! Emmaüs, c'est l'eucharistie d'aujour-d'hui, avec ses nouvelles [156] modulations de présence réelle et d'ab-sence libre. Ça aussi, c'est d'une actualité brûlante. Je retiens l'expres-sion évangélique : « chemin faisant ».

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Voyons un exemple de bout de chemin dans l'itinéraire d'une jeunefemme, qui a débouché sur la découverte et la rencontre de JésusChrist et son Évangile.

Je vais bientôt avoir vingt-cinq ans. J'ai vécu jusqu'ici au jour le jour.Je n'ai reçu aucune éducation religieuse. Et voilà que je me pose des ques-tions que je n'avais pas prévues : « je crois en quoi au juste ? J'espèrequoi ? » Je me sens vide intérieurement. Quand je dis cela à mes parents,ils pensent que je suis malade mentalement. « Tu as tout pour être heu-reuse, qu'est-ce qui te prend ? » Effectivement, j'ai tout, et pourtant, c'estcomme si par en dedans, je ressentais un manque profond sans avoir la ca-pacité de le nommer. Craignez pas, je ne suis pas suicidaire. J'ai commeun besoin d'âme. Cette ouverture béante au fond de moi doit bien avoir unquelconque sens. Je me prends parfois à envier les esprits religieux. Je nesais pas souffrir. C'est pourtant une réalité de la vie à assumer. Parfois re-bondit en moi la question de Dieu, de façon très forte. Besoin de l'Autreavec un grand A. Je me demande si ce n'est pas ça la source de l'expé-rience religieuse... Je vois ça du côté humain, mais en plus profond. Mêmemes doutes sur Dieu, je les vis comme ça...

Il y a du mystère au fond de la conscience humaine, et ce n'est pascomme de l'inconnu ou de la noirceur. Au contraire, tu soupçonnes qu'il ya là de la lumière, du sens caché, de la force... Un peu comme les trousnoirs dans le cosmos, ou le petit coquillage qui porte tout le chant de lamer en lui. J'avoue que ça me fait du bien, ça me dynamise de réaliser pa-reille chose. [157] Ça me fait remonter du dedans de mon vide, de monmanque. Si c'est ça l'expérience religieuse, c'est plus intelligent qu'on ne ledit...

Rien ici d'un langage magique, ésotérique. Plutôt un questionne-ment existentiel en contrepoint à un sentiment profond de vide spiri-tuel. Cette jeune femme évoquait dans ce récit de vie son scandale de-vant tant d'adultes qui « se vantent de ne plus croire en rien ni per-sonne ».

Et mon thérapeute semble totalement ignare des choses de l'âme, sinonfermé à toute considération de cet ordre. Il me faut chercher ailleurs, maisoù ? Le monde religieux m'est tellement étranger ! Et mon milieu me trou-verait « gnaiseuse » si je me tournais de ce côté-là. J'appartiens à une gé-nération de la solitude spirituelle, depuis que celle qui m'a précédée nenous a presque rien transmis de l'héritage religieux de l'histoire humaine...en tout cas rien de vivant et d'inspirant là-dedans.

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C'est, comme par hasard, lors d'une visite chez une de ses amieschrétiennes, qu'elle a lu un bout d'Évangile qui a déclenché unéchange avec cette croyante qui par la suite, l'a amenée dans ungroupe de jeunes chrétiens. « J'ai trouvé là une complicité, une com-préhension, et surtout un lieu de rencontre avec Jésus de Nazareth etson formidable message. Qui sait si ce n'est pas là la figure de l'Églisede demain, comme au début du christianisme ? »

Dans son testament spirituel, mon confrère Paul Tremblay évoquela pratique pastorale qui répond davantage aux requêtes de la cultured'aujourd'hui et de la pédagogie évangélique.

La nouvelle posture de base de l'Église et de sa pastorale demanded'être présent de manière significative aux moments importants de la viedes gens. Comme [158] « en passant »... rien que cela ? Oui, mais tout ce-la. Une présence pertinente, intense, désintéressée. N'est-ce pas la postureinitiale de la transmission de la foi ?

Avant d'être consigné dans les temples, dans les écoles, dans desécrits, l'Évangile a d'abord été proclamé sur les routes, au hasard des ren-contres de la vie...

Cette façon de voir dérange et inquiète. Nous sommes habitués auxchemins balisés, depuis la naissance jusqu'à la mort. Or, il est évident queles gens en général suivent de moins en moins les chemins que la pastoralea tracés pour eux. Il apparaît de plus en plus que tout ce que les agents depastorale peuvent faire avec eux, ce sont des bouts de chemin en directionde Dieu de l'Évangile. Un bout de chemin à l'occasion d'un deuil, d'unbaptême, d'un événement marquant...

La pastorale d'aujourd'hui risque de s'épuiser en vain à trop vouloiragencer de longues démarches qui s'enchaîneraient tout au long de la vie...Il revient aux agents de pastorale d'être des accompagnateurs pertinents, letemps d'une route. Évidemment, cela donnera des parcours de foi plus dis-continus, ponctuels, partiels (comme dans la Bible et les évangiles). Oui,des itinéraires en pointillé, non plus linéaires comme avant. Mais l'Espritsaint qui nous précède sur ces routes est bien capable de relier ces bouts dechemin, d'assurer les convergences, de tracer de véritables itinéraires defoi...

La principale préparation aux sacrements c'est celle que la vie elle-même, irriguée par l'Esprit de Dieu, occasionne. Par exemple, le couplequi décide de donner la vie à un enfant fait un geste de foi véritable car,aujourd'hui, donner la vie, c'est un acte de foi en [159] la vie et en l'avenir.Ce couple prend une décision qui va le conduire à des multiples gestes de

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don et de générosité. Ils vont devoir changer toutes leurs habitudes : loi-sirs, nuits de sommeil, budgets, déplacements, etc… Le baptême viendradire que Dieu a vu leur générosité, qu'il protégera aussi la vie de cet enfantjusqu'en la vie éternelle...

C'est ainsi que les sacrements deviennent des points de ravitaillement,de réconfort, de reconnaissance pour des humains souvent épuisés, incer-tains et pourtant généreux sur la route de leur vie 10.

Je vis intensément des expériences comme celles que Paul vientd'évoquer. Nous sommes plusieurs à penser et à agir comme cela dansl'Église de la base, partout où l'on se donne une saine liberté. Une li-berté qui se démarque des décrets même les plus récents de restaura-tion des contrôles d'hier, au nom d'une orthodoxie aussi rigidequ'étroite dont la langue est si loin des paroles vives, d'âme et de foide nos contemporains, y compris des fidèles pratiquants ! Ces irritantshors de l'essentiel les éloignent davantage de l'Église.

La Bonne Nouvelle évangélique ne réclame-t-elle pas une paroleneuve ? Aurait-on oublié que dans la Bible et les évangiles, l'histoire,la grande comme la quotidienne, la vie elle-même, ne se répète pas ?Et Dieu non plus. Jésus, dans l'Évangile, n'est jamais là où sont nosévidences.

Je n'écris pas ces choses pour faire un autre procès, mais pour plai-der une plus grande liberté d'initiative, de créativité, d'imaginationqu'appelle la formidable tradition prophétique de nos sources chré-tiennes. Avec leurs nombreuses richesses tenues en réserve pour nosnouvelles soifs de vie, de sens et de foi. Les nouveaux arrivants d'au-jourd'hui et de demain, fût-ce par leurs [160] questions, pourraientbien être les avant-postes de l'Esprit saint et les atouts de notre proprerenouvellement spirituel et pastoral. Toute l'histoire biblique et chré-tienne témoigne de ces détours re-créateurs. Nous y préparons-nous ?Je le redis, c'est peut-être la tâche la plus à notre portée, même si noussommes peu nombreux et avec des moyens de plus en plus limités.L'avantage de cette priorité, c'est de nous investir plus positivement etpassionnément. Personnellement, j'en retire un grand bonheur.

S'agit-il de communauté, on ne peut en parler comme si elle était làau départ, alors que souvent elle est plutôt à construire avec des bouts

10 Paul Tremblay, Par-delà l'automne, Éd. Anne Sigier 2005, p. 126-129.

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de chemin, dans le pas à pas de la patience de Dieu et de notre marchehumaine qui donne du temps au temps, de la persévérance à nosamours, à nos combats de justice, à nos modestes chantiers collectifspour une société plus juste, plus fraternelle et plus heureuse. La com-munauté chrétienne, comme l'Église, n'est pas là pour elle-même. J'aiévoqué plus haut le syndrome de la bulle religieuse, fut-ce en chapelleardente. Rappelons-nous que la grande et dynamique tradition prophé-tique n'a cessé d'interpeler les esprits religieux à partir des enjeux hu-mains, profanes (hors du temple), séculiers, laïques. Cela vaut encoreplus dans nos sociétés laïques très différentes des sociétés sacralesd'hier. Quand le souffle de l'Église s'épuise, l'Esprit saint prend le re-lais, souvent dans des chemins de traverse apparemment déserts de lafoi. Et je me dis souvent que j'ai à me convertir au travail de l'Espritsaint hors de mes sentiers. Car il y a aussi de la vérité hors de chez soi.(Paul Ricoeur)

C. Plaidoyer pour une foi plus intelligente

Une troisième aporie m'inquiète depuis un bon moment, à savoirl'illusion de penser que le fait d'être porteur du message du Christnous rend automatiquement pertinents. Dans une société plus ins-truite, la posture anti-intellectuelle décrédibilise [161] la pastorale.Sans compter l'appauvrissement de l'intelligence de la foi. Qu'on mepermette ici de citer l'encyclique de Jean-Paul II sur la foi et la raison :

Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisseavoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand dangerd'être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, uneraison qui n'a plus une foi adulte en face d'elle n'est pas incitée à s'intéres-ser à la nouveauté et la radicalité spirituelle de l'être humain... audace de laraison et assurance de la foi vont de pair (n° 48).

J'aime bien la métaphore de Jean-Paul II : « C'est avec les deuxailes de la foi et de la raison que nous nous élevons en humanité pouraller à Dieu ». Le pape plaide ici pour un croire intelligent, réfléchi,d'esprit, de cœur et d'âme. Bref, un croire, capable de fonder les rai-

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sons de son espérance, pour reprendre ici l'expression de saint Pierre(1 P 3, 15). De récents messages de Benoît XVI vont aussi en ce sens.Dans une époque où se sont défaites tant de certitudes et d'évidences,le croire chrétien doit se faire plus intelligent, plus interprétatif et plusouvert au questionnement. Mais il faut bien avouer aussi qu'une Églisequi étouffe les débats de fond en elle-même et avec le monde, trahitces requêtes pastorales d'intelligence que je viens d'évoquer.

Encore ici, je veux souligner pareille chose dans ma propre vie deprêtre. Je suis régulièrement mis au défi de la pertinence évangéliqueet culturelle sur tous les terrains de mon ministère et de mes engage-ments religieux et séculiers. Les invités aux baptêmes, mariages etfunérailles couvrent toute la gamme des diverses postures religieuseset non religieuses. Ce défi quotidien me demande un énorme et patienttravail de pertinence. Rien de répétitif et de prédigéré. Beaucoupd'imprévisibilité et d'inattendu. Le pluralisme, je le vis à fond avecune conscience croissante de sa complexité. Comment peut-on nierpareil défi ? Malgré mes 50 ans [162] d'expérience et de ministère, jedois admettre modestement qu'il m'arrive assez souvent d'être « endessous de la coche ».

Ce plaidoyer pour une foi intelligente ne tient pas seulement de laraison. Le discernement spirituel - cette référence fréquente à VaticanII - renvoie au jugement judicieux, au sens moral, au « senti » (BlaisePascal), à la rectitude intérieure, à l'à-propos culturel aussi bien sécu-lier que religieux. À ce dernier chapitre, j'ai toujours été étonné de lapauvreté des bibliothèques de certains prêtres et agents de pastorale.Le saint curé d'Ars a travaillé intellectuellement toute sa vie, mêmes'il était dans un milieu peu instruit. À plus forte raison, le prêtre d'au-jourd'hui se doit d'être « cultivé », sinon il ne peut déchiffrer les« signes des temps », ce qui est un des traits marquants du concile Va-tican II Ce n'est donc pas uniquement la tâche des théologiens d'uni-versité. Une homélie ne peut se passer d'un travail patient et soutenude la pensée. À cette requête, j'en connais plusieurs qui rétorquent« Moi, je parle de la vraie vie », comme si celle-ci, comme la foi,n'avait pas besoin de profondeur d'esprit pour comprendre, révéler ettransmettre ses trésors.

Cette posture anti-intellectuelle ne fait que renforcer le préjugé quiréduit le « religieux » à l'irrationnel, à la mentalité magique. Sanscompter le fait on ne peut plus inquiétant révélé par toutes les en-

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quêtes : « Plus on est instruit, plus on s'éloigne de la religion ». Dansles milieux pastoraux on se prête rarement à un examen sérieux de cedéficit très grave. Depuis quelque temps, on tend même à se limiter àune spiritualité enroulée sur elle-même dans un univers religieux res-treint qui tient lieu de la totalité de la vie et du sens. Faut-il rappelerque les périodes les plus riches et intenses de l'histoire du christia-nisme ont été celles où l'on a repensé la foi chrétienne à même lesnouveaux tournants historiques ? Celui d'aujourd'hui en est un majeurqui incite à un profond renouvellement de la pensée chrétienne et desnouveaux apports possibles du christianisme. On ne me fera pas ac-croire que l'on pourra relever pareil défi sans un fort investissement del'esprit. On ne joue pas de l'Esprit saint « par [163] oreille » ou commesubstitut de notre propre travail de compréhension de ce qui nous ar-rive. Si tant est qu'on reconnaisse la portée de la nomination et du sensde la troisième personne de la Trinité, et du rôle majeur que l'Espritsaint joue dans les tournants de l'histoire du salut. Cela déborde detoutes parts, même les requêtes de nos sociétés plus instruites quecelles d'autrefois. Il serait dommage qu'on juge ces propos méprisants.Car ce souci vient de ma propre pratique pastorale où je dois accepterhumblement de me renouveler sans cesse dans les tâches les plus quo-tidiennes d'évangélisation et de sacramentalité.

D. Une foi plus aventurée

Je vis cela passionnément en pensant que depuis la Bible et lesévangiles, la dynamique principale en est une de foi aventurée depuisle risque premier d'Abraham qui partit sans savoir où il allait, avec lesseuls appuis de la promesse de Dieu et des signes des temps à déchif-frer. L'Évangile m'a appris qu'on ne choisit pas sa pauvreté, ni sonmystère pascal. L'une comme l'autre sont ceux qui sont sur notre routevocationnelle de fidélité. Je le redis, l'alternative est présentement : seprotéger ou s'exposer. Jésus de Nazareth lui-même nous a précédésdans le risque d'aller au départ des chemins et de « partir avec ceux »qu'il nous envoie. On sait, par exemple, que beaucoup de gens d'ici, ycompris des catholiques pratiquants, ne veulent pas « se faire embar-quer dans l'Église ». Je pense que la première démarche, c'est « d'em-barquer dans leurs affaires », y compris leur propre « Je crois », et

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construire, avec eux, des itinéraires signifiants et bienfaisants où l'Es-prit saint nous a déjà précédés. Quel beau pari exigeant, mais fécondplus souvent qu'on ne le dit. Un peu comme Dieu qui nous a tout don-né en semence. La moisson viendra à une heure qui n'est pas la nôtre.Une autre pauvreté à assumer, que nous laisse soupçonner le traitévangélique du « serviteur inutile ». Nous ne sommes pas le premierviolon dans cette orchestration [164] de la grâce de Dieu et de sonancrage d'humanisation. Ah ! Ce formidable mystère de l'incarnationdont nous avons trop peu compris la portée multiforme d'accès à la foiet à Dieu. Ce qui nous permettrait de nous inscrire davantage dans lamultiplication actuelle des chemins culturels et spirituels. L'Espritsaint parle toutes les langues. Y croyons-nous vraiment ?

Nous n'avons plus les grands soutiens institutionnels de jadis, ni les« grosses batteries » d'influence. C'est peut-être une grâce pour miserdavantage sur la dynamique de la Pentecôte hors de nos cénacles etmême de nos chapelles ardentes, et sur des terrains que nous ne gé-rons plus.

Je vais évoquer ici deux regards qui viennent du dehors de nosmurs et qui concernent le prêtre d'aujourd'hui. Le premier regard estfort sympathique et le deuxième aussi interpelant qu'émouvant ettroublant.

J'ai toujours été frappé par ce mystère que constitue l'existence deprêtres, de pasteurs ou de rabbins, c'est-à-dire de gens qui ne sont pas dé-terminés par l'argent, la vanité ou le pouvoir. Dans une société totalementmatérialiste où les vies sont organisées par le pognon, voilà des personnesqui relèvent d'un autre ordre, qui posent la question du désintéressement[...], dans une société qui ne croit plus en l'au-delà, voilà des gens qui seconsacrent à leur prochain, tout autant ancrés dans le temporel que dansl'éternel... Ces grands sportifs de Dieu, je les vois, pour ma part, commeces athlètes de « l'humanitude ». Ils portent à un point extrême la capacitéqu'a l'homme de dépasser infiniment l'homme. (Régis Debray, Figaro Ma-gazine, 12 avril 2003)

Je remarquai que les ecclésiastiques qui me parlaient de religionétaient presque toujours vertueux. Mais qu'ils fussent des amoureux perpé-tuels, des enfants embrasés, de belles créatures vivantes, des ressuscites dumatin, des êtres balayés par le grand vent du désir [165] souverainementrépandu à la Pentecôte, non vraiment cela ne me paraissait point. Leurexistence ne me paraissait pas aventureuse, aventurée, souverainementlibre, profondément animée, amplement répandue, largement ouverte, vi-

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vement menée, gaillardement inventée comme aurait pu l'être celled'hommes conscients que le désir incarné mène à la mort, donc à un plusde vie par la résurrection. Il m'apparaissait au contraire que ce qui était dudomaine religieux était renfermé, rigide, préformé, préjoué, prédigéré,présenté, et pressenti par un autre. Aucun doute vivant, aucune folie jail-lissante, aucun élan dérangeant, aucun illogisme enfantin, aucune beauténaturelle ne venait me dire que le Dieu de ces gens-là était vivant, dési-rant, gracieux, nourrissant et enivrant comme du pain et du vin, ardentcomme un berger ou un fiancé. (Yves Prégent, psychiatre)

Ce dernier texte, bien sûr, ne regarde pas seulement les prêtres,mais aussi tous les transmetteurs de la foi chrétienne. Certes, nousavons tous à participer à l'amélioration du monde dans ses enjeux lesplus cruciaux, avec nos limites. « Penser globalement et agir locale-ment ». Mais ce monde déchiré par tant de désenchantements a besoinde réenchantement et de nouveaux horizons d'espérance. Le pessi-misme est la langue de bois de notre époque. Et la morale, toute né-cessaire soit-elle, ne peut à elle seule remplacer la foi. On ne changepas le monde si on ne croit pas que c'est possible. Cela vaut aussi pournotre Église qui vit une profonde crise historique. Mais ce problèmedéborde l'univers religieux. Tout se passe comme si la première criseétait celle de la foi en l'humanité. S'agit-il de la foi chrétienne, ilsemble que les vertus théologales soient inversées : Dieu qui croit plusen nous que nous en Lui. Ne nous a-t-il pas aimés le premier commenous l'avons vu plus haut ? Son incarnation en Jésus de Nazareth, hu-main comme nous, marque un déplacement radical de la divinisation àl'humanisation.

[166]

E. Autocritique

Je me rends compte que j'ai peu parlé de moi, y compris commeprêtre. Je me suis si souvent perdu de vue tellement le souci de mestâches d'altérité et celui de l'avenir de l'Église et de la société ont prisle pas sur ma propre personne. Faut dire que j'ai tellement pesté contrela tendance majeure du Ego inc. dans notre société !

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Exil, désert, exode, n'ont pas habité ma vie, ma spiritualité et monministère. Ces passages bibliques m'auraient sans doute amené à desintériorisations plus profondes de ma foi. Si j'ai un regret, c'est biencelui-là. J'ai prié avec, plus que seul. D'une façon trop simpliste, je mejustifiais en me disant que je n'ai pas une vocation de moine. Je suisloin d'être un modèle à ce chapitre de la gratuité spirituelle, du silenceintérieur, de l'abandon à la grâce de Dieu, de la pureté du cœur. J'ai étépeut-être trop volontariste, rationaliste, interventionniste, activiste,quoi ! Avec cette gloriole de ne jamais « prendre de retraite » et devouloir mourir debout, à pied d'œuvre.

Un confrère me disait avec humour : « Tu te prépares mal au reposéternel et au bonheur de la contemplation, tu n'es pas à une contradic-tion près, tu te dis un radical tendre. Qui va te croire ? » On a dit quela tendresse est le repos de la passion. Mes colères ont trop souventpris le dessus. Elles ont été « mauvaises conseillères » en matièred'autocritique, de retour critique sur moi-même. L'esprit de lutte, demilitance, de lecture subversive de l'Évangile, livré à sa seule logique,peut nous éloigner des Béatitudes, surtout celles de semeurs de paix,de réconciliation, de pardon, de compréhension de la fragilité hu-maine. Avec une quasi-obsession, j'ai dénoncé les valeurs molles, laconscience molle, les pratiques molles et la foi molle... qui font unpeuple mou et des chrétiens mous. Ce procès était beaucoup trop uni-latéral et exagéré. La vie est tellement dure pour tant de gens ! Jésusde Nazareth ne nous a pas révélé un Dieu Père fouettard !

[167]

S'agit-il de l'Église institution, j'ai vécu avec elle des rapports ora-geux et même rageurs sur un bon nombre de points que j'ai expliquésdans plusieurs de mes ouvrages. Bien sûr, je n'ai cessé de la serviravec ce critère de discernement spirituel : « il ne faut pas que moncoefficient critique dépasse mes engagements ecclésiaux ». J'ai sou-vent dit que j'aimais l'Église catholique, ma famille spirituelle. Mais jen'ai pas toujours été cohérent avec ce critère positif. Il m'arrive de medemander si je n'ai pas scandalisé des chrétiens à ce chapitre, si je n'aipas fait passer mes idées, mes positions avant ma fidélité évangéliqueet ecclésiale de base. À titre de comparaison, je pense à ceux qui criti-quent vertement leur famille au point d'oublier tout ce qu'ils ont reçud'elle. Et Rome n'est tout de même pas la Babylone de l'Apocalypse !Ni les évêques, des assoiffés de pouvoir. Bref, mes contentieux ra-

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geurs toujours vivaces en moi prennent encore trop de place dans monrapport à l'Église que je veux servir jusqu'au bout de ma vie. Mais jecommence à faire la paix avec elle et à décrypter l'orgueil qui a pu seglisser dans mes colères !

F. Ma posture de base

Par delà cette autocritique, je me dois quand même de dire positi-vement ma posture de base qui est d'abord tributaire de ceux qui sontma raison d'être comme prêtre, et bien sûr, de la mission que le Sei-gneur m'a confiée. Une mission qui, je crois, conjugue l'engagementséculier et ecclésial, l'évangélisation et l'humanisation sur l'horizon duRoyaume de Dieu déjà à l'œuvre dans le monde. Avec une pratiquepastorale et sociale qui donne priorité à tous les tiers qui ne sont pasinscrits dans les rapports d'avoir et de pouvoir, comme nous y invitel'Évangile. Au soir de ma vie, je suis plus conscient de mes limites, età la taille commune de mes frères chrétiens et de mes collègues pasto-raux dans une Église plus vivante qu'on ne le dit et une foi plus vivacequ'on ne le pense. Je pense même que ce qui nous [168] arrive estune grâce historique qui émerge à peine. Derrière ce qui se défait,souvent surgissent de nouvelles pousses. N'est-ce pas le pari pascal dela mort et de la résurrection du Christ qui entraîne la nôtre et celle dela terre de Dieu et du monde que Dieu aime infiniment ?

D'entrée de jeu, j'ai dit que j'étais un prêtre heureux. Je le redis ici.Il y a dans ce bonheur un je ne sais quoi de mystère, alors que tant dechoses de mon univers religieux s'effondrent autour de moi et en moi.Je comprends mieux cette parole cruciale de l'Évangile : le grain quimeurt dans la terre avant de se reproduire au centuple. C'est sansdoute cela le pari pascal que je viens d'évoquer. Mystère, miracle,risque, pari, promesse, « espérance contre toute espérance », je nesais. Il ne me reste pas beaucoup de certitudes. Plutôt une plausibilité,mais quel bonheur d'y croire fermement ! Jamais je ne regretterai d'yavoir misé toute ma vie comme chrétien et comme prêtre.

■ ■ ■

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POST-SCRIPTUM

L'expérience mystique que je viens d'exprimer s'accompagne tou-jours de post-scriptum qui suit toute tentative de se dire dans la fouléede l'Esprit qui fait neuves nos paroles et celles de Dieu. Et je découvreaussi le silence mystérieux, lumineux et réconfortant de Dieu. Et aussicelui de Jésus qui, dans le premier texte évangélique de sa Passion, nedisait pas un seul mot. Et je rêve en même temps d'une Église plusmodeste, plus dépouillée. L'Esprit me semble l'entraîner présentementdans ce souffle ténu dont parlait le prophète Élie. Même la Résurrec-tion passe par là... Un tombeau ouvert, comme dans la première con-clusion de l'Évangile de Marc. De l'au-delà je ne sais rien. Et pourtant,je crois qu'il m'attend les bras ouverts. Dixit Job. Je ne quitte pas, j'ar-rive. Sans carte accréditée, sans [169] appellation contrôlée, sans dra-peau, avec mes doutes non résolus et ma foi entêtée en Toi, mon Dieu.

J'aboutis comme cela dans cette foi mystique à la fin de ma vie :plus ou moins a-phone, a-gnostique. Cette foi d'un plongeon risquécomme le sous-entendaient des Pères de l'Église. Risquer le DieuAutre, comme il a risqué d'autres êtres que lui, libres comme lui, sem-blables et autres que lui, au point d'accepter de nous perdre sans nousvouer paradoxalement à la perdition. Sa Vie offerte dans une libertémutuelle. Sa présence en retrait dans un buisson ardent disponiblepour rallumer en moi une espérance de feu. Dieu malgré Dieu, malgréce que j'en dis, ce qu'on en a dit, l'Église malgré l'Église, l'humanitémalgré l'humanité. J'ai dit plus haut : agnostique, c'est-à-dire sans ré-ponse déjà acquise, y compris celle de l'existence de Dieu.

Deux êtres d'amour m'ont risqué un jour. Ils m'ont invité à partagerleur vie. J'étais leur hôte. Il y a là une expérience humaine fondatrice.Nous sommes les hôtes de la vie et de la terre. C'est ce qu'une certainemodernité a trop perdu de vue, en bradant si souvent les assises de lavie, et la mission terrestre que Dieu nous a confiée, et son humanité enJésus qui nous confie les uns aux autres. Recevoir, à mon tour, lesautres comme des hôtes importants, avant d'être reçu par l'Autre surune rive dont je sais si peu. Notre condition d'hôte terrestre peut nousaider à croire que nous sommes les invités de Dieu.

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Restent au nord de ma vie et de ma foi, des aurores d'espoir vivacequi remontent à mes premières ferveurs, et au couchant, mes derniersrêves qui seraient impossibles sans Lui.

Mais, mais, que d'accouchements déchirants et même de faussescouches pour renaître de l'Esprit (Jn 3) ! Je n'ai jamais eu le baptêmefacile. Et je soupçonne n'être pas le seul présentement à traverser l'exilet le désert en risquant l'horizon mystérieux d'une nouvelle terre et decieux nouveaux. S'il y a là une certitude, elle ne vient pas de moi. Ilfaut, encore là, le redire, il n'y a pas de foi sans modestie. Comme lasource qui ne sait pas par quels chemins elle ira à la mer. Symbole deschoses lointaines [170] et majeures sur lesquelles ouvrent noshumbles balbutiements de prière.

Je rêve de mourir debout, comme ces arbres encore enracinés, etles bras levés vers le ciel. Mourir comme j'ai vécu, en espérant têtupour mon peuple, sans exclusive, pour cette folle aventure de ma vie,pour cette terre et ce monde que j'ai aimés envers et contre tout, etpour cette vieille Église increvable qui m'a transmis une foi source dedépassement, à l'horizon ressuscitant de l'Autre qui m'attend avec lesêtres chers de mon parcours. À mon grand âge je reste encore à l'affûtde l'aurore.

À Dieu va !

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SOCIÉTÉ LAÏQUE ET CHRISTIANISME.

ÉPILOGUE

Retour au sommaire

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[173]

Les débats autour de la laïcité versus la religion, les crises identi-taires et les nouvelles requêtes d'altérité dans la société pluraliste, etpuis le monde commun à bâtir, ce sont là des enjeux indéniables. Maison accorde à ces enjeux une importance telle qu'ils deviennent unécran ou même une fuite des graves problèmes structurels et éthiquesde la société.

Les débats que je viens d'évoquer deviennent purement idéolo-giques s'ils sont sans prise sur le pays réel des pratiques, des respon-sabilités, des liens sociaux, des rapports à nos institutions publiques.Chacun de ces créneaux est plus fragmenté que jamais. Ce qui nousvaut une société « émiettée », incapable de projet unificateur pourl'ensemble des citoyens. Et cela, au moment où nous sommes confron-tés à des choix collectifs qui exigent une véritable citoyenneté démo-cratique et une gouvernance crédible et inspiratrice. Ce ne sont pas lesinnombrables blogues qui pourront tenir lieu de politique et de chan-tiers communs, d'opinion publique articulée et du même souci éthiquepartagé.

Il est inutile de tout ramener à des attitudes : pessimisme vs opti-misme, conservatisme vs progressisme, croyance vs incroyance. Laplupart des principaux défis actuels et de long terme engagent la via-bilité de la société elle-même. Déséquilibres démographiques très dif-ficiles à gérer, échéances écologiques, endettements massifs, inégali-tés croissantes, augmentation exponentielle des coûts de santé, nou-

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velles requêtes de scolarisation plus poussée (le taux d'analphabétismeest plus élevé chez nous qu'ailleurs).

[174]

On me dira que les décrochages d'aujourd'hui sont tributaires de cetrop de réel dramatique. Mais cette explication laisse entière la réalitéde notre situation et peut même justifier le désengagement tous azi-muts.

Bien sûr, il y a des expériences prometteuses d'ordre culturel, so-cial et économique. Mais ce dont il s'agit ici, c'est de la situation de lasociété elle-même et de son avenir comme tel. Quelle société est-onen train de transmettre aux générations qui nous suivent ? Où ensommes-nous au chapitre de nos responsabilités citoyennes du biencommun et des institutions publiques de base ?

On ne peut rien construire de durable sur une société émiettée demille et une façons et limitée aux expédients les plus immédiats. Cen'est pas parce qu'il y a là une tâche énorme et complexe, qu'on nepeut rien n'y faire. Dans l'histoire humaine, on a surmonté de gravescrises avec une volonté commune d'y faire face ensemble. Qui sait sicette posture n'est pas le meilleur atout pour vivre et agir ensemble ?

La crise économique actuelle nous amène à de nouvelles responsa-bilités démocratiques communes chez nous et dans ce monde. La dé-politisation, la déresponsabilisation, le désengagement marquent unefuite d'un des plus grands défis actuels, celui de construire une poli-tique d'équité pour contrer une économie livrée de plus en plus à lacupidité, source de corruption, et d'inégalités croissantes.

Le recours à l'éthique ne saurait suffire. Il faut des motivations plusprofondes tirées du meilleur des humanismes laïques et des convic-tions religieuses. C'est en ce sens que je plaide pour le dépassementdes débats et combats idéologiques qui risquent de mobiliser les es-prits et les énergies au détriment des investissements communs autourde projets unificateurs, libérateurs et civilisateurs. On ne peut parlerici d'utopie puisqu'il y va du « to be or not to be » le plus existentielpour tous.

Bien au-delà des impératifs de survie, surgit peut-être une occasioninespérée de nous ressaisir comme une véritable communauté [175]humaine de destin, et comme une demeure terrestre plus juste et plus

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fraternelle. Je ne puis croire que les esprits laïques et les esprits reli-gieux soient incapables de partager cette aspiration et cette espérance.Les postures intégristes, « laïques » tout autant que religieuses, et lesoppositions identitaires sont, bien sûr, un grave obstacle à franchir.Leur importance actuelle fait du pari unificateur une question en sus-pend. Mais une question qui nous renvoie à la dynamique historiquede ces questionnements qui ont fait naître la conscience et la dignitéhumaine et la volonté résolue de dépassements qu'on pouvait croireimpossibles.

Il y a chez l'être humain des profondeurs morales et spirituellesdont les longues expériences religieuses témoignent. On ne sauraitrefuser de les mettre à profit dans ce tournant historique que nous vi-vons.

Dans cet ouvrage, j'ai montré concrètement comment le christia-nisme a eu des apports majeurs dans notre civilisation. J'ai soulignéparticulièrement la veine laïque de la tradition prophétique et l'huma-nisme évangélique. Les commandements de Dieu dans la Bible, leSermon sur la montagne et la scène du Jugement dernier du NouveauTestament, le souci des pauvres et des démunis, le refus évangéliquede toute exclusion, opèrent tout un déplacement du sacré religieuxvers les enjeux humains profanes, séculiers et laïques.

Peut-on en toute honnêteté priver les jeunes générations de ce pa-trimoine culturel, moral et spirituel de l'humanité, bref, de tous cestrésors amassés par l'âme humaine dans les grandes traditions reli-gieuses ? Et le plus précieux, peut-être : la sagesse, qui ne se réduitpas à nos calculs et nos raisons, surtout quand ils aboutissent à unmonde clos sur lui-même, et pire encore, à l'homme « passion inutile »comme de « trop » dans le vaste univers (J.-P. Sartre).

Une des grandes tentations contemporaines, c'est de penser que lasituation présente est à ce point inédite qu'elle n'a rien à tirer de l'expé-rience humaine historique. Certes, il y a de nouvelles tâches d'humani-sation de la techno-science, de la cité [176] cosmopolite, de systèmesde plus en plus complexes et d'une nécessaire gouvernance mondiale.Un généticien de New York disait récemment : « On est en train devendre le génome humain à Wall Street ». Il y a là une barbarie quis'ignore comme telle. N'a-t-on donc rien appris de nos riches patri-moines historiques de sagesse et d'humanisme ? Tout autant spirituels

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que moraux ? Un supplément d'âme, disaient nos ancêtres. Y-a-t-il unquelconque substitut à cette conviction qui a « défoncé bien des dé-sespoirs » (Bernanos) ?

Camus a-t-il raison de dire : « notre génération ne peut changer lemonde, mais elle peut peut-être l'empêcher de se défaire » ? Certes, ily a une part de vérité dans cette affirmation. Mais on peut porter unautre regard. Derrière ce qui se défait, il arrive que de nouvellespousses surgissent. Qui sait s'il n'y a pas un monde autre qui com-mence à émerger. Fût-ce une nouvelle conscience des enjeux large-ment partagés et des tâches communes à entreprendre. Ces grandesépreuves actuelles sont en train de nous faire mûrir en un plus de sa-gesse, de tonus moral et d'humanité. Je tire aussi cette espérance de laPromesse de Dieu de ne jamais abandonner l'humanité. Dès les débutsde la Bible, cette promesse s'accompagne d'une responsabilité quinous confie les uns aux autres par-delà les frontières de tous ordres, encoude-à-coude avec tous les « humains de bonne volonté », sans au-cune exclusion. C'est là une des osture du christianisme qui peut êtreun apport précieux pour tous. Un apport parmi d'autres, bien sûr.

Un second regard

Rappelons ce mot de Biaise Pascal : « Cet étrange secret dans le-quel Dieu s'est retiré ». Peut-on mieux dire la situation de la foi chré-tienne dans la société laïque ? Serait-ce un écho à cette affirmationqu'on a longtemps attribuée à Claudel : Dieu s'est retiré comme la merqui fait les continents ? Mais c'est là peu [177] dire sur le dramatiquesilence dans lequel plusieurs chrétiens sont plongés depuis la débâclede l'Eglise de la chrétienté.

Tout se passe comme si la foi s'était réfugiée dans nos intimités.D'ailleurs, beaucoup nous somment quasiment de nous cacher à leursyeux. Désert, exil au milieu des siens. Étrangers dans sa propre socié-té. Le Coran et l'Évangile, c'est du pareil au même, dit-on à contre bonsens historique, philosophique et culturel !

Comme chrétiens d'ici, l'on se demande comment un certainlaïcisme peut-il évacuer la moindre complicité culturelle avec nous ?La moindre valeur de conviction, le moindre coude à coude dans les

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luttes de justice, la moindre part aux raisons communes à bâtir etmême à la nouvelle identité historique du Québec ? Personnellement,je trouve qu'il y a là quelque chose de tordu dans cette exclusion mé-prisante. On se frappe soi-même comme peuple. Et cela depuis un bonmoment. Dans cet ouvrage, j'ai tenté de montrer que nous, chrétiens,sommes pourtant partie prenante de la société laïque et plus profon-dément de ce pays. On nous coiffe d'un pouvoir qui n'existe plus cheznous.

Un second regard m'amène à voir les choses autrement. Des esprits« laïques » nous ont donné le goût d'une foi libérante, émancipée, cri-tique des fausses conceptions de Dieu et du dogmatisme qui l'étouffé.Il y a là quelque chose du message subversif de Jésus de Nazarethface à la religion de son temps, et à toutes les formes d'exclusion etd'aliénation de la dignité humaine. C'est pour cela que nous parta-geons les idéaux de la laïcité. Celle-ci et le pluralisme religieux nousempêchent d'enclore la foi et son langage dans un moule de certitudesindiscutables. Les tâtonnements de Jésus de Nazareth sur son identité,sur sa mission nous font découvrir que « Dieu restera toujours pournous une interrogation inépuisable, comme il l'a été pour ceux de sontemps. Bien avant de prescrire des conduites à tenir, c'est le salut de lacondition humaine qu'il assume... un Dieu qui a pris le parti del'homme et choisi de s'humaniser (Ph 2,6-8) ». Et dans la liturgie de lanuit de Pâques, ce beau texte symbolique : « Ouvrier de ce [178]monde naissant, toi qui imprimais sur Adam les traits de ton visage ».J'aime beaucoup cette transcendance chaleureuse du Dieu de notre foi.Elle invite tout autant à une renaissance par en bas pour rétablir lecourant entre paroles des hommes et paroles de Dieu, et nous débriderdu religieux qui se suffit à lui-même.

« À ses risques et périls, le christianisme n'a jamais dissocié sapropre aventure de celle de la civilisation ». Cela vaut pour nous chré-tiens dans la société laïque.

Mais me dira-t-on : « Que faites-vous du Dieu tout Autre ? Dieuest Dieu, nom de Dieu ! » Mais justement, le Dieu des chrétiens n'estpas une référence abstraite, ni une transcendance sans répondant. Il avoulu une alliance avec nous. D'ailleurs, on ne peut y accéder qu'avecet du dedans de notre humanité. Avec cette Alliance, il nous a risquéscomme interlocuteur - plus que ça - comme délégué de sa révélation.Au point de se faire humain comme nous en Jésus de Nazareth dans

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une liberté où il prend le risque de nous perdre. Donc une liberté depart et d'autre.

Cette démarche ne s'enferme pas dans les religions, car elles'adresse à tous les êtres humains. C'est sur cette base qu'il nous inciteà marcher en coude à coude avec tous nos frères humains de la sociétélaïque d'aujourd'hui qui promeut la justice pour tous, l'égalité en digni-té et l'utopique fraternité à viser comme idéal.

Une aventure sans cesse à partager, jamais close sur ses acquis, etouverte sur des choses lointaines et majeures, comme sont nos espoirspour le moment impossibles à réaliser. Eh oui, comme le dit si bienl'expression biblique : « des cieux nouveaux, une terre nouvelle ».Qu'il s'agisse de faire face aux énormes problèmes de parcours dutournant historique de notre époque qui nous inquiètent, croyants etnon-croyants ou de lutter contre les inégalités croissantes, « n'est-cepas cela me connaître ? » révèle l'Esprit (Jr 22, 16 et Mt 25, 35-41) ?

Cette aventure résiste à tout emballage idéologique hermétique ouà une vie intérieure bien feutrée, ou à un ordre social au-dessus del'histoire incertaine et de plus en plus imprévisible.

[179]

Mais demeure toujours l'impératif de la priorité à ceux qui ontfaim, qui souffrent et pleurent, qui sont exclus, asservis ou méprisés.C'est là à la fois le signe, la requête et aussi le tremplin de l'humanisa-tion et du Royaume de Dieu. Ces engagements ne sont pas sans con-cerner la conception qu'on se fait de Dieu. Le jésuite Jacques Coutureen témoignait, de sa lointaine mission à Madagascar :

Je ne connais pas ce Dieu qui trône dans les cieux au milieu des ar-changes, des chérubins et des puissances au son des trompettes et des en-cens aux volutes fumées.

Peut-être un jour...Mais ce Dieu que je saisSe tient à l'ombre de chez moiIl mendie chaque jour un peu de rizEt davantage, un visage d'amour, un visage d'accueil.Le Dieu que je connais est né sur la paille,Est mort sur le boisEt depuis un certain matin de Pâques,

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Il erre ici et là de par le monde,Se mêle à la foule des anonymes,Des pas importants, des indésirables 11.

Comment ne pas évoquer cette autre figure de Simone Weil, quidéjà en 1950, invitait les chrétiens à mieux se situer dans la sociétélaïque :

Aucune pensée ne me fait plus de peine que de me séparer de la masseimmense des incroyants. J'ai le besoin essentiel de passer parmi leshommes et les [180] différents milieux humains en me confondant aveceux, en prenant la même couleur, dans toute la mesure du moins où laconscience ne s'y oppose pas, en disparaissant parmi eux, cela afin qu'ilsse montrent tels qu'ils sont et sans se déguiser pour moi 12.

En lisant ce texte, je me disais que le Dieu de la Bible et surtout leChrist des Évangiles nous révèlent une posture semblable. Dans monouvrage, j'ai souligné le passage du sacré au profane en christianisme.D'où notre aise dans la société laïque. Profanum, disais-je, est ce quiest extérieur au temple. Je devrais ajouter, ce qui est extérieur à la re-ligion. Un des grands penseurs contemporains sur le christianisme,Marcel Gauchet, a montré que dans son évolution récente, le christia-nisme a opéré une sortie de la religion. Serait-ce une clé pour mieuxcomprendre notre passage de la chrétienté pan-religieuse à la sociétélaïque ? C'est une matière à débat, bien sûr ; mais cette hypothèse peutêtre éclairante sur ce qui nous arrive.

Me vient ici ce symbole profane dans le récit de la Création au dé-but de la Bible. Tel ce passage commenté par Dumont. « Entre nosmains, la lourde pâte du profane ne nous déconcerte pas davantageque le limon qu'a pétri le premier Ouvrier de l'univers. Au surplus,ayant foi en la résurrection de la croix, comment n'aimerions-nous pasd'une infinie tendresse le doux royaume de la Terre » (op. cit., p. 199).L'enfer est sur terre, dit-on aujourd'hui, mais envers et contre tout, ne

11 Revue Le Brigand, août-septembre 1995.12 Citée par Fernand Dumont dans son ouvrage Une foi partagée, Montréal, Bel-

larmin, 1996, p. 1987.

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sommes-nous pas profondément attachés à cette terre et à notre hu-maine condition ? Célébration de la vie qui vaut par elle-même. Lafête de Noël n'est-elle pas « le plus beau symbole des glorieux re-commencements des hommes ? Et qui sait, nous sommes peut-être àl'aube d'un recommencement, avec ses [181] douleurs de l'enfante-ment comme saint Paul le laissait entendre. Il m'arrive de penser queles mystères chrétiens de la Création, de l'Incarnation, de la Rédemp-tion et de la Résurrection ont une portée laïque, parfois plus prégnanteque leur sens religieux, du moins celui qu'on a ritualisé et dogmatisé.Auguste Valensin va plus loin :

Si par impossible, à mon lit de mort, il m'était manifesté avec une évi-dence parfaite que je me suis trompé, qu'il n'y a pas de survie, que même iln'y a pas de Dieu, je ne regretterais pas de l'avoir cru ; je penserais que jeme suis honoré en le croyant, que si l'univers est quelque chose d'idiot etde méprisable, c'est tant pis pour lui, que le tort n'est pas en moi, d'avoirpensé que Dieu est, mais en Dieu de n'être pas 13.

Mais j'avoue que je préfère cette autre pensée qu'a livrée unevieille dame à ses enfants et ses petits-enfants : « Même s'il n'y a riendans l'au-delà de la mort, je me dis que ma foi chrétienne et l'Évangilede Jésus Christ m'ont fait grandir en humanité pour vous donner lemeilleur de cette belle aventure. Mais au fond de moi, il y a une mys-térieuse certitude qu'il y a autre chose, un ailleurs de mon passage ter-restre et une conviction que je vous apporte avec moi, et tout ce qui afait ma vie. C'est avec cela que je suis l'invitée de Dieu ».

Dans cette foulée, et plus largement, il ne s'agit pas seulement del'incarnation du christianisme dans la civilisation et dans ses enjeuxhumains, mais aussi ses apports de foi et d'espérance qui viennent deplus loin et qui vont plus loin que nos calculs et nos raisons. C'est surcet horizon que le croyant chrétien bâtit sa foi en l'humanité et sa foien Dieu. Mais dans la cité laïque, il ne faut pas que cette foi-espéranceessaie de faire taire « la voix [182] de quiconque ne s'en réclamepas ». Présentement, nous sommes tous, croyants ou incroyants, « auxdéparts des chemins ». C'est une chance de rencontre, de dialogue etd'agir ensemble.

13 Auguste VALENSIN, Autour de ma foi, Paris, Aubier 1950, p. 73.

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On ne peut penser et qualifier la société laïque uniquement entermes politiques, juridiques et socio-économiques. On a besoin deconvictions et de motivations qui les sous-tendent et les débordent.Sinon ces logiques deviennent trop souvent purement instrumentaleset bureaucratiques, sans finalités de sens. Même les raisons communeset la charte des droits ont besoin, comme fondements, de valeursfortes, de tonus moral, d'âme, d'espérance entreprenante, bref, d'unnouvel humanisme. Sinon la laïcité reste une coquille vide, définieuniquement par sa neutralité et son statut gestionnaire. Elle appelle etmérite beaucoup plus que cela. Nous sommes tous concernés par cesrequêtes spirituelles, y compris personnellement avec le défi de con-juguer intériorité et engagement.

Fin du texte