pour une sociologie politique 1_1974

83

Upload: christophe-solioz

Post on 16-Feb-2016

14 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

extrait du livre de Cot et Mounier1974

TRANSCRIPT

Page 1: Pour Une Sociologie Politique 1_1974
Page 2: Pour Une Sociologie Politique 1_1974
Page 3: Pour Une Sociologie Politique 1_1974
Page 4: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

Pour une sociologie politique

Page 5: Pour Une Sociologie Politique 1_1974
Page 6: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

Jean-Pierre Cot Jean-Pierre Mounier

Pour une sociologie

politique Tome 1

Éditions du Seuil

Page 7: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

ISBN 2-02-005195-8 (édition complète) ISBN 2.02.000369-4 (volume 1)

© Éditions du Seuil, 1974

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation colJective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les

articles 425 et suivants du Code Pénal.

Page 8: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

Avertissement

Pour une sociologie politique? Le titre, ambitieux, annonce un plaidoyer pour une appréhension rigoureuse du phénomène politique. Au risque de décevoir, soyons plus modestes. Il s'agit, sous les auspices de cette rigueur, d'initier le lecteur aux rudi­ments de la discipline qu'est la sociologie politique.

Discipline sur soi-même d'abord. Tout observateur des faits sociaux est menacé par la tentation de facilité. On s'observe soi-même, dans ses relations avec autrui et ce contact direct, même s'il est quelque peu éloigné, semble donner le privilège de la connaissance immédiate. Pour la vie politique, cette faculté se double d'une obligation, celle du citoyen qui accomplit son devoir et, en exerçant son droit souverain, participe en acteur au combat politique. Il est difficile, dans ce cas, de prendre du champ et d'admettre que le sens commun n'apporte pas réponse à tout, que l'intuition ne suffit pas et que des régularités sociologiques peuvent se cacher derrière les phénomènes obser­vables, qu'on ramènera trop rapidement à la volonté des uns ou à l'hostilité des autres. Ce qu'on appelle la discussion de café de commerce se retrouve sous des formes plus ou moins sophistiquées dans tous les milieux et semble épuiser l'objet de la science avant même qu'elle ait commencé à s'appliquer. La sociologie politique doit donc prouver à tout moment sa nécessité.

La discipline, c'est aussi l'indispensable vérification épistémo­logique des fondements de la démonstration. La sociologie poli­tique n'échappe pas à la mode de la pluridisciplinarité. Science jeune et mal exercée, elle est un objet tout désigné pour les spéculations les plus audacieuses et les moins fondées. La variété des genres, la multiplicité des perspectives caractérisent la pro­duction contemporaine en science politique. Face à ce foisonne­ment, il faut faire l'effort de poser les questions simples : que cherche-t-on à prouver? Le raisonnement est-il cohérent? La

Page 9: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

8 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

réponse a-t-elle un sens? Le contrôle de la validité des instruments de mesure, précaution nécessaire pour toute science, s'impose lorsqu'il s'agit d'une science dans l'enfance.

Car les pièges ne manquent pas en sociologie politique. La matière baigne dans l'idéologie dominante et tous les chercheurs de science politique ont pu mesurer la difficulté considérable qui résulte de cette position. La sociologie politique cherche à élucider les rouages du système politique. Or, ce dernier cherche à les masquer. Qu'on ne voie aucun machiavélisme dans ce phé­nomène qui ne procède jamais complètement d'une volonté délibérée, mais d'un effet de système. Révéler les bases du pouvoir, c'est attirer l'attention sur elles et souvent contredire le discours légitimant que l'on tient pour le préserver. Le mécanisme de l'idéologie dominante, on le verra, n'est jamais si efficace que lorsqu'il persuade les exclus de la légitimité de leur exclusion. La sociologie politique se trouve au cœur de ce discours et donc imprégnée par lui. La considération explique le retard de la sociologie politique par rapport à d'autres branches de la socio­logie qui, plus« innocentes », ont été démystifiées plus facilement. L'élucidation n'est pas politiquement neutre, en notre matière moins qu'ailleurs.

Nous croyons que cet effort de clarification ne peut être mené à bien qu'en ancrant la sociologie politique à la sociologie générale. Il faut partir d'une terre ferme. On se moque parfois des incertitudes et des contradictions de la sociologie. C'est méconnaître ou refuser l'acquis fondamental que nous symbo­liserons par les noms de Marx, de Durkheim et de Weber. Ces auteurs, que tout oppose au niveau de la théorie et plus encore des options philosophiques ou politiques, s'accordent sur certains principes fondamentaux d'épistémologie et de méthode socio­logique. Le socle existe. Il nous paraît indispensable de le rappeler dans une introduction substantielle. Le lecteur averti y trouvera des banalités et pourra passer outre.

Pour rendre compte de la production récente en science poli­tique, on a l'embarras du choix. Les tentations d'explication s'accumulent et se contredisent. Dans ce dédale, nous avons choisi quelques voies significatives : celles qui dominent la pro­duction de l'avis unanime; mais aussi celles qui, se plaçant dans

Page 10: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

9 AVERTISSEMENT

une perspective sociologique, apportent des éléments fondamen­taux pour la construction d'une sociologie politique.

La méthode d'exposition attirera les deux reproches opposés de ! 'éclectisme et du sectarisme. Éclectisme, cette juxtaposi­tion de traditions incompatibles; éclectisme, ces ruptures qui marquent le passage d'un chapitre à un autre sans transition pour ménager les habitudes du lecteur. Mais comment faire autrement pour rendre compte d'une science dispersée et en cours de construction? Construire un cadre théorique général, inventer en quelque sorte une sociologie politique, ce coup de force théorique n'est pas possible. Du reste, hormis la géométrie descriptive, constituée et achevée par la réflexion de Monge, on ne voit pas de science qui soit sortie tout armée du cerveau d'un quelconque Jupiter. Il faut encore des années de recherche et de théorisation avant de voir apparaître un corpus de socio­logie politique à peu près cohérent.

Alors, la fausse synthèse? La réconciliation tant rêvée des irréconciliables? Si l'on tempère les excès d'un tel et qu'on retient chez tel autre l'esprit du texte ... Nous préférons donner l'état brut de la discipline. Nous sommes restés aussi près que possible des auteurs choisis, n'hésitant pas à détailler les enquêtes, à multiplier les citations, à décortiquer les textes. Ceci afin de ne pas substituer à la vigueur de la pensée et au style original un discours fade et uniforme, un aimable survol des œuvres choisies. Cette initiation ne dispense pas le lecteur de se reporter aux textes originaux, mais doit au contraire en faciliter l 'appréhen­sion. Dans cette perspective, nous avons indiqué pour chaque chapitre une bibliographie choisie.

Le reproche de sectarisme, nous l'acceptons sans hésiter. Nous avons tenté de soumettre les œuvres choisies à une critique sociologique aussi serrée que possible dans le cadre d'une initia­tion. Car l'inventaire n'implique pas la reprise à notre compte, en bloc, des contributions retenues à fin de critique. Il s'agit au contraire d'une acceptation sous bénéfice d'inventaire pour souligner les incompatibilités, dégager les cohérences partielles et indiquer les voies dans lesquelles pourrait s'engager une socio­logie politique. Le souci pédagogique nous a parfois conduit à méconnaître les impératifs stylistiques de la critique universi-

Page 11: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

10 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

taire, présumée d'autant plus redoutable qu'elle se pare d'ama­bilités. Mais une initiation à la sociologie doit aussi être une initiation à la critique sociologique. Nous avons craint que les lecteurs non initiés ne puissent apprécier les coups feutrés qui font les délices des universitaires professionnels.

Cette initiation s'adresse à ceux qui souhaitent dépasser l'appréhension immédiate et quotidienne des phénomènes poli­tiques pour réfléchir sur leur signification. Et d'abord aux étu­diants qui suivent un enseignement de sociologie politique. Au demeurant, ce texte avait à l'origine 1 pour fonction d'accompa­gner le cours oral et les travaux dirigés en servant d'instrument de référence. Nous l'avons remanié en éliminant les survols trop rapides et en approfondissant son aspect critique. Sans correspondre à un programme déterminé - mais la notion de programme n'a guère de sens en sociologie - nous pensons qu'il peut utilement seconder les efforts des enseignants et permettre aux étudiants d'aborder certains aspects du champ de la dis­cipline.

Depuis la rédaction de la première version du texte, un des auteurs s'est trouvé engagé dans l'action politique. Quoi qu'en dise Max Weber, la science et l'action sont intimement liées. La réflexion sur le sens de ses efforts, le recul pris par rapport à sa pratique, permettent de replacer en perspective le vécu quotidien. Que les militants intéressés par le sujet ne cherchent pas ici de recettes. Il n'en existe pas. Les techniques, en poli­tique autant sinon plus qu'ailleurs, restent secondaires par rapport au fond. Le style s'efface devant le contenu. L'échec retentissant de certaines campagnes « scientifiques » comme les piteux résul­tats de certains sondages, confirment la prééminence des analyses de fond sur les gadgets à la mode. En revanche, si cet ouvrage pouvait aider certains camarades dans leur réflexion, nous serions heureux d'avoir pu y contribuer.

Enfin, cet ouvrage s'adresse à l'honnête homme. Sinon, les Éditions du Seuil n'auraient pas pris le risque de le publier dans cette collection. Que Jacques Julliard, qui nous fait confiance, trouve ici l'expression de notre reconnaissance.

1. Sous sa forme polycopiée par les cours de droit, 1971-1972.

Page 12: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

CHAPITRE 1 Qu'est-ce que la sociologie politique?

La sociologie politique est la fille incestueuse de l'histoire et du droit. Cette origine malheureuse la marque encore profon­dément et entrave son développement. La double tradition, historique et juridique, domine toujours notre discipline et empêche de la rattacher à la sociologie, où elle trouve pourtant sa place naturelle.

L'analyse des faits politiques a d'abord été menée dans une perspective historique. Et plus précisément dans le cadre de la petite histoire, cf':!le des grands hommes. L'histoire anecdotique, événementielle, a persisté dans le domaine politique bien après qu'elle fut abandonnée par les historiens eux-mêmes. L'école des Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre s'est imposée depuis les années 1930 à la Sorbonne. La vision globale des phé­nomènes historiques, rattachés à leur contexte géographique, économique et social, a réduit la narration des batailles et des crises à leur juste mesure. Mais cet effort considérable de l'école historique française est resté longtemps cantonné aux facultés de lettres. Ailleurs, on enseignait toujours l'événement politique, détaché de ses fondements. Et encore, lorsqu'on l'enseignait!

Car la science politique n'était rattachée à aucun cadre institu­tionnel. L'École libre des sciences politiques, rue Saint-Guillaume, étudiait les phénomènes politiques. Le pluriel « sciences poli­tiques » était cependant révélateur. La politique était le carrefour d'un ensemble de disciplines diverses qui y étaient enseignées : histoire politique et diplomatique, géographie humaine, droit constitutionnel, etc. Les Instituts d'études politiques et la Fon­dation nationale des sciences politiques, qui en ont pris le relais après 1945, sont restés fidèles à cette vision pluraliste : les sciences politiques additionnées permettent seules l'appréhension de la politique. Quant à la sociologie, dernière venue des sciences

Page 13: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

12 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

humaines, elle ne se préoccupait guère des phénomènes poli­tiques. Cherchant à se définir, elle hésitait entre une conception totalisante des phénomènes sociaux, illustrée par les travaux d'un Gurvitch, et l'éparpillement en disciplines techniques limi­tées à l'étude de groupes particuliers ou restreints : sociologie de la famille, de la religion, du monde rural.

Ce sont les facultés de droit qui, les premières, ont offert une place à l'enseignement de la sociologie politique. L'ensei­gnement du droit public, et particulièrement du droit constitu­tionnel, se concevait mal s'il restait détaché de la vie politique. Deux grands publicistes, qui dominèrent la discipline du droit public au début de ce siècle, avaient été impressionnés par la richesse virtuelle de la contribution de la sociologie au droit public. Léon Duguit, disciple de Durkheim et de Lucien Lévy­Bruhl, en reprit les enseignements essentiels. Maurice Hauriou, influencé par Tarde et par Bergson, fit de son côté la part de la sociologie dans son œuvre. Georges Scelle, Gabriel Lebras, Henri Lévy-Bruhl continuèrent cette tradition.

Entre-temps, la science politique était développée aux États­Unis, soit dans les départements de sociologie, soit dans les départements de « government » des universités américaines. Maurice Duverger importa cet acquis scientifique en France et appliqua aux Partis politiques (1951) les méthodes d'analyse dégagées aux États-Unis. La conception de l'enseignement du droit constitutionnel allait se transformer par cet apport. La description des mécanismes institutionnels était désormais complé­tée par celle des partis politiques et des groupes de pression qui les animaient.

Placée sous la tutelle et comme en annexe du droit constitu­tionnel, la sociologie politique se limitait à ce cadre. Ce ratta­chement enrichissait sans doute le droit, mais il appauvrissait par là même la sociologie politique. A la description des institu­tions normatives s'ajoutait celle des associations politiques. On restait dans le descriptif. L'étape était indispensable, le pro­grès considérable. Il fallait pourtant dépasser cette phase néo­institutionnelle dans la recherche et dans l'enseignement.

Car la politique est d'abord une activité sociale. Le fait poli­tique est un fait social. La sociologie politique est d'abord une

Page 14: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

13 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE?

sociologie. La méconnaissance de ces évidences explique certaines des faiblesses théoriques et pratiques de la sociologie politique contemporaine. Cet enseignement d'amateurs reste trop souvent une science mondaine. Gaston Bachelard, dans quelques pages terribles 1, évoque les mondanités de la science du xvm• siècle. Les expériences de salon faisaient la joie de l'honnête homme et les mathématiques minaudées enchantaient Mme du Châtelet. Il faut attendre la science ennuyeuse de Coulomb pour trouver les premières lois de l'électricité. L'état présent de la sociologie politique ressemble curieusement à cette description. Les subtils commentaires sur des sondages approximatifs ou la découverte émerveillée des modèles et systèmes cybernétiques inspirés de l'ordinateur permettent un discours brillant, mais très éloigné de la vraie science. Le caractère préscientifique de notre disci­pline doit nous inciter à cette rigueur ennuyeuse qu'évoque Bachelard. Sans trop d'illusions, car la sociologie politique n'est pas encore une discipline constituée, ni dans son objet, ni dans ses méthodes. Et une science ne s'invente pas.

Ces quelques considérations doivent dicter notre attitude ini­tiale à l'égard de la sociologie politique. Il faut d'abord nous méfier du discours idéologique et n'accepter aucune conclusion qui ne s'insère dans un cadre épistémologique et méthodologique rigoureux. Il faut ensuite affirmer la nécessité ·d'une rupture scientifique avec la discipline, telle qu'elle est constituée aujour­d'hui. C'est à travers le refus du présent et du passé qu'il porte - Bachelard le montre clairement - que l'on peut espérer progresser. Sans doute, il ne s'agit pas de tout remettre en cause. Cet ouvrage d'initiation n'a pas l'ambition de constituer une aventure scientifique. Il s'agit, plus modestement, de vérifier les bases épistémologiques de quelques-unes des innombrables théories qui encombrent le champ de la sociologie politique. Ce travail d'inventaire critique n'est pas aisé, car l'idéologie se pare volontiers des couleurs chatoyantes de la technique la plus sophistiquée. Il reste indispensable et laisse prévoir, dans les années qui viennent, une rupture scientifique en sociologie politique. La science progresse ainsi.

1. Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, 4• éd., Paris, Vrin, p. 24 s.

Page 15: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

14 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Les difficultés de l'entreprise, nous les rencontrons dès l'abord, avec la définition de l'objet de notre discipline. Qu'est-ce que la sociologie politique? L'adjectif politique est ambigu. L'impré­cision du concept permet toutes les interprétations et a suscité un grand débat. Le substantif sociologie, moins discuté, implique pourtant des conséquences fondamentales que l'on oublie trop souvent. Commençons par le grand débat sur la notion de poli­tique. Nous verrons ensuite comment on peut en concevoir l'analyse sociologique.

1. LA NOTION DE POLITIQUE

Littré donne huit définitions du mot politique. Le terme est utilisé aussi bien dans un sens noble (« la politique pluridisci­plinaire de l'université de Paris I ») qu'avec une acception péjorative (« Moi, monsieur, je ne fais pas de politique! »). On parle indifféremment de la politique étrangère de la v• Répu­blique, de la politique d'investissements d'une entreprise, du monde politique ou de la finesse de telle analyse politique. C'est dire que le sens commun ne nous aide guère à délimiter le domaine de notre recherche.

Mais cette incertitude générale rejaillit sur les tentatives de définition plus rigoureuse du politique. On peut les regrouper autour de deux notions : l'État, le pouvoir. Nous verrons après ce premier survol quelle définition provisoire pourra nous aider.

I. LE POLITIQUE N'EST PAS L'ÉTAT

Définir le politique par l'État, c'est rester dans le droit fil d'Aristote qui considère la polis comme la société principale, qui renferme en soi toutes les autres et se propose le plus grand avantage possible. Ce critère organique du politique a été singuliè­rement conforté par l'apparition à l'issue du Moyen Age, puis le renforcement au xix• siècle, de l'État-nation. Personne ne conteste aujourd'hui la prééminence de l'État comme cadre de l'action politique. La vie politique, tant interne qu'intemationale,

Page 16: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

16 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE1

est dominée par la concentration de tous les pouvoirs au niveau organisationnel qu'est l'État.

Dans cette perspective, la sociologie politique est l'étude de l'État et de ses institutions. La théorie de la souveraineté, qui en est inséparable, en précise les fondements philosophiques, moraux et juridiques.

La Bigne de Villeneuve a du reste avancé, avant la guerre, le terme de statologie, plus précis pour lui que celui de science politique. On retrouve aujourd'hui cette conception dans les écrits de Marcel Prélot.

La définition du politique par l'État présente un avantage appréciable : la précision. On sait à quoi on a affaire. L'étude est limitée à l'appareil d'État. Sans doute faut-il fixer les contours de l'État : est-ce l'ensemble des agents publics? Mais en quoi l'activité des gardiens de musée est-elle politique? Et la grève n'est-elle jamais politique? Les problèmes de frontières ne sont pas simples, mais ils sont solubles. Ajoutons que la définition saisit l'activité politique en son essence. Tout le monde convient que l'État se trouve au cœur du politique. Pourquoi ne pas limiter le politique à l'État?

C'est que la précision et la simplicité de cette définition ne vont pas sans inconvénient. On présuppose ainsi la spécificité du phénomène de l'État, ce qui interdit d'en rechercher ailleurs et par analogie les fondements. En quoi l'autorité du président de la République est-elle semblable ou différente de celle d'Al Capone ou de Jésus de Nazareth? Les Nuer, qui vivent sans État, vivent-ils sans politique? Autant de questions qu'une problématique centrée sur l'État rend difficiles à poser.

A cet inconvénient théorique s'ajoute une considération d'opportunité. Définir le politique par l'État, c'est verser dans l'institutionnalisme. La science politique est réduite à l'étude d'un ensemble de normes avec leur substrat social. On risque de fausser l'analyse en donnant la priorité au normatif et à l'orga­nisationnel et d'expliquer les phénomènes sociaux par les normes qui les régissent, non l'inverse. C'est mettre la charrue devant les bœufs ou, du moins, préjuger la réponse à la question du rapport entre structure et superstructure, pour employer la terminologie marxiste.

Page 17: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

18 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

II est curieux, dans ces conditions, de trouver certains marxistes aux côtés d'Aristote et de Marcel Prélot. Pourtant, les sociologues de l'URSS et des démocraties populaires considèrent la science politique comme la doctrine de l'État et du droit. Le philosophe polonais Adam Schaff 1 ajoute que la science politique ainsi définie est partie de la doctrine générale du développement social, conçu avant tout du point de vue des relations de pro­priété. En d'autres termes, Schaff se livre à une double opération : en premier lieu, il isole l'État et le droit de l'ensemble social considéré; en second lieu, il rattache la doctrine de l'État et du droit aux forces économiques et sociales analysées. Nous trou­vons ici la préoccupation d'une liaison constante entre le tout et les parties, qui caractérise la démarche sociologique. Nous y reviendrons dans le troisième paragraphe.

Il. LE POLmQUE N'EST PAS LE POUVOIR

La majorité des auteurs contemporains ramènent le politique à la notion de pouvoir. Lasswell et Dahl aux États-Unis, Burdeau, Duverger ou Aron en France s'accordent pour considérer que la politique est l'exercice du pouvoir. Pour reprendre la formu­lation la plus récente, celle de Dahl 2, un « système politique est une trame persistante de rapports humains qui implique une mesure significative de pouvoir, de domination ou d'autorité ».

La définition s'attache à un phénomène essentiel. Tout rapport politique touche sans doute, de près ou de loin, au phénomène du pouvoir. De plus, la notion de pouvoir se retrouve dans toutes les sociétés. Elle n'est pas limitée à l'organisation étatique. Elle permet ainsi de comparer des phénomènes semblables, sinon identiques et de cerner, par exemple, l'essence de l'autorité dans la société esquimau et au Royaume-Uni, dans un parlement, un parti ou un syndicat. On rompt ainsi avec l'analyse formelle des institutions pour se saisir d'un phénomène social : le pouvoir.

1. Adam Schaff, « La conception du matérialisme dialectique en science politique», in La Science politique contemporaine, UNESCO, 1950.

2. Dahl, Modern Political Analysis, 2• éd., 1970, p. 6.

Page 18: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

17 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE1

On peut objecter que cette théorie ramène la politique à la lutte pour le pouvoir. La version subjective de cette notion est incarnée par Machiavel, pour qui le seul appétit de l'homme politique est le pouvoir. Dans une version objective, faisant abstraction de la motivation des acteurs, on constatera que toute politique se traduit en fait par une lutte pour le pouvoir. Or, la politique, nous le verrons, c'est bien autre chose que le pouvoir. La lutte pour le pouvoir n'est qu'un des aspects de la vie politique. Le pouvoir apparaît davantage comme un instru­ment que comme un fondement du politique. Une définition qui s'attacherait exclusivement à l'étude du pouvoir risquerait de passer à côté d'autres aspects essentiels de la vie politique.

On a observé, en outre, que cette définition n'écarte pas le danger de la description néo-institutionnelle. Nombre d'auteurs se sont contentés de décrire ! 'institutionnalisation du pouvoir et de proposer des typologies du pouvoir institutionnalisé. Certes, la description et la classification sont une étape essentielle dans la connaissance. Sans Linné, Darwin n'aurait jamais existé. Remarquons simplement, à ce stade, qu'une définition substan­tielle ne suffit pas à se prémunir des limitations inhérentes à la simple description.

L'objection majeure que l'on peut opposer à cette définition du politique est son excessive compréhension. Si la sociologie politique doit analyser tous les phénomènes du pouvoir, elle se confond, à la limite, avec la sociologie générale. Quel groupe social ignore le phénomène du pouvoir? Le pater familias, le chef d'entreprise, le chef de train ou le professeur détiennent une parcelle de pouvoir, d'autant plus précieuse qu'elle est plus réduite. Est-ce à dire que leurs rapports respectifs avec leurs enfants, leurs ouvriers, leurs voyageurs ou leurs étudiants sont politiques? Dans la mesure où une définition doit d'abord délimiter un champ de recherche, la définition du politique par le pouvoir reste insuffisante.

Plusieurs auteurs ont senti les inconvénients d'une définition trop large. Aristote lui-même, qui s'attache à la polis, la caracté­rise par 1 'autorité. Il combine, ce faisant, le critère de 1 'État avec le critère matériel du pouvoir. David Easton, que nous aurons l'occasion de retrouver, estime que le politique est l'allocation

Page 19: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

18 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

autoritaire de choses de valeur. Tout exercice de l'autorité n'est donc pas politique. Il doit encore servir cette fin politique qu'est la distribution des ressources et la répartition de la pénurie. On pourrait multiplier les définitions. Chaque auteur (ou presque) avance la sienne, tant le politique est insaisissable. Mais, au fond ...

m. POURQUOI DÉFINIR LE POLmQUE ?

A quoi sert une définition? Cette interrogation préalable peut aider à préciser l'utilité et la signification de la définition du politique. Suivons le raisonnement d'un disciple de Durkheim, Marcel Mauss 1 . Mauss se propose d'étudier un fait social, la prière. Il s'agit, comme pour le politique, d'un fait social incontestable, mais dont l'étendue et les limites exactes restent flottantes. La définition doit transformer cette impression indécise en une notion distincte. Cette définition ne peut être que provisoire. Elle ne saurait saisir d'emblée la substance même des faits, qui ne peut venir qu'au terme de la science. Elle est seulement destinée à engager la recherche, à déterminer la chose à étudier, sans anti­ciper sur les résultats de l'étude. Elle doit limiter le champ de l'observation.

Mauss observe que la définition permet de rompre avec les prénotions, de préciser la nomenclature. Ainsi, des ethnographes, après avoir dit que la prière est inconnue dans telle ou telle société, citent des « chants religieux» et des textes rituels qu'ils y ont observés. Une définition préalable épargne « ces déplo­rables flottements et ces interminables débats entre auteurs qui, sur le même sujet, ne parlent pas des mêmes choses».

Puisque la définition vient au début de la recherche, c'est­à-dire à un moment où les faits sont seulement connus du dehors, elle ne peut être faite que d'après des signes extérieurs. Il faut trouver quelques caractères apparents, suffisamment sensibles, qui permettent de reconnaître, presque à première vue, tout ce qui est prière. Ces caractères doivent être objectifs. Il ne faut se

1. Marcel Mauss, La Prière cité in Bourdieu et al., Le Métier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968, p. 143 s.

Page 20: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

19 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE1

fier ni à nos impressions, ni à nos prénotions, ni à celles des milieux observés. Définir d'après des impressions revient à ne rien définir du tout, car rien n'est plus mobile qu'une impression; elle change d'un individu à l'autre, d'un peuple à l'autre. « De même que le physicien définit la chaleur par la dilatation des corps et non par l'impression du chaud, c'est dans les choses elles-mêmes que nous irons chercher le caractère en fonction duquel la prière doit être exprimée ... L'ancienne physique faisait du chaud et du froid -deux natures différentes; un idéaliste, aujourd'hui encore, se refusera à admettre qu'il y ait quelque parenté entre la prière et la grossière incantation magique. »

En quoi cette réflexion de Mauss peut-elle nous servir? Rete­nons d'abord qu'il s'agit de délimiter un champ d'études. Une bonne définition limite la recherche à certains objets. La notion de pouvoir reste, à cet égard, trop floue pour nous. En second lieu, la définition n'a pas à saisir la substance des faits. Peu importe que l'État soit le lieu privilégié de l'activité politique; cela ne qualifie pas la notion d'État comme définition du politique pour autant. Enfin, il importe de rompre avec les prénotions et impressions, tant de l'observateur que des sujets observés. Ce n'est pas parce que nous considérons telle activité comme poli­tique qu'elle mérite d'entrer dans le cadre de la définition. Il faut nous attacher, autant que possible, à des caractères objectifs, incontestables.

Appliquons cette méthode à l'objet de notre étude. De même que Mauss constate l'existence, dans de nombreuses sociétés, d'un rite qu'il appelle prière, nous pouvons constater, dans de nombreuses sociétés, la présence d'un système politique, c'est­à-dire d'un ensemble de rôles sociaux organisés à des fins très diverses et qui maintiennent leur autorité par un certain degré de contrainte. Comment définir cet ensemble qui a une réalité objective, tangible, dans nombre de sociétés humaines? Ne cher­chons pas à saisir l'essentiel. Comme pour la prière, nous le trouverons à la fin de la science. La définition par l'organisation, la structure sociologique, ne suffit pas. L'appareil d'État est un moment dans l'évolution des sociétés humaines. Existe-t-il vrai­ment partout aujourd'hui? Subsistera-t-il demain? Les raisons pour lesquelles nous avons écarté la définition du politique par

Page 21: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

20 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

l'État subsistent. La définition par la fonction n'est pas plus satisfaisante. On a observé que les fonctions politiques varient à l'infini. Aucun domaine n'échappe à l'activité politique, si personnel soit-il. Et l'on ne peut pas davantage préciser des fonctions essentielles, présentes dans toute organisation poli­tique. Même le maintien de l'ordre ou la distribution de la justice ne relèvent pas toujours du politique, comme l'a noté M. Weber.

Reste la définition par le moyen. Le pouvoir, dit-on? Mais ce critère est trop large, nous l'avons vu. En outre, il est trop vague, trop subjectif. Définir le politique par le pouvoir, c'est déplacer le problème sans le résoudre. Nous sommes loin des signes extérieurs de Mauss, des caractères apparents suffisamment sensibles, qui permettent de reconnaître, presque à première vue, tout ce qui est politique.

Notre définition, nous l'emprunterons à Weber : est politique un groupe de domination dont les ordres sont exécutés sur un ter­ritoire donné par une organisation administrative qui dispose de la menace et du recours à la violence physique 1. Malgré sa complexité apparente, cette définition répond aux exigences de simplicité et de sécurité posées par Mauss. Retenons de cette définition les notions de territoire, d'organisation administrative et de contrainte physique. Ce sont les moyens de l'action politique selon Weber. Et ces moyens sont définis d'une manière objective, qui ne souffre pas grande discussion. La définition de Weber limite le politique à l'exercice de certaines formes de pouvoir : l'État, sans doute (qu'il définit plus précisément par le monopole de contrainte physique légitime sur un territoire donné), mais encore d'autres formes d'organisation pré-étatique (la tribu, le clan) ou para-étatique (la corporation médiévale, la mafia).

Certes, la définition passe à côté d'une grande partie de l'acti­vité politique. Une élection, un débat parl~mentaire, une loi sur l'allocation-chômage ne font pas directement appel à la contrainte physique. L'essence du politique ne risque-t-elle pas d'échapper à cette définition, alors qu'elle est appréhendée par les notions d'État ou de pouvoir? Rappelons les termes de Mauss. Il ne s'agit pas de saisir d'emblée la substance de notre matière,

1. Max Weber, Économies et Société, Paris, Pion, 1971, tome 1, p. 57.

Page 22: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

21 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE7

mais de la délimiter et d'organiser les hypothèses de travail à partir de la définition. Pour le moment, la définition de Weber nous convient.

2. L'ANALYSE SOCIOLOGIQUE DU SVSTf:ME POLITIQUE

Le substantif sociologie politique utilisé par le décret du 10 juil­let 1962 est lourd de portée. Que l'on ait choisi cette expression, de préférence à celles de science politique ou de politologie, parfois avancées, rattache officiellement notre discipline à la sociologie. Effrayées sans doute par ce lien de parenté avec une discipline suspecte, certaines universités se sont empressées de supprimer ce cours, alors que d'autres le débaptisaient pour l'affubler d'un titre plus anodin ...

La science n'a que faire de ces consécrations officielles et de ces querelles universitaires. En l'espèce, il se trouve que le légis­lateur ne s'est pas trompé. L'analyse des phénomènes politiques doit être sociologique si elle veut être compréhensive. Car l'étude du fait social relève de la sociologie. Ce truisme comporte des conséquences que l'on ne perçoit pas toujours. Il implique l'unité fondamentale de la <Jociété globale, dont le politique n'est qu'un aspect. Il impose de même l'unité de la démarche socio­logique.

I. L'UNITÉ DE LA SOCIÉTÉ GLOBALE

L'idée directrice de toute sociologie réside dans la notion d'unité de la société. Plus précisément, la société est une totalité, c'est-à-dire un ensemble d'éléments interdépendants. Tous les aspects de la vie sociale se tiennent. Le politique, l'économique, la religion ou les relations de travail sont les facettes diverses d'une même société. Ils ne constituent pas en eux-mêmes des mondes clos, isolés les uns par rapport aux autres.

Reprise récemment par le structuralisme comme par l'analyse systémique, cette notion d'unité de l'ensemble social avait déjà été soulignée par Émile Durkheim à la fin du siècle dernier.

Page 23: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

22 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Celui-ci fait remarquer, dans les Règles de la méthode sociolo­gique, qu'un ensemble ne peut pas être réduit à la somme de ses éléments. On ne peut donc saisir la signification d'un fait social isolé, ou replacé dans un contexte limité à telle ou telle activité sociale déterminée. Durkheim remarque que le biologiste ne peut pas appréhender la vie dans la cellule en partant seulement de ses composantes minérales, de même que l'oxygène et l'hydro­gène envisagés séparément ne rendent pas compte des propriétés de l'eau. La structure propre à l'ensemble fait apparaître cer­taines relations, certains attributs, qui n'existent pas dans la somme des éléments pris isolément. Ceci est particulièrement vrai de la vie sociale, qui constitue un tout.

Conséquence de cette constatation, tout phénomène dans un ordre d'activités a des répercussions immédiates dans l'ensemble de la société et vient donc perturber les relations dans les autres ordres d'activités. Il est impossible d'analyser un aspect de la vie sociale sans tenir compte de tous les autres aspects. La sociologie politique ne peut ignorer ce qui se passe dans les domaines économiques, religieux, etc. L'analyse d'un élément - le poli­tique, par exemple - isolé de l'ensemble qu'est la société glo­bale, n'a aucune signification. Pas plus que l'étude du nombre « deux », isolé de l'ensemble que constitue la série des nombres entiers.

De cette idée découle le rattachement de la sociologie politique à la sociologie générale. La sociologie politique ne peut être qu'une branche de la sociologie générale, une spécialisation techniquement utile, mais accessoire. Elle reste soumise en ses fondements et en ses méthodes à la discipline mère.

Une autre manière d'exprimer cette idée fondamentale serait de dire qu'il y a un système politique, mais qu'il n'y a pas de société politique. Nous découpons, aux fins d'analyse, un sec­teur d'action sociale dans la société globale, que nous constituons en système distinct grâce à la définition que nous avons adoptée. On distingue ainsi un système politique, un système économique, un système religieux, etc. Mais cette opération reste intellectuelle. Elle est simplement destinée à faciliter la recherche en limitant son objet. Nul ne peut saisir à la fois toutes les données d'un ensemble si complexe. Il faut en isoler certains éléments pour

Page 24: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

23 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE?

mieux les comprendre. Le but de cette opération est de définir un système social, notion sur laquelle nous reviendrons (cf. infra, chap. Il, 2, p. 51).

Mais ce système intellectuel n'est pas une société réelle, un ensemble d'hommes groupés en une société donnée, distincte d'autres 'sociétés. Il n'y a donc pas, en ce sens, de société poli­tique distincte de la société économique ou de la société religieuse. L'analyse du secteur d'activité particulier doit toujours se référer à la totalité sociale.

D'ailleurs, chacun peut observer dans la vie courante cette interaction des systèmes sociaux. On est en même temps étudiant, consommateur, citoyen, fils dévoué, etc. Chaque agent est investi d'une pluralité de rôles sociologiques, qu'il tient tour à tour. Ce faisant, il participe à divers systèmes sociaux. Or, ces rôles sociaux réagissent les uns sur les autres et ne peuvent être séparés que par artifice. De même que les rôles sont les facettes multiples de la personnalité sociale de l'individu, les systèmes sont les aspects divers de la société. On ne peut pas plus étudier le système en ignorant la société qu'on ne peut étudier le rôle en ignorant l'individu.

Il faut donc dénoncer toute autonomisation de la sociologie politique. Étudier le politique en soi, expliquer le politique par le politique, sont des erreurs fréquentes et pourtant manifestes. Le premier devoir des sociologues est de rattacher le fait social à la totalité sociale.

Il. L'UNITÉ DE LA DÉMARCHE SOCIOLOGIQUE

Corollaire méthodologique de l'affirmation de l'unité de la société globale, l'unité de la méthode sociologique n'est pas moins évidente. En clair, cela veut dire que la sociologie politique est d'abord une sociologie et qu'elle est donc soumise aux règles de la méthode sociologique.

L'affirmation ne devrait pas souffrir grande discussion. On avait naguère cru voir dans la science politique une matière au carrefour de plusieurs disciplines, échappant par là même aux exigences de chacune d'elles. Art plus que science, l'étude de la politique aurait ainsi fait appel au talent des historiens comme

Page 25: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

24 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

des géographes, des démographes, des psychologues, des socio­logues, des économistes, etc. Cette multitude de perspectives permettrait seule d'embrasser la complexité des phénomènes politiques.

Il n'est pas contesté que l'apport de toutes ces disciplines peut être utile, voire nécessaire, pour l'étude des faits politiques. C'est d'ailleurs vrai de l'étude de tout fait social. Par la nature même de son objet, qui est la société globale, la sociologie est appelée à s'appuyer sur l'ensemble des contributions des autres sciences sociales.

Ce n'est pas une raison pour détacher la science politique de l'ensemble de la sociologie et l'ériger en domaine autonome, où la fantaisie de chaque chercheur pourrait se déployer librement. Une telle affirmation, pour être légitime, demanderait au mini­mum que l'on établît l'originalité des phénomènes politiques par rapport à l'ensemble des faits sociaux. La preuve n'en a jamais été apportée. Tout au contraire, les difficultés que nous avons rencontrées en essayant de définir le domaine du politique démontreraient, si besoin était, que les faits politiques ne se distinguent pas nettement de l'ensemble social.

La plupart des auteurs contemporains se rangent à cet avis et considèrent les termes de science politique et de sociologie politique comme synonymes. L'origine historique explique la dualité de la terminologie. Aux États-Unis, l'étude de la science politique relève des départements de sciences du gouvernement (« government »), alors que les départements de sociologie étudient la sociologie politique. Cette concurrence entre structures universitaires se traduit par une différence d'accent dans l'étude du même objet. Cependant, la mise au goût du jour du lexique de certains auteurs ne doit pas dissimuler leur fidélité aux concep­tions les plus communes de la discipline.

Il faut affirmer, à l'encontre du confusionisme de la science carrefour, la rigueur qui impose de traiter les faits politiques comme des faits sociaux. C'est dire que nous ne considérons pas la science politique comme un lieu privilégié de rencontres mais comme une branche de la science sociologique et qu'à la diversité d'approches ou de traitement des phénomènes politiques nous préférons l'unité de la démarche sociologique.

Page 26: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

25 QU'EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE POLITIQUE?

Encore faut-il dire quelques mots de cette unité souvent controversée. Pour beaucoup, la sociologie générale semble s'être diluée dans une série de sciences sociales particulières. Il est vrai que la sociologie s'est diversifiée et spécialisée. Aux grandes synthèses générales d'un Spencer auraient succédé des recherches minutieuses sur la sociologie rurale ou le système d'enseignement. Par ailleurs, on ne peut être que frappé par la diversité des théories du système social et leurs « irréductibles oppositions». Sans discuter ici de cette irréductibilité pourtant discutable sous certains rapports, disons que l'opposition des théories sociales cache à beaucoup l'unité épistémologique qui a permis leur réa­lisation. Il est frappant de voir à quel point les plus grands auteurs engagent dans leurs œuvres les mêmes principes épis­témologiques. Marx, Durkheim et Weber, par exemple, que tout sépare sur d'autres plans, nous enseignent la même méthode sociologique. On ne peut donc pas dire que la sociologie générale s'efface, mais plutôt qu'elle se développe en une série de socio­logies particulières, issues de la discipline de base et devant respecter ses principes.

La sociologie politique aspire à s'intégrer à cet ensemble. Elle est encore loin du but. Nous aurons souvent l'occasion de constater que les préceptes les plus élémentaires ne sont pas respectés par la recherche politique. La sociologie politique, à proprement parler, balbutie encore. Le retard de notre discipline est flagrant. Cette remarque limite dès l'abord l'ambition de notre entreprise : prendre connaissance d'une science en devenir, mais qui reste imparfaitement constituée. Dans cette incertitude, assurons au moins les fondements de notre démarche. Durkheim l'affirmait déjà : « Si l'on veut suivre une voie méthodique, il faut établir les premières assises de la science sur un terrain ferme et non sur un sable mouvant. Il faut aborder le règne social par les endroits où il offre le plus prise à l'investigation scienti­fique. C'est seulement ensuite qu'il sera possible de pousser plus loin la recherche, et, par des travaux d'approche progressifs, d'enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l'esprit humain ne pourra jamais, peut-être, se saisir complètement 1. »

1. Durkheim, Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 17° éd., p. 46.

Page 27: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

CHAPITRE Il La démarche sociologique

Pourquoi la sociologie? Pourquoi peut-il y avoir une science qui prend pour objet, qui s'intéresse exclusivement à la société des hommes?

En d'autres termes, plus rigoureux, qu'est-ce qui fonde la légitimité d'une science autonome du social?

Ne connaît-on pas spontanément la raison de nos actes et ne voit-on pas clairement ce que sont les groupes sociaux dans lesquels nous sommes insérés? Ou bien encore, les grands phé­nomènes sociaux comme la religion ou l'attachement à la famille ne sont-ils pas innés, dans la nature humaine, ne faut-il pas alors s'interroger sur la nature de l'homme plus que sur l'organisation sociale?

Durkheim répond que les faits sociaux « ont une manière d'être constante, une nature qui ne dépend pas de l'arbitraire individuel et d'où dérivent des rapports nécessaires». Ce que veut également dire~lorsqu'il pose que : « dans la produc­tion sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté».

Enfin Weber ne dit pas autre chose lorsqu'il interdit de réduire le sens c~ des actions aux intentions subjectives des acteurs.

Il existe des faits sociaux qui sont indépendants des individus gui composent la soc1éie, qm n'existent que parce que des hommes vivent en société. On ne saurait les comprendre par l'étude des individus. La biologie et la psychologie seraient inopérantes; seule une science de la société peut les appréhender. La sociologie a son objet propre distinct de celui des autres sciences.

Il ne s'agit pas là d'une affirmation gratuite. Ce qui permet d'affirmer l'autonomie du social, ce sont les régularités que la science observe.

De ces faits sociaux, la sociologie cherche à donner une expli­cation satisfaisante pour la raison. Comme l'écrit Mauss :

Page 28: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

27 LA D~MARCHE SOCIOLOGIQUE

« Expliquer, en sociologie, comme en toute science, c'est donc découvrir des lois plus ou moins fragmentaires, c'est-à-dire lier des faits définis suivant des rapports définis 1. »

Pas plus que la structure de l'atome n'est perceptible à notre entendement sans le détour par la science physique, la structure des sociétés ne nous apparaît sans le recours à la science socio­logique.

Mais un fait social ne se laisse pas appréhender sans qu'on applique à le découvrir une démarche rigoureuse.

C'est pourquoi il importe, avant toute chose, de poser les bases de la démarche sociologique. Si l'incertitude épistémologique et méthodologique est flagrante dans de nombreux travaux de sociologie politique, elle reste encore la marque d'une certaine sociologie générale . Faute d'avoir assuré ces bases, le discours sociologique n'a aucun sens.

1. LES PltGES DU SENS COMMUN ET LES ILLUSIONS DE L'EMPIRISME

I. LES PIÈGES DU SENS COMMUN

a. La rupture avec la sociologie spontanée

Bachelard écrit : « Le fait scientifique est conquis. » Établissant une hiérarchie des actes épistémologiques, indiquant les phases successives par lesquelles doit passer la démarche scientifique, il pose qµe d~abord le fait scientifique est à conquérir: Autrement !1itJ allc~ fait ne se lai~~ a~J?~bendl;r tel qu'il nous apparaît Jpo0;t;µiément. C'est donc c~nt.i;ç l'#lùsion du savoir immédiat que . ~ it~ sciènt~fique est: à èonqu6rirj e- qÜ' iîi~i~ueBac helar c"est la néœss1té absolue o'une rupture avec les opmwns communes. Il écrit encore : · « Quand il se p,résente à la culture scientifique, l'esprit n'est

jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés.

1. M. Mauss, P. Fauconnet, « La sociologie, objet et méthode », in Mauss, Essais de sociologie, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1968, p. 29.

Page 29: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

28 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

L'opinion pense mal, elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas 1. »

Nous avons pourtant tous et toujours des opinions, le plus souvent très arrêtées, sur ce que nous ne connaissons pas. C'est que les opinions communes remplissent des fonctions très impor­tantes. Comme l'écrit Durkheim, elles ont pour objet de nous mettre en harmonie avec le monde qui nous entoure. On peut en donner des exemples saisissants en ce qui concerne le monde physique et les opinions préscientifiques sur l'univers. Lorsque l'on disait que la terre était une sorte de galette ronde, c'est parce qu'on la voit plate et que l'horizon se perçoit circulaire. De même l'on induisait un prétendu mouvement circulaire du soleil de l'observation naïve qu'on peut faire de sa course. Plus encore que le constat de perceptions évidentes, ces opinions représentent un besoin de se mettre en accord avec notre univers.

Des distorsions semblables existent bien entendu dans le domaine des relations sociales et pour les mêmes raisons, entre les opinions du sens commun et le résultat de la recherche scienti­fique. Nous forgeons tout un système d'idées pour expliquer l'organisation sociale dans laquelle nous sommes impliqués, souvent très éloigné des bases objectives de cette organisation. Ce que Durkheim appelle sens commun et Marx idéologie nous rend aveugles aux véritables déterminismes sociaux. En ce qui concerne précisément la sociologie, les risques de baser la recherche sur des prénotions (traduction en science du sens commun de la vie courante) sont spécialement grands.

Nous sommes immergés dans un réseau de relations sociales. ,. Pour le chercheur il n'existe pas, comme pour le physicien, une

séparation nette entre le laboratoire et la vie quotidienne. Le sociologue est le savant de sa propre pratique et pour lui l'obstacle épistémologique majeur, la difficulté essentielle est sa propre familiarité avec le social. Le sociologue de la famille a une famille et, loin de le rapprocher d'une connaissance objective de la famille, d'une certaine façon ça l'en éloigne. On comprendra aisément

1. G. Bachelard, op. cit., Paris, 1970, p. 14.

Page 30: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

29 LA DiMARCHE SOCIOLOGIQUE

qu'il ait plus de mal à considérer son objet de recherche avec la même objectivité que s'il travaillait sur la structure de l'atome. S'il est père de famille, il lui est très difficile de ne pas importer dans sa recherche l'idée qu'il se fait de son rôle. C'est-à-dire en fait l'idée qu'on en a dans le groupe auquel il appartient. C'est ici qu'il faut définir un mot que nous rencontrerons souvent : l'ethhocentrisme 1• Comme l'égocentrisme est une tendance à tout rapporter à soi, ! 'ethnocentrisme est une tendance à tout juger par rapport aux normes et aux comportements du groupe social auquel on appartient. Dans le discours commun, cette tendance, permanente, se manifeste par exemple dans les juge­ments qu'on peut entendre proférés par des Français à l'étranger et par des étrangers en France. Dans le discours scientifique, !'ethnocentrisme peut prendre des formes particulièrement perni­cieuses et apparaître chez des chercheurs pourtant très avertis de ses dangers.

On sourit aujourd'hui des expéditions « scientifiques » espa­gnoles allant essayer de déterminer sur place si les Indiens avaient ou non une âme, pendant que les mêmes Indiens immergeaient leurs prisonniers espagnols afin de savoir s'ils n'étaient pas d'essence divine, ce qui est un bel exemple d'attitude expérimen­tale! L'attitude de certains chercheurs contemporains est en vérité bien plus pernicieuse. Sous le couvert de reconnaître les différences, ils les mesurent à l'étalon de leur propre société, implicitement ou explicitement tenue pour la meilleure. Nous retrouverons ce point très important lorsque nous ferons la critique de certaines études de politique comparée. Mais les comparatistes ne sont pas les seuls à avoir une attitude ethnocen­trique. Beaucoup d'observateurs de sociétés traditionnelles ont tendance à juger les comportements qu'ils étudient à partir des catégories nées du développement industriel. Une compréhension primaire du marxisme favorise largement cet économisme. Or, dans les sociétés traditionnelles, c'est-à-dire non seulement dans les sociétés africaines ou indiennes, mais encore pour une large mesure dans certaines régions agricoles européennes, un certain type d'actions peut être déterminé par des intérêts qui n'ont pas

1. Cf. Lévi-Strauss, Race et Histoire, Paris, Bibl. Médiations, 1961, p. 19-26 et 41-50.

Page 31: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

30 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

de nom dans le langage économique. Sur le seul plan de l 'écono­misme, elles paraîtront absurdes. Dans la société kabyle, par exemple, il est fréquent qu'après la récolte, une famille achète des bœufs dont elle sait pertinemment qu'elle sera obligée de les revendre bientôt parce qu'elle n'a pas de quoi les nourrir. Rien de plus stupide au regard des catégories économiques qui sont principalement les nôtres. Rien de plus rationnel si l'on sait que l'achat s'effectue au moment où les mariages doivent se faire, que la possession de bœufs est chez les Kabyles synonyme de prestige, et que plus on a de prestige et mieux l'on se marie. Il y a là un phénomène classique, dans les sociétés traditionnelles, de conversion de biens matériels en biens symboliques, c'est-à-dire en l'occurrence en éléments de prestige. Les « économistes » qui ne voient pas la vérité de ces pratiques concluront à l 'impré­voyance des Kabyles qui achètent des bœufs alors qu'ils ne peuvent pas les nourrir, alors qu'en réalité cet achat s'inscrit dans le cadre de la stratégie à long terme par excellence des sociétés traditionnelles : la stratégie des alliances matrimoniales. Dans ces sociétés, et c'est ce que l 'économisme occulte, les conduites économiques et les conduites de prestige, d'honneur, etc. sont indissociables 1.

Une autre forme d'ethnocentrisme, plus insidieuse encore, consiste à étudier les autres groupes sociaux de la société dans laquelle on vit à partir des catégories du groupe d'appartenance de l'observateur. C'est ce que l'on appelle l'ethnocentrisme de classe. Une enquête fait par l'IFOP pour le compte de !'Express en 1968 comportait les questions suivantes :

- Croyez-vous que la société française se transformera dans l'avenir en société socialiste? (oui - non - sans opinion).

- Si vous le croyez, de quelle société socialiste la France se rapprochera-t-elle? (Suède - URSS - Cuba - Chine - aucune exis­tante - ne sais pas) 2.

Questions qui étaient évidemment posées à des membres

1. Peut-être comprendrait-on mieux, en France même, des phé­nomènes comme l'antagonisme régional, où revendications linguistiques et revendications économiques sont intimement liées, si l'on tenait compte de considérations de cet ordre.

2. Une enquête du Nouvel Observateur (n° 411) reprend à peu près les mêmes questions.

Page 32: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

31 LA DêMARCHE SOCIOLOGIQUE

de tous les groupes sociaux français. Imaginons un instant un ouvrier agricole picard devant choisir entre un modèle suédois, soviétique, cubain ou chinois s'il croit à un « avenir socialiste pour la France» (ce qui est déjà une formulation difficile). Imaginons l'enquêteur enregistrant impassiblement la réponse (qui ne sera pas forcément : je ne sais pas; de peur d'être mal jugé par l'enquêteur, notre paysan « pour avoir l'air» répondra « ce qu'il imagine que quelqu'un qui sait répondrait», ou tout simplement répondra au hasard). Imaginons enfin le sociologue qui imperturbablement interprète les réponses à ces questions et en tire un commentaire. Nous nous trouvons ici devant un bel exemple d'ethnocentrisme de classe. La distinction entre modèles socialistes ou la référence à un socialisme français ori­ginal est certainement à la portée de l'intellectuel qu'est l'auteur du questionnaire; pour l'ouvrier agricole et bien sOr pour la grande majorité des enquêtés, elle ne correspond à rien ou tout au plus à quelque chose de très vague. Ce n'est pas une boutade de dire que l'enquêté IFOP idéal, c'est l'élève de Sciences po 1.

Tirer un enseignement prétendument scientifique de q1,1estions de ce genre est plus fréquent qu'on ne pourrait le croire. De façon générale, toute recherche sur les classes populaires ou prenant en compte les classes populaires dans une recherche d'ensemble court ce risque. On voit aisément la fonction idéologique que peuvent remplir des études qui concluent, avec plus ou moins de délicatesse dans la présentation, à l'aberration des pratiques indigènes et à la supériorité de nos propres pratiques ou qui consistent à tout mesurer à partir des catégories des classes domi­nantes. La sociologie est encore une science jeune et toutes les sciences jeunes courent le risque de remplir des fonctions idéolo­giques 2 ou, si l'on préfère, dans un autre lexique une fonction de réassurance du sens commun. Loin de rompre avec les préno­tions, la sociologie vient souvent au secours de l'interprétation idéologique que l'on se fait de l'organisation sociale pour la légitimer « scientifiquement ».

1. Cf. P. Bourdieu, « Les doxosophes », Minuit, n• 1, p. 26-45. 2. La forme le plus dégradée en étant probablement l'exploitation

purement mondaine, cf. Bachelard, op. cit.

Page 33: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

32 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Comme certains journaux féminins font de la psychologie et des tests un usage qui se situe entre la mystification et le jeu de société, la radio, la télévision et les grands journaux notam­ment font remplir à l'enquête pseudo-scientifique cette fonction de réassurance du sens commun. La référence permanente à « l'opinion publique», catégorie particulièrement typique du sens commun, la révérence absolue vis-à-vis de ses jugements, constituent un bon exemple de cette utilisation. Bien entendu, des enquêtes d'opinion sont possibles; ce qui est proprement idéo­logique, c'est de s'en rapporter à une opinion publique indiffé­renciée ou, ce qui revient au même, atomisée, sans prendre en compte sa structuration en groupes sociaux distincts. Rechercher l'opinion majoritaire d'un pays, c'est se situer dans la logique de la démocratie majoritaire,' ce n'est pas donner une explication sociologique. Mais faire passer cette recherche pour une approche scientifique, c'est donner à une démarche politique le prestige et la légitimité de la science et, par conséquent, c'est produire de l'idéologie 1.

Pratiquant une science jeune, le sociologue court encore bien d'autres dangers! Sans vouloir faire voir le travail socio­logique seulement comme une course d'obstacles épistémolo­giques, il est nécessaire d'être averti de ses difficultés.

Par exemple en sociologie, le langage scientifique n'est sou­vent pas très distinct du langage commun. Reprenant à son compte un mot de la langue courante, un sociologue risque de prendre avec lui toutes les prénotions qu'il enferme. La polysé­mie d'un mot, les différents sens qu'il peut prendre sont une des sources d'erreurs possibles pour le chercheur. L'exemple que donne M. Chastaing en ce qui concerne le mot « jeu » pour­rait être étendu à bien d'autres :

« Les hommes ne jouent ni comme leurs boiseries ni comme leurs institutions. Ils ne jouent pas sur les mots comme sur une scène, pas du violon comme du bâton; pas de l'argent comme de malchances; pas une valse comme un adversaire; ils ne jouent

1. Sur ce problème, cf. infra : l'idéologie, chap. Ill, p. 120-125 et P. Bourdieu,« L'opinion publique n'existe pas», Les Temps modernes, janvier 1973, n• 318, p. 1292-1309.

Page 34: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

33 LA Dll!MARCHE SOCIOLOGIQUE

pas avec une balle comme ils jouent à la balle, voire au football. Ils peuvent dire : jouer dans une situation n'est pas jouer dans une autre. Ils devraient dire : jouer n'est pas jouer 1. »

Une autre source d'erreur fréquente réside dans l'emploi très tentant des métaphores. On croit être quitte avec la structure des sociétés parce qu'on a parlé d'échelle sociale et qu'une échelle ça se grimpe 2• On croit avoir dit le fin mot de la sociologie contemporaine parce qu'on a parlé de société de masse et qu'on est pris régulièrement dans les embouteillages ou dans la foule du métro.

A l'inverse et en même temps, la sociologie comme toute pratique mal assurée de sa· scientificité tend à se donner toutes les apparences du sérieux en utilisant les techniques savantes des sciences «sérieuses». L'emploi de mots savants peut ne recouvrir qu'un discours du sens commun et ne pas dire les choses simplement ne veut pas dire qu'on ne les dit pas de façon sim­pliste. Bien sür, toute science doit avoir son langage propre. Comme l'écrit Durkheim dans les Iµgles de la méthode socio­logique, la sociologie doit « prendre le caractère ésotérique qui convient à toute science. Elle gagnera ainsi en dignité et en autorité ce qu'elle perdra peut-être en popularité 3 ». Mais cette condi­tion nécessaire n'est pas suffisante et le langage sociologique ne doit pas tenir lieu de méthode sociologique. Dans la même logique, il faut faire une place de choix à 1 'utilisation des « tech­niques scientifiques» par notre discipline. L'ordinateur, pour ne parler que de cela, exerce sur les chercheurs en sciences sociales une véritable fascination. Loin de nous l'idée de penser que les machines électroniques ne peuvent pas rendre des services irrem­plaçables au sociologue, mais le passage en machine ne purifie pas une enquête de ses prénotions. Marc Barbut dans Anthro­pologie et Mathématiques exprime très bien le problème :

« Quant aux calculatrices, écrit-il, il faut bien comprendre d'emblée que si elles sont filles des sciences physiques et mathé­matiques, comme le sont toutes les autres machines, le fait de

1. P. Chastaing, « Jouer n'est pas jouer», Journal de psychologie normale et pathologique, n° 3, juillet-septembre 1959, p. 303-326.

2. Cf. Uvi-Strauss, op. cit., p. 25-26. 3. É. Durkheim, op. cit., p. 144.

Page 35: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

34 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

les utiliser ne constitue, en soi, à aucun titre, une mathématisa­tion de la discipline qui y a recours : qui aurait la tentation de penser que l'archéologue qui se sert d'une brouette (autre création de la physique et des mathématiques et tout aussi géniale) pour transporter les objets recueillis sur un champ de fouilles, qu'il fait pour autant des mathématiques 1? »

On voit donc la vigilance qui doit être celle du chercheur et par conséquent aussi celle de son lecteur. Pour étudier des faits sociaux, il faut rompre avec l'idée qu'on s'en fait ou si l'on veut, il faut savoir qu'on ignore absolument ce qu'ils sont, il faut savoir tenir compte du principe de la non-conscience. C'est ce que l'on veut dire par l'expression : « rupture avec la socio­logie spontanée». La sociologie spontanée c'est l'explication spontanée que chacun d'entre nous peut donner de ses propres pratiques et de celle qu'il observe chez les autres. C'est qu'en effet comme l'écrit Durkheim à propos de Marx :

« Nous croyons féconde cette idée que la vie sociale doit s'expli­quer, non par la con.ception que s'en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience. »

Pas plus que par l'explication spontanée, les faits sociaux ne peuvent être expliqués par des motivations psychologiques de chacun des agents sociaux. Chaque individu a un psychisme par­ticulier qui a certainement trouvé avec la psychanalyse son mode de connaissance particulier. Mais un tout n'est pas l'addition des parties qui le compose. La société n'est pas une addition de psychismes individuels, elle a une spécificité. L'amour paternel ne peut être expliqué par la nature psychique de l'homme puis­qu'on trouve des sociétés où il n'existe pas. Il ne peut s'expliquer qµe par le système de valeurs de la société dans laquelle il se produit.

Nous touchons ici au problème délicat de la délimitation des sphères respectives de la psychologie et de la sociologie. Bien que les données du débat aient été posées clairement par Durkheim au siècle dernier, une certaine confusion règne encore en la matière. Il n'est pas rare de voir apparaître, dans des ouvrages de socio-

1. M. Barbut, « Les sciences de l'homme : problèmes et orientations», (« The Sciences of man : problems and orientations » ), UNESCO, Paris-La Haye, Mouton, 1967.

Page 36: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

3& LA Dli!MARCHE SOCIOLOGIQUE

logie politique (ou de sociologie économique, de sociologie urbaine, etc.), des développements consacrés aux facteurs psy­chologiques de la vie politique. Il s'agit, croyons-nous, d'une illustration du sens commun savant. Insérée dans l'explication sociologique, la psychologie est le refuge par excellence de l 'in­tuition, du sens commun. Il faut donc faire un effort constant pour expurger notre discipline de ces éléments. Pourquoi?

Précisons d'abord qu'il ne s'agit pas de nier la psychologie en tant que discipline scientifique, mais de marquer les frontières et de s'interdire le mélange des genres.

Définissons d'abord sommairement l'objet des disciplines en cause 1. La psychologie a pour objet l'étude des déterminants individuels des actions individuelles (par exemple, l'analyse du refoulement par référence aux expériences sexuelles de l'enfance). La sociologie a pour objet l'étude des déterminants sociaux des actions sociales (par exemple, la relation entre la fréquentation des musées et l'origine sociale des visiteurs). La psychologie sociale a pour objet l'étude des déterminants sociaux du comportement individuel (par exemple, l'influence d'un système d'éducation sur le comportement d'une personne choisie). Enfin, la psychoso­ciologie aurait pour objet l'étude des déterminants psycholo­giques de l'action sociale (par exemple, l'effet du refoulement chez Hitler sur la société allemande du III" Reich, ou encore l'effet de la somme des refoulements individuels à la suite de la défaite de 1918 sur la société allemande).

Limitons la portée du débat. Nous n'avons pas à nous prononcer sur la psychologie et la psychologie sociale. D'ailleurs,lalégitimité de la psychologie comme discipline scientifique est généralement admise. Quant à la psychologie sociale, sa mise en œuvre ne semble pas présenter de difficultés insurmontables 2• Restent la socio-

1. Le vocabulaire n'est pas fixé en ce domaine et certains auteurs ne distinguent pas, comme nous, psychologie sociale et psychosocio­logie. Ainsi, nous avons repris, pour la psychologie sociale, la défini­tion donnée par Yvonne Castellan (Initiation à la psychologie sociale, coll.« U-2 ») alors que d'autres entendent, sous ce vocable, ce que nous avons appelé psychosociologie. Cette confusion sémantique n'est pas fortuite et traduit la fragilité des bases épistémologiques de ces disci­plines.

2. Les lecteurs qu'intéresse ce débat pourront se reporter à l'analyse

Page 37: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

36 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

logie, ou explication de régularités sociales par des régularités sociales et la psychosociologie ou explication de ces régularités par des déterminants individuels.

Chaque discipline est ainsi définie, non par un objet matériel, mais par un système d'analyse. Un même fait peut être l'objet de plusieurs disciplines. Durkheim en fournit la démonstration dans son étude classique sur le suicide. Le suicide est l'acte personnel, intime par excellence. Son étude relève évidemment de la psychologie, dans la mesure où le suicide est lié à la structure de la personnalité, etc. Pourtant, Durkheim a érigé le même acte en fait social. Étudiant la courbe des suicides dans une société donnée, il a mis en corrélation ce fait avec d'autres faits sociaux. Il a ainsi noté que le taux des suicides fléchissait lorsque l'activité sociale s'intensifiait (par exemple, crise politique du 16 mai 1877) et se redressait en période calme. Cette constatation l'a conduit à dégager la notion fondamentale d'anomie, c'est-à-dire de relâchement des normes sociales et donc de l'intégration des individus dans la société.

En l'espèce, Durkheim offre une explication sociologique du fait social qu'est le suicide. Ce raisonnement ne contredit pas l'explication psychologique du suicide, car il ne se place pas sur le même plan. Durkheim ne dit pas pourquoi Dupont se suicide - ou ne se suicide pas - le 16 mai 1877. D'ailleurs, le fait lui­même est différent. Le suicide de Dupont est un acte individuel. Le suicide, tel que l'entend Durkheim, est un taux de mortalité.

Nous percevons ainsi la distinction entre les deux types d'ana­lyse. Mais pourquoi ne pas les combiner, ajouter à l'explication sociologique l'explication psychologique, réconcilier Marx et Freud dans une synthèse supérieure? Pourquoi condamner la psychosociologie?

Durkheim raisonne à partir du philosophe Spencer. Car la tentation de la psychosociologie est fort ancienne. Spencer pré­tendait expliquer le mouvement social par la crainte des vivants et la crainte des morts. Dans la même veine, on essaie d'expliquer l'institution du mariage par l'affection que se portent les époux,

polémique de Didier Deleule, La Psychologie, mythe scientifique, Paris, R. Laffont, coll. « Libertés », 1969.

Page 38: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

37 LA DlMARCHE SOCIOLOGIQUE

la peine par la colère des hommes, l'économie par le désir de richesse 1, la politique par la soif du pouvoir. Or, ce type d'expli­cation ne peut pas aboutir à une corrélation entredeuxrégularités. Un sentiment n'est pas une régularité sociale. L'effet du senti­ment est invérifiable, sa preuve ne peut pas être apportée. L 'in­sertion d'un sentiment dans la démonstration lui ôte toute rigueur logique en rendant l'affirmation indémontrable.

De plus, la psychosociologie ramène le tout à la somme des parties, la société à une somme d'individus. Or, une société n'est pas plus un rassemblement de psychologies que le végétal ou l'animal ne seraient un rassemblement de minéraux. L'homme est sans doute à la base de la société, mais il ne fait que la rendre possible. De même, les minéraux sont à la base de la vie, mais ne font que la rendre possible. Le fait social est extérieur à l'homme comme la vie est extérieure aux minéraux, la molécule extérieure aux atomes. En d'autres termes, on ne peut jamais expliquer le tout par les parties, la structure par l'addition de ses éléments 2•

On voit bien quelle fonction peut remplir la conception des rapports sociaux comme rapports entre subjectivités animées par des intentions personnelles. Elle se pare des prestiges de la science en accordant qu'au-delà des motifs conscients qui font agir l'individu, il peut y avoir aussi des« motivations» inconscientes. Elle tend alors à rassurer tous ceux pour qui les actions indi­viduelles ne sauraient avoir d'autre origine que l'individu lui-

t. Max Weber écrit à ce propos : « La "soif d'acquérir", "la recherche du profit ", de l'argent, de la plus grande quantité d'argent possible n'ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme, garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif - comme ont pu l'être ou l'ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tous lieux, partout où existent ou ont existé d'une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses », Éthique protestante et Esprit du capitalisme, Paris, Pion, p. 15.

2. Dans le même sens, Claude Uvi-Strauss critiquant les tentatives d'anthropologie psychanalytique écrit dans l'introduction qu'il a donnée à Sociologie et Anthropologie de Marcel Mauss : « Pas plus sur le plan du normal que du pathologique, l'extension au psychisme individuel des méthodes et des procédés de la psychanalyse ne peuvent parvenir à fixer l'image de la structure sociale, grâce à un miraculeux raccourci qui permettrait à l'ethnologie de s'éviter elle-même.»

Page 39: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

38 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

même et elle occulte tout ce qui est dû à la structuration de la société en groupes distincts, à plus forte raison ce qui est dû à leurs antagonismes.

Les critiques que Marx faisait à Stirner 1 s'appliquent admira­blement aux psychosociologues qui, réduisant les relations sociales à la représentation que s'en font les agents sociaux, laissent entendre qu'il suffirait que change cette représentation pour que cessent les antagonismes.

« (Il) ne veut pas que deux individus soient " en contradic­tion " l'un avec l'autre, comme bourgeois et prolétaire ( ... ) il voudrait les voir entrer dans un rapport personnel d'individu à individu. Il ne considère pas que, dans le cadre de la division du travail, les rapports personnels deviennent nécessairement, inévitablement, des rapports de classes et se cristallisent comme tels; ainsi, tout son verbiage se réduit à un vœu pieux qu'il pense réaliser en exhortant les individus de ces classes à chasser de leur esprit l'idée de leurs " contradictions '' et de leur " privi­lège " particulier 2 ••• »

On trouve en sociologie politique de très nombreuses études qui relèvent de cette conception et nous aurons l'occasion d'y revenir. Prenons néanmoins dès maintenant un exemple : E. C. Snyder 3 étudie les décisions de la Cour suprême des États­Unis comme le résultat de l'affrontement de« cliques» à l'inté­rieur même de la Cour. Il distingue trois« cliques» (l'une plutôt « progressiste », l'autre plutôt « conservatrice », la troisième «modérée»). Ces cliques ne sont définies pour l'auteur que par l'étude des décisions de la Cour suprême, abstraction faite de leur contenu politique. La seule condition pour qu'un certain nombre de juges forment une clique est qu'ils « tendent de façon systéma­tique à adopter des positions communes, en s'opposant aux

1. Stimer : philosophe allemand qui appartenait au groupe des « jeunes hégéliens de gauche » dans les années 1840. Est à l'origine d'une des tendances les plus individualistes (égotisme) de l'anarchisme. Se reporter à son sujet à J. Manesse, Max Stirner, mémoire de DES, Paris, 1967.

2. Marx, Idéologie allemande, in Œu1•res philosophiques, tome IX, Paris, Costes, 1947, p. 94.

3. E. C. Snyder, « The Supreme Court as a small group », Social Forces, vol. 36, n• 3, 1958, p. 232-238.

Page 40: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

39 LA DlMARCHE SOCIOLOGIQUE

autres membres de la Cour». On voit ici clairement comment l'auteur réussit à réduire le problème du rapport entre l'évolution sociale et l'interprétation des lois, à la question de savoir comment dans ce « petit groupe » ainsi isolé de tout contexte social, on passe d'une clique à une autre!

Le glissement vers la psychosociologie est particulièrement redoutable en ce qu'il inverse l'ordre des choses et considère comme conditions déterminantes des faits sociaux des états psychiques qui en sont la conséquence. Ainsi le « sentiment inné », qu'il s'appelle jalousie, religiosité ou amour de l'art, est la conséquence d'une structure sociale et non sa cause. Expliquer la fréquentation des musées par l'amour de l'art aboutit à renverser le rapport réel des choses.

Il ne s'agit pas pour autant d'établir une cloison étanche entre le monde social et l'individu. Les contraintes sociales sont intériorisées par les individus, reçues dans leur psychisme. L'inhi­bition est le moyen par lequel la contrainte sociale produit ses effets psychiques. Ainsi, les classes populaires ne fréquentent pas les musées parce qu'elles« n'en ont pas envie». Mais l'inhibition ne se confond pas avec la contrainte sociale, dont elle n'est que l'instrument psychique. Le fait social reste antérieur et extérieur à l'effet psychique.

Pour en terminer avec ces remarques adjacentes sur la psycho­logie, ce jugement de Durkheim :

« Toutes les fois qu'un phénomène social est directement expliqué par un phénomène psychique, on peut être assuré que l'explication est fausse 1. »

La rupture avec le sens commun rencontre une grande résistance spontanée qui peut prendre deux formes qui sont toutes deux des accusations. Nous les appellerons l'accusation de réduction et le reproche d'évidence.

Le sociologue est souvent taxé de réduction « sociologiste » s'il cherche à montrer que les actions les plus personnelles, le suicide par exemple, n'obéissent pas qu'au libre arbitre de consciences claires mais aussi à des déterminismes sociaux. On y voit comme une atteinte à la dignité de l'homme, on répugne

1. É. Durkheim, op. cit., p. 103.

Page 41: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

40 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

à être« catégorisé». Il faut pourtant bien se rendre, non à l'évi­dence - cela n'a rien d'évident - mais au résultat de la science : nos croyances et nos actions, même les plus insignifiantes, sont toujours déterminées par le groupe auquel nous appartenons. A l'opposé mais finalement faisant couple avec le reproche de réduction on trouve l'accusation d'évidence. A lire les résultats d'une enquête on est souvent porté à dire « mais c'est évident» et à penser que « ce n'était vraiment pas la peine de se donner tant de mal pour " découvrir " ce que tout le monde savait déjà». Le reproche vaut qu'on s'y arrête.

b. Le sens commun désenchanté

Pour illustrer cette impression d'évidence, prenons une enquête précise, celle que Paul Lazarsfeld a effectuée sur des soldats américains stationnés en Allemagne au lendemain de l'armistice. Voici une liste de propositions découlant de l'enquête que nous accompagnerons de quelques commentaires pour mettre en lumière les réactions de la plupart des lecteurs.

1. Les individus dotés d'un niveau d'instruction élevé pré­sentent plus de symptômes psychonévrotiques que ceux qui ont un faible niveau d'instruction.

Commentaire probable : on a souvent commenté l'instabilité mentale de l'intellectuel contrastant avec la psychologie moins sensible de l'homme de la rue, il est donc évident qu'il est plus enclin· à des dérèglements psychiques après une guerre.

2. Pendant leur service militaire, les ruraux ont, d'ordinaire, meilleur moral que les citadins.

Commentaire probable : c'est évident, ils sont habitués à une vie plus dure.

3. Les soldats ongmaires du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud des îles du Pacifique que les soldats du Nord.

Commentaire probable : c'est évident, les habitants du Sud sont plus habitués à la chaleur.

Page 42: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

41 LA DtMARCHE SOCIOLOGIQUE

4. Les soldats américains étaient plus impatients d'être rapa­triés pendant que l'on combattait qu'après la reddition allemande.

Commentaire probable : c'est évident, et on ne peut blâmer les gens de ne pas avoir envie de se faire tuer!

Voici donc quatre propositions que le bon sens aurait permis de découvrir sans qu'il soit nécessaire de recourir aux procédures compliquées et coûteuses de l'enquête. On pourrait en effet se passer de l'enquête dans ce cas, à un détail près : chacune de ces propositions énonce exactement le contraire des résultats réels de l'enquête.

L'étude montre en effet que les soldats les moins instruits étaient les plus sujets aux névroses, que les habitants du Sud ne s'adaptaient pas mieux au climat tropical qui est chaud mais très différent du leur, que les soldats du Nord, que l'inaction après l'armistice était plus pesante que le danger du combat, etc.

Il est certain que si nous avions donné d'abord les vrais résultats de l'enquête ils auraient paru tout aussi « évidents ». La seule chose évidente c'est qu'il faut se méfier de l'évidence. Le bon sens a toujours une réponse prête et plausible pour toutes les situations, même les plus contradictoires. Ainsi les proverbes qui sont pourtant censés exprimer des évidences immuables sont souvent contradictoires. « Tel père, tel fils » n'empêche pas « A père avare, fils prodigue».

Le recours aux techniques sociologiques, aux statistiques notamment, permet de couper court à ces jugements évidents et de montrer leur évidente fausseté. Permet, si l'on préfère, de « désenchanter » le sens commun, tant il est vrai qu'avoir l'im­pression de tout savoir, avoir« réponse à tout» est véritablement enchanteur.

II. LES ILLUSIONS DE L'EMPIRISME

Aux États-Unis, après 1920, apparaît l'école empiriste. Aux mondanités de la science et aux théories générales jamais véri­fiées, les sociologues préfèrent 1 'emploi de la méthode scientifique.

Page 43: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

42 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Les sondages, les enquêtes, les quantifications mathématiques se multiplient. La théorie sociale, s'il doit y en avoir une, ne peut être construite que quand tous les faits auront été scientifiquement étudiés et rassemblés. La théorie sociale est constituée par l'assemblage de variables pouvant être utilisées par l'analyse statistique. Paul Lazarsfeld écrit :

« Nous réclamons des idées, des conceptions, dont la valeur explicative soit mise à l'épreuve de la recherche empirique ( ... ). C'est bien parce que ces concepts rendent compte d'une multitude de conduites sociales que nous les qualifions de sociologiques ( ... ). Au sociologue nous assignons la tâche de les rassembler et de les analyser, car ils permettent d'interpréter les résultats empiriques obtenus dans des secteurs déterminés, comme l'analyse statis­tique des prix, de la criminalité, des suicides, ou de la pratique électorale. Quand on présente ces concepts et leurs inter-relations de façon systématique, on parle quelquefois de théorie sociale 1• »

Grâce à la méthode scientifique, les empiristes entendent pallier les deux erreurs dans lesquelles se perd la sociologie. Aux bavar­dages du sens commun ils opposent le discours scientifique et aux idéologies véhiculées par les grandes théories, la neutralité qui sied à une vraie science. Malgré les séductions que cette approche a exercée et exerce encore sur la majeure partie de la sociologie américaine et sur une bonne partie de la sociologie française, nous allons essayer de montrer qu'elle n'est pas sans reproches.

a. Les démissions de l'empirisme

Les méthodes de l'empirisme se prêtent à un grand nombre de problèmes et à condition de savoir employer convenablement la technique, on peut mesurer convenablement une foule de choses. L'emploi des statistiques est indispensable à beaucoup d'études. Si l'on a besoin pour une recherche sur l'école primaire de savoir combien d'enfants ont obtenu le certificat d'études et à quels groupes sociaux ils appartenaient, il est nécessaire d'établir des

1. P. Lazarsfeld, What is sociology, 1948, cité in Wright Mills, L'imagination sociologique, Paris, Maspero, p. 68-69.

Page 44: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

43 LA DIMARCHE SOCIOLOGIQUE

tableaux statistiques. Mais la soumission à la méthode présente deux ordres de dangers :

On peut être amené d'abord à décréter qu'un objet qui ne se mesure pas n'a pas d'existence scientifique, ou bien même que tout ce qui se mesure est scientifique. On peut ensuite se croire quitte de toute réflexion et de toute exigence épistémologique parce qu'on a employé un instrument rigoureux de recherche.

1. Le choix des objets. Les empiristes, tout occupés de mesures exactes, limitent leur recherche à des domaines où elle est plus facile et plus évidente. Par exemple en science politique les élections. Nous aurons l'occasion dans notre première partie de consacrer d'assez longs développements à la sociologie élec­torale. Disons simplement pour l'instant que les élections offrent _des possibilités évidentes de quantification. Le nombre des votants, le nombre des abstentionnistes, le nombre de partisans de tel ou tel candidat sont relativement faciles à connaître et se prêtent à des calculs et donc à des résultats.

Il y a au moins deux inconvénients à cette attitude. A trop attirer l'attention sur ce qui se mesure on ne voit qu'une partie de la réalité sociale, on lui attache une importance démesurée. Les élections ne sont pas la seule manifestation de la vie politique et à l'inverse elles n'engagent probablement pas que des attitudes politiques. On pense à l'ivrogne qui a perdu sa clef dans une rue obscure et qui s'obstine à la chercher sous un lampadaire sous prétexte que c'est le seul endroit éclairé.

L'autre inconvénient, c'est qu'à être obsédé par la« méthode» on perd toute vision d'ensemble de la réalité sociale. On fait des études de détail dont la seule unité serait leur soumission à la même méthode. Comme l'écrit Wright Mills, l'un des critiques les plus passionnés de 1 'empirisme :

« On pose simplement en principe qu'à condition d'utiliser la méthode, les études qui en résulteront - d'Elmira à Zagreb ou bien Shanghai -, aboutiront finalement à une science de l 'hornme et de la société qui sera « une science organisée à part entière.» En attendant, on passe à l'étude suivante ( ... ). Le résultat c'est que les études accumulent les détails au mépris de toute espèce de forme; bien souvent la seule forme qu'on puisse

Page 45: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

44 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

trouver y est mise par les typographes et les relieurs ( ... ). Tout revient à illustrer des statistiques par des points de détail et des points de détail par des statistiques. Les points généraux ne sont ni contrôlés ni précisés ( ... ). La sociologie, sachons-le, n'est pas une grande tapisserie aux quatre coins de laquelle les ouvriers travailleraient pour leur propre compte : les petits morceaux de tapisserie, quelle que soit leur forme, ne sauraient se raccorder mécaniquement, pièce à pièce, et donner un ensemble 1. »

2. lA fausse neutralité des techniques. Mais il y a plus grave encore. L'emploi des techniques sans contrôle épistémologique n'aboutit pas à cette neutralité toute scientifique que prônent les laudateurs de la méthode. Prenons pour exemple deux techniques apparemment neutres : } 'entretien non directif et le questionnaire.

L'entretien non directif, c'est cette forme d'interview dans lequel la personne que l'on interroge peut s'exprimer très« libre­ment», sans intervention de l'enquêteur ou presque. L'enquê­teur n'intervient que pour relancer le discours de }'enquêté lorsque celui-ci semble ne plus rien avoir à dire. Encore le fait-il de la façon la plus «neutre» possible, en n'amenant aucun élément nouveau mais en « reformulant de façon élucidante » ce que vient de dire }'enquêté, c'est-à-dire en disant avec des mots plus clairs pour }'enquêté lui-même ce que ce dernier vient de dire.

En fait de neutralité rien n'est plus artificiel que la situation dans laquelle un individu parle en face d'un autre qui ne lui répond jamais. Procéder ainsi sans avoir une connaissance précise de ce que la technique implique, c'est-à-dire le rapport que les sujets sociaux entretiennent avec le langage selon leur groupe d'origine, leur formation, leur métier, c'est être abusé par la technique elle-même. C'est imaginer que tous les enquêtés sont prédisposés également à parler librement de tout et d'eux-mêmes. On risque alors d'enregistrer sans s'en apercevoir, des discours artificiels et différemment artificiels selon les individus et de les traiter ensuite comme des discours authentiques et comparables.

Prenons maintenant l'exemple du questionnaire. Pas plus qu'il n'y a d'enregistrement neutre, il n'y a de question neutre. Pierre

1. C. Wright Mills, op. cit., p. 72 s.

Page 46: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

46 LA DÉMARCHE SOCIOLOGIQUE

Bourdieu raconte dans Travail et Travailleurs en Algérie comment la question apparemment la plus simple: « Avez-vous travaillé aujourd'hui? » entraîne des réponses très différentes pour des paysans kabyles ou pour des paysans du Sud algérien. Penser que la question est neutre, c'est imaginer qu'il y a une définition objective du travail. C'est en fait s'en tenir à la définition qu'on en donne dans nos sociétés industrialisées. On retrouve le défaut d'ethnocentrisme dont nous parlions plus haut. Comme l'écrivent Bourdieu, Passeron et Chamboredon :

« Étant donné que l'on peut demander n'importe quoi à n'im­porte qui et que n'importe qui a presque toujours assez de bonne volonté pour répondre au moins n'importe quoi à n'importe quelle question, même la plus irréelle, le questionnaire qui, faute d'une théorie du questionnaire, ne se pose pas la question de la signification spécifique de ses questions, risque de trouver trop aisément une garantie de réalisme de ses questions dans la réalité des réponses qu'elles reçoivent 1. »

Prenons encore un exemple. L'on pose à des enfants des ques­tions comme : « Travailler et jouer est-ce la même chose?», « Quelle différence y a-t-il entre le travail et le jeu?». On impose à l'enfant des catégories d'adultes.

C'est très justement que Pierre Chastaing dans Jouer n'est pas jouer, conclut :

« Quand l'enquêteur classe les réponses - non selon les mots qui les constituent mais selon le sens qu'il leur donnerait s'il les proférait lui-même - dans les trois tiroirs du jeu-facilité, du jeu-inutilité ou du jeu-liberté, il force les pensées enfantines à loger dans ses cases philosophiques 2• »

Enfin dans l'exploitation des questionnaires aucune technique non plus n'est neutre. Les données, même apparemment les plus objectives, sont obtenues en sociologie en appliquant des grilles. On découpera les résultats d'une enquête par classes d'âge, par tranches de revenus, par niveaux de diplôme. Le choix de la grille ne peut pas être neutre, il ne peut être', quoi qu'on en dise, que le résultat de présupposés théoriques. Établissant une grille d'âge

1. P. Bourdieu et al., Le Métier de sociologue, op. cit., p. 69. 2. P. Chastaing, op. cit.

Page 47: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

46 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

de dix ans en dix ans, on laissera peut-être échapper la réalité que l'on aurait découverte en faisant de dix-huit et vingt et un ans des catégories de la grille. Au contraire, retenir les moins de vingt et un ans et les plus de vingt et un ans, c'est se référer impli­citement à des catégories légales dont il n'est pas sûr qu'elles aient une pertinence sociologique pour l'enquête que l'on effectue.

On voit donc qu'aucune technique n'est neutre. L'on n'a aucune garantie d'objectivité parce quel 'on applique des techniques de mesure objective. Non que ces techniques n'aient pas de valeur et qu'il ne faille pas les employer, mais elles ne se suffisent pas à elles-même. Leur emploi n'est qu'un moment de larecherche.

3. L'empirisme isole un moment de la recherche. La démarche sociologique procède par étapes, nous le verrons. La première est la rupture, la seconde la construction, la troisième la vérifi­cation. Il ne s'agit pas seulement d'un principe chronologique, d'une suite d'opérations isolables. La vérification ne vaut que ce que vaut la construction qu'elle vérifie et la valeur de la construc­tion se mesure notamment à la réalité de la rupture qui l'a per­mise. Encore une fois nous reviendrons sur tout cela. Disons simplement ici que les empiristes isolent la vérification et s'en contentent. Wright Mills - toujours lui - fustige cette attitude :

« L'empirisme abstrait s'attache à un moment du travail et le laisse accaparer l'esprit ( ... ). On puise ses "éléments d'informa­tion " dans un entretien plus ou moins stéréotypé avec une série d'individus choisis par échantillonnage. On classe les réponses, et pour plus de commodité, on les fiche sur cartes perforées, après quoi un traitement statistique permet de chercher les relations. La facilité de cette méthode, qu'une intelligence moyenne assimile sans effort, explique son succès 1• »

L'erreur des empiristes réside donc dans le fait qu'ils disso­cient les actes épistémologiques alors que ceux-ci n'ont de sens que s'ils sont insérés dans une démarche unitaire. On ne trouve que ce que l'on cherche et l'emploi de bonnes méthodes de recherche ne tient pas lieu de construction scientifique de ce que l'on cherche.

1. C. Wright Mills, op. cit., p. 55.

Page 48: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

47 LA D~MARCHE SOCIOLOGIQUE

L'on s'accorde là-dessus dans bien d'autres sciences. Le phy­sicien Max Planck écrit :

« Une expérience n'est rien d'autre qu'une question adressée à la nature, la mesure, le relevé de la réponse. Mais avant d'effec­tuer l'expérience, on doit la penser, c'est-à-dire formuler laques­tion que l'on entend adresser à la nature, ét avant de tirer une conclusion de la mesure, on doit l'interpréter, c'est-à-dire comprendre la réponse de la nature 1. »

Sigmund Freud, dans un domaine bien différent, reconnaît : « Même au stade de la description, il est impossible d'éviter

d'appliquer certaines notions abstraites au matériel disponible, notions dont l'origine ne réside sûrement pas dans la seule obser­vation des données 2• »

Nous l'avons vu avec les exemples de l'entretien non directif, du questionnaire ou de la confection de tableaux statistiques, il n'y a pas d'expérimentation qui n'engage des principesou,quand il n'y a pas de principes, des présupposés théoriques. Ce que l 'em­pirisme engage dans sa recherche, ce sont bien des présupposés qui ne sont autres que les prénotions dont nous parlions plus haut, c'est-à-dire une manifestation du sens commun savant.

b. Les implications de l'empirisme

1. Le sens commun savant de l'empirisme. Un exemple nous fera comprendre en quoi l'empirisme qui oppose la haute techni­cité de ses techniques à la sociologie spontanée, n'est en fait qu'une forme sophistiquée de la sociologie spontanée.

Elihu Katz dans « The Two-Step Flow of Communication : An up-to-date Report on an Hypothesis » montre comment les auteurs de l'enquête fameuse The Peop/e's Choice ont failli passer à côté de l'essentiel de leur recherche parce qu'ils ont bâti leur travail sur une prénotion 3.

1. M .. Planck,L'Image du monde dans la physique moderne, Paris, Gonthier, 1963, p. 38.

2. Cité in Bourdieu et al., op. cit., p. 91. 3. E. Katz, « The two-step flow of communication : an up-to-date

report on an hypotesis », Public opinion quarte/y, vol. XXI, 1957, p. 61-78, traduit in Bourdieu et al., op. cit., p. 243-248.

Page 49: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

48 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Pour Katz, la découverte essentielle en matière de communi­cation de masse est qu'elle fonctionne comme un flux en deux temps, two-step f[ow. C'est-à-dire qu'elle atteint d'abord des leaders d'opinion qui à leur tour transmettent ce qu'ils ont lu et entendu à la partie de leur entourage sur laquelle ils exercent une influence. Les auteurs ne remettaient pas en question la préno­tion classique selon laquelle le public représente une masse atomisée de récepteurs; ils ont employé, sans réfléchir à ses implications, une technique de sondage, l'échantillonnage au hasard qui isole le sujet interrogé de son contexte social et ne permet pas de saisir les relations qu'il entretient avec son entou­rage et par conséquent ses relations de leadership avec d'autres individus.

« L'étude ne prévoyait pas l'importance que prendraient les relations interpersonnelles dans l'analyse des données. Ce qui est surprenant, quand on sait ce qu'était l'image d'un public atomisé qui inspirait tant de recherches sur les moyens de commu­nication de masse, c'est que l'influence interpersonnelle ait pu tant soi peu attirer l'attention des sociologues 1 . »

On voit ici comment, dans le choix de la technique la plus neutre : l'échantillon au hasard, où les individus interrogés sont déterminés par les méthodes du hasard mathématique, c'est en réalité une théorie implicite du public que les auteurs mettaient en œuvre.

En l'espèce, l'erreur était d'autant plus impardonnable que l'importance des relations face à face avait été abondamment illustrée, tant par l'anthropologie que par la sociologie rurale. Les auteurs de l'enquête ne pouvaient pas ignorer ces travaux. Mais, aveuglés par la prénotion, ils refusaient d'en transposer les leçons à l'objet de leur propre enquête.

Car toute opération technique engage une théorie, qui lorsqu'elle est une théorie inconsciente est presque toujours une idéologie.

2. L'empirisme est une idéologie. Suivons ici l'analyse que fait Wright Mills de l'empirisme américain :

« Aujourd'hui, écrit-il, la recherche sociologique est directe-

1. Ibid., p. 244.

Page 50: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

49 LA D~MARCHE SOCIOLOGIQUE

ment au service des generaux et des assistantes sociales, des chefs d'entreprise et des directeurs de pénitenciers 1• »

C'est là, nous dit-il, le résultat d'une évolution. L'empirisme a commencé par être. libéral.

« Les sociologues américains se sont toujours efforcés d'aborder un seul détail empirique à la fois, ou un seul problème de milieu. Autrement dit, ils éparpillent volontiers leur attention. Fidèles à la " théorie démocratique du savoir " ils ont postulé que tous les faits sont égaux en principe. Ils ont en outre dit et répété gu 'un seul phénomène social a nécessairement une poussière de causes infimes. Le principe de'' causalité multiple ", comme on dit, se prête merveilleusement à la politique libérale du réfor­misme " à la petite semaine ". Et de fait, l'idée que les causes des phénomènes sociaux sont nécessairement infimes, émiettées et multiples, cadre parfaitement avec ce qu'on peut appeler l'empi­ricité libérale ( ... ). En tant que sociologues des milieux, il faut prendre conscience d'une myriade de petites causes, en tant qu 'hommes pratiques, il faut faire un réformisme de milieux à la petite semaine, tantôt ici et tantôt ailleurs( ... ). Une reconnais­sance de pure forme de la " totalité organique", plus une inapti­tude à examiner les causes véritables (gui sont généralement structurelles), plus l'obligation d'analyser une seule situation à la fois, en voilà trop (ou trop peu) pour espérer comprendre la structure du statu quo ( ... ), dans la métaphysique " organique " de l 'empiricité libérale on mettra l'accent sur tout ce qui tend vers un équilibre harmonieux 2• »

L'homme idéal de cette première génération de sociologues américains, est un homme parfaitement intégré, socialisé, c'est un homme heureux dans son rôle d 'Américain moyen. Citons encore Wright Mills - en notant que son agressivité nous renseigne sur son isolement dans la communauté sociologique américaine :

« Toujours de bonne humeur, il apporte son concours aux progrès graduels des institutions respectables. Ses père et mère n'ont jamais divorcé, son foyer n'a jamais été cruellement brisé.

1. C. Wright Mills, op. cit., p. 85. 2. Ibid., p. 90 s.

Page 51: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

60 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

C'est un homme gui " a réussi ", modestement du moins, car il a des ambitions modestes; mais jamais il ne s'embarrasse de problèmes qui le dépassent, de crainte de donner dans le " chimé­rique " ( ... ). Les vertus de cet homme si bien ajusté à son petit milieu répondent aux normes qu'on attend de la classe moyenne inférieure indépendante qui, du bout des lèvres, vit en conformité avec les idéaux protestants dans les petites villes américaines 1. »

Aujourd'hui, pour Wright Mills la sociologie empiriste s'est mise au service des entreprises, de l'armée et de l'État. Il analyse plus particulièrement les travaux de ce que l'on appelle l'école des « rapports humains du travail » dont le chef de file est Elton Mayo:

« La " littérature " de ce style d'empiricité n'emploie pas les mêmes termes pour parler des directeurs et pour parler des ouvriers : les directeurs entrent dans les catégories " intelligent­inintelligent ", " rationnel-irrationnel ", " savoir-ignorance "; au contraire, les ouvriers entrent dans les catégories " heureux­malheureux ", " efficaces-inefficaces ", " bon moral, mauvais moral ". La leçon explicite et tacite à tirer de ces analyses se résume à peu près à ceci : pour que l'ouvrier soit heureux, efficace, et pour qu'il apporte tout son concours à la bonne marche de l'entreprise, il faut et il suffit que le directeur devienne intelligent, rationnel et instruit. Tient-on la formule politique des rapports humains du travail?( ... ). Bref, les experts en relations humaines ont exploité la tendance générale de la société moderne : la rationalisation intelligente au service de 1 'élite patronale 2• »

Nous espérons avoir montré que la sociologie empirique échouait dans ses ambitions, que sa neutralité était un leurre et sa scienti­ficité une forme particulièrement dissimulée de sens commun, d'idéologie dirait Wright Mills s'il était marxiste, ce qui n'est

J. Ibid., p. 96. 2. Ibid., p. 98. Pour ne pas laisser à C. Wright Mills, seul, le lourd

fardeau de la critique de l'école empirique, citons encore le politologue Stanley Hoffmann : « N'est-il pas curieux que des pionniers de la science " neutre " en soient arrivés ( ... ) à se transformer en chantres et servi­teurs de la démocratie américaine?»

Page 52: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

51 LA DlMARCHE SOCIOLOGIQUE

pas le cas. Mais nous ne voudrions pas donner l'impression, à travers cette critique, que la vérification empirique est « scien­tifiquement maudite ». Bien au contraire, c'est une étape fon­damentale de toute recherche scientifique. De la même façon, les techniques de mesure de la sociologie empirique ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, c'est leur emploi incontrôlé qui est ici en cause. Comme l'écrit Bachelard :

« Quel est le physicien qui accepterait de dépenser ses crédits pour construire un appareil dépourvu de destination théorique? »

Bien peu d'enquêtes sociologiques résisteraient à une telle interrogation.

2. THlORIE SCIENTIFIQUE ET v,RIFICATION EMPIRIQUE

L'hyperempirisme, nous venons de le voir, représente tant une erreur qu'une démission. La théorie a aussi ses dangers. C'est encore un avatar des sciences jeunes de connaître des constructions théoriques sans aucun intérêt scientifique. C'est une autre constante dans les premiers moments de l'histoire d'une science, de voir apparaître des catalogues de ces théories tradi­tionnelles.

« Le baron de Marivetz et Goussier, ayant à traiter du feu dans leur célèbre Physique du monde (Paris, 1870), se font un devoir et une gloire d'examiner quarante-six théories différentes avant d'en proposer une bonne, la leur 1. »

Deux tendances de ces théories préscientifiques consistent à faire des typologies, des classifications aussi artificielles que fines et des sommes à partir d'éléments théoriques plus anciens arrangés ensemble dans des synthèses que l'on nomme théories générales.

La théorie générale ainsi conçue a l'inappréciable avantage de dispenser de toute recherche concrète. « La cause profonde de l'attitude de la suprême théorie, c'est d'avoir choisi d'entrée de jeu un niveau de pensée si général que ses adeptes ne peuvent

1. G. Bachelard, op. cit., Paris, Vrin, 1965, p. 27.

Page 53: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

52 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

logiquement s'abaisser à observer 1 », écrit encore Wright Mills. Plutôt que par des théories universelles, la sociologie politique contemporaine pêche par la prolifération de théories partielles, synthèses miraculeuses entre des éléments importés sans aucune précaution épistémologique des disciplines les plus diverses qui n'ont en général en commun que d'être les plus à la mode au moment de l'opération. Une démarche sociologiquement assurée se doit évidemment de rompre avec ces pseudo-théories générales ou partielles comme avec n'importe quelle manifestation de la sociologie spontanée.

Regarder le réel, expérimenter, ne suffit pas; construire des théories, rationaliser non plus.

« C'est donc bien à la croisée des chemins que doit se tenir l'épistémologue, entre le réalisme et le rationalisme 2• »

C'est ce « rationalisme appliqué » dont nous allons maintenant essayer de saisir les grandes phases. Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur le cas concret d'une enquête : Asiles de E. Gof­fman 3•

I. CONSTRUCTION DE L'OBJET

E. Goffman se propose d'étudier les hôpitaux psychiatriques. C'est-à-dire selon le bon sens un lieu où l'on soigne les malades. La sociologie spontanée des hôpitaux psychiatriques, c'est «évident», doit être un discours sur la guérison, sur la façon plus ou moins rationnelle que l'institution hospitalière a de remplir sa fonction de guérison. Une recherche empirique consiste­rait alors en la recollection de tous les faits de la vie hospitalière pour en tirer explicitement ou implicitement des enseignements sur le traitement d'une maladie par une institution sociale. Ses auteurs seraient d'autant plus apparemment fondés à le faire que ceux qui sont les plus autorisés à parler de l'hôpital psychia­trique, les psychiatres, donnent une interprétation de ce genre

1. C. Wright Mills, op. cit., p. 38. 2. G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949, p. 8. 3. E. Goffman, Asiles. Paris, Éd. de Minuit, 1968, 447 p.

Page 54: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

'--54 POUR UNE-- SOCIOLOGIE POLITIQUE

construction de l'objet en fonction d'une théorie . Dans Asiles, la cohérence des pratiques de l'hôpital est cherchée à partir d 'une théorie des fonctions sociales d'une classe d)nstitutions g__ue Goffman_appelleJ es.J~ tions totalitaires. C'est grâce à ce b>ncept d' « institutions totalitaires» qu'il va pouvoir se rendre \n aitre des- co-ntrad icfiom;--;--des incohérences apparentes de ce qu'il étudie. Nous dirons qu 'unefthéoriêl est un système de propo­sitions logiquement cohérentes autorisant la formulation de consé­quences expérimentalement vérifiables. ·

Un objet de recherches, quel qu'il soit, si partiel qu'il soit, ne peut être défini 1 et construit qu'à partir d'une théorie ainsi entendue. La théorie, nous allons le voir très clairement avec l'étude d'Asiles, permet de mettre en relation des aspects de la réalité que le sens commun sépare . La recherche scientifique ne peut s'organiser qu'autour d'objets construits.

Marx écrit dans I 'Introduction générale à la critique de l'écono­mie politique :

« La totalité concrète en tant que totalité pensée, concret pensé, est en fait un produit de la pensée, de l'acte de concevoir ( ... ). La totalité, telle qu'elle apparaît dans l'esprit comme un tout pensé, est un produit du cerveau pensant, qui s'approprie Je monde de la seule manière possible, manière qui diffère de ) 'appropriation de ce monde dans l'art, la religion ou l'esprit pratique. Le sujet réel subsiste après comme avant, dans son autonomie en dehors de l'esprit 2. »

C'est une fois de plus la même chose dite avec d'autres mots qu'affirme Max Weber lorsqu'il écrit :

« Ce ne sont pas les rapports réels entre les " choses " qui constituent le principe de la délimitation des différents domaines scientifiques, mais les rapports conceptuels entre problèmes 3 . »

L' « institution totalitaire » n'est pas ) 'hôpital psychiatrique, elle est un concept générique qui rassemble les traits de structure de toute une classe d'institutions spécialisées dans le gardiennage des hommes et Je contrôle totalitaire de leur mode de vie. A ce titre, la prison , les internats, les casernes, les couvents aussi sont

1. Sur la définition, cf. chapitre I, p. 18-19. 2. Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », tome I, p. 255. 3. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Pion, p. 146.

Page 55: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

53 LA DÉMARCHE SOCIOLOGIQUE

d'établissement en fonction de leur souci thérapeutique. Les structures sociales de ) 'hôpital sont alors envisagées comme des obstacles ou des auxiliaires du traitement médical.

Mais l'étude de la maladie mentale, en tant qu'elle est un phénomène individuel, un vécu individuel, ne relève pas de la sociologie; elle relève de la psychologie. Prendre la maladie comme point de départ d'une analyse sociologique, c'est opérer une confusion des genres. Ce qui ne veut pas dire que l'étude de la «folie» ne puisse pas relever d'une approche sociologique. Elle consiste alors en l'étude des institutions que la société met en piace pour s'en défendre 1. On voit que le point de départ est totalement différent. Comme l'écrit Castel dans la préface qu'il donne à Asiles :

« Pour rompre avec la confusion du psychologique ou du sociologique, du privé ou du public, il faut opérer une coupure théorique qui substitue à la constellation sémantique de l'aliéna­tion mentale, celle de l'aliénation sociale, l'interné remplace le fou( ... ) L'intérêt porté à l'établissement social qui institutionna­lise la maladie mentale, l'hôpital psychiatrique avec ses traditions, son organisation, son personnel et ses fonctions sociales, permet de mener l'analyse sur un plan nouveau, celui de l'objectivité sociale 2• »

C'est pourquoi dans une recherche consacrée à l'internement, des malades mentaux, la raison de l'internement, la maladie, est délibérément ignorée.

C'est que Goffman a construit un objet proprement sociolo­gique en traitant des hôpitaux psychiatriques comme des éta­blissements quelconques spécialisés dans le gardiennage des hommes. Cette construction a exigé une rupture avec le sens commun et la référence à une théorie de ce genre d'établisse­ments.

Nous avons déjà assez insisté sur la rupture et la nécessité de ne pas confondre l'explication psychologique et l'explication sociologique. Nous n'envisagerons ici que le problème de la

1. Concernant l'histoire sociale de la folie, cf. M. Foucault, Histoire de la folie, Paris, Pion,« 10/18 », 1961, 308 p.

2. R. Castel, préface à E. Goffman, op. cit., p. 7.

Page 56: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

55 LA D~MARCHE SOCIOLOGIQUE

des « institutions totalitaires » . Tous ces établissements pré­sentent des caractères pommuns : coupure d'avec le monde exté­rieur , vie dans un espace clos, réglementation de tous les actes des sujets et prise en charge de tous leurs besoins, séparation radi­cale entre le personnel de gardiennage et ceux qu'ils gardent, etc.

Une théorie des établissements totalita ires suppose qu'on aille au-delà des particularismes de chaque établissement particulier pour saisir ce qu 'ils ont de commun , pour définir des invariants. li faut ensuite regrouper ces invariants et construire un modèle théorique. Bien sûr, ce modèle est abstrait . Nulle part on ne ren­contre inscrit au fronton d'un bâtiment public « institution tota­litaire », alors que l'on peut voir « prison », « caserne » « inter­nat », etc .

Cette abstraction ne doit pas dérouter . Lorsqu'un physiolo­giste dit « le chien aboie », il parle d ·un chien tout aussi abstrait qui n 'est ni un teckel, ni un lévrier, ni notre chien à nous, ni celui de notre voisin. L 'élaboration scientinque passe par l' abstrac­tion . Un modèle présente comme avant age irremplaçable de fournir un substitut à une expérimentation souvent impossible en sciences sociales.

Un modèle théorique , c'est une épure, « un système de relations entre les propriété s sélectionnées, abstraites et simplifiées, construit consciemment à des fins de description , d'explication et de prévision 1 ».

Il ne faut pas confondre u n ~ oèlèle théorique,l,.~ec une con~J.ruc~ tion voisine mais distincte 11e concept weberien de type idéal, Max Weber écrit qu'il s'agit d'Ün « guide pour la construction des hypothèses », une fiction cohérente « à laquelle l'action est comparée et mesurée ». Par exemple; dans les Héritiers, Bourdieu et Passeron construisent le type idéal de l'étudiant à partir de l'étudiant littéraire, parisien, d'origine bourgeoise et voienf dans son inclination au dilettantisme « un point de départ pri­vilégié pour construire le modèle des relations possibles entre la vérité sociologique de la condition étudiante et sa transfigura­tion idéologique ». Le type idéal perm et, à partir d'un cas ex trême, de construir e toute s les structur es du système.

1. Bourdieu, Passeron, Chamboredon, op. cil.

Page 57: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

66 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Pour reprendre l'exemple d'Asiles, on peut dire que l'institu­tion totalitaire est un modèle théorique et que l'hôpital psychia­trique est un type idéal dans la mesure où il permet de saisir de façon privilégiée la distance entre la réalité sociologique (éta­blissement de gardiennage) et sa transfiguration idéologique (le discours des médecins sur la guérison).

C'est à partir du modèle qu'il a construit que Goffman pose ses hypothèses : ce qui commande !~_vie hospitalière, ce sont les traits structuraux que l'hôpital partage avec tout établissement totalitaire. L'organisation de l'hôpital, le comportement des internés sont commandés par deux COijp}'res.

Une première coupure vis-à-vis du monde extérieur, une deuxième coupure entre le personnel et les malades qui d'ailleurs n'est que la manifestation à l'intérieur de l'hôpital de la coupure avec l'extérieur. Le personnel représente le monde extérieur et la « normalité ».

Le « soignant » par rapport au « soigné » c'est aussi ! 'homme libre par rapport au prisonnier; le nanti par rapport au pauvre, le savant par rapport à l'ignorant ( ... ). « L'aliénation du malade prend ici un sens nouveau : il est aliéné au second degré par la maladie parce que la maladie est institutionnalisée cl.ans un espace social doit,..toutes Ies·-~aractéifstiques Tül imposënt les <létermr.:­nà.tions majeures de la servitude 1. »

L'aliénation est telle que chez de vieux hospitalisés on peut observer une véritable impossibilité à vivre ailleurs qu'à l'asile.

Avant d'aller plus loin dans la description de la recherche sociologique d'E. Goffman, il faut rendre justice au discours psychiatrique sur ) 'hôpital. Il est certain que ) 'hôpital, même psychiatrique, est aussi un établissement où ! 'on soigne et où l'on guérit des malades. Il faut bien comprendre que le sociologue n'ignore pas la rationalité spécifique de ! 'interprétation que les psychiatres font de ! 'hôpital. Mais le sociologue peut aider le médecin à découvrirque certains obstacles à son action théra­peutique sont d'ordre sociologique. Prenons un exemple clas­sique. Fouiller les ordures à la recherche de quelque détritus encore utilisable ou refuser de parler aux autres malades ou au

1. R. Castel, préface à Asiles, op. cit., p. 14.

Page 58: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

67 LA DlMARCHE SOCIOLOGIQUE

personnel sont deux comportements fréquents des malades mentaux. Il existe bien entendu une interprétation psychiatrique de ces comportements. comme symptômes d'un état pathologique. Mais cela devrait aider le médecin de savoir que l'on relève les mêmes comportements dans les prisons, les casernes, les camps de concentration, etc.

Ces comportements constituent souvent des réactions contre un avilissement, une trop .grande perte de personnalité, l'image dégradante de soi-même que renvoie à l'interné ) 'institution totali,!:aire. En tant que tels, ces comportements, loin d'être pathologiques, sont peut-être la forme d'adaptation au milieu la plus rationnelle.

« S'accepter comme malade, c'est se résigner à manifester des symptômes au lieu de produire des actes( ... ). Faire la socio­logie del 'hôpital, c'est donc en premier lie~ restituer aux conduites des malades le sens spontané que l'interprétation psychiatrique commence par leur dérober ( ... ). A la- lumière d'une théorie générale de l'adaptation aux organisations sociales, la plupart des conduites des internés apparaissent comme des réponses adéquates à la problématique objective de la survie du moi dans une situation sociologique réelle ( ... ). Lorsqu'on prend en compte la totalité de ses raisons d'agir, le malade est toujours moins fou qu'il n'apparaît dans le système des raisons médicales ( ... ). Le " mauvais esprit " des chambrées, des prisons, des internats, des fabriques, des usines de montage à la chaîne, et aussi des malades, c'est une certaine revanche de l'humanité brimée qui se défend par le refus contre l'unilatéralité des idéo­logies dominantes 1• »

On retrouve ici le problème théorique de deux approches scientifiques du même fait. Il faut cependant affirmer qu'elles ne sont pas contradictoires. Il est bien évident que le psychiatre n'a pas, soudain illuminé par le livre de Goffman, à abandonner la psychiatrie! Mais il vaudrait mieux qu'il sache que lorsqu'un malade accepte de participer à une réunion, c'est non seulement un symptôme mais aussi peut-être l'envie d'être dans le seul endroit où l'on ait le droit de fumer en paix.

1. R. Castel, préface à Asiles, op. cit., p. 20-21.

Page 59: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

58 POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

Pas plus que le directeur d'une prison, même modèle, n'a le droit d'ignorer que les prisonniers voient dans leur incarcéra­tion une punition avant d'y voir une possibilité de« s'amender», le psychiatre ne peut éviter que des malades organisent leur vie à l'hôpital comme« une riposte à une situation carcérale qui leur est imposée ».

JI. L'ADMINISTRATION DE LA PREUVE

Pour vérifier ses hypothèses, Goffman se livre à une enquête ethnologique. II observe et décrit très minutieusement la vie de 1 'hôpital, rapporte très soigneusement les actes, même appa­remment les plus insignifiants, des internés. On voit la diffé­rence entre cette description et celle tout aussi minutieuse que pourrait faire un empiriste. Aussi soigneuse que soit sa descrip­tion, certains faits capitaux lui échapperaient inévitablement parce qu'il ne saurait pas y déceler un indice de vérification d'hypothèses construites en fonction d'une théorie , et sa description ne débou­cherait pas sur une connaissance sociologique de 1 'hôpital, puisque sans théorie sociologique explicite il importerait, et son lecteur avec lui, une théorie psychologique implicite de l'asile.

Goffman illustre ainsi l'une des règles de la méthode sociolo­gique posées par Durkheim : substituer aux faits vulgaires, qui ne sont démonst atifs u'à condition d'être très nombreux, des aits décisifs ou cruela~ Ces faits ne peuvent être mis en évidence

que grâce a 'appareil théorique . Souvent, ce sera assez d'une seule observation bien faite, de même qu'une seule expérimentation bien conduite peut conduire à l 'établissement d'une loi. En 1 'espèce, il est inutile, pour arriver à l 'objeètivité scientifique, de décrire tous les hôpitaux , encore moins toutes les institutions totalitaires . Le choix d'un exemple crucial suffit à établir la démonstration.

II n'en est pas toujours ainsi et il faut parfois recourir à l 'obser­vation extensive : analyse statistique , étude par sondages complètent l'appareil technique du sociologue. Restons-en-à quelques données élémentaires sur l'administration de la preuve.

Que s'agit-il de prouver? Essentiellement un rapport decausa-

Page 60: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

&9 ,LA D~MARCHE SOCIOLOGIQUE

lité. Mais une première difficulté se présente à l'observateur : pour établir des rapports de causalité entre faits sociaux le socio­logue ne peut agir lui-même sur les faits sociaux. Le chimiste peut provoquer des réactions en éprouvette, le sociologue, comme l'astronome, ne peut qu'observer sans provoquer de situations de laboratoire. Cela ne veut p~s dire que la science sociologique soit moins expérimentale qu'une autre, ce sont les moyens de l'exprimer qui diffèrent. Chercher scientifiquement les rapports de causalité, c'est d'abord admettre qu'à un même effet corres­pond toujours une même cause. Il serait faux d'affirmer comme le bon sens semble le commander : « le crime obéit à bien des causes différentes». Une démarche rigoureuse impose de dis­tinguer plusieurs sortes de crimes auxquelles correspond à chaque fois une seule cause. ,

La méthode comparative la plus adaptée à la sociologie, nous dit Durkheim dans les Règles de la méthode sociologique, est la « méthode des variations concomitantes». La preuve qu'il existe une relation entre deux phénomènes sociaux est cherchée dans « le parallélisme des valeurs par lesquelles ils passent, pourvu qu'il ait été établi dans un nombre suffisant de cas suffisamment variés ».

Il arrive que l'on découvre qu'un phénomène est, effectivement, directement la cause d'un autre. Cependant, il arrive aussi que, bien que deux phénomènes varient dans le même sens, leur lien de causalité ne soit pas direct.

La mise en rapport de deux phénomènes sociaux qui varient ensemble ne suffit pas toujours à établir un rapport de causalité. Un troisième phénomène, intercalé mais inaperçu, peut être l'effet du premier et la cause du second. Ainsi, dans leur enquête sur l'Amour de l'art 1, Bourdieu et Darbel établissent une corré­lation entre l'origine sociale et la fréquentation des muséès. Les classes populaires s'abstiennent, dans une proportion écrasante, de visiter les musées. Mais cette corrélation simple ne suffit pas à expliquer le phénomène. Même lorsque l'entrée du musée est gratuite, on constate cette désaffection. Alors que la possibilité

1. P. Bourdieu, A. Darbel, L'Amour de l'art, Paris, Éd. de Minuit, 1969, 240 p.

Page 61: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

IO POUR UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE

pure de l'accès à l'œuvre artistique existe, la possibilité réelle reste niée aux classes populaires .

Bourdieu et Darbel font alors intervenir un troisième élément, qui apparaît comme la cause efficiente dont parle Durkheim : la non-possession du code artistique (la contemplation d'une œuvre d'art étant considérée comme un phénomène de commu­nication) . Il s'agit bien d'un phénomène intercalé mais inaperçu, effet de la différenciation sociale par classes et cause de la non­fréquentation des musées.

Cette notion de cause efficiente, Durkheim l'oppose à la notion de fonction, que nous verrons plus loin. Durkheim souligne qu'il faut distinguer la cause efficiente de la fonction d'un fait social. La fonction remplie par une institution n'explique pas son apparition. D'ailleurs, elle peut changer au cours des ans. Par exemple, la règle pater is est, en droit civil, avait auparavant pour fonction sociale de sauvegarder le droit du patriarche sur

. les enfants de sa femme légitime. Aujourd'hui, la même institution protège l'enfant en lui assurant un père.

Durkheim insiste sur la recherche de la cause efficiente d'un phénomène avant d'en déterminer l'effet. Il souligne du reste l'interaction, le rapport dialectique, pourrait-on dire, entre ! 'effet et la cause. Ainsi, la peine est due à l'intensité des sentiments collectifs que le crime offense. Mais, d'un autre côté, cette même peine a pour fonction d'entretenir ces sentiments au même degré d'intensité. '

Nous avons présenté les opérations de la recherche comme des phases séparées : rupture, construction, vérification. Ce n'est là qu'un artifice de présentation pédagogique. Dans la recherche, chaque opération n'est jamais séparée de la précédente. Le modèle théorique, par exemple, est à la fois rupture et construction. Le système de preuves ne vaut que ce que vaut la construction qu'il vérifie. Plus encore, chaque vérification empirique doit être vérification de tout le corps d'hypothèses. On voit parfois certains présenter un travail composé d'une brochette d'hypothèses mises bout à bout, d'une panoplie de tableaux statistiques agrémentés de paraphrases bien tournées . Ces démonstrations partielles et isolées, parées du prestige de l'appareil mathématique, ne prouvent pas grand-chose . En vérité, chaque opération de vérification doit

Page 62: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

61 LA DlMARCHE SOCIOLOGIQUE

me!tre en péril la théorie tout entière; on ne peut se contenter de vérifications partielles. Certes, on court ainsi le danger de voir tout l'édifice que l'on a construit démenti par un seul fait; c'est la rançon d'une recherche rigoureuse.

En d'autres termes, à la col;térence de la théorie doit corres­pondre la cohérence du système de preuves. Pour reprendre l'exemple des tableaux statistiques, c'est en les comparant les uns aux autres, en les croisant, qu'on peut mener à bien la vérification d'un système d'hypothèses cohérent. Il n'est pas d'opération de la recherche qui n'engage toute la recherche.

Ces développements peuvent paraître ardus et abstraits. C'est qu'on ne peut vraiment comprendre la démarche scientifique qu'en ayant une pratique scientifique. Les principes épistémolo­giques sont conçus en fonction de la recherche concrète. On peut dire que, comme il y a une dialectique dans la recherche entre la théorie et la vérification, il doit y avoir pour le chercheurun mouvement dialectique entre sa réflexion épistémologique et sa pratique scientifique.

'

Page 63: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

CHAPITRE Ill Éléments de sociologie

Dans le chapitre pré~édent, nous avons étudié la méthode en sociologie, les contraintes qui s'imposent à toute démarche sociologique si l'on veut lui donner un sens. Mais ce rattachement de la science politique à la sociologie implique en outre quelques connaissances élémentaires en sociologie. C'est l'objet du présent chapitre.

Nous commencerons par exposer les notions de structure et de système. La sociologie politique s'est d'abord attachée à l'étude du système politique, envisagé comme une totalité. Dominée aujourd'hui par le structuralisme et la théorie générale des systèmes, cette approche reste importante. Nous exposerons donc quelques données sur ces courants de pensée. Puis nous passerons à la notion de fonction, qui a renouvelé la sociologie occidentale contemporaine et a été plus récemment introduite en sociologie politique. Enfin, nous nous interrogerons sur le changement social, tel qu'il a été analysé par Marx.

Cet ordre d'exposition n'est pas chronologique; il n'est pas davantage hiérarchique. Il répond plus simplement à un souci didactique. Mais il ne faudrait pas en conclure que la sociologie, c'est le structuralisme, plus le fonctionnalisme, plus le marxisme. Chacun de ces trois courants de pensée a sa logique propre et exclut, par une certaine façon, les deux autres. Gardons-nous donc d'additionner des traditions hétérogènes. S'il faut les connaître, il ne faut pas les confondre.

Page 64: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

CHAPITRE IX Les. types d'autorité de Max Weber

Nous avop.s montré dans les chapitres précédents différentes approches du système politique à partir, le plus souvent, de travaux relativement récents. Revenons p,our clore cette première partie, aux travaux classiques de Max Weber.

Max Weber construit un instrument heuristique pour l'étude des systèmes politiques : les types d'autorité. Nous avons déjà expliqué, dans le chapitre III, ce qu'était un type idéal. Nous allons voir maintenant comment Max Weber ) 'utilise pour l'étude des phénomènes politiques. Nous aurons l'occasion d'y revenir, mais disons tout de suite qu'il ne s'agit pas pour lui de décrire une réalité politique. C'est en cela qu'il construit un instrument véritablement heuristique. Il construit à partir de l'observation historique, des situations idéales et non pas forcé­ment observables, une situation concrète donnée se carac­térisant par l'écart qu'elle présente par rapport au type idéal.

Mais avant d'é!µm~o~.J)'pe~ cl'9u_tor:Uf&.,.il ~~t écessaire de bien comprendre~\'.:' . . ·:·~· ~~·· .,. ' J central chez Max Weber. " ,.,,.,"""·*'~ ·····= ·· · ·>~li&.,, · · ""

Pour préciser la notion d'autorité politique, revenons à la définition du politique que nous avons r~tenue. Un groupement politique est un groupement de domination dont les ordres sont appliqués sur un territoire donné par une organisation administrative disposant de la menace et du recours à la contrainte physique. Nous avons déjà eu l'occasion de préciser la portée de cette définition. Reprenons ici deux éléments plus particu­lièrement pertinents pour l'étude de la notion d'autorité politique.

Le premier concerne les concepts de groupement de domina­tion et d'organisation administrative. Weber refuse de poser le problème de la politique ou du pouvoir en soi, comme concep-

Page 65: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

238 LE SYST~ME POLITIQUE

tion métaphysique. Il part du fait social ou, plus exactement, de la structure sociale qu'est le groupement de domination. Il constate que, si les phénomènes existent à l'état isolé - le voleur de grand chemin, le père de famille courroucé -, la politique ne se développe que dans le cadre social du groupement structuré. Weber consacre une partie importante de son œuvre à étudier le développement de cette organisation administrative et à la professionnalisation progressive de la politique. Ce phénomène se rattache à la notion de différenciation structurale.

Le second élément réside dans le recours à la contrainte phy­sique, qui est le moyen spécifique de l'action politique. Notons ici l'ambivalence de l'expression « autorité politique », qui désigne à la fois l'instance et le moyen, le titulaire de l'autorité et l'instrument par lequel il établit sa domination. En l'espèce, les deux sens sont intimement liés : pas de contrainte sans ins­tance habilitée à l'exercer; et, réciproquement, pas d'instance politique sans recours à la contrainte. La confusion sémantique n'est ici que la traduction d'une unité fondamentale.

Précisons le rôle de la contrainte physique. Weber note que le recours à la violence n'est pas le moyen habituel de gouver­nement. Normalement, l'appareil politique use d'autres instru­ments pour mener à bonne fin son entreprise. Mais le recours à la contrainte reste le moyen spécifique de la politique et, en tout état de cause, l'ultima ratio, l'ultime recours. La violence physique est par excellence l'instrument de domination politique, de même que la contrainte psychique est, pour Weber, l'ins­trument de domination hiérocratique, religieuse. Quant à l'État, il est caractérisé par le fait qu'il revendique avec succès le mono­pole de la contrainte physique légitime sur un territoire déter­miné. Revendiquer avec succès le monopole n'est pas assurer directement toute contrainte. D'une part, il existe toujours des «bavures»; un succès n'est jamais total. L'État français ne peut empêcher les règlements de compte à Pigalle ou les séquestra­tions de directeurs d'entreprise. D'autre part, l'État fixe la mesure dans laquelle les autres autorités peuvent recourir à la violence. Le droit traditionnel du père de famille de châtier ses enfants subsiste. Vestige de l'antique droit de disposer de la vie des enfants et des esclaves, il a été ramené à des propositions plus modestes

Page 66: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

237 LES TYPES D'AUTORITé DE MAX WEBER

par les sociétés contemporaines . Ce « droit de taloche » ne menace pas pour autant le monopole de l'État sur la contrainte physique.

La possibilité de recours à la contrainte est ainsi sous-jacente à toute activité politique. Ce trait caractéristique imprègne pro­fondément la structure sociale, ainsi définie, même_s~il reste -au sec_on<;l plan. Pour- Weber.,~ gie politique est d'abord uae sociologie de la ~ e fondement de l'autorité' po litique découle de cetiecoiis tatati ~n.

1. DIFFéRENCIATION STRUCTURALE ET AUTORITé POLITIQUE

Tous les systèmes politiques ne possèdent pas un appareil politique différencié, affecté à certaines tâches précises et dispo­sant du recours à la contrainte physique. La confusion des rôles religieux, économique et politique caractérise certaines sociétés. Ainsi, dans les sociétés esquimaudes, communautés restreintes d'une centaine de personnes , les deux rôles du chef et du shaman sont multifonctionnels. Le shaman, ou chef religieux, dispose d'un certain pouvoir de contrainte ; Il peut punir la violation d'un tabou par l'exil, c '.est-à-dire la mort dans l'Arctique . Le chef organise la chasse et choisit le campement, mais il ne dispose pas directement de la contrainte. Son autorité . s'apparente à une magistrature d'influence. Lorsqu'un membre de la société viole de manière répétée une des règles de comportement (par exemple, l'interdiction de voler), la société désigne en son sein un bour­reau, chargé d'exécuter la décision par la contrainte physique. La fonction politique demeure donc intermittente dans cet exemple.

Le caractère occasionnel de l'activité politique subsiste jusqu'à nos jours chez ceux que Weber appelle tantôt les notables et tantôt les amateurs . Weber vise ainsi les hommes qui peuvent vivre pour la politique sans devoir vivre de la politique . Leur situation suppose un degré spécifique de disponibilité, résultant

Page 67: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

238 LE SYST~ME POLITIQUE

de la nature de leurs activités privées : rentiers de toute sorte, avocats et professions libérales, certains fonètionnaires. Ce type de gouvernement par amateurs présente l'avantage d'être peu onéreux pour la collectivité sinon pour le notable. Il se rencontre surtout dans la structure des partis politiques non bureaucra­tisés. Mais il se détraque techniquement dès qu'il s'agit de grou­pements d'une certaine imJ;lpr~., Alors, face à une adminis­tration spécialisée composée de fonctionnaires permanents, l'amateur ne fait pas le poids. Il vient simplement ajouter en dilettante son « grain de sel » et se laisse dominer par la bureau­cratie et les politiciens professionnels.

Ce gouvernement d'amateurs subsiste tant que le développe­ment économique 'n'exige pas une organisation rationnelle du politique. Les fonctions que nous considérons aujourd'hui comme inhérentes à l'État (législation, maintien de l'ordre, services publics, etc.) sont ou bien inexistantes dans les sociétés « primitives », ou bien accomplies par des groupements ad hoc : parentèle, voisinage, etc.

Historiquement, il semble que ce soit la guerre qui soit à l'ori­gine de la différenciation structurale des rôles politiques. Du jour où le pillage devient une activité économique importante, la société est obligée d'organiser ses forces pour résister aux assauts extérieurs. Ainsi, les soldats suisses ont longtemps été les mercenaires de l'Europe - la garde suisse du Vatican en est le dernier vestige. A partir de la fin du Moyen Age, le déve­loppement économique de la confédération helvétique oblige cette dernière à se réserver ses propres forces pour repousser les assauts des voisins trop intéressés. En France, le monarque affirme progressivement son autorité en interdisant les guerres privées entre ses vassaux. La communauté politique établit ainsi son monopole sur la contrainte légitime, avec l'appui de tous les groupes d'intérêts économiques : corporation§, jurandes, bourgeoisie naissante des villes. Tous ont intérêt au développe­ment du commerce, entravé par le recours anarchique au pillage et à la force. S'ajoutent à ces préoccupations celles découlant de l'organisation économique elle-même : octrois, douane, réglementation de l'activité des manufactures.

Cet ensemble de fonctions nouvelles, d'une ampleur insoup-

Page 68: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

239 LES TYPES D'AUTORIT~ DE MAX WEBER

çonnée auparavant, ne peut être assuré que par une bureaucratie. L'hymne_à la bureaucratie est un des grands thèmes de Max Weber ... L'organisation bureaucratique spécialisée s'impose par b supériorité technique sur toute autre forme d'organisation politique : un personnel qualifié, recruté en raison de ses compé!!' tences et organisé suivant un principe hiérarchique , une organi­sation matérielle rigoureusement coordonnée, avec des archives, constituent un instrument d 'action incomparable et seul capable de faire face aux tâches de la société contemporaine. Rapidité, continuité, précision dans l'exécution caractérisent, pour Weber, la bureaucratie contemporaine . Ceci est manifeste dans l 'orga­nisation de la grande entreprise privée et se retrouve naturelle­ment dans l'organisation de l'État. Car l'organisation sous une forme bureaucratique permet seule d'appliquer rationnellement le principe de la division sociale du travail. Weber compare la substitution de la bureaucratie aux formes antérieures d'admi­nistration au remplace111ent par la machine à_vapeur_des formes antérieures de production. lLa révolution ad"'i..1.1istrative1 a _!.Uté!.nt_ üt \t__p_o_ur_Le_d~ eloppement économiquè et social que la révolu­tion industrielle. Elle doit être considérée à ce titre comme une transformation radicale des forces productives.

Le développement de la bureaucratie moderne suscite des tensions internes à l'organisation bureaucratique qui ont été étudiées par Max Weber . Ce qui nous intéresse ici plus particu­lièrement, ce sont les incidences importantes du développement de la bureaucratie sur l'organi sation politique . On touche au problème dit de la technocratie. ·

Face à une organi sation administrative stable, compétente et organisée, le pouvoir politique se trouve naturellement en situation d'infériorité. La première tentation est de minimise~ les phénomènes de domination impliqués par l'organisation hiérarchisée de l'administration . On peut rattacher à cette aspi­ration l'ensemble des mesures relevant de la démocratie directe : élection des fonctionnaires; droit de « rappel » ( recall) des fonctionnaires; mandat étroitement impératif des fonctionnaires , spécialisés dans des missions particulières; assemblées popu­laires permettant le contrôle régulier de l'administration . On a souvent observé que cette forme d'organisation ne convient

Page 69: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

240 LE SYSTêME POLITIQUE

qu'aux petites unités : démocratie antique, cantons suisses. Weber ajoute qu'une autre condition à l'exercice de la démocratie directe est l'absence de missions qualitatives qui ne peuvent être assumées que par des fonctionnaires professionnels qualifiés .. Dès lors que les tâches à accomplir présentent quelque complexité, l'administration intermittente ne permet plus de les accomplir 1.

L'autre voie réside dans la professionnalisation croissante du personnel politique. L'activité politique devient ainsi une activité à plein temps et non un plaisir d'amateur. Les rôles politiques se distinguent des autres rôles de la vie sociale. Ainsi, dans la maison du roi, des fonctions en partie domestiques à l'origine donnent naissance à des rôles politiques spécialisés. C'est du jour où le chambellan ne s'occupe plus de la chambre du roi et où le maréchal n'a plus à seller son cheval que la struc­ture politique différenciée émerge. Cette structure, assez simple à 1 'origine, se complique à mesure que de nouveaux besoins apparaissent. Limitée d'abord aux rôles politiques de l'État (la Cour, les ministres, le Parlement), elle comprend ensuite les institutions de lutte pour le pouvoir d'État (partis politiques), ou d'influence sur ce pouvoir (groupes de pression).

Il serait erroné de limiter la structure politique aux seuls rôles • professionnels spécialisés. Des rôles politiques intermittents subsis­

tent. Le meilleur exemple est celui de l'électeur, qui joue son rôle politique(« accomplit son devoir électoral») pendant une demi­heure à peine lors de chaque consultation. Le militant, le mani­festant, le participant à la discussion dominicale au café du Commerce tiennent aussi des rôles politiques occasionnels. On ne peut même pas distinguer matériellement le rôle politique des autres rôles joués par chacun. Le journaliste qui rend compte

1. On retrouve les arguments de Weber dans la querelle actuelle sur l'autogestion. Les adversaires de ce thème développent l'idée de la nécessaire division sociale du travail, qui implique une organisation hiérarchisée de type bureaucratique. En particulier, dam1. le domaine économique, l'organisation centralisée de l'économie nationale par la planification limiterait les possibilités de l'autogestion, sous peine de remettre en cause le développement économique. Il faudrait donc faire porter l'effort sur l'élaboration démocratique du plan et non sur son application, qui ne peut être' qu'autoritaire en raison des exigences de l'efficacité.

Page 70: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

241 LES TYPES D'AUTORIT~ DE MAX WEBER

de la défaite de l'équipe française de ski à Sapporo transmet une information sportive . Mais, en même temps, par le ton adopté, il renforce la communauté politique française en exaltant son chauvinisme . La confusion des rôles dans un même acte est évidente ici.

La diffusion des rôles politiques n'est pas contradictoire avec la professionnalisation de certains de ces rôles. L'efficacité commande 'l'apparition d'une classe politique et son organisa­tion hiérarchisée. Weber, dans Économie et Société 1, souligne cette nécessité et constate l'atténuation de la collégialité du pouvoir politique au profit d'une certaine centralisation du pou­voir. Face à une administration centralisée, le pouvoir politique doit adopter le même schéma . La collégialité est un obstacle aux décisions précises, claires et surtout rapides. Elle n'est plus adéquate lorsque le rythme nécessàire aux décisions et à l'action §S...PJ,,\!_Cipite._Au~demeurant , •Winïcste ~ caractèR démoJ cratique do la collégialité du . L' aspiration à la collégia­itére îève davâiitage Oël a réaCtion des classes privilégiées. La

séparation des pouvoirs en Grande-Bretagne .a été le fait de la noblesse et de la gentry, soucieuses de limiter les prérogatives des Tudor et des Stuart. Le danger disparu, les nécessités d'une organisation efficace ont repris leur empire. On sait qu 'aujour­d 'hui la prédominance du pouvoir exécutif en Grande-Bretagne est aussi manifeste qu'ailleurs. Et Je Premier ministre britan­nique, simple primus inter pares à l'origine , s'est imposé comme chef incontesté de l'appareil politique .

Cette professionnalisation de la structure politique entraîne des conséquences significatives. Qui dit professionnalisation dit profession , c'est-à-dire carrière et rémunération. Weber insiste sur ] 'importance des problèmes soulevés à cette occasion et notamment sur le financement, tant du système politique global que des partis politiques . La rémunération des emplois politiques doit s'intégrer dans le système économique global. C'est une des raisons principales pour lesquelles l'autorité charismatique (cf. infra, II, p. 246) reste instable. Le chef charismatique rému­nère ses associés avec les produits du mécénat ou du butin. Ces

1. M. Weber, Économie et Société, p. 279 s.

Page 71: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

242 LE SYSTIME POLITIQUE

sources de financement ne sont pas compatibles avec l'organi­sation économique capitaliste et ne peuvent constituer qu'un pis-aller temporaire. Pour durer, le pouvoir charismatique doit trouver d'autres ressources et donc se modifier dans sa nature même.

L'existence d'un corps de professionnels de la politique pose un autre problème, lié à la notion d'autonomie relative du sys­tème politique. En principe, le personnel politique n'est que le représentant de ses mandants. La théorie de la démocratie repré­sentative a formalisé cette idée que le mandat politique est conféré par les électeurs à des représentants chargés de défendre leurs intérêts. Les théoriciens marxistes qui considèrent les partis politiques comme les représentants des classes sociales proposent une analyse semblable, en substituant à la notion de représenta­tion formelle celle de représentation réelle. Mais, Marx le note lui-même dans le 18 Brumair.e,. · ·' ··1 nuancer l'analyse en tenant compte de l'existence d'unêt16i politique relativement auto~ nome qui a des intérêts propres, distincts des intérêts de sès mandants. En 1851, la bourgeoisie manifeste sa fureur contre ses représentants parlementaires et se tourne vers Louis-Napoléon Bonaparte. Car les parlementaires se sont condamnés à l 'inac­tion par leurs « criailleries en faveur de la tranquillité». Le système parlementaire de la Constitution de 1848 a favorisé le développement d'une certaine vie politique qui ne convenait plus aux intérêts de la masse extra-parlementaire de la bour­geoisie. Marx diagnostique même une maladie professionnelle, « le crétinisme parlementaire, qui relègue dans un monde imagi­naire ceux qui en sont atteints et leur enlève toute intelligence, tout souvenir et toute compréhension pour le rude monde exté­rieur».

On ne saurait mieux décrire l'incidence de l'autonomie rela­tive de la pr:ofession sur la vie politique. L'analyse de Marx pourrait aisément être transposée à l'étude du personnel poli­tique de tel régime politique contemporain èt expliquer les posi­tions politiques arrêtées par tel parti en contradiction avec les intérêts objectifs de sa clientèle.

Page 72: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

243 LES TYPES D'AUTORITf DE MAX WEBER

2. LES FONDEMENTS DE L'AUTORITf POLITIQUE

Il ne suffit pas de constater la différenciation structurale qui caractérise le système politique. L'apparition de la classe poli­tique et, au sein de cette classe, d'un groupe dirigeant se justi­fient par les nécessités de la division sociale du travail. Mais comment expliquer que telle structure d'autorité soit adoptée, que tel groupe dirigeant se maintienne au pouvoir? C'est le pro­blème du fondement de l'autorité politique.

Ici encore, la contribution essentielle est due à Max Weber. Avant d'aborder son analyse, précisons deux points. En premier lieu, Weber utilise ici la méthode du type idéal1. Les types de fondement que propose Weber ne correspondent pas à une tentative de description de la réalité politique. Ils expriment la quintessence des fondements possibl~s de l'autorité politique. Ce sont des instruments d'analyse, qu'il faut ensuite combiner pour comprendre le fondement de tel ou tel régime politique.

En second lieu, Weber examine le fondement de l'autorité politique, non de n'importe quel pouvoir. Il note que le concept de pouvoir (ou capacité d'imposer sa volonté à autrui) reste « sociologiquement amorphe». Le président ou l'agent de police exercent une certaine forme de pouvoir, mais aussi le voleur de grand chemin, le médecin, le séducteur ou la diseuse de bonne aventure. La notion de pouvoir fait appel à toutes les ressources individuelles ou collectives, psychologiques ou matérielles. Le pouvoir n'est pas un fait social, au sens où l'entend Durkheim.

Weber distingue du pouvoir l!r'_-...,,_~ ijiri-est ia ~ La domination est liée à l'existence de relations sociales et d'une certaine distribution des rôles sociaùx en rôles de domination et rôles de subordination. Lorsque ces rapports sociaux présentent une certaine stabilité, on se trouve devant un groupe de domination. Au sein d'un groupe de domination, les raisons pour lesquelles les uns obéissent aux

1. Cf. p. 55.

Page 73: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

244 LE SVST!ME POLITIQUE

autres peuvent être très variables. Lorsque le bandit de grand chemin tient en respect un groupe de voyageurs, ces derniers obéissent par une crainte rationnelle (la désobéissance pouvant être sanctionnée par la mort). Ils peuvent aussi obéir par habi­tude : ainsi le pilote de l'avion détourné sur Cuba. Mais Weber souligne que ces fondements de la domination restent fragiles et sont à la merci de n'importe quel changement de circons­tances. La légitimité, c'est 0 à-dire la croyance que l'ordre donné est légitime, est un instrument infiniment plus puissant d'action sociale que tous les autres . Si l'agent de police devait physique­ment menacer les automobilistes pour les obliger à respecter ses indications, il ne pourrait pas diriger longtemps le flot de circulation. C'est parce que les conducteurs sont persuadés de la légitimité de son pouvoir qu'ils respectent ses instructions. On appellera autorité la domination légitime dans un groupe de domination. L'autorité politique n'est autre que l'autorité exercée dans un groupe de domination politique .

Le concept d'autorité étant ainsi précisé - et débarrassé de toutes les connotations psychologiques qui em2oisonnent le terme de pou oi -, ous pouvons examiner fondlments; <le l'autorité politique à la lumière· de l'analyse tle Weœ r. Dis­tinguons d'abord les trois types idéaux de Weber (a). Nous verrons ensuite comment ils se combinent en réalité (b).

a. Les types idéaux d'autorité que proppse Weber dans une tri­logie devenue célèbre sont : l'autorité /égale-rationnelle, l'auto­rité traditionnelle et l'autorité charismatique

1. L'autorité légale-rationne/le correspond approximative­ment à la situation de la plupart des États modernes. La légi­timité de l'autorité est fondée sur un · corps de règles légales logiquement agencées. Chaque titulaire d'autorité se voit assi­gner une sphère précise de compétence. La source de l'autorité réside essentiellement dans la nature de l'ordre'iégitime lui-même. Elle ne s'étend aux individus que dans la mesure où ils occupent une fonction reconnue . Les pouvoirs des titulaires de l'autorité sont limités à leur sphère de compétence; en dehors de cette sphère, ceux-ci redeviennent de simples particuliers.

Page 74: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

245 LES TYPES D'AUTORIT~ DE MAX WEBER

L'autorité légale-rationnelle est incarnée par la bureaucratie. Chaque fonctionnaire occupe une fonction caractérisée par sa place dans la hiérarchîe administrative et la délimitation rigou­reuse de ses compétences. Il est recruté en raison de ses compé­tences par concours, examen ou stage. Il est rémunéré par' un traitement régulier, fixe. Son activité est contrôlée par le supé­rieur hiérarchique, qui dispose des pouvoirs de nomination, de promotion ou de rétrogradation et de révocation.

2. !L'autorité tradition~~ ;repose sur un fondement distinct la tradition. Le système es considéré comme ayant toujours existé. La résistance au changement est considérable et les inno­vations nécessaires à ·1 'évolution de la société sont justifiées par la fiction qu'elles existaient toujours et qu'elles sont « redécou­vertes ». Le corps de règles traditionnelles ne répond pas aux mêmes impératifs que dans le type précédent. Ce sont des règles concrètes, particulières, par opposition aux règles générales et impersonnelles du type légal-rationnel (il peut y avoir un élément de généralisation de ces règles, mais ce n'est pas nécessaire). La conformité logique, rationnelle, de ces règles, n'est pas le critère de leur légitimité; la simple tradition suffit à justifier l'ordre.

Il n'y a' pas, dans le type traditionnel, de fonctions, mais des statuts personnels, qui déterminent les détenteurs légitimes dé l'autorité : les titulaires d'autorité sont tenus par des liens d'obéis­sance personnelle à leurs supérieurs. Puisqu'il n'y a pas de sphère de compétences précise, le titulaire d'autorité dispose d'un pou­voir arbitraire, dont le droit de grâce est le meilleur exemple. Pour arrêter sa décision, il peut prendre en considération l'oppor­tunité, la raison d'État, voire son caprice. Les seules limites à ce pouvoir arbitraire sont la tradition elle-même ou l 'interven­tion du supérieur, par exemple par le biais de l'évocation d'une affaire judiciaire .

En l'absence d'une sphère de compétence précise attachée au statut, la d,istinction entre activité publique et activité privée disparaît. Le droit ·de propriété privée comporte en général un certain pouvoir sur les personnes, voire une autorité politique dans le cas du fief ou du bénéfice.

Page 75: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

246 LE SYST,ME POLITIQUE

Weber distingue les types d'autorité traditionnelle suivant le degré de précision des statuts établis par la tradition. Lorsque celle-ci fixe le statut de chacun ( patriarcat, gérontocratie) le pouvoir du détenteur de l'autorité est limité par la nécessité d'obtenir la collaboration des titulaires des autres rôles tradi­tionnels. Le chef est alors plutôt un « sage », qui ne peut pas grand-chose contre l'autorité traditionnelle détenue par ses subor­donnés. En revanche, si le chef développe une administration placée directement sous ses ordres et libérée de la tradition, son pouvoir arbitraire s'accroît d'autant : c'est le patrimonia­Jisme. Par exemple, le développement par les rois de France du rôle des maîtres des requêtes et des intendants au détriment des titulaires des rôles traditionnels (gouverneur, chambellan, etc .) a accru la liberté d'action de la monarchie. A la limite, la concen­tration de toute l'autorité traditionnelle dans la personne du monarque conduit au sultanisme, expression du pouvoir arbi­traire total du chef traditionnel.

3. L'autorité~ repose sur la reconnaissance, par ses partisans, du pouvoir personnel du chef 1. Ce consentement, qui est à la base du charisme, se distingue du consentement démocratique ordinaire en ce qu'il n'exprime pas la volonté des mandants, mais leur soumission. Les relations du chef avec ·ses fidèles ne sont pas- des relations de compromis, mais la recon­naissance absolue de la légitimité de son pouvoir.

L'entourage du chef charismatique n'occupe ni fonction admi­nistrative, ni statut traditionnel. Il s'agit de disciples personnels qui agissent par enthousiasme pour la « cause » ou par fidélité à la personne du chef. Le fidèle peut recevoir du chef, par délé­gation, un certain charisme et accomplit pour le compte du chef des missions spéciales. Mais il n'a aucun droit à exercer son activité, contrairement au titulaire d'une fonction ou d'un statut.

1. Le charisme du chef peut tenir à des qualités personnelles, à un ascendant exceptionnel sur les hommes, etc. Mais cela n'est pas néces­saire, et sort du domaine de la sociologie. Peu importent les motifs pour lesquels les fidèles acceptent l'autorité charismatique; l'essentiel tient dans la reconnaissance directe de la légitimité de la domination du chef.

Page 76: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

247 LES TYPES D'AUTORIT~ DE MAX WEBER

En revanche, il n'y a aucune limite à l'étendue des pouvoirs ainsi délégués par le chef, autre que celles qu'il fixe momenta­nément.

b. La combinaison-des types d'autorité est soulignée par Weber. Toute autorité trouve son fondement dans une croyance; qui n'a jamais une significatfon unique . Ainsi, dans le cadre de l 'au­torité légale-rationnelle, la croyance en la légalité s'appuie sur la tradition et peut être affaiblie par l'éclatement de la tradition . De même, les échecs répétés d'un gouvernement affaiblissent son autorité, brisent son prestige et ouvrent la voie à une révo­lution charismatique. La défaite militaire met en péril l'auto­rité du monarque, dont le charisme n'est pas «confirmé»; la victoire n'est pas moins dangereuse pour la république, puis­qu'elle donne le chef militaire pour charismatiquement qualifié. Et le pouvoir charismatique lui-même comporte des éléments légaux-rationnels ou traditionnels. Ainsi, Napoléon met en place une bureaucratie moderne et multiplie en même temps les statuts traditionnels en créant la noblesse d'Empire.

Surtout, chaque type pur de domination .est instable. L'autorité traditionnelle, la plus stable aux yeux de Weber, ne peut faire face aux exigences du développement économique. L'autorité légale-rationnelle comporte ses propres ferments d'instabilité. Le strict découpage des fonctions et des compétences cantonne dans des limites frustrantes les aspirations individuelles. Il y a toujours une tendance pour le supérieur hiérarchique à étendre son pouvoir « fonctionnel » au-delà de la sphère de compétences et à demander à ses subordonnés une fidélité personnelle, par­delà la fidélité à la fonction. Ces penchants ne peuvent être combattus qu'au prix d'une forte discipline. Mais le caractère légal-rationnel du système, en se raidissant , prive l'autorité des supports personnels ou traditionnels qui pourraient la renforcer

· et affaiblit les sentiments de solidarité dans le groupement. Quant au pouvoir charismatique, il est instable par essence.

Weber insiste sur la nature révolutionnaire de l'autorité charis­matique, qui entre toujours en conflit avec l'ordre institué. Le charisme menace les fonctions définies et les statuts traditionnels. Facteur de changement, il émancipe le système politique de la

Page 77: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

248 LE SYSTêME POLITIQUE

routine. Mais il ne peut subsister sans se transformer profon­dément. Ses assises matérielles, qui sont le mécénat et le butin (par opposition au traitement du fonctionnaire ou aux revenus du fief), sont extérieures au fonctionnement normal de l'écono­mie et ne peuvent durer sur le temps.

Le problème de la routinisation de l'autorité charismatique se pose lors de la succession du chef. Pour se maintenir, l'autorité charismatique doit conserver le point de référence initial du charisme tout en s'adaptant aux conditions nouvelles. Elle pen­chera soit vers une structure légale-rationnelle, soit vers une structure traditionnelle. Les fidèles deviendront titulaires soit de fonctions administratives, soit de statuts traditionnels (bénéfice ou fief). Le fondement économique deviendra soit un système d'impôts et de taxes, soit un ensemble de ressources enca­drées par les statuts traditionnels. Dans ce processus de routini­sation, l'élément charismatique ne disparaît pas. Mais il est dissocié de la personne du chef et intégré à une structure insti­tutionnelle. Les nouveaux titulaires exercent l'autorité charis­matique au second degré, en vertu d'un statut ou d'une fonction institutionnalisés.

Weber note l'importance du système d'idées construit autour de l'autorité charismatique pour sa routinisation ultérieure. Ainsi le développement du charisme de la fonction aurait été inconcevable dans l'Église catholique si la grâce, incorporée à l'autorité sacramentelle du prêtre, n'avait pas été conçue comme impersonnelle, séparable de l'individu et de son hérédité. De même, à Rome, l'imperium était un pouvoir objectif qui pouvait être transmis d'un magistrat à l'autre et non une prérogative personnelle ..

Prenons comme exemple concret le scénario de politique­fiction imaginé par le sociologue américain Talcott Parsons 1•

Que se serait-il passé si le régime national-socialiste ne s'était pas effondré à la fin de la Seconde Guerre mondiale? L'idéologie national-socialiste était profondément réactionnaire. Par oppo­sition au développement du système légal-rationnel de l' Alle-

1. Introduction à la traduction anglaise d 'Économie et Société, New York, Free Press, 1964, p. 72 s.

Page 78: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

249 LES TYPES D'AUTORITfl DE MAX WEBER

magne de Weimar, elle représentait un retour aux valeurs tra­ditionnelles allemandes. Ses caractères propres orientaient ainsi le régime nazi vers un système d'autorité traditionnelle. Le fondement économique du nazisme, qui était largement le butin prélevé sur les catégories expropriées (Juifs, communistes, mais aussi organisations syndicales, une partie du patronat, etc.) aurait donc été transformé en un système de bénéfices tenus par les barons du régime. Le contrôle de la forçe armée par la Ges­tapo et les SS les aurait sans doute conduits à jouer un rôle ana­logue à celui de la garde prétorienne ou des janissaires. L'admi­nistration nazie, d'après les indications que nous possédons, n'aurait sans doute pas été assez cohérente pour se transformer en une bureaucratie de type légal-rationnel.

Les exemples réels de routinisation de l'autorité charismatique ne manquent pas. On pourrait appliquer fructueusement les concepts de Weber au problème actuel de la routinisation du gaullisme en France après le départ du général de Gaulle. Nous laissons le soin au lecteur de développer cet exemple.

Page 79: Pour Une Sociologie Politique 1_1974
Page 80: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

Table

AVERTISSEMENT . . . . . . .

~1::..ou·EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE ~PQLITIQUE l 1. La notion de politique .

I . Le politique n'est pas l'État, 14. - II. Le politique n'est pas le pouvoir, 16. - III. Pourquoi définir le poli­tique? 18.

2. L 'analyse sociologique du système politique .

I. L'unité de la société globale, 21. - n . L'unité de la démarche sociologique, 23.

~ LA HIIARCNI HC I.Ql,081QUI

1. Les pièges du sens commun et les illusions de l'em­pirisme

1. Les pièges du sens commun, 27. - n. Les illusions de l'empirisme, 41.

2. Théorie scientifique et vérification empirique.

1. Construction de l'objet, 52. - n. L'administration de la preuve, 58. \

,. ·11Li&MENTS DE SOCIO LOGIE

1. Structure s et systèmes . I. La notion de structure sociale, 64. - II. Le structura­lisme, 66. - III. La théorie générale des systèmes, 69.

7

11

14

21

26

27

51

62

63

Page 81: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

2. Les fonctions sociales

1. Le concept de fonction en sociologie, 73. 11. Le fonctionnalisme classique, 76. - 111. Le renouveau fonctionnaliste, 80.

73

3. La dynamique sociale 89

La modernisation sociale 91 1. Société traditionnelle et société industrielle, 92. 11. Évolution sociale et changement social, 96.

La théorie marxiste 98 1. Genèse de la théorie marxiste, 100. - 11. Le matéria-lisme historique et dialectique, 107.

126

1. Variété des méthodes d'analyse des phénomènes politiques . 126

2. La notion d'autonomie relative du système poli-tique . 128

1. Origines de la notion d'autonomie relat ive, 130. - 11. Le concept de surdétermination, 133. - m. Portée du débat sur l'autonomie relative, 137.

3. Plan

I. Le système politique

-=~~ 11BUC~T-U~R~Ee..i::=-~""-'-~.e..e_,....._-_..=,"'""'c.:=~

1. Les degrés de participation partisane .

1. Les adhérents , 146. - 11. Les sympathisants, 147. -m. Les militants, 149.

2 .. Le parti communiste français

1. Les couronnes extérieures, 151. - 11. Le « peuple communiste», 153. - m . L'appareil, 156.

140

143

146

Page 82: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

1. LA SOCIOLOGIE êLECTORALE ----1. Origines de ia discipline .

1. André Siegfried et la recherche des facteurs explicatifs du comportement électoral, 164. - 11. La cartographie électorale, 169.

2. Les sondages d'opinion .

3. Les études collectives de la Fondation nationale des

162

164

174

sciences politiques sur les résultats électoraux 179

4. L'apport des techniques récentes aux analyses de sociologie électorale. 188

1. Un exemple de technique descriptive, 189. - Il . Un exemple de technique explicative, 192. - m. La méthode typologique, 194.

1. Notions générales d'analyse systémique

2. L'analyse systémique de la vie politique

1. L'expression des exigences, 202. - Il. La réduction des exigences, 209. - m. Les soutiens du système politique, 212. - 1v. La rétroaction, 220.

3. Portée de l'analyse systémique.

1. LES TYPES D'AUTORITê DE MAX WEBER. - - 1

1. Différenciation structurale et autorité politique

2. Les fondements de l'autorité politique

197

197

201

221

226

235

237

243

Page 83: Pour Une Sociologie Politique 1_1974

1111&11 Politique DD Les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde; les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques.

Pour une sociologie politique Cette synthèse d'initiation à la sociologie politique s'adresse à tous ceux qui souhaitent dépasser l'appréhension immédiate et quotidienne des phénomènes politiques pour réfléchir à leur signification profonde. Tome1 - La sociologie politique: objet et méthode - Les grands courants de la sociologie contemporaine - L'autonomie relative du système politique - Les principales approches du système politique - Les types d'autorité politique

Jean-Pierre Cot Professeur au département de Science politique de l'univer­sité de Paris I (Sorbonne). Jean-Pierre Mounier Maître-assistant au département de Science politique de l'université de Paris I (Sorbonne).

27, r . Jacob, Par is 6 / ISBN 2.02.000369-4 / Impr im é en F rance 2-80 -5 Vol.eee