PoincaréCicéron

Mémoiresd'unseigneur

delamondialisation

©PoincaréCicéron,2019

ISBNnumérique:979-10-262-2678-9

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LeCodedelapropriétéintellectuelleinterditlescopiesoureproductionsdestinéesàuneutilisationcollective.Toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaiteparquelqueprocédéquecesoit,sansleconsentementdel’auteuroudesesayantscause,estilliciteetconstitueunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

Jedédiecelivreàtouslesmédiocresetpusillanimesquej’airencontrés.Lapeurde leur ressemblerm’apermisdeprogresserquelquepeu.D’unemanière plus classique, je le dédie aussi aux belles rencontres que la viem’aoffertes.

I

Alors que la pluie battante s’écrase sur les fenêtres de notre immeubleimplanté dans le quartier d’affaires de laDéfense, le directeur général denotrepuissantemultinationalenousexposeavecmenusdétailssonnouveauplan de bataille pour améliorer notre bénéfice. Son visage sirupeux sedéformedavantagelorsqu’ilsouhaitemettreenexergueunpointimportantdanssondiscoursenarticulantcommeunsociétairedelacomédiefrançaise.Chacun sait qu’il reprend les grandes lignes d’un rapport rédigé par deuxjeunes stagiairesqui caressent l’espoird’obtenirunCDDetpourquoipas,soyonsfous,unCDI.Sondiscoursronronneautantquenosestomacsgavéspar les agapes que nous autorisent nos rémunérations de seigneurs de lamondialisation.Pournous,elleestindiscutablementheureuse.

La petitemusique s’interrompt brusquement lorsqu’il peine à déchiffrerles notes qu’il n’a pas écrites. Il balbutie au point qu’on a le sentimentd’écouterun rappeur.Lepetit robotqu’il estdevenuse reprogrammeet ilfinitrapidementsaprésentationpuissetourneversnousafind’avoirnotreavis. En réalité, il attend notre approbation d’hommes assis et le pseudodébatquisuivraauracommeseulobjectifdejustifiernosémoluments150foissupérieursauxsmicardsdenotreentreprise.Avecunindéniabletalent,nousfaisonssemblantderéfléchirvoired’hésiteralorsqueladécisionfinaleestconnued’avance.

Avec lacertitudeduvainqueuret lapédanteriequ’ilaffectionne, ilnousinterpelle:«jesoumetsceplanàvotresagacitéintellectuelle».Sanssavoirpourquoi,jerépondsspontanément:«neparlonspasdesabsents».

Je suis tellement surpris d’avoir prononcé cette phrase que j’ai lesentimentqu’ellerésonnedansmatêtecommeunécho.Pourquoijoueraurebellealorsquej’aivendumonâmeausystèmedepuislongtemps.Jel’aid’ailleurs vendue à un bon prix qui allège allégrement le poids de mesrenoncements.

Depuisdesannéesj’aicomprisquepourréussir,ilfautêtrefortaveclesfaibles et faible avec les puissants. Pourquoi m’opposer soudainement ànotregrandmanitou? Ilest irréalistedevouloirenfourcher lamonturedeDonQuichotteaprèsdenombreusesannéespasséesdansl’âmeétriquéedeSanchoPança.

Je suis tétanisé pendant quemes collèguesme regardent bouchebée. Ilme serait facile de marquer au fer rouge leur hypocrisie mais j’opterapidement pour la stratégie du repli de l’escargot qui rentre dans sacoquille.Jerougisetj’exposemacontritionpubliquement.Celanesemblepassuffireànotregrandmanitouquid’unevoixcinglantemedit:«sivousavez oublié vos neurones à votre domicile ce matin, il est encore tempsd’allerleschercher».

Je souris bêtement en laissant passer l’orage. E. Kant défendait unimpératifmoralquiconsisteà fairepasser sesprincipesavant ses intérêts.Depuisdenombreusesannées,jefaisl’inversepourleplusgrandprofitdemon positionnement au sein de la stratification sociale. Je ne suis pas unsale typemaisunpusillanimeetparfoisun lâche.Jen’aipas l’étoffed’untyranmais les tyranniesmilitaires ou économiques ne peuvent pas existersanslaservitudevolontaireetl’opportunismedepersonnescommemoi.Auseindenotremultinationale,j’aiaccédéàd’importantesresponsabilitésetjefaisdésormaispartiedelacastedesseigneursdelamondialisation.

Ceuxquim’entourent en font égalementpartie.Adrien, leplusâgé,meregardeavecunœil torveet laboucheplisséecommepardégout. Ilest lepire d’entre nous. Avec sa petite barbichette et son visage anguleux, ilincarnephysiquementlerôledutraitredanslesfilmsdecapeetd’épéedenotrejeunesse.Incapablederéussirgrâceàdesqualitéspersonnellescariln’enapas,illefaitendétruisantletravaildesautresouenlepillant.

Enréunion, ilestunadepteduverbiage issudumanagementmoderne :pilotage, démarche horizontale, projet transversal. Il adore obtenir destableaux de bord pour savoir si les autres travaillent sans jamais sedemandercequ’ilapporte lui-mêmeànotreentreprise. Ilmefaitpenseràune souris qui court dans une cage : beaucoup de mouvements qui ne

permettentpasd’avancer.

Véritable petit Fouquier-Tinville de notre époque, il semble être étonnéque je lui apporte ma tête sur un billot. Son ascension au sein de notremultinationaleestduepourl’essentielàsongoûtdel’intrigue.Ilauneseulelignedirectrice:sacarrière.Ilaprissoind’accumulerdenombreuxdossierssur tout lemonde. Selon les circonstances et son intérêt, il fait fuiter lesinformations.

IlmerappellecesfonctionnairesdugouvernementdeVichyqui,àpartirde l’année 1942, gardaient dans leur coffre deux dossiers : le premiercontenait leursactionsenfaveurde larésistanceet lesecondleursactionsen faveurdePétainetdesallemands.Selon les jours, ilspouvaient sauverdes personnes de la déportation ou à l’inverse faire un excès de zèle enajoutantsurleslistesdespersonnesquelesallemandsn’avaientpasexigées.Ilsattendaientlafindelaguerrepoursavoirqueldossierbruler.Larouletterussedevientsympathiquelorsqu’onenlèvelaballe.

Adrien a un véritable talent pour demander et obtenir des avantagespersonnelseninvoquantl’intérêtdel’entreprisequ’ildéfinittropsouventàsaguisegrâceàsesdossiers.Ilauraitfaitunexcellentagentdelastasioudelagestapo.Ilcumulelestitresaveclesrémunérationsafférentes.Egalement,ildemanderégulièrementundroitde regardsur lesactivitésdesautresenexcipantlanécessitéd’uneactioncoordonnée.Bienentendu,ilnesupporteaucune immixtion dans ses attributions au nom du respect de sasouveraineté. Il est l’archétype de l’homme de pouvoir. Il se sert de sesennemis en les construisant de façon à les rendre plus critiquables, plusindéfendables.Iltransfigureleursproposafindemieuxlesabattre.Ilsembleporterenluiledeuildel’idéalismehumain.Diderotdisaitquel’hommeestuncomposédepetitesseetdegrandeur.ChezAdrien,onchercheenvainungraindegrandeur.Mêmeavecuneloupe,onneleperçoitaucunement.Auseindemonservice,iln’aplusl’occasiondetrahircardésormaispersonneneluifaitconfiance.

Lorsdespausescafé,ilnousracontesapassionpourlesdirigeables.C’estpeutêtreleseulmoyenqu’ilatrouvépourprendredelahauteur.

Incapable de mettre de l’eau dans son vin, il y verse au contraire ducyanurepourlesautres.Ilsenourritduconflitavecsonprochain.Celaluipermetpeutêtredemasquerlavacuitédesonexistence.

Letribunalquim’entoureestaussicomposédemacollègueVirginiequiàl’inversed’Adriensusciteaupremierabordlasympathie.Elleestavenanteavec son beau sourire et son brushing toujours impeccable. Ses lunettessemblentavoircommefonctiondeluidonnerunairintelligentquelanatureneluiapasoffert.

Ellem’avaitaccueillichaleureusementdansnotreentreprise.Sonaccentdu sud vous plonge dans les romans de M. Pagnol. On a le sentimentd’entendrelescigales.Àlavérité,ilfaudraitplutôtlacompareràunevipèrecar elle rampe face aux puissants comme les larves et son venin estinépuisable.Avecletemps,j’aicomprisqu’ellenegagnepasàêtreconnue.

Elleal’atoutderetenirtrèsrapidementdesprocédurescomplexes.Ilestvraiquesoncerveaucontientbeaucoupdevidepourlefaire.Lesavoirétantunesourcedepouvoir,sesconnaissancestechniquesluioffrentunavantagemême si ses capacités d’abstraction sont limitées. Dans le mondeprofessionnel, nous sommes absorbés par beaucoup de choses inutiles etcela au détriment de l’essentiel. Pour elle, l’inutile devient l’essentiel. Saculturegénéraleestégalementaffligeantecarlorsqu’onluiparledurougeetdunoir,ellepenseplusàlachanteuseJeanneMasqu’àStendhal.

Malgréuntelpedigree,elleaaccédéàunposteimportantauseindenotremultinationale. Elle est abordable pour les hommes qui mettent le prixrequispourmonter à sonabordage.Surtout, elle a le talentdes courtisansdontleprofilaparfaitementétédécritparMontesquieu:«l’ambitiondansl’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail,l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon detoussesengagements,leméprisdesdevoirsducitoyen,lacraintedelavertudu prince, l’espérance de ses faiblesses, et plus que tout cela, le ridiculeperpétueljetésurlavertu».

Les hommes de pouvoir ont besoin de séides pour leur permettred’atteindre leurs fins. Le courtisan est opportuniste et il sait se rendre

disponiblepour faire lenombre lorsdes réunions importantes.Unhommedepouvoirsaitquel’onnepeutpasréussirsansavoirdes«porteflingues»à son service. Ils sont utiles pour accéder au pouvoir et ensuite le garder.Au-delà,cespersonnesn’apportentrienoupasgrand-choseàl’organisationquilesrémunère.Virginieaunpassépolitiquequifaitd’elleuneMachiavelaux petits pieds. Avant les réunions importantes, elle a comme missiond’influencer certains votes afin d’obtenir une majorité pour le grandmanitou.Bienentendudescontrepartiesserontoctroyéesauxlaquaisquiontobtempéré.

Trop de personnes confondent le compromis avec la compromission. Ils’agitpourtantdedeuxnotionsbiendifférentes.Virginieexcelledans l’artdecorrompre.Ainsi, certaines réunionsn’ontaucun intérêtcar ladécisionfinale a déjà été prise en amont dans l’ombre des couloirs.Bien entendu,lorsdelaréunion,ellemaintientunfauxsuspenseavecuntalentd’actricedeMJC.

Elle ne peut laissermon dérapage impuni. Si les soumis se rebellent lesystème ne fonctionne plus. En conséquence, elle m’insulte avecvéhémence.JenerépondspasmaisenécoutantsonproposrageurjepenseàC.DePeyssonnelquidisaitdescourtisans:qu’«ilsflattent, ilscaressent,ilsencensentlefavori;ilsméprisent,ilsinsultent,ilsaccablentledisgraciéavecuneégalebassesse».Aujourd’hui, j’ai le rôledudisgracié et je suisunecibleidéaleetfacilepournotresnipeuseencolblanc.

En résumé,Virginie est capable du pire comme dumeilleurmais c’estdanslepirequ’elleestlameilleure.Elleleprouveunenouvellefois.

Unefoissonvenincraché,notrevipèresetaitenfinaveclasatisfactiondudevoir accompli.Elle adenouveau rampéavec talent auxpiedsdugrandmanitouetellelivremonscalpenguised’allégeance.

Finalement, le grand manitou décide de passer à un autre point de laréunionpourmaplusgrandesatisfaction.Jeneregrettepasmapassivitéenpensant aux privilèges que m’offre mon statut de seigneur de lamondialisation. Ce soir, je partirai comme toujours vers 19H30. Cela nesignifie aucunement que je suis débordé mais il s’agit simplement de le

laisser penser. Ensuite, j’irai dans l’un des meilleurs restaurants de Parismanger d’excellents mets. Par ailleurs, je fais partie de ces hommes quiconsidèrentquelecouragerelèvesouventdelabêtise.

Déjà petit, je tournais la tête lorsque l’un de mes camarades se faisaitfrapper par un caïd. J’appréciais simplement de ne pas être concerné. Jeconsidère que l’indifférence aux malheurs des autres est une source debonheur. Je saisque si tout lemonde raisonnecommemoi, le systèmenepeutpasfonctionnermaisj’espèrequemonprochainnemeressemblepas.

Certes, j’ai lu Stendhal qui disait que les tyrans ont toujours raison, cesont ceux qui leur obéissent qui sont ridicules. Pourtant, je n’ai jamaisdéchirémacartedupartideslâchescarellem’aouvertbeaucoupdeportes.Àdéfautdepouvoirluttercontremalâcheté,j’aichoisidelajustifier.Jel’aimêmethéorisée.

Ainsi,lorsquejemepromènedanslesruesdeParisavecdesamis,jeleurdis que nous vivons dans l’une des plus belles villes dumonde qui a étésauvée par la politique du gouvernement de Vichy. Si la France avaitcontinuélecombat,Parisauraitétéengloutiparlefeunourridelaluftwaffe.Ils’agitd’uneprésentationspécieusemaispeum’importecarlavéritén’estpasmonportdedestination.Ausurplus,j’esquivelespointsimportants.Parexemple, j’omets de préciser qu’une capitulation, et non pas un armisticesuivid’unecollaboration,auraitpermisà laFrancedesedoter légalementd’ungouvernementenexil.

L’espritdeMunichestenmoi.Danslamêmeveine, jeconsidèrequelapoignéedemainentreHilteretPétainàMontoire,ainsiquelapolitiquequien découla, étaient la moins mauvaise solution. Pour justifier la lâcheté,j’inventeunaccordimpliciteentrePétainetDeGaulleafindebernerHitler.Jeprésentelacollaborationcommeunmoindremalmêmesijen’utilisepasletermecarilestsulfureux.

Je connais l’importance des mots dans une démonstration et je parle«d’unecomplémentaritéentre lebouclierPétainet leglaiveDeGaulle».La formuleestbellemaiselleest fausseselon lamajoritédes travauxdeshistoriens. Je feins de l’ignorer car je suis un manipulateur. Ma

démonstrationviseseulementàjustifiermespropreslâchetés.Jelefaisavecgrandiloquencecommel’avaitfaitPétainàMontoireendisantquec’était:« dans l’honneur et pour le maintien de l’unité française » qu’il entrait«danslavoiedelacollaboration».CommeleMaréchal,j’aimeutiliserdesgrandsmotspourjustifierl’injustifiable.Jelefaissouventdanslecadredemon activité professionnelle. En réalité, je souille ces mots en lesinstrumentalisantàdesfinsquelamoraleignore.

Je suis commeunenfantqui chercheà faire l’intéressant.Notre sociétépréfère le sensationnel,mêmes’il est faux,àdesanalyses rigoureuses.Enconséquence,jen’entrepasdansledétailetj’ometsparexempledepréciserque l’armistice et la collaboration ont malheureusement permis auxallemands de considérer les résistants comme des terroristes avec leshorribles conséquences qui en découlaient lors des arrestations. Il y atoujours un prix à payer en cas de lâchetémais je fais partie de ceux quis’arrangentpourprésenterlafactureauxautres.

II

Commeprévu je quittemonbureau à 19H30.Ce soir, je vais retrouvermon ami Xavier dans un bon restaurant à proximité du Chatelet. En levoyantauloinprostrédevantsonverre,jedevinequ’ilcontinueàdéprimer.Ilétait l’heureuxauteurd’uneBDàsuccès.Jemesouviensencoredesonvisage rayonnant à l’occasion de la sortie de ses premiers albums. Àl’époque,ilmefaisaitpartagersonalacrité.

Après de brillantes études en droit, il a d’abord été recruté commefiscaliste dans un cabinet d’avocat. Il était efficace mais il s’ennuyait. Ilavaitgardéuneâmed’enfantquinepouvaitpass’épanouirdanslecostumed’unfiscaliste.Ilétaitcommeunpetitautomatesansâme.Augranddamdeson employeur, il a décidé de démissionner.Avecmon âme de rentier, jen’approuvais pas ce choix. La sécurité avant tout même si elle impliqued’avoircommeprincipalcompagnonl’ennui.Ilm’arépondusansambagesqu’ilpréféraitmourirdefaimplutôtquedemourirdel’intérieur.

Avecuncertainpanache,ilm’acitéunpoèteroumainquiaffirmaitquelavieestunbienperduquandonnel’apasvécuecommeonl’auraitvoulu.IlaensuitetravailléavecacharnementcommeauteurdeBD.Ilmedisaitquelemot« travailler»n’étaitpaspertinentenprécisant :« lorsque jerédigemesBD,jen’aipaslesentimentdetravailler.Vivredesapassion,voilàlaclé du bonheur ». Je comprenais son raisonnementmais j’avais dumal àfairepreuved’empathiecarilyabienlongtempsquelapassionm’aquitté.Je suis un être désincarné mais peu m’importe du moment que j’ai latranquillité.

Ilaunvéritable talentetsesBDséduisentdésormaisun largepublic. Ilest une référence en lamatière enFrancemais aussi à l’étranger.Avec letemps,sonenthousiasmes’estérodécarilestdevenujalouxduhérosqu’ilacréé.IlestvraiquecedernierincarneuneformedeperfectionquirenvoieàXavier son image déformée par ses imperfections. Comme beaucoupd’auteurs,ilavécuautraversdesonpersonnagemaislefosséentreXavier

et son héros était trop profond. Il est encore plus difficile de ressemblerphysiquement à Monsieur Bidochon lorsqu’on a donné naissance à lahuitièmemerveilledumonde.

Lorsdesdédicacesleslecteursluidisentsouvent:«jenevousvoyaispascommecela».LorsqueXaviers’adresseauxfemmes,ilsemetdanslapeaude son héros mais la gente féminine sonne rapidement le glas de sesillusions.Iln’apasl’étoffedesonpersonnage.

Lorsqu’ildialogueavecseslecteurs,Xaviertentedeparlerdeluimaisilsn’enontcure.Seulsonhéroslesintéresse.Ildoitdésormaisvivreàtraversluimaisparcontrainte. Ilestdevenuleprisonnierdesonhérosalorsqu’ilavaitquitté soncabinetd’avocatdansun soucide liberté.Ses chaînesontchangé de couleurmais elles sont toujours trop courtes. Il a le sentimentd’êtreflouéetilendevientaigri.Unsoir,l’unedesesconquêtesluiaoffertsesfaveursàlaconditionqu’illuiracontelesprochainsalbums.Pire,elleaaccepté de le revoir à la condition que Xavier intègre un nouveaupersonnage à son effigie dans le prochain album. Lorsque Xavier lui ademandé si elle avait des sentiments pour lui, elle l’a fixé avecun regardéberluécommes’illuiannonçaitquelaterreestplate.Ilaprisl’habitudedelireladéceptiondanslesyeuxdesfemmes.

Ilaencorepluslesentimentquesonhérosluiéchappelorsqu’ilreçoitlesoukasesdesonéditeur.Cedernierestdevenuinterventionnistecarilneveutpastarirlefilon.Parespritdecontradiction,Xavieravaitenvisagédefairemourir son héros dans un album. Il souhaitait s’investir dans un nouveauprojet, une BD historique. En guise de réponse son éditeur lui a assénésèchement:«c’estvousquialleztuervotrecarrière».Ensuite,illuiamissouslenezlecontratd’éditionquiprévoit lalivraisonde30albums.Ilenestseulementauquinzièmeetilsouffreauquotidiendevoirsamarionnettelui échapper. Ils semblent désormais irréconciliables. Ilsme font penser àcescouplesquiperdurentpourlesenfantsetl’argent.

Après un début chaotique, le diner s’est enfin illuminé grâce auxmeilleurs vins. Un excellent Romanée-Conti nous a provisoirementréconciliés avec la vie. Peu importe le prix de la bouteille, seule compte

l’ivressedumoment.

En fin de soirée, avec des étoiles plein la tête, je réserve un chauffeurUberpourmerameneràmondomicile.J’habiteavenuedelaBourdonnaisàproximitédelatourEiffeletdelamartialeécolemilitaire.J’aimelequartiermais j’ai aussi choisi cet appartement de 200 m2 car il symbolise monappartenanceàlacastedespuissants.Leséconomistesontdepuislongtempsdémontrél’effetdesnobismeliéàl’achatdecertainsbiens.

MonchauffeurUbernefaitpaspartiedeswinnersauseindenotresociétécar ilme raconte ses difficultés à trouver un emploi après un doctorat ensociologie. Il fait partie de cette génération au creuxde la vague et il n’amanifestementpasun réseaud’influencepour luipermettredesortirde lanasse.Iln’apaslesbonsdéspourjoueraujeudelapistoncratie.

Je compatismais je ne peuxm’empêcher deme dire qu’il est agréabled’êtreconduitparunbac+8pourunprixaussiraisonnable.J’ailesmoyensd’être cynique. Cette sociétémarche sur la têtemais je ne vais pasm’enplaindrecar je faispartiedeceuxquiont la têtehorsde l’eau.Comme ledisait l’humoristeColuche:moiçava, lesautres jenesaispaset jem’enfous.

L’individualisme a toujours existé mais c’est la première fois dansl’histoire de la France que les riches ont aussi peu besoin du reste de lapopulation. Ils peuvent s’en passer grâce à la substitution du capital autravail (les machines qui remplacent les hommes) et aux possibilités desubstitution offertes par la mondialisation. Mon chauffeur Uber est dumauvaiscotédelabarrièreetjedevinequesavieseramarquéedusceaudela précarité.Nous sommes tous les deuxmembres de la société françaisemaisnousappartenonsàdeuxuniversdifférents.

La France est uneRépublique indivisible seulement dans les textes cardans la pratique les seigneurs de la mondialisation peuvent faire scissionavec le restede lapopulationselon leurbonvouloir.Enpeude temps, ilspeuvent partir à l’étranger avec leurs capitaux sous le bras. Ils n’ont plusbeaucoupd’intérêts communs avec le reste de la population.Alors que lamajoritédesfrançaisgémitfaceauxdélocalisations,nouslesapprouvonsen

regardant l’évolution des cours boursiers. Notre bonheur fait parfois leurmalheur.Certes,ilyaencorequelquesmomentsd’uniténationaleauseindenotre pays par exemple face aux attentats mais c’est l’exception quiconfirme la règle. L’opportunisme étant notre religion, nousinstrumentalisons le terrorisme pour que l’Etat d’urgence deviennepermanent.Au-delàdelaluttecontreleterrorisme,ilpourraêtreutileànosintérêtsenlimantlesdentsdelacontestationsociale.

J’envisage un instant demettre le pied à l’étrier àmon chauffeurUbermais j’y renonce au nom de ma rationalité d’homme étriqué. Dans monmonde,onpistonneunepersonnedansl’attented’unretour.Ils’agitd’uneformed’investissementdontonattendunerentabilité.Quepeutm’apporterlaréussitedecegarçon?Ilestcertessympathiqueetméritantmaiscelafaitlongtemps que l’humanisme n’est plus mon sémaphore. Je décide del’abandonneràsontristesortmaisjesoulagemaconscienceenluilaissantun confortable pourboire.Au fond, je le fais plus pourmoi que pour lui.Voilàdésormaisl’hommequejesuis.

En prenantmon courrier dans la boîte aux lettres, jem’aperçois que laconciergeyaglisséparerreurunelettredestinéeàmonvoisin.Jedécidedesonneràsaportemalgrél’heuretardiveafindelasermonneravecvirulence.Jesoulageainsimafrustrationliéeàcettemauditeréunion.Ellenepeutriendirecarellesaitquedescentainesdepersonnespeuventprendresaplace.Ilestagréabledeboxerunadversairequinepeutpasrendrelescoups.Elleneditrienetelleencaisse.J’inclusl’humiliationdanssonpostedetravailcarjeconsidèredésormaisquetoutpeutêtrecommercialisé.Jesuislogiqueavecmoi-mêmecarcelafaitbienlongtempsquej’aimonnayémonhonneur.

Aprèsm’êtrebiendéfoulé, j’appelle l’ascenseur.Cette femmeest restéeimpassibleaveclaforcedesstoïciens.Elleadubonsenscarelleacomprisque le boxeur se fatigue toujours avant le sac de frappe.Du reste, j’ai ludans ses yeux lemépris qu’elle affichait àmon égard.Elle sait que je nepeuxpasdemandersonlicenciementsurlefondementd’unregard.

Jerentreenfindansmondouilletappartement.J’yprendsundernierverre

en contemplant la tour Eiffel. Voilà un agréablemoment qui justifie meschoix.Peudepersonnespeuventaccéderàmonstatut.Cettejouissancedupouvoirmecombleet j’occulte lesmeurtrissuresde lavéritéenmedisantque ce monde n’est pas fait pour les idéalistes. Je suis désormais unintouchableetjeboisàmaréussiteprofessionnelle.Ilestsiloinleprofdefrançais qui trinquait à la réussite de ses élèves.Avant deme coucher, jeregardeunedernièrefois,latourEiffel.Elleaunegrandeurquejen’aipasetc’estpeutêtrepourcetteraisonquejel’admire.

III

Montravailconsisteàdéfendrel’indéfendableetpourtantjelefaisavecunréeltalent.NousexpliquonsdoctementauxEtatsqu’ilsdoiventaccepternos«loiséconomiques»caràdéfautnousseronscontraintsdedélocalisernos activités.Egalement, nous expliquons à nos ouvriers et salariés qu’ilsdoivent accepter les contraintes d’une économie mondialisée. Notreargumentairepeutaussis’enrichiravecunlaïussurlasubstitutionducapitalautravail.Ilfautqu’ilsaientenpermanencelesentimentd’avoiruneépéedeDamoclèsaudessusdelatête.

À une époque, les citoyens rêvaient de lendemains qui chantent.Aujourd’hui on les tient en leur faisant craindre que demain sera pirequ’aujourd’hui.Celaserad’ailleurslecasmaisenannonçantenpermanencelepire,onobtientunedocilité lorsdes régressionsqu’on leur impose.Onpeut ainsi pressuriser un peu plus nos ouvriers apeurés par la crainte deperdre leur emploi. Il y aun alignementdesplanètespourdes entreprisescommelanôtre:librecirculationdescapitaux,suppressionouréductiondesdroits de douanes, augmentation de la population mondiale, progrèstechnologique.NousendemandonstoujoursplusauxEtatsetauxsalariésetnous l’obtenons. Le gant des droits nationaux épouse notremain qui leurdictelesloisàadopter.

LorsquelaFrancerefusedecourber l’échinefaceànosexigences,nousprenonsl’exempled’autrespayscommemodèles.Cettedémonstrationn’estpas pertinente car l’opposition entre leswinners et les loosers du systèmeexiste dans beaucoup de pays sous des apparences différentes. Ainsi,d’autres pays ont un taux de chômage plus faible que celui de la Francemaislapauvretéyestplusimportante.

Par ailleurs, nous demandons la rigueur budgétaire aux français enoubliant les milliards d’euros qui échappent à l’Etat en raison del’optimisationfiscaledesplusriches.Nousavonsmisunvoilepudiquesurnotre citoyenneté fiscale car nous payons des experts pour éluder le

paiementdel’impôt.Cesmontagessontparfoislégauxetdansd’autrescasnon.Ilssontd’unetellecomplexitéquelesexpertsontparfoisdumalànousdires’ilssontréguliersounon.

Pendantdesannées,cetteoptimisationfiscaleaétéconsidéréecommeunsigne de la bonne gestion de notre entreprise.Elle permet d’augmenter larémunérationdenosactionnaires.Désormais,lesjournalistesontmédiatisécesmontagesànotregranddam.Nousaimonsladiscrétionenlamatière.

Egalement, nous sommes réticents lorsque des ONG publient desstatistiquessurl’accroissementdesinégalitésdanslemonde.CesONGnousagacent car elles font douter les citoyens alors que notre programme estsimple : TINA (there is no alternative) : aucune autre politique n’estpossible.Seulenotrepolitiquederigueurestréaliste.Àl’époqueoùj’étaisenseignant, je disais qu’il fallait mettre l’imagination au pouvoir.Aujourd’hui,jemefaispenseraucochon,danslafermedesanimauxdeG.Orwell, qui chasse et diffame son concurrent car ce dernier proposait deslendemainsquichantent. Ilest toujoursplusfaciled’utiliser levenindeladiffamationquedejustifierl’injustice.

LaCommission européenne a élaboré un projet qui vise à lutter contrel’optimisationfiscale.Avecd’autreslobbyistes,noustentonsdereportersonapplicationauxcalendesgrecques.Noussommes trèsactifspour favoriserl’inactionlorsquecelacorrespondànosintérêts.

Encebeaumatinensoleillédumoisdejuin,j’aiunrendez-vousavecundéputéquidéfendunepropositiondeloiquiviseàobligermonentrepriseàrespecterdenouvellesnormesenvironnementales.Nousysommesopposés,même si elle correspond à une attente de l’opinion publique, car ellesurenchérirait nos coûts sans que l’on puisse augmenter nos prix qui sontfixéssurunmarchémondialisé.Nosbénéficespermettraientsanssoucidecouvrir la mesure mais nos actionnaires ont des exigences en matière dedividendes. Certes, parmi eux, il y des investisseurs éthiques qui nousdemandent de concilier la rentabilité avec le social et l’environnementalmaisilssontaujourd’huiminoritaires.

La proposition de loi a été rédigée par un député charismatique qui estdevenu le chouchou des médias avec des phrases choc à l’égard desmultinationales. Ilacompris l’importancede lacommunicationauseindenotre société qui emprunte parfois les traits d’une médiacratie. Avec lesoutiendemadirection,jel’avaiscontactédanslepasséenlaissantentendrequesonexpertisepourraitàl’avenirêtremiseauservicedenotreentreprise.Unetellepropositionviseévidemmentàobtenirlaservituded’unélu.Ill’arepoussée d’un revers demain en nous disant « qu’il souhaitait rester ungrand commis de l’Etat au service de l’intérêt général ». Dans la bouched’autres personnes une telle phrase m’aurait laissé penser que moninterlocuteurdésiraitsimplementaugmenterleprixdesasoumission.

Enl’espèce, jesuisdubitatifenraisondes informationsque jedétiensàsonégard. Jecrainsqu’il soit taillédans lemarbredonton fait lesstatuesplutôt que dans la faïence dont on fait les lavabos. Un lobbyiste préfèredialoguer avec des décideurs, politiques ou économiques, qui sont desarrivistescarlabalancedelajusticenelesintéressepas.Seulelabalancedeleurintérêtpersonnelcompte.

Ils ont un logiciel naturel qui leur permet très rapidement de faire uncalculenlamatièreafindemaximiserleurintérêtpersonnel.Ilssontfacilesàconvaincrecarleseulenjeuestdefixerleprixauquelilsaccepterontdesacrifierl’intérêtgénéralsurl’auteldeleurintérêtpersonnel.J’appréciecespersonnescarellesraisonnentcommemoi.Ellessontprévisibles.Jen’aimepaslespersonnesquimesurprennentcarj’ailesentimentdenepaspouvoirlescontrôler.Àl’inversefaceàunidéaliste,jesuiscommeunvampirefaceàunegoussed’ail.

Aprèslesformalitésd’usage,j’arriveenfindanslecouloiradjacentàsonbureauoùsasecrétairemedemandedepatienterquelquesinstants.Jerelismonguideâneduparfait lobbyistedont l’essenceconsisteàdireque rienn’est possible sur le plan politique car il y a des logiques économiques àrespecter.TINA(thereisnoalternative)commeledisaitMargaretTatcher.End’autrestermes,seuleunepolitiquequisatisfaitlesmarchésestpossible.

Je me revoie à l’époque où je délivrais à mes élèves des discoursflamboyantsdanslesquels jedisaisquelerôledespolitiquesestderendrepossiblecequinesemblepasl’être.Jeleurparlaisd’uncontratmoralentreles gouvernants et les gouvernés. Lorsqu’il est rompu, je leur citais lesauteurs qui parlaient d’un droit à la désobéissance voire à l’insurrection.J’appuyais ma démonstration avec l’article 2 de la Déclaration 1789 quiconsidèrelarésistanceàl’oppressioncommeundroitnaturel.

Jeleurdisaisqu’auXIXèmesièclepeudepersonnesimaginaientqu’ilyauraitpar la suiteun salaireminimum,des congéspayésetc. Je terminaisavecpassionen leur rappelantque l’avenirneseprévoitpasmaisqu’ilseconstruitenmobilisantlemeilleurdelanaturehumaine.

Oùestpasséecetteétincellesacréedésormais?J.Lusseyran,unrésistantaveugledelasecondeguerremondiale,disaitquelavéritablelumièrevientdel’intérieur.Chezmoi,elleestdésormaiséteinte.

Mamissionconsisteàconvaincrecedéputéenutilisantsesbasinstinctsindividualistes.JesuisallégrementpassédeRousseauàHobbesdansmonanalysede lanaturehumaine.Lasecrétaire interromptmesméditationsenmedemandantdel’accompagner.

En me voyant, notre sémillant député se lève et il me serrevigoureusementlamain.Aprèsleproposliminaire,nousentronsdanslevifdusujet.Jecommenceàrécitermonguideânedelobbyiste:

—Unetelleréformeestcompliquéeàmettreenœuvre.Elleillustreunemauvaiseconnaissancedelapratique.

— Elle a été rédigée en collaboration avec des chefs d’entreprises quisont en faveur du développement durable. Je suis d’accord avec lesentreprises lorsqu’elles demandent une réduction des logiquesbureaucratiques et je serai à leurs cotés pour gagner la bataille de lasimplification administrative. En revanche, je considère qu’il ne faut pasconfondrelogiquebureaucratiqueetobligationjuridique.Mapropositionestsimpleetclaire.Lepouvoirdesmultinationalesestaujourd’huiconsidérableetildoitêtreappariéàuneresponsabilité.Làoùestlepouvoir,làdoitêtrela

responsabilitéselonlaformuledujuristeRoubier.

—Jevousrappellequelesmultinationalesontpermisunebaissedesprixquiestfavorableauxconsommateurs.

— Oui mais la logique concurrentielle s’est faite au détriment d’unepolitique industrielle et plus généralement au détriment d’une logique delongterme.Lespouvoirspublicsontprivilégiélaluttecontrel’inflationàlaluttecontrelechômage.Jesouhaiteuneinversionpartielle.

— Cette inflation se fera au détriment du pouvoir d’achat desconsommateurs.

—Ilyaunéquilibreàtrouver.Parailleurs,lademandeserasoutenueparla consommation de ceux qui auront retrouvé un emploi. Cette inflationréduiralepoidsdeladette.Jedevinequelesgrosépargnantscommevousensouffrirontquelquepeucarcelaréduiravotrerémunérationdel’épargne.Je suppose que votre matelas est suffisamment important pour fondrequelquepeusansvousobligeràdormirsurlesol!

—Ne faîtes pas de l’anti-riches. Selon la théorie du ruissellement, lespluspauvresbénéficientdel’enrichissementdesplusaisés.

—Faribole!,commel’aditlePapeFrançois:«onnouspromettaitque,lorsqu’ilseraitplein,leverredéborderait,etquelespauvresenprofiteraient.Enfait,onavuquelorsqu’ilétaitplein,leverres’agrandissaitcommeparmagie,etquerienn’endébordaitpourlespauvres».

—C’estunhommed’égliseetnonpasunéconomiste.

— Trouvez-vous légitime que les huit personnes les plus riches de lapopulation détiennent autant que les 50% les plus pauvres ? Lorsque lemarchénesaitpasredistribuerlesrichesses,l’Etatdoitintervenir.Àdéfaut,ilyaurauneatteinteàlacohésionsocialeaveclesgravesconséquencesquipeuvent en découler. Les marchés sont autistes à l’égard de la cohésionsocialeetpourtantilsnepeuventpasfonctionnersanselle.

—Votrepropositionnepeutpasêtreadoptéeseulementàl’échelledelaFrance. Si les seules entreprises françaises sont concernées, il y aura une

pertedecompétitivitédenotreéconomie.

—Sicettepropositionétaitfaiteàl’échelledel’Unioneuropéenne,vousdiriezqu’elledevraitplutôtêtreproposéeàl’échellemondialeafindenepaspénaliser les entreprises européennes. En bref, votre stratégie consiste àreporter lesréformessocialesetenvironnementalesauxcalendesgrecques.Voussaveztrèsbienqu’iln’yapasdeParlementmondialpourréglementerlesmultinationales.UnefoisadoptéenFrance,nousdéfendronsce texteàl’échelledel’Unioneuropéenne.

Il reprend son souffle car il sait que cette adoption sera difficile.L’élargissementde l’Union européenne a favoriséunedilutiondupouvoirpolitique au profit des logiques purement économiques.D’ailleurs, enmaqualitédelobbyiste,j’aiévidemmentdéfenducetélargissementenexcipantune dettemorale de l’Europe à l’égard des pays de l’Europe de l’est quel’Histoire n’a pas épargnés. Cet argument n’était que le paravent d’unobjectif plus cynique : favoriser l’immobilisme de l’Europe grâce à desdivergences de points de vue. L’objectif est atteint. L’élargissement del’Union européenne a favorisé les dissensions en son sein. Elle abritedésormais des pays dont les économies sont très différentes. Sans intérêtcommun,unecollectivitéestsansavenir.

Ausurplus,notreentrepriseaprofitédecetélargissementpourimplanterses magasins dans les pays de l’est. En contrepartie, certains salariésfrançaissubissentlaconcurrencedessalariésdespaysdel’estetparfoisilsperdentleuremploi.Peum’importecarcelan’affectepaslesintérêtsdemacaste,celledesseigneursdelamondialisation.Lasituationnouspermetdepressuriser encore davantage les ouvriers et les agriculteurs français. Nosintérêts sont déconnectés des leurs. Nous sommes dans deux universdifférentsdontleslogiquesontdissemblablesvoireopposées.

IV

Lors de mon retour vers mon bureau, je découvre dans le journal LeMondeunarticlequidéfendd’unemanièreincisivelapropositiondeloidudéputé.Ilestécritparunenseignantquej’aieulachanced’avoirencoursàl’université. Il est brillant, éloquent et travailleur. Je l’avais pris commemodèle lorsque j’avais commencé à enseigner.Comme le disaitBalzac legéniearrosesesœuvresdeseslarmes.Ceprofesseurconsacresesvacancesàactualisersesconnaissancesafindemettreàjourdescourspassionnants.Il lefaitpouruntraitementd’environ3500eurosparmoisquinemanquepas deme faire sourire aujourd’hui. Je peux gagner autant en faisant uneseule conférence. Il est plus utile que moi à la société mais dans notresystèmeunhommedeculturen’estpasconsidérécommerentable.

Ilyabeaucoupdemondequiassisteàmesconférencesmaisjesaistropbien que mon auditoire fait semblant de m’écouter. Il peut trouver desanalysesplusfouilléesdansdesrevuesuniversitaires.Lavéritableraisondeleurprésenceestl’espoird’obtenirmonappuiàl’avenir.Jesuisunhommed’influenceetnousvivonsdansuncapitalismedeconnivence.

Je peux dépenser 3500 euros lors d’unweek-end de villégiature. Jemesuishabituérapidementauxmeilleurshôtelsetrestaurants.Ilyauneffetdecliquet qui rend difficile tout retour en arrière. Devrais-je sacrifier monaisanceaunomdurespectde lamorale?Noncar je faisdésormaispartiedes personnes qui considèrent que l’idéalisme est une forme de bêtise.J’utilisemon intelligence pourmaximiserma propre satisfaction sansmesoucier des autres. À l’époque où j’étais enseignant j’expliquais à mesélèvesquelemondenepeutpasfonctionnersichaqueindividuadopteunedémarchepurementégoïstemaisdésormaisenmaqualitédeseigneurdelamondialisation je ne me considère pas comme un individu lambda.Comment pourrais-je avoir ce sentiment alors que je gagne 150 fois lesmic?

Je dois riposter à l’article de mon ancien professeur. Premier principedanscecas:accuserl’accusateur.J’exhortemacelluleripostedechercherdes éléments compromettants à son égard. Ensuite, nous demanderons àd’autres experts, que nous avons mis en situation de dépendance, de lecontredire. Je refuse demonter en première ligne. J’évite toujours demesalirpersonnellementlesmains.Decepointdevue,jeressembleauxgrandsbourreaux qui participaient rarement aux tortures car ils préféraient lessuperviser.

Au surplus,ma stratégie est opportuniste.En évitant d’être enpremièreligne,jeseraiprotégéencasd’échec.Ilmesuffiradefairesauterquelquesfusiblesdansmonservice.Jenedonnejamaisd’ordreécritdanscetypedesituation et j’interdis à mes collaborateurs d’avoir un portable lors desréunions.Jelimiteainsilerisqued’êtreenregistré.Certes,ilspourraienttoustémoigner contre moi mais je connais trop bien la nature humaine poursavoirquejeparviendraiàobtenirunfauxtémoignagedelapartdecertainsd’entreeuxcar jesuisunhommepuissant.La justices’écrasesouventsurl’écueil de la puissance de l’argent. Bien entendu, lorsque mon serviceobtientdessuccès,jemelesapproprieauprèsdemesdirigeantsenrappelantque je suis le capitaine qui dirige le gouvernail. Mes salariés sont desmarionnettes que je manipule à ma guise. J’aime tirer les ficelles d’unemanière saccadée pour accentuer le ridicule des pantins. J’ai perdu monhonneuretjeneconçoispasqu’unautrehorizonleursoitoffert.

Ma cellule riposte n’a rien trouvé de compromettant à l’égard de monancienprofesseur.J’avaisoubliéqu’ilyavaitdespersonnesirréprochables.En revanche, l’un de ses cousins a écrit un article négationniste. Je mesouviens qu’il nous en avait parlé en cours en nous disant avec humour :«onnechoisitpassafamille».

Notrecelluleriposterédigeunarticlededémolissageintégral.Àdéfautdepouvoir rivaliser dans le débat d’idées, nous avons choisi d’abattrel’homme.Nous l’accusons de rechercher une notoriété que sa fonction dechercheurneluioffrepas.Lemotfrustrationestrépétéplusieursfoisdansl’article. Egalement, nous insistons sur l’article de son cousin afin que lelecteur associe, même inconsciemment, mon ancien professeur au

négationnisme.

Lelendemain,j’aileplaisirdelirelesarticles,écritsparnosséidesdelacommunautéscientifique,quiremettentencauselesérieuxdesestravaux.

Malgrétousnosefforts,lapropositiondudéputéestfinalementadoptée.Les ONG et plus généralement la société civile ont joué un rôle decontrepoidsànotrelobbying.Cetteadoptionestuncinglantéchecpourmoi.Les considérables moyens dont je dispose n’ont pas suffi face àl’enthousiasmeetl’activismedecertainsidéalistes.

Nous pensions avoir définitivement mis au pas les politiques et lescitoyens avec le chantage à la délocalisation mais certains résistent avectalent à la culture de la soumission. À mon grand dam, je constate quemême les puissants subissent les meurtrissures de l’échec. Mes cherscollègues me regardent avec un œil torve en se demandant comment legrandmanitouvamefairepayermonéchec.

V

Cet échec en raviva un autre qui date de l’époque où j’étais un jeuneenseignant idéaliste. Je participais souvent à l’heure du déjeuner, avec unsandwich à lamain, à des réunions syndicales.À l’époquemes costumesétaient laids mais mon âme était belle. Je me rappelle précisément d’unmardioù laquestionétaitdesavoirqui irait secoltinerunrendez-vousauministère. La rencontre avait peu d’enjeux et bizarrement mes collèguess’étaientspontanémenttournésversmoi.J’aiparfoislesentimentd’incarnerphysiquement l’inutile.Audépart, jemesuisbraquémais labelleprofdesciences physiques s’est tournée versmoi. Ellem’a parlé en plantant sesyeux en amande dans lesmiens. J’ai pris tant de plaisir àme noyer dansl’océan de ses yeux.Avec un air cajoleur, elle a réitéré la demande en yajoutantdescomplimentsauxquelsj’aifaitsemblantdecroire.Enquelquesminutes, j’ai déposé les armes et je me suis imaginé dans la peau del’héroïque chevalier d’Assas qui s’est sacrifié pour sauver son armée.D’ailleurs, le jour du rendez-vous j’étais passé par la place des grandshommesafind’atteindrelarueDescartes.

J’aimeraisvousdire avoirpenséaux illustrespersonnesque l’on trouvedans les caveaux duPanthéonmais en réalité j’ai pensé au début du film«LeCorniaud»envoyantdeuxautomobilistessedisputeràl’occasiond’uncarambolage.Ensuite,jesuisentrédansleministèreafind’attendrel’arrivéede mon interlocuteur. J’avais peu d’informations le concernant. Unecollèguem’avaitseulementditqu’ils’agissaitd’unancienprofd’éducationphysique.Sansambages,elleavaitajouté:«c’estdésormaisunplanquéquinesertàrienauministère».

Enlevoyantarriver,jen’aipum’empêcherdepenserquel’époqueoùilfaisaitglousserlesjeunesfillesensurvêtementétaitdéfinitivementrévolue.Seskilossuperfluslerendaientinaptepourlemoindresalto.Sonvisagem’afaitpenseràceluid’unnaindejardin.Mêmemarchersemblaitlefatigueretsonallureensouffrait.Onavaitlesentimentquelepoidsdumondepesait

sursesépaules.Enrésumé,commeleditcrumentlagenteféminine,ilétaituntuel’amour.

J’aiserrésagrossemainmolleetmoiteavantdeluiemboiterlepasversson bureau. En guise de propos liminaires, il s’est présenté enme disantqu’ilétaitprocheduministre.Ilm’alaissépenserquesonpouvoirétaitplusimportant que la place qu’il occupait dans l’organigramme du ministère.Ensuite, ilm’aconfiéquepeudepersonnesavaientunbureauaussigrandqueluiauseinduministère.Ilm’asuggéréquej’avaisdelachanced’êtrefaceàunhommeaussiimportantquelui.

J’aicomprisqu’ilétaitdavantageamoureuxdesondestind’apparatchikque d’éventuelles convictions. Il m’a proposé des macarons en guise debienvenue. Je les ai refusés en pensant que l’on ne m’achète pas avecquelquesgâteaux.Jepensaisalorsàlabelleprofdesciencesphysiquesenimaginantquej’étaisunnoblechevalierenmissionpourladéfendre.

Assezrapidement,j’aicomprisquemoninterlocuteurnem’écoutaitpas.Il semblait penser à son futur week-end tout en mangeant les macarons.Lorsque jeme suis arrêté de parler, il a compris qu’il devait sortir de satorpeur.Ilm’aressortilediscoursstéréotypédel’impuissanceselonlequelen l’absence de marges financières nous devions revoir à la baisse lesmoyens de l’éducation nationale. Il m’a dit fièrement que le budget del’éducation avait été moins concerné par les coupes que celui d’autresministères.Jeluiairéponduqu’ilbaissaitsil’onraisonnaitparélèveouparétudiant car leur nombre augmente. En bref, je ne lâchais rien et j’ai faitvirevoltermes idées etmes idéauxdans cebureaumême s’il nem’offraitaucunécho.

Notre exprofdegymme regardait avecun air dépité en sedemandantpourquoi je résistais car les jeux étaient faits. Pourtant, je continuais madémonstrationenpensantàNapoléonquidisaitquel’espritestplusfortquel’épée. À l’époque je croyais à la force des idées alors qu’aujourd’hui jepensequelesidéesentrentdanslemouledurapportdeforce.

Aprèsavoir écoutémonsoliloque,mon interlocuteurm’adit surun tonpéremptoirequenousdevionsnousserrerlaceinture.Ilavaitmanifestement

dumalàjoindrel’acteàlaparolecard’unemanièresimultanéesesdoigtsboudinés s’enfonçaient un peu plus profondément dans la boîte demacarons.Illesavalaitgoulument.Jevoyaissontriplementontremblerunpeulorsdupassagedumetsdanssagorge.Aprèsuntempsd’attente,quiluiapermisdeprendreuneprofonderespiration,ilm’aexpliquécommentnouspasserdecedontnousavionsbesoin.J’aicruqu’ilpleuraitmaisenréalitéiltranspirait.

J’aicomprisquenotreentretienavaitcommeseulobjectifdepermettreauministère de dire qu’il avait maintenu le dialogue avec les enseignants.Quantàmoi,cerendez-vouss’apparentaitàuneséancedepsychanalysecaril me permettait d’exorciser en paroles mes frustrations. Il a terminél’entretienenmefaisantunlaïussurlanécessitéd’adapternotrepédagogieà unmonde qui évolue. Il osaitme donner des leçons de pédagogie alorsqu’iln’avaitpasvuunélèvedepuis15ans.Ilosaittout.Ilm’arécitéd’unemanièredésincarnéesonguide-âneduparfaitapparatchiksoucieuxdefaireprévaloir les statistiques. J’avais face à moi un homme inutile et sansidéaux.Ilm’écœuraitetj’étaisloindepenserqu’unjourjelerejoindraidanssaprisondorée.

Agacéparsonattitude,j’aidécidédeplongeràmontourmamaindanslaboîtedemacarons.Auméprisdelapolitesselaplusélémentaire,j’aiprislesdeuxderniers en prétextant le long chemin quim’attendait pour retournerdansmabanlieue.J’aimangél’undesmacaronsetaprèsnotrepoignéedemains,j’aijetél’autredanslapoubelleendisantquejedevaisfaireattentionàmaligne.

Avecironie,j’aiajoutéquejedevaism’habitueràmeserrerlaceinture.Jel’imaginaisàquatrepattes,aprèsmondépart,lechercherdanslapoubelle.Tout était possible car cet homme n’avait manifestement pas le sens del’honneur.Illuipréféraitleshonneursdelabureaucratie.

Surl’instant,ilaregardéavecdépitlemacarondanslapoubellepuispourla première fois il m’a examiné avec intensité. Il semblait prendreconsciencequ’ilavaitfaceàluiunhommefaitdesangetdechairetnonpas

unpetitrobotquel’onpeutprogrammeràsaguise.

Si les problèmes quotidiens des enseignants ne l’avaient aucunementaffecté,ilsemblaitdépitéparlapertedecemacaron.Ilm’aregardécommeunenfantdontonavaitcassélejouetdeNoel.Ilsedemandaitcommentunindividupouvaitgâcherdecettefaçonunmacaron.Ilétaitdésormaisprêtàm’écoutermaisc’étaittroptard.Jesuissortidubureaulatêtehauteenluidisantqueceuxquiembrassentl’illusionn’ontquel’illusiondubonheur.

Ensuite,j’aidévalélesescaliersduministère.Jemesuisditqu’ilfaudraitaligner l’intérêt des enseignants de terrain sur celui des apparatchiks duministère.Chaquerégressionsubieparlespremiersdevraitaussiengendrerune perte pour les seconds. Cela engendrerait une communauté d’intérêtsentre les gouvernants et les gouvernés. D’une manière plus générale, lemêmeprincipedevraits’appliquerdanslesrelationsentrelespuissantsetlepeuple.On éviterait ainsi une déconnexion qui à long terme risque d’êtrefataleauliensocial.

Jen’aipasprisletempsd’approfondirmathéoriedumacaroncarj’avaisun rendez-vous avecdeux collègues et amisdansunebrasserieprocheduPanthéon. On se demandait comment l’éducation nationale et plusgénéralementnotre société avaient atteint ce stadededécomposition.Trèspeuoptimistessurl’avenir,nousdécidâmesdefairenôtrelasagedevisedeLamartine«Hâtons-nousjouissons».Nousavonsjointl’acteàlaparoleenreprenant plusieurs Pina Colada. Elles nous apportèrent rapidement uneivresse délicieuse.Nous passâmes à des discussions beaucoup plus futilesquifontlecharmedecesmomentsoùl’onoubliel’essentiel.

NousregardionsdebellesétudiantesdéfilerdanslarueMouffetard.Nousavionspresquel’illusiond’êtredejeunesetbeauxétudiants.J’enconcluaisbenoitementqu’ilétaitpréférabledevivredansl’illusion.Unpeurabatjoie,l’undemes amism’endissuada enme rappelant que le réveil est ensuiteterrible.

À l’heure du retour, je constatai à quel point il avait raison car je meretrouvaidevantunpaquetde60copies.Lanouvellegénérationd’élèvesestconnectée du matin au soir et certains d’entre eux ont pris l’habitude

d’écrireleursdevoirscommeleurstextos.Ilsécriventàpartird’unelogiquephonétique.Danscesconditions, la correctionde leurs copiesdevientunetorturementale car il faut déjà comprendre le sens de la phrase avant depouvoirl’évaluer.

Au début, je sanctionnais sévèrement ces élèves mais le proviseur etl’inspecteur m’ont rapidement fait part de leur mécontentement. Je leurcitaisJulesRenardquidisaitqu’unmauvaisstyleestunepenséeimparfaite.End’autrestermes,celuiquinedominepassonlangagenedominepassapensée. Ils m’ont répondu sèchement que le ministère voulait avoir debonnesstatistiques.Ilsm’ontfaitcomprendrequejedevaismarchercommel’âneàlacarottepourfaireunebellecarrière.

Ils semblaient se considérer comme desmodèles de réussite. J’ai alorscomprisquel’éducationnationaledevaitdésormaisjetersesambitionsauxpiedsdeslogiquesstatistiquesetcomptables.Unsoir,leproviseurselaissaaller à quelques confidences cyniques : « vous comprenez, les décideurspolitiquesn’ontpluslamainsurlespolitiquesmonétairesvoirebudgétaires.En revanche, ils ont une emprise sur les résultats du bac au travers desconsignesquisontdonnéesauxenseignants.Annoncerdebonsrésultatsaubacpermetdecompenseraumoinspartiellementlesmauvaisesnouvellesenmatière de chômage ou de déficits. Certains parents vivent au travers deleurs enfants et leur réussite devient la leur. Certes, à long terme c’estexplosif car les diplômés ont un sentiment de déclassement mais lespolitiques considèrent qu’à long terme nous serons tous morts comme ledisaitKeynes!Deplus,cettebaisseduniveauneconcernepaslesclassesprépa et les grandes écoles dans lesquelles on trouve généralement leursenfants.Àdéfaut,unbonpistonsuffità la réussiteprofessionnellede leurprogéniture. Le pouvoir n’a pas d’intérêt si l’on ne s’en sert pas à sonprofit !». Il crachait sa morgue d’une voix monotone comme s’il nes’appartenaitplus.

Ilmeconseillaitd’adopterlapolitiquedel’autrucheafindefaireunebellecarrièredans lesystème.Je lui répondais ironiquement :«Cen’estpas lacomédiehumainedeBalzacque jedevraisenseigneràmesélèvesmais lacomédiedesapparences». Iln’amanifestementpasappréciécar ildécida

de baisserma notation au détriment demon avancement de carrière. Lesratés ne vous rateront pas comme le disaitBernanos. J’ai pourtant obtenuunepetitevengeancepersonnellegrâceàsonfilsquiétaitdansmaclasse.

Surprotégéparsonpère,ilsemblaitambitionnerd’embrasserunecarrièrederoifeignant.D’ailleurs,noussavionsquelepèrefaisaitlesdevoirsdesonfilsafindesauverlesapparences.

J’aidemandéàsaclassededissertersurlabellephrasedePrévertselonlaquelle:«quandlavéritén’estpaslibre,lalibertén’estpasvraie».Jemedélectais en imaginant ce petit Machiavel de ruisseau disserter sur cettephraseidéaliste.Lacopiefutd’ailleursmédiocreetjemefisunplaisirdelesouligneren l’annotantgénéreusementaustylo rouge.En la rendantàsonfils, j’ajoutaisperfidement :«siunadulteavait rédigéuntel travail, jenel’auraismêmepasnotéparcharitéhumaine».

Je savais quemon admonestation serait répétée, amplifiée et déformée.Ellelefut.Lorsduconseildeclasse,uncollèguedécidacourageusementdeseplaindredesbavardagesincessantsdufilsduproviseurdurantlescours.Stimuléparcetteaudace, j’ajoutais :« j’ai trouvé la solutionpour le fairetaire. Il suffit de lui poser une question intelligente !». Des rires fusèrentdans la sallependantque leproviseur était cramoisi.L’année suivante, enplusd’unemauvaisenotation,ladirectiondulycéem’aoctroyélesclasseslesplusdifficilesavecunmauvaisemploidutemps.C’étaitéprouvantetmaviedecoupleenfutaffectée.

Endébutdecarrière,jedisaistoujoursàmesélèvesquelaliberténeseraitpas aussi belle si elle n’avait pas de prix.Désormais, jemedemandais leprix que j’étais prêt à lui sacrifier. L’idéalisme n’est-il pas une forme debêtise dans la société actuelle ? Quand on commence à se poser cettequestion, il est possible que l’on réveille la face obscure qui est en nous.Aprèsmondivorce,jeruminaissouventlesoirdansmonpetitappartementde banlieue. Pourquoi rester debout dans un monde dont les valeurss’effondrent ? Je n’avais manifestement pas la force de caractère d’ungénéralDeGaullequiputfairesienlemotdePéguyselonlequel:«celuiquiserendatoujourstortcontreceluiquineserendpas».

J’avais de plus en plus souvent le sentiment d’avoir endossé des habitstrop grands pour moi. Pourquoi ne pas céder à la facilité comme lamajorité?Pourquoivouloirjouerlesguidesalorsquemavocationsemblaitêtrecelled’unmoutonquisuitletroupeau?Àquoimeservaitmarectitudeauquotidien?Aumieuxàobtenirunefausseestimedelapartdepersonnesqui en réaliténevousaimentpascarvousêtesunmiroirqui leur renvoieleurs renoncements. Ils cherchent à briser ce miroir afin de les conforterdansleurchoixdupanurgisme.

Pendantdesannées,j’avaisenseignélafabledeLaFontainesurleloupetlechienenvalorisantlegoutdelalibertédupremier.Désormais,j’étaisprêtàsacrifiermalibertéenéchanged’unegamellepleine.Unjour laréponsed’une élève finit parme déciller définitivement sur les valeurs dumondedanslequeljevis.Ellemeditsansambages:«danscemondeilyad’uncoté leswinnersetde l’autre les loosers, jem’arrangeraipourêtreduboncoté et peu importe comment car la fin justifie les moyens ». Les lèvrespurpurinesdecette jeunefilleavaientclairementénoncé la règledu jeuetj’étaislassédeperdre.Ilmesuffisaitderespecterdocilementlarèglepourcommencermonascensionauseindelastratificationsociale.

Àl’époqueoùjepassaislesconcourspourêtreenseignant,jeconsidéraisquemon objectif n’était pas de battre les autresmais deme surpasser. Jedécidaisdésormaisderentrerdeplainpieddanslemodèledelaconcurrencegénéralisée.Jen’avaisjamaismismonintelligenceauservicedel’arrivismeet je découvrais émerveillé le potentiel de cet assemblage. En sedébarrassantdel’impératifdeloyauté,ons’offredesperspectivesillimitées.

Dansune sociétéoù il y a pléthoresde candidats pour chaqueposte, letalentestrarementsuffisant.Jedécidaisdefaireappelàunmembredemafamille pour intégrer une grande multinationale. Mon travail et monarrivismeme permirent de devenir « unwinner » en quelques années. Jesuis aujourd’hui beaucoupmoins utile qu’à l’époqueoù j’étais enseignantmaispeuimportecarlesystèmedéfinitlaréussited’unepersonneauregardde sa rémunération. Au surplus, mon rendez-vous avec l’apparatchik duministèrem’avait fait comprendre l’intérêt d’être un inutile protégépar lesystème.C’estdésormaismoncas.

VI

Isabelle,monancienneépouse,m’ademandédeluiréparersaplomberie.Jean-Paul, son nouveau conjoint, a de nombreuses qualitésmais il est unbras cassé enmatière de bricolage. Je ne suis guère expert en lamatièremais trop content d’être utile à Isabelle je réponds par l’affirmative.Messubstantielsémolumentsm’auraientpermisdefaireappelàunprofessionnelmais je sais que cette solution n’aurait pas été appréciée par Isabelle. Sasainementalitéconsidèreque toutnepeutpas s’acheteretqu’il fautaussiêtregénéreuxdesapersonne.

J’auraisdûméditerlaleçonencetaprèsmididumoisdemarslorsquejeme rends dans une enseigne de bricolage avecma fille Eva. Ellemarcheboudeuseàmescotésdanslerayonquincaillerieoùjecherchepéniblementcertainespièces.Toutàcoup,sonvisages’illumineenécoutantuneannoncerelative à une exposition de chiens dans le magasin. Elle me supplie del’autoriseràyaller.Jedevineparavancequ’ellevacraquerdevantunchiotetjedécidedel’accompagnerafindeluifairebénéficierdemasagessedecinquantenaire.Nousréussissonsànousfaufilerpouratteindreleschiotsaumilieud’unefouleenextase.Ils’agitd’uneexpositiondegoldensretrievers.Ceschienssontbeauxetd’uneraregentillesse.Ilsvousrendentaucentuplel’amourquevousleurdonnez.Jemedemandesouventcommentl’hommeavectoutessesimperfectionsapucréerunchienprochedelaperfection.

L’und’entreeuxsedétachedelameuteafind’allerversEva.Ilremuelaqueueetilaunregardpétillant.Lacomplicitéentreunchienetunenfantestun beau spectacle. Après plus d’une heure passée à le caresser, elle mesupplieàprésentdeleluioffrirpoursonanniversaire.Bienentendu,jeluirépondsparlanégative.

J’observe alors dans ses yeux comme une étincelle qui s’éteint. Il estdifficilepourunpèredivorcédedirenonà sa fillealorsqu’il amauvaiseconscience à son égard. Certes, à l’adresse demes collègues, je récite lediscours stéréotypé de la famille recomposée heureuse : « si tu voyais

commeelle s’entendbien avec Jean-Paul et avec ses demi-sœurs ».C’estpartiellement vrai. Notre divorce l’a marquée. À l’époque où j’étaisenseignant,j’avaissouventconstatéquelesproblèmesdecomportementdesélèves étaient liés à des difficultés familiales. Elles les marquaient pourlongtemps.Lesfêluresdenotreâmetrouventsouventleurssourcesdanslesvicissitudesdenotrejeunesse.

JefinispardireouiàEvaetdanslavoiturejepréparemonargumentaireàl’attentiond’Isabelle.Evafaitdesgalipettesaveclegoldenàl’arrièredelavoitureetsonriremedonneunpeudecourage.Ellemeditqu’ilestfoufoucommesoncamaradeOscar,nomqu’elledécidedeluioctroyer.

Àl’approchedelamaisond’Isabelle,jecommenceàangoissercarjen’aiaucundoutesurl’accueilquimeserafait.J’ailesentimentd’êtreunécolierqui présente un mauvais bulletin à ses parents. Bravache à la sortie del’école avec ses copains mais beaucoup moins fier à l’approche de sondomicile.

JegarelavoituredanslacouretOscarsortenpremierdelavoitureafindefairelafêteàIsabelleetJean-Paul.Iln’estpasnécessaired’expliquerlasituationàIsabellecarsoninstinctfémininl’adéjàéclairée.

Pourlaforme,ellemedemande:«quiestcechien»?

Evaravieluirépond:«c’estmonchien,ils’appelleOscar».

Isabelleluiparleavecleslèvrespincées:«Joueavecluidel’autrecotédelamaison,jesouhaiteparleravectonpère».

Cettephrasemefaitpenseràungongquiindiquequelematchdeboxevacommencer.Onnepeutplusreculer.Onestsurleringfaceàl’adversairequiveutendécoudre.

—C’estn’importequoi,unchienn’estpasunepeluche.Sonarrivéedansunfoyernes’improvisepas.Quivalegarder la journée?Deplus, tusaisbienqu’ilestpréférabled’acheterunchienchezunéleveur.

—Levendeurnousaditqu’ilvenaitd’unélevage.

—Lequel?

Lapassionadesraisonsquelaraisonignoreetjem’aperçoisquejen’aimêmepasregardélespapiersduchienalorsquejesuishabituellementtrèsvigilant. En les consultant, je découvre qu’il s’agit d’un chien issu d’unélevagepolonais.Iladéjàfaituntroplongvoyage.

Je baisse un peu plus la tête et les yeux face à Isabelle. Je tente del’amadouerenévoquantlacomplicitéentreunenfantetunchien.

—Ettuviendraslepromenerlematinetlesoir?

—Nonmaisjepayeraiunepersonnequipeutlefaire.

— Tu considères que tout peux s’acheter. C’est triste. Tu es devenupauvrehumainementetc’estlaraisonpourlaquellejet’aiquitté.

AprèsunKO,lematchdeboxes’arrêteetjemarched’unpaslourdversmavoiture.

Que dire ? Elle a raison. J’ai procédé à ce que les spécialistes dumarketingappellentunachatspontané.Cen’estpasgravepouruncostumemais beaucoup plus gênant pour un chien qui est un être vivant doué desensibilitécommeleditdésormaislecodecivil.

Deux jours après, j’écoute un message agacé d’Isabelle sur monrépondeur.Ellem’annoncelesdégâtsqueleprénomméOscararéalisés.

Deux semaines plus tard, elle me demande de venir le chercher enterminant sa phrase par un implacable : « pour une fois, prends tesresponsabilités».

Oscarsembleperdudansmonappartementdedeuxcentsmètrescarrés.Iln’aplussonjardin.Jedécidederevenirdanslemondedelarationalitéenachetant un livre passionnant sur les chiens. À sa lecture, je comprendsqu’Oscar interprète son départ de la maison d’Isabelle comme un échecpersonnel.À l’inversede certainshommesqui externalisent la caused’unproblème, le chien l’endogénéise en ayant des remords. Il se considèreresponsableencasdeproblème.Lesimbécilesheureuxquiabandonnentun

chienlebrisentmoralement.Lablessuredesonâmeestlaplusgravequ’ilpuissesubir.Certainsdecesmédiocresdeviennentmêmedes tortionnaireslorsqu’ilscoupentl’oreilledeleurchienafinqu’onnepuissepasretrouverleur trace grâce au tatouage. Comment peut-on avoir une telle idée ?Certainsindividussemblentnepasavoiréteintlebarbarequisommeilleeneux.

Le regard rieur d’Oscar a laissé la place à l’inquiétude. «Pourquoi ? »semble-t-ilmedire.Ilatantd’amouràdonneretdésormaispersonnepourle recevoir.Mon retour au sein dumonde de la rationalitéme permet deretrouverdesraisonnementscohérents.Commeledisentleséconomistes,ildoit y avoir une adéquation entre l’offre et la demande. La question estdésormais limpide :quidansmonentourageest susceptiblede recevoir letorrent d’amouroffert parOscar et de lui offrir l’attentionqu’ilmérite enretour?

Le fruit de cette réflexion aboutit à l’apparition du visage demon vieiloncleGeorges.Certes,aupremierabordsoncaractèrefaitpenseràceluideTatie Danielle mais j’ai toujours considéré sa carapace d’homme bougoncommeuneprotectiondestinéeàluiéviterdenouvellesdéceptionsàl’égarddesessemblables.Ladéceptionsentimentaleouamicaleestsouvent issuedusentimentquel’onaplusdonnéquereçu.Jesaisqu’Oscarluirendrasonattentionaucentuple.Parailleurs, lapeurde la trahisonn’apasdesensàl’égard d’un chien. Une fois qu’il vous considère comme le chef de sameute, il est prêt à mourir pour vous. D’ailleurs, sa propre vie perd unepartiedesonsenslorsdudécèsdesonmaître.

Par chance, Georges aime beaucoup les chiens. Je l’informe de monarrivéeparunrapidecoupdefil.IlhabiteàTrouvilledepuissaretraite.En2H30,jemeretrouveauborddelamer.JepenseàlacitationdeM.Durasquihabitaitlaville:«regarderlamer,c’estregarderletout».Jel’approuveeninspirantungrandbold’air.Après,unebellebaladesurlaplage,jemedirige vers lamaison deGeorges. Je lui explique la situation et je plaidepourundroitd’asileauprofitd’Oscar.Jepassequelquesjoursaveceuxetjevoiscevieuxmonsieuraucœurdesséché,tropsouventatrabilaire,retrouverune joie de vivre. Oscar lui rappelle qu’un homme ne peut pas vivre

uniquementpourlui-mêmeàmoinsdes’assécher.

Chaque odeur, chaque événement suscite l’attention d’Oscar. À soncontact,Georgesapprendàregarderlanature.Ilprendletempsderegarderlesfeuillestomberdesarbres.Ilyaunecommunionentreeuxetlanature.Je suis heureux au point que je décide de prolonger d’une journée monséjournormandafinderendrevisiteàl’unedemesgrand-mèresquihabitePortbail.Ma puissante cylindrée avale goulument les kilomètres et jemeretrouverapidementàbonport.

VII

Unefois,dansPortbail,jepasselepetitpontafindemerapprocherdelaplage.Àchaquefois,jenepeuxm’empêcherdepenseràl’histoirequemagrand-mèrem’a souvent contée. En 1944, alors que les combats faisaientencore rage dans la ville, un jeune moine a souhaité les faire cesser enrecommandantauxallemandsdeserendre.Sonobservationétaitpleinedebonsenscar ilsavaitque laguerreétaitperduepoureux.Sonhumanismen’apasétéappréciéparlagestapoquil’aarrêtéquelquesjoursaprès.

L’humanisme du moine n’était pas compatible avec celui de ces zéléspoliciers allemands. On l’accusa de semer le défaitisme dans l’esprit destroupes allemandes. Il fut déporté. Son statut de moine a décuplé lamédiocritédesesgeôliersquiluiontadministréuntraitementspécial.Ilsluicriaient :« ilestoù tonDieu»alorsqu’ils lui faisaientsubirdes tortures.Magrand-mèremedisait:«ceshommesétaientdesbêtes».Jelacorrigeaienluidisantqu’ilsétaientdesmonstres.Lesanimauxn’ontpasdeplaisiràfairesouffrirlesautres.Magrand-mèremecontredisaitencitantl’exempleduchatquis’amuseavecunesourisavantdelatuer.

Nousavionsdebellesdiscussions lorsdenospromenadessur lesdunesde Lindbergh. Je lui demandais de m’expliquer comment des hommespouvaient se comporter ainsi. Ma grand-mère me répondait que danscertainescirconstancesleshommeslaissents’exprimerleurspiresinstincts.

Pourl’enfantquej’étais,ilyavaitd’uncotélesmonstresetdel’autrelescitoyensordinaires.Ellem’expliquaitlacomplexitédelanaturehumaineenm’apprenantquecertainsbourreauxétaientaussidesbonspèresdefamille.Ilstorturaientleursvictimeslasemaineetleweek-endilsétaientdespèresattentionnés.

Ellem’expliquaaussiqueletraitédeVersailles,quiconcluaitlapremièreguerremondiale, avait été trop sévère avec les allemands. Il leur imposait

une rigueur excessive. Il avait crée chez eux une frustration qu’Hitler ainstrumentalisépouratteindresesfunestesdesseins.

Ma grand-mère affirmait avec sapience : « ventre qui a faim n’entendpoint».Ellemedisaitaussidenepascéderauxsirènesdudogmatismeetde ne jamais prendre une décision qui heurte la morale. Un homme doits’interdiredefranchirleslignesjaunesmedisait-elle.Alorsquejejouaisaucerf-volantsurlaplage,ellem’apprenaitqu’ilfallaitsavoirdouteretqueledogmatismeestlecontrairedel’intelligence.

Elle était parfois agacée car je regardais mon cerf-volant dans le cielpendant ses leçons de vie. Pourtant, je buvais ses paroles et je n’ai rienoubliéaujourd’hui.Àl’approchedesamaison,jemedemandesil’hommeque je suis devenu est à la hauteur de ses leçons. La réponse ne faitmalheureusementpasdébatetjelesaistropbien.

J’accepte que beaucoup de mes compatriotes s’appauvrissent dans unpaysquis’enrichit.Jefaisprévaloirmonintérêtsurlamorale.Jeréciteenpermanence mon catéchisme des nantis dans le cadre de mon activitéprofessionnelle. Je n’ai plus de libre arbitre car je reprends ce mêmediscours stéréotypé dansmes discussions privées. Il y a une unité enmoimaiselleconsisteàdéfendredeslendemainsquidéchantentpourlamajoritéde lapopulation.Notre antienne, celledes seigneursde lamondialisation,consisteàdireauxpeuples:«vousdevezvousadapteroupérir.Iln’ypasd’alternative.».

Nousmettons lespeupleset lesEtatsenconcurrenceafind’obtenir leurservitude. Nous leur imposons de partager la pauvreté pour nous éviterd’avoir à partager la richesse. À force de répéter qu’il n’y a pasd’alternative, nous avons vaincu sans coup férir. Notre victoire estpsychologiquecarnousavonsréussiàfairecroirequenospropositionssontconformesà l’intérêtgénéral.Nousavonsmisdesœillèresauxcitoyensetdésormaisnouslesfaisonsmarcheraupasdel’impératifdelacompétitivitééconomique.

Nos argumentaires sont rodés. Ils partent de constats exacts mais nous

écartons les solutions qui contreviennent à nos intérêts même si ellescorrespondent à l’intérêt général. Il y a effectivement des déficitsbudgétairesetcertainesdépensespubliquespourraientêtremieuxgérées.Leconstat est exact mais il élude par exemple la question de l’optimisationfiscalequi prive l’Etat de substantielles recettes budgétaires.Afind’éviterun véritable débat public à son sujet, nous allumons des contre feux ensoulignantdans lesmédias la fraudedesménagesenmatièred’allocationssociales.Ellecoûtebienmoinscherà l’Etatque l’optimisation fiscaledesplusrichesmaiscettevéritéimportepeucarnotreobjectifestd’éviterquel’onparledel’essentiel.

Parlerdel’accessoirepouréviterdeparlerdel’essentiel.Voilàlarecettetraditionnellequiestutiliséeparlespersonnesquinesontpasdebonnefoi.J’excelle en la matière et je pourrais postuler pour un prix Nobel de lamauvaisefoi.

J’arrivechezmagrand-mèreetellemefaitmangerunemagnifiquetarteauxpommesquimerappellemajeunesse.Celaneremontepasvraimentlemoral car j’imagine un dialogue apocryphe entre le jeune idéaliste quej’étais et l’homme que je suis devenu. Comment lui expliquer mesrenoncements ? Ce jeune idéaliste mérite mieux que mon discours quiincarne la défaite de l’intérêt général. Jen’ai pasdavantageosé expliquermes renoncements à ma grand-mère. Elle a d’ailleurs toujourssoigneusementévitélesujet.Ellefustigesouventlespuissantsdecemondedanssesdiscoursmaisellem’accordeuntraitementdefaveur.Paramouràmonégard,elleaunerationalitéàgéométrievariable.L’amouradesraisonsquelaraisonignore.Jesaisqu’ellepréféraitlorsquej’étaisenseignantmaisellenemel’ajamaisditexplicitement.

Je l’écoute avec attention et je constate qu’elle n’a rien perdu de savivacité intellectuelle. Elle est autodidacte. Elle a lu toute sa vie avecpassion et j’ai toujours plaisir à m’enrichir en discutant avec elle. Elle avéritablement lu les ouvrages qu’elle cite alors que dans ma vieprofessionnelle oumondaine, j’écoute trop souvent des interlocuteurs quirécitent la fiche de lecture qu’ils ont lue au préalable. Notre société del’urgencenelaisseplussuffisammentdutempspourlire.

Magrand-mèren’apaseuuneviefacilesuiteaudécèsprécocedemongrand-père.Ellealongtempstravailléàl’usine.Elleétaitappréciéedetousses collègues. Elle n’avait pas sa langue dans sa poche à l’égard de lahiérarchieetelleenapâti.Lepremierquiditlavérité,ildoitêtreexécutécommeledit lachansondeG.Béart.Ellen’a jamaisrienlâchéetc’est laraisonpourlaquellemêmesesadversairesl’estiment.

Elle a beaucoup souffert à l’époque où P. Bérégovoy était ministre del’économiepuisPremierministre.Ilétaitouvrieretautodidactecommeelle.Elleasouffertdelevoirappliquerunepolitiquederigueurquiétaitéloignéedeleursidéauxd’ouvriers.Elledisaitsouvent:«ils’estfaitendoctrinerparlesystème».

Elleauneretraitede1500euroset j’aiunpeuhonteenpensantàcellequej’aurai.Enplusdecelleofferteparlesrégimesobligatoires,j’ainégociéune retraite à prestations définie. Elles sont versées par les grandesentreprisesauxdirigeantsouauxcadressupérieurs.J’aibiennégociéetj’aiobtenude lapartdemamultinationaleune retraite chapeaude80%.Celasignifie que je suis certain d’avoir 80% demon dernier revenu d’activitédurant ma retraite. Si les pensions versées par les régimes obligatoirespassent de 40% à 30% de mon ancien revenu, la part versée par monentreprisepasseautomatiquementde40à50%.Ainsi,quoiqu’iladvienne,jesuis certain d’obtenir une pension correspondant à 80% de mon anciensalaire.

Jenesubispasd’aléacarmonentrepriseassurelerisqueàsesfrais.Cedispositifbénéficie seulement aux seigneursde lamondialisationcarnousréservonsunautresortaurestedelapopulation.

Unenouvellefois,nouspartonsd’unconstatexact: lesretraitescoûtentcherenFranceetl’espérancedevieaugmente.Ilestlégitimededemanderuneffortauxactifsetauxretraités.Onpeutaussidiversifierlessourcesdufinancementde la retraite.Onpourrait par exemple imaginerune taxe surles revenusducapital.Nousavonsrenducettesolution impossibledans lesystème actuel qui adoube la libre circulation des capitaux sans contrôleétatique.Silasolutionprécitéeétaitadoptée,lescapitauxseraienttransférés

dans les pays qui l’ont refusée. La concurrence entre les Etats, que lesystèmefavorise,est l’unedescartesmaitressesquemacastedétientpourasseoirsadomination.

En conséquence, le montant des pensions de retraite variera selon desdonnéeséconomiquesetdémographiques.Afindemasquer la réaliténousutilisons l’expression : régime de retraite en comptes notionnels.L’expressionestincompréhensiblepourlamajoritédesfrançaisetc’esttantmieux.Nouspréféronsleslaisserdansl’ombrecarlalumièrerisqueraitdeleur fairemal aux yeux s’ils comprenaient que l’expression implique uneprécaritédes retraités.L’ésotérismeestunmoyende réserver ledébatauxspécialistesdusujet.Ainsi,onmetlamajoritédescitoyenssurlebascotédelaroute.L’ésotérismeestl’undesfléauxdeladémocratiecarilempêchelesdébats.

Lespensionsderetraiteserontaléatoirespourdenombreuxcitoyensmaispaspourmoigrâceàmachèreretraitechapeau.Sil’intelligenceestdéfiniecomme la capacité àdéfendre ses intérêts, je peuxmedéfinir commeunepersonnebrillante.Sielleinclutunevisiondelongterme,jesuisdisqualifié.Jemedemandesidetellesinégalitésserontviablesàlongtermeetj’aidéjàenvisagédem’installeràl’étrangerdansdesrésidencessécuriséesauprofitdesriches.Àchacunsonghetto.

Magrand-mèremesortdemespenséespourmeproposerdefaireuntoursurlaplage.J’acceptevolontiersetc’estavecplaisirquejemeretrouvelevent dans le dos. C’est le destin que je me suis forgé. Son fidèle bergerallemandnoussuitsaballedanslabouche.Jelaluilanceplusieursfoisetilsemble inépuisable. Je me mets à courir après lui comme un enfant.Magrand-mère sourit et elle est belle. La beauté de son âme rejaillit sur sonenveloppecorporelle.Ellealagrandeurdeceuxquin’ontjamaistrahileursidéaux.Combiensont-ils?Àl’époqueoùj’étaisenfant,ellemedisaitqu’ilne faut pas se contenter de juger les personnes ou une situation selon lesapparences. Je me souviens de sa phrase : « tu ne dois pas seulementregarder l’écorcede l’arbrecar il faut aussi analyser sa sève».Chezelle,l’écorceetlasèvesontbelles.

Lelendemain,jedoisrepartiretcommed’habitudeilmefauttrouverunstratagème pour aider financièrement ma grand-mère sans heurter sasusceptibilité. Comme beaucoup de riches, je réalise une optimisationfiscale qui réduit mon imposition au détriment des recettes de l’Etat. Enrevanche,jesuisprêtselonmonbonvouloiràfairedesdonsauxpersonnesdemonchoix.OnretrouveunelogiquedecharitéprivéequirappellecelleduXIXèmesiècle.

J’ai souventditàmagrand-mèrequ’elleavaitoublié l’argentque je luiavaisemprunté,àl’époquedemajeunesse,pourjustifierlesversementsquejesouhaitais lui faire.Cettecordeestuséeet jedoisen trouveruneautre.Beaucoup de personnes pensent qu’il est facile de donner de l’argent. Cepointdevueestsimplistecarledonpeutêtreperçucommelapreuvedeladominationd’unindividusurunautre.Certes,lesécornifleursneseposentpas ce type de questions mais ma grand-mère n’appartient pas à cetteengeance.

J’ai décidé d’éviter l’obstacle de son probable refus en passant par unetiercepersonne.Jeluiremetsunchèquepourl’associationdanslaquelleelletravaille. Je sais qu’elle en profitera indirectement. Egalement, je l’aiconvaincuedemettre samaison enviager afin d’avoir un complément derevenu.Jedemanderaiàl’undemesamis,qu’elleneconnaitpas,designerle contrat et de lui payer cinq fois le prix du marché. Ensuite, jerembourserai cet ami. Cette astuce me permettra de verser régulièrementunerenteàmagrand-mèresansheurtersonataviquesoucid’indépendance.Jesuiscontentdemonstratagèmeetjevaisréglerlesderniersdétailsavecl’agentimmobilieravantdequitterPortbaildirectionParis.

VIII

Isabellem’appellepaniquéeafindem’informerdelablessured’Evalorsdesesvacancesdeski.Elles’estarrachéelesligamentsenratantunvirageàviveallure.Isabellel’aenvoyéeàl’hôpitaletjeluidemandepourquoiellen’a pas choisi une prestigieuse clinique privée que je peux payer. Sonsilence témoignede son agacement et je devinequ’elle a fait ce choix enraison de son attachement au service public et à ses réticences à l’égardd’unemédecine à deux vitesses. J’ai envie de lui dire qu’elle existe déjàmais je me retiens car cela fait belle lurette que je ne défends plus mesconvictions.Aprèsl’opération,jefonceversl’hôpitaldansunVTC.

J’arrive à l’étage et je retrouve la petite fratrie autour d’Eva. Je suisdésormais un élément importé au sein de cette famillemais j’apprécie cemomentdechaleurhumaine.Jen’aiguèrel’occasiond’enavoirdansmavieoùlalogiqueéconomiqueestreine.J’apprécieégalementledévouementdel’infirmière. Elle garde le sourire malgré une évidente fatigue. Dans sonattitude, on perçoit que son métier est une vocation. En pensant à larémunération symbolique qu’elle perçoit, un sentiment d’admirationm’envahit. Dans mon activité professionnelle, je dis souvent à despersonnesquejelesadmiresanslepenser.Danslecasprésent,jelepensemaisjen’osepasledire.

L’admiration laisseplaceau remordscar jemedisque jegagneenunedemi-journée de travail l’équivalent de sa rémunération mensuelle. Cetteinégalité que je trouvais inique à l’époqueoù j’étais enseignant n’est plusvraiment contestée au sein de notre société. Nous avons réussi à faireintégrer aux citoyens qu’il n’y pas d’alternative. Faire accepter lerenoncement dans l’esprit d’un peuple est la plus grande victoire que lesdominantspuissentobtenir.TINA(there isnoalternative)estnotre refrainpréféré.

Àceuxquicontestentcetteinégalité,nousrépondonsqu’uneinterventiondel’Etatdanslaredistributiondesrichessesauneffetperversaudétriment

desplusfaibles.Lalibrecirculationdepersonnesetdescapitauxpermetauxseigneurs de la mondialisation de choisir d’autres lieux d’investissementselon leurs intérêts. Si nous quittons un pays, les classes populaires oumoyennesenserontaffectées.Nousjustifionsainsilesrégressionsendisantquelasituationpourraitêtrepire.Notremobiliténousautorisecechantagepermanent. Nous pouvons, sans contrôle étatique et avec nos capitaux,passerd’unpaysàl’autredanslamajoritédumonde.

Sous la férule de notre chantage, nous faisons plier les pays les pluségalitairesquisontobligésdecreuserlesinégalitéspournoussatisfaire.LaFranceou le Japonont commencé à plier.Notremodèle est fondé sur lesinégalités et elles s’accroissent aussi au sein des nouvelles puissancescommelaChineoul’Inde.

Certains journalistesnousaidentenreprenantnotreantienne.Lesmoinsdociles d’entre eux nous rappellent que la Chine est devenue une grandepuissance économique avec un contrôle des capitaux et une interventionétatique autrement dit avec un modèle différent de celui prôné par notrevulgateultra-libérale.Nousrétorquonsenprésentant les limitesdumodèlechinois. Elles sont réelles mais notre véritable objectif est d’interdire undébatsurlespolitiquesalternatives.

À l’époque où j’étais enseignant j’apprenais à mes étudiants qu’il nedevaitpasyavoirdedébatinterditcarlecritèrescientifiqueestfondésurlavalidationempirique.Siuneaffirmationestvalidéepardes faitsobjectifs,on peut dire qu’elle est pertinente sur le plan scientifique. Dans mamultinationale,mon rôleestd’évitercertainsdébatsoude les tronquer.Sil’hommequejesuisdevenudevaitrendredescomptesaujeunehommequej’étaislaconfessionseraittrèslongue.Pendantquel’infirmièreprodiguedessoinsàEva,jerestepensifdanslecouloir.

J’écouted’autresinfirmièresregretterleurmanquedemoyens.Ellesn’ontmême pas le temps deméditer sur leur rémunération insatisfaisante.Mesremordss’amplifientlorsquejepenseauxmontagesfiscauxastucieuxdemamultinationale. Ils sont à l’origine d’une baisse des recettes fiscales del’Etat.Ilenrésulteunesurimpositiondesclassesmoyennesauxquellesces

infirmières appartiennent mais aussi une réduction de leurs moyens detravail.

Si un candidat idéaliste souhaite lutter contre les intérêts de notre castenousluirappelonsimmédiatementlemontantdel’endettementfrançais.Cetargumentnouspermetdeleligoter.DeGaulleaurait-ilétéledémiurgedelaFranceavecuntauxd’endettementde100%?

Bien entendu, nous oublions de rappeler que les citoyens ne sont pastoujoursà l’originedecetendettement.Parexempleen2008avec lacrisedessubprimes, ladettefrançaiseaaugmentéfortement.Cettecriseest liéeauxexcèsdusystèmebancaireetfinanciermaisc’estauxcitoyensquel’ona présenté la note. Les multinationales sont trop grosses pour disparaitresansengendreruntsunamiéconomique.

LesEtatssontobligésdecéderànosexigencesetlecaséchéantdenousrenflouer. Nous avons inventé un Etat providence pour les puissants. Enrevanche, nous prônons régulièrement le démantèlement de la protectionsociale qui s’adresse aux citoyens. La majorité des politiques semblentrésigner face à cette grande arnaque. Certains parmi eux récitent notrecatéchismeavecunindéniabletalent.

D’autres ne le font pasmais ils défendent parfois des idées extrémistesfondéessurlerejetdel’autre.Ilssontlogiquementdiscrédités.Aufond,ilssoutiennent indirectement notre caste car ils rendent plus difficile lacontestationdenotredoxa.

De plus, il n’y a pas un front uni à l’échelle de l’Union européenne etnousavonsdepuissantslobbiesensonsein.Notrecrainteestévidemmentqu’unepoignéedepayssortentdel’Unioneuropéenneetdémontrentqu’uneautrepolitiqueestpossible.NouscraignonsleretourdubonsensdesEtatscommeceluiquel’ontrouvedansladéclarationdePhiladelphieadoptéeenMai1944.Ellefaitdelajusticesocialelapierreangulaired’unnouvelordreinternational.Elleavait tirélesleçonsdesguerresdelapremièrepartieduXXèmesiècle.LesdécideursdudébutduXXIèmeontl’imprudencedenepas retenir les leçons du passé. Si l’on nie les leçons du passé, on secondamneàlerevivre.

IX

Un autre week-end, je pars dans une grande surface afin d’acheter desfournitures scolairesàEva. Je le faisencompagniedemonex-bellemèreCatherinequejetrainecommeunboulet.Ellen’apourtantriend’uncanon.Je soulage ainsi Isabelle le temps d’une après-midi.Une fois arrivé, nouscherchonspéniblementuneplacedeparking.J’entrouveenfinunemaisjedoiseffectuerunemanœuvredifficileàcaused’autresvoituresquisontmalgarées.

JesubislescommentairesmédisantsdeCatherinequin’apourtantpaslepermisdeconduire. J’ai le sentimentde recevoiruncours sur la sexualitéprofessé par un eunuque. Enfin garés, nous partons à la recherche d’uncaddie. Par politesse, je laisse le dernier à un monsieur âgé. Elle mereproched’être tropgentil,cequidansson langagesignifieque jesuisunimbécile. Je lui réponds qu’elle devrait soigner ses relations avec leshommesdesagénérationcaràsonâge:«c’estdixdeperduspourunderetrouvé ». Elle me traite de mufle en ajoutant perfidement qu’ellecomprend aisément pourquoi Isabelle m’a quitté. Dans cette ambiancemorose,nousentronsdanslemagasin.

Evatouchetouslesobjetssansquemasoi-disantautoritépaternelleaituneffetquelconque.Commentpourrait-il enêtreautrementcaràchaque foisquej’ouvrelabouchemachèrebellemèremecontredit.Elleaappliquéuneéducation excessivement rigide à l’égard de sa fille mais désormais elledéfendlalogiquedel’enfantroiàl’égarddesapetitefille.Ellen’estpasàunecontradictionprès.D’unemanièregénérale,elle fait l’économied’uneréflexionà l’égardde lapertinencedesesproposquisontconsternantsdevacuitéintellectuelle.

Parprincipe,elleprésentel’antithèsedemonidée.Silamauvaisefoiétaitunroyaume,elleenseraitlareine.Ellemefaitpenseràsesmauvaisavocatsqui contredisent par principe leurs collègues même lorsque ces derniersassènentdesvéritésévidentes. Ilsnese rendentpascomptequ’ilsperdent

ainsi leur crédibilité auprès des juges lassés par cette posture quimasqueuneimposture.

Un bonheur indicible m’envahit lorsqu’elle rencontre une collègued’aquagymaveclaquelleellepréfèreresterjusqu’àlafindenosemplettes.Bien entendu, avant de nous séparer provisoirement, elle ne peuts’empêcher de gâcher partiellementma liberté enme transmettant la listedescoursesaccompagnéesd’instructionsprécises.Sacollègued’aquagym,plus jeune que Catherine, m’agace en peu de temps en concentrant ladiscussionsursafilleàl’égarddelaquellejesuiscensém’émerveiller.Ellelaprésentecommelahuitièmemerveilledumondeetellevantelamentionobtenueparsaprogénitureaubac.Jen’osepasluirétorquerquecediplômeressembleaujourd’huiàunassignat.

Certainsparentstententdecompenserleurfrustrationaveclaréussitedeleurs enfants. Vivre au travers des autres n’est pas un signed’épanouissement.Jemesauveaumomentoùellecommenceàprésenterunstockdephotosdesafillepriseslorsd’untournoidetennisqu’elleagagné.

Danslesrayons,jesuiscommeunchienquiabrisésalaisse.Jeprofitedemaliberté.Mesjambesdecoqueletssepromènentdanslesrayons.Enbruitdefond,j’entendsunemusiquedevariétédemajeunesse.Onnousannoncequelechanteurestprésentdanslemagasin.Jenepeuxrésisteràundétourvers la petite scène qui a été montée pour l’occasion. Je reconnais lechanteurmalgré lepoidsdes ans. Il s’appelleDavidMankaet il fut l’unedesétoilesfilantesdesannées80.SonvisageetsonnomagissentsurmoicommelapetitemadeleinesurProust.Jemerevois35ansenarrière.J’étaisplutôt heureux malgré les péripéties de l’adolescence. À l’époque, DavidMankaétait l’égériede lagente féminine.Les jeunesgarçons tentaientdeluiressemblerenadoptantsacoiffureetsonlook.Celapouvaits’avérerunavantagedécisiflorsdesboumspourséduireunejeunefilleprêteàaccepterunepalecopieàl’original.

Letempsafaitsonœuvremaisiln’apasétéassassinàl’égarddeDavidManka.Ilamanifestementpassédutempsàentretenirsonphysique.Ilestbronzé etmusclé. La teinture de ses cheveux additionnée à une probable

chirurgie esthétique lui permettent de paraître plus jeune que son âge.Deloin,ondiraitunadolescentavecsonperfecto.Ilestunebelleillustrationdujeunisme.Jemedemandes’ils’agitsimplementdeplairemalgrélesannéesqui passent ou s’il y a au surplus la volonté de préserver son physiquecomme un capital. Dansma logique économique, chaque individu est uncapitalqu’iltentederentabiliser.

Le regard deDavidManka est un peu perdu et l’on devine qu’il pensedéjàauchèquequicompenseralerôled’animaldefoirequ’onluifaitjouerdanscettegrandesurface.Jeseraisbienenpeinede lemoquersur leplanphysiqueavecmapetitetaille,moncrânechauveetmoncorpsventripotent.Je suis un seigneur de la mondialisation mais cela ne me rend pas beaumême si je porte de beaux costumes qui embellissent quelque peu monallure. L’argent ne rend pas beau et la chirurgie esthétique n’est pas lasource de miracles. Au surplus, avec le temps elle relève d’une formed’acharnement.

Celafaisaitdesannéesquejen’étaispasallédansunhypermarchécarmacuisinière s’occupe des courses. J’ai le sentiment de découvrir pour lapremière fois cet environnement. Je suis entouré de personnes affairées àterminer auplusvite cequ’elles semblent considérer comme la corvéedusamediaprès-midi.Latensionestélectrique.Ellel’estencorepluspourunefemmeprochedemoiquicrachedufeu,telundragon,sursonpauvremaritétanisé.Elle lui criedessusostensiblementavec leplaisirdemontrer auxautressadomination.

En la regardant, je me demande pourquoi le mot beauf n’a pasd’équivalent au féminin. L’égalité hommes/femmes doit être pour lemeilleurmaisaussipourlepire.Elleaungrosmanteauaccompagnéd’unejupequi la boudine.Une épilationdéfectueuse de ses jambesme rappellecellesdes footballeurs.En revanche,elleadebelles lèvrespurpurinesquime prouvent que l’on peut toujours trouver un grain de beauté sur unelaideur.Ilfautsimplementprendreletempsdechercher.Elles’estaperçuedemonattentionetellesurjouesonrôledefemmedragon:

—Jet’avaisditdeprendredesorangesdetableetnonpasàjus.

—Désolé,jesuisfatigué.

—C’estmoiquitefatigue?

—Biensûrquenon.C’estmontravail.

—Tuoubliestout.D’ailleurs,jeterappellequedansdeuxsemaines,c’estmonanniversaire.Tuasintérêtàêtreoriginal!

—Quesouhaites-tu?

—Tudevraislesavoir.Tunet’intéressespassuffisammentàmoi.

Enl’écoutantjemedisqu’unefemmenedoitêtrenisoumisenidragon.Oùsontpasséeslesfemmesdoucesdansnotresociété?

Àlasortiedel’hypermarché,jeretrouvelafemmedragonauvolantd’unbreakqu’ellemanœuvrecommeunehystériqueaupointd’endommagerunvéhicule.Loind’admettresestorts,elleinsultelepropriétaireenconsidérantqu’ilétaitmalgaré.Entendresesvociférationsestunepollutionsonore.Elledemandeautoritairementàsonmaride«casserlagueule»aupropriétaireduvéhiculeendommagé.Dans la légende,David l’emportecontreGoliathmais la réalité est souvent différente.La rixe oppose une demi-portion aucorps de collégien à un athlète dont les muscles sont saillants. La demi-portionpréfèreaffronterl’athlèteplutôtquesafemmequicontinueàvomirsahaineenpoussantdescrisstridents.Iltentededonneruncoupdepoingàl’athlètequil’esquiveaveclafluiditéd’unfélin.

Manifestement,cedernierpratiqueunsportdecombat.Ilremiseavecuncoupdepiedau foie etuncrochetdudroit.Le foie estunorganevital etl’atteindrepermetde terminerrapidementunebagarre.D’ailleurs, l’athlèten’amanifestementaucunementl’intentiondes’acharnersursavictimequ’ilregardeavecuneformedepitié.Lademi-portionresteclouéeausoletaprèsunesouffranceintense,cepauvrehommesembleappréciercecourtmomentdetranquillité.

Pendantcetemps,lafemmedragonéructeetmedemanded’êtretémoincar elle souhaite porter plainte. On lit dans ses yeux le mépris pour sonépoux qu’elle semble ne jamais avoir aimé. Je tourne la tête en faisant

semblantdenepasentendre.Mêmesilacauseavaitétélégitime,j’enauraisfaitdemêmecarjeconsidèrequel’indifférenceestunesourcedebonheurdansnotresociété.Evaetmonexbellemèremerejoignentensuiteetnouspassons devant l’attroupement issu de l’altercation. Les forces de l’ordresont sur place et elles relèvent les témoignages. Je me félicite d’avoiréchappé à cette corvée. Je n’ai plus le goût des autres et j’estime ne pasavoirdetempsàleurconsacrer.Mongradedeseigneurdelamondialisationm’arenduhautain.

X

Auseindenotremultinationale, iln’yaévidemmentpasquedespetitsvaletscarriéristes.Lavienousoffreparfoisl’occasiondebellesrencontressusceptiblesdenous réconcilier (jusqu’à laprochainedéception !) avec lanaturehumaine.Alain,l’undenosdirigeantshistoriquesfaisaitpartiedecespersonnesquelavieagâtées.Ellel’aensuitebrusquementabandonnéenluiinfligeantundécèsprématuré.

Alainavaitl’intelligencedeSénèquedanslecorpsd’Appollon.Pourtant,il aimait bien passer pour un imbécile car il savait que cela réduirait lavigilance de ses adversaires. Il disait : « je suis beau et con à la fois »commedanslachansondeBrel.

J’aiobservéqueleshommesbrillantsnecraignentpasdepasserpourdesimbéciles.Enrevanche,lesimbécilespassentleurvieàessayerdesefairepasserpourdeshommesbrillants.

Alain avait brillamment réussi ses études àNormale sup puis à l’ENAmais l’ambiance studieuse de laCour des comptes avait rapidement lassécette âmed’aventurier. Il avait ensuitegravi les échelons au seindenotremultinationaleaveclamêmecélérité.Unefoisarrivéausommetplutôtquelaissersonimageréfléchirdanslemiroirdesonégo,ildécidaderéfléchiràdenouvellesfaçonsdeconcilierl’économieetlesocial.Trèsjeune,ilavaitétéàl’abridubesoinmaislaréussitematérielleneluisuffisaitpas.Ilavaitbesoind’autres ressortsque l’argentet lepouvoirpours’épanouir. Ilavaitcomprisqu’ilestpréférabledevivresesrêvesplutôtquederêversavie.

Lesactionnairesavaientobservéavecunœilcirconspectsesprojetsensedemandants’ilsnerisquaientpasd’obérerlarentabilitédugroupe.Afindeles rassurer, ilmotivait ses propositions à l’aide de la théorie du businesscasequisuggèrequel’éthiqueestunmoyencommeunautred’accroîtrelacompétitivitédesentreprises.

Enréalité,sonambitionétaitplusgrandecarilconsidéraitquel’éthique

etlarecherched’unbénéficedevaientêtremisessurunpiedd’égalité.Dansles pays en développement, les produits de notre multinationaleconcurrencent les productions locales qui souvent ne résistent pas à notrelogique « rouleau compresseur ». Il décida d’aller dans ces pays pourconclure des accords avec certains producteurs locaux afin qu’ils nousvendent leurproductionlocaleàunjusteprix.Notreentrepriseleurprêtaitdel’argentàuntauxplusfaiblequeceluidumarchéafindemoderniserleurappareilproductif.Ilsavaitquedenombreuxreportagesseraientréalisésparles journalistes surcetteméthode innovante.Cettecommunicationgratuiteluipermettaitderéduirelesdépensespublicitaires.

Iln’estpasnécessaired’aller auboutdumondepour trouver lamisère.Alain,dontlegrand-pèreétaitagriculteur,necomprenaitpascommentnotresociétépouvait laissermourirdesagriculteursquitravaillent10heuresparjours. Il décidade leurgarantir unprixd’achatminimumpourun litredelait.Cettegarantie leurévitaitd’êtredépendantsdesfluctuationsdescoursmondiaux.Elleleurpermettaitderaisonneràlongterme.Labriquedelaitfut vendue dans un conditionnement minimaliste et sans publicité. Elleremportaunvifsuccèsauprèsdenombreuxconsommateursquicomprirentque leurs arbitrages étaient un moyen de faire évoluer le système. Alainexpliquait dans les interviews que l’acte de consommation des citoyenscommelevoteétaitunmoyend’influencerlefonctionnementdusystème.

Ilnousafallumodifiernotreapprochecarnousavionsl’habituded’avoirune logiquedeprédation à l’égarddenos fournisseurs.La technique étaitéprouvée.Dansunpremiertemps,nousétionsmielleuxàleurégardafindelesconvaincredecontracteravecnous.Ensuite, lesannéessuivantes,nousaugmentions nos commandes afin d’obliger les fournisseurs à s’endetterpour investir. Enfin, quelques années après, nous réduisions noscommandes.Les fournisseurs étaient ainsi en surproduction et endettés. Ilnoussuffisaitalorsderacheterleurentrepriseàbonprix.Alainrécusaitcesméthodes. Il n’était pas évident pour nous de passer du statut de requin àceluidedauphin.

Comme toutes les personnes admirables, Alain suscitait l’estime despersonnes qui lui étaient dévouées. Face aux grands hommes, certains se

laissent guider par un réflexe primaire de jalousie alors que d’autres ontl’intelligencedelesaideràaccomplirleurœuvre.Annesafidèleassistanteappartenait à la seconde catégorie. Elle est brune aux yeux bleus et elleressembleauxinstitutricesduXXèmesiècleavecsonchignonparfaitetsonchemisiertiréàquatreépingles.

Elle avait une nature angoissée mais il la rassurait. Elle avait appris às’aimerdanslesyeuxpleinsd’admirationqu’ilposaitsurelle.Sonavisétaitplusimportantqueceluidetousleshommesquiavaientcroisésaroute.Elleconsidérait la place importante qu’il occupait dans sa vie comme uneévidence.

Elle voyait passer les conquêtes d’Alain avec la certitude qu’il s’enlasserait rapidement alors qu’elle était au quotidien à ses côtés. Elle avaitraison car un dirigeant passe souvent plus de temps avec son assistantequ’avecsafemme.

Alain avait des relations complexes avec les femmes car il les admiraitmaisils’enlassaitrapidementaprèslesavoirconquises.Annel’avaitbiencompris et elle le gardait en restant inaccessible. Il y avait entre eux unamourpur,unamourplatonique.Alainavaitrenoncéàabuserdelabeautéducorpsd’Annepourmieuxprofiter de cellede son âme.On fait le tourd’uncorpsenunenuitmaisilfautuneéternitépourfaireletourd’uneâme.

Suite à ses passages à la télévision, Alain recevait des lettresd’admiratrices.Anneprenaitduplaisiràlesdéchirer.Certainesdeceslettresétaient originales. Ainsi, une femme trentenaire s’annonçait comme unefemmefontaineetelleinvitaitAlainàvenirboireàsasource.Uneautreluidemandaitdevenirplantersondrapeausursalune.Annenesavaitpass’ilfallait prendre de tels écrits au premier ou au second degré. Ils étaienttellementéloignésdel’éducationqu’elleavaitreçue.

Alainétaitunhyperactifetilvivaitàcentàl’heure.Ilpressaittoujoursson entourage à accélérer le rythme. Il avait manifestement le sentimentqu’uneseulevieneluiseraitpassuffisantepourexaucertoutessesvolontés.Il était un homme pressé en parfaite harmonie avec notre époque où touts’accélèreenpermanence.C’esttropsouventunevoiesansissuecarcomme

le dit P.Morand dans son roman l’homme pressé : « À quoi reconnaîtrequ’onestarrivé,sionnes’arrêtejamais»

Un jour son hélicoptère s’est écrasé dans le désert. Sa disparition m’amarquéàtitrepersonnelmaiselleaaussiinfluencémonquotidiencarnotremultinationaleareprissapolitiquetraditionnelle.Nosfournisseursontvuledauphin redevenir un requin. Il est difficile de savoir si les hommes fontl’histoireousil’histoirefaitleshommes.Alainavaitlatrempedeshommescapablesdechangerlecoursdel’histoire.J’enairencontrétrèspeu.

Anne avait organisé les cérémonies avec son éternel professionnalisme.Elle était la mieux placée pour prononcer le discours d’hommage maiscertainsopportunistesneluienontpaslaissélapossibilité.Troppressésetheureux d’être sur le devant de la scène, ils ont rédigé de belleshagiographies.Lamortdesautresn’arrêtepaslecarriérismedecertains.Ilsla conçoivent comme un événement que l’on peut instrumentaliser auservicedeleurstratégiepersonnelle.

Lorsdel’enterrement,ellefutnoyéeaumilieudelafouledescollèguesalorsqu’elleétaitlamoitiéprofessionnelled’Alain.Elleétaitmalàl’aiseetelle rêvait de prendre son envol pour s’échapper de cette masse. Elles’imaginait devenir unemouette qui vole jusqu'à lamer.Regarder lamerrevientàregarderl’infiniaveclequelelleavaitenviedefusionner.Lesloisdel’apesanteurluiinterdisaientdeprendresonenvoletelleétaitprisonnièreauseindecettefoule.

Quelquesannéesplus tard,Anneetquelques fidèles, furentpourtant lesseuls à entretenir la tombe d’Alain. Elle avait désormais une relationmystiqueaveclui.

Lorsqu’onmeproposad’intégrerAnnedansmonéquipe,jesavaisquelesbottesd’Alainétaienttropgrandespourunhommeauxpetitspiedscommemoimaisj’aiacceptéparhumanisme.Ilm’enresteunpeu.J’étaiscertaindela décevoir et elle le fut. Elle avait la délicatesse de ne pasme le dire nimêmedemelefairecomprendre.

Le jourde l’anniversaired’Alain, elle continueàmettre le tailleurqu’ilaimaitlavoirporter.Elleconsacredésormaissavieàlefairevivredanssamémoire.Lamortpeutnousenleverbeaucoupmaisellenepeutriencontrenotrecapacitéàfairevivreunepersonnedansnotremémoire.

XI

UnjourAnneademandéàmonentreprisedeprendreenstageSophie,lapetite sœur d’Alain. La réponse fut positive et elle donna pleinementsatisfactionaupointd’être recrutéeenCDI.Ensuite,elle futaffectéedansmonserviceetjelacôtoiedésormaisauquotidien.Sabeautééclatantefaitpassersagrandeintelligenceausecondplan.Elleesttellementbellequeleshommes oublient parfois de lui dire qu’elle est intelligente. Comme sonfrère, elle semble considérer que chaque moment mérite d’être vécuintensément.

Elleauneempathieaveclesautresmêmesiellenetransigejamaisavecses convictions. Nous avons souvent des discussions enflammées. Elle al’étincelle sacrée dans les yeux que j’ai désormais perdue. Je défends lestatu quo alors qu’elle me parle de lendemains qui chantent pour lespeuples. Elle voudrait insuffler à notre entreprise la même démarche quecelle initiée en son temps par son frèremais elle n’a pas fait les mêmesétudesque luiet il luiseradifficiled’accéderauxmêmespostes.Deplus,l’époqueachangé.Toutestbienverrouillédésormais.Cematinjelareçoisdans mon bureau car sa photo a été publiée dans un grand quotidien àl’occasiond’unemanifestationàlaquelleelleparticipait.

—Pourl’imagedemarquedenotreentreprise,iln’estpaspertinentquenossalariésparticipentàdesmanifestations.

—Jel’aifaitendehorsdemesheuresdetravail.Voussavezquelalibertéd’opinionetlalibertéd’expressionontunevaleurconstitutionnelle.

—Nesoyezpaspsychorigide,ledroitn’estpastout.

—Vouspréférezpeutêtrelefaitduprince.

—Nesoyezpasinsolente.Jedissimplementqu’ilfautêtrepragmatique.

—Ensomme ledroit estvotrebonplaisir comme ledisaitGoering. Jepréfère des règles précises à la notion de pragmatisme qui est une notion

polymorphequechacunpeutinterpréteràsaguiseetselonsesintérêts.

—Lesloisnesontpastoujourspertinentes.

—Vousavezraisonmaisdanscecas il fautdemanderau législateurdeleschangerplutôtquedenepasrespecterledroit.

—Vous êtes naïve si vous espérezobtenir le changement des lois avecvotrepancarteàlamain.

—Ilestvraiquejenesuispasunaussibonlobbyistequevous.

—Vousêtesinsolente.

—Vousvoudriezquej’adoptelaculturedelasoumission?Désolé,jenel’aipasetjem’enfélicite.

—Enrevanche,vousavezcelledelacritiquesystématique.

—J’aiaussidesidées.Parexemple,pourrevenirànotredébat,ilfaudraitpermettre aux citoyens, à la condition d’obtenir un certain nombre designatures, d’obliger le Président de la République à organiser unréférendumsurdessujetsimportants.

—Lepeuplen’estpastoujoursrationnel.

—Vous allezme parler de la notion de dictature éclairée. On prive lepeuple de sa liberté de choisir mais pour son bien. Je ne crois pas à lapertinencedecettethéoriecarlescitoyenspréféreronttoujoursassumerlesconséquencesdeleurserreursplutôtquecellesdespuissanceséconomiquesoupolitiques.Ausurplus,jecroisaubonsenspopulaire.D’ailleursonauraitmieuxfaitd’écouter lepeupleen2005 lorsqu’ila refusé laprimautéde ladériveconcurrentielledel’Unioneuropéenne.

—Vousêtesanti-européenne?

— Je suis pour une Europe démocratique qui améliore le sort de lamajoritédelapopulationetnonpasceluidelacasteminoritaireàlaquellevousappartenez.LaCommissioneuropéenneest lemoteurde l’Europeetpourtantellen’apasunevéritablelégitimitédémocratiquecarsesmembres

ne sont pas élus par les peuples. Egalement l’Europe est minée par lesparadisfiscauxqu’ilyaensonsein.IlspriventlaFrancederecettesfiscalesimportantes.Cedébatestminoréalorsqu’ilestfondamental.

—Lasouverainetéestdéfenduepardespartisextrémistes.

—Etre souverain signifie simplement êtremaître chez soi. Je refuse lerejetdesautresqu’ilyadanslespartisextrémistes.D’ailleurs,jen’aijamaisvoté pour eux et je ne le ferai jamais mais ils ne doivent pas êtreinstrumentaliséspourmettrelescitoyensdevantlefaitaccomplietleurfaireaccepter des politiques dont ils ne veulent pas. Je conteste autant lesextrêmesquelapenséeunique.

— L’Union européenne est notre avenir. Face aux grandes puissances,l’Europedoitêtreunie.

— Vous trouvez que les Etats-membres parlent d’une seule voix enmatière de politique étrangère ? Par ailleurs, l’élargissement de l’Unioneuropéenne, au-delà de 15 Etats-membres, a empêché sonapprofondissement.L’élargissementfavoriseladilutiondupouvoirpolitiqueau profit d’une logique demarché. Il ne s’agit pas de jeter la pierre auxnouveaux entrantsmais simplement de constater qu’ils n’ont pas d’intérêtcommun avec nous sur le plan économique car nos économies et nossystèmes de protection sociale sont différents. Trouver une perspectivecommune avecdes intérêts aussi différents revient à vouloir enfoncer uneballedeping-pongdansl’eau.

—Leurniveaudevievaensuiteaugmenter.

—Auboutdecombiende temps?Sicelaarrive,ne risque-t-onpasdenous imposer d’autres élargissements. Il aurait fallu d’abord approfondirl’UEendéterminantparexempleunsalaireminimum.

—LelibreéchangeestfavorablepourtouslesEtatscommel’adémontrél’économisteRicardo.

— Sa théorie implique que le capital est fixe, ce qui n’est pas le casaujourd’hui.Uneentreprisepeutlibrementdélocalisersaproductiondansle

payslemoinscher.

—Vousnevoulezquandmêmepasleretourducontrôledescapitaux?

—Jevoussignalequecertainspayslepratiquent.Egalement,ilsontdesarmes protectionnistes. La Chine est devenue la première puissancemondiale avec un modèle économique très éloigné de la vulgate ultra-libéralequel’onnousprésentecommeunepanacée.

—Lamondialisationn’estpas responsabledesdépensespubliques tropimportantesdelaFrance.

—Ilyaeffectivementdes réformesd’intérêtgénéralà fairemaissi lesmultinationales payaient normalement leur impôt, le déficit public seraitnotablementmoinsimportant.Lalibrecirculationleurpermetdemettreenconcurrence les lois des Etats à leur profit au détriment des classespopulairesetmoyennes.

— La mondialisation a permis d’augmenter le niveau de vie dansbeaucoupdepays.

— Oui mais avec de fortes inégalités et au détriment des classesmoyennes et populaires des pays industrialisés. Dès que ces classesinvoquent l’intérêt de la nation, on les traite de nationalistes voire defascistes.C’estunpeucourt.Ilnefautpasvoirunfascistederrièrechaqueagriculteur, artisan ou ouvrier qui demande simplement à ne pas subir undéclassement social.Au-delà, le systèmeestboulimiquecardésormais lessalariéschinoissonttropcherspourcertainesentreprisesquidélocalisentauVietnam.Leproblèmen’estpasceluid’uncombatentrelestravailleursdespaysdéveloppésetceuxdespaysémergentsmaisceluidelaredistributiondesrichessesd’unemanièregénérale.

—Vousproposezleretouraucommunisme?

—J’aime trop la liberté et je lutte contre toutes les féodalités quel quesoit leur nom. Je préfère la troisième voie que le Général de Gaulleproposaitàsavoiruneparticipationdessalariésàlagestionetauxrésultatsdesentreprises.

—Celaexistedéjà.

—Ilrestebeaucoupàfaire.Relisezsonouvrage«Mémoiresd’espoir».Lespassagessurlaredistributiondesrichessessontd’unebrulanteactualité.Il est souvent cité comme une référence par des hommes politiques quipourtantdéfendentdesidéeséloignéesdesalogiqueéconomique.Jedevinequ’ildoitseretournerdanssatombe.Parailleurs,ilavaitcrééunliendirectentreluietlepeupleaveclesréférendums.Iladémissionnélejouroùilaété désavoué. On est loin de la logique actuelle où le peuple est court-circuité voire contredit comme en 2005 avec le référendum sur laconstitutioneuropéenne.

—Vousvivezdanslepassé,leGénéraldeGaulleappartientàuneépoquerévolue.

—Admettezqu’ilestsouventimitémaisjamaiségaléàcejour.

—Jevousrépètequelapériodeétaitdifférente.

— L’impérieuse nécessité de la grandeur et de l’unité de notre paystraverselessiècles.Parailleurs,jenesuispascommunisteetjeconstatequele capitalisme génère lui-même les goulags des tempsmodernes avec desouvriers qui sont exploités dans des usines localisées dans des pays endéveloppement.

—Ilyatoujourseudesinjustices.

—Lahausseduniveauscolairedescitoyenslesrendmoinssupportablescarilscomprennentmieuxlesystèmedanslequelilsviventqueleursainés.Parailleurs,ilsontaccèsàbeaucoupd’informations.Onnepeutpasfonderlecontratsocialsurl’enrichissementd’uneminorité.

—Jevouslaisserefairelemonde.

—Quandlesagemontrelalune,lemauvaisélèveregardeledoigt.

—Ne soyez pas insolente.C’est beaucoup plus compliqué que vous lecroyez.

—Vousavezmanifestépourlalibertéd’expression,avecvotrepancarteà

lamain,lorsdeshommagesrendusauxjournalistesdeCharliehebdomaisdanslapratiqueuneopinioncontraireàlavôtrevousinsupporte.

—Taisez-vous!Jevousrépètequec’estpluscompliquéque levous lecroyez.

Désormais, lorsque jemanquede répondant, j’utilisecetargumentde la

complexitéàl’égarddemoninterlocuteur.Ilestvraiquecertainsproblèmessontcomplexesmaisl’objectifdevraitêtredelesdémêlerplutôtquedejeterl’éponge.À l’époque où j’étais enseignant, je disais àmes élèves que lesprésentationscomplexessont inutilesalorsquelesprésentationssimplistessontfausses.Ilytoujourscejustemilieuàtrouver.Nouspassonsnotrevieàlerechercherdansbiendesdomaines.

Commejesuisunhommepuissantmesinterlocuteursnemecontredisent

pasmêmes’ilsnesontpasconvaincus.Sophieestuneidéalistequin’acurede mon statut. Elle me répond d’une manière cinglante : « si c’estcompliqué,n’hésitezpasàmedéciller,j’ailetemps».

Jene suisplushabituéà ceque l’onme tienne tête. Jen’aipasd’autre

choixquedeterminernotrediscussionendisant:«taisez-vous,jesuisvotrechef».Argumentpitoyablequimasquemallapauvretédemapensée.Ilestvrai qu’il y a bien longtemps que je ne pense plus parmoi-même. Jemecontentederéciter lesélémentsde langageque l’onm’apprend.Jenesaispassijeressembleplusàunsingesavantouàunperroquet.

XII

Cematinunegrandetristesseenvahitmonâme.Jean,undemesamisdejeunesse,estdécédé.Jenousrevoisfairelesquatrecentscoupslemercrediaprès-midiàl’époquedenotreenfance.Ensuite,letempsafaitsonœuvreetnosroutesontbifurquémaisunfilinvisiblenousliaitenpermanence.Nousavionsleplaisirdenousretrouverponctuellementafindeglosersurnousetlemonde.Quoideplusbeauqu’uneamitiéfidèle?Sesdisponibilitésétaientlimitéescarilcumulaitdemultiplesactivités.JeanétaitunavocatreconnuendroitpénalaubarreaudeParispourtantcelaneluisuffisaitpas.Ilfaisaitpartie des privilégiés mais sa fonction l’amenait à côtoyer au quotidiend’autresmondesquelesien.Ildéfendaitparfoisdespetitsvoyousautraversdesquels il semblait vivre une forme d’exaltation. Qui n’a pas rêvéd’endosserseulementpourquelquesjoursuneautrevie?

À l’occasion de la distribution des cartes, le destin lui avait donné unegrande intelligence mais il lui avait infligé un physique ingrat. Il ensouffrait.Etrelepremierdelaclassesuscitedel’envieetparfoisdel’estimedelapartdesautresmaiscelanesuffitpaspourdevenirunêtreépanoui.Àl’école,lesenfantsl’appelaientl’orang-outan.À16ans,unejeunefilleavaitrefusé de sortir avec lui en lui disant : « j’aurais l’impression d’êtrezoophile».Cettemeurtrissuren’avaitjamaiscicatrisé.

Jeme souviensd’un jouroù ilm’avait invité à faireun footingdans lebois de Vincennes près de son bel appartement. Il avait un coach auphysique d’Apollon qui le regardait, d’une manière dubitative, devenircramoisi après seulement quelques exercices de base. Ce coach avait unepatience rémunérée. Il aurait aimé avoir les avantages de la situationprofessionnelle de Jean et ce dernier lui enviait son physique d’Apollon.L’herbesembletoujoursplusvertechezlevoisin.Enlaprésenceducoach,les femmes se retournaient sur euxdans la rue. Jeann’avait jamais connucela.

Ilamêmetentédefaireunpeudeboxe.Ildisaitàtoutlemondeavecune

grande fierté qu’il pratiquait ce sport. Il avait commencé par des courscollectifsmaissoncorps fluetet rouillédepuis trop longtempsn’avaitpasété à la hauteur du défi. Suite à plusieurs blessures, il prenait des coursparticuliersavecunprofesseurqui leménageait. Ilmedisaitsouventqu’ilavait été entrainé par de grands champions et il se vantait de ses progrèsmaisnoussavionstouslesdeuxqu’ilétaitunboxeurdesalon.Ilpayaitsestoursdemanège.

Nous étions ensemble lorsque j’ai découvert pour la première fois, lessurprisesquelavienousréserve.Sagrand-mèreétaitmouranteetsafamillerestait autour de cette femme alitée qui allait bientôt rendre son derniersouffle.Safamillem’avaitfaitl’honneurdem’accueillirauprèsd’euxpourrendre hommage à cette vieille femme que j’estimais. Avant de passer àtrépas, elle s’est tordue dans tous les sens de douleur puis elle a crié :«Bernard,mon amour, je vais enfin te retrouver».Le grand-père de Jeans’appelaitYvesetilétaitprésentautourdulitdeladéfunte.

Lafamilleestlongtempsrestéemédusée.Ellerestaitbouchebéefaceàlamortmaiségalementfaceàcesecretquelagrand-mèreavaitgardétoutesavie.QuiétaitceBernardquis’invitaitdanslaviedelafamilledeJeanàunmomentbieninopportun?Personneneleconnaissait.

Jeanavaitensuitefaitdesrecherchesquiluiontapprisquesagrand-mèreavaitétépendantlaguerrelamaitressed’unrésistant.Ilétaitdécédésuiteàdestorturesen1943.Toutesavie,elleavaitprissurellepourensevelircetamourdevenuimpossible.Faceàlamort,ilajaillidenouveauenelle.Laflammedelapassions’étaitralluméeunedernièrefois.Lapassionincarnelavieetellevoulaitinnerverunedernièrefoisl’âmedecettefemmeavantdelalaisserpartirverslefroiddel’audelà.

Jeanétaitunhyperactifetsurtout ilavait legoûtdesautresmêmesi laréciproquen’étaitpastoujoursvraiedelapartdespersonnesquis’arrêtentàl’apparence physique. Je me rappelle au collège des nombreuses jeunesfillesquiavaientsèchementrepoussésesavances.Lesfêluresdenotreâmetrouvent souvent leurs sourcesdans lesvicissitudesdenotre jeunesse.Leséchecsamoureuxde sa jeunesse l’avaient rendud’une timiditémaladiveà

l’égard des femmes. Je n’étais guère un Casanova mais j’avais presquel’illusionde l’être à ses côtés. Il avait finipar trouver l’âme sœurdans lecadredesonactivitéprofessionnelle.

Ilss’aimaientmaisilsfaisaientpartiedecescouplesquisecroisentdeuxheuresparjoursil’onenlèveletempsdusommeil.Ilsétaientaccaparésparleur activité professionnelle. Ils étaient unanimement reconnus et enconséquence ils présidaient de nombreuses commissions. Egalement, ilsparticipaient à des jurys de concours et ils donnaient aussi des cours àl’université. Leurs journées de travail finissaient souvent à une heure dumatin.Ilsavaienteuunenfantsouslapressiondeleursparentsplusqueparenvie. Ils finançaient son éducation à défaut de prendre le temps de ladispenser.Cetenfantpassaitplusdetempsavecsanounouqu’aveceux.

Jeanaencoremoinsvécuavecsafemmeàl’époqueoùelleestdevenueconseillèreduministredelajustice.Del’extérieur,ils’agissaitd’uncouplemais ils avaient parfois le sentiment d’être des colocataires. Je me suisparfoisdemandésiJeannecherchaitpasàcomblerunvideenpassantsavieà travailler. Je le voyais toujours entre deux rendez-vous. Son temps étaitcompté.

Parfois, il revenait d’un studio télé où il avait donné une interview. Ilaimait la notoriété qui en découlait. Il ne savait plus dire non car il étaittombédanslepiègedelagloriole.Ilselevaitdès6heuresdumatinafindeconsacrer du temps aux essais ou aux articles qu’il écrivait. Il vivait enpermanencedansl’urgenceetilavaitoubliél’élogedelalenteur.Ilauraitdûrelire les rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Je me demandaiscommentilpouvaitteniruntelrythme.Soncorpsaréponduàsaplace.

Aprèsuneannéetrèschargée,ilavaitprisavecsafemmeetsonfilsunesemainedevacancesàCannesdébutaoût.Ilsétaientenfinunevraiefamille.Les baignades laissaient place aux bons restaurants etmême à un peu defarniente.Uncorpsaunemémoireetiln’oublieriendecequ’onluiàfaitsubir.En l’occurrence, tropde travail, pas assezde sommeil et d’activitésphysiques.Alorsqu’il faisaitunepartiedesquashavecson fils, Jeanaeuunecrisecardiaqueetilestdécédésoussesyeux.Désormais,c’estcepetit

garçonquejeregardependantl’enterrement.Ilalesyeuxhagardsdeceluiquipeineàcomprendrelacruautédelavie.

IlseracertesunSDF(sansdifficultéfinancière)delarivegauchedeParismaiscetévénement lemarqueratoutesaviecommeunebalafreaumilieuduvisage.Iln’aurajamaiseuunpèremaisseulementunintermittent.

Lesenterrementsnouspermettentderendrehommageauxpersonnesquel’onaaiméesetilsnousobligentaussiàméditersurlamort.Lessagesnousenseignaientqu’ilnefallaitpaslacraindre.J’aienseignécettesagesseàmesélèves mais j’avoue ne pas être à la hauteur de cette ambition dans cecimetière lugubre.Alorsque jen’aipluspriédepuisdesannées, je le faisspontanément avec le vœu que la grande faucheuse m’oublie pendantlongtemps.

Danscecimetière,j’ailesentimentquelemondedel’urgencedanslequelnous vivons s’arrête pendant quelques minutes pour nous permettre deméditersurlesensdelavie.Jeanauraitdûlefaireavant.

Ce triste événement constitue une piqure de rappel concernantl’impérieusenécessitédeconsacrerdutempsànosproches.Jesaisquecettebellerésolutions’éteindradansquelquessemaineslorsquejeserairedevenuun petit robot à la vie chronométrée. Au fond, je sais que ce rythmemepermetdemasquerlavacuitédemonexistence.

Pour l’heure, pétri de bonnes intentions, je téléphone à Xavier afin deprendre de ses nouvelles. Il m’apprend qu’il a été hospitalisé plusieurssemainessuiteàunetentativedesuicide.Jemerendsàsondomicilepourleretrouver aumilieu d’un capharnaüm. Ilme reçoit alité car il n’a plus lamotivationpourseleverlematin.Sonéditeurl’amisendemeurederédigerunnouvelalbummaisiln’yparvientpas.

Ilmedit :«j’essaiemaistoutmonêtremeditnon.Jepassedesheuresfaceàunefeuilleblanche.JefaissemblantdetravaillerensurfantlajournéesurInternet.Jetrouvetoujoursunprétextepourmeconnecter.Jelistoutetn’importequoimêmelesnécrologies».

Le reste du temps, il dort. Lorsqu’il est éveillé son activité préférée

consiste à manger et boire. Il est devenu le spectateur de sa vie et il laregardeavecdégout.Ilatravaillécommeunebêtedesommepouracquérirunelibertéetaujourd’huiils’aperçoitqu’ilnel’apas.Onluiavaitenseignéqueceluiquipersévèrefinittoujoursparatteindresonobjectif.Àl’heuredubilan, ilconstatesonéchecenlamatièreet ilconsidèreêtrevictimed’uneinjustice.Seseffortsn’ontpasétérécompensés.Lemondedesadultesn’estpas toujoursconformeauxprincipesque l’on inculqueauxenfants.Aprèsavoir beaucoup travaillé pour devenir fiscaliste, il avait balayé sa vie denotable pour exaucer son rêve : vivre de l’écriture de bandes dessinées.Dans son rêve, le succès lui apportait argent et indépendance. Dans laréalité,ilal’argentmaispasl’indépendance.

Comment a-t-il pu signer ce maudit contrat qui l’oblige à rédiger auminimum 30 albums ? Il a une formation juridique et il connait l’effetobligatoire d’un tel document. Il s’en veut de ressembler à un cordonniermal chaussé. Il a cédé à l’enthousiasme lié à la signature et il a baissé lagarde. Il a commis l’erreur des philistins du droit qui lisent le contratseulement le jour où ils sont en conflit avec leur partenaire contractuel.C’estalorstroptard.

Il n’arrive pas à commencer le seizième album et il a le sentiment dedevoirsubirlesortdeSisyphe.Ilconsidèreêtrevictimed’unemalédictionetd’uneinjustice.Ils’estemmurédanscetteconvictionaupointd’enêtredevenuleprisonnier.Iltourneenronddanssaprisonfaitedelamentations.J’essaie de lui remonter le moral en lui citant la devise de Guillaumed’Orangeselonlaquelle iln’estpasnécessaired’espérerpourentreprendreni de réussir pour persévérer. Cette citation plaisait à mes élèves maisXaviernepartageparleurenthousiasme.Ilmerépondsèchement:«nousne sommes pas dans un monde chevaleresque ». Il m’est difficile de luidonnertort.

J’ai envie de le traiter d’enfant gâté au regard du sort des véritablesdamnés de la terre mais je m’abstiens en l’écoutant me raconter sessouffrances pour se mettre au travail. Tout son être refuse d’écrire ceseizièmealbumcarilcorrespondàunevieauxantipodesdesaspirationsde

Xavier. Parfois, il écrit une page mais il la déchire le lendemain enconsidérantqu’elleestnulle.Monamitiéàsonégardm’inciteàfairepreuved’empathiemaisc’estdifficilecar j’aiacceptésansrechigner lavoiedelaservitudeaunomde l’aisancematériellequ’ellem’apporte.Nous sommesnombreuxàavoirfaitcechoix.Jemecontentedeplaindrelespersonnesquiontleschainesdelaservitudesansleconfortmatériel.Xavieretmoi,nousnesommespasfaitsdumêmebois.Ilaccordeuneprimautéàlalibertéalorsquejenégocieleprixpouryrenoncer.

Jeregardeautourdeluicettepiècesaleetmalaérée.Jedemanderaiàmafemmedeménagedepasserdemainchez lui. Ilnese lèvepluset ilneselaveplus.Ils’interrogesurl’intérêtdesubiruneviedontiln’apasvoulu.Jedescends acheter un vin d’excellence. Nous le buvons avidement à monretour.Noussommesheureuxquelquesinstantsdansleparadisartificieldel’ivresse que cette bouteille nous apporte. Je savouremême si je sais quenous reviendrons au point de départ une fois l’ivresse partie. Afin deretarder ce moment, je pars acheter deux autres bouteilles. Dans un étatprochedel’Ohio,jequittesonappartementalorsqu’ils’estendormisursafeuillecommeunenfantquineparvientpasà faire sondevoir. Jemarchedanslarueentitubant.Magrand-mèreinsistaitsurl’importancedel’allurechez un homme. Une nouvelle fois, je ne suis pas à la hauteur de sesattentes.Mesmultiplesrenoncementsnemepeinentpascar j’estimeavoirvendumon âme à bon prix. En revanche, imaginer la déception dans sesyeuxm’attriste.Jenepeuxpastoutachetermêmesijesuisunseigneurdelamondialisation.

XIII

Jereprendsletravailsansgrandenthousiasme.Jedoisembellirlaréalitédans le rapport développement durable de notre entreprise. Il s’agit d’unrapport qui présente ses activités sociales et environnementales. Notreentreprise abreuve nos consommateurs de discours éthiques dans lesquelselleaffirmepenseraubiencommunetnonpasseulementàsesprofits.Dansun souci de vérité, il faudrait dire qu’elle pense au bien commun à lacondition que cette démarche soit compatible avec la recherche du profit.Pourtant,jedoisembellirlaréalitéetlaisserpenserquemonentreprisejouelerôledudémiurgequis’intéresseausortde l’humanité.Làcommenceladissimulationetlesmauxsuccèdenttropsouventauxmots.

Lamisèreenelle-mêmenenousintéressepasmalgrénosbeauxdiscours.Nous l’analysons essentiellement d’un point de vue économique. Si lamisèreest importantedansune région,nousendéduisonsque lademandesolvablesera insuffisantepouryvendrenosproduits.Sinousenvisageonsd’installernosusinesdanslarégion,ellepeutêtreunmoyendebénéficierd’unemaind’œuvrebonmarché.Danscecas,nouscalculonslerisquepays.End’autrestermes,nousabordonslamisèresousl’angleéconomiqueetnonpas éthique car notre attention se porte sur les risques de révolte qu’elleinduit. Cette révolte pourrait obérer la rentabilité de notre investissement.C’est la raison pour laquelle, nous apprécions les Etats forts qui saventmater les contestations sociales. Leur caractère démocratique ou non estsecondaire.Nouspréféronsl’ordreàlajustice.

Savoir dissimuler est le savoir des rois comme le disait Richelieu. Autravail, ils’agitdemadeviselorsquejerédigelesrapportsdéveloppementdurableavecmeséquipes.Àl’origine,j’avaisétérecrutépourmesqualitéslittéraires.J’aidésormaislacapacitéd’embellirlaréalitélorsdelarédactionde storytelling. Certains passages des rapports que je rédige sontrhapsodiques et laissent penser que mon entreprise recherche l’intérêtgénéral. Les multinationales, grâce à la libre circulation des capitaux,

mettentlesEtatsensituationdeconcurrence.Cesderniersperdentainsiunepartiedeleurcapacitéàrégulerleuréconomieetàredistribuerlesrichesses.Lanatureayanthorreurduvide,notrestratégieconsisteàlaisserpenserauxcitoyens que nous remplaçons partiellement les Etats dans la défense del’intérêt commun. C’est évidemment excessif mais peu importe car larépétitiond’undiscoursfinitparrendreservileslesesprits.

Jepeuxembellirlaréalitédanslesrapportsdéveloppementdurablecarlaloin’imposeaucuncontrôleconcernantleurcontenu.Enrevanche,lorsquejerédigelerapportdegestiondontlecontenuestcontrôlé,jesuisbeaucoupplusrigoureux.

Je suisunpetit soldat auxordresdemesmaîtres et celam’oblige àmedédoubler.Lorsque je rédigedesdocumentsdestinésauxcitoyens jeparled’intérêtgénéral.Àl’inverse,lorsquejerédigedesdocumentsdestinésànosactionnaires, je parle de notre volonté de maximiser nos profits et ladistributiondesdividendes.Désormais,jedoispourtantêtreplusnuancécarcertains investisseurs ont une démarche éthique.Heureusement pour nous(mais pas pour l’intérêt général !), ils sontminoritaires. Notremonde estcomplexeetmouvantmaispeuimportecarj’appartiensàlacastequialescléspourlecomprendre.

Notregroupeadavantagepolluéquelesannéespassées.Jedoispourtantlaisser penser aux consommateurs et aux citoyens que c’est l’inverse. Enconséquence,jenevaispasprésenterlapollutionenvaleurabsoluemaisladiviserpar lenombred’unitésproduites.Or,notreproductionaaugmenté.Jemerappelledemescoursdemathématiquesoùmonprofesseurmedisaitquesilahaussedudénominateurestsupérieureàlahaussedunumérateur,leratiodiminue.C’estlecasenl’espèceetunlecteurdudocumentquin’estpas un initié pensera que mon groupe a moins pollué que l’annéeprécédente.C’estpourtantl’inverse.Maquillerlavéritéestmonmétier.Lemaquillagepermetaussid’embellirlaréalitédanslemondedesaffaires.Enquelquesorte,jefaisdurelookingauprofitdemonentreprise.

Egalement, je modifie régulièrement le périmètre du calcul au sein demongroupequiestcomposédemultiplessociétés.J’ajouteouj’enlèvedes

sociétés du périmètre de calcul selon les années. Ainsi, les comparaisonsdans le temps sont beaucoup plus difficiles pour les ONG qui noussurveillent. La statistique est la forme moderne du mensonge. Je suismeilleurenmensongesqu’enstatistique.

Pourtant,jepréfèrel’ambiguïtéaumensongecarelleestplussubtile.J’ytrouvemonconfort.Parexemple, lorsque j’annonceàunpostulantqu’ilaété recruté dans mon service, je lui signale que la décision a été prise àl’unanimité. En revanche, je ne l’informe pas que j’étais seul à décider.J’avoueéprouveruncertainplaisiràmanipulerlesautres.J’ailesentimentd’êtreplusintelligentqu’eux.Enréalité,jesaisquelavéritableintelligenceestailleursmaisjepréfèrevivredansl’illusion.

Danslerapportdéveloppementdurable,jedoisaussidémontrerquenousavonsrespectélesagriculteursquifournissentdulaitpournosusines.Unenouvelle fois, la réalité est différente car nous les avons pressurisés afind’obtenirleprixleplusbas.Lesystèmenousestfavorablecarilnoussuffitde prendre comme référence le cours mondial du lait. Les agriculteursfrançaisenraisondeschargessocialesqu’ilspaientontpeudechanced’êtrecompétitifs. Nous laissons penser que la seule solution est de baisser lescharges sociales sans préciser que cela remettra en cause le modèle deprotectionsocialedelaFrance.Dansnotrelogique,quiestdésormaiscellede beaucoup d’hommes politiques, la protection sociale est un coût qu’ilfautréduire.Jemesouviensdel’époqueoùjedisaisàmesélèvesqu’elleestlafiertédenotreNation.

Commentlaisserpenserquelesagriculteursquitravaillentpournoussontheureuxalorsquecertainssesuicidentrégulièrement?Jechoisisl’esquiveenmecontentantd’intégrerdans le rapport laphotod’unagriculteurdanssonprèavecsesvaches.Nousluiavonsdemandédelesfairesortirpourlaphoto.Ellessonthabituellementconfinéesdansl’établepourdesraisonsderentabilité.Nousavonsajoutéunepetiteinterviewdanslaquelle,ilparledumatérielqu’ilaacheté.Nousévitonsévidemmentd’évoquerlerisqued’unefaillite qu’il a pris. Peu nous importe car il est substituable. En d’autrestermes,nouspouvonsfacilementleremplacer.

Enpensantauxnombredecouleuvresquejefaisavalerauxlecteursdesdocuments que je rédige, je m’amuse à penser que je pourrais créer unvivarium géant. En regardant cette photo de l’agriculteur, je repense auxvacances que je passais à la campagne dansma jeunesse.À l’époque, lesagriculteurs étaient heureux et pas seulement sur les photos. Leur travailétait difficile mais ils avaient le sentiment d’être utiles et respectés. Ilspouvaientvivredeleurtravail.

Cetteséquencenostalgiemefaitsourire.Enmaqualitédeseigneurdelamondialisation, jememoque demes interlocuteurs dès qu’ils évoquent lepassé.Mesformulessontpréparéesàl’avance:«onnepréparepasl’avenirenpensantaupassé»;«ilfauts’adapteraumondeactueloupérir».Nousjustifionslesrégressionsaveclemotmagiquedemodernité.Nousavonslaprétention de voir notre siècle avec les yeux de l’avenir. Nousinstrumentalisonslanotiondemodernitéafindejustifierunsystèmequinesaitplusredistribuerlesrichesses.

Légitimerlesnouvellesféodalitésdenotresiècleaunomdelamodernitéestuncontresensmaispeunousimportecarilconvientànotrebonplaisiretànosintérêts.Nousavonslepouvoirsansêtreélus.Pourquoidevrions-nousprendre la peine de nous justifier ? Nous ne sommes pas concernés parl’idéed’uncontrat socialentre lanationet sesgouvernants.Notre logiqueestessentiellementéconomique.

Notre objectif est d’éviter que les personnes analysent les régressionsqu’ellessubissent.Ilfautqu’elleslesacceptentenpensantquecelapourraitêtre pire. C’est aussi la raison pour laquelle, nous sommes contre laréductiondutempsdetravail:ellelaissedutempspourréfléchir.Commeledisait G. Orwell, dans son roman dystopique « 1984 », l’ignorance descitoyensestlaforcedespuissants.C’estaussilaraisonpourlaquelle,nousdéfendons l’enseignement de savoirs techniques et parcellisés. Seule uneminorité doit avoir une compréhension globale du système. Il ne faut pasque la majorité comprenne que les privilèges des seigneurs de lamondialisationn’ontpasderaisond’être.D’ailleurs,jeseraisbienenpeinesijedevaisjustifierlemontantdemarémunérationauprèsdescitoyens.Ilfaudrait que je parvienne à démontrer que mon efficacité est 150 fois

supérieureàcelled’unouvriersmicarddemonentreprise.C’estimpossibleet je sais que le montant de ma rémunération est fondé sur une logiqueoligarchiquedontjebénéficie.Letalentdesseigneursdelamondialisationconsiste à dissimuler cette logique oligarchique sous l’apparence d’unelogiqueéconomique.

Lamajoritédescitoyensnedoitpasenvisagerunautresystèmequeceluiquiexistecarellerisqueraitdeserévolter.C’estlaraisonpourlaquellenousinvestissons massivement dans une communication qui défend la penséeunique. Elle est indispensable pour légitimer notre pouvoir et notredomination.

Parailleurs,nousappliquonsladeviseselonlaquelleilfautdiviserpourrégneretnousopposons lesactifsauxretraités, lessalariésauxchômeurs,les fonctionnaires aux salariés du privé. Ainsi, nous évitons le principaldébatrelatifauxinégalitésderevenusquelesystèmegénère.

Je suis bien loin de l’enseignant qui parlait de lendemains qui chantentpourlespeuples.Désormais,jerépètemonantiennefavorite:«iln’yapasd’alternative».Tina(thereisnoalternative).Dansmaviesentimentalequiestenjachère,Tinaestdevenumacompagneimaginaire.J’aipersonnalisécette formule. Elle m’évite d’avoir à réfléchir. La savoir à mes cotés estrassurant. Elle constitue une sorte de formulemagique.Elle est aussi unebaguettemagiquequinouspermetdefairemarcherlespeuplesaupas.Pourcombien,detemps?Personnenelesait.L’économieestfaitedecyclesetilyauravraisemblablementunjouruneréactiondesEtatssouslapressiondespeuples.Cesderniersfinirontparse lasserdel’inutilitédeleurbulletindevote.Magrand-mèremeditsouventavecsonbonsenspopulairequelevoten’aplusd’intérêts’ilreflèteuneimpuissancepubliquedesEtats.

S’il existait un Parlement mondial qui vote des lois à l’égard desmultinationales, elles seraient obligées de courber l’échine. Nous ensommestrèsloin.

UnecoopérationentrelesEtats,dansledomainesocialetfiscal,pourraitlimiter leur mise en concurrence par les multinationales et elle leur

permettraitderetrouverlesattributsdeleursouveraineté.Nousfaisonsfeude tout bois pour contrarier cette coopération etmaintenir la concurrenceentre les Etats et même entre les régions. Afin d’y parvenir, nousintroduisons nos affidés au sein de l’administration. Nous souhaitonspouvoir en permanencemurmurer nos doléances à l’oreille des décideurspolitiques.

Ausiècleprochain, lesouvragesd’histoireécriront :« lafinduXXèmesiècle et le XXI siècle étaient favorables aux multinationales car lamondialisationdel’économies’estaccrueàcetteépoquesansqu’ilyaiteu,d’unemanièreconcomitante,lacréationd’uneinstitutioninternationalequileur impose des règles juridiques ».Aujourd’hui, lamajorité des citoyensn’a pas conscience de la spécificité de la période que nous vivons et sonignoranceestlasourcedenotrepouvoir.

Dans les pays industrialisés, il pourrait y avoir un retour de bâton plusrapidementmaisilnousrestetellementdeterritoiresdanslemondeoùdespopulations sont prêtes à accepter nos oukases que la caste à laquellej’appartiensaencoredebellesdécenniesàvivre.

Nousvivonsunepériodeextrêmementfavorablepourlesmultinationalescar les économies sont internationalisées alors que les droits sontessentiellement nationaux et parfois régionaux. Nous avons un tempsd’avance sur ledroit et celanouspermetde choisir le cadre juridiquequinousconvientlemieux.Notrelocalisationdépenddenosintérêtsetnonpasd’unsentimentd’appartenanceàunEtat.Noussommesdesmonstresfroids.

LaFrance est un exemple spécifique car sonEtat distribue des revenussociaux notables à ses citoyens. En contrepartie, ce pays à des chargessocialessupérieuresàlamoyenne.ProduireenFrancenenousintéressepas,en revanche nous voulons profiter de la demande solvable de ce pays.Commeleditunadagepopulaire,nousavonslebeurreetl’argentdubeurre.Comme nous sommes cyniques, nous exigeons en plus le sourire de lacrémièreenluidisantquesasituationpourraitêtrepire.

Autrefois, dans des économies fermées, il nous fallait rémunérercorrectement nos salariés afin qu’ils achètent les biens produits.

Aujourd’hui,nouspouvonsdéconnecteraisémentleslieuxdeproductionetde consommation. Nous produisons à bas coût dans certains pays et l’onvend làoù lademandeest solvable.Notrepolitiquede réductiondecoûtsengendreunepressionà labaisse sur les rémunérationsdenossalariésenFranceetnouscomptonssurl’Etatfrançaispourcompensercesbaissesaveclesrevenussociauxqu’ilverse.

À long terme, l’endettement de la France deviendra insoutenable et lepaysseraencrise.Celan’estguèrenotreproblèmecarnouspouvonsnousdélocaliser rapidement.Dans toutes les hypothèses, nous serons épargnés.Voilà pourquoi nous appartenons à la caste des seigneurs de lamondialisation. D’ailleurs, nous nous sommes dispensés de la rigueursalariale que nous imposons à nos salariés. Nous excipons que nous nesommes pas substituables contrairement à eux. En d’autres termes, noussommesirremplaçablesalorsqu’unouvrierfrançaispeutêtreremplacéparsonhomologueétrangerouencoreparunemachine.

Afin d’obtenir une hausse de ma rémunération, je feins d’avoir étécontactépard’autresentreprisesétrangèrespourunrecrutement.J’embellislaréalitécommemeshomologues.Jenedénoncepaslesautresafinqu’ilsnemedénoncentpas.C’estlejeudesbarbichettes.Certainsjournalistesouessayistesparlent d’une théoriedu complot.Celame fait sourire car nousn’avonsaucunementbesoindecomploterpourcomprendrequenousavonsdesintérêtscommuns.

Notreconnivencesuffitàréglerlamajoritédesquestionssansmêmequenousayonsàdialoguer.Noussommesformatésparlemêmelogicieletnoussavonsceque l’autrepensesansqu’ilaitbesoindes’exprimer.Ensuite, ilsuffitderespecterlesrèglesdenotrecastepourobtenirlasolutionquiseraconformeauxintérêtsdesesmembres.

Àl’époqueoùj’étaisenseignant,j’expliquaisàmesélèvesquelapeurdel’instauration d’un Etat communiste en France avait obligé le patronat,durant le guerre froide, à avoir une politique sociale ambitieuse.Aujourd’hui,lecommunismeestunépiphénomèneàl’échellemondialeetiln’est plus la source d’une crainte pour les employeurs français. Si j’étais

encore enseignant, je dirais à mes élèves que le communisme était lemeilleuralliéducapitalismecarilréduisaitlesexcèsdecedernier.

Aujourd’huicesexcèsexistentmais j’ai lesentimentd’être intouchable.J’aisuffisammentd’argentpourvivre7viespleines.Jesuispolyglotteetenconséquencejepeuxquitter laFrancesimonintérêt lecommande.Jesuisdans une logique gagnant-gagnant. Face je gagne, pile le reste de lapopulationperd.

Nous ne payons pas les excès que nous générons. Si un jour, monentreprise était en difficulté nous obligerions les Etats à nous renflouercommelorsdelacrisede2008.Nousavonsunargumentenor: tobigtofail. Trop gros pour mourir. Notre disparition engendrerait des difficultéssocialesencoreplusimportantesquenotrerenflouementparl’Etat.

La logique que nous défendons n’est pas libérale car le libéralismeimpliqued’être responsabledesesactes.Or,nousfaisonspayer leprixdenoserreursàlacollectivité.VonHayek,unéconomistelibéral,disaitqu’unagent économique doit payer le prix de son erreur afin de ne plus lacommettreàl’avenir.Noussommesexemptésdurespectdeceprincipeparlesystèmedontnousavonsfavorisélamiseenplace.

Les journalistesontcomprisquenotresystèmen’estpas libéralmais ilsnesaventpascommentlequalifier.Ilsutilisentparfoisletermeultra-libéral.Il a lemérite d’être émollient car ils pourraient parler clairement « d’unegrandearnaque».

NousavonsinventéunEtatprovidenceauprofitdespuissantsalorsquenous n’avons de cesse de demander son démantèlement à l’égard descitoyens en disant qu’il coûte trop cher. Notre devise est résumée par unversetdel’EvangileselonsaintMatthieu:«Àceluiquia,ilserabeaucoupdonnéetilvivradansl’abondance,maisàceluiquin’arien,ilseratoutprismêmecequ’ilpossédait».

Pournous,lavieserésumeàunlotosansaléa.Voilàpourquoij’aichoiside rejoindre la caste des seigneurs de lamondialisation. Quel que soit lescénario, je suis certain d’être gagnant. Si je ne l’avais pas fait, j’étais

certaind’êtreperdant.Unloosercommeledisaientcertainsdemesélèves.

Lespersonnescommemois’ensortenttoujourscarellesosenttout.Jemerappelle des traders londoniens qui sont venus en France lors de la crisefinancière afindeprofiter de sonEtat providence.En applicationdudroitsocial de l’Union européenne, ils ont pu bénéficier de substantiellesindemnités chômage de la part des caisses françaises auxquelles ilsn’avaientjamaiscotisé.

Auloto,lesclassespopulairesetdéfavoriséesdépensentdel’argentavecune très faible probabilité de gagner. En ma qualité de seigneur de lamondialisation, jesuiscertaindegagnersansmêmeavoirà jouer.C’est lalogique:win-win.

Parfois,j’aidesremordsenpensantàmesidéauxdejeunessemaisilmesuffit de contempler ma situation patrimoniale pour qu’ils s’éclipsent. Àl’époque où j’étais enseignant, je défendais l’idée que les plus richesdevaient payer un lourd impôt. Aujourd’hui, je suis riche et grâce à desmontages astucieux et légaux, je paie un impôtmodéré au regard demesrevenus.J’airecrutéunfiscalistepourréaliserdesmontagesauxquelsjenecomprendspasgrand-chosetellementilssontcomplexes.

Désormais, il travaille uniquement pour les seigneurs de lamondialisation.C’estrentablepourluietc’estutilepournous.Quand,ilestinterrogéàlatélévisionpardesjournalistes, ilexpliquequelesystèmeesttrèscompliquéetquelaFrancenepeutrienfaireseule.Quelleaubainepournous d’avoir des experts qui théorisent l’impuissance politique. Je penseparfois à Roosevelt qui avait décidé de créer une tranche d’imposition à92%sur lesplusrichesauxEtats-Unis. Ilavait tiré les leçonsde laguerrecommeleconseilnationaldelarésistancel’avaitégalementfaitenFrance.

Aujourd’hui, les politiques ont oublié les leçons du passé. Laprécarisationdesclassespopulairesetmoyennesestunterreaufertilepourl’extrémisme.Lesseigneursdelamondialisationconnaissentcerisquemaisils savent qu’ils n’auront pas à en subir les conséquences s’il se réalise.Avec des avoirs patrimoniaux comme les nôtres, beaucoup de pays sontprêtsànousaccueillirenfaisantunegénuflexion.

XIV

J’aidesrelationssuperficiellesavec lesautrescar jesuis toujourssur ladéfensive. Je ne sais jamais simes interlocuteurs s’intéressent àmoi ou àmonargent.D’ailleurs,pourquelle raisons’intéresseraient-ilsàmoicar jesuisrichefinancièrementmaispauvrehumainement.Audébut,jeprêtaisdel’argentàmesamismaisensuiteilscherchaientàm’éviterafindenepasmerembourser. Je perdais mes amis. J’ai décidé de ne plus les aiderfinancièrement.Jelesaiautantperdusmaisj’aigardémonargent.C’estlapolitiquedumoindremal.

À l’époque où j’étais enseignant, j’aimais lire un livre le soir avant dem’endormir.Désormais,jetrouvecelatroplong.Jesuisunbonpetitsoldatdeladictaturedel’urgenceetjemecontented’informationsdescriptivessurlefaitdujour.Parailleurs, j’ai touslesmoyensdeconnexionmoderne.Jesuisférudesnouvellestechnologiesetjelescollectionnecommeunenfantlefaitavecdesjouets.Pourtantmonrelationneln’ajamaisétéaussipauvreavec les autres. Je me rappelle parfois avec regret les discussionsenflammées que j’avais dans la salle des profs. Nous aimions refaire lemonde.Désormais,jemegaussedesidéalistesendisantqu’ilsneserventàrien sinon à remuer du vent. Pourtant, j’enseignais à mes élèves que lesutopiesd’aujourd’huisontparfoislesréalitésdedemain.

Isabelle m’a invité à l’anniversaire d’Eva. J’y vais avec entrain car ils’agit désormais de ma famille d’adoption. Je sais gré à Jean-Paul detoujoursm’accueillirchaleureusement.Cegarçonaunebonnementalité.Ilaccepte aussi que je les rejoigne quelques jours lors des vacances d’été.Cetteannée,ilsétaientdanslejura.IlnousafaitdécouvrirlemontPoupetqui a été arpenté par Pasteur pour ses expériences. Sur le chemin, unecitation du savant était mentionnée sur un écriteau : « heureux celui quiporte en lui un idéal et qui lui obéit ». En sa qualité de professeur dephilosophie, il amédité sur cette phrase lors de l’escalade. Ilme rappellel’enseignant que j’ai été. Il est d’ailleurs logique qu’il ait séduit Isabelle.

Ellesaitquej’aitrahimesidéauxdepuislongtempsetquedésormaisj’obéisàmesseulsintérêts.

Je pense à cela lorsque Jean-Paul me sort de mes méditations en meproposant gentiment de prendre une coupe de champagne afin de fêterl’anniversaire d’Eva. Il me fait doublement plaisir car il m’annonceégalementquelamèred’Isabelleestenvoyageàl’étranger.Enrevanche,samèreestprésente.Elleestl’incarnationdelabourgeoisedesquartierschics.Elleditqu’ilfautremettrelaFranceautravailentredeuxrendez-vouschezsonesthéticienneetsamanucure.ElleparlesouventdelaFrancedontelleneconnaitpourtantqueParis,CourcheveletCannes.

Sonancienépouxestunmédecinquil’aquittéepourdelachairfraichealors qu’elle fêtait son cinquantième anniversaire. Elle a négocié lesconditionsdesondivorcecommeunefemmed’affaires.Cetteséparationl’arenduaigrie.SesrelationsavecIsabellesontsouventtendues.

Ellen’estpasunebellemère jalouseetpossessive.Elleseraitd’ailleurspeucrédibledanscerôlecarellen’apasétéunemèreaimanteàl’égarddeJean-Paul.Elleacherchéavanttoutsatranquillitéetsonconfort.Elleaimediscuteraveslesautresàlaconditiond’êtrelenombrildeladiscussion.Elledélivre des leçons dignes du café du commercemais avec l’aplomb d’ungrandphilosophe.Commeelles’exprimeavecaisance,lapremièrefoisj’aiété bluffé en écoutant sa petite musique. La deuxième fois, j’ai comprisqu’elle résonne creux. Isabelle le sait et elle prend sur elle en pensant àJean-Paul. Elle fait beaucoup d’efforts car le face à face entre unebourgeoiseetuneidéalistedegauchedonnesouventdesétincelles.

Nous sommes tous attablés et Isabelle nous parle de son quotidien aulycée.Àlarentrée,elleamisunélèveàlaportecarilétaitenretard.Avecun doigt accusateur, il lui a dit : « Madame, vous commencez mall’année ! ». Un autre a refusé de répondre à sa question car elle l’avaitappeléparsonprénom«Jean-François».Illuiaditqu’elleauraitdûsavoirqu’ilfallaitl’appeler«J.F.»car«c’estplusstylé».

Elle luiamisun0/20pouravoir refuséderépondreà laquestionet lesparents de « J.-F. » ont écrit un courrier de contestation au proviseur en

considérant qu’Isabelle « manquait de psychologie ». Le Proviseur l’adéfenduemollement.Commenta-t-onpuenarriverlà?PourtantIsabellenelâche rien. Elle reste debout dans un monde qui s’effondre. Mon espritcalculateur ne peut pas comprendre cette grandeur d’âme mais cela nem’empêchepasdel’admirer.

Les personnes qui dénoncent les vacances scolaires des enseignantsdevraientcommencerparfairecourspendantunesemaine.Vismavieettusauras qui je suis. Personnellement, je le sais trop bien car j’ai quitté lenavire en route. J’avais le sentiment que le capitaine avait perdu saboussole. Pourtant Isabelle aime son métier et elle est appréciée de sesélèves.Dumoinsceuxquiontétééduqués.

NousmangeonsavecappétitlebœufbourguignonpréparésucculemmentparIsabelle.Labellemèrenepeuts’empêcherdelancerundébatpolitiqueenmedemandantmonavissurlesdernièresdécisionsgouvernementales.Jebalbutie quelques banalités d’usage rapidement puis je recommence àmastiquer.

Labellemèrenepeuts’empêcherdepartirdansunsoliloquedanslequelelleexpliqueque«lesfrançaissontdesfaignantsaccrochésàleur35Hdansunmondequiavancesanseux».CettephrasemarqueledébutdeshostilitésavecIsabellequidécideimmédiatementdereleverlegant.

—Pour information,un rapportde l’OCDEde l’année2016mentionnequelenombred’heurestravailléesenFrancepartravailleurestsupérieuràceluidel’Allemagne,paysquiestsouventcitécommeexemple.

La belle-mère prend l’uppercut au menton car elle n’a pas ce typed’informations dans les journauxqu’elle lit et les chaînes qu’elle regarde.Pourtant, elle ne peut s’empêcher de surenchérir en disant : « la dépensepublique française est trop importante. Il suffit de faire des comparaisonsinternationales».Avecuntonprofessoral,Isabelleluiexpliqueque:

— les 57% ne correspondent pas pour leur totalité à des dépenses del’Etat.Unepartcorrespondàdesrevenusdetransfertsautrementditàuneredistribution. Cette dernière profite parfois aux entreprises et notamment

aux grandes. Par ailleurs, ces revenus de transferts visent à réduire lesinégalitésentrelescitoyens.Enconséquence,ilyasûrementdeséconomiesàfairemaisilnefautpasraisonneràpartird’unschémaprismatique.

Isabelleajoutequelevéritabledéfin’estpasdebaisserl’impôtmaisdelerendreplusjusteenpermettantuneredistributiondesclassesfavoriséesverslesclassesmoyennesetpopulaires.Cetobjectifn’estpaspleinementatteintaujourd’hui car les plus favorisés ont les moyens de s’exempter de leurdevoir de solidarité. Elle admet que cet objectif est malheureusementimpossibleàatteindredanslesystèmeéconomiqueactuel.

—Jenevoispaspourquoi, il faudrait taxer les riches.S’ilssont riches,c’estqu’ilsontdumérite.

— C’est parfois vrai mais pas toujours. Certains sont nés avec unecuillèreenordans labouche.Dans tous lescas,desquestionsdemeurent.Est-il légitime que certains footballeurs gagnent l’équivalent d’un smictoutes les heures ? Personnellement, je pense que non et en conséquencequ’uneredistributiondel’Etatestlégitime.

—Vous devriez être ministre plutôt que d’enseigner dans un lycée debanlieue. Comme vous savez tout : « Pourquoi la France est-elle moinsperformantequel’Allemagne»?

Isabelleparvientàgardersoncalmeetellecontinuesadémonstration.

—IlyaeffectivementmoinsdechômeursenAllemagnemaisuntauxdepauvretéplusimportantqu’enFrance.Comparaisonnevautpasraison.Enrevanche,jesuisd’accordpourdirequeleséliteséconomiquesetpolitiquesdel’AllemagneontunemeilleuregouvernancequecelledelaFrance.Maisque voulez-vous, en France quand unemagistrate intègre se présente à laprésidencedelaRépublique,onparledelacouleurdeseslunettes.Onalesgouvernantsquel’onmérite.

—Àmonépoque,lesgenspleurnichaientmoins.

—Vous appartenez à la générationdes trente glorieuses qui a connu le

plein emploi. Le chômage permet aujourd’hui aux employeurs de fairepressionsurlessalaires.Silessalariésnesontpascontents,onlesremplace.Onretrouvelalogiquedel’arméederéservedontparlaitMarx.Parailleurs,lecoûtdulogementétait inférieuràvotreépoqueet l’inflationréduisait lacharge de remboursement. Au final, le fossé entre le revenu moyen desretraitésetceluidesjeunesactifscontinueàsecreuser.Enfin,jenesuispascertainequevousêteslamieuxplacéepourénoncercegenred’anathème.

—Quevoulez-vousdire?

—Vous avez travaillé àmi temps commeprésidented’un clubdegympourvousdivertir.Vousn’aviezpasdehiérarchienid’horairesimposés.Jenepensepasquevousayezunevisionobjectivedumondedutravail.

Isabelle est énervée et elle ne peut s’empêcher d’ajouter : « inutile de

continuercettediscussioncarjesaisqu’ilestimpossiblededonnerdel’eauàunânequineveutpasboire».

À l’énoncé de cette phrase, une mèche des cheveux de la belle-mère

s’échappe de son chignon suite aumouvement de sa tête. Comme si elleavaitreçuundirectdudroitauvisage.

Levisagerougi,ellesetourneversJean-Paulenluidisant:«tulalaisses

metraiterd’ânesansréagir?!».Jean-Paul soupire. Il termine de mâcher son morceau de bœuf en

regrettantdedevoirintégrerlamêlée.Quoiqu’ildise,ilrisquedesefâcheravecl’unedesdeuxparties.Iltentelavoiemédianeenpartageantlestorts.Cettestratégieserévèleunécheccarsamèreetisabelleluitombentdessusenluireprochantdenejamaisprendrepartie.Samèrenepeuts’empêcherdeluiassener:«tuescommetonpère,tuchoisistoujourslafacilité».

Depuisledébutdeladiscussionjepratiquelapolitiquedel’autrucheau

pointdefrôlerun torticolis.Jesensquemontourvaveniret j’anticipeenproposantàEvad’ouvrirsescadeaux.

Jeluiaifaituntrèsbeaucadeaumaisilseracomplétéparlaremised’une

somme d’argent substantielle entre quatre yeux. Je ne veux pas gêner lesautrespersonnescarjesaisqu’ellesn’ontpaslesmêmesmoyensquemoi.J’admetsquejegâtetropEvamaisj’aiconsciencequemêmesielleratesavieprofessionnelle,j’ailesmoyensdeluipayerunebellevieainsiqu’àsafamille. J’appartiens à un monde qui critique les rentes économiques oucelles des fonctionnaires et qui oublie celles qu’il génère sur plusieursgénérations.

XV

Quelques jours après, je remets à Eva une enveloppe qui contient unesommesubstantielle.Elleestévidemmentcontentemaissonregardsemblemedirequecelaneremplacepasunpère.Jelesaistropbien.

Ensuite, je l’emmène au cinéma voir un film américain en versionoriginale. Je connais les codes pour appartenir à l’élite et unemaîtrise del’anglais en fait partie. Lors des entretiens d’embauche au sein de monentreprise, j’ai trop souvent vu des candidats bafouiller pour répondre enanglais à la question qu’on leur posait. Nous commençons l’entretien enfrançais et ensuite nous posons des questions en anglais en leur disant :«please,couldyouspeak inenglish».CertainscandidatsembrayentavecaisancedanslalanguedeShakespearealorsqued’autressemblentdevenirbègues.

La maîtrise de l’anglais est importante dans une économie quis’internationalisemaisnous avons étenducette exigence à l’égardde tousles salariés qui veulent accéder à des postes à responsabilités au sein denotreentreprise.Peuimporte,sileurposteneleurdonnerapasl’occasiondeparlerenanglais.Ils’agitd’uncritèreàrespecterpourentrerdanslacaste.Parfois,nousfaisonsdesréunionsenanglaisalorsqu’ilyaseulementdesparticipants français. Nous prétextons qu’il s’agit d’un moyen pours’entrainer à être plus fluide. C’est aussi un moyen de marquer notrespécificité.

Nos candidats doivent aussi passer des tests de logique qui sont censésmesurer leur intelligence. À l’époque où j’étais enseignant, je contestaiscetteapprochepurementtechniquedel’intelligenceendisantqu’elledevaitaussi inclure d’autres éléments comme la tolérance. La logique etl’intelligence humaine sont deux choses différentes.Ainsi, jeme rappelled’un candidat qui avait brillamment réussi les tests de logique mais quenousavonsétécontraintsdelicencierparlasuite.

Audépart,nousétionsparticulièrementsatisfaitsdel’avoirrecrutécaril

avait terminémajor d’une grande école d’ingénieurs. Ensuite, nous avonsrapidementdéchantécarilétaitasocial.Ilméprisaitsessecrétairesaupointdeleurpassersesinstructionssouslaportequiséparaitleurbureaudusien.Il leur écrivait en anglais et il les incendiait par téléphone si elles ne lecomprenaientpas.Ilajustifiécechoixendisantqu’ilcherchaitàleurrendreserviceen lesobligeantà s’améliorer enanglais. Ilprétendaitvouloir leuroffrirdenouvellesperspectivesdecarrière.Unespritperverstrouvesouventdesraisonspourmartyriserlesautres.

En réunion, il ne supportait pas d’être contredit. Il devenait rapidementméprisantavecdesformulestellesque«unenfantdedixansnormalementévolué est capable de comprendrema démonstration. En conséquence, jem’étonne de votre incompréhension » ou encore « votre observationm’arappelélescomptinespourenfantsquejelisaisdurantmatendrejeunesse.JepensenotammentàunecomptinedelacomtessedeSégurquis’appellemémoiresd’unâne».Humilierlesautresétaitsajouissance.Unefois,lorsd’uneréunion,ilaattrapéundenoscollèguesparlecoletnousavonsétécontraintsd’intervenir.

Malgrécettemésaventure,nousavonsmaintenunoscritèresclassiquesderecrutement en excipant qu’il s’agissait d’un individu spécifique et qu’ausurplusl’intelligencehumainenesemesurepasfacilement.Ilestvraiquesinous possédions une intelligence humaine, nous ne laisserions pas lamajoritédelapopulations’appauvrirdansunpaysriche.

Les testsde logiquepermettentd’écarter les candidatsquin’ontpas lescodes. Beaucoup de personnes considèrent que les résultats de ces testsdépendent uniquement du quotient intellectuel d’un individu. En d’autrestermes,ellesconsidèrentqu’iln’estpaspossibled’améliorersesrésultatsenla matière. C’est faux car un effet d’expérience peut jouer. Il suffit des’entrainerrégulièrementàcetypedejeuxenachetantlesouvragesidoines.Encorefaut-illesavoiretseulsceuxquiontlescodeslesavent.

Ensuite,unrecrutementdansnotreentrepriseàunposteàresponsabilitésimpliqueunhautniveauenculturegénérale.CettedernièreaétédéfinieparHerriot commecequidemeuredans l’homme lorsqu’il a toutoublié.Elle

permetaucandidatd’avoirunearmaturequienrichitsesréflexions.

Lasélectiondescandidatssefaitenréalitébienavant lerecrutementausein de notre entreprise. Le parcours d’excellence est connu. L’élève aucollègedoit choisirAllemandenpremière langue.Ensuite, ildoit fairedulatinetdugrec.Avecdetelschoix,ilseradanslesmeilleuresclasses.Enfin,ildoitfaireuneclassepréparatoirepuisréussirdansunegrandeécole.

Ceparcoursd’excellenceestuneconditionnécessairemaispassuffisantepour permettre à un individu de tutoyer les sommets au sein de lastratification sociale.Le restedépendrade son réseau. Il est caricaturaldedire que nous acceptons des incompétents. Appartenir à notre cercleimplique une compétence mais il faut aussi que le candidat prouve sacapacitéàs’intégrerdanslemoule.Notrelogiqueestcelledelacooptation.Lecandidatnedoitjamaisoublierqu’ilestredevableàl’égarddusystème.

À l’époque où j’étais enseignant, je défendais âprement laméritocratierépublicaine en la considérant comme un pilier de notre République.Aujourd’huij’aitournécasaqueencédantauxlogiquespistoncratiques.J’ytrouve mon intérêt personnel car lorsque je pistonne une personne, celasignifiequelepistonnéetlepistonneurmeserontredevables.Enparticulier,jesaisquejepourraiàl’avenirdemanderunserviceaupistonneurquim’ademandéderecrutersonpoulain.J’aiunpointdecréditàsonégard.Autreavantage,jevaisbénéficierdel’autoritédupistonneuràl’égarddupistonné.Ildoitm’aideràmettrelabrideaujeunepoulain.Notrecasten’aimepaslespersonnesimprévisibles.

Le poulain doit être aussi prévisible qu’un robot que l’on programme.Nousn’aimonspaslesaventuriersdelapenséemaisseulementlesadeptesdelapenséeunique.Parfois,ilyadesscandalesauseindenotreoligarchiequi sontmédiatisés auprès du grand public.Nous n’apprécions guère celacar nous préférons laver notre linge sale en famille. C’est la raison pourlaquellenoslitigessontgénéralementtranchéspardesarbitres,parexempledes professeurs de droit, et nonpas par des juges.Nous devons les payermaislemécanismeal’avantagedeladiscrétion.

Parfois, l’undenosmembres casse les codes et il porteun litige sur la

placepublique.Celasignifiequ’iln’auraitpasdûfairepartiedenotrecaste.Notre intérêt commun doit l’emporter sur les risques de division. Nousavons un réel talent pour régner en divisant le reste de la population(salariés/fonctionnaires;actifs/retraitésetc.)maisnousrefusonsdesubiruneffetboomerangenlamatière.

Laconsanguinitédusystèmeestungagedesacontinuité.Jefaispartieduconseil d’administration de cinq sociétés. Je dois mon élection à mescompétences mais aussi à mon appartenance au réseau des PDG de sessociétés.Ilsm’ontaidéàaccéderàceposteetilssaventquejesoutiendraisleurpolitiquesaufcasexceptionnels.Laloim’interditd’apparteniràplusdecinqconseilsd’administrationde sociétésanonymes.Enconséquence, j’aienvoyé un de mes poulains à ma place dans d’autres sociétés. Il doitchaussermesbottesetêtrecapabledevotercommejel’auraisfait.J’assigneàmonpoulainunrôledeperroquet.Ilnegaloperapasetilresteraencage.Je lui ai rogné ses ailes car je veux être certain qu’il ne prenne pas sonenvol. Je rémunère grassement sa captivité. En contrepartie, il n’est plusmaîtredesavoixmaislavoixdesonmaître.

Ainsi, je ne suis pas membre de ces conseils mais c’est comme si jel’étais. Cela implique que mon poulain connaisse les us et coutumes denotrecasteetqu’ilsoitprévisible.Nousabhorronslesétalonsquifontdesécarts.Nousvoulonsdeschevauxdemanègequimarchentaupasdanslessillonsquisonttracésparnotrecaste.

Des règles m’interdisent d’être membres de plus de cinq conseilsd’administrationdesociétésmaisparpersonnesinterposéesjecontournelarègle.Ledroitnepeutrienenl’absencedevertuetellen’estpasnotrefondsdecommerce.

J’aiété initiéaux règlesdenotrecasteparmononcleMarc. Ilavaitétédéçuàl’époqueoùj’avaisdécidédedevenirenseignant.Ilm’avaitdissuadéde ne pas respecter les règles du système. Je lui avais répondu que lesavalanchessontconstituéesd’unemultitudedeflocons.J’avaislaprétentiond’êtrel’undesesfloconsqui,ens’associantavecd’autres,feraitchangerlesystème.Avec lesannées,mon flocona fonduet j’ai cesséde rêveràdes

avalanches qui engloutissent le système pour générer des lendemains quichantent.

Aprèsmadémissiondel’éducationnationale,mononcleMarcm’areçudans son bureau pour me transmettre les codes d’appartenance àl’oligarchie. Il fut un très bon professeur. Ensuite, il m’a mis le pied àl’étrierafind’intégrermonentrepriseactuelle.Jenesuispasleplusbrillantdesmembresdenotrecastemaisenrevanchejesuisparfaitementdocile.Jerespecteprécisémentsesusetcoutumes.Jesuisleparfaittélégraphistedespuissants.Dansleurombre,jemesuisfaismaplaceausoleil.

Aujourd’huiMarcestâgéetmalade. IlestdansunemaisondesoinsenSuisse.Jedécided’allerluirendrevisitependantmescongés.

XVI

JemetsmavalisedansmonbolideendirectiondelaSuisse.Mavoitureengloutit les kilomètres avec appétit. J’aime cette sensation de puissancelorsque je la conduis. Cette voiture est l’un des attributs de monappartenance à la classe des seigneurs de la mondialisation. Peu depersonnespeuventl’acheter.

Sur la route, je sais que les autres conducteurs la regardent.Lorsque jem’arrête dans une aire d’autoroute, elle est l’attraction des badauds.J’entends souvent les enfants dire : « Papa, regarde la voiture ». Elle estl’une des compensations que le système m’octroie en contrepartie de laroutedelaservitudequej’acceptedesuivrepourleservir.

À l’époque où j’étais enseignant, j’étais un farouche partisan de lasécuritéroutière.Jefaisaismêmedelapréventionroutièreenfaisantlireàmesélèvesdes textes sur lesconséquencesparfois tragiquesdesaccidentsde la route.Aujourd’hui, je suis plusnuancé. Je considèrequ’unvéhiculeaussi sophistiqué que le mien apporte plus de sécurité que les voituresordinaires.Enconséquence,j’estimequeleslimitationsdevitessedevraientvarier selon les véhicules. Je suis tellement habitué à bénéficier d’untraitementdefaveurdansmonquotidienquejeneconçoispasd’êtretraitécomme lamasse. Je suis frustré de ne pas pouvoir utiliser le potentiel demonbolide.Roulerà130KM/heureestunetorturepourmoi.

En prenant l’autoroute, en direction de la Suisse, jeme rappelle que jesuis l’actionnaire d’une société d’autoroute. En raison du montant del’endettement public, l’Etat français a été obligé de vendre les bijoux defamilleenaccordantdesconcessionssurlesautoroutes.Nousavonsfaitunejuteuseaffaire.

Le système appauvrit l’Etat avec l’optimisation fiscale et ensuite il luitendlamain.Ilsuffitàl’Etatdenepascompterlenombrededoigtsqu’illuireste après avoir serré la poignedes seigneurs de lamondialisation.Nous

avonslamêmelogiqueàl’égarddenosfournisseurs.Nouslespressurisonset lorsqu’ils sont dans la difficulté nous les rachetons à bon prix si celacorrespond ànotre intérêt.Si cen’est pas le cas, nous signalons la bonneaffaireàunmembredenotreréseau.Ilnousseraredevable.

Àl’égarddugrandpublic,nousnousprésentonscommelessauveursdel’Etatoudenosfournisseurs.Ladissimulationestnotrereligion.Unebonnecommunication peut aisément travestir la réalité.Nous aimons lesmiroirsdéformants. Ils nous permettent de faire illusion et de passer pour unchevalierblanc.

Enréaliténoussommesdesprédateursetnousdéfendonsuneéconomiedelaprédation.EnFrance,noussommes«despetitsjoueurs»auregarddel’oligarchie qui a prospéré enRussie lors du passage du communisme aucapitalisme. Ceux que l’on appelle les oligarques ont dépecé l’Etat russepourleurplusgrandprofit.

Àl’époqueoùj’étaisenseignant,j’apprenaisàmesétudiantslasagessedeMontesquieu qui disait que par la disposition des choses le pouvoir doitarrêter le pouvoir. Aujourd’hui face à notre oligarchie, il n’y a pas devéritable contre-pouvoir. Il y a toujours eu des riches et des pauvres dansnotre sociétémais l’alignement des planètes est aujourd’hui extrêmementfavorablepourlespuissants.

Mon bolide avale les kilomètres avec appétit mais il consomme d’unemanièresubstantielle.Jesourisenpensantauxrapportsque jerédigedanslesquels j’écrisque laprotectionde l’environnementestun impératifpourl’avenirdelaplanète.Ilestplusfaciled’écrirecesbellesphasesquedelesappliquer.Commebeaucoupdepersonnes,jesuisschizophrènesurlesujet.Isabelle et Jean-Paul ont fait l’effort d’acheter un véhicule hybride.Décidément,ilssontdifférents.

Jem’arrêtedansunestationessenceafinderemplirmonréservoir.Avantd’introduiremacartebancaire,jescrutelapompeàessenceafindevérifiersonauthenticité.Jepenseàcesescrocsquiavaientdéposélanuitdefaussespompes à essence dans une station service. Les clients introduisaient leurcarte bancaire dans la pompequi indiquait lemessage erreur. Ils faisaient

plusieurs fois leur code pendant qu’un faux client le récupérait de l’autrecoté de la pompe. Cette dernière ne leur rendait jamais leur carte. Lesescrocs repartaient ensuite avec des cartes et les codes. Ils avaient agi denuitmaisjemedisquedetellespersonnessontcapablesdetoutet jesuisvigilantencettebelleaprès-mididumoisdejuin.

Jeréprouveleurprocédémaisleurinventiviténemelaissepasinsensible.Jeseraibienenpeinedeleurdonnerdesleçonsdemorale.Macasteréalisedesmontages qui sont généralement légauxmais leur objectif est parfoisd’arnaquerlesautres.

Macasten’apasbesoindefairedeshold-upcarilluisuffitdecréerunebanque dans un paradis fiscal grâce aux moyens considérables dont elledispose. L’argent appelle l’argent. Ainsi, elle fera des montages qui luipermettrontdepayermoinsd’impôtsaudétrimentdesclassesmoyennesetpopulaires. On retrouve le principe de l’arnaque sauf qu’elle est hypersophistiquée et souvent légale.Notre hold-up se fait sans cagoule et sansarme à feu. Arnaquer les autres d’une manière légale est le summum del’opportunisme.

JereprendslarouteetjechoisisdefaireundétourparlastationMétabiefenFranche-Comté.Jem’yrendaisenclassedenaturelorsquej’étaisjeune.J’aime le coté familial de cette station.En arrivant, je décide de déjeunerauxpiedsdespistes.Jedévoreunbonrepasagrémentéd’unvinjaune.Cevinaungoutinimitable.Lejuraadessolsspécifiquescarilétaitengloutisous lamer, ilyabien longtemps.J’associemonvin jauneàunexcellentcomtépourfinirmonrepas.Jesuisrepuetheureuxenregardantbéatementla montagne. Ma course au carriérisme m’a trop souvent privé de telsmoments.

Jedécidedefaireunepromenadeavantdereprendrelaroute.Ilfaitbeauet j’aiplaisiràmarcherdanscesbeauxherbages.J’ycroisedesbovinsentraindepaîtrepaisiblement.Letempssemblearrêté.J’ailesentimentqu’ilyauneharmonieentreleshommes,lesbêtesetlanature.J’inspireungrandbold’airfrais.Celuiquejerespireesttropsouventvicié.C’estlogiquecarmonenvironnementhabituelestviciéetj’aid’ailleursfondémaréussitesur

levice.

Enregardantcebeau tableau, j’avoueavoirquelques remords.Avecmamultinationale,jedéfendsdestraitésdelibreéchangeaveclesEtats-UnisetleCanada.Ilsnousoffrentdebellesperspectivesdansledomainefinancier.En revanche, ils vont mettre nos agriculteurs en concurrence avec leurshomologues américains et canadiens qui ont des élevages beaucoup plusgrands. Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi quiaffranchitcommeledisaitLacordaire.Notrediscoursdéfendd’unemanièredogmatiquelaliberté.

Bien entendu, nous teintons toujours nos revendications d’un pseudohumanisme. La manipulation est notre passion. Ainsi, nous défendonsl’élevage intensif en disant qu’il est le seul moyen pour nourrir unepopulationmondialeencroissance.Celarevientàprônerlamalbouffepourtousmaisnousneprésentonsévidemmentpasleschosesdecettefaçon.

J’ai rarement des remords mais aujourd’hui je suis dans le doute encontinuantmapetiterandonnée.Jem’interrogesurl’originedecedoute.Jene pense pas que l’éthique en soit la cause car je l’ai écartée depuislongtempsdemesprisesdedécision.Jepenseplutôtquemoninconscientafait le lien entre le cancer de Marc et la malbouffe. Les causes de cettemaladiesontmaldéfiniesetnotremoded’alimentationestparfoissuspectéd’être un facteur de risques. Le système que je défends finira-t-il parfavoriserma propremort ? Je constate que le doute quim’étreint lors decettebaladeestfondésurmonégoïsmeetnonpassurunretourdel’éthiquedansmonlogicieldepensée.

Iltrouveaussisasourcedansmalâchetécarjecrainsdedevoirrendredescomptesaprèsmamort.Jesuiscommelesmauvaisrévolutionnairescarj’aibeaucoupplusdétruitdurantmacarrièrequeconstruit.C’esttellementplusfacile.J’imaginemaplaidoiriepiteusedevantSaint-Pierre:«certes,j’aiétéunopportunistemais jen’étaisqu’unexécutantdusystème.Ilyavaitpirequemoiensonsein.J’aivécuaveclesvicesdelanaturehumainequevousm’avezoctroyés».Nejamaisrienassumerjusqu’auboutseramonleitmotivau-delàdemonderniersouffle.

Je suppose que mon oncle Marc se pose les mêmes questions d’unemanière plus acérée car sa visite auprès de Saint-Pierre est programméepour bientôt. Il était un lion alors que je ressemble plus à une hyène quimange lesrestesaprès labataille.Jereprends larouteafinde leretrouver.En passant la frontière suisse, je pense à l’importance du destin dans nosvies.Quelleauraitétémaviesil’oncleMarcn’avaitpasétémonmentor?Ilsuffit souvent de peu de chose pour changer un destin. L’important estsouventd’êtreprésentaubonmomentetaubonendroit.C’estd’ailleurslecasd’unbébé suisse. Il adesperspectivesd’avenirbienmeilleuresque lebébé français qui nait à seulement quelques kilomètres de lui. L’enfantfrançais à sa naissance se retrouve avec le fardeau d’une dette de 37 000euros. Il n’a encore rien consommé et pourtant on lui présente déjà unefactureàpayer.

J’arrive devant la maison de soins et j’apprécie immédiatement laquiétudeduparc.J’espéraisyretrouvermononcleMarcmaisonm’indiquequ’ilesttropfaiblepourquittersachambre.Jemontelesescaliersetj’entredoucementdanssachambre.Ildortetjen’osepasleréveiller.Lamaladieachangé son apparence. Elle l’a amaigri et l’on voit sur son visage lesstigmatesdelafatigue.Ilasouventgagnédanslemondedesaffairesmaissabataillecontrelamaladiesemblebienmalengagée.

Il ne connait pas et ne comprend pas la défaite car il appartient à unmonde qui gagne quasiment toujours. Il n’a jamais été mélangé avec lamasse mais aujourd’hui face à la mort, il est comme les autres. Notresystèmeoligarchiquen’apastrouvélasolutionfaceàlagrandefaucheuse.Certes,ilacréeunemédecineàdeuxvitessesmaisellepermetseulementdereporter l’échéance. C’est beaucoup mais cela reste insuffisant pour despersonnesquiexigentenpermanenceuntraitementdérogatoire.

L’infirmièremedemandedesortircarelledoitchangersesdraps.Danslecouloir,j’aipeineàimaginerquecevieillardmaladeestl’hommequiafaittremblerunepléthoredepersonnesdurantsacarrière.Levieuxlionn’apluslaforcederugiretdésormaisilaperdusacouronne.Ilmedisaitfièrement:«jefaisetjedéfaislescarrières».Ilavaitraisonetsonconstatétaitaussiunemenaceàmonégard.Jenel’aijamaistrahiparfidélitémaisaussipar

lâcheté.Jenem’attaquejamaisàplusfortquemoi.Ilm’ad’ailleursapprisqu’ilfallaitêtrefortaveclesfaiblesetfaibleaveclespuissants.

Ces enseignements étaient diversifiés. Ils concernaient par exemple ledomaine boursier. Lorsque j’ai reçu mes premières stocks options,autrementditdesoptionsd’achatd’actionsdemonentreprise,j’étaisinquietcar je craignais être victime d’une crise boursière. Ilm’a expliqué que jen’avaisrienàcraindrecarlesdirigeantsdenotresociétéavaientexigéunegarantiedecettedernièreencasdebaissedescours.Silecoursmontenousgagnonsdel’argent,s’ilbaissenoussommesprotégés.Ilm’aexpliquéquelabourseétaittropaléatoirepourqu’onluifasseconfiance.

Il appréciait qu’un dirigeant d’entreprise, membre de son réseau, luiapprenne la signature d’un important contrat avant que l’information soitrendue publique. Il achetait les actions avant la hausse du titre et il lesrevendaitensuiteavecuneplusvalue.Laloiréprimedetelsagissementsenles considérant comme des délits d’initié. Mon oncle Marc a parfois étésanctionnémaispastoujoursfautedepreuve.

Ilm’acitél’économisteGalbraithquidisaitquelesimbécilessonttôtoutardséparésdeleurargent.Beaucoupdepetitsporteursachètentdesactionslorsque le cours est élevé et lorsd’unkrachboursier, ils ont le réflexedevendrecarilspaniquent.Ilsperdentdel’argentcaronneleurapasexpliquélesrègles.MononcleMarcm’aenseignéquel’onneperdrientantquel’onne vend pas. Cela implique d’avoir les moyens d’attendre que les coursremontentetc’estmoncas.Ensuite,ilm’aapprisqu’ilfautacheterausondu canon et vendre au son du violon. Lors d’un krach boursier, j’achètelorsque lescours sontauplusbas.Comme l’économieest faitedecycles,j’attends ensuite la remontée des cours. Cette technique me permet deréaliserdesubstantiellesplus-values.

À chaque krach boursier, on entend que la bourse va disparaître et queplus rien ne sera comme avant.Ce catastrophisme incite les non initiés àvendre.Lespersonnesdemacasteattendentlechangementdecycle.Nousavonsunepatiencerémunérée.

Mon oncle comme beaucoup d’hommes de pouvoir aime séduire. Il a

trompé sa femme avec une jeune étudiante pendant de longues années. Ilcompensaitleurdifférenced’âgeenluioffrantlesplusbeauxcadeaux.Danssa logique économique, ses dépenses étaient justifiées car elles étaient lacontrepartie du capital jeunesse qu’elle lui offrait. Je crois qu’il a étésincèrementamoureuxd’elle.

Il lui a transmis une partie de son patrimoine en la désignant commebénéficiaire d’un contrat d’assurance vie. Généralement, dans une tellehypothèse,une femmemariéeapprend lorsde la lecturedu testamentnonseulementqu’elleaététrompéemaiségalementqu’unepartiedupatrimoinede sonmari a servi à financer un contrat d’assurance vie au profit de sarivale.Iln’estpascertainqu’elle irarégulièrementfleurir la tombedesonancienépoux.

Mon oncle était un homme d’une grande vigilance mais il a commisl’erreur d’oublier son testament olographe dans la poche de sa veste. Safemmel’aretrouvéetdepuisleurcontratdeconfianceestbrisé.

Jem’étonnerai toujoursqu’un tel hommeait pu commettre cette erreur.Lorsde sonprécédentmariage, sa femmen’avaitpas réussi àobtenirunepreuve légale de son infidélité.Elle l’avait fait suivre par unhuissier afinqu’il dresse un constat d’infidélité. Il l’avait observé en compagnie de samaitresse de l’époque.Mon oncle s’en doutait et il a ensuite pris le soind’avoir des relations extra-conjugales avec samaitresse dans un train quiroulait en dehors de la compétence territoriale de l’huissier. Ce dernier aconstatél’infidélitémaismononcleaobtenul’irrecevabilitédecettepreuvepourvicedeforme.

L’infirmièremeditque jepeux luiparler. Il semblecontentdemevoir.J’ai d’ailleurs appris qu’il avait reçu peu de visiteurs. Je ne peuxm’empêcher de penser à l’époque où une multitude de courtisansl’entouraient et le flattaient. Il n’a plus dehochets à leur distribuer raisonpourlaquelleilsontdéserté.Jeperçoisaussiqu’ilestdépitédem’offrirunetelle imagede lui.Unhommedesa trempea lu l’admirationou lacraintedanslesyeuxdesautreshommes.Aujourd’hui,ilylitlapitié.Latransitionn’est guère facile. Il était un démiurge du système et aujourd’hui il n’est

plusqu’unvieillardanémiqueetincontinent.

Nousavonsunericheet longuediscussion.Pourunefois, ilnem’apasdonné des leçons enmatière d’opportunismemais il m’a révélé quelquessecretsdesonâme.J’ailesentimentqu’ilabesoindeselivreretjejouelerôleduconfesseur.L’approchedelamortl’ahumanisé.

Après deux belles heures de discussion, il se rendort avec un visageapaisé.Jel’embrassepourlapremièrefois,etpeutêtrepourladernière,puisjequitte cette antichambrede lamort. Je suis affectépar sadétresse et jedécidederepasserlevoirlesjourssuivants.

Un jour, j’ai croisé dans les couloirs un tennisman français qui rendaitaussivisiteàunproche.J’ailudanslapressequ’ilestdésormaisinstalléenSuisseetjedevinequecechoixn’estpasseulementjustifiéparlapuretédel’airhelvétique.D’ailleurs,dansune interview, iladéclaréque la fiscalitéfrançaise est confiscatoire.À l’époque où j’étais enseignant, j’aurais dit àmesélèvesqu’ilyadel’ingratitudedanssonattitudecarilabénéficiéd’uneformation à l’INSEP qui a été payée par les contribuables français. IlreprésentelaFranceencoupeDavismaisenréalitéiljouedansnotremondeceluidesseigneursdelamondialisation.

À mon arrivée devant la chambre de mon oncle Marc, je croise sonmédecinquin’estpasoptimiste.D’iciquelquesmois,oncleMarcserafaceà Saint-Pierre. Les mauvaises nouvelles ont la caractéristique des’accumulersurdecourtespériodes.Ainsi,j’apprendsqu’undemesancienscollègues de l’éducation nationale a été renversé par une voiture. ÀmonretourdelaSuisse,jedécidedepasserlevoiràsondomicileoùilsereposeaprèsunehospitalisation.

XVII

Monanciencollèguehabiteunecitéauseind’unecommunepopulairedel’Ile de France. Lorsque j’arrive à proximité de son appartement, je medemande où je vais garer ma voiture. Elle incarne l’ostentation dans unezone où il y a trop de privations. Jem’imagine que certains habitants duquartierpourraientconsidérerqu’ils’agitd’uneprovocation.Maconsciencem’obligeànepasleurenvouloir.Mavoitureaétéfinancéeaveclesimpôtsque je n’ai pas payés grâce à l’optimisation fiscale dont je bénéficie. Cetargents’évaporedubudgetdel’Etatetilréduitlesambitionsdesapolitiquederedistributionauseindebanlieuescommecelleoùjemetrouve.Jemesensunpeucoupablemaisjen’aiguèreenvied’offrirmavoitureenguised’offrande. Jedécidede repartir ensens inversedans lacommunevoisineoùjeconnaisunparkingsurveillé.

Jeprendsensuiteunbuspourmerendrechezmonanciencollègue.Ilesttellementbondéquej’ail’impressiond’êtreaucœurd’unemêlée.Celamerappelle lesmatches de rugby dema jeunesse. Je n’avais pas pris le busdepuis des années et je suis surpris par cette surpopulation. Je me sensoppressécarjesuishabituéàvivreseuldansmon200m2.

Quelques minutes après, je descends enfin du bus. Je suis face à desimmeublesgrisetstéréotypés.Lorsquej’étaisenseignant,j’avaisdesélèvesquivenaientdecetypedecités.Quelquesunsavaientlahainedanslesangmaisbeaucoupd’autresétaientattachantsetvolontaires.Jemesouviensdelaformidableénergiequecesderniersavaient.Ilssouffrentdelamauvaiseréputation des cités qui s’explique par le comportement d’une minorité.Trop souvent la majorité d’une population est victime de la faute d’uneminorité.Jesuisbienplacépourlesavoircarj’appartiensàuneoligarchiequi impose sa tyrannie à la majorité des français. C’est pourquoi jem’abstiensdedonnerdesleçonsdemorale.

Enmarchant jusqu’au bâtiment demon ancien collègue, le visage et lenom de certains de mes anciens élèves issus des cités me reviennent en

mémoire. Leur réussite était l’une de mes plus grandes fiertés. En lesobservant, jepensaisà lachansondeJ.J.Goldman:«àcoupde livres, jefranchiraitouscesmurs».Jen’auraispasétécapabledefairepreuved’untelvolontarisme.

Jemonteàpiedcarl’ascenseuraétévandalisé.Ensuite,jeretrouvemonanciencollègue.Ilm’accueillegentimentmaisaussiaveclatimiditéquilecaractérise. J’ai de l’estime pour lui car il est un soldat tombé au champd’honneurde l’éducationnationale. Ilestmonantithèseet je trouveen luil’estimehumainequej’aiperdueenmoi.

Ilétaitunprofesseurdemathématiquesexigeant.Ilnelaissaitrienpasseràsesélèvestantenmatièrededisciplinequedetravail.IlétaitunsoldatdelaRépubliqueméritocratiquemaisilavaitoubliéqueleslâchesn’attaquentpasdefaceetàarmeségales.Unsoir,troispersonnescagouléesl’ontrouédecoupàlasortiedulycéedevantlesautresélèvesmédusés.

MoncollègueétaitceinturenoiredeKaratémaisiln’arienpufairefaceàcestroisindividusmunisdebattesdebaseballquil’ontattaquédansledos.Cetteagressionaengendréunevagued’indignationauseindenotre lycéemais nous avons regretté son insuffisante médiatisation. Lorsqu’unenseignant donne à ses élèves un sujet de dissertation sur le suicide,l’information passe en boucle dans certains médias. En revanche,l’agression d’un enseignant à la sortie d’un établissement devient presquebanale.Labanalisationde l’inadmissible illustre l’atonieou ladéperditiond’unesociété.

Suiteàcetincident,moncollègueafaitlagrèveduzèle.Ilnemetplusdenotesendessousdelamoyenneetilfaitsemblantdenepasvoirlesélèvesturbulents.

Lorsque le sort s’acharne, il ne le fait généralementpas àmoitié car safemme est morte, suite à une crise cardiaque, quelques années aprèsl’agression.Ilaaujourd’huidesfinsdemoisdifficilesavecsestroisenfantsqui fontdesétudes.L’und’entreeuxvacontracteruncréditpour financersesétudes.Jediscuteavecluietjesuisimpressionnéparsaculturegénéraleetsasainementalité.Alorsqueje luidisavecplatitudequenousavonsla

chanced’avoirunbeausoleilaujourd’hui,ilm’approuveparpolitessedansun premier temps mais ensuite il nuance mon propos en évoquant lesdifficultésquecelaengendrepour lesagriculteurs. Ilpoursuitenévoquantlescausesetlesconséquencesduréchauffementclimatiquedelaplanète.

Notre discussion se prolonge et il me choisit comme confident en meparlant de ses inquiétudes. Il me confie qu’il a peur de ne pas être à lahauteur de ceux qui l’aiment et notamment de son père. Qui raisonnecommecelaaujourd’huidansnotresociété?

Parailleurs,ilestd’unepolitessequin’apluscours.Ilsuscitemonestimemaisaussimon inquiétude.Un jeune tropbienélevéa-t-ildeschancesderéussirdansunmondecomme lenôtre?Cetteéducationn’est-ellepasunhandicapfaceàdesrequins?

Avant de quitter l’appartement, je rédige à la va vite un chèque qui luipermettra de financer son année de classe prépa sans qu’il ait besoin derecouriràunendettement.Ilrefused’abordmaisj’insisteavecvigueur.Pourle convaincre, je lui mens en disant qu’il devra accepter en contrepartied’êtreembauchéparmonentreprisesiellelesouhaite.

Je le supplie presque de prendre ce chèque qui désormaisme brûle lesdoigts.J’ail’impressionqu’ilincarnemespêchésetjeveuxlesabsoudre.Ilme libère enfin en acceptant. Je n’ai jamais été aussi heureux dem’appauvrir.Ilm’apermisdesoulagermaconsciencepourplusieursmois.Pourlereste, j’aidel’estimepourmonanciencollèguemaisj’avouequ’ilm’aconfortédansmonchoix. Il acombattuetperdu. J’ai fait lechoixdebattreenretraiteetd’intégrerlemondedeswinnerssanscoupférir.

Enlevoyantdanssonappartementetcettecité, ilm’aoffert l’imagedel’homme que j’aurais pu devenir. Durant la guerre 14-18, il y avait lessoldatsqui fonçaientbravementsur l’ennemietd’autresqui secouchaientparcommoditéàlapremièreéraflure.J’appartiensàladeuxièmecatégorie.Je laisse les autrespartir enpremière ligneetprendre les coups. J’appelleceladel’intelligencealorsquec’estseulementdel’opportunisme.

Ilest21heuresetledernierbusestpassé.J’ensuisquittepourmarcher

dans lacité. Jemerappellequ’à l’époqueoù j’étaisenseignant j’exhortaisleshabitantsdescitésàvoterrégulièrementauxélectionsafind’êtremieuxécoutés.Jeleurdisaisqueleurabstentionseralasourcedeleurdésillusion.Aujourd’huienmaqualitédeseigneurdelamondialisation,jefavoriseunsystèmeoù lapolitiqueéconomiqueest lamêmepour l’essentielquelquesoit le résultatdesurnes.Denos jours,c’est levotequiestunesourcededésillusionpourlescitoyensetc’estbeaucoupplusgrave.

Le système a retiré beaucoup de manettes des mains des hommespolitiquesetcesderniersnousserventdeboucliersfaceaumécontentementdelapopulation.Nousavonsl’avantageparrapportauxpolitiquesdenepaspouvoirsubirledégagismecarnousnesommespasélus.Notrepouvoirestpluspuissantqueceluidesreprésentantsdelanation.Ladémocraties’arrêteoùcommencenotreploutocratie.

Ledégagismeoul’abstentionlorsdesélectionsn’apasd’impactdirectànotre égard. Les vicissitudes de la démocratie ne nous concernent pas.D’ailleurs, nous ne sommes pas des démocrates. Abraham Lincoln disaitqueladémocratie,c’estlegouvernementdupeuple,parlepeupleetpourlepeuple.Nousconsidéronsquelepeuplen’apaslescompétencespoursavoirladirectionqu’ilfautprendredansunmondeaussicomplexequelenôtre.Ensuite, notre système est accessoirement au service du peuple etprincipalementinféodéànosintérêts.Ilincarneunedémocratieintrouvable.Le renoncement de lamajorité des citoyens, implicite ou explicite, est lefondementdenotrepouvoir.Leursentimentd’impuissanceestlasourcedenotrepuissance.Ilfavoriseleurdémoralisationetleurdésengagement.Nousavonsœuvréafind’avoirunesociétéatomiséeoù les intérêtsdescitoyensdivergentcarnouscraignonsunfrontcommun.

Je retrouve enfinma voiture et je file sans regret en direction demondouilletappartementparisien.Demain,jereprendsletravailetjeseraidansunquartierd’affairesaseptisébienloindecettecitéoùjen’aieffectuéqu’unpassagefurtif.Ellenefaitpaspartiedemonmonde.

XVIII

Dans ma tour d’ivoire, ce matin, je rédige un argumentaire afin deconvaincre les pouvoirs publics d’autoriser les spectacles de lancers denains. Nous souhaitons créer de nouvelles boîtes de nuit avec desanimationsoriginales.LeConseild’Etatainterditlespectacledelancersdenains sur le fondement du respect de la dignité humaine et à l’époque oùj’étais enseignant j’avais approuvé cette décision. Je l’avais louangée encours devantmes élèves en disant qu’une société doit proposer une autrealternativequecelledel’humiliationouduchômage.J’avaisajoutéqu’ilestinconcevable de valider l’asservissement de la personne humaine par deslogiquesdemarché.

D’une manière plus pragmatique, je craignais, comme les autresenseignants, que les plus petits de la classe volent dans les cours derécréationsilespectacledelancersdenainssebanalisaitdansnotresociété.

Désormais, je défends l’idée d’une société festive dans laquelle unelibertéabsoluedoitprévaloir.Peuimportesiuneactivitéincarnelemauvaisgoûtdumomentqu’ilyaunedemandesolvable.Celarevientàconsidérerque tout est une question de prix même l’honneur. Mon cynisme vise àinnocentermespropresrenoncementséthiques.Jedéfendsdeslogiquesquiincitent les autres à aller encore plus loin que moi dans le renoncement.Pourquoiserais-jecoupablesilamajoritédelapopulationasuivilamêmeroutedelaservitudequemoi?Egalement,j’apprécielorsquedespersonnessontencoreplusachetablesquemoicarj’ailesentimentd’êtrepresqueuntypebienencomparaison.

Jenepeuxpasm’opposerd’unemanièrefrontaleàladignitéhumaineeten conséquence je vais jouer la carte de l’émotion en disant quel’interdiction des spectacles de lancers de nains prive ces derniers d’uneactivitéstable.Jedemanderaiàdesamisjournalistesd’interviewerdesnainsqui invoqueront la liberté du travail pour justifier notre doléance. Parailleurs,desentrepreneursciterontlalibertéducommerce.

Egalement, j’accuse lesmagistrats, qui ont rendu la décision de justiceprécitée,d’êtredeségoïstesquiprennentdesposturessanssesoucierdusortdesnainsquisontauchômage.Ilestpertinentd’accuserlesautrescarilenreste toujours quelque chose. Je termine mon argumentaire en lebadigeonnant de beaux discours sur le respect des nains alors que mamotivation est purement commerciale. J’ai désormais un véritable talentpourmanipulerlesautres.Jeconnaistropbienlaméthodepouryparvenir:culpabiliserlesadversaires,jouerlacartedel’émotionnelplutôtquecelledurationnel, flatter les bas instincts de la nature humaine, offrir de faussessolutionsàdevraisproblèmesetc.

Avecmonartde lamanipulation,onpeut justifier toutes les régressionscomme par exemple la suppression du SMIC en disant qu’elle seraitfavorable aux chômeurs. Nous avonsmême pensé à payer des personnesafin qu’elles acceptent de se faire cracher au visage. Nous savons quel’alcoolquiestconsommédanslesboîtesdenuitréveillelesbasinstinctsdela nature humaine.Nous sommes certains que des clients seraient prêts àpayer pour avoir le plaisir d’humilier les autres en faisant semblant des’amuser.D’ailleurs,peutêtrequ’ilss’amuserontréellement.Lespersonnesviennentsouventengroupedanslesboîtesdenuitetcelapeutengendreruneffetd’entrainementetdesurenchère.Dessociologuesontdémontréqu’unefouleaparfoisdesréactionsquicorrespondentàunâgementalde6ans.

Nous avions envisagé de défendre le crachat payant en disant qu’ilpourraitaiderleschômeursàretrouverunemploi.Àcejour,nousn’avonspasosélefairemaisnousreviendronsàlachargecarnousconsidéronsquetout peut s’acheter. Le temps joue en notre faveur car le chômage et lapopulation mondiale augmenteront dans les années à venir. Ventre qui afaimn’entendpointlaraison.

Après cettemonotonematinée de travail, j’ai le plaisir d’aller déjeuneravecdeuxamis.Lepremiers’appellePascaletilestl’undemescollègues.J’ai rencontré le second, Sylvain, grâce à ma famille. Il a un parcoursoriginal car il était un cheminot de la SNCF et il est ensuite devenu unbusiness man. Il a longtemps été un militant syndicaliste actif mais il aestiméunjourqu’ilétaitimpossibledeluttercontrelavague.Commemoi,

ilachoisidefairepartieduclandeswinners.Pourl’embêter,jeluidisqu’ilestdésormaisunmarxistetendanceGrouchoMarx.

Ilachoisidefairepartieduclandeswinnersmaisd’uneautrefaçonquemoicarilaleméritedegérerunepetiteentreprisealorsquejenesuisquelerentier d’un système. Sylvain a parfois la nostalgie du passé lorsqu’ilmedit : « il y avait auparavant des dispositifs qui préservaient les logiquescollectivesmaisdésormaislesystèmefavorisel’individuelsurlecollectif».

Il incarneparfaitement lescontradictionsde lanaturehumainecar ilestcapable de pressuriser ses fournisseurs afin d’avoir lemeilleur prix et parailleursd’êtregénéreuxavecsessalariés.Ilestplusdifficiled’appliquerunelogique purement économique à une personne que vous côtoyez auquotidien. Dans ce cas, l’humain reprend ses droits chez Sylvain. Àl’inverse, il devient une machine de guerre lorsqu’il négocie avec sesfournisseurs.

Audépart, je pensaisqu’il s’agissait d’un jeumais j’ai comprisque lesressorts psychologiques de son attitude étaient plus complexes. Il y a unautre homme qui semble sortir de son corps dans cesmoments. Il est entransecommes’ilétaitenvouté.Onalesentimentquelefournisseurdevientunadversairequ’ilfautmettreàterre.Sylvaintranspire,éructeetparfoisilmenacede rompre lesnégociations.Lapsychologieapprendque l’hommedoitêtrecapabledecontrôlersespulsions.Sylvainarelevéledéfidans lamajoritédessituationsmaisils’accordeunexutoirefaceàsesfournisseurs.Sonattitudemefaitpenseràcelled’unjoueurcompulsif.

Sylvain est également un séducteur compulsif à l’égard des femmes.Àsonâge,sesconquêtessemblentêtreunmoyendelerassurersursoncapitalséduction.Iln’estpasunmufleaveclagentefémininemaisenraisondesoncaractère, il se lasse de ses conquêtes rapidement. Il est incapabled’envisageruneviedecouplecarilalesentimentqu’elleporteraitatteinteàsalibertéàlaquelleilaccordeuneprimauté.Laruptureavecsesconquêtessefaitsouventàl’amiablemaispastoujours.Ilaétéplusieursfoiscontraintdepayerdespensionsalimentairessuiteàdesactionsenreconnaissancedepaternité. Une fois, le test a été négatif. Furieux, il a dit à sa fille

présumée : vous ne savez toujours pas qui est votre pèremais désormaisvoussavezquiestvotremère.

Je le prends comme il est et j’apprécie sa compagnie. Il est un fidèlecompagnonderouteaveclequelj’aiduplaisiràpasserdutemps.Parfois,ilm’emmènedanslesvoituresdeluxequ’ilcollectionne.Touslesregardsseportent sur nous et nous avons l’illusion d’être des personnes connues etadmirées.

J’entretiensdesrelationsdifférentesavecPascalledeuxièmeconvivedurepas.Ilmerassurecarjecroisqu’ilestencoreplusinutilequemoi.Ilestresponsable du service prospective de notre entreprise. La prospective estune matière qui consiste à anticiper l’avenir. Elle permet de mieux s’ypréparer car gouverner c’est prévoir. La prospective est une matièrecomplexeetseuldesespritsbrillantspeuventlarendreutile.Pascaln’enfaitpaspartie.

Danslavie,ilesttoujoursarrivépremieràunconcoursdecirconstances.Ilaeuleventdansledos.Ilafaitunethèseenmathématiquesquiétaittropmoyennepourluiouvrirlesportesdel’université.Iln’ajamaisétéungrostravailleur. Il a ensuite fait de l’économie en formation accélérée sur lesconseilsde sonpèrequi travailledansnotremultinationale.Cedernier l’aintroniséet l’ascensiondePascal fut fulgurantedansnotreentreprise.Sonposteestconsidérécommeimportantparnosactionnairesetcertainsdenospartenaires alors même que peu de personnes comprennent sesdémonstrations.Peu importecar ellesont l’apparencede la scientificité etellessontconformesauxintérêtsdenotrecaste.Nonseulementiln’estpaspédagogue lors de ses présentations mais il a aussi le défaut de parlerlonguement lors des réunions. La concision n’est pas son point fort et ils’écoute parler. Il nous donne en longueur, ce qu’il est incapable de nousdonner en profondeur. Il prend du plaisir à parlermais personne n’en a àl’écouter.

Pascalestconsidérécommeunéconomistedansnotreentreprisemaisilagardé son âme de mathématicien. Il nous présente des modèles remplisd’équationsquenoussommesincapablesd’évaluer.Lesautreséconomistes

ont aussi des difficultés pour le comprendre en raison de l’importance del’outilmathématiquedanssesanalyses.Quantauxmathématiciens,ilsn’ontpaslesconnaissanceséconomiquespourjugerlaperspectivedesonmodèle.

En résumé, Pascal est d’une intelligence moyenne mais il a un profilspécifique qui lui permet d’être difficilement évalué par les autres. Unepoignéedepersonnespeuvent le fairemais ilapris lesoinde les intégrerdanssonréseau.Illesconsulterégulièrementetilleurpermetdebénéficierdeconfortables rémunérationsverséesparnotremultinationale.Enclair, illesamisesensituationdedépendance.

Sondynamismese résumeà laprotectiondesonstatutauseindenotremultinationale car pour le reste il a surtout le talent de faire travailler lesautres.Afinderéalisersesétudes,ildemandetoujoursplusd’informationsauxpersonnelsde terrain.Celaalourdit leur travailmais iln’enacurecarcesinformationslégitimentsafonction.

Il est déconnectéde la réalitédu terrainmais il n’hésitepas à fairedesrecommandations aux salariés dans ses rapports. Il me rappelle lesinspecteurs de l’éducation nationale qui expliquent aux enseignantscomment il faut enseigner alors qu’ils n’ont pas animé une classe depuisbelle lurette.Sylvainestune illustrationd’un traversque l’on trouvedansbeaucoupd’organisationsdanslesquellesilmanquedupersonneldeterrainmaisoùl’ontrouveunekyrielled’organisateursetdecontrôleurs.

Faire travailler lesautresensedonnant l’apparencede travaillerestunesourcedetranquillitévoiredebonheur.Sil’oncontinuesurcettelancée,ilyaura un jour trois experts pour expliquer à un ouvrier, avec des théoriesdifférentes,commentildoitplantersonclou.

Pascal estpeuappréciépar les représentantsdupersonnel car il résumel’économieàdesmathématiquesetàdeslogiquescomptables.Unjourlorsd’uneréunionanimée,l’und’entreeuxluiaditsansambages:«pourfaireuncomptable, il suffitd’avoirunconetune table».Pascal auraitpuêtrechoquépar lavulgaritéduproposmais il était surtoutétonnédeconstaterqu’unsalariéestfaitdechairetdesang.Danssesmodèles,illesconsidèrecommedespetitsrobotsqu’ilpeutprogrammeràsaguise.

Saparessel’adissuadédelirelesrichesouvragesd’économiepolitique.Ila trouvé commeprétexte que l’économie doit être considérée commeunescience dont il suffit de respecter les règles. Il aime parler de loiséconomiques.Ilestimequelapolitiqueestauservicedel’économieetnonpasl’inverse.C’estcepostulatquiafaitsonsuccèsauprèsdesdirigeantsdenotreentreprise.Cesdernierspensentque l’interventionde l’Etatdoitêtreminimalecarlesmarchéssontsupposésêtrerationnels.

Sylvain passe souvent à la télévision pour expliquer qu’une seulepolitiqueéconomiqueestpossible.IlréciteavectalentnotreantienneTINA(thereisnoalternative).Ainsi,peuimportelerésultatdesélectionsauseinde notre pays car Sylvain alimente l’idée que rien ne peut changer. Ilm’amuse lorsqu’ilcritique lespartiesextrémistescar iln’apasconsciencequ’il est leur meilleur allié avec son discours qui légitime l’impuissancepublique.

Saparesseintellectuelleluiinterditdesehisserversunepenséeoriginale.Ilserepaîtdesapenséeuniquedanslaquelleils’estenfermécommedansuneprison.

Lamultiplication des outilsmathématiques dans ses rapports lui donnel’illusiond’êtreunscientifiquemaisilressemblesurtoutàunchiensavant.Il faut savoir que les résultats d’unmodèle économique dépendent de seshypothèses.Silemoteurdumodèleestpertinentmaisqueseshypothèsesnesontpasconformesàlaréalité,lesconclusionsneserontpaspertinentes.

Peu lui importecar ilm’a réponduqu’ilpréféraitavoir :«parfaitementtort»plutôtqued’avoir«àpeuprèsraison».Ilvitdansunmondevirtuel.Il semble préférer ses équations aux hommes. Les conclusions de sesmodèles sont plus souvent erronées qu’exactes mais il explique alorsdoctementpourquoi.

Ilnousexpliquerademainaveclamêmevervepourquoicequ’iladithiern’estpasarrivéaujourd’hui.L’inutilitédecegarçonmerassure.Elleestlasource essentielle de mon amitié à son égard. J’ai l’impression d’être unesprit ouvert au regard de son caractère borné. Un spécialiste del’intelligencem’adit:«onesttoujourslecond’unautre».Pascalassume

cerôleàmonégardavectalent.Enclassedequatrième,j’avaisdéjàchoisicomme ami un garçon insignifiant. En comparaison, les autres mevalorisaient.

XIX

Après ce copieux repas, je retourne travailler dansmon bureau. J’ai dumalàmeconcentrercar lemagnifiquevinque j’aibum’offreune ivressequimessiedautravailquim’attend.MonespritestembuélorsquesoudainjevoisarriverSophievisiblementdéfaiteetagacée.

—Qu’estcequivousarrive?Vousvousêtesmaquilléeenbraille?

—Mercipourl’humourmaisjereviensd’unemanifestationetj’aiprisdelabombelacrymodanslevisage.

— Décidément, les manifestations deviennent une vocation pour vous.Quelleétaitlarevendication?

Enposant la question, jemedisais que j’étais aujourd’hui incapablede

sacrifier ma pause déjeuner pour aller manifester. Cette petite estsurprenante.

—Manifestation contre un traité de libre échange entre l’Europe et leCanada.

—Quelestleproblème.

— Ils vont créer une zone de libre échange sans qu’il y ait la créationd’unpouvoirpolitiquepourlaréguler.

—J’enaientenduparleràlatélévision.

—Troppeualorsquelesujetestessentiel.Aujourd’huilapolitique,etlescommentaires qui l’accompagnent, privilégient souvent l’anecdote privéesur la réflexion publique et elle transforme chaque citoyen en spectateurd’unesagapolitiquequifaitpenseràunesérietélévisée.

—Vousavezrégulièrementledroitdevoter.

—J’enaiassezdevoterpourdespolitiquesquin’ontpluslesmanettes.Ils incarnent une impuissance de la sphère publique.On les choisit sur lefondement d’un programme politique qu’ils n’appliquent pas. Les mauxsuccèdentauxmots.

—Quellesontvossolutions?

—LesEtatsdoiventarrêterdesefaireconcurrenceentreeuxetretrouverlalignedirectricedelaDéclarationdePhiladelphie.

— Il y a 197 Etats dans le monde. Comment voulez-vous obtenir unaccordàcetteéchelle?

—Siunedizained’Etatspuissantsinitiaientunmouvement,ilspourraientjouer le rôle de fer de lance. Ils interdiraient les paradis fiscaux et ilsencadreraientlesmultinationales.

—Vousreprochezquoiauxmultinationales?

—Ilyaunedilutiondupouvoirpolitiqueàleurprofit.EllesmettentenconcurrencelesEtatsetmêmelesrégions.

— Je vous rappelle que vous travaillez dans une multinationale. Nemordezpaslamainquivousnourrit.

—Ellemenourritbeaucoupmoinsbienquevous.Parailleurs,monfrèrea prouvé qu’une autre voie était possible. Malheureusement il y a peud’hommesdesatrempe.Vousêtesbienplacépourlesavoir.

J’ai pris la trempe sans broncher car le magnifique vin que j’avaisgoulumentconsomméfaisaitencoreuneffet.J’étaishébété.

Je change la discussion en lui disant : « avez-vous regardé lesinformations, nous sommes désormais 7,5 milliards sur la planète, c’estmagnifique».J’utilisaiscetadjectifsansréfléchirenreprenantlestermesdujournalistequiadonnél’information.Ellemereprendsèchementdevolée.

—Magnifique?Jedéfendsledroitàladignitédechacunetjenesuispascertaine que l’on y parviendra avec une population mondiale aussiimportante.

—Lemondeestcapabledeproduiresuffisammentderichessepourcettepopulation.

— Les ressources naturelles ne sont pas inépuisables. Par ailleurs, lesrichesses matérielles sont suffisantes à la condition d’être répartieséquitablement.J’aiungrosdoutecarlesystèmeactuelnefavorisepasuneredistributionéquilibréedesrichesses.

—Vousêtespessimiste.

—Expliquez-moicommentl’onvaoctroyerunemploiàcettepopulationcroissantealorsqu’ilyaunphénomènedesubstitutionducapitalautravail(lesmachinesquiremplacent leshommes)?Cettesubstitutionneferaques’accélérer avec le progrès technique. Un pessimiste est un optimiste quiperçoitlaglobalitéduproblème.

Jerenonceàluirépondrecarjemanqued’arguments.Jemecontentedelui rappeler que je suis son supérieur hiérarchique et qu’elle doit savoirs’arrêter. J’ai les clés pour comprendre lemonde actuelmais par confort,voireparparesse,jemecontentederépéterlesélémentsdelangagequemacastemefournit.J’aiplaisiràvivredansunmonded’endormismêmesijesais que l’heure du réveil sonnera un jour. Les larmes des perdants dusystème finiront par alimenter des torrents de révoltes qui briseront lesdiguesquileprotègent.Quand?Comment?Jen’ensaisrienetfinalementpeum’importecaràtitrepersonnelmafortunemerendintouchable.

L’idéalismedeSophiemedevient insupportable.Saqualitéhumaineestun miroir qui me renvoie par contraste ma médiocrité. Depuis troplongtemps,jeconfondscompromisetcompromission.Àlalongue,savertum’use et je n’ai aucunement envie de remettre en cause mes choixprofessionnels et personnels. Ils m’offrent le confort et cela suffit à lesrendre légitimesàmesyeux.Leseulargumentquimepermetdeconclurenos discussions est : « Je vous rappelle que je suis votre supérieurhiérarchique ». En prononçant cette phrase, je m’éloigne un peu plus del’enseignantidéalistequej’étais.

Àl’époque,j’apprenaisàmesélèvesquel’exemplaritéestunesourcedelégitimitéaumoinsaussi importantequelestatuthiérarchique.Egalement,je leur enseignais que la défense des idéaux pouvait justifier ladésobéissancecivique.

Jedécidedeprendrerendez-vousaveclegrandManitouafind’obtenirlatêtedeSophieenexcipantunconflitd’intérêtsavecsesactivitésmilitantes.J’ailavolontédebrisercemiroirquimerenvoiequotidiennementlevidedemonâme.

XX

Enentrantdanslebureau,jesuisprêtàrécitermonargumentaireavecletalent de petit perroquet qui est lemien. Le temps qui passe est assassinmaismacapacitéàdétruireunprojetouunepersonnedansuntempslimité,àl’aidedesalvesrhétoriques,sebonifieavecl’âgeàforced’expériences.

Ilmefaudraitplusieurspiècespouraccrocher lesscalpsdesvictimesdemonentreprisededémolissage.Jesuiscapabled’injecterduvenindanslesveines des meilleures personnes ou des meilleurs projets. Personne nerésisteàdesargutiespourvuqu’ellesprennentl’apparencedubonsens.Laforme compte beaucoup.Le charismepermet demasquer la banalité d’unpropos.L’essentielestd’avoiruntonconvaincantetconvaincu.Enl’espèce,je n’ai guère eu le temps de jouer lesMachiavel de ruisseau car le grandManitoum’accueillepar:«celatombebien,jevoulaistevoir».

Cesgestesnerveuxnem’incitentpasàl’optimisme.Ils’assoitlourdementdans son fauteuil enm’invitant à en fairedemême. Il racle sagorgepuistoussote machinalement. Ensuite, il me dit : « je suis ton ami et enconséquence je vais t’exposer honnêtement la situation ». Cette phrasedéclenche au profonddemoi une sirène d’alarme.Ce type n’a jamais étémonamietnouslesavonstouslesdeux.Cettephrasenevisequ’àamortirlasuitedesondiscours.Parailleurs,lemot«honnêtement»devientungrosmot dans sa bouche. Elle a prononcé tant de trahisons. Il connait ladéfinitiondumot«honnêtement»maisilnepratiquepasl’honnêteté.

Il perçoit mon trouble et en profite pour enchaîner rapidement sadémonstrationcommeunboxeurquisouhaiteraitabrégeruncombatparuneavalanchedecoups.

—Tonéchecdansledossierdespesticidesafaitjaserenhautlieu.Laloiaétévotéeetausurplusnotreimagedemarqueaététernie.

—Jesuistombésurunidéaliste,lapiredesraces.Net’inquiètepas,ilnenous nuira plus. J’aimis en place une campagne de désinformation et de

dénigrement à son égard. Un habile mensonge peut être aussi efficacequ’une vérité. La médisance est un puissant venin. Par ailleurs, je l’aimarginaliséauseindesonpartigrâceànosfidèlessoutiens.Heureusementquelesidéalistesrestentminoritaires.

—Later is better thannevermedit-il surun ton cinglant. Il ajoute : leproblème est plus global et il concerne notre société dont le contrôle serabientôt transféréàunnouveaugrouped’actionnaires. Ils sontasiatiquesetils souhaitent délocaliser une partie du service communication dans leurpays.

—Jeriposteénergiquement:«maisilsn’ontpasnotresavoirfaire».Jeme rends compte que je viens de prononcer la phrase du condamnéde lamondialisation économique. Avantmoi, combien de personnes ont utilisécette formule?Lespremiersconcernésétaient lesouvriers.Le restede lapopulation a peu réagi en considérant que seuls les emplois peu qualifiésétaientconcernésparledumpingsocial.

Ensuite, le trait est monté au sein de la stratification sociale. En ma

qualité de seigneur de la mondialisation, j’ai toujours considéré que jegarderaislatêtehorsdel’eau.Rienn’yfaitcarletraitinvisiblequisépareles winners et les loosers au sein du système continue de monterinexorablement en engloutissantd’autresvictimes.Lamondialisationet lasubstitutionducapitalautravailalimententleprocessus.

—J’aitoutfaitpoursauvertonpostemaiscelan’étaitpasnégociable.Ilspeuventavoirmieux,moinscheretplusjeune.

—Ettoi?

Gênéparmaquestionmêmes’ill’avaitanticipée,ilracledenouveausagorgeettoussote:

—« l’importantest l’entreprise,nosprojets. Ilsontdécidédegarder lenoyaudurdel’équipepourassurerunecontinuité».

—Seuleslesmauvaisesbranchessontcoupées,tuveuxdire!

—Neleprendspascommecela.Tuaurasuneindemnitédedépartdontlemontantseracalculéselonledroitfrançaisetnonpasledroitchinoisdit-ilironiquement.Tuastoujoursdéfendulaflexibilité.Tuvaspouvoirpasserdela théorie à la pratique. Tu pourras même bénéficier d’une allocationchômage car nous n’avons pas détruit totalement l’Etat-providence de laFrance.

— Tu seras le prochain sur la liste. Un système ultra étatiste ou ultralibéralvitdansl’excès.

—C’esttoiquejetrouveexcessif

JedécidedeluiciterlepasteurMartinNiemollerquiécrivitàDachau:

Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit car jen’étaispascommuniste;

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit car je

n’étaispassyndicaliste;Quandilssontvenuschercherlesjuifs, jen’airienditcarjen’étaispas

juif;Quandilssontvenusmechercher,ilnerestaitpersonnepourdirequelque

chose.

—Lesdeuxépoquessontincomparables.

— Elles sont différentes. Je te cite Martin Niemoller afin de te fairecomprendrequeleslogiquesindividualistesfaceàunrouleaucompresseurrelèventdel’illusionetellessontvouéesàl’échec.Tontourviendra,c’estunequestiondetemps.

Ilsouhaiteterminercettediscussionmaisavantilm’assène:«jenesuispastonennemi».

Je suis galvanisé comme je ne l’avais pas été depuis de nombreuses

années. Je lui réponds d’une manière spontanée et avec autorité : tu asraisoncarlagrandeurd’unhommesemesureàlatailledesesennemis.J’aitropd’estimepourmoiafindet’octroyercestatut.

Il me regarde comme si j’étais une autre personne que celle qu’il acôtoyéependantdenombreusesannées.Ilnem’avaitjamaisentenduparlercommeunhommelibre.Jelisdanssesyeuxqu’ilmereprochedebriserlescodesdenotrecaste.

Cela faisaitdenombreusesannéesque jen’avaispasexprimédes idéesauxquelles jecrois. Je suis resté trop longtempsunemachineà réciterdesargumentairespréparésparlesautres.Enquittantlebureau,jesuispresquesoulagé de m’être réconcilié avec la liberté d’opinion et la libertéd’expression. Je me revoie enseigner à mes élèves que ces libertés sontconsacréesparlesarticles10et11delamagnifiqueDéclarationde1789.

JedécidedemarcherlenezauventdansParis.JepassedevantlemuséeduLouvre puis la pyramide avant d’atteindre les quais. Jeme dirige versl’Assembléenationale lorsqu’unebelle filles’approchedemoiensouriantjusqu’aux oreilles. Ayant conscience que mon triste physique ne peutsusciter une attirance spontanée chez la gente féminine, je reste sur maréserve.

Ellemeditavecunsourireéclatant:«BonjourMonsieur,vousétiezmonprofesseuraulycée.Commentallez-vous».

Décontenancé, je prononce quelques banalités d’usage. Elle reprendensuitelaparole.

—Vousêtestoujoursenseignant?

—Non,j’aitournélapage.

—C’est dommage car vous étiez un excellent professeur.Vousm’avezdonné le goût de la lecture. Vous aviez raison, la littérature permet des’échapper de son quotidien et de vivre plusieurs vies au travers de sespersonnages.Cegoûtdelalecturem’aaidéàréussirdebellesétudes.

—Vousfaitesquoi?

—Jesuisadministrateuràl’Assembléenationale.

—Bravo,leconcoursestdifficile.

Quelques palabres plus tard, nous partons chacun de notre coté. Après

avoirregardélespénichespassersouslepontdelaconcorde,jereprendsmapromenadequimeconduit jusqu'à l’Assembléenationale.Sans tropsavoirpourquoi, je pense à ce jour du 6 février 1934 où des antiparlementairesavaientvoululaprendred’assaut.Cejourlà,laRépubliqueavaitrésisté.

Désormaisellesubitdesattaquesmoinsfrontalesetpluspernicieuses.Je

medisquelepouvoirdesdirigeantsdesmultinationalesquejeconnaisestplus important que ceux des députés de l’Assemblée nationale alors queseulscesderniersontreçul’onctiondusuffrageuniversel.

Mon licenciement et mes pensées noires pourraient faire germer dans

monespritunesolutionradicalemaisjen’aipaslagrandeuretl’idéalismed’un S. Sweig ou d’un R. Gary pour envisager un suicide. D’ailleurs,lorsqu’onénumèrelalistedesbrillantsespritsquiontchoisi lesuicide,onpeutdouterdelaluciditédeceuxquichoisissentderester.

S. Sweig,R.Gary,H. deKleist,K.VonGunderode,G. deNerval, ont

manifestementcomprisdeschosesquinouséchappentouquenotrelâchetémasque.

Le nez au vent en direction des Invalides, je pense à la vie deK.Von

Gunderode.ElleesttombéeéperdumentamoureusedusavantF.Creuzeretelle promit de l’aimer jusqu’à la mort. Ce dernier décida de rompre leurliaisonparpersonnesinterposées.Leshommesmanquentparfoisdecouragedans de tels moments. K. Von Gunderode choisit de rester fidèle à sapassionetelleseperçalecœurd’unstyletàmanched’argentlelongdelariveduRhin.Soncadavreaflottésurl’eaujusqu’aulendemain.J’appartiensàuneépoqueoùuntelidéalismeestassimiléàdelabêtise.

Je suis incapable de sacrifierma petite personne sur l’autel d’un idéal.

Monâmeestmortedepuislongtempsmaisjedécidedelaisserdutempsà

monenveloppecorporellepourseflétrir.