pascal et la raison du politique - numilog

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É P I M É T H É E

ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion

Epiméthée, nous dit Platon ( 321), n'était « pas précisément un sage » : n'avait-il pas, dans la distribution des dons aux races mortelles, oublié rien moins que l'homme ? Prométhée ne dut-il point dérober le feu aux dieux pour réparer cette bévue ? Mais, si Prométhée, donnant la « sagesse qui sait faire », ouvre la carrière aux hommes, tandis qu'Epiméthée « demeure dans l'aporie », pourquoi donc philosopher sous l'égide de celui qui n'offre que son embarras ? Peut-être parce que la philosophie, qui ne commence qu'avec l'étonnement stupéfait devant cette merveille que l'étant simplement est, ne persiste qu'affrontée à l'aporie, accueillie par elle, et arc-boutée sur l'in- connu. Par quoi seulement elle se distingue radica- lement des sciences, situées dans l'étant, assurées par la méthode. L'aporie n'empêche pas la philo- sophie, elle la rend possible, et la philosophie ne meurt que de l'oublier. En retrait de la pensée prométhéenne, qui s'exténue en ses victoires et s'affole en ses raisons, Epiméthée, aporétique et lent, impuissant à la techné, pourrait bien, après tout, offrir le seul visage convenable de la philoso- phie, aux temps où s'accomplit la métaphysique.

Epiméthée — la collection — ainsi redéfinie, trois tâches se proposent immédiatement, sans hié- rarchie :

► L'histoire de la philosophie : Depuis Nietzsche et avec Heidegger, nous vivons l'accomplissement de la métaphysique, et sa fin, c'est-à-dire l'ultime déploiement de la donne initiale de l'Etre de l'étant : d'où la nécessité d'une histoire de la philosophie qui pense — pour en penser les moments, articula- tion, généalogie.

► L'édition et/ou traduction de textes : La phi- losophie française n 'a que trop souffert d'ignorer les pensées étrangères ou anciennes, et, malgré de récents et beaux travaux, beaucoup reste encore à faire pour rendre accessibles certains textes déter- minants de la tradition.

► La phénoménologie : Notre siècle commence avec la fin de la métaphysique. La phénoménologie, de Husserl à Heidegger, et en France aussi bien, offre une voie moderne pour penser cette fin elle- même — et au-delà. Conformément à l'intention de

son fondateur, J. Hyppolite, Epiméthée voudra s'en faire le lieu privilégié.

J.-L. M.

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P A S C A L

E T LA R A I S O N D U P O L I T I Q U E

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É P I M É T H É E

ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion

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PASCAL

ET LA RAISON

DU P O L I T I Q U E

G É R A R D F E R R E Y R O L L E S

Les affaires humaines ne sont pas dignes de beaucoup de sérieux, et pourtant il faut les prendre

au sérieux.

PLATON Lois, 803 b

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

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ISBN 2 13 0 3 8 4 5 9 5

D é p ô t l é g a l — 1 é d i t i o n : 1 9 8 4 , m a i

© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 8 4 108 , b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

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I N T R O D U C T I O N

De tous les domaines que le génie de Pascal a touchés dans son universalité, la politique est certainement l'un de ceux qu'on a le moins étudiés chez lui. De remarquables travaux, classiques ou récents, ont porté sur la philosophie de Pascal, son apologétique, sa théologie — mais sur sa politique il n'existe point d'ouvrage approfondi. Trois raisons peuvent expliquer ce silence : ou l'on estimera, tout simple- ment, qu'il n'y a pas de politique pascalienne ; ou l'on décidera que, si elle existe, elle est incohérente ; enfin on pourra juger que, ne se distinguant pas de l'idéologie dominante de l'époque, elle mérite aussi peu d'attention qu'elle ne recèle d'originalité. Notre propos sera de montrer, à rebours, que la politique de Pascal existe, qu'elle est cohérente et qu'elle est originale ; et ce, non point tant par intérêt pour la philosophie politique elle-même qu'afin d'introduire, par une voie peu explorée et cependant stratégique, à une définition nouvelle du statut de l'ordre humain dans la métaphysique pascalienne.

Cette politique de Pascal, qui en reconnaît l'existence, et comment la présente-t-on ? Les spécialistes des idées politiques, la plupart du temps, l'ignorent. Elle ne laisse aucune trace dans le classique Cours d histoire des idées politiques de M. Prélot, non plus que dans les Grandes idées politiques des origines à J.-J. Rousseau de J. Rouvier ; elle est absente d'ouvrages plus spécialisés comme l Education politique de Louis XIV de Lacour-Gayet ou les Idées politiques en France au

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XVIIe siècle par H. Sée. Seule une courte vulgate pascalienne s'est insinuée dans l Histoire des idées politiques de J. Touchard à la faveur des remous suscités par Le Dieu caché de Lucien Goldmann. Ce quasi- mutisme semble répondre, il est vrai, à un silence pareil de Pascal. Il n'est traité un peu continûment de politique qu'aux confins de l'œuvre pascalienne : dans les propos rapportés par Nicole (les trois Discours de feu M. Paschal sur la condition des Grands) ou par Gilberte Périer (dans sa Vie de Monsieur Pascal). De plus, la réflexion politique perd dans la fragmentation des Pensées toute chance de se déployer en système à la façon du Prince ou du De cive : la section V de Brunschvicg n'y saurait obvier, qui rassemble avec un arbitraire résigné des Pensées que l'édition Lafuma ventile du numéro 9 au numéro 977. Au reste, la réserve de Pascal devant la politique touche à la réticence : échos rares et fugitifs des bouleversements du temps (trois lignes sur la guerre avec l'Espagne, au fragment 59 ; deux sur la fortune renversée des souverains d'Angleterre, de Pologne et de Suède, au fr. 62 ; Cromwell en hapax au fr. 750) ; les points sensibles de la conscience politique au XVII siècle, comme les alliances hérétiques ou la tolérance des protestants, sont effleurés d'une plume imperceptible. Un sondage onomastique dans les Pensées ramènerait Tosiphot ou Hakadosch mais ni Retz ni Foucquet ; Scipion, non Condé, Epaminondas, non Turenne ; un Borgia, mais pas celui de Machiavel Une seule fois chez Pascal on croisera mention de Hobbes : dans la Lettre de A. Detton-

ville démontrant son erreur sur la dimension des lignes courbes ; quant

1. T. I, p. 355-356. 2. Tosiphot et Hakadosch : fragment 277 ; Scipion : fr. 485 ; Epaminondas :

fr. 681 ; Borgia (général des jésuites) : fr. 954. Pour les Pensées, nous renvoyons à l'édition Lafuma, Paris, Ed. du Luxembourg, 1952, 3 vol. (les renvois simples aux Pensées seront inclus dans notre texte) ; pour les Provinciales, la Lettre d'un Avocat, les Ecrits des Curés de Paris, le Projet de Mandement contre l'Apologie pour les Casuistes, nous renvoyons à l'édition Cognet des Provinciales, Paris, Garnier, 1965 ; pour l avec M. de Sacy, à l'édition Courcelle, Paris, Vrin, 1960 ; pour les autres oeuvres de Pascal postérieures à 1654, à l'édition Lafuma des Œuvres complètes, coll. « L'Intégrale », Paris, Seuil, 1963 ; pour les œuvres antérieures à 1654 et la Vie de Pascal, notre référence sera l'édition procurée par J. Mesnard des Œuvres complètes de Pascal (sigle OC), Paris, Desclée De Brouwer, 2 vol. parus à ce jour en 1964 et 1970.

3. « L'Intégrale », p. 172 a.

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aux charges éminentes de l'Etat, il faut pousser jusqu'au Sixième Ecrit des Curés de Paris pour faire rencontre de « feu M. le Cardinal de Richelieu ».

Est-on cependant en droit de conclure, chez Pascal, de la discrétion au désintérêt ? Ce serait oublier le prix qu'il attachait à la pédagogie politique : « Une des choses sur laquelle feu M. Pascal avait plus de vues était l'instruction d'un Prince. (...) On lui a souvent ouï dire qu'il n' y avait rien à quoi il désirât plus de contribuer s'il y était engagé et qu 'il sacrifierait volontiers sa vie pour une chose si importante » Les Discours sur la condition des Grands, qui attestent cette vocation, sont une partie intégrante du corpus pascalien. Dans les Pensées mêmes, l' éclatement de la section V de Brunschvicg dégage la place décisive que le propre classement de Pascal attribuait à la liasse « Raisons des effets », où sont rassemblés le plus grand nombre de fragments politiques, dans le passage de la « Misère » à la « Grandeur » de l' homme. La répugnance, enfin, à prononcer sur les affaires politiques et jusqu'à nommer leurs protagonistes s'alimente chez Pascal non au dédain, mais au respect : respect de l'ordre providentiel de Dieu dont les raisons nous sont habituellement cachées ; respect aussi des puis- sances qu'il a établies : de leurs actes, il n'est pas permis à ceux qui ne sont pas « appelés au général » de s'ériger les censeurs. Le bien public ne s 'accommode ni de critiques indiscrets ni de la peste des flatteurs mais veut, comme dit Saint-Cyran, « un sage silence » Celui de Pascal n'est pas le voile de l'indifférence, il signale l'essentiel — qui est la paix civile —, mieux : il le préserve.

Mais cette retenue de Pascal prêterait à équivoque s'il n'en sortait quelquefois. Déjà dans la Lettre dédicatoire de la machine arithmétique à Monseigneur le Chancelier, il décrivait toute sa famille plus attachée que quiconque aux intérêts de Séguier et consumée en des vœux « ardents » et « continuels » pour sa prospérité Quelques années

1. Nicole, De l'éducation d'un Prince, Paris, 1670, p. 269-270. 2. Vie de Pascal (en abrégé : Vie), OC, t. I, p. 627. 3. Dédicade de la Somme des fautes... 4. OC, II, 334.

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plus tard, depuis Paris livré à l'émeute, la Lettre à la Sérénissime reine de Suède porte au pied du trône sacré de Christine une solennelle déclaration de dépendance Surtout, on relèvera deux notables inter- ventions « publiques » de Pascal : la première, lorsque le pouvoir est menacé — Pascal « résistait à tout le monde dans le temps des troubles de Paris » et, lui si bénin « pour ceux qui l'offensaient en son particulier », sur le service du roi « était irréconciliable avec tous ceux qui s'y opposaient » ; la seconde, au contraire, lorsque le pouvoir se fait menaçant — Pascal dans la clandestinité mène la campagne des Provinciales. Formellement politiques, en ce que leur publication défie les autorités, les Provinciales le sont encore dans leur matière polémi- que, puisque les questions de morale qui y sont examinées portent presque toutes sur la vie en société, du prêt usuraire à la légitime défense, de la peine de mort à l'obligation de restituer. Elargissant la perspective à l'ensemble de l'œuvre de Pascal, on observera qu'elle met en scène toutes les figures cardinales de la cité : le prince et le fou, le moine et le mendiant, le duc et ses laquais, le philosophe et le filou, l'artisan et le surintendant, le révolutionnaire comme le magistrat, le soldat comme le sorcier — et qu'elle recouvre la totalité de la problématique politique : l'origine des sociétés et l'hypothèse de leur progrès, la guerre et la paix, les régimes et la liberté, la propriété et la solidarité, les rapports du temporel et du spirituel.

Rien donc du politique n'est étranger à Pascal. Mais aussi rien de Pascal n'est étranger au politique. Le politique investit chaque thème et tous peuvent se rapporter à lui : l'honnêteté ? elle se définit par l'aptitude supérieure à la vie en société ; le moi ? il veut être le tyran de tous les autres ; le péché originel ? on lui doit la dissociation du pouvoir et du mérite ; l'imagination ? c'est elle qui maintient les royaumes ; la concupiscence ? elle donne son nom au roi (le « roi de concupis- cence »). La physique n'en est pas exempte, avec les notions de force et de loi ; ni la mathématique, avec les ordres et les puissances ; ni la métaphysique, qui s'interroge sur notre « condition » et notre liberté ;

1. OC, II, 923-926. 2. Vie, OC, I, 633 et 634. Sauf indication contraire, ce qui est souligné l'est par nous.

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ni la théologie, scrutatrice de notre déchéance et disgrâce. L'emprise du politique n'est pas métaphorique purement : il gouverne l'ordre de la

chair ; il est, dans l 'ordre intellectuel, le lieu où (par les « raisons des effets ») la misère de l 'homme est retournée en grandeur ; dans le

domaine spirituel enfin, tout se joue en dernière instance — parce que

tout le mal a commencé par elle — sur la libido dominandi, qui est la concupiscence « politique » par définition.

Admettre l'existence d'une politique de Pascal n'aplanit pas tout :

l' historiographie des idées politiques a pu la négliger par surabondance de matière, mais c'est rendre plus étrange la discrétion de la critique

pascalienne elle-même. Point de livre marquant qui ait pris ce thème pour unique objet : la thèse d'E. Demahis, en lettres ( Pensée

politique de Pascal. Le milieu, la doctrine et son originalité, Saint-

Amand, 1931), pour cause de paraphrase survit dans les bibliographies

plus que dans les mémoires ; quant à celle d'A. Brimo, en droit (Pascal

et le droit. Essai sur la pensée pascalienne, le problème juridique et les

grandes théories du Droit et de l'Etat, Sirey, 1942), elle éclaire davantage — nous a-t-il semblé — tel courant moderne de la

philosophie du droit que la physionomie propre de Pascal. Significative- ment aussi, les deux articles les plus amples sur le sujet n'émanent

pas de « pascaliens » patentés, puisque l 'un — « La politique de Pas- cal » — a pour auteur M a r i t a i n et l'autre — « La teoria politica di

Pascal » — E. A u e r b a c h Quant à L. Goldmann, il a moins tenté

une approche de la politique de Pascal qu'une approche politique de Pascal.

Pourquoi ce refoulement ? C'est que la politique pascalienne fait

scandale, et cela depuis l'origine, aux yeux même des fervents :

l' édition de Port-Royal en 1670 « supprime, tronque ou atténue »

plusieurs fragments jugés i r révérencieux O n voudrait que Pascal prodiguât applaudissements et sarcasmes à proportion des bienfaits et

1. Revue universelle, t. XIV, n° 9, 1 août 1923. 2. Studi Francesi, I, 1957, p. 26-42. Cet article et le précédent sont réunis dans le

Pascal d'A. Lanavère. 3. J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, p. 54.

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des maux de l'Ancien Régime ; mais louer la monarchie de la débilité de ses fondements et faire de sa démystification le fort de son panégyrique, voilà qui ne laisse d'autre choix au critique que l'amnésie ou la chirurgie, sauf à approuver une contradiction ou une monstruosité. Nous n'avons « pas rencontré, écrit G. Chinard, de système politique cohérent dans les fragments examinés » Passe encore pour la logique, mais la morale ? Comment tolérer l'injonction de respecter un ordre non pas malgré ses vices, mais à cause d'eux ? Pascal s'expose alors à tous les coups : les humanistes, devant ce qui apparaît une résignation complice à l'iniquité, blâmeront avec Maritain le « cynisme » de ses conclu- s i o n s tandis que les positivistes lui reprocheront avec Maurras d'analyser une réalité politique en termes de morale ; les marxistes le décrètent solidaire de la répression des Nu-Pieds, puis de l'exploitation des paysans normands les monarchistes répudient le critique du système héréditaire et des lois fondamentales Pascal déplaît aux conservateurs pour ce qu'il met l'usurpation à l'origine de l'autorité et aux révolutionnaires pour ce qu'il prêche la soumission ; et la même raison qui le rend insupportable aux uns ne le rend pas acceptable par les autres, car c'est simultanément qu'il dévoile les mystères du pouvoir et ordonne d'en cacher les commencements, qu'il dénie toute justice à la loi et toute justification à la désobéissance, qu'il vide l'Etat de toute prétention au droit et les lui confère tous. Trop loyaliste pour les démystificateurs, trop démystificateur pour les loyalistes, Pascal s'offre à tous les dégoûts : la politique de Pascal, c'est toujours celle de mon adversaire.

Ces émois sont deux fois précieux. D'abord parce qu'ils attestent l'actualité de la pensée politique pascalienne. Personne ne songerait à s'indigner du Prince de Balzac ou à réfuter Cardin Le Bret. La politique de Pascal nous renvoie nos propres concepts : nulle sollicitation de textes, par exemple, dans le « Pascal et la contestation » de J. Mes-

1. En lisant Pascal, p. 58. 2. Art. cit. (Lanavère, p. 114). 3. V. Pascal puni. 4. H. Lefebvre, Pascal, I, 28-33 ; L. Goldmann, Le Dieu caché, p. 151. 5. V. l cit. de Maurras.

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nard Et tout aujourd'hui y retrouve son écho, car elle ne s'identifie pas à l'idéologie d'une époque — quoiqu'elle en participe —, mais, indissociable d'une interrogation métaphysique sur le tout de l'homme, elle s élabore en des termes dont tous les régimes et toutes les époques sont tributaires : quel fondement à l'autorité ? Quelles limites à l' obéissance ? Quel rapport de la force à la justice ? Mais ces réactions sont révélatrices aussi d'un mode de l'herméneutique pascalisante qu'on pourrait appeler la lecture borgne. Comme Epictète ou Montaigne dans l' Entretien avec M. de Sacy, le critique est tenté de s'en tenir à une moitié de la vérité, sous couleur que les deux ne sauraient subsister ensemble. Or Pascal avait prévenu : « tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s'accordent ou il n'a point de sens du tout » (fr. 257). A moins donc de refuser tout sens à l'œuvre de Pascal, on n'a rien fait à exhiber (ou cacher) des passages contraires, sinon d'avouer qu' on n'a pas trouvé le sens où ils s'accordent. Sur la légitimité des allégations évoquées ci-dessus, la suite s'emploiera à répondre ; il suffit pour l' instant de relever la fonction qu'elles remplissent : véhiculer une image stéréotypée de la politique de Pascal qui serve de commode confirmation à une image stéréotypée de sa métaphysique. Parce qu'elle résume un ordre humain que toute valeur est censée avoir déserté, la cité pascalienne n'offrira plus au regard que « la vaine agitation d'une m a i s o n d e f o u s »2 . L e s c a n d a l e d u p o l i t i q u e e s t r e q u i s p a r l a v i s i o n

t r a g i q u e o ù l ' o n a i m e à c o n f i n e r P a s c a l , d e M a u r r a s ( « i l y a t o u j o u r s

c h e z P a s c a l — r e m a r q u e - t - i l à p r o p o s d e l a j u s t i c e — u n e n t r e - d e u x

manqué ») à Goldmann (« tout espoir d'ordre social ou politique valable serait comme tel un espoir intramondain, incompatible avec la pensée tragique » ) Dès lors, si le politique ne représente pas dans l' œuvre de Pascal un « canton détourné » ou un appendice adventice, mais un lieu privilégié où résonne la vérité de l'univers pascalien, si, pour le dire d'un mot, le politique engage bien une métaphysique,

1. Revue d'Auvergne, n° 3, 1971, p. 185-197. 2. E. Thuau, Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, p. 389. 3. Op. cit., Appendice. 4. Op. cit., p. 306.

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prouver la cité humaine réalisatrice d'un bonum commune authentique, c'est briser l'impérialisme du tragique : en bousculant ici sa logique des inconciliables, on la montre partout surmontée. La reconstitution de l'ordre politique s'impose comme l'initiale et déjà décisive épreuve d'une réhabilitation, chez Pascal, de l'ordre humain en tous ses états.

Cette reconstitution suppose une enquête préalable sur la situation de la réflexion politique à l'époque et dans le milieu de Pascal. Une fois posées les conditions externes de possibilité de la politique pascalienne, on décrira le modèle contre quoi elle se construit conceptuellement — à savoir l'anomique cité jésuite, caractérisée par le déchaînement de la concupiscence, la violation des lois naturelles et la négation de l'indépendance du temporel. Il s'agira au rebours de montrer, chapitre après chapitre, que la cité selon Pascal n'accède à l'être (au bien-être aussi) et n'y persévère qu'en retournant par la loi l'amour de soi à servir les intérêts d'autrui, qu'en observant les lois universelles qui ne laissent pas d'informer la diversité des législations positives, qu'en faisant respecter enfin l'autonomie propre à l'ordre politique. L'Etat ainsi scruté dans sa genèse, analysé dans sa structure, défini dans son statut, il restera à prendre en compte son destin dans l'histoire : par quelles causalités se prête-t-il dans le temps à la volonté de Celui qui transcende tous les temps ?

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CHAPITRE PREMIER

SITUATION POLITIQUE DE PASCAL

Avant d'aborder l'étude de la politique pascalienne dans les textes où elle s'offre à l'analyse, il est indispensable de retracer les conditions dans lesquelles elle s'est élaborée. Le contexte idéologique, car on ne saurait saisir sa portée et son originalité hors de la référence à la situation historique, au statut de l'écriture politique sous Richelieu et Mazarin, aux théories politiques qui lui sont contemporaines. Le rôle du milieu, car l'attitude des jansénistes face à la politique marque évidemment un homme qui s'est reconnu dans la « doctrine de Port- Royal » et ne s'est jamais rétracté Les origines familiales, car la perspective de Pascal sur la politique ne peut manquer d'être influencée par la place qu'occupait dans la polis le groupe social d'où il était issu. Au demeurant, on n'entend point sous le nom de conditions décrire des conditionnements qui seraient comme la vérité de la pensée pascalienne ignorée d'elle-même : « Autre chose est en effet — dit Platon — ce qui est cause réellement, autre chose ce sans quoi la cause ne serait pas cause. »

1. V. Jean Laporte, Pascal et la doctrine de Port-Royal, dans ses Etudes d'histoire de la philosophie française au XVIIe siècle. Sur la prétendue « rétractation » de Pascal, v. OC, I, 865, et le Pascal de J. Mesnard, p. 131-134.

2. Phédon, 99 b.

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1 - LA POLITIQUE ET SON ÉCRITURE AU TEMPS DE PASCAL

Le moment pascalien s'inscrit, entre les ténèbres des guerres de religion et le zénith absolutiste, sur un arc qui joint la Satire Ménippée (1594) à la Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte (commencée en 1677). De la lutte entre « bons Français » et « catholi- que zélés » à l'alliance du trône et de l'autel, tout gravite autour du couple catholicisme-nationalisme, non sans de notables glissements. Les « bons Français » de la fin du XVI siècle unissent « moralisme » et nationalisme : plus soucieux de sagesse que de religion, et de la tranquillité publique que des intérêts du catholicisme, ils détestent la violence de la Ligue, son fanatisme et dénoncent les tentatives menées pour accroître la puissance temporelle de l'Eglise romaine ; au contraire, les Ligueurs unissent le zèle religieux et un ultramontanisme qui implique le soutien apporté en toutes circonstances aux Espagnols. Les deux tendances se prolongent pendant la première moitié du XVII siè- cle sous la forme d'une opposition entre les « politiques », qui songent d'abord au salut de l'Etat, et les « dévots », qui subordonnent tout à la puissance de l'Eglise ; avec ce double renversement que les « politi- ques » ne se soucient guère de morale mais, à la suite de Machiavel, d'efficacité, et que les « dévots » — descendants des belliqueux Ligueurs — héritent des « bons Français » l'aspiration à la paix et au bien-être du peuple. L'émergence, cependant, de l'absolutisme permet d'accorder le catholicisme des gallicans et le nationalisme des « politi- ques » ; même, avec la défaite de l'Espagne (sanctionnée par le Traité des Pyrénées en 1659), les dévots tournent au nationalisme : seule la France désormais peut être la championne du catholicisme. Ainsi se trouvera, pour un temps, résorbée la tension (qui n'avait pas empêché les accommodements) entre catholicisme et nationalisme.

La défaite des Ligueurs, celle des dévots sous Richelieu, celle enfin de l'Espagne constituent autant d'échecs des « zélés » qui marquent une laïcisation de la politique. L'événement capital dans cette évolution est, bien sûr, la Guerre de Trente Ans, qui oblige la France à choisir entre une alliance avec les puissances catholiques qui renforcerait la

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Maison d'Autriche et une défense de ses intérêts nationaux qui, par l' alliance avec les princes protestants, empêcherait la réunification religieuse de l'Europe. On sait que la seconde solution prévalut : les massacres entre compatriotes de confessions différentes le cèdent maintenant aux conflits entre Etats partageant la même foi ; le nationalisme enterre la chrétienté mise à mort par la Réforme. La Guerre de Trente Ans institue, par rapport aux guerres de religion du XVI siècle, « le fait déterminant de la première moitié du XVII siè- cle » — à savoir « la laïcisation de la guerre » Désormais, non seulement « la religion est détruite en tant que loi des rapports i n t e r n a t i o n a u x » m a i s l e p r o c e s s u s d e s é c u l a r i s a t i o n e n v a h i t i r r é v e r s i -

b l e m e n t l e d o m a i n e d e l a r é f l e x i o n p o l i t i q u e : « a u t r e s s o n t l e s i n t é r ê t s

d ' E t a t q u i l i e n t l e s p r i n c e s e t a u t r e s l e s i n t é r ê t s d u s a l u t d e n o t r e

âme » ; c'est aux calculs de la raison d'Etat que les nations doivent remettre le soin de leur durée, pas aux « décrets de la loi canonique » Et l' absolutisme va dans le même sens, qui trouve dans la religion le seul frein de sa puissance. En un sens, l'absolutisme est aussi éloigné de la théocratie que de la démocratie : personne au monde, fût-ce le vicaire du Christ, ne peut demander de comptes à un monarque tenant immédiatement de Dieu son autorité ; ne dépendre que de Dieu, c'est, pour le roi, s'affranchir (au temporel) de son Eglise.

Dans ce contexte sommairement brossé, les limites de la vie de Pascal coïncident pratiquement avec la période des cardinaux-ministres. Pascal naît en effet en 1623, soit un an avant l'entrée de Richelieu au Conseil, et il meurt en 1662, soit un an après la disparition de Mazarin. Entre ces deux moments, la France avait connu une flambée d'affronte- ments de tous ordres progressivement maîtrisés : le heurt de l'esprit libertin, plutôt favorable à l'absolutisme mais désemparé lorsque vacille le pouvoir en place, et de l'esprit religieux, aussi diversifié politique- ment (des dévots aux « catholiques d'Etat ») que théologiquement

G. Livet, Guerre et paix de Machiavel à Hobbes, p. 56. 2. Ibid. 3. Richelieu, cité par Thuau, op. cit., p. 205. 4. La Guerre libre, La Haye, 1641 (citée dans Thuau, p. 316).

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disputeur (des molinistes aux jansénistes en passant par les thomistes). La tension entre autorité centrale et privilèges féodaux ou locaux, qui éclate en complots et rébellions chez les Grands, en révoltes populaires presque ininterrompues jusqu'à la Fronde. L'opposition des catholiques et des protestants, qui amène le roi à faire campagne contre ses propres sujets à La Rochelle après le Béarn, en Languedoc avant d'accorder l'Edit de grâce d'Alès en 1629. Les hostilités avec l'Espagne, couvertes d'abord, ouvertes de 1635 à 1659, dressant scandaleusement Sa Majes- té Très-Chrétienne contre Sa Majesté Très-Catholique. La Fronde enfin, parlementaire puis princière, qui coalise contre Mazarin tous ceux que menace le passage à une monarchie absolue : mais des ravages de la guerre civile, le pays sort unanime autour de la personne du roi ; et la paix extérieure termine le temps où tout opposant pouvait espérer le soutien de l'Espagne : la France la dépouille à la fois de la prépondé- rance politique en Europe et de sa prétention à incarner la cause du catholicisme.

L'actualité ne peut manquer de dicter leurs thèmes aux écrivains politiques, ni l'ordre nouveau de leur imposer des conditions plus strictes que jamais. C'est que le régime le moins dépendant, en principe, de l'opinion publique est aussi celui qui s'en inquiète davantage : l'autoritarisme, dans son pessimisme consubstantiel, se représente comme illimitée la puissance de la doxa, de l'opinion — « cette reine », écrit Colomby, qui « domine sur nos volontés avec un empire si absolu » Le pouvoir est d'abord un fait de persuasion. « Comme ils (les rois) ne sont que de la même condition des autres hommes en ce qui regarde leur être naturel, leur puissance ne consiste q u ' e n c e t t e o p i n i o n q u e l ' o n p r e n d q u ' i l s s o n t l ' O i n t d u S e i g n e u r »

C'est parce que l'étatisme croit à l'omnipotence de l'opinion que la littérature devient servante de la politique. De fait, le premier souci de Richelieu sera d'assurer ce que Mersenne appelait la « manutention des esprits », en lançant d'une part la chasse aux libellistes adverses et organisant de l'autre un service de propagande qui, par Chapelain, Hay

1. De l'autorité des rois (dans Thuau, p. 170). 2. Recueil de Hay du Chastelet, 1635 (dans Thuau, ibid.).

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du Chastelet et Boisrobert, gagne au cardinal les intellectuels : on les voit concélébrer de bonne grâce en 1635 le Sacrifice des Muses au grand Cardinal de Richelieu. Aussi les besognes de basse polémique se doublent-elles des entreprises plus ambitieuses d'aspirants théoriciens : coup sur coup paraissent De l'autorité des Rois par Colomby (1631), Le Prince de Balzac (1631), Le Ministre d'Etat de Silhon (1631), De la souveraineté du Roi par Cardin Le Bret en 1632 et Le Conseiller d'Etat de Philippe de Béthune l' année suivante. Dans l'Académie française Richelieu puise ses rédacteurs accoutumés, ou il lui commande de les recevoir. La presse orientée naît aussi, quand le P. Joseph devient directeur du Mercure français et que Renaudot se voit accorder le privilège de La Gazette. Le cardinal en personne ne dédaignait pas de Payer de son talent, traçant ici le schéma d'un pamphlet, glissant là une tirade de sa façon. C'est en somme la prescription de Silhon qu'on applique à la lettre : le ministre d'Etat « ne permettra d'enseigner ou d' écrire autre opinion que celle que le bien du Prince lui aura fait choisir »

Mazarin n'a pas visé d'abord à diriger les esprits. Sa prédilection pour les moyens rusés détourne ce diplomate d'écraser l'adversaire, et son avarice de l'acheter ; il juge aussi les espions plus rentables que les auteurs. De sorte que, mis à part Boisrobert et Voiture, « dans les années qui suivirent la mort de Richelieu, on ne trouve guère d'écrivains qui aient travaillé pour Mazarin » Mais Mazarin par là perd le contrôle de l'opinion, comme le fera bien voir le flot des mazarinades. Lorsque la Fronde commence, ce sont les factieux qui disposent des équipes de presse ; il faudra l'exil pour que Mazarin comprenne l' importance de l'esprit public et constitue à son tour, pressé par Naudé et l' abbé Foucquet, un arsenal de plumes. De toute façon, l'échec de la Fronde et l'unanimité autour du roi mettront bientôt un terme aux controverses sur la nature et les formes du régime : le débat politique est clos pour trente ans. Le pouvoir désormais, secondé par les parlementaires repentis, est intraitable sur le chapitre de l'opinion : on

Recueil de lettres nouvelles par N. Faret : lettre de Silhon à l'évêque de Nantes. 2. A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, II, 15.

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avait laissé courir des années les obscènes mazarinades de Blot, mais on

condamnera prestement au feu le Recueil de maximes véritables de

Claude Joly ou, peu d'années après, les Lettres provinciales. La victoire sur l'Espagne et la disparition du « ministre d'Etat » ôteront enfin à

une virtuelle opposition ou les raisons de protester ou les moyens de le faire, car il est devenu impossible de formuler un reproche qui

n'atteigne directement le roi : le ministre n'est plus là pour servir de bouc émissaire, et du prince on ne saurait juger défavorablement. En

matière d'Etat, on se contentera donc de philosopher sur l'éducation du dauphin.

Les conditions de la réflexion politique sont au total peu favorables

à son épanouissement. N o n qu 'on s'abstienne d'écrire sur la politique, mais la pression de l'autorité ou la gravité des événements sont telles qu'elles réduisent la plupart du temps les auteurs aux genres éphémères du panégyrique ou du pamphlet. La littérature politique en langue française, dans la période envisagée, se détache mal de la propagande et

les écrivains politiques ne sont pas souvent de grands écrivains. Rien de bien nouveau du côté du parti dévot, pour qui tout a été dit déjà par Bellarmin, Suarez et Mariana sur la nécessaire subordination du

pouvoir séculier à la puissance ecclésiastique ; peu féconds en ouvrages théoriques (L'Etat chrétien de Vaure, L'Empire du juste par Charles de

Noailles ou La Véritable Politique du prince chrétien par le jésuite Mugnier), les catholiques zélés répandent dans des libelles leurs prédictions apocalyptiques ( en 1625) et leurs lamentations sur le présent (La Voix gémissante du peuple chrétien en 1640) : ce

courant théocratique est tourné vers le passé, avec ses réminiscences de la Ligue, ses velléités d'Inquisition ou de croisade, son mirage médiéval d'une chrétienté sans accrocs. Trouvera-t-on plus frais dans la floraison

d'écrits au temps de la Fronde ? Paradoxalement, il semble qu'il faille répondre par la négative : les Frondeurs sont dans la dépendance

doctrinale du XVI siècle. Ils reproduisent les conseils des humanistes

visant à tempérer d'aristocratie et de démocratie l'autorité du monar-

que, ou les théories protestantes ressuscitant à travers Marsile de

Padoue la millénaire hypothèse d 'un contrat social : ainsi chez l'érudit

chanoine Joly, si docile à Seyssel et sa Grant Monarchie de France,

Page 21: Pascal et la raison du politique - Numilog

plongé dans une interprétation érasmienne des maximes de Commynes ; ainsi chez l'exalté Davenne, dont l'opuscule De la puissance qu'ont les rois sur les peuples et du pouvoir des peuples sur les rois n'est que la menue monnaie des Vindiciae contra tyrannos de du Plessis-Mornay et Hubert Languet.

L exténuation de la pensée théocratique et l'impuissance du courant humaniste laissent un quasi-monopole au courant étatiste — celui des

« politiques » —, naturellement encouragé par l'autorité en place. L'al- liance se noue en effet, et survivra à l'indifférence première de Mazarin, entre le pouvoir, qui tient à justifier par raisons son renforcement et cherche la consécration de l'art, et l'écrivain, désormais frustré de harangues, qui aspire au lustre de la politique. Malherbe dans ses odes avait montré la voie ; à sa suite, les disciples tentent, en dédiant à Richelieu le Recueil de Nicolas Faret (1627) où dominent les considéra- tions politiques, d'acquérir au genre épistolaire ses lettres de noblesse. Car la littérature tire alors sa dignité de sa matière et, la religion exceptée, il n'en est pas de plus glorieuse que la politique. La grandeur toutefois à quoi l'on prétend se résout bien souvent en la petitesse du désir de flatter. Tout est plein d'abord du « divin Armand », mélange de Christ et d'Esculape qui prend sur lui les maux dont gémit la France Pour la guérir en s'en accablant ; quant à Mazarin, inébranlablement assuré de la confiance d'Anne d'Autriche et du jeune roi, sorti victorieux de la Fronde, les flagorneurs ne lui ont pas manqué. Qu'a gagné la littérature à entrer en politique ? On serait tenté de répondre : le Sacrifice des Muses, en donnant au génitif un sens objectif. Et qu'a gagné la théorie politique à passer « des mains des pédants », comme dit Balzac à celles des stylistes ? La morne litanie des platitudes d'Etat qu' impliquait son usage complaisant et ornemental. S'il en croit ses impressions, le lecteur jugera probablement que, depuis le catalogue des Vertus nécessaires à un prince pour bien gouverner ses sujets de Faret en 1623, relayé par les fadeurs parénétiques (dans le style du Prince

1. V. dans le Recuei l la lettre de Malherbe à M. de Mentin et celle de Balzac à Richelieu.

2. Lettre à Richelieu du 4 août 1630 (dans Thuau, p. 254).

Page 22: Pascal et la raison du politique - Numilog

parfait de Baudoin) et les pompeuses hagiographies (ces Triomphes de Louis Le Juste qui n'ajoutent rien à la gloire de Corneille) proposées au jeune Louis XIV, c'est tout un voile de grisaille qui s'étend avant le dais d'or du sermon Sur les devoirs des rois prononcé par Bossuet en 1662.

Il faut dépasser cependant cette impression d'ennui liée à la répétition des thèmes et des formules. D'une part, parce que l'image du monarque, sous la plume des étatistes, insensiblement se modifie : le roi est père de son peuple toujours, mais la paternité n'évoque plus tant la mansuétude que l'autorité (Auguste, écrit Colomby, était « plus absolu dans la domination universelle qu'un père bien obéi n'est dans sa famille ») ; même, on en arrive à une cruauté inédite, celle du roi- vampire ou du roi-anthropophage : Silhon envisage « que le Prince maltraite en certaines occasions tant qu'on voudra ses sujets : qu'il les dépouille et mette en chemise, qu'il fasse profusion de leur sang et de l e u r s u b s t a n c e » e t B a l z a c , s a n s p l u s d ' é m o i , « q u ' u n r o i m a n g e s o n

p e u p l e j u s q u e s a u x o s » D ' a u t r e p a r t , l ' o m n i p r é s e n c e d e l a d o c t r i n e

é t a t i s t e e t l e c a r a c t è r e s t é r é o t y p é d e s o n a r g u m e n t a t i o n t r a d u i s e n t

m o i n s u n e l é t h a r g i e i n t e l l e c t u e l l e q u e , t o u t s i m p l e m e n t , l e t r i o m p h e d e

c e t t e d o c t r i n e . I l n ' y a p a s a t o n i e , m a i s m o n o t o n i e : e t c e t t e m o n o t o n i e

f a i t p a r t i e d e l a d o c t r i n e e l l e - m ê m e , q u i m e t a u n o m b r e d e s a r c a n a

i m p e r i i l a d o m e s t i c a t i o n d e l ' o p i n i o n . L ' é t a t i s m e a c o m p r i s l ' i m p o r -

t a n c e p o l i t i q u e d u l i e u c o m m u n ; e n m i s a n t s u r l a r é p é t i t i o n , i l a i n v e n t é

l a p r o p a g a n d e . D e s o r t e q u e l ' a p p a r e n t m a n q u e d ' o r i g i n a l i t é d e

l ' é t a t i s m e e s t c e l a s a n s d o u t e q u i f a i t s a p l u s g r a n d e o r i g i n a l i t é .

L a v r a i e m e n a c e q u i p è s e s u r l a d o c t r i n e d e s « p o l i t i q u e s » n ' e s t

d o n c p a s l e m a n q u e d ' o r i g i n a l i t é : c ' e s t p l u t ô t l e m a n q u e d e c o h é r e n c e .

C e u x q u i c h o i s i s s e n t d é c i d é m e n t Y a h v é c o n t r e L é v i a t h a n o u L é v i a t h a n

c o n t r e Y a h v é s o n t r é d u i t s a u s i l e n c e : l a p o s t é r i t é d é v o t e d e s B é r u l l e e t

d e s M a r i l l a c e s t , p o u r e x p o s e r s a t h é o r i e p o l i t i q u e , l e p l u s s o u v e n t

a p h o n e o u b â i l l o n n é e ; d e f a ç o n s y m é t r i q u e , d a n s l e c a m p d e s

m a c h i a v é l i e n s , l ' A p o l o g i e p o u r M a c h i a v e l d e M a c h o n e s t r e s t é e m a n u s -

1. R e c u e i l F a r e t , l e t t r e d e C o l o m b y a u ro i .

2. D e l a c e r t i t u d e des c o n n a i s s a n c e s h u m a i n e s , p . 274.

3. A r i s t i p p e , p . 226 . S u r l ' a u t o r i t a r i s m e d e s é t a t i s t e s , v. T h u a u , p . 3 6 1 - 3 6 6 .

Page 23: Pascal et la raison du politique - Numilog

crite et les Considérations politiques sur les coups d 'Etat de Naudé ont

été tirées à six exemplaires. A moins de renoncer à se faire entendre, il est impossible de choisir entre Dieu et l'Etat. Or, comment concilier la

souveraineté divine sur le temporel des hommes et l'exigence d'absolue

domination de la part d 'un Etat — this mortal god, comme l'appelle Hobbes — qui veut être à lui-même sa propre fin ? Le rapport de l'Etat

nouveau et de la tradition religieuse, quand il n'est pas nié dans

l'absorption de l 'un par l'autre, donne lieu à compromis, non à synthèse. Les conceptions étatistes se meuvent dans le brouillard des doubles jeux, tenant tantôt de la dévotion laxiste, tantôt du machiavé-

lisme honteux. Silhon, qui se dit en quête d 'un milieu « que la

conscience peut souffrir et que les affaires requièrent » glisse sur des pentes escobartines : dans les « questions douteuses, il (le ministre d 'Etat) embrassera toujours le parti le plus avantageux pour son maître,

bien que le moins probable » Par « cette science », qui sera chère à Tartuffe, de « joindre avec dextérité l'utile à l 'honnête » on se propose comme les casuistes relâchés de restreindre à son minimum

l' espace moral dont la violation serait intolérable à la conscience, afin de

reculer le plus loin possible les bornes de ce que l'intérêt souhaite tenir Pour légitime. Mais si le croyant perd là l'innocence, le politique y gagne surtout l'inconsistance : son art se trouve contradictoirement

défini comme celui de maintenir la tranquillité de l'Etat dans l 'honnê- teté de ses mœurs, et comme une conduite fine et cachée visant à

prendre ou conserver le p o u v o i r ; la prudence, qui est la vertu propre

du politique, apparaît un raccommodage sommaire du droit et de

l' adroit, de la sagesse et de la fourberie, prêt à la déchirure des deux

morales — une pour le prince à qui tout sera permis, une autre pour les

sujets ; le souverain précisément, dont la volonté « n'a pour objet que

1. Recueil Faret, lettre de Silhon à l'évêque de Nantes. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Ce sont les définitions qu'enregistreront les dictionnaires de Furetière et de

Richelet.

Page 24: Pascal et la raison du politique - Numilog

les choses justes » est loué pourtant de ce qu'il « ne fait guère distinction entre le malheureux et le coupable » Efficacité et pureté semblent s'abolir de conserve. Un Faret, par exemple, frappe à quelques lignes de distance ces deux sentences qui se neutralisent réciproquement : « Quiconque fait quelque dessein ne doit pas surtout considérer s'il est honnête, mais s'il a le pouvoir de l'accomplir » et « R i e n d e m a l i c i e u x n ' e s t d e d u r é e » O n n e s a u r a i t r é s e r v e r a u s e u l

B a l z a c l ' a p p r é c i a t i o n q u ' E t i e n n e T h u a u p o r t e s u r s o n p r i n c e , « m é -

l a n g e p e u c o h é r e n t d e m o n a r q u e r o m a i n e t d e m o n a r q u e c h r é t i e n »

S o u s s e s p r é t e n t i o n s à l a p é r e n n i t é , l a p e n s é e é t a t i s t e c a c h e m a l s a

v é r i t a b l e j u s t i f i c a t i o n , q u i e s t d e b l a n c h i r a u j o u r l a j o u r n é e l e s

i n i t i a t i v e s d u m a î t r e — s t r i c t e m e n t , d e l ' i d é o l o g i e . L ' a m b i t i o n s y s t é m a -

t i q u e d e « c e t t e s c i e n c e r o y a l e » , c o m m e N a u d é a p p e l l e l a p o l i t i q u e

s e r é s i g n e b i e n v i t e à l ' e m p i r i s m e d u p r o v e r b e e t à s e s p l a t e s r e c e t t e s :

« q u i t r o p e m b r a s s e m a l é t r e i n t » , « n é c e s s i t é n ' a p o i n t d e l o i » , « q u i

a t e m p s , c o m m e l ' o n d i t , a v i e » , e t c . L e d e r n i e r m o t d e l a s a g e s s e

é t a t i s t e e s t p o u r p r o n o n c e r c o n t r e e l l e - m ê m e e t s o n r a t i o n a l i s m e u n

a r r ê t d e n u l l i t é : « T e l l e c i r c o n s t a n c e s e p e u t r e n c o n t r e r q u ' i l f a u d r a

p r e n d r e u n e r é s o l u t i o n t o u t e c o n t r a i r e a u x m a x i m e s » L ' a r t p o l i t i -

q u e s ' a c h è v e c o m m e l ' a r t p o é t i q u e , p a r l a r e c o n n a i s s a n c e d e s o n

i n u t i l i t é .

D e l a l i t t é r a t u r e p o l i t i q u e f r a n ç a i s e à l ' é p o q u e d e P a s c a l , l a p o s t é r i t é

— s i l ' o n e x c e p t e l e T e s t a m e n t p o l i t i q u e d e R i c h e l i e u — n ' a r i e n

c o n s a c r é . L e s œ u v r e s m a j e u r e s s o n t é t r a n g è r e s : l e s d é v o t s l i s e n t

J a n s é n i u s ( s o n M a r s G a l l i c u s ; l e s h u m a n i s t e s , G r o t i u s ; l e s p e s s i -

m i s t e s , H o b b e s . P o u r e x p l i q u e r c e t t e i n s u f f i s a n c e , n o u s p r o p o s o n s e n

c o n c l u s i o n t r o i s o r d r e s d e r a i s o n s . D e s r a i s o n s d ' o r d r e p o l i t i q u e : u n

1. D i s c o u r s a u R o i t o u c h a n t les l ibel les ( p a m p h l e t g o u v e r n e m e n t a l c i té d a n s T h u a u ,

p . 238 ) .

2. S i l h o n , L e M i n i s t r e d ' E t a t ( d a n s T h u a u , p . 267) .

3. D e s v e r t u s nécessa i r e s à u n P r i n c e c h a p . I I I .

4. O p . cit . , p . 263 . 5. D a n s s o n A d d i t i o n à l ' h i s t o i r e d e L o u i s X I .

6. L e C o n s e i l l e r d - E t a t d e P h . d e B é t h u n e , p a s s i m .

7. L e C o n s e i l l e r d ' E t a t , I I p a r t . , c. V I I .

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Pouvoir autoritaire n'encourage que l'adulation, réduit la contestation à l' arme éphémère du libelle, étouffe la véritable hardiesse de pensée ; et

l'unanimité sincère n'est guère plus féconde : si « toute la France est également amoureuse de son roi » et si chaque auteur soupire au

ministre : « je vous aime, Monseigneur » le temps n'est pas au traité

mais au madrigal. Des raisons d'ordre philosophique : l'influence du

stoïcisme inspire aux sujets de changer leurs désirs plutôt que l 'ordre du

monde, et l 'épicurisme qui lui succède détourne davantage encore la spéculation de la Cour vers le Jardin : la révolution intellectuelle du

XVII siècle va de pair avec le conformisme politique autant qu'avec la

fidèlité r e l ig ieuse Une raison d'ordre historique enfin : tout se passe comme si les périodes politiques fortes faisaient les doctrines politiques

faibles ; c'est lorsque le pouvoir pense pour tous que l'idéologie resplendit de ses fausses évidences et ne connaît de raisons que celles du plus puissant : la seule tâche est de justifier ce qui est, de mettre en

cadences ce que d'autres ont déjà mis en œuvre. Il faut peut-être la guerre civile, redoublée en guerre religieuse et culminant dans le régicide, pour enfanter la République de Bodin ou le Léviathan de Hobbes — à côté de quoi la Fronde paraît plus une crise de croissance, accélérant l'évolution vers l'absolutisme, qu'une crise d'identité, sapant les fondations du régime : l'absence est significative, pour ce siècle

surtout consolidateur, d 'un équivalent à l'Essor de la philosophie politique au XVIe siècle de Pierre Mesnard. Le chef-d'œuvre, en la

matière, affectionne les décadences : Platon construit la Callipolis quand se désagrège la cité grecque, Cicéron compose son De Re pu-

blica sur les ruines de la République romaine, Machiavel son Prince dans la plus grande instabilité des principautés italiennes, Rousseau le

Contrat social lorsque la monarchie française s'apprête à devenir l' Ancien Régime. Sans doute l'intérêt pour la pensée politique au

XVII siècle trouvera-t-il un aliment plus substantiel dans des textes qui

1. Le Prince, de Balzac (dans Thuau, p. 256). 2. Recueil Faret, lettre de Balzac à Richelieu. 3. Cf. Pierre Chaunu, La Civilisation de l'Europe classique, p. 404 : « Ces

révolutionnaires de l'esprit sont des conservateurs sociaux, ces briseurs de cosmos, de tranquilles sujets. »

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ne traitent pas d 'abord de philosophie politique : les œuvres littéraires

— serait-ce merveille que la politique d'un Corneille fût plus riche que celle d 'un Ceriziers ? —, les synthèses philosophiques — telle page de Descartes en dit plus long sur la justice du souverain qu 'un volume de Vaure —, les systèmes théologiques enfin — comme nous allons maintenant le vérifier avec le jansénisme. Au demeurant, l 'œuvre de Pascal culmine dans ces trois domaines à la fois.

2 - JANSÉNISME ET POLITIQUE

Evoquer les courants de la philosophie politique au temps de Pascal

ne constitue qu'une première approche des conditions dans lesquelles s'est élaborée la politique pascalienne. Celle-ci s'inscrit encore, d'une

façon plus précise et délimitée, dans le contexte des rapports qu'entre- tient le jansénisme avec la politique.

L'attitude des jansénistes face à la politique est fonction, pour une

part, de la conception que le pouvoir et ses doctrinaires se font eux-

mêmes de la politique. A l 'époque de « la laïcisation de la pensée

politique » et de la prédominance du courant étatiste, il apparaît que le sacré et le profane — comme l'écrit Amelot de La Houssaye — « ne

font pas une belle nuance ensemble » et que « la politique moderne ne s'accorde guère avec celle des rois d'Israël et de Juda » Si les

gouvernants de la France, poussés par « quelque fatalité », ont pris

l 'habitude déplorable aux yeux de Jansénius de « préférer les intérêts de

l 'Etat à ceux de l'Eglise » les esprits religieux dans ce même pays

vont être tentés de regarder la politique comme le royaume du machiavé l i sme Au surplus, cette opposition des intérêts de l'Eglise et de l 'Etat s'insère sans difficulté dans la série d'antithèses à quoi l 'on

identifie communément le jansénisme : l'éternel contre l'éphémère,

l 'absolu contre le relatif, etc. La politique alors se chargera de toute la

1. E. Thuau, Conclusion. 2. Discours politiques sur Tacite (dans Thuau, p. 43). 3. Mars Gallicus, 1. II, c. 23. 4. C'était d'ailleurs un lieu commun de la polémique que la dénonciation du

machiavélisme de Richelieu et de Mazarin.

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corruption du « monde », qui forme avec l'Eglise « deux ennemis irréconciliables dont l'un persécute l'autre sans discontinuation » A l' opposé de la rigueur janséniste, la politique vit de compromissions : c est ce que confirme l'attristant exemple des jésuites, exposé au long des lettres de Montalte « sur le sujet de la morale et de la politique de c e s P è r e s »2. N e d i r a i t - o n p a s q u ' i l f a u t ê t r e a b a n d o n n é d e la g r â c e

p o u r e n t r e r e n p o l i t i q u e ? D e s « e n g a g e m e n t s d u s i è c l e » le v r a i

c h r é t i e n d o i t s e d é l i e r , s o u s p e i n e d e p é r i r a v e c l u i . L e m o n d e n ' e s t p a s

à t r a n s f o r m e r , il e s t à o u b l i e r : « O u b l i d u m o n d e e t d e t o u t , h o r m i s

D i e u »

Une telle image, où l'on s'est complu à figer Port-Royal, demande cependant à être affinée et complétée. Soutiendra-t-on que le jansé- nisme commande à ses adeptes de se retirer du monde ? Mais alors Pascal n'est pas janséniste. D'un pareil mépris de l'ordre politique, Goldmann renonce à trouver la preuve même chez Barcos ; et d'ailleurs les positions de Barcos, caractérisées par une « interprétation exceptionnellement étroite » des conseils évangéliques n'engagent point Pascal Dira-t-on que le jansénisme appelle les chrétiens à se défaire seulement de l'esprit mondain ? Mais cette ascèse, outre qu'elle s'impose dans toutes les familles spirituelles, est compatible avec une vie dans le siècle. Feram illam immanemque belluam quam Politicam appellamus lit-on dans des extraits qu'enregistrent les Pensées (fr. 955) : est-ce un janséniste qui parle ? Non, mais Muzio Vitel- leschi, général des jésuites. Ce n'est pas là, de fait, que réside l'originalité des « défenseurs de la grâce efficace » ; point de défiance à l'égard de la cité qui leur soit attribuable en propre : Port-Royal ne se

1. Pascal, Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui § 4. 2. Titre développé des Provinciales (v. éd. Cognet, p. LXX). 3. Seconde Provinciale (en abrégé : 2 Prov.), p. 34. 4. Pensées, fr. 913 (c'est le Mémorial 5. Dieu caché, p. 174 : « Il ne serait sans doute point facile de trouver des textes de

Barcos posant sur le plan général des principes le problème de l'attitude du chrétien envers l'autorité et l'Etat. »

6. J. Mesnard, Martin de Barcos et les disputes internes de Port-Royal, Chroniques de Port-Royal 1977-1978-1979, n 26-27-28, p. 90.

7. Cf. ibid., p. 88.

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définit pas contre la politique. Port-Royal même est politique, au moins malgré soi. Car dans la France du XVII siècle, catholique par loi fondamentale, consacrée par Louis XIII à la Mère de Dieu, gouvernée par un roi thaumaturge que son sacre élève au-dessus de l'état laïc, la politique et la religion sont indissociables ; tout dissentiment religieux, surtout s'il est incarné par un groupe austère et cohérent, devient une menace politique et toute secte fait comme un parti dans l'Etat. L'abstention même, dans ces conditions, passe pour une attitude d'opposition politique : la retraite du célèbre avocat Antoine Le Maître, privant l'Etat d'un talent prometteur, apparaît au pouvoir une désertion ; elle vaut en tout cas à Saint-Cyran la haine du chancelier Séguier et celle de Richelieu, qui « ne pouvait souffrir, observe Lancelot, que des personnes sur qui il formait des desseins quittassent le monde et renonçassent ainsi aux emplois où il voulait les élever » Il est impossible de rester neutre : « cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqués » (fr. 418), pourrait dire l'Etat aux jansénistes ; mettre au- dessus de tout les impératifs de la conscience, et former de surcroît cette conscience aux leçons d'une théologie suspecte d'hérésie, c'est être « républicain » Bref, il y a des « inconvénients d'Etat procédant du jansénisme »3 qui suffisent à le classer politiquement. Le Port-Royal n'est pas hors jeu ; le Port-Royal, par la force des choses, est dans l'opposition — comme en témoignent les persécutions dont il n'a cessé d'être l'objet jusqu'à sa destruction en 1711 sur ordre de Louis XIV.

Mais si les jansénistes se trouvent occuper une position politique, ce n'est pas purement à leur corps défendant : ils se sont aussi « enga- gés ». Jansénius, lui-même, devait l'évêché d'Ypres moins à sa science augustinienne qu'à son violent pamphlet contre la politique extérieure française, le Mars Gallicus (1635), où il décrétait Louis XIII « hors de tout droit d'être prince du sang » et dénonçait « ses principaux ministres, qui cachent leurs mauvais desseins sous leur pourpre »

1. Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran I, 313. 2. Cf. le fameux jugement de Louis XIV rapporté par Saint-Simon. 3. C'est le titre du livre de Marandé édité à Paris en 1654. 4. L. I, c. 33, et l. II, c. 11.

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Duvergier de Hauranne, au début de sa carrière, avait traité deux sujets de morale politique dans la Question royale, où il est montré en quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourrait être obligé de conserver la vie du prince aux dépens de la sienne, en 1609, et dans l' Apologie pour Messire H.-L. Chastaigner de La Roche-Pozay, évêque de Poitiers contre ceux qui disent qu'il n'est pas permis aux ecclésiasti- ques d'avoir recours aux armes en cas de nécessité, en 1615 ; même « converti », il demeure en relation avec les premiers personnages du royaume et joue un rôle politique comme aumônier de Marie de Médicis, agent de Richelieu (à qui il découvrit la conspiration du maréchal d 'Ornano) héritier de la pensée de Bérulle — qui était l'âme du parti dévot. Au reste, l'emprisonnement de Saint-Cyran répondit à des motifs politiques autant que religieux Collectivement aussi, le jansénisme est impliqué dans de graves affaires d'Etat : sous la Fronde, « l'on regardait » — non sans quelque raison — « M. le cardinal de Retz comme le chef des jansénistes », note Godefroi He rman t Pour reprendre les étapes distinguées par R. Taveneaux, on dira que le jansénisme, avec la campagne des Provinciales, de « doctrine » est devenu « mouvement » ; puis qu'avec la longue lutte du Formulaire et la trêve offerte par la Paix de l'Eglise, de « mouvement » il tendit à d e v e n i r « p a r t i » A u X V I I I s i è c l e , l ' a l l i a n c e d u j a n s é n i s m e a v e c l e

P a r l e m e n t , s c e l l é e p a r l e u r r e f u s c o m m u n d e l a b u l l e U n i g e n i t u s , e n g a g e

d a v a n t a g e e n c o r e l e s a m i s d u d é f u n t P o r t - R o y a l d a n s l e s a f f a i r e s d u

m o n d e e t i n c l i n e u n N i c o l a s L e G r o s , u n B e s o i g n e , u n M a u l t r o t à

c h e r c h e r u n c o n t r e p o i d s à l ' a b s o l u t i s m e d a n s l e « c o r p s d e l a R é p u b l i -

q u e » : p a r l à , l e s j a n s é n i s t e s c o n t r i b u e r o n t — s a n s f o r c é m e n t l e

v o u l o i r — à p r é p a r e r l a R é v o l u t i o n , q u i p o r t a a u p r e m i e r p l a n l ' u n d e s

l e u r s e n l a p e r s o n n e d u f a m e u x a b b é G r é g o i r e .

M ê m e s i c e t t e é v o l u t i o n r e t r a c e l ' i n f l é c h i s s e m e n t v e r s l a p u r e

1. O r c i b a l , J e a n D u v e r g i e r d e H a u r a n n e , p . 4 8 4 - 4 8 6 .

2. V . i b i d c h a p . X I .

3. M é m o i r e s c i tés p a r R . T a v e n e a u x , J a n s é n i s m e e t p o l i t i q u e , p . 15.

4. C f . R . T a v e n e a u x , op. cit., p . 15 et 30.

5. N i c o l a s L e G r o s , D u r e n v e r s e m e n t des l i b e r t é s d e l ' E g l i s e g a l l i c a n e (1717) , c i t é p a r

R . T a v e n e a u x , op. cit . , p . 201 .

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politique d'un mouvement d'abord spirituel, la rencontre du jansénisme et de la politique, évidente dès le XVII siècle, ne fut pas un accident. Elle découle, pour le jansénisme, d'une double exigence — à la coexistence difficile — énoncée par la parole de Dieu. D'une part l'exigence, qui va dans le sens du conservatisme, d' « obéir aux magistrats et aux supérieurs, même injustes, parce qu'on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu, qui les a établis sur nous » ; de là l'impossibilité morale de mépriser l'ordre politique, qui est une « suite » de « l'ordre de Dieu » : Pascal n'est pas « irréconcilia- ble » avec ceux qui participent à l'ordre politique, mais avec ceux qui le détruisent. D'autre part s'impose le précepte, aux virtualités révolu- tionnaires : « il est meilleur d'obéir à Dieu qu'aux hommes » ; non seulement est inadmissible l'aveugle soumission à des ordres du souverain qui violeraient la loi de Dieu ou la loi naturelle, mais la qualité de chrétien oblige à soutenir les droits de la justice et de la vérité : « C'est bien mal servir les Rois, écrit Arnauld, que de ne leur pas dire la vérité parce qu'ils peuvent en être choqués d'abord » Il faut parler, car « jamais les saints ne se sont tus » (fr. 916) ; il est vrai aussi « qu'il faut vocation » pour le faire publiquement, « mais ce n'est pas des arrêts du Conseil qu'il faut apprendre si on est appelé, c'est de la nécessité de parler » (ibid.). L'engagement politique des jansénistes est donc une conséquence de leur engagement religieux : il y a des implications politiques de la loi divine ; la politique d'ailleurs n'est-elle pas une partie de la morale, celle qui traite des devoirs de l'homme à l'égard de la société ? Ainsi s'explique l'impressionnante culture politi- que dont font preuve des théologiens comme Arnauld ou Nicole, ce dernier ayant lu « tous les traités de politique, depuis Goldast jusqu'à l ' I s o l a » A u t o t a l , o n n e t r o u v e r a g u è r e d e t h è m e s p o l i t i q u e s q u i

n ' a i e n t é t é t r a i t é s p a r l e s a u t e u r s p o r t - r o y a l i s t e s : e n f a i t f o i l e p r é c i e u x

1. 14 Prov., p. 268. Allusion à la 1 Ep. de saint Pierre, II, 13-18. 2. Vie, OC, I, 633. 3. Ibid., p. 634. 4. Fr. 916. Cf. Actes des Apôtres, V, 29. 5. Lettre CXXXI, du 10 août 1661 (Œuvres d'Arnauld, t. I). 6. Brienne, cité par Sainte-Beuve, Port-Royal (IV, 304).

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F. Alquié, Le rationalisme de Spinoza Descartes, L'entretien avec Burman

Texte latin, traduction, notes et com- m e n t a i r e p a r J . - M . BEYSSADE

Hegel, La philosophie de l'esprit, 1805 T r a d u c t i o n p a r G . PLANTY-BONJOUR

Hegel, La positivité de la religion chré- tienne Traduction du CRDHM (Poitiers-CNRs) s o u s l a d i r . d e G . PLANTY-BONJOUR

R. Brague, Du temps chez Platon et Aristote (Quatre études)

Husserl, Recherches phénoménologi- ques pour la constitution (Idées directrices..., Livre II) Traduction par E. ESCOUBAS

Husserl, Leçons pour une phénoméno- logie de la conscience intime du temps (2 éd.) Traduction par H. DUSSORT

Husserl, Logique formelle et logique transcendantale (3 éd.) T r a d u c t i o n p a r S . BACHELARD

M. Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques (2 éd. en 1 vol.)

E. Martineau, La provenance des espèces D. Janicaud et J.-F. Mattéi, La méta-

physique à la limite J.-F. Mattéi, L'Etranger et le Simulacre

(Essai sur la fondation de l'ontologie platonicienne)

Schelling, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne (Leçons de Munich) Introduction, traduction et notes par J . -F. MARQUET

Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? Trad. par A. BECKER et G. GRANEL (4 éd.)

N. Grimaldi, L'art ou la feinte passion C. Bruaire, L'être et l'esprit La passion de la raison (Hommage à

Ferdinand Alquié) J. Derrida, La voix et le phénomène

(4 éd.) Parménide, Le poème (2 éd.)

P r é s e n t é p a r J. BEAUFRET

J. Beaufret, Entretiens Publiés par F. de TOWARNICKI

G. Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique

OUVRAGES A PARAITRE :

Phénoménologie et métaphysique S o u s l a d i r . d e J . -L. MARION e t G . PLANTY- BONJOUR

Fichte, Fondement du droit naturel

Pascal reste notre contemporain, puisqu'il interroge, par sa doctrine du politique, notre fascination pour le combat entre le pouvoir et le désir. Sa réflexion rend raison de l'ordre du politique (des « corps »), sans se réduire à railler l'injustice de la justice ou à dénoncer le désordre établi, car elle met en œuvre ses propres concepts — violence, libido, maîtrise, contradiction.

A la triple malédiction qui opprime notre cité — concupis- cence, force et imagination —, répond la triple ruse rédemp- trice de l'amour-propre, du législateur et de Dieu. Entre la brutalité des origines et la tyrannie de l'utopie, le détour du divertissement installe la cité dans la paix d'un fantasme partagé. Le mensonge lui-même manifeste la vérité.

Prenant en compte la totalité du corpus pascalien, cette enquête dégage la dignité paradoxale du politique, qualifié par la « raison des effets » et disqualifié par la radicalité de la transcendance.

Gérard Ferreyrolles, né en 1949, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure et agrégé de l'Université, docteur en 3 cycle, fut assistant à l'Université de Berkeley et attaché culturel à Venise. Il est chargé de cours à l'Ecole Normale Supérieure de jeunes filles (Sèvres). Il a présenté Les « » de Pascal dans la collection « Etudes littéraires » (PUF, 1984).

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