73535031 pascal quignard la raison

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DU MllME AUTEUR

Aux Editions GallimardLe Lecteur, 1976

Cer»», 1979Les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia, 1984

Le Salon du Wurtemberg, 1986Les Escaliers de Chambord, 1989

Aux Editions de l'AmitiéLe Secret du domaine, 1980

Aux Editions Claude BlaizotEthelrude et Wolframm, 1986

Aux Editions HachetteLa Leçon de musique, 1987

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La Raison

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Projer graphique:Pier Luigi Cerri.

Photo de couverture: Portrait d'homme, Fayoum, dernier tiersdu 1" siècle av. J-c. Copenhague, Ny Karlsberg G1yptotek.Photographie: Ole Wo1dbye.Courtesy Laura Casalis, FMR, Milan.

© LE PROMENEUR/QUAI VOI.TAIRE, 1990.

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Chapitre premier

Ils étaient quatre Espagnols quis'étaient juré amitié: Clodius Turrinusle Père, Annaeus Seneca, 1. Junius Gal­lion et Porcius Latran. Seuls les traisderniers firent le voyage de Rome. Seulsles deux derniers y passèrent l'essentielde leur vie. Seul le dernier ne désirajamais revoir la terre rouge de l'Espagne.

Marcus Porcius Latran était né dansla cité de Cordoue en 696 de Rome (en- 57 de notre ère) dans une famille derang équestre. A la fin de sa vie il pré­tendait certaines fois qu'il avait aiméquatre choses, d'autres fois trais choses:la voix, le coït, la forêt. Il ajoutait parfoisles livres mais il disait qu'il n'en goûtaitqu'un petit nombre. Il composa quatre-

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vingt-seize controverses. Sénèque le Pèreaffirme qu'il en aurait rédigé cent dix.Dans le roman, il appréciait l'énergie. Ilsouhaitait que la voix bondisse, que l'ac­tion aille à grande vitesse, que l'auteuren arrive au point où il cesse de pouvoirdiriger. Sénèque a écrit: « Sa voix étaitrobuste et sourde, voilée par les veilleset le manque de soins. Mais peu à peuelle s'élevait grâce à la puissance despoumons et, si peu de force qu'elle parûtavoir aux premiers instants où il parlait,elle se renforçait dans son propre usage.U ne se soucia jamais d'exercer sa VOlX.

Il ne pouvait perdre les habitudes rudeset agrestes de l'Espagne. Il vivait au gréde ce qui se présentait: Il ne faisait riendu tout pour sa voix, ne la conduisaitpas de degré en degré de la note la plusbasse à la plus haute et, inversement, nel'assujettissait pas à redescendre du tonle plus élevé par des intervalles égaux.Il n'essuyait pas la sueur à l'aide de

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frictions. Il ne cherchait pas à faire revivreson souffle par le secours de la prome­nade ". » Quand il fut dans la force del'âge, il perdit peu à peu la vue de sonœil droit en multipliant les veilles. Ildisait que la chandelle, près de la ta­blette, et le reflet de la flamme sur lacire [dont la tablette était enduite] avaitbrûlé l'œil qui était le plus proche. Ildétestait les cheveux ondulés au fer. Ilécrivait à toute allure et il disait dechacun de ses livres que c'était soit unebiche soit un lynx qui avait sauté d'unfourré jusque dans son âme. Il avait unemémoire que tous les orateurs et les dé­clamateurs de la Rome d'alors lui en­viaient, Enfant, pourtant, il avait perdutous souvenirs. Cette perte de la mémoireavait coïncidé dans le temps avec la dé­cision pleine de périls que prit César ausortir des portes de Ravenne devant unpetit ruisseau qui s'appelait Rubico - cequi veut dire en latin « faire rougir »,

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Porcius était âgé de neuf années quandil reçut ce coup de sabot d'une génissedans le visage, qui le laissa évanoui du­rant six jours. Sénèque rapporte qu'ilperdit dans cette circonstance la mémoireet qu'il fallut lui faire apprendre parcœur le détail d'une vie qu'il avait ou­bliée. Il conserva sur le visage une ci­catrice qui partait du haut de l'oreille etqui allait jusqu'à l'arc que surmonte lesourcil. Le meuglement des taureaux etdes vaches l'effraya toute sa vie. Il disaitqu'âgé de quinze hivers il se dévoyaitencore de son chemin pour éviter leschamps où ils paissaient.

En - 43 il se rendit à Rome encompagnie de L. Annaeus Seneca. (Cedernier, quarante ans plus tard, eut troisfils, après qu'il fut revenu en Espagne etqu'il eut épousé Helvia : Sénèque le Pro­consul, qui connut saint Paul, Sénèquele Philosophe, qui lia son destin à celuide l'empereur Néron, et Sénèque le Ban-

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quier, qui eut pour fils Lucain.) Les deuxjeunes Cordouans suivirent les leçons deMarullus. Marullus prescrivait qu'on fûtsec, qu'on fût rude, qu'on fût brusqueet qu'on fût court. Il exigeait que toutsoit articulé jusqu'à la sécheresse dans leton, précis jusqu'à la rudesse dans levocabulaire, surprenant jusqu'à la brus­querie dans la construction de la phraseet, dans la durée, prompt jusqu'à êtretranchant et presque trop court. Sec afinqu'on saisisse l'oreille. Rude afin qu'ontouche l'esprit. Brusque afin qu'on re­tienne l'attention et qu'on inquiète lerythme du cœur. Court afin qu'on restesur sa faim plutôt qu'on verse dans l'en­nuI.

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Chapitre II

Porcius vieillit et composa beaucoup.Le 7 décembre - 43, Cicéron, comme ilsortait sa tête des rideaux de sa litière,eut la tête tranchée par Popillius surl'ordre d'Antoine. Très jeune, Larron s'enétait pris à ce que les Grecs appelaient« logos» et que les anciens Romainsnommaient « ratio». C'est la raison. Ilcommença ses paradoxes par la discussionsuivante: « Celui qui l'emporte au coursd'une controverse peut avoir tort. Celuiqui sait mal argumenter peut avoir rai­son.» Les déclamateurs qui comptaientparmi les plus âgés s'irritaient de cesprovocations qui mettaient à chaque foisen cause leur art. Latron interdisait qu'onlance l'air du fond de la gorge avec trop

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de véhémence. Sa voix était sourde maispossédait une énergie qui naissait de laconviction. Cette énergie se lisait aussidans son œil unique. Il ne souffrait pasqu'on se lève après la dernière veille. Ilaimait la chasse à courre. Il goûtait lenaturel et la vérité. La formule qui estdemeurée la plus vivante dans la mé­moire de ceux qui suivirent ses cours estla suivante: « Pour des êtres qui désirent,la pensée argumentée est un manteaugaulois à capuchon. » Il a prononcé cettephrase quand il avait passé quarante anset qu'il était devenu étrange. Il est vraiqu'elle marie deux images qui n'ont guèreà voir l'une avec l'autre. C'est l'ensei­gnement de Marullus qui prônait cesheurts entre un mot abstrait et un ca­puchon de manteau. Il soutenait qu'il nefallait pas dire « controversia » mais qu'ilfallait dire «causa ». Il professait aussiqu'il ne fallait pas dire « scholastica » ni« declamatio i> mais dire « dietio ». Tou-

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jours les auditeurs se pressèrent à seslectures quand il lisait des romans. An­naeus Sénèque a écrit: «Jamais il nerelut la déclamation qu'il allait pronon­cer pour l'apprendre par cœur: il l'avaitapprise en l'écrivant. Ce phénomène estd'autant plus digne d'être signalé qu'ilécrivait, non pas lentement et en déli­bérant sur chaque mot, en tordant decinquante manières sa phrase, mais avecla même impétuosité, pour ainsi dire,que celle qu'il avait en parlant. S'était­il donné du loisir, il se livrait à tous lesjeux, à cous les divertissements. S'était­il jeté dans les forêts, sur les montagnes,il aurait rendu des points aux paysansnés sur les monts et dans les bois par saforce à supporter la fatigue et son adresseà chasser. La nature, secourue par l'édu­cation de l'enfance, lui avait donné unemémoire heureuse. Il avait acquis en outreun art incomparable pour loger et retenirce qu'il ne devait pas oublier, si bien

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qu'il arrivait à conserver dans son sou­venir toutes les déclamations qu' il avaitprononcées. Aussi les cahiers lui étaient­ils devenus superflus. Il disait qu'il écri­vait directement sur son esprit.» (Sé­nèque le Père, Controversiarum liberprimus, XVII) b.

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Chapitre III

Porcius Latron avait de l'inclinationpour les forêts, les montagnes, les tor­rents, l'odeur et la chaleur des chevauxet les brames. S'il doutait que la raisonfût rationnelle, il contestait qu'elle fûtmême raisonnable. Sénèque le Père aconservé un fragment de dialogue:

« - Sais-tu de quoi l'intelligence estissue?

- L'intelligence est issue du désir dela lutte.

- Dans ce cas, si l'intelligence fournitles moyens de combattre autrui, la vic­toire est son dessein et non la vérité.

- Non, l'avenir d'un argument n'estpas la victoire mais le triomphe. Or, letriomphe ne s'assouvit ni dans la victoire

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ni dans la mise à mort : son élément estle cri public, le défilé, le jeu, la visiondu sang versé et la possibilité de la grâce.

- Le cri, j'entends ce qu'il est. Le sang,je perçois ce qu'il est. Qui est la grâce?

- Gracier ne veut pas dire : "Je donnela vie" mais: " Je suis puissant au pointde pouvoir prononcer ou retenir lamort". »

La pensée désespérante de Porcius La­tron témoigne plus que toute autre ­plus que la pensée de Lucrèce ou cellede Tacite - de la réalité romaine.

Il est possible que les guerres euro­péennes de 1914 et de 1940 aient rendupeu convaincante la distinction entre ci­vilisation et non-civilisation. Elles ont entout cas éteint la possibilité d'opposerrationalité et désordre meurtrier. Peu depensées dans l'histoire sont convenues quela raison et la civilisation ne se sontjamais vraiment éloignées des forces sau­vages auxquelles elles servent de masque

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pour s'accroître. Peu de civilisations sontallées jusqu'à aimer cette pensée désa­gréable qui ruinait beaucoup d'idéesavantageuses: il y eut la Chine ancienne,il y eut Rome et, dans Rome, Cinna,César, Latran. Ce dernier a mis sur piedune des rares pensées qui est propre à laRome antique - qui même la caractériseen regard des œuvres théoriques grecquesd'Athènes ou d'Alexandrie - encore qu'ill'ait poussée dans ses conséquences lesplus choquantes. Les professeurs des uni­versités modernes, comme les rhéteursdes cités antiques, tous nourris de culturegrecque, ne se sont jamais beaucoup pluà la mettre en valeur. Mais jamais lapensée de Larron, en dépit des lubies etde la légère démence qui le prit à la finde sa vie, ne fut véritablement critiquéedans l'école. Il conserva, y compris aprèsl'exil, l'affection populaire.

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Chapitre IV

Varron avait multiplié les écrits et lessatires où il mettait en scène les anciensRomains faisant des gorges chaudes auxGrecs sur leurs mœurs, sur l'inventionde la philosophie, l'idée du vide, lesprocédés de la dialectique, les facilités dela raison. Varron fait dire à un des per­sonnages de ses romans: «Les philo­sophes sont des Sirènes qui se querellenttandis qu'Ulysse passe. » Latron estimaitque même Varron, même Lucrèce avaientété intimidés par le souvenir des Grecs.Les œuvres des Achéens et de leurs des­cendants étaient pénétrées de l'idée queles dieux s'exprimaient en langue grecque.Leur langue, qu'ils appelaient « logos »,et leur raison, qu'ils appelaient du même

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nom, était parlée ou estimée dansl'Olympe aussi bien que sur les penteset dans les gorges du Ténare. Les anciensRomains ne perdirent jamais le souvenird'une origine plus complexe et plus saledes mots dont ils usaient. Ils avouaientsans honte que leur langue s'était forméecomme leur ville: un bout de bois, unmorceau de pierre, un homme et la craintede la pluie.

Larron disait que «ratio» et «affec­tus» ne pouvaient se démêler l'un del'autre - plus précisément: «in rationehabere aliquem locum affectus» -, quel'une était suspendue à l'autre parcequ'elle en avait été précédée et, finale­ment, que la « réflexion rationnelle étaitpeut-être ce qu'on avait fait de plus sen­timental »,

Il disait que nous avons accoutumé desusciter dans nos vies des peurs qui fai­saient l'office de petits murets, des pen­sées qui étaient comme des refuges de

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planches dans la montagne, des livrespour se soustraire à l'heure actuelle etdes lits pour se recroqueviller dans lesommeil et les plumes des canards.

Il s'agit là encore d'un de ces « heurtsde Marcellus» dont Latron était pro­digue.

]'ai retrouvé rarement ce mouvementde pensée qui animait Larron. Ce sontquelquefois des anecdotes qui se res­semblent. Pour Archimède, pour Pascal,pour Wittgenstein, les mathématiquesfurent une diversion à l'incendie, à ladouleur physique, au désir homosexuel.Archimède était si acharné à résoudre unproblème de géométrie lors du sac deSyracuse, qu'il ne voyait pas la cité brûlerni les cendres blanches et chaudes sur sesmains. C est le mot de Disraeli étendantl'empire britannique à la terre: « N everexplain. » Le comte de Beaconsfield au­rait pu ajouter: La souveraineté chancellesi on la questionne sur son origine. L'au-

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roriré est violente et, pour peu qu'ellefeigne de n'avoir ni cause ni source, elleressemble à Dieu. L'existence de chaquehomme remonte à un cri rauque de plai­sir dont l'image se présente difficilement.Alain - né Emile-Auguste Chartier àMortagne - affirmait qu'il ne fallait ja­mais donner les raisons d'un refus parceque, sitôt qu'on commençait à se justifier,on commençait aussi à cesser de refuser.Je recopie dans la joie pour finir le motdu prince de Ligne sur le génie militairedu duc de Bragance. Don Juan de Bra­gance avait été général au service de l'Au­triche durant la guerre de sept ans. Leprince de Ligne disait qu'il avait eu trèssouvent raison parce qu' tl fi' en avait passupposé à l'ennemi.

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Chapitre V

Alors que Tullius Cicéron déclamaitrarement, et devant peu de monde, et enchambre, Porcius Larron parlait volon­tiers en public: il le faisait en plein air,après convocation, à l'ombre d'un boisd'oliviers qui se trouvait près de sa mai­son. Larron travaillait peu, soudainementet longuement: en cinquante heures d'af­filée, tout était fait.

L'épouse de Porcius était d'Ombrie.Sa fille avait l'apparence et les attraitsd'une vraie Romaine: elle en avait lesyeux bleus, les cheveux blonds bouclésramassés en chignon, les seins épais placésprès des aisselles, les hanches et les fesseslarges, la peau très blanche, jamais tou­chée par le soleil, la parole rare et vé-

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hérnente, les lèvres rouges. Dans sa villadu Viminal, il entendait le bruit des fersdes chevaux sur la voie Tiburtine au loin,et les hennissements. En - 24, c'estl'ambassade des princes d'Inde. Dans cesannées-là, il se prit à chanter chaque aubeune vieille chanson au refrain lancinant :«Semper! Sernper l » (Toujours! Tou­joursl) La tête commençait à lui tourneralors.

La chasse était sa passion favorite etelle l'emportait sur le goût qui le portaitaux livres et au jeu de dés. Avant chaquebattue, au crépuscule, la veille de lachasse, avant de préparer les épieux etde prendre soin des chevaux, il allait dansla forêt écouter le brame. Les longs crisde désir, les longs cris de douleur à forcede désir, très caverneux et très rauques,et qui surgissaient aussi imprévisible­ment qu'ils s'interrompaient net, descen­daient des collines, glissaient dans la val­lée et le plongeaient dans un état qu'il

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comparait à celui que cause l'orage avantqu'il explose. Il allait vers les brames,les cerfs, les grandes queues tendues. Ilcherchait à assister au combat de pré­séance auquel les raiements appelaient.

C'est à peu près Jans ce temps-là qu'ilsouhaita s'éloigner du Viminal et descollines les plus urbaines. Il trouva à serapprocher du Tibre, plus loin que lemont Pincius, au nord de la Porta Fla­minia. Il ne voulut plus qu'une cabanede pierres plates sans mortier, avec deuxpièces sans fenêtres. Sa femme et sa fillel'avaient déjà quitté. Il mit deux ans àfaire recouvrir la cahute de tuiles neuveset jaunes. Il offrait à qui venait (il avaitbeaucoupd'élèves) des raisins écrasés etdu pain noir. Le sol était sans pavement :il mettait des tapis de laine sur la terrepour s'asseoir. Il abandonna la roge etvécut avec une tunique blanche, plus unmorceau de laine grise qu'il mettait surses épaules (ce qu'on nommait au

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XIX" siècle un schall). Il arrêta de se brû­ler la barbe chaque matin : un court tissublanc lui envahit le visage. De la portede la maison, des touffes de joncs secslui dérobaient la vue du fleuve mais nonle lent bruit des eaux qui roulent. C'estde cette époque que datent les formulesprovocantes qu'il affectionnait et quiplaisaient: « Rechercher la vérité revientà monter à cheval pour pénétrer dans lacorolle d'une fleur. Où est la justice ail­leurs que dans la faim qui écarte leslèvres de la louve, maîtresse de Rome,au moment où elle hurle ' » En vieuxfrançais on ne disait hurler que du loup,comme miauler pour les chats, ou baverpour les hommes. Les jeunes gens ai­maient entendre les mots de Porcius. Ildisait des philosophes: « A la sagesse jene connais pas de remède.» Il existeplusieurs versions de ces formules de Por­cius Latron. Par exemple: « La chosepublique est un caleçon de lin sur une

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mentule », OU encore: «Nous fientons.Nous pissons. Nous désirons la tiédeurdes vulves des femelles. Deux fois aucours de ma vie j'ai pensé à des questionsd'intérêt général mais ces deux fois étaientdes fantômes. » Lors de l'organisation descomptoirs, il dit à un sage qui venait dela vallée de l'Indus et qui lui exposaitses actions de charité et de respect hu­main: «Vous êtes si bon que je penseque vous devez vous leurrer. » Il disaitaussi: « Nul n'est bon volontairement. »

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Chapitre VI

Lucius] unius Gallion devint sénateur.Porcius Larron ne devint rien. Sur le bordde la rive, devant la cabane de pierressèches, les inondations et la pluie avaientmis à nu des gros caïeux qui sortaientde terre. Derrière la maison, il y avaitun bois d'oliviers et un champ planté defroment moissonné, et dont les foins pi­quaient, s'introduisant entre la peau etle cuir des sandales. Plus loin s'étendaientla vigne et la plaine.

Il faisait payer cher ses cours. Il ache­tait des chevaux. Il consacrait le meilleurde son temps à la chasse. Il montaitsouvent un petit cheval pommelé et sefaisait accompagner par Cupiennius. Unjour, en - 19, il lança à huit reprises le

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javelot et tua cinq fois, dont un cerf aubois dégénéré. n le nota en lettres grecquesà la base du massacre qu'il fit scier. Lebois présentait une dissymétrie: un côtéétait la réduction à trois pour un de celuiqui lui faisait face. La reproduction enétait aussi maladroite que chétive et for­mait un signe qui ressemblait à la lettresigma. C'est le 21 septembre - 19 que,couvert de sueur, de retour de Grèce,débarqué de Brindes, âgé de cinquanteet un ans, Virgile mourut en suffoquantau cours d'une toux.

Cupiennius souhaitait que les femmesse lavent avant le coït et exigeait qu'ellesvoilent leurs parties à l'aide d'un voileblanc ', Il ne souffrait pas de les voir toutà fait nues. Tout Rome se moquait dela manie sexuelle de Cupiennius. Il disaitqu'il ne pouvait bander que s'il pouvaitles prendre avec un peu de laine blancheentre les cuisses. Ce sont les tout débutsde l'amour courtois. On trouve la source

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de la manie sexuelle de Cupiennius dansHorace (Satires, l, 2). Porcius disait queCupiennius agissait ainsi parce que sonami prenait les femmes allongées sur ledos. Il disait qu'on ne pouvait pas faireimaginer à un bœuf de faire l'amouravec une vache allongée sur le dos. Por­cius Larron prenait les femmes à la modeancienne, « more ferarurn » (à quatrepattes, mot à mot: «selon la coutumedes bêtes sauvages »), et il disait qu'ilavait besoin de sentir avec le nez leursparties génitales parce qu'il voyait mal.

Quand sa femme demanda le divorceet porta l'affaire devant le tribunal, safille le quitta. Il aimait taper avec unecuiller sur la vaisselle. Ses insolences,débitées sur le ton le plus grave, révol­taient ses proches autant qu'elles en­thousiasmaient ses élèves. Après que safille eut quitté la demeure, il fit la couraux sénateurs. Il errait de patron en pa­tron à l'heure de la sportule, accompagné

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par Cupiennius. Ils disaienr : « Pourquoiles femmes ne portent-elles pas de culottesur leur visage: » Une saison durant, roustes matins à la porte des patrons les plusinfluents de Rome, Cupiennius et Porciusinsistèrent pour que le Senat se réunît Ct

adoptât une loi qui voilât la face desfemmes. Quatre matrones que leur pro­pos scandalisait s'assemblèrent pour lesfaire déporter à l'une ou l'autre extrémitéde l'empire. Ce furent la vieille Livie etAuguste eux-mêmes qui durent inter­venir pour suspendre la mesure d'exilqu 'elles avaient obtenue. Auguste citaitvolontiers ce mot de Porcins : « Mon corpsest un ru de boue qui n'est pas continu.Ma demeure est un amas de cailloux quitient debout par hasard. Ce que j'ai ins­crit ce matin sur mon morceau de buisest moins personnel que ce que la bavelumineuse de l' escargot a noté sur safeuille de laitue. » Il est vrai que l'em­pereur aimait se rafraîchir avec des

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tranches de concombre ou des feuilles desalade, quelles qu'elles fussent, sans qu'onles préparât, à l'improviste, dans la craintequ'il y eût du poison s'il avait fait avertirqu'il mangerait. C'est en - 15 qu'Au­guste institua l'étalon-or.

En - 13, Seneca quitta Rome et re­gagna l'Espagne. Porcins Latran était pré­sent au banquet d'adieu. Ils entendaientles chevaux piaffer dans l'écurie. Ilsn'étaient guère bavards. Ils se serrèrentl'avant-bras en silence.

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Chapitre VII

Larron détestait la mollesse, la culturegrecque, la musique, les dieux et le sucre.Il prenait son vin aigre, sans l'allongerde miel ni de neige tassée et conservéedans la terre. Il repoussait les visites. Ilparlait de moins en moins. Il restait surla rive, entre les nuages, les joncs, lapoussière sablonneuse et les fleurs. Il ai­mait tendre la main en avant et faireécouter le silence. Il semble qu'il aithabité un morceau de rive plus silencieuxque d'autres. On entendait à un mille lebruit de la navette d'une femme. Onentendait à deux milles un chien quijappait aux portes de Rome. L'attaqueet le coup de queue d'un chevesne oud'un brochet paraissaient de grands va-

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carmes. Les cris des mouettes, le coas­semenr d'une grenouille, la poussière desang du crépuscule dans l'air, tout pre­nait au bout du champ, sur la berge dePorcius, une intensite inhabituelle. 11 nepossédait pas de puits. Il s'approchait del'eau. Il posait son genou dans la terreboueuse, portait la main sur la surfacedu fleuve et buvait une portion du Tibre.Il était fier d'un peuplier qu'il soignait.L'ombre que l'arbre portait sur la riveétait faible et étroite mais au couchantelle suffisait à abriter des derniers rayonsbrûlanrs du soleil le volume d'un homme.Porcius aimait à se glisser dans son ombreet à attendre que la nuit descende. Ildisait: « Cette eau jaune qui coule, cepeuplier, la grenouille qui saute, le che­vesne qui chasse, un bruit loinrain d'aboiset d'enfants qui se mouillent en lançantdes gouttes d'or sur l'ombre des feuil­lages, mon pied qui pénètre l'eau: quandle bonheur commence à venir, la phrase

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perd route exrrérnirè. Elle n'a pas plusde verbe que de fin. »

Sénèque dit que deux fois par jour ilse dénudait dans les roseaux jaunes etverts, se trempait dans l'eau, s'ébattaitcomme un petit enfant. Il se branlait surla surface du Tibre et jouait du reHet desa menrule sur l'eau sombre. Il disaitqu'il prenait un bain dans un souvenir,que le paysage était constant, que seulela peau avait plissé comme celle d\1Osexe d'homme qui se recroqueville aprèsqu'r] a bandé. Il disait: « Ce ne sont pasdes vérités. Ce sont des offrandes.» Ildisait encore: «ta pensée d'un hommes'arrête là où le soleil le surprend. » DansSénèque: « tes œuvres de l'esprit étaientdes choses qui inspiraient un grand res­pect à Porcins Larron. Mais, plus que leslivres, les monuments, les fresques ou lesguerres, l'argumentation rationnelle luiparaissait la chose la plus digne d' êtreadmirée par les citoyens. Il disait que la

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rationalité se ressentait toujours de sonorigine qu'il comparait à un stratagèmede chasseur. L'esprit et ses œuvresn'étaient à ses yeux qu'un morceau dela nature qu'il présentai t sous la figured'une branche d'arbre qui se serait trou­vée perdue parmi toutes les autresbranches et les feuilles. La raison n'étaitau regard de l'arbre qu'un petit bourgeoncompliqué et sanglant. L'ordre de la pen­sée, de la cité et des mœurs des habitantsdes cités était lui-même logique et pré­caire. Si on saisit ce qui germe dans lecerveau dans son enfance, disait Porcius,c'est une petite chose sans autonomie. Sion la perçoit dans sa maturité, ce quin'était qu'un nœud de cheveux em­brouillés, est devenu un tapis assujetti detoutes parts aux brins et aux soies de lasaison, de I'ensomrneillernenr, de la di­gestion, de la famille, de la cité et dusiècle sur lesquels le tapis tire beaucoupde sa ressource sinon son dessin. Il disait:

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« La raison n'offre aucun avantage ni sur­abondance au contraire des fonctions quepeuvent remplir les dents, la langue etla salive. » Il disait encore: «Quand jevois une lyre, un compas de géomètre,une peau roulée pour écrire, un argumentconstruit sous la forme: Si a.,; alors b ... ,je pleure d'émotion en me disant à moi­même: Comme ces choses sont tou­chantes!» Il pensait aussi que les citésdes hommes avaient bâti un empire quiportait sur la vapeur qui se dresse parfoissur la surface de l'air un mirage inutile.Il y avait des hommes qui croyaient quele temps avait un sens, l'espace une di­rection, la vie humaine une nécessité,l'univers un destin, le sang qui coule unecause, l'infini une mâchoire! Il disait quedans cet empire, qui était un reflet peupléd'ombres, les hommes qui croyaient quela pensée était une connaissance désin­téressée ne voyaient pas combien ilsétaient intéressés à ce désintérêt. Il disait:

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« Ce sont des ombres qui avancent auxpieds des enfants, des oies, des arbres,des femmes et des cabarets à vin où vontles mariniers. Je ne regarde pas les êtresni les couleurs mais cette tache mouvanteet brune qui les accompagne. l'écoute ledoux déplacement des ombres sur lescaïeux et le sable du chemin et sur lesherbes et les épis qui le bordent. Commetous les jours, la lumière puis la lueurdu soleil ne cessent de diminuer puisd'allonger ces taches qui sont comme destaies sur l'œil qui se déplacent. l'allaisjadis sur les bords du Tibre: c'était lefleuve qui passait par Rome. Rome étaitune ville. Est-ce que vous vous souvenezdes filets des pêcheurs, nains comme desinsectes, sur la rive? Huit ou dix pêcheursplus petits que le petit doigt portaientles ombres grises sur leurs épaules etentraient dans l'eau jaune lentement. Plusloin encore, mêlées à la brume d'Ostie,près des nuages, comme des réflexions

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brouillées sur des miroirs à main decuivre, une ou deux voiles de chaluts enretard revenaient dans la nuit commen­çante. A vingt coudées de mon regardune file d'oies marchaient: oies presquejaunes et bordées de rouge. Le Tibre etl'Achéron ne formaient peut-être qu'unfleuve, ou bien tout fleuve s'assemble àl'eau première qui est retenue dans l'uté­rus des femmes, ou peut-être n'y a-t-ild'autre rive que celle où notre corps secasse dans son reflet sur les matières quibrillent ou dans l'ombre qu'il porte àpartir de ses pieds. Ils sont rouges. Mamain aussi, posée sur la balustrade duponton, est rouge dans le couchant. Sansdoute mon visage est-il rouge. Mais rien

. .ne VOlt mon visage. »

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Chapitre VIII

Quand son épouse mourut, il achetaun petit tambour tendu de peau à unmarchand égyptien. Il tapait et poussaitdes cris de guerre. Les enfants le suivaienten riant et en gigotant. Auguste le reçutdans sa maison avec une dizaine d'autresdéclamateurs. Il semble que la tête luiétait déjà déglinguée. «Déclinquer» estun vieux verbe dont usaient les marinsdu Nord. C est arracher le «clin », lebordage de la barque, et c'est manquercouler. On ne sait comment la réceptionet le concours se déroulèrent et même lanotice d'Annaeus Sénèque reste muettesur ce point. Toujours est-il que l'em­pereur ordonna qu'il fût séance tenanteéloigné de la Vine.

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En - 9, Annaeus Seneca, l'ordre im­périal scellé, vint chercher son ami. Por­cius Larron ne voulait pas abandonner sacabane ni ses osiers, ni ses caïeux, ni seschevesnes. Il fallut l'attacher. On letransporta assis sur son cheval, les mainsliées à son bagage. Il revit la terre rouge.Il revit Cordoue et le Guadalquivir. Lagalère qui les avait conduits de Narbonnejusqu'à Palma de Majorque accosta àMalaca. Sur le navire, durant la traversée,il ne mangea que de la friture avec unpeu de galette mouillée d'eau. Il récla­mait qu'à son arrivée sur la terre d'Es­pagne on le logeât soit sur la berge d'unerivière soit sur la grève de la mer.

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Chapitre IX

11 resta seul durant les cinq dernièresannées de sa vie dans un bois qui bornaitle domaine des Sénèque à huit milles deCorduba. Bien qu'il eût perdu un œil, ilchassait encore à l'épieu ou il pêchait. Ilcommença à tousser parce qu'il ne résistaitpas à l'envie de prendre des bains deuxfois par jour dans l'eau glaciale qui coulaità quelques pas en descendant du mont.Un matin d'hiver, alors qu'il poursuivaitun cerf et qu'il avait voulu traverser à guéun torrent qui dévalait le coteau, l'eaufroide lui était venue d'un coup jusqu'àla pointe des seins. Il n'avait pu fairesécher ni sa tunique ni le mantelet delaine qu'il portait et qui dégouttaient.Dans un encaissement du défilé, il romba

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nez à nez sur une chèvre qui s'était en­travée dans un taillis. Elle regardait autourd'elle en silence. Puis elle bêlait épouvan­tablement. Il l'écouta bêler. Ce son l'ef­fraya. Il ne se remit pas du froid qu'ilprit à cette occasion. Du moins c'est ce quedit Sénèque le Fils (le philosophe), quandil rapporte les circonstances de sa mort.

Il avait planté de la zizanie dans lechamp qui était situé derrière sa maison.La zizanie est une plante qui demandebeaucoup d'eau et dont il tirait de lafarine. Il disait: «Fasse les dieux quemon langage reste vivant! » Il disait auxvachers qui passaient devant chez lui ouaux chasseurs qui imploraient un bol delait ou qui sollicitaient une balle de paille:« Méfiez-vous de tout homme qui a be­soin d'une armoire, d'un système convain­cant, d'une femme et d'un balai! »

On le voyait quelquefois au cabaretdu domaine. Il jouait aux dés en man­geant des prunes bleues. Un jour, il se

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coucha et fit un rêve qui l' em plit deterreur et qu'il confia au personnel de lavilla en tremblant de tous ses membres:il avait rêvé de son fils mort dans unebataille. Il s'était réveillé couvert de sueuret en larmes, en criant. Il n'avait jamaiseu de fils. C'était en - 4. En - 4 avantJésus-Christ, Jésus-Christ naissait dansune auge, la mère accroupie dans la paille,les cuisses ensanglantées, dans la compa­gnie d'un bœuf qui beuglait doucement,d'un âne qui hennissait tout bas. C'étaità Bayt Lahm, au sud de Jérusalem, enCisjordanie. C'était en l'an 749 de Rome.Marcus Porcius Larron disait: « Les sen­timents humains dans le monde sontrares. Moi-même il m'arrive d'en éprou­ver trois ou quatre dans l'année. Mais jene connais personne autour de moi pourles partager. » C'est la sentence de Latronque je préfère à toutes celles qui sontconservées sous son nom.

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Chapitre X

Annaeus Seneca (le confident et l'amiauquel Auguste avait confié Latran aumoment de sa disgrâce, en sorte qu'ilregagnât l'Espagne) a fourni une versionplus sombre de sa mort. C'était une jour­née d'hiver lumineuse et chaude. Il étaitarrivé à cheval par la plaine et se dirigeaitvers une fontaine qu'abritait un bosquet.Il descendit de la jument qu'il montaitalors et se lava les mains, les bras, labarbe, les cheveux ras dans l'eau courante,en amont de la fontaine. En relevant sonvisage il remarqua une jeune femme àgenoux devant la pierre, à vingt pas de lui,qui battait son linge bruyamment. De sabouche sortait une haleine matérielle. Deson œil unique il se contraignit à regarder,

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plus haut, le sommet de la colline maisil ne put empêcher que son regard seportât de nouveau sur la jeune femmeagenouillée, les fesses larges, frappant duplat de la main les tuniques et les toges.Elle accepta de l'accompagner dans sacabane. Sa cabane sentait le tilleul qu'ony amoncelait jadis et comportait troispièces. Elle était pleine aussi d'une odeurde cendres: il y avait, creusé à même lesol, un brasier qu'il recouvrait d'uneplanche. Il flaira la femme et son odeurle satisfit. Elle voulut s'asseoir sur lui, faceà lui, et prendre Son plaisir en soulevantses fesses et en s'asseyant tour à tour sursa mentule. Il eut huit à neuf longs jetsde semence qui lui procurèrent un plaisirqu'il n'avait jamais connu. Il chercha àse souvenir du nom de la femme âgéequi l'avait aimé de cette façon quand ilsortait de l'enfance et il ne retrouva passon nom. Il paya la jeune femme et l'in­terrogea sur les siens. Elle était osque. Il

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lui proposa de demeurer quelque tempsà ses côtés et ils s'entendirent sur un prixélevé: un cheval. Elle demeurait la plu­part du temps dans la chambre où ilsdormaient. Il sentit peu à peu à la portede la chambre l'odeur différente de cellequi l'habitait. C était un relent lourd etsucré et il bandait aussitôt qu'il le reni­flait. Sa transpiration elle aussi dégageaitune odeur acide qu'il aimait. Elle étaitpaisible. Elle aimait les jacinthes, les pe­tites cloches bleues des jacinthes. Ladeuxième nuit il s'endormit contre sondos, elle disposa son sexe entre ses fesseset il eut l'impression que la solitude l'avaitabandonné. Il se dit que ce devait être unrêve. Comme il ne retrouvait pas le nomde la femme plus âgée qui jouissait commefaisait la fille osque, il prit conscience quesa mémoire étonnante l'avait quitté. Tan­dis que la jeune femme dormait, il re­gardait sa tétine dans la lueur de la lampeet la touchait et la trouvait douce sous les

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doigts. Sénèque rapporte encore deux motsde Porcius Larron : chaque fois, après leplaisir, dans la grande salle au brasier, ils'approchait du miroir fixé au mur deterre, il disait en regardant sa cicatrice,son œil mort, son sourcil blanc: « Pour­quoi me trahissez-vous, larmes inoppor­tunes cl?» On ne sait ce qu'il entendaitpar le mot «larmes », mais il est vraiqu'on ne le sait de personne. Il dit aussià son ami, durant les tout derniers joursqu'il vécut: «Pourquoi parler? Quandles lèvres se détachent l'une de l'autre lesdents ont si froid. » Il mourut à la fin del'hiver, en - 4. Il avait le sexe humideencore et point tout à fait rabougri. Il seregarda dans le miroir de cuivre. Il vitson œil qui éclatait de bonheur. Il setrancha la gorge d'un coup sec. Le sanggicla avec un bruit de gargouillis. La filleosque s'enfuit avec son cheval et on ne laretrouva pas.

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Notes

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a. Le texte établi par H. Bornecque (Paris,Garnier, 1932) donne une version différente:« Vox robusta sed surda, lucubrationibus et ne­glegentia, non natura infuscara; beneficie tamenlaterurn exrollebatur et quamvis inter initia pa­mm attulisse virium videretur ipsa actione ac­crescebat. Nul1am umquam il1i cura vocis exe­cendae fuit; il1um fortern et agrestem et Hispanaeconsuetudinis morem non potcrat dediscere : ut­

cumque res tulerat, ita vivere ; nihil vocis causafacere, non il1am per gradus paulatim ab imo adsummum perducere, non rursus a summa conten­rione paribus interval1is descendere, non sudoremunetione discutere, non latus ambulatione repa­rare ».

b. Je suis la traduction d'Ernest Maréchal,Histoire romaine depuis la fondation de Rome jus­qu'à l'invasion des Barbares rédigée conformémentaux programmes officiels, Paris, Delalain, 1881,p.414.

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c. Mot à mot : « ... mirator cunni Cupicnniusalbi » (Cupiennius qui n' admire qll \111 con voiléde blanc)

d. Le texte établi par Mucller ne presenteaucun sens. Jc préfère lire: « QlIid mc intern­pest ivae proditis lacrirnae r » (Pourquoi me rra­hissez-vous. larmes inopportunes 1)

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Chapitre premierChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VIChapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre X

Notes

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Cet ouvragea été composé

et achevé d'imprimerpar l'Imprimerie Floch

à Mayenne, en septembre 1990pour le compte du

Promeneur5, quai Voltaire, 75007 Paris