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1 Parménide, le Poème incompris Jean-Marc Gaté « Dieu l’épars nous rejoint dans la diversité (…) Un chant se lève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura d’estuaire dans la mort : équinoxe d’une heure entre la Terre et l’homme » Saint-John Perse. L’objet de cet essai est de proposer une lecture du Poème de Parménide, capable d’en restituer l’intention avec cohérence et clarté. Car disons-le tout de go : révérence mise à part pour des commentateurs qui ont, par ailleurs, tout notre respect, le vaste corpus que nous avons parcouru sur le sujet nous est apparu insatisfaisant et surtout incapable de rendre l’unité de la pensée parménidienne. Peu de pensées, je le crains, ont été aussi malmenées que celle-la, pour des raisons qu’il serait précieux d’interroger et sur lesquelles il faudra revenir. Certains commentateurs estiment ainsi pertinent de retrancher du texte des passages entiers, considérés comme des concessions épiques ou poétiques à une tradition archaïque dont Parménide peinerait encore à se libérer ; d’autres opposent la pensée parménidienne à elle-même, dispersant une ironie bien anachronique dans le texte, au gré de leurs présupposés ; la plupart sont à ce point embarrassés par la cosmogonie sur laquelle ouvre la parole de la Déesse, cosmogonie qui devait pourtant, selon toute vraisemblance, occuper l’essentiel de l’œuvre, qu’ils ont besoin de multiplier les « Voies » ou bien qu’ils pensent possible de l’ignorer en bloc ; tous, enfin, projettent sur le Poème une ontologie et une logique, qui lui sont étrangères. Je sais à quel degré de forfanterie on appréciera le fait de proposer ainsi une nouvelle hypothèse sur le Poème de Parménide. Mais qu’on ne craigne de l’élever encore d’un degré : car ce n’est pas une nouvelle « hypothèse » que je veux proposer ici une hypothèse n’étant encore qu’une façon de tordre le texte et d’ajouter « son » Parménide à la longue liste déjà existante ; non : ce qui va suivre est une lecture attentive, qui va s’efforcer de suivre le texte tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Pour ce faire, nous procéderons dans un premier temps à une lecture suivie du Poème, afin de restituer l’unité de son sens et de son projet, puis nous exposerons les motifs légitimes d’une telle lecture, avant d’en ressaisir les enjeux. On retrouvera en toute fin le corpus sur lequel nous nous sommes appuyés et avec lequel nous débattons ici. La lecture qui suit, quant à elle, s’appuie sur les traductions de Denis O’Brien, de Jean- Paul Dumont, de Jean Beaufret, de Marcel Conche et de Jean Frère, chacune de ces traductions étant convoquées selon leur fécondité. 1 1 Avant de poursuivre, il est nécessaire de préciser le sens de notre décision : l’enjeu de notre lecture n’est pas philologique mais philosophique. Nous invitons donc notre lecteur à ne pas interpréter comme une forme de nonchalance ou d’incurie le fait que nous ne faisions pas référence au texte grec lui-même. Nous estimons que le travail philologique a été suffisamment conduit par nos prédécesseurs. Aussi notre parti pris n’est pas de rentrer dans un énième débat sur la lettre du Poème. Il s’agira plutôt de dégager, à partir des traductions contrastées qui en ont été proposées, une lecture de la pensée parménidienne qui soit cohérente. Or, cette cohérence n’a jamais été vraiment mise en évidence, les mêmes, en effet, qui traduisent le texte avec une grande probité philologique, n’hésitant pas, étonnamment, à le tordre en tous sens, l’opposant à lui -

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1

Parménide, le Poème incompris

Jean-Marc Gaté

« Dieu l’épars nous rejoint dans la diversité (…)

Un chant se lève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura

d’estuaire dans la mort :

équinoxe d’une heure entre la Terre et l’homme »

Saint-John Perse.

L’objet de cet essai est de proposer une lecture du Poème de Parménide, capable d’en

restituer l’intention avec cohérence et clarté. Car disons-le tout de go : révérence mise à part pour des

commentateurs qui ont, par ailleurs, tout notre respect, le vaste corpus que nous avons parcouru sur

le sujet nous est apparu insatisfaisant et surtout incapable de rendre l’unité de la pensée

parménidienne. Peu de pensées, je le crains, ont été aussi malmenées que celle-la, pour des raisons

qu’il serait précieux d’interroger et sur lesquelles il faudra revenir. Certains commentateurs estiment

ainsi pertinent de retrancher du texte des passages entiers, considérés comme des concessions

épiques ou poétiques à une tradition archaïque dont Parménide peinerait encore à se libérer ; d’autres

opposent la pensée parménidienne à elle-même, dispersant une ironie bien anachronique dans le

texte, au gré de leurs présupposés ; la plupart sont à ce point embarrassés par la cosmogonie sur

laquelle ouvre la parole de la Déesse, cosmogonie qui devait pourtant, selon toute vraisemblance,

occuper l’essentiel de l’œuvre, qu’ils ont besoin de multiplier les « Voies » ou bien qu’ils pensent

possible de l’ignorer en bloc ; tous, enfin, projettent sur le Poème une ontologie et une logique, qui lui

sont étrangères.

Je sais à quel degré de forfanterie on appréciera le fait de proposer ainsi une nouvelle hypothèse sur

le Poème de Parménide. Mais qu’on ne craigne de l’élever encore d’un degré : car ce n’est pas une

nouvelle « hypothèse » que je veux proposer ici – une hypothèse n’étant encore qu’une façon de

tordre le texte et d’ajouter « son » Parménide à la longue liste déjà existante ; non : ce qui va suivre

est une lecture attentive, qui va s’efforcer de suivre le texte tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il

soit.

Pour ce faire, nous procéderons dans un premier temps à une lecture suivie du Poème, afin de

restituer l’unité de son sens et de son projet, puis nous exposerons les motifs légitimes d’une telle

lecture, avant d’en ressaisir les enjeux.

On retrouvera en toute fin le corpus sur lequel nous nous sommes appuyés et avec lequel nous

débattons ici. La lecture qui suit, quant à elle, s’appuie sur les traductions de Denis O’Brien, de Jean-

Paul Dumont, de Jean Beaufret, de Marcel Conche et de Jean Frère, chacune de ces traductions

étant convoquées selon leur fécondité.1

1 Avant de poursuivre, il est nécessaire de préciser le sens de notre décision : l’enjeu de notre lecture n’est pas philologique

mais philosophique. Nous invitons donc notre lecteur à ne pas interpréter comme une forme de nonchalance ou d’incurie le fait

que nous ne faisions pas référence au texte grec lui-même. Nous estimons que le travail philologique a été suffisamment

conduit par nos prédécesseurs. Aussi notre parti pris n’est pas de rentrer dans un énième débat sur la lettre du Poème. Il

s’agira plutôt de dégager, à partir des traductions contrastées qui en ont été proposées, une lecture de la pensée

parménidienne qui soit cohérente. Or, cette cohérence n’a jamais été vraiment mise en évidence, les mêmes, en effet, qui

traduisent le texte avec une grande probité philologique, n’hésitant pas, étonnamment, à le tordre en tous sens, l’opposant à lui-

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Voilà pour la déclaration d’intention et pour les précisions nécessaires. Entrons maintenant dans le

texte.

_______________________________________

« Les cavales qui m’emportent, m’ont entraîné

Aussi loin que mon cœur en formait le désir,

Quand, en me conduisant, elles m’ont dirigé

Sur la voie renommée de la Divinité,

Qui, de par les cités, porte l’homme qui sait.

J’en ai suivi le cours ; sur elles m’ont porté,

Attelés à mon char, les sagaces coursiers.

Des jeunes filles nous indiquaient le chemin.

L’essieu brûlant des roues grinçait dans les moyeux,

Jetant des cris de flûte. (Car, de chaque côté,

Les deux cercles des roues rapidement tournaient),

Cependant que déjà les filles du Soleil,

Qui avaient délaissé les palais de la Nuit,

Couraient vers la lumière en me faisant cortège,

Ecartant de la main les voiles qui masquaient

L’éclat de leur visage. »

(Fragment I, 1-12, Dumont)

Cette ouverture du Poème a été sans doute pour beaucoup dans l’immédiate renommée dont l’œuvre

a joui. On a souvent souligné l’allure épique de cet incipit. Seulement c’était afin d’en consigner, la

plupart du temps, le caractère conventionnel, si familier aux lecteurs grecs contemporains de

Parménide. Or, à ma souvenance, il n’existe pas d’œuvre épique qui commençât par un tel in media

res : nous sommes embarqués dans une folle cavalcade, sans y être préparés, happés par un

mouvement frénétique, qui va en s’accélérant, un mouvement qui, en quelques vers seulement,

précipite toutes les figures de l’extase et des révélations bachiques. Bien plus rompu que nous à de

tels signes mais incapable de les réduire à de simples « métaphores », le lecteur contemporain de

Parménide devait être saisi par la puissance de cette injonction épique et saluer le tour de force du

Poète, la vigueur de sa parole dont la persuasion, aussi abrupte qu’exaltée, porte la décision d’aller

droit à la Vérité. Parole d’enthousiasme, dont le lecteur grec devait ainsi éprouver comme il se doit la

puissance condensée, ramassée, celle du verbe oraculaire, qui met la parole hors d’elle-même.

Comprenons donc que nous sommes en présence d’un poème « archaïque », qui entrelace, non des

« images » à interpréter, mais des puissances élémentaires (le Soleil, la Nuit, le Jour et le désir), unies

pour la célébration d’une Divinité, dont la Voie ne s’ouvre qu’à l’homme qui sait célébrer, dans un

même mouvement, la présence du monde, son éclat et sa beauté solaire, éternellement native.

Pouvons-nous encore seulement entendre ce genre de poème, ce poème de la Vérité, sans le réduire

à une parole apprêtée, une allégorie, la mise en scène sensible de l’intelligible ? Or, en l’interprétant

ainsi, nous passons à côté de la décision parménidienne, ainsi que nous le montrerons par la suite.

« Poésie » n’est pas le nom d’un type de discours pour Parménide mais la « Voie », la seule Voie

possible pour rejoindre la Vérité. Et si c’est un poème qui conduit à ce qui est, c’est parce que l’être

est l’expression de l’unité poétique de l’existence.

même, quand il s’agit de l’interpréter. Partant, si le Poème de Parménide a été remarquablement traduit, il reste encore à le

commenter. C’est sur ce point que nous ferons porter notre effort.

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C’est bien à une telle unité que nous sommes conviés d’emblée, où, dans un même élan, se mêlent le

désir, le savoir et les sens (la vue, le toucher, l’ouïe), sans partage ni hiérarchie aucune. « L’homme

qui sait », dont il s’agit ici, est un homme qui sent et un homme qui désire. Il n’est pas assis, rassis, il

est entraîné, porté, emporté, il ne se possède plus. Et il suffit d’un mot pour que le contemporain de

Parménide sache à quoi s’en tenir : cet « homme qui sait » entend les « cris de la flûte », la flûte de la

transe, de l’orgiasme, du délire, instrument du grotesque et de l’extase, dont les cris couvrent et

confondent la parole articulée. Le registre est clairement celui mystico-religieux des célébrations et

des révélations. Déjà, la divine Alètheia est annoncée par ces signes, si évidents pour un grec

archaïque : l’élan d’un désir dont le mouvement extatique (« aussi loin que mon cœur en formait le

désir ») accompagne le sacre de la lumière, qui déclare son éclat intense sur le mode d’un

dévoilement, celui des « filles du Soleil » qui écartent « de la main les voiles qui masquaient / L’éclat

de leur visage ». Pour les poètes archaïques, Alètheia est ainsi le nom de cette lumière de l’Etre qui

baigne la parole, comme elle baigne toutes choses, et qui, seule, est capable de lui conférer son

sens, sa vie glorieuse. Comme le souligne Marcel Détienne, dans Les maîtres de Vérité dans la Grèce

archaïque, la vigueur de cette parole poétique croît et décroît selon qu’elle s’expose à cette lumière ou

qu’elle s’en éloigne : ainsi, « la parole est véritablement conçue comme une réalité naturelle, une

partie de la phusis » ; « la parole, la louange, la gloire sont une pousse, un jet qui monte vers la

lumière : « comme les fraîches rosées font grandir l’arbuste, la vertu louée par des hommes de talent

et d’équité croît et s’élève dans l’éther humide (Pindare, Ném., VIII, 40 sqq) ».2 Or, la parole

parménidienne s’inscrit encore dans cette compréhension de la Vérité : c’est une parole poétique, une

parole de louange et de gloire, qui s’expose à l’éclat de la phusis pour être fécondée comme toutes

les autres réalités naturelles. Si « même chose sont le penser et l’être », comme le proclame le

fragment III, c’est avant tout parce qu’il en va d’une telle appartenance naturelle de la pensée à l’être,

d’une pensée qui ne saurait croître, se déployer dans toute sa vigueur et sa beauté qu’à la lumière de

l’être, l’être qui lui-même trouve son expression dans cette pensée de louange, qui, en le célébrant, le

« réalise ».

Aveuglés par leur méfiance allégorique – ce qui est, disons-le, un anachronisme platonicien, la

plupart des commentateurs n’ont pas ainsi porté attention au fait que « les cavales », ces « dissertes

juments » qui entraînent le poète sont l’expression d’une parole qui est dans le monde, baignée de sa

lumière et tirant sa vigueur de cette appartenance. Autrement dit, la parole du poète n’est pas ici une

parole de surplomb, qui tirerait d’elle-même sa signification : l’être qu’elle rejoint est un être qui

l’enveloppe, et c’est bien pour cela que ce n’est pas l’Etre, un simple signe de convention, mais une

présence qui élève la parole à elle-même en la faisant sortir d’elle-même. La « Voie », le chemin sur

lesquels la parole est entraînée sont inverses des voies de l’allégorie platonicienne, où le logos

s’extrait de l’illusion du monde sensible pour rejoindre une vérité dont il est lui-même porteur. La

« Voie » parménidienne est au contraire cet élan par lequel la parole s’arrache de ses illusions,

d’Apatè et de ses jeux, qui réduisent la pensée à une farce, pour s’exposer à la vérité du monde. De

Parménide à Platon, c’est une « révolution » qui se produit et qui procède de la même logique que

cette autre à venir, la révolution copernicienne telle que Kant l’interprète : on change de lieu et les

pôles de la connaissance s’inversent. Si pour Parménide l’être est la vérité du logos, pour Platon le

logos est la vérité de l’être.

On aurait mieux apprécié cette différence qui sépare deux régimes de la vérité si l’on avait été plus

attentif aux relais de la révélation parménidienne. En effet, les étapes successives qui conduisent la

parole à l’être et les divinités tutélaires qui conduisent son initiation expriment clairement le statut de la

pensée vraie : que la parole doive ainsi paraître devant Dikè et user de persuasion pour qu’elle lui

2 Editions Livre de Poche, pp.117-118.

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ouvre ses portes, qu’elle paraisse ensuite devant la Déesse pour entendre la vérité qui l’instruira,

qu’Alètheia, la Déesse elle-même, ne soit vérité que parce qu’elle est parole de l’être, nous dévoile à

quel point la Vérité, dont il s’agit ici, n’est pas la vérité de la parole mais plutôt la vérité à laquelle la

parole se livre. Et cela, parce que Alètheia n’est elle-même vérité que parce qu’elle s’expose à l’être,

parce qu’elle est une parole en vue de l’être.

Ainsi, de l’emportement orgiastique du désir à ces divinités tutélaires qui ouvrent le passage, la Voie

de la pensée vers l’être est un mouvement extatique ; la vérité de l’être est avant tout la vérité d’une

extase et le discours que tiendra la Déesse à « l’homme qui sait » sera tout entier porté par cette

injonction : la vérité de ta parole est dans l’extase, il n’y a de pensée véritable qu’une pensée qui sait

s’exposer à l’être. Sans cela, elle n’est que parole trompeuse et illusoire, simples mots qui ne trouvent

plus leur chemin. Que la vérité de l’être soit la vérité d’une extase, Parménide nous en donne

d’ailleurs un indice : le tournoiement des roues du char, qui emporte la parole au son orgiastique de la

flûte, annonce déjà la sphère de l’être dans sa circularité. Cette correspondance pourrait sembler

embarrassante, car comment accorder l’immobilité de l’être, sur laquelle Parménide insiste par la

suite, avec ce mouvement ? Si l’être est « sans mouvement » (VIII, 26), si par ailleurs « même chose

sont et le penser et l’être » (III), comment concilier le tournoiement orgiastique du désir qui emporte la

parole avec cette immobilité ?

Ce type de contradiction réside dans le fait que nous chaussons, si je puis dire, les mauvaises

lunettes pour approcher le texte. Nous appliquons, en effet, ici une logique des contraires qui n’est

pas celle de la pensée parménidienne. Car, comme le soulignent incessamment et avec force Jean-

Pierre Vernant et Marcel Détienne,3 la pensée archaïque est étrangère à cette logique des contraires :

elle privilégie une toute autre logique, celle de l’ambiguïté. Ambiguë, cette pensée ne l’est pas par

défaut, parce qu’elle serait encore confuse, ne faisant qu’annoncer dans ses balbutiements une

dialectique à venir : non, elle est ambiguë, parce qu’elle refuse la logique trop fruste des contraires,

parce que l’ambiguïté est la seule voie d’accès à la simplicité de l’être.

Alètheia est aussi le nom d’une urgence. Le mouvement qui entraîne les cavales vers la lumière tire

sa vigueur d’une décision : il faut quitter les « demeures », les « palais de la Nuit » ; le dévoilement

des « filles du Soleil » est la figure archaïque de la vérité, qui ne peut s’entendre sans la nuit de Léthè,

sans la levée d’un oubli, toujours menaçant. Tous les traducteurs ne souscrivent pas à l’idée d’un

mouvement qui traverse toutes les cités (« franchissant toutes cités » - Beaufret, « de par les cités » -

Dumont) mais, indéniablement, il s’agit bien d’une échappée, comme en témoignent les portes de

Dikè, qui sont aussi les portes de la cité.

Alétheia est ainsi le nom d’une parole qui retrouve le chemin de la justice et de la lumière, en

s’arrachant de la parole civile, cette parole à visage couvert, nombreuse, où triomphent les jeux de la

nuit et les querelles de pouvoir. Les premiers mots de la Déesse témoignent de cette urgence :

« Jeune homme, compagnon de conductrices immortelles, toi qui parviens à notre demeure grâce aux

cavales qui t’emportent, sois le bienvenu : ce ne fut point un destin funeste qui t’envoya cheminer en

cette voie – car assurément cette voie est à l’écart des hommes, loin du chemin qu’ils fréquentent, -

mais c’est le droit et la justice » (fragment I, 24-28, O’Brien – Jean Frère).

Des fragments VI à VIII, cet écart se précise de plus en plus : la voie de la Vérité s’éloigne de ces

hommes, « créatures à deux têtes », pour lesquels « l’impuissance guide dans leur poitrine un esprit

égaré, à la fois sourds et aveugles, bouche bée, foules incapables de décider » (VI, 5-9), ceux qui ne

savent ainsi que « mouvoir un œil sans but, une oreille et une langue retentissante d’échos » (VII, 7.3-

8.1), qui ne consacrent leur parole qu’à de vaines controverses. A plusieurs reprises, Parménide pose

ainsi la question de la persuasion et de son bon usage : ce sont les jeunes filles qui « [supplient] par

3 Cf. Marcel Détienne, Les maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, notamment le Chapitre VI, ainsi que Œdipe et ses

mythes de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet.

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de douces paroles » Dikè et « la [persuadent] avec habileté de retirer des portes, prestement, devant

elles la barre munie de sa cheville » (O’Brien – Frère, fragment I, 15-17) ; plus loin, la Déesse ouvre

son discours sur l’être par une injonction, celle de tourner la parole vers ce chemin qui seul peut lui

conférer sa force persuasive, façon ici sans doute d’opposer une juste persuasion, servante de vérité,

d’une vaine persuasion qui croit tirer sa force de l’illusion (Apatè) et ne poursuit que la gloire des

mortels et de leurs jeux de pouvoir (Fragment II, 3-4). Ainsi, au fil du Poème, se dessine un certain art

de la parole, selon qu’on la destine à la vérité de l’être ou bien qu’on l’avilisse en la réduisant à un bel

ordre discursif, le simple « arrangement trompeur » du discours, ordre vain, parole qui erre, car elle a

perdu la finalité qui lui donne sens : dire ce qui est. Voilà « les opinions des mortels » contre

lesquelles la Déesse met en garde le poète et opinion désigne ici le discours où les noms cessent de

faire signe vers l’être et ne sont que des jeux de mots (Fragment VIII, 50-54).

En ce sens, Parménide pose la question suivante : qu’est-ce qui confère sa force à la parole ? Et il

s’agit bien pour lui de refuser ce coup de force d’un discours dont l’hubris serait de croire qu’il peut

tirer sa persuasion de lui-même, de « l’enchantement » de son « ordre harmonieux » (VIII, 53-54). La

vérité d’une parole ne réside pas essentiellement dans sa cohérence et son ordre logique ; elle ne tire

pas sa « force de conviction » (VIII, 12) d’elle-même mais de l’être qu’elle exprime. On aperçoit dès

lors l’un des enjeux majeurs de cette pensée : s’il est urgent de retrouver la Voie de l’être, c’est que

cette voie est aussi celle d’une parole qui garde un sens. Parménide nous prévient donc : qui

proclamera la souveraineté de la logique, qui croira pouvoir faire du discours sa propre norme de

vérité, qui fera ainsi de l’être une simple catégorie logique ou grammaticale, celui-là devra – tôt ou tard

– affronter l’insignifiance de sa propre parole, d’une parole qui ne sait plus ce qu’elle dit. Tôt ou tard,

ce devait être le destin de notre métaphysique.

Comme on le voit, ces nombreux indices signifient clairement l’intention polémique de Parménide

dans son Poème : la Déesse nous prévient contre une parole qui a perdu son chemin, une logique

dévoyée, oublieuse de l’être. Par la suite, nous avancerons une hypothèse sur cet horizon polémique.

Toutefois, notons, dès maintenant, que si Parménide ne juge pas nécessaire de définir précisément

un adversaire, c’est peut-être parce qu’il ne vise pas une doctrine particulière mais plutôt un usage de

la parole qui la réduit justement aux joutes civiles, aux pompes oratoires et aux vertus éristiques. Car

cette « langue retentissante d’échos », dont il nous parle, est une langue qui n’entend plus ou qui

n’entend plus qu’elle-même, langue de ceux dont la parole a perdu sa destination, celle d’être

l’expression sensible de l’être.

Il est remarquable que Parménide lie ainsi la parole errante et la perte de toutes sensations : ne rien

dire qui vaille, c’est aussi ne plus rien entendre et ne plus rien voir. Au plus loin de Platon, ce ne sont

pas les sens qui sont trompeurs, mais bien plutôt une parole assourdissante et aveuglante, qui les

recouvre de son tintamarre et les exténue. L’unité de la pensée et de l’être, affirmée au Fragment III,

s’éclaire ainsi par cette autre unité, celle de la parole et de la sensation : car ce qui anime la

sensation, la parole et la pensée, c’est un même désir d’expression. Or, de même que la sensation

n’est sensation que parce que il y a un sensible dont elle est la sensation, de même la parole

n’exprime que parce qu’il y a quelque chose qui provoque le désir d’expression.

Une remarque au passage, mais qui pourrait rassembler en elle-même l’abîme qui nous sépare, nous

modernes, de cette pensée archaïque, « naïve » : on pourrait dire que, pour Parménide, toute parole

est parole de quelque chose, comme toute sensation est sensation de quelque chose. Or, mesure-t-

on l’écart qui sépare ces énoncés du fameux mot d’ordre de la phénoménologie : toute conscience est

conscience de quelque chose ? De l’un à l’autre, il y a un renversement pur et simple de la donation.

Le monde ne saurait être pour Parménide une thèse qu’il serait possible de suspendre : rien ne peut

être pensé ni exprimé qui ne soit ; nulle pensée ni parole n’a le pouvoir de conférer de l’être à ce que

la pensée désigne, à ce que la parole énonce. Autrement dit, la parole et la pensée n’adviennent que

par l’être, et non l’être par elles. Rien, en ce sens, n’est plus étranger à Parménide que l’idée d’une

parole qui révélerait l’être, l’érigerait d’elle-même et à partir d’elle-même, qui serait la condition de son

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avènement. Ce n’est pas la parole qui est « grosse » d’être, c’est la voie de l’être qui est « riche en

paroles » (fragment I) L’être, ainsi, n’est aucunement « métaphysique » ; il ne l’est même pas, au sens

aristotélicien, de la question qui surgirait du cœur de toute « physique ». Non, l’être ne vient pas

« après » la physique ; il se déploie au cœur de la phusis et la traverse de part en part, et c’est

pourquoi ce poème de l’être est aussi un « traité de la nature », sans que l’on puisse abstraire l’être

de la nature, ou la nature de l’être.

Parménide écrit ainsi contre une Histoire, la nôtre, dont il eut l’étonnant pressentiment et qu’il prévient

sans le savoir : l’Histoire d’une parole, d’une pensée, d’une conscience qui n’allaient avoir de cesse

d’affirmer leur souveraineté sur ce qui est, au point de confondre l’être et la parole triomphante, puis

de réduire plus tard l’être à une platitude logique. Parions qu’il eût reconnu comme une forme

cauchemardesque d’hubris l’idée d’un Verbe créateur, d’une conscience donatrice ou bien encore

d’une logique auto législatrice, et, de ce point de vue, ne les aurait guère distinguées les unes des

autres.

Les vers 34-36 du Fragment VIII apportent d’ailleurs un éclairage décisif sur la relation qui unit la

parole, la pensée et l’être, précisant par ailleurs le sens du fragment III : « C’est une même chose que

penser, et la pensée <affirmant> : « est ». Car tu ne trouveras pas le penser sans l’être, dans lequel

<le penser> est exprimé » (O’Brien) ; « Or, c’est le même, penser et ce à dessein de quoi il y a

pensée. Car jamais sans l’être où il est devenu parole, tu ne trouveras le penser » (Beaufret).

A la suite de Heidegger, Jean Beaufret a raison de souligner, que nous sommes au plus loin ici d’une

conception de la vérité telle qu’elle procéderait d’une conscience de soi faisant face au monde.

Seulement, l’idée heideggérienne d’ « Ouverture » suspend trop l’être au destin d’une parole qui est

capable de répondre à son appel et de s’y exposer. Or – si nous lisons bien les vers 34-36, le penser

est même que l’être parce il est par la parole qui le fait appartenir à l’être. Ce qui est ainsi en jeu, ce

n’est pas ici la responsabilité (sourdement kantienne) d’une parole qui pourrait se détourner de son

destin, c’est une généalogie qui replace la pensée dans l’être et qui rappelle l’être de son expression,

cela afin de mettre en évidence le néant d’une parole qui prétendrait nier l’être.

Car parler, c’est déjà déclarer l’être ; si le penser et l’être sont le même, c’est avant tout parce que la

pensée, de l’être, en est. Ainsi, à toute parole qui prétend affirmer l’existence du non-être, Parménide

pourrait faire le même type d’objection qui sera faite à son « école » à propos de l’existence du

mouvement : comme il suffit de marcher pour prouver l’existence du mouvement, il suffit de parler

pour déclarer, dans cette parole même, l’existence de l’être. En ce sens, la façon dont Gorgias pense

mettre en évidence le caractère inepte de la pensée parménidienne se fonde sur un non-sens :

Parménide ne dit pas que toute parole affirme l’existence de ce qu’elle énonce, mais qu’elle déclare

l’être d’elle-même en tant qu’elle lui appartient. La parole, de l’être, en est.4

Cette confirmation de l’être par la seule affirmation de la parole n’est pas, notons-le, sans faire penser

au cogito cartésien qui, de lui-même, affirme l’évidence de son existence. Or, la similitude des

logiques, ici, rend encore plus frappant l’écart qui sépare ces deux formes de pensée. De Parménide

à Descartes, la parole et la pensée ont cessé de déclarer d’elles-mêmes leur appartenance à un

monde dont elles affirmeraient l’évidente existence. L’évidence moderne de la conscience s’est

fondée sur la perte du monde, un monde dont on ne peut plus désormais consacrer l’existence que

par un acte de foi, la foi en un « Etre » qui a cessé justement de se donner dans l’évidence du monde.

De Parménide à Descartes, l’Etre est devenu « suprême » et a acquis sans doute, par cette

transcendance, de la profondeur, du mystère et une souveraineté indéniable, devenant la raison de

toutes choses. Mais Descartes qui peut apparaître comme l’expression (symbolique) et la

4 Selon Gorgias, dans son Traité du non-être, si l’on affirme avec Parménide l’unité de l’être et du penser, alors il suffit que

quelque chose soit pensé pour qu’il soit : ainsi, il suffit que j’affirme que des chars luttent sur la mer, pour qu’il en soit ainsi (De

Melisso Xenophane Gorgia, 980a-14)

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conséquence de cette apothéose métaphysique de l’Etre, en signifie en même temps le prix : devenu

le logos universel – ce qu’il commence à devenir avec Platon, l’Etre conquiert une souveraineté

épistémologique, en perdant son évidence même, celle d’un monde rejeté dans le non-être. Mesure-t-

on l’étrangeté d’une telle conception (moderne) de l’Etre, qui rend douteuse l’existence même ?

Qu’est-ce que Parménide aurait pu comprendre à une vérité qui fonde son droit sur la négation de

l’existence du monde ?

Je veux bien, en ce sens, que l’on fasse de Parménide le premier penseur de l’Etre. Seulement, au

lieu d’inaugurer l’histoire à venir de l’Etre, il la contredit. Parménide est, pourrait-on dire, un de ces

penseurs qui se tiennent à la frontière, ou plus exactement : sur les cimes, qui séparent deux mondes.

En déclarant l’évidence de l’être avec toute la force de la poésie, déjà il déclare la perte de cette

évidence. Son poème, si triomphant en apparence, est l’élégie de l’être, de l’être « au monde » (et va

sans dire, il faut entendre cette dernière expression en un tout autre sens que celui que lui attribue la

phénoménologie).

Alètheia est bien ainsi le nom d’une urgence. Car il est urgent pour Parménide de remettre la parole

dans la voie de l’être, de la libérer de l’illusion du non-être et, plus encore, d’une conception de l’être

qui se fonderait sur le non-être. En insistant dans le fragment VIII (34-36) sur l’appartenance

indéfectible de la parole à l’être, Parménide met en question toute logique qui affirmerait sa

souveraineté en matière de vérité, en faisant ainsi du sens de nos paroles un problème qu’il

appartiendrait au logos seul, dans l’entente de ses propres significations, de tirer au clair.

C’est cette « tyrannie » logique, cette souveraineté logique que Parménide n’a de cesse de contester

dans son Poème. Ni la parole ni la pensée ne sont indépendantes : elles tirent leur sens du monde,

d’un monde qu’elles peuvent exprimer parce qu’elles sont exprimées en lui. Il faut comprendre ici –

telle est du moins notre hypothèse, que Parménide ne conçoit aucunement l’être comme une vérité du

monde qu’il opposerait au monde lui-même – lecture erronée qui a été souvent reconduite et qui

consiste à le lire avec les lunettes d’une ontologie postérieure ; l’être n’est pas pour lui une vérité

séparée et encore moins une substance ; il n’est pas l’être du monde, mais est plutôt la voie elle-

même par laquelle la parole peut être au monde, l’éprouver dans l’éclat évident de son existence

harmonieuse. Même si une telle catégorie ne peut être appliquée qu’avec précaution à cette pensée,

on pourrait dire que l’être parménidien est avant tout l’expression d’une relation de vérité au monde

qui réalise la parole en la plongeant dans l’existence. Etre est avant tout pour Parménide une façon de

rendre la parole au monde et de rendre le monde à la parole.

__________________________

1/ L’être sans sujet ni complément.

Approchons désormais le sens de l’être, tel que la Déesse l’éclaire.

On a sans doute remarqué que nous n’avons pas distingué jusqu’ici l’être et le monde ou l’être et la

phusis. Ce n’était pas simple étourderie. Nous allons nous efforcer de montrer par la suite que cette

distinction est impertinente, que la pensée parménidienne ne saurait opposer l’être au monde, l’être

aux apparences sensibles ou bien encore l’être à la multiplicité des étants, parce que cette pensée fait

justement de l’unité de l’être sa décision. C’est d’ailleurs ce qui confère à cette pensée sa singularité

et son sens du monde, si étranger, comme nous le verrons, à la façon dont nous articulons nos

connaissances, selon une logique foncièrement dialectique, celle de l’identité et de la différence.

Les commentateurs ont souligné la tournure peu commune par laquelle Parménide commence par

énoncer l’être et les deux « Voies », et chacun a reconnu avec raison qu’il s’agissait là d’un choix

déterminant :

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« Viens donc ; je vais énoncer – et toi, prête l’oreille à ma parole et garde-la bien en toi –

quelles sont les voies de recherche, les seules que l’on puisse concevoir.

La première voie <énonçant> : « est », et aussi : il n’est pas possible de ne pas être, est

chemin de persuasion, car la persuasion accompagne la vérité.

L’autre voie <énonçant> : « n’est pas », et aussi : il est nécessaire de ne pas être, celle-

là, je te le fais comprendre, est un sentier dont rien ne se peut apprendre » (Fragment II,

1-6, O’Brien)

Cette première occurrence de l’être a embarrassé les traducteurs. Comme le souligne O’Brien, en

effet, la façon dont Parménide emploie le verbe « être » est pour moins insolite : le verbe (esti) est ici

employé sans sujet ni complément, là où l’usage les requiert. Marcel Conche propose de traduire « Il y

a/ il n’y a pas » ; Jean Beaufret et Jean-Paul Dumont choisissent eux de traduire « il est / il n’est

pas » ; Pierre Aubenque propose « c’est / ce n’est pas » ; Jean Frère rejoint O’Brien dans sa récente

traduction. Si nous privilégions la version d’O’Brien, c’est qu’elle nous semble la plus fidèle à

l’étrangeté du texte original, étrangeté qui, si on l’escamotait d’une façon ou d’une autre, nous ferait

passer à côté de la décision parménidienne. Cet emploi absolu du verbe est d’ailleurs, comme le

relève Charles H. Kahn, aussi déconcertant en grec ancien qu’en français moderne.

Or, il est clair que cette « incorrection » ne peut être hasardeuse de la part de Parménide ou bien,

comme on l’a supposé, se réduire à une sorte de coup d’éclat rhétorique, dans l’attente d’une

formulation plus ordonnée, « L’Etre est ». Comme nous espérons le montrer, cette annonce de l’être

est au contraire le fondement d’une approche de l’être, qui est au cœur de la cosmogonie

parménidienne.

Pourquoi une telle incorrection, en effet ? Un emploi si insolite du verbe « être » ne pouvait qu’étonner

le lecteur contemporain de Parménide, comme il continue de nous étonner. Tout se passe comme si

Parménide voulait ainsi mettre à nu l’être, le tirer hors de sa gangue grammaticale qui le réduit à n’être

qu’une catégorie logique parmi d’autres. Le sens de cette incorrection doit donc être interrogé à partir

de ce que cette incorrection elle-même suggère. Ici Alètheia accomplit son dévoilement : découvrir

l’être dans tout son éclat, nous le faire entendre à nouveau, dans son insolite simplicité.

Or, cet emploi si insolite est une façon pour Parménide de repousser les usages trompeurs que

suscite le discours : déclarer ainsi « est » (esti) de façon absolue, c’est refuser d’emblée de faire

d’« être » un attribut ou une marque d’attribution ; c’est refuser de même l’emploi infinitif, d’en faire

une substance figée, le nom d’un être ou même de l’Etre ; c’est refuser, enfin et surtout, de lui apposer

et de lui opposer un autre que lui-même : le non-être.

Autrement dit, l’enjeu de cet emploi absolu, de cette énonciation fulgurante « Esti » est une façon

d’interrompre le mouvement du discours, de tout discours, qui, immanquablement, attribue,

particularise, scinde l’unité de l’être, le décompose logiquement, l’épelle et l’articule puis finit par

l’opposer à lui-même. Dire « Est », c’est rappeler à qui l’entend que le logos court le risque, en

articulant l’être, de le perdre ; c’est rappeler que le logos n’a de sens que si, jamais, il n’oublie, dans le

mouvement qui l’emporte, qu’il s’articule sur l’être.

Mais c’est aussi – parce que Parménide emploie la forme active et conjuguée « Est » et non l’infinitif

« être » - refuser l’arrêt, la réification dans « l’être », la transformation de l’être en une substance qui

ferait face au logos ou son absolutisation dans un au-delà de toute présence : « Est » énonce aussi le

mouvement qui jamais ne se fige en un nom, qui repousse « l’Etre », cet Un séparé de ce qui est.

« Est » énonce de même le mouvement du logos et la permanence au cœur de ce mouvement.

« Est » énonce la présence hors du logos, auquel il se réfère et qui lui donne sens, et son expression

première, la plus intime, celle qui se loge au cœur de tout énoncé.

Nous touchons ici à la grande logique qui anime la pensée parménidienne, cette logique qui refuse la

superficialité dialectique, l’économie des contraires, qui n’est jamais, à bien y penser, qu’une

rhétorique. Logique de l’ambiguïté que celle-là, qui seule peut énoncer « Est » dans tout son éclat, en

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refusant de l’attribuer ici pour le nier ailleurs, de le rassembler en un point pour l’ignorer en tout autre,

de le proclamer au-delà pour le mépriser ici-bas, de l’affirmer pour mieux le nier. Si Parménide ne

commence pas par dire « l’Etre », ou « il est », c’est parce que l’être n’est pas un nom mais le

mouvement et l’unité de toute énonciation, de même qu’il n’est pas une substance mais l’unité de

toutes, pas un principe mais l’unité de tous.

Seule ainsi cette affirmation absolue, « Esti », peut donner le sens de l’acte d’une unité qui n’a pas

besoin de s’arcbouter sur une négativité. Tel est bien la portée du refus de tout sujet d’attribution : dire

« Est » et non pas « Il est », c’est se séparer de toute ontologie négative qui consiste à attribuer l’être

à une réalité ou à un principe, pour le retrancher des autres, qui affirme l’Un pour le nier aussitôt dans

son exclusivité. De même, c’est refuser de le réduire à une catégorie logique qui ferait de l’être un

simple principe prédicatif. Telle est aussi la portée de l’absence de tout complément d’attribution : dire

« Est », c’est repousser un usage purement relativiste de l’être, qui consiste à affirmer l’être

continuellement en attribuant des qualités aux choses mais en ignorant le principe de cette attribution

.

Sur ce point, le fragment IV tire l’exacte conséquence de ce double refus engagé par l’affirmation

absolue « Esti », refus de tout sujet et de tout complément d’attribution à l’être : « Car l’intelligence ne

scindera pas l’être de façon qu’il ne s’attache plus à l’être, - qu’il se disperse partout, de tous côtés,

dans le monde, ou qu’il se rassemble » (3-4, O’Brien). Il faut bien mesurer la portée des deux

impasses qui sont désignées ici – et je crains que le peu d’attention qu’on leur a porté ait été à

l’origine de bien des contresens. En effet, qu’est-ce que Parménide met en question ici ? L’être

dispersé est l’expression d’une physique, qui parcourt le monde mais qui tombe dans l’oubli de l’être,

le réduisant à une pure logique prédicative ; l’être rassemblé, quant à lui, est l’expression d’une

ontologie qui affirme l’être mais qui le retranche et l’oppose au monde, qui, ce faisant, se transforme

en théologie.

C’est ici que s’inaugure la cosmologie de l’être parménidienne, qui est aussi singulière que sa

déclaration, « Est », peut paraître insolite : la « voie » que Parménide veut ouvrir est une tentative

pour dépasser l’opposition stérile de l’être et du monde, que ce soit celle d’une connaissance du

monde qui se plonge dans la multiplicité des choses, en ignorant leur unité ontologique, ou que ce soit

celle d’une onto-théologie qui affirme l’être mais l’oppose au monde et aux réalités sensibles. Dans les

deux cas, en opposant l’être au monde, que fait l’intelligence ? Elle oppose l’être à l’être, et, ce

faisant, se condamne à énoncer un monde sans unité ou un être sans présence.

Partant, qui veut penser ce qui est devra penser l’acte d’une présence unifiée « car l’intelligence ne

scindera pas l’être de façon qu’il ne s’attache plus à l’être ». « Esti » est ainsi la voie d’une

réconciliation : celle de l’être et du monde, telle que l’être est l’unité actuelle du monde et le monde est

l’expression actuelle de l’être.

Cette décision de réconcilier l’être et le monde est d’ailleurs clairement énoncée à la fin du Fragment I,

celle-ci pouvant être lue comme l’annonce du projet cosmologique à venir. Faute d’avoir lu ces vers

28-32 dans leur unité logique et programmatique, les commentateurs multiplient les contresens. Or,

de la juste interprétation de ce passage dépend tout le reste. Arrêtons-nous dessus : « Il faut que tu

sois instruit de toutes choses, à la fois du cœur de la vérité persuasive, cœur sans frémissement, et

des opinions des mortels, où ne se trouve pas de conviction vraie. Mais toutefois tu apprendras

encore ceci : comment il faudrait que les apparences fussent réellement, traversant toutes choses

dans leur totalité » (O’ Brien). Les vers 31-32 sont l’occasion de traductions plus significatives encore :

« Tu n’en apprendras pas moins encore ceci : comment il était inévitable que les semblances aient

semblance d’être, traversant tout depuis toujours » (Conche) ; « Mais toutefois tu apprendras encore

ceci : comment des <principes> valables doivent être manifestement valables, traversant toutes

choses dans leur totalité » (Frère) ; « Mais oui, apprends aussi comment la diversité qui fait montre

d’elle-même devait déployer une présence digne d’être reçue, étendant son règne à travers toutes

choses » (Beaufret).

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L’interprétation classique de cette fin du Fragment I, la plus souvent reprise et qui produit par la suite

des commentaires pour le moins embarrassés de la cosmogonie parménidienne, consiste à y

reconnaître l’annonce d’une « troisième voie », voie dans laquelle Parménide – au mieux – ferait une

concession aux opinions vraisemblables des mortels, cherchant, dans sa cosmogonie, à faire la part

entre celles qui sont recevables et celles qui sont erronées, ou bien – au pire – préparerait une lecture

totalement ironique des physiques anciennes, pour pointer leur caractère illusoire, ce à quoi se

résumerait « sa » cosmogonie. Or, je soutiens que l’hypothèse de cette « troisième voie » (ou d’autant

de « voies » que l’on veut, certains commentateurs les multipliant à leur guise) est simplement l’effet

d’une lecture inattentive. De voie, il n’y en a qu’une, celle que mettra en œuvre la cosmogonie, après

que le non-être a été rejeté.

« Il faut que tu sois instruit de toutes choses » : a-t-on seulement pris garde ici à ce que Parménide

dit clairement ? Qui veut approcher l’être avec vérité devra « à la fois » embrasser dans une même

pensée « le cœur de la vérité persuasive, sans frémissement » et « les opinions des mortels où ne se

trouve pas de conviction vraie ». L’erreur de lecture que nous pointions auparavant consiste dans le

fait que l’on pourrait croire que Parménide « se place » du côté du « cœur de la vérité persuasive »

contre « les opinions des mortels ». Une telle lecture est juste en un sens, car Parménide, sinon, ne

préciserait pas qu’il ne trouve, dans ces opinions, « aucune conviction vraie » (O’Brien). La suite du

discours de la Déesse peut laisser penser ainsi qu’il se place exclusivement du côté du « cœur de la

vérité persuasive » et cela, de toute évidence. Tel est le cas, sans doute aucun. Seulement – et cela

a, ô combien, embarrassé les commentateurs - comment comprendre alors cet « à la fois », qui

enveloppe « les opinions des mortels » au lieu de les exclure purement et simplement ? De quoi faut-il

s’instruire alors si ces opinions sont dépourvues de « conviction vraie » ?

Nous serions en effet face à une contradiction embarrassante si les vers 31-32 ne nous éclairaient

pas sur cette façon de s’instruire de « toutes choses ». La traduction de Beaufret est sans doute la

plus expressive : « Mais oui, apprends aussi comment la diversité qui fait montre d’elle-même devait

déployer une présence digne d’être reçue, étendant son règne à travers toutes choses ». Si ces vers

s’ouvrent sur une opposition (« Mais » ou « Mais, toutefois » selon les traductions), c’est le signe très

clair que Parménide ne veut pas se maintenir dans la contradiction terme à terme entre le « cœur de

la vérité » et les « opinions des mortels ». Non pas qu’il veuille dépasser l’une et l’autre, en les

subsumant sous l’invention d’une voie inédite ou l’affirmation d’un principe cosmologique qui n’aurait

encore jamais été affirmé. Non pas qu’il veuille, non plus, trouver une voie médiane entre la vérité et

les opinions, tel qu’on a pu le supposer au travers de l’hypothèse d’une « troisième voie ».

Ce que Parménide affirme ici, c’est la possibilité de penser la vérité de l’être sans l’opposer à un

monde livré aux opinions des mortels, la possibilité donc de réconcilier l’unité et la permanence de

l’être, son « cœur sans frémissement » avec la « diversité qui fait montre d’elle-même », avec le

chatoiement des apparences. La voie de l’être, dont il cherche ainsi à nous donner le sens, s’oppose

à toute forme de dualisme ontologique : l’être parménidien est, dans sa première déclaration,

l’affirmation de la simplicité de l’existence, « Esti », simplicité qui a la fulgurance d’une monstration où

se donne la présence du monde dans l’éclat de son unité.

Ce refus de tout dualisme ontologique est d’ailleurs continûment réaffirmé par Parménide tout au long

du Fragment VIII : l’être y est dit « tout entier ensemble, un, continu » (5-6), être « entièrement » ou

bien n’être « pas du tout » (11) et, dès lors, indivisible « puisque, tout entier, il est semblable <à lui-

même> » (22). Or – toujours dans ce même fragment, Parménide prévient le contresens qui

consisterait à interpréter cette unité comme l’unité d’un être qui serait opposée, telle une substance,

ou la substance des substances, à la présence réelle et sensible. Car ne dit-il pas : « La force de

conviction n’admettra pas non plus qu’à aucun moment, de l’être, vienne au jour quelque chose à

côté de lui » (12-13, O’Brien) ? Les vers 23-25 sont ici déterminants car le penseur y déclare le défi

de sa cosmogonie : exprimer la plénitude de l’être et cela sans reste, sans avoir besoin de retrancher

ou d’opposer l’être à la réalité du monde et aux apparences sensibles. « Il n’y a pas à un endroit

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quelque chose de plus, qui l’empêcherait de se tenir uni, ni <à un endroit> quelque chose de moins ;

au contraire, tout entier, il est plein d’être. Aussi, tout entier, est-il continu, car l’être se juxtapose à

l’être » (O’Brien). C’est un « discours de la méthode » qu’énonce ici Parménide, où il s’agit de donner

droit à une connaissance du monde où l’être « a sa place », en tant qu’il est le principe de l’unité de

toutes choses et de leur intelligence, et, inversement, à une approche de l’être qui le rende au monde

et à la présence, au lieu de l’abstraire. En ce sens, le monde de l’être n’est pas différent de l’être du

monde.

Au contraire ainsi de tout ce qu’on a trop souvent soutenu, Parménide ne prépare aucunement la

méta-physique à venir, celle des différences ontologiques en tout genre, mais il en prévient le

désastre et s’y oppose. L’être parménidien se veut résolument mondain et son ontologie rend possible

une physique, au lieu de la mépriser ou de la nier. Cette pensée est, en ce sens, la première de toutes

à refuser les arrière-mondes, la première à avoir l’intuition d’un certain usage nihiliste de l’être, qui, au

lieu d’affirmer la plénitude de toute présence, en fomenterait le procès.

Elle est aussi pleinement consciente de la scission entre une connaissance physique, « mondaine »,

du réel, et une onto-théologie, qui divinise l’être et en fait une substance métaphysique. Parménide a

très certainement été le témoin d’une telle séparation des savoirs5 et a l’intuition de ce que cette

opposition de l’être et du monde allait produire : une métaphysique opposée au réel ou qui en

ordonnerait à ce point l’approche, que toute connaissance du monde à venir s’inaugurerait par le

procès de la superficialité de la présence sensible ; ou bien, à l’inverse, une physique de la diversité

phénoménale, plongée dans les éléments matériels, et se dispersant à l’infini, au gré de la multiplicité

de ses objets.

Or, si l’on prend garde au contexte dans lequel le Poème fut écrit, c’est bien une telle séparation qui

s’annonce déjà à l’époque de Parménide et à laquelle répond précisément sa conception de l’être. En

effet, l’unité naïve du mythe n’a déjà plus cours ; déjà, l’intelligence oppose l’être à l’être ; déjà, elle est

en quête d’une raison, d’un principe ou d’une substance, capable de faire la part dans le monde entre

la vérité et l’illusion.

D’un côté, les « physiciens » poursuivent le principe (arché) du réel, plongeant dans la matière et la

diversité phénoménale, à la recherche d’un principe, chacun opposant « le » sien à ceux des autres et

les multipliant à loisir, dispersant l’être au gré des métamorphoses de la matière : l’eau pour Thalès,

l’air pour Anaximène, le feu pour Héraclite. L’unité du réel ici est sans cesse compromise par un jeu

de contrastes incessants, un kaléidoscope d’apparitions et de disparitions, qui dénie toute

permanence véritable ou la rend vulnérable.

De l’autre, les premiers penseurs de « l’être » - ceux qui annonçaient les ontologies et les théologies

de l’être à venir bien plus que Parménide : les sectes philosophico-religieuses qui recherchaient la

Vérité par-delà le monde sensible, qui divinisaient l’Etre en l’opposant aux apparences. Xénophane fut

l’un des représentants de cette onto-théologie et on peut supposer qu’il fut le maître de Parménide

(d’après les dires d’Aristote). Bien des aspects de la définition parménidienne de l’être trahissent

d’ailleurs cette généalogie : l’être, selon Xénophane, est éternel, un, partout semblable à lui-même et

sphérique. L’idée du « cœur sans frémissement » de la vérité ou de l’être est la reprise d’une

expression propre à Xénophane, par laquelle il caractérise l’Etre-un divin et le distingue du cœur des

hommes. Cette apparente continuité lexicale ne doit pas toutefois nous tromper. Loin, en effet, de

s’inscrire dans le prolongement de la pensée de Xénophane, Parménide en infléchit le sens de façon

décisive : sa compréhension de l’être se sépare de la perspective transcendante et religieuse de son

maître. Au lieu d’une théologie, Parménide veut donner droit à une physique de l’être. A cette pensée

de la séparation, il veut opposer une conception de l’être et du monde réconciliés. Cet horizon

polémique permet d’apprécier pleinement le sens des vers 31-32 du Fragment I : il s’agit bien pour

Parménide, selon la traduction de Jean Beaufret, de restituer la diversité du réel dans toute sa dignité,

5 Nous revenons sur ce contexte en fin d’article.

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cela contre Xénophane, de révéler l’être du monde, cette « présence digne d’être reçue, étendant son

règne à travers toutes choses ».

La pensée parménidienne se dresse ainsi contre ce que nous appellerons les ontologies du mépris,

qui exaucent l’être sur les ruines d’un monde dont les richesses sont ignorées. De même, la traduction

de Marcel Conche souligne cette intention parménidienne : ce que la Déesse veut apprendre à

« l’homme qui sait », c’est la nécessité qui unit l’être au monde et qui fait que « les semblances [ont]

semblance d’être ». La vérité de l’être n’est pas une vérité qui nie les apparences ; c’est une vérité qui

se révèle en elles pour qui a l’intelligence de reconnaître dans les apparences, l’apparaître de l’être.

Enfin, la traduction (récente) de Jean Frère confirme, s’il le fallait encore, la pertinence de cette

lecture : on ne saurait faire de l’être un principe de vérité, sans qu’il soit « manifestement » valable,

« traversant toutes choses dans leur totalité ». En ce sens, une pensée de l’être, qui l’absolutise en le

retranchant du monde, le condamne à l’abstraction, à une vérité qui, au lieu d’être manifeste, de se

manifester dans le monde, obscurcit toute présence. Comme on le voit, chacune de ces traductions et

interprétations confirme notre lecture, celle d’une pensée parménidienne qui veut réconcilier l’être et le

monde, l’ontologie et la physique, telle que sa cosmogonie en est l’expression.

Si les mêmes traducteurs et interprètes entraînent le texte par la suite dans des contradictions qu’il

ignore, rétablissant à toute force des dualismes ontologiques (être-apparence, un-multiple, intelligible-

sensible, etc.) ou des différences ontologiques (être-étant), comme si le Poème ne pouvait s’en

passer ( !), c’est – je le crains – parce qu’il a été décidé, depuis Platon et Aristote, qu’il faudrait

s’entretenir avec Parménide pour le convaincre du bien-fondé de notre métaphysique. D’où cette

constance historique, celle de passer devant le « père », et que chacun lui soumette son ontologie, sa

manière à soi d’en finir avec le monde ou d’en instituer le procès, cela quitte à tordre le texte, à le

retourner contre lui-même, au point de s’aveugler, d’ignorer que l’être parménidien n’est pas l’origine

de ces ontologies du mépris à venir, mais qu’il les conteste foncièrement. Car l’être de Parménide

n’affirme pas son unité ou son authenticité contre le monde, il en déclare au contraire la beauté et la

diversité, comme en atteste le caractère éminemment poétique de sa cosmogonie.

Dès lors, la déclaration du fragment VI, « L’Etre est » (1-2), loin de se réduire à une tautologie, est la

reprise, comme décision et comme projet, de l’affirmation absolue de l’existence, « Esti », du fragment

II. Or, en disant ainsi « l’Etre est », Parménide ne dévide pas la pelote de laine des attributs logiques

de l’être, il pose le problème de sa situation : où la pensée doit-elle rechercher l’être ? Dire « L’Etre

est » marque ainsi le refus de réduire l’Etre à un nom : la critique des onomata par Parménide n’est

pas une façon (bergsonienne) de dénoncer la pauvreté conventionnelle du langage face à l’être mais

plutôt de rappeler qu’il n’y a de sens pour notre parole que si et uniquement si elle se tourne vers

l’existence.

Aussi, que l’on nomme la diversité des choses ou bien l’être, tous ces noms sont vides tant qu’on ne

les rapporte pas à l’existence qui leur donne sens. Comme le souligne remarquablement Monique

Dixsaut, dans Platon et le logos de Parménide,6 c’est cette position de l’être qui détermine en premier

lieu la critique platonicienne : tout le débat du Sophiste consiste à mettre en question une conception

de l’être référentielle et existentielle, qui interdirait au logos d’en déterminer exclusivement la

signification à partir de lui-même. Avec Platon, l’Etre devient un concept et l’existence, un mythe. Est

en effet mythos pour Platon, et non logos, la parole qui fait signe vers l’existence et qui, de cette

monstration, tire son sens, sans interroger la signification des termes du discours. Ainsi, comme le

souligne Monique Dixsaut, « pour l’avoir oublié, le logos du Père [Parménide] est au regard de Platon

un mythe, une Parole trop proche de ce qu’elle dit pour pouvoir s’interroger sur ce qu’elle veut dire :

elle est, si l’on peut dire, réifiée, et comme transie par son message ».7 Cette critique de la pensée

6 In Etudes sur Parménide (Vrin, 1987). Le commentaire du Sophiste par Monique Dixsaut est extrêmement éclairant sur le

rejet de Parménide dans le mythos par Platon.

7 pp.221-222. Citons le passage précisément : « En affirmant, à propos de l’être, qu’on est fondé non seulement à demander s’il

est, ce qu’il est (combien et quel), mais aussi ce qu’il signifie, l’Etranger rappelle que « être » est aussi un terme du discours.

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parménidienne dans le Sophiste pourrait sembler infondée car peut-on vraiment estimer que

Parménide ne définit pas l’être précisément, alors que tout le fragment VIII est consacré à cette

définition ? Or, cela témoigne au contraire de la juste compréhension par Platon de la décision

parménidienne : il mesure pleinement à quel point l’enjeu n’est pas pour Parménide de soumettre

l’être à une détermination ontologique mais de le rendre au monde.

C’est pourquoi en déclarant « l’Etre est », Parménide pose le problème du destin conjoint de l’être et

de l’existence : qui prétendra penser l’être sans le rapporter à ce qui est en fera un simple nom ; qui,

inversement, voudra approcher l’existence réelle sans la penser selon le principe qui lui confère sa

consistance, ne pourra en avoir l’intelligence. « L’Etre est », c’est-à-dire : l’être « réalise » le monde, le

monde « réalise » l’être. Autrement dit, le projet de Parménide ne se réduit aucunement à montrer

qu’il ne peut y avoir de physique sans ontologie, mais aussi que toute pensée de l’être ne pourra

garder sens que comme désir du monde, curiosité inassouvie devant sa diversité, sa profusion. Or, je

le demande : qu’avons-nous fait de l’existence ? Nous en avons fait ce que Parménide voulait

justement prévenir par son Poème : soit une tautologie métaphysique, soit la limite, somme toute

insignifiante, de toute connaissance positive du réel.

____________________________________

2/ La critique du devenir et de toute hiérarchie ontologique.

Revenons sur la définition parménidienne de l’être, telle que l’expose le Fragment VIII. Cette définition

ne saurait être comprise si l’on ne voit pas qu’elle se donne pour horizon de rendre possible une

approche du réel qui, loin de réduire l’être à des contradictions insurmontables, en fasse un principe

d’intelligence efficace des phénomènes. Inversement, cette définition conteste une ontologie qui, au

lieu d’ouvrir sur l’accueil du réel dans sa plénitude, en instruirait au contraire le procès.

En ce sens, l’ontologie parménidienne a un double enjeu :

1/ mettre en question ce qui, dans la pensée des physiciens, pourrait apparaître comme un obstacle

insurmontable à toute ontologie ;

2/ refuser ce qui, dans la pensée ontologique, pourrait ouvrir sur un mépris du réel.

S’il s’agit bien, en effet, de réconcilier l’être et le monde, cette réconciliation ne peut advenir qu’en

renvoyant dos à dos les « physiciens » et les « théologiens » et cela en dépassant les apories au nom

desquelles ils séparent l’être et le monde. C’est pourquoi Parménide fonde sa compréhension de l’être

sur deux attributs fondamentaux : la permanence et la continuité, attributs qui, s’ils sont pleinement

compris dans leur signification, permettront de dépasser cette scission. En effet, la permanence de

l’être déjoue la thèse du devenir, thèse sur laquelle se fonde toute critique physicienne de l’être. La

continuité de l’être, quant à elle, remet en question une interprétation axiologique de l’être, telle que

les théologiens la soutiennent.

Aussi s’agit-il bien, pour Parménide, de traverser une fausse lecture du réel ainsi qu’une fausse

lecture de l’être, afin de concevoir un « monde réunifié ». L’enjeu est d’autant plus crucial que ce sont

ces deux fausses interprétations de l’être et du réel dont procède la double illusion du non-être.

« Il ne reste qu’une seule parole, celle de la voie <énonçant> : « est » ». C’est en ces termes que

s’ouvre le fragment VIII. Et l’enjeu de la définition à venir est de fonder la pleine effectivité de l’être, tel

Pour l’avoir oublié, le logos du Père est au regard de Platon un mythe, une Parole trop proche de ce qu’elle dit pour pouvoir

s’interroger sur ce qu’elle veut dire : elle est si l’on peut dire, réifiée, et comme transie par son message ». (pp.221-222)

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que « Esti » la déclare : donner à l’être sa pleine existence et, conjointement, rendre au réel sa

dignité, sans reste. Que l’enjeu soit bel et bien l’effectivité de l’être et non simplement l’analyse

logique, purement nominale, de ses attributs, les vers 2-4 le signifient clairement : « Sur cette voie, se

trouvent des signes fort nombreux, montrant que, étant inengendré, il est aussi impérissable, -

unique, et entier en sa membrure, ainsi que sans frémissement et sans terme » (O’Brien). Si

Parménide ici parle de « signes », c’est afin de ponctuer sa décision : celle de ne pas abandonner le

terrain du réel, de ne pas proposer une définition de l’être purement logique, coupée de la

connaissance du monde et qui entrerait en contradiction avec les phénomènes, ce qui se montre et

qui nous fait signe. En ce sens, penser n’est pas pour Parménide, comme pour Platon, fermer ses

yeux de chair pour contempler les formes dans leur pureté idéelle : qui pense doit garder les yeux

grands ouverts sur le monde et s’assurer que ce qui est, par sa richesse et sa diversité, confère à la

pensée les nombreux signes de sa droiture et de son caractère juste.

Sont-ce ainsi les sens qui nous trompent ? Au contraire de ce qu’on a pu lui faire dire, jamais

Parménide ne l’affirme. L’erreur ne provient pas de la façon dont les choses nous apparaissent mais

de la façon dont nous interprétons ces signes sensibles. L’illusion tient à la façon dont par les noms

(onomata) nous attribuons aux choses une identité, nous les séparons et les opposons les unes aux

autres. Tel est bien ainsi ce que les vers 38-41 soulignent clairement : « Seront donc un nom, toutes

les choses que les mortels, convaincus qu’elles étaient vraies, ont supposé venir au jour et

disparaître, être et ne pas être, et aussi changer de place et varier d’éclatante couleur ». On a cru

pouvoir lire ici que, les sens nous berçant ainsi de signes illusoires (la genèse et la mort, l’être et le

non-être, le mouvement et le devenir), ces apparences se prolongeraient en une illusion discursive,

qui gauchirait notre intelligence. Or, c’est là, je crains, une lecture très platonicienne de Parménide. Si

nous sommes conduits, en effet, à vivre les choses comme si elles étaient supposées « venir au jour

et disparaître, être et ne pas être, et aussi changer de place et varier de couleur », c’est parce que

nous leur attribuons faussement des noms, grâce auxquels nous croyons détenir leur être. L’illusion

première dont nous sommes victimes, « l’opinion des mortels », c’est de croire que notre logique est

immédiatement ontologique. C’est en effet de « la décision de nommer deux formes, dont nommer

une, il ne le faut » (VIII, 53-54) que provient l’errance des mortels.

Dans toute nomination, ainsi, se loge une décision : en nommant les choses, nous les articulons selon

un certain ordre, et cet ordre dont nous aurons décidé, si l’on n’y prend garde, emportera avec lui

l’ordre du monde. L’errance des mortels a pour origine cette croyance naïve dans l’ordre naturel du

langage, dans l’accord nécessaire entre les noms et les choses. C’est pourquoi Parménide souligne le

caractère conventionnel de tout ordre logique : aux choses « les hommes ont imposé des noms qui

les signalent en propre, à chacune le sien » (fragment XIX, 3, O’Brien). Nommer les choses est une

nécessité, car sans cela nous ne pourrions ni les identifier ni les penser, mais l’errance commence,

lorsque nous oublions que ces noms n’ont de sens que s’ils se conforment à ce que sont les choses.

Partant, si les hommes errent, c’est parce qu’ils oublient le caractère contingent de tout langage et

qu’ils accordent plus de prix à ce qu’ils disent, et se disent entre eux, qu’à ce qui est.

Errante est la parole ainsi qui croit pouvoir s’en tenir aux significations dont elle est porteuse, en

oubliant sa véritable destination : exprimer ce qui est. « L’habitude, née d’expériences multiples »,

dont Parménide nous invite à nous libérer au Fragment VII, n’est autre que celle-là : parler pour ne

rien dire, au point que la clameur de nos discours finit par exténuer nos sens, pourtant tournés

naturellement vers ce qui est. Ainsi, au lieu de voir, d’entendre et de dire ce qui est, nous finissons par

« mouvoir un œil sans but, une oreille et une langue retentissante d’échos » (7.3 – 8.1).

Dès lors, on comprendra que si l’on veut parler d’une « ontologie » parménidienne, ce ne peut être au

sens d’une logique qui, dans son ordre même, pourrait décider de l’être : la seule ontologie véritable

consiste au contraire à soumettre notre logique à l’ordre du monde. C’est pour cette raison que

Parménide oppose à « l’arrangement trompeur » des discours « la disposition <du cosmos> », et « la

décision de nommer » des mortels à la décision de la Déesse, qui est une « décision <prise à l’égard

des choses> » (Fragment VIII, 51-61, O’Brien).

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Se décider pour la vérité, c’est plier notre parole à l’ordre nécessaire du réel et non faire délirer le

monde au gré de nos discours. Seule Ananké, la nécessité, peut nous permettre de distinguer le

discours vrai et le discours faux, et c’est elle qui d’ailleurs préside à l’affirmation de l’être et au rejet du

non-être : « La décision à cet égard repose sur ceci : «est » ou « n’est pas ». Or, il a été décidé, ainsi

que nécessité il y a, de laisser l’une <de ces deux voies> sans la penser et sans la nommer, car ce

n’est pas une voie véritable, en sorte que c’est l’autre <voie> qui est et qui est vraie » (fragment VIII,

15-18). Il est essentiel de souligner que la nécessité, dont il est question ici, n’est pas une puissance

logique mais cosmique : Ananké est, en effet, dans la cosmogonie à venir, la puissance qui mène et

qui enchaîne l’ordre du monde (Fragment X). Partant, si le non-être n’est pas, ce n’est pas en vertu

d’une impossibilité logique, c’est selon la nécessité du réel.

S’il est si décisif de comprendre à partir de quelle « nécessité » Parménide entreprend de mettre en

question le non-être, c’est dans la mesure où cette position décide de la signification de sa

cosmogonie. En effet, Parménide ne critique pas la « physique » en elle-même, il cherche au contraire

à donner droit à une intelligence du monde qui soit ordonnée à la vérité de l’être et à la nécessité du

réel. Ainsi, « l’opinion des mortels », dont il entreprend la critique à partir des vers 51-52 du Fragment

VIII, est illusoire, non parce qu’elle veut approcher les phénomènes dans leur diversité, mais parce

qu’elle dispose cette multiplicité au gré d’une simple logique nominale. « Les mortels ont en effet pris

la décision de nommer deux formes, dont nommer une, il ne faut ; c’est en quoi ils ont erré. Ils ont

séparé <les deux formes>, caractérisées de façon opposée selon le corps, et ils ont établi leurs signes

indépendamment les uns des autres » (53-56).

Ainsi, qu’a-t-on fait au lieu d’une physique véritable ? Rien d’autre que des discriminations logiques.

Voilà que des noms distincts décident du Même et de l’Autre. L’errance des mortels consiste ainsi à

substituer à l’ordre cosmique des oppositions logiques. Et cette illusion nominale entraîne l’intelligence

à scinder l’être et à le disperser de tous côtés (Fragment IV). La critique parménidienne d’une

connaissance qui finit par être hypnotisée par la logique et se détourne de l’expérience du monde,

procède ici d’une raison inverse de celle qui motive la critique nietzschéenne du langage dans le Livre

du philosophe : si pour Nietzsche, en effet, les concepts, du fait de leur généralité, nous font perdre

l’individualité des choses et l’expérience originale que nous en faisons, si, selon lui, « tout concept naît

de l’identification du non-identique »,8 pour Parménide, l’illusion nominale consiste au contraire à

séparer fictivement les choses et à les opposer, à ignorer ainsi l’unité ontologique du réel. Les

concepts séparent ce qui unit ; tout concept naît de la distinction du non-distinguable. Désir d’être, la

parole est toujours ainsi sur le point de le trahir, en opposant l’être à l’être, selon la fiction d’une

altérité qui n’est que l’effet de son articulation logique.

Par conséquent, la physique n’est pas une façon de s’entendre sur ce que l’on dit, mais d’entendre ce

qui est. L’un des enjeux du fragment VIII est, dès lors, de fonder une telle physique, libérée des

obstacles qui nieraient la possibilité réelle de l’être. Parménide n’est pas sans savoir que l’expérience

du devenir est le premier de ces obstacles. Parce que les choses apparaissent puis disparaissent, le

non-être est affirmé comme un principe réel avec autant d’évidence que celle qui accompagne l’être.

Or, l’effort de Parménide consiste à montrer que l’on ne peut se prévaloir d’une telle expérience pour

donner droit au non-être. Il s’agit de montrer que nous sommes bel et bien tenus de prendre une

« décision », que l’on ne peut à la fois affirmer l’être et le non-être : « La décision à cet égard repose

sur ceci : « est » ou « n’est pas » » (15-16).

L’alternative est exclusive ici : il faut choisir car on ne peut soutenir l’un et l’autre et c’est bien ce dont

Parménide veut nous convaincre. Or, pour peu qu’on y prenne garde, sa critique ne se situe pas sur

un plan strictement ontologique et ses arguments n’abandonnent pas le champ de la connaissance du

8 Le Livre du philosophe, III, GF, p.122.

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réel. Parménide adopte, dans son argumentaire (VIII, 6-21), les critères par lesquels les penseurs du

réel gagent l’effectivité de leur connaissance : le temps et l’espace. Il s’agit donc, pied à pied, de

montrer qu’on ne saurait fonder une physique cohérente en soutenant la possibilité du non-être et de

dévoiler les apories que recouvrent une pseudo physique.

Admettons, en effet, comme le font les « physiciens », que l’expérience du devenir nous contraigne à

admettre que les choses ne sont pas puis sont, sont puis ne sont pas, comment l’être pourrait-il ainsi

procéder du néant ? « Quelle origine en effet chercheras-tu pour lui ? Vers où, à partir d’où, se serait-il

accru ? (…) Quel besoin, d’ailleurs, l’eût poussé, après avoir pris son départ du néant, à naître plus

tard, plutôt qu’ <à naître> auparavant ? (…) Comment pourrait-il être par la suite, lui qui est ? Et

comment serait-il venu à l’être ? Car s’il est venu à l’être, il n’est pas ; <il n’est pas > non plus, s’il doit

être un jour » (6-20, O’Brien). Pour un métaphysicien avisé, de tels arguments pourraient sembler être

ceux d’une ontologie très classique. Or, je voudrais attirer l’attention sur la façon dont Parménide

prend bien garde ici de situer ses arguments dans les cadres temporels et spatiaux du sens commun

qui animent la connaissance physique (« vers où, à partir d’où…plutôt que…auparavant… par la

suite…un jour »). Sa décision de récuser le non-être n’est donc pas une décision ontologique,

affirmée contre toute physique, mais une décision pour la physique, qui ne peut sans contradiction,

être autre qu’une physique de l’être.

L’ontologie est ainsi le seul critère de vérité d’une connaissance positive du réel. Car – c’est bien là

l’enjeu de ses arguments, ce n’est pas la thèse d’une plénitude et d’une existence absolue de l’être

qui rend impossible la connaissance du réel, c’est au contraire l’affirmation d’un non-être effectif. En

prenant en effet les physiciens au mot – et c’est ce que fait ici Parménide, tout ce qui est ne devient-il

pas une énigme insoluble, si on le pense à partir du non-être ? Au lieu de rendre intelligible le monde,

d’être le principe d’une connaissance « réaliste » du monde, le non-être n’est-il pas au contraire ce qui

ruine l’évidence même de toute présence ? Le devenir, loin d’être le principe qui fonde l’expérience du

réel, l’entraîne ainsi dans un vertige de contradictions car « comment pourrait-il être par la suite, lui qui

est ? Et comment serait-il venu à l’être ? Car s’il est venu à l’être, il n’est pas ; <il n’est pas > non plus,

s’il doit être un jour » (VIII, 19-20). Ici, Parménide nous contraint à faire face à l’alternative dont il a

posé les termes : il faut choisir entre la voie de l’être et celle du non-être, et nulle connaissance du réel

ne peut faire mine d’ignorer la nécessité d’une telle décision.

En ce sens, la définition des attributs de l’être dans le Fragment VIII (6-20) est animée avant tout par

cette volonté de donner à l’être sa pleine pertinence épistémologique. La question qui anime

Parménide est donc celle-ci : qu’est-ce qui fait le plus obstacle à la connaissance du réel ?

L’affirmation absolue de l’être ou bien toutes les concessions faites à l’existence du non-être ? Si

Parménide soumet la thèse du devenir à celle de l’être, en montrant que l’on ne peut les accommoder,

c’est afin de placer les physiciens devant leurs propres contradictions : si l’on veut penser ce qui est,

on ne pourra soutenir que cela est en concédant l’existence du non-être de quelque façon que ce soit.

Ce que le Fragment VIII entreprend de mettre en évidence, le Fragment VI l’annonçait déjà : le chemin

qui consiste à affirmer le non-être autant que l’être, ne peut que conduire à l’impuissance et à

l’indécision la plus totale. En effet, comment prétendre connaître ce qui est à partir de ce qui n’est

pas ? Qui admet, de quelque manière que ce soit, que le non-être est, peut-il seulement encore savoir

que quelque chose est ou n’est pas ? Une pensée qui a admis le non-être comme un principe, peut-

elle encore se vouloir le savoir de quelque chose ? Assurément, un tel « sentier », selon la traduction

de Beaufret, « est labyrinthe » (Fragment VI, 9).

Nous touchons ici à ce qui fait l’une des difficultés majeures de la pensée parménidienne. Ce qui a pu,

en effet, donner lieu à des interprétations de cette pensée comme une anti-physique, c’est cette

apparente négation de tout mouvement qu’implique l’affirmation de la permanence et de la continuité

de l’être. Comment peut-on prétendre fonder une connaissance du réel en niant le devenir et en

affirmant l’immobilité de l’être ? N’est-ce pas là une définition de l’être qui, de facto, le rejette hors du

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monde ? N’est-on pas en droit de reconnaître, dès lors, Parménide comme le père des ontologies à

venir, ontologies d’un être séparé, posé dans sa différence d’avec le monde ?

Si c’est là l’interprétation la plus commune de son Traité, ceux-là même qui la soutiennent

concéderont, je crois, qu’une telle lecture rend pour le moins énigmatique le sens de la cosmogonie

parménidienne, sauf à supposer une hypothétique « troisième voie ». Or, comment admettre que la

Déesse se fasse le porte-parole ainsi d’une vraisemblance douteuse ou bien l’expose avec une

nuance d’ironie ? Cela convient-il vraiment à la divine Alètheia ? Ne sont-ce pas là des formes

contournées, bien peu conformes à la « franchise » archaïque ? D’autre part, que l’on m’explique

comment Parménide, après avoir tant insisté sur la décision à prendre entre les deux voies (celle de

l’être, celle du non-être), après avoir soutenu que seule la première est véritable, proposerait, soudain,

une « troisième voie », n’osant d’ailleurs la nommer comme telle, peut-être par honte de ne pouvoir

lui-même s’en tenir à la première ? Pourquoi proposerait-il une cosmogonie si l’aventure du monde ne

nous abandonnait ainsi que des connaissances factices ?

Je crains que l’hypothèse d’une « troisième voie » revienne à ignorer le sens de la décision

parménidienne, en en faisant une ontologie critique face aux connaissances positives, alors qu’elle est

au contraire l’affirmation de la pleine positivité de l’être, laquelle rend possible un savoir effectif du

monde. Dès lors, la décision, à laquelle la Déesse convie « l’homme qui sait », doit être prise au

sérieux : c’est justement une décision, droite, entière, sans atermoiement, une décision pour l’être, qui

engage, sans séparation aucune, une façon de penser, une façon de connaître, une façon de

percevoir le monde et de le vivre.

La déclaration « Esti » est ainsi une décision herméneutique au sens fort du terme, qui engage la

possibilité d’une pensée et d’une expérience du monde, expressives de la plénitude de l’être. Qu’il en

aille d’un tel choix herméneutique entre les deux voies, la façon dont Parménide caractérise les

onomata le signifie bien : la parole qui nomme est une parole qui attribue une certaine forme aux

choses et qui, ce faisant, les vivra dès lors selon la façon dont elle les aura interprétées. S’engageant

dans la voie de l’être, Parménide veut nous montrer qu’il est possible de penser et de vivre le monde

tout autrement, sans errer de contradictions en contradictions. Comment cette interprétation attestera-

t-elle de sa vérité ? Par sa puissance, sa capacité à exprimer l’unité du monde, à donner à la pensée

sa cohérence et sa vigueur, ainsi que son éclat à l’expérience.

C’est cette « puissance » de la vérité de l’être que Parménide veut signifier par sa cosmogonie à partir

du Fragment IX. L’enjeu est de montrer que l’on peut fort bien soutenir l’affirmation de l’être dans toute

sa radicalité, sans interdire la connaissance du réel. Et cette véracité de l’être, il faut la soutenir aussi

bien face aux penseurs du devenir que face aux théologiens de l’être.

C’est là, comme nous l’avions annoncé, le second enjeu de la définition de l’être du Fragment VIII. Si,

en soutenant la permanence de l’être, Parménide exclut la voie du devenir, en insistant sur sa

continuité il repousse aussi toute interprétation de l’être qui en ferait l’expression d’une perfection

séparée du monde.

Affirmer ainsi que « l’être se juxtapose à l’être » (VIII, 25), ce n’est pas simplement déclarer

l’impossibilité du non-être, c’est aussi refuser d’opposer l’être à l’être. Aussi l’unité de l’être n’est-elle

pas une unité affirmée contre la multiplicité des étants, l’être parménidien n’affirme pas sa plénitude

face à un monde dont il accuserait l’imperfection. Loin d’être accidentel, cet attribut est d’ailleurs si

déterminant qu’il est continuellement réaffirmé au fil du Poème. Après avoir en effet insisté sur la

nécessité de s’instruire de « toutes choses » (I, 28) et notamment de « la diversité qui fait montre

d’elle-même » (I, 31-32), la Déesse convie l’intelligence à « ne pas scinder l’être, de façon qu’il ne

s’attache plus à l’être » (IV, 3-4), avant d’insister sur son entièreté et son indivisibilité (Fragment VIII,

2-4, 5-6, 11, 22), au point de faire de cette plénitude sans reste une condition de possibilité de l’être :

« Aussi faut-il, ou bien qu’il soit entièrement, ou bien qu’il ne soit pas du tout » (VIII, 11). On pourrait

certes interpréter cette unité de l’être comme une unité opposée à la multiplicité, si Parménide ne

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prenait garde de repousser précisément une telle interprétation. Sur ce point, les vers 23-24 sont

explicites : « Il n’y a pas à un endroit quelque chose de plus, qui l’empêcherait de se tenir uni, ni <à un

endroit> quelque chose de moins ; au contraire, tout entier, il est plein d’être », ce que réaffirmeront

les vers 46-49 : « il n’y a pas d’être tel qu’il y aurait plus d’être ici, moins ailleurs, puisqu’il est, tout

entier, à l’abri des atteintes. Car étant de tous côtés égal à lui-même, c’est <de tous côtés>

semblablement qu’il touche à lui-même ».

Les commentateurs ont trop souvent glissé sur ces affirmations, comme si l’on pouvait les interpréter

comme les attributs, somme toute classiques, d’un être parfait, défini selon une absoluité étrangère au

monde et à l’expérience sensible. Parménide n’est pas un théologien médiéval et sa définition de

l’être n’est pas celle d’une substance, distinguée de ses modes. « Il n’y a pas d’être tel qu’il y aurait

plus d’être ici, moins ailleurs » : comment a-t-on pu estimer ainsi que Parménide opposait l’être à ce

qui est, qu’il donnait son fondement à toutes les formes à venir de la différence ontologique ? Il est

pourtant clair qu’il récuse ici toute espèce de séparation ontologique, qui ferait de l’être le maître-mot

d’une discrimination axiologique.

L’être parménidien est un être sans degrés, qui ne déclare pas sa perfection pour accuser

l’imperfection de tout ce qui est autre que lui-même : cette ontologie refuse de faire le procès du réel

ou de l’expérience. Elle n’est pas le fondement et le préambule d’une axiologie, qui couverait en son

sein – « nid de serpents » des onto-théologies – une volonté de vengeance s’exerçant sur tout ce qui

est, au nom d’une perfection absente. « Car il est nécessaire qu’il ne soit ni plus grand de quelque

façon que ce soit, ni de quelque façon que ce soit plus petit, ici plutôt que là » (VIII, 44-45). La

plénitude de la sphéricité de l’être affirme la dignité de toutes choses. Il ne s’agit sans doute pas de

tirer cette pensée vers des problèmes modernes mais, indéniablement, elle témoigne ici de la

conscience aiguë d’une instrumentalisation morale – toujours possible - de l’être. Ainsi, l’être

parménidien ne se veut aucunement le support de nos valeurs et de notre mépris. Quelle que soit la

façon dont leurs cosmogonies s’opposent, Parménide s’accorderait sans doute avec Héraclite pour

dire qu’ « il y a aussi des dieux dans la cuisine ».

« Esti » est bien ainsi l’affirmation plénière d’un être sans hiérarchie ; c’est l’acte d’une existence qui

traverse toutes choses, comme nous l’avons souligné auparavant. Cette ontologie, plus que tout

autre, est sans arrière-mondes. En déclarant l’être sur le mode absolu de l’existence, « Esti »,

Parménide signifie d’ailleurs clairement qu’il se sépare de toutes les interprétations philosophico-

religieuses, refusant ainsi d’introduire la contradiction au cœur de l’existence, pour distinguer un être

ou une substance suprêmes.

« Esti » : d’un acte, on ne fera pas un Dieu. Parménide congédie Xénophane. C’est pourquoi la

reprise du Fragment VI (1-2), « L’être est » ne peut aucunement être lue comme une formule

théologique : parce que « Esti » la précède, il ne faut pas la lire comme l’affirmation de l’existence de

l’être, d’un être qui déclinerait, du haut de sa transcendance, des degrés d’existence, mais plutôt

comme l’affirmation de l’être de l’existence, de toute existence.

On peut reconnaître ainsi dans cette déclaration, « L’être est », une charge polémique de la part de

Parménide : ce que déclare ici la Déesse, c’est justement ce que les penseurs de l’être oublient, en

voulant affirmer la perfection de l’être contre ce qui existe. «L’être est » : et qui croit soutenir

l’existence en la rendant relative à une substance première, rend possible déjà le procès en illusion de

l’une comme de l’autre.

C’est la raison pour laquelle toute la métaphysique à venir rendra l’existence toujours plus

énigmatique en faisant de l’être la condition de possibilité de l’existence, sa raison suffisante ou même

son Ouverture. A la question, notre question : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »,

Parménide répond : « Esti », « Est », et, ce faisant, nous demande en retour : comment, au nom de

l’être, avez-vous pu faire de l’existence une énigme ?

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« Car l’intelligence ne scindera pas l’être de façon qu’il ne s’attache plus à l’être, - qu’il se disperse

partout, de tous côtés, dans le monde, ou qu’il se rassemble » (Fragment IV) : la voie de l’être n’est

pas la voie de l’Un (du rassemblement) contre le multiple (contre la dispersion), car poser l’Un contre

le multiple est autant une façon de nier l’être que de poursuivre le multiple en ignorant l’Un. Nous

sommes au plus loin ici d’une logique de la participation ; il n’y a pas l’un et le multiple, l’intelligible et

le sensible, l’être et les apparences : l’unité n’est pas un principe séparé de l’acte qui la déclare, ce

sans quoi elle s’opposerait à elle-même ; on ne peut poser l’un et le multiple, pour chercher ensuite

désespérément à les réconcilier, car c’est là une façon d’opposer l’être à l’être, de vouloir rassembler

ce qu’on a commencé par nier, ou bien de vouloir penser ce qu’on a commencé par disperser.

C’est d’ailleurs l’écueil qu’il faudra surmonter au terme du Fragment VIII pour rendre possible une

connaissance du réel : si l’on croit approcher l’être et le connaître, en partant des distinctions

nominales et logiques, l’intelligence scindera l’être et le rendra inintelligible. Ainsi, le débat qui oppose

Parménide et Platon peut être rassemblé en ces termes : de quel côté se situe le Multiple ? Du côté

de l’étant ou du côté du langage ? C’est là que se joue la « pointe » du parricide platonicien : si pour

Parménide, le logos poursuit, de son désir et par-delà de son articulation, l’unité de l’étant, pour

Platon, seul le logos est à même de rassembler l’unité d’une multiplicité qui lui fait face.

L’Un platonicien, ainsi, n’est pas l’unité de l’être mais, au contraire, l’Un d’une différence logique, qui

rassemble ce qu’elle a commencé par séparer, ne pouvant dès lors qu’affronter l’énigme de la

participation, c’est-à-dire, à bien la penser, l’énigme de l’existence elle-même. Dialectisé ou divinisé,

l’être devient finalement le nom d’une unité recherchée et toujours perdue, parce que déjà et toujours

contestée. Au terme du Fragment VIII (53-61), l’erreur des mortels procède ainsi d’une erreur

dialectique : c’est parce que nous prenons la décision de distinguer des formes en projetant sur le réel

des différences nominales, que nous errons, découpant l’ordre du cosmos au gré des articulations

contingentes de nos langues.

______________________________________

3/ La double illusion du non-être et la sphéricité de l’être

Le Fragment VIII nous détourne de deux formes de non-être. La première est celle dont les

physiciens se réclament, s’égarant dans une logique du devenir, de la genèse et de la destruction, qui

rend inintelligible le réel. La seconde est celle que produisent les onto-théologies en opposant l’être à

l’être selon une hiérarchie de valeurs et des degrés de perfection.

Cette seconde forme de non-être a peu été considérée par les commentateurs. Pourtant, elle ordonne

à ce point la réflexion de Parménide que toute la fin du Fragment VIII, consacrée à définir l’illusion des

mortels, la désigne comme le principal obstacle à surmonter pour pouvoir prétendre à une

connaissance authentique du réel. Or, si Parménide semble ainsi la privilégier, c’est parce que, de

cette forme de non-être, procède la fausse dialectique à laquelle nous soumettons notre expérience.

En effet, ainsi que le Fragment VIII le met en évidence, l’illusion du non-être ne consiste pas

simplement dans le fait de postuler l’existence de ce qui n’est pas, mais – de façon plus décisive

encore – à penser l’être à partir de ce non-être, tel que le non-être devient paradoxalement la raison

de l’être, sa teneur et son principe.

Voilà, en un sens, le scandale qu’affronte Parménide : que nous prétendions ainsi connaître ce qui est

à partir de ce qui n’est pas, ou bien que nous prétendions éclairer l’être d’une chose en condamnant

une autre chose au non-être. « N’est pas » est la voie de celui qui ne se contente pas d’affirmer que le

non-être existe, mais qui, aussi et essentiellement, dénie l’être à ce qui est et fait ainsi du non-être la

vérité de l’être.

Penser ainsi le réel selon la logique causale du devenir, c’est chercher la vérité de ce qui est dans ce

qui n’est pas, postuler que le néant est le principe qui donne son sens et son éclat à une présence.

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Or, qu’aurais-je appris de ce qui est, en croyant l’éclairer par ce qu’il n’est pas, ce qu’il n’était pas ou

ce qu’il ne sera plus ?

Comprenons que Parménide, en récusant le devenir, récuse surtout la possibilité d’en faire un principe

de vérité et de connaissance. Si, comme le souligne le Fragment II (5-6), il faut se détourner de la voie

du non-être, c’est parce que « « n’est pas » (…) est un sentier dont rien ne se peut apprendre ». Or,

du non-être, on a fait la condition logique de la connaissance du monde, jusqu’à l’interpréter comme le

principe nécessaire de la pensée et de l’être.

En ce sens, ce que les physiciens nomment « nécessité » est la nécessité d’un néant, qui rend

contingente toute existence et prétend trouver sa vérité dans ce qui la nie. Ainsi que le souligne

Parménide, dans le Fragment II, la voie du non-être énonce « N’est pas » mais aussi, comme il

l’ajoute – essentiellement – « il est nécessaire de ne pas être ». Voilà ce que Parménide veut

surmonter dans son Traité : l’illusion selon laquelle il n’y aurait pas de connaissance possible du

monde sans postuler l’évidence et la nécessité du non-être. Il n’est pas ainsi sans poser la question

de la pertinence d’une connaissance du réel qui prétendrait donner l’intelligence du réel en expliquant

les phénomènes, c’est-à-dire en cherchant dans ce qu’ils ne sont pas – causes ou raisons – la vérité

de leur présence. La nécessité (Anankè) qui préside la cosmogonie parménidienne, n’est pas une

puissance qui ordonne le monde selon des contradictions qui le menaceraient incessamment. Cette

nécessité n’est pas en quête des causes, des raisons, des principes qui, pour soutenir les

phénomènes, en accuseraient aussi la contingence.

L’être parménidien est, en ce sens, un être sans principe, qui n’a ainsi besoin d’aucun principe pour

fonder sa présence et l’empêcher de vaciller. Ou pour le dire plus précisément encore : l’être

parménidien n’est pas un principe qui soutiendrait toutes les existences et qui accuserait en même

temps leur déficit d’être.

C’est là la singularité remarquable de sa cosmogonie et ce qui rompt avec tous les autres physiciens

de son époque. La nécessité parménidienne déclare ainsi la pleine positivité et indivisibilité de

l’existence, telle qu’elle repose en elle-même et est intelligible par elle-même. Car convertir l’être en

un principe, c’est nier l’existence en prétendant la fonder. Ce point est décisif. Et nous montrerons

bientôt comment sa cosmogonie réalise cette intelligibilité sans arrière-mondes, d’un être exempt de

hiérarchie ou de principes.

Le monde dont nous parle ainsi Parménide est un monde dont la nécessité n’accuse jamais la

vulnérabilité de l’existence. La nécessité est nécessité de l’existence elle-même, en laquelle repose

son intelligence. Que dit « Esti » dans sa fulgurance, si ce n’est cela ? Qui poursuit l’être de ce qui est,

l’être par-delà l’apparence, l’origine de l’existence, celui-là fait de l’être le principe de sa propre

négation. « La rose est sans pourquoi », dira-t-on, et Parménide l’accorderait sans doute, à la

différence que ce qui résonne pour nous comme l’expression de l’éclat énigmatique de l’existence et

de l’être, serait pour lui ce qui ouvre au contraire la possibilité d’une connaissance pleinement positive

du monde. Il serait urgent de se demander pourquoi nous sommes, nous, prisonniers d’une ontologie

« nécessairement » dualiste, au point d’estimer impossible une connaissance du monde, qui

échapperait au principe de raison, condamnés ainsi à faire de l’existence une belle énigme, une

énigme… pour les poètes.

Or, Parménide, de ce fait, met radicalement en cause une certaine logique épistémologique : une

logique de la différence, du Même et de l’Autre, où le savoir d’une chose consiste dans le savoir de ce

qu’elle n’est pas. Une telle logique revient à distribuer l’être comme une valeur, l’attribuant ici en le

niant ailleurs. Je ne saurais sans doute dire d’une chose, une chose et son contraire, comme le

soutiendra Aristote, mais qu’aurais-je dit d’une chose en l’opposant à son contraire ? Qu’aurais-je

appris sur la nuit en disant qu’elle n’est pas le jour ? Est-ce là une connaissance de la nuit ? Et du

jour ? Est-ce que la connaissance consiste dans le savoir de tout ce que ne sont pas toutes les

choses qui sont ? L’altérité n’apprend rien sur rien si elle consiste à opposer ce qui est à ce qui est. Et

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c’est cette fiction des contraires ontologiquement affirmés dans l’existence et l’ordre du monde que

veut déconstruire la cosmogonie parménidienne. On ne pense rien en voulant le penser

dialectiquement car toute dialectique définit chaque chose selon un contraire que son être ignore.

Si la voie du non-être ne peut rien nous apprendre, c’est parce que le non-être n’est aucunement la

différence qui éclaire l’être : le non-être ne nous apprend rien car il n’énonce que sa propre négation ;

dire ce qu’une chose n’est pas, ce n’est rien dire que cela : ce qu’elle n’est pas et jamais ce qu’elle

est. Non, en ce sens, toute détermination n’est pas une négation, car on n’affirme rien par la négation

d’autre chose, sauf cette négation elle-même. Si penser et être sont le même, c’est parce que ni la

pensée ni l’être ne font résider leur teneur dans ce qu’ils nient ou dans ce qu’ils excluent. C’est une

pensée du « plein midi » que celle-là et il est dommage que Nietzsche ne l’ait pas compris. L’être

parménidien n’est pas une valeur qui pourrait être attribuée à certaines choses pour mieux accuser le

non-être des autres.

Au cœur de son ontologie, Parménide pose ainsi la question de la possibilité d’une connaissance

libérée de toute axiologie, qui, au nom de l’être, n’instruirait pas le procès de ce qui est. En déclarant

« Esti » (« Est ! »), cette ontologie se refuse à prendre la forme des ontologies à venir : ces ontologies

qui feront de l’être le nom d’un jugement et d’un soupçon portés sur l’existence du monde ou sur son

authenticité. Nier le non-être, tel que l’entreprend Parménide, c’est refuser ainsi de voir l’existence

réduite à la contingence, selon l’errance de nos controverses et la souveraineté illusoire de nos

discours. L’enthousiasme pour le monde, dont témoigne sa cosmogonie, est inséparable d’une

affirmation absolue de l’existence, qui fait de chaque chose l’expression de la plénitude de l’être. Si

tout peut nous instruire ainsi, tel qu’il l’affirme avec force (Fragment X), c’est bien parce que le monde

parménidien est un monde qui est pleinement, sans apparence trompeuse, parce que la pensée qui

l’approche est une pensée qui veut le connaître dans son unité plénière et non en instruire le procès.

En ce sens, tout dualisme ou toute différence ontologique, en opposant l’être au monde, n’est pas une

pensée de l’être : l’être, dont une telle pensée se prévaut, est consacré et rendu précieux par le non-

être, que cette pensée se croit autorisée à dispenser dans le réel, selon l’arbitraire de son propre

mépris. L’Etre suprême ou authentique de nos ontologies triomphe sur le fumier du non-être, le fumier

de notre logique souveraine.

La foncière incompréhension de Parménide, dont nous aurons l’audace d’accuser la plupart des

commentateurs, réside ainsi dans la façon dont l’être parménidien a été compris selon la logique

propre à la métaphysique, interprété selon le mode de la substance et de ses attributs. Or, si on a pu

lire ainsi le Fragment VIII, c’est uniquement au regard d’une pensée à venir – Platon et Aristote – qui

allait entrer en dialogue avec la pensée parménidienne afin de la réinterpréter en un sens qui n’était

pas le sien. A qui est tenté ainsi de projeter dans cette ontologie les catégories d’une métaphysique

des contraires (l’un et le multiple, l’être et l’apparence, le sensible et l’intelligible, l’être et les étants), il

suffit de rappeler, encore une fois, le texte lui-même, qui ne cesse de récuser toute hiérarchie dans

l’être, toute logique qui opposerait l’être à l’être.

On pourrait certes objecter ici à notre lecture que Parménide définit l’être selon des attributs qui

semblent bel et bien nier certains aspects de l’expérience, ce qui, par conséquent, l’opposerait au

monde. Ainsi, comment postuler l’identité de l’être et du réel, alors que Parménide dit de l’être qu’il est

sans mouvement, rejette la genèse et la destruction dans le non-être, et le déclare indivisible ? Avant

d’affronter cette difficulté, qu’on me permette de la retourner. Admettons, en effet, que l’être

parménidien puisse être opposé au monde, à l’apparence, etc., comment alors accorder cette

séparation, cette opposition, avec l’affirmation, reprise sous diverses formes dans le Fragment VIII,

selon laquelle « il n’y a pas d’être tel qu’il y aurait plus d’être ici, moins ailleurs » (46-48) ? Ce n’est

pas un hasard si la plupart des commentateurs passent sous silence ces passages, car qu’en faire,

lorsque l’on veut inscrire Parménide à toute force dans l’histoire de l’ontologie ?

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Pourtant, l’énigme peut être levée. Il suffit pour cela de revenir à nouveau sur la déclaration initiale de

l’être : « Est ». « Esti » n’est pas « un » être, n’est pas une substance, n’est pas non plus la totalité de

ce qui est. Il n’est pas non plus l’Etre que l’on pourrait opposer à ce qui est, car qui distingue l’être des

étants ne s’inscrit-il pas dans une logique du non-être, faisant ainsi de l’être ce dont toutes choses

participent sans jamais être autrement qu’en en étant, et inversement affirmant l’être en l’opposant

aux choses qui sont, et tel que l’affirmation de l’être le rejetterait lui-même hors de l’existence, puisqu’il

ne pourrait lui-même être, sans devenir un étant parmi d’autres ?

Or, en affirmant « L’être est », Parménide interdit toute lecture de l’être qui consisterait à l’opposer à

l’étantité. Dire qu’il est, c’est refuser de faire de l’être l’expression de l’énigme de l’existence ; c’est au

contraire conjoindre l’être et l’existence, comme l’affirmation une et duelle d’une même évidence.

L’être parménidien, au contraire de l’être heideggérien, n’est pas la célébration d’un mystère, qui

justifierait le mépris du monde.

En exprimant la plénitude de l’être par sa sphéricité, Parménide nous livre un schème précieux,

capable de nous éclairer sur la façon dont son ontologie se sépare de toute logique des contraires.

Cette sphéricité est annoncée par la circularité de la pensée, dont Parménide fait l’expression de sa

décision au Fragment V : « Où que je commence, cela m’est indifférent, car je retournerai à ce point

de nouveau ». Ce fragment (peu interrogé) nous permet de comprendre l’enjeu de la forme attribuée à

l’être. En effet, que nous dit ici Parménide ? La circularité de la pensée, qui mime la sphéricité de

l’être, est la forme qui repousse l’opposition figée de l’immobilité et du mouvement, de l’immobilité qui

nie le mouvement, du mouvement qui nie l’immobilité.

Pour une telle pensée, il n’y a ni commencement ni fin absolus ; sa loi n’est pas celle d’une identité

arrêtée, close sur elle-même, mais la loi d’une unité que son mouvement déclare, au lieu de l’infirmer.

Compris selon le schème de la circularité, le mouvement n’est donc pas rejeté ou exclu, il réalise la

permanence et la continuité au lieu de les nier, en faisant retour sur lui-même. De même l’immobilité,

au lieu de rejeter le mouvement, trouve au contraire dans ce mouvement même l’expression qui

confirme sa permanence et sa continuité circulaires. La sphère et le cercle sont les figures qui

rompent ainsi l’antinomie du mouvement et de l’immobilité, l’un réalisant soudain l’autre.

Comme le relèvent Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, sphère et cercle sont ainsi l’expression

du « lien parfait », « parce que tout entier retourné et refermé sur [eux-mêmes], n’ayant ni début ni fin,

ni avant ni arrière, et que [leur] rotation rend à la fois mobile et immobile, se mouvant en même temps

dans un sens et dans un autre ».9 Ambiguïté fondamentale de ces figures, une ambiguïté où se

déclare l’ambiguïté même de l’être parménidien, qui méconnaît la loi fruste des contraires, repousse la

logique sommaire des oppositions, affirme ainsi, non pas une unité dialectique et éristique des

principes, mais leur appartenance à une même unité, où chacun, loin d’être clos sur sa différence,

exprime et réalise ce que l’on croit pouvoir lui opposer, par une simple illusion nominale. Ainsi, dans la

sphère de l’être, il ne peut exister un mouvement qui nierait l’immobilité, une multiplicité qui

contredirait l’unité ou bien qui la menacerait ; il n’y a pas de commencement absolu ni de destruction

absolue, tout devenir déclare le retour du même, et tout changement est un éternel recommencement.

Cette logique circulaire de l’être consume-t-elle, dès lors, toute identité et toute différence ? Prise dans

ce manège, ce vertige où les catégories se mêlent, la pensée est-elle condamnée alors à la confusion,

à une indistinction foncière où toutes les différences se résorberaient ? Ni le cercle, ni la sphère ne

doivent être confondus dans leur unité et leur identité avec celle du point : le centre de la sphère n’est

centre que par la circonférence qui, dans son déploiement, le réalise et l’exprime, la circonférence ne

déploie sa diversité et sa beauté qu’en étant liée au centre qui, en son rassemblement, permet son

épanouissement.

9 In Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, Champ Essais, p.55

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Aussi, la sphère en sa perfection ne supprime pas les différences mais signifie une logique, tout autre

que celle des contraires, une logique de l’expression : dans une sphère, chaque point dans sa

diversité et sa différence exprime le centre dont il est le déploiement, l’épanouissement et

l’expression ; le centre, quant à lui, n’est pas un point substantiel, mais ce qu’exprime l’unité épanouie

de sa circonférence, qui dans sa diversité elle-même, le réalise à son tour.

Si la sphère est ainsi l’expression parfaite de l’être selon Parménide, c’est que la sphère, plus que

toute autre figure géométrique, signifie la prééminence de l’unité sur le point, chaque point particulier

étant l’expression d’une même puissance qui se déploie selon son centre. Et ce centre « existe » lui-

même par la puissance de cette diversité qui, par son unité, le réalise. En ce sens, la figure de la

sphère subsume l’opposition de l’un et du multiple, chacun étant le déploiement de l’autre. Cette idée

d’une co-appartenance de l’un et du multiple, de leur épanouissement conjoint et harmonieux, est

particulièrement mise en valeur par la traduction de Jean Beaufret : « En outre, puisque la limite est

dernière, alors il est terminé de toutes parts, semblable à la courbure d’une sphère bien arrondie ; à

partir du centre, en tous sens également rayonnante » (VIII, 42-44).

L’être parménidien trouve ici sa plus juste expression : il est en tous sens rayonnant, et, de la même

façon que le centre d’une sphère est l’acte autant que la puissance de ses rayons, l’être parménidien

est l’unité d’un déploiement qui, en chaque être, s’exprime et est exprimé. La fin du fragment I

annonçait déjà cette unité d’expression, qui récuse toute rupture ontologique : « apprends aussi

comment la diversité qui fait montre d’elle-même devait déployer une présence digne d’être reçue,

étendant son règne à travers toutes choses » (31-32). La diversité du monde n’est pas le dévalement

de l’être mais le rayonnement qui le réalise, dans chacune de ses apparences. Ainsi, la vérité que

déclare la Déesse n’est pas une vérité sur fond d’exclusion onto-logique. Parménide, en affirmant la

pleine positivité de l’être-monde, prend la décision d’ignorer la distinction de la vérité et de l’illusion ou,

plus exactement, de refuser de lui donner un substrat ontologique. Cette distinction n’est en effet

pertinente qu’au regard de nos décisions épistémologiques, qui, elles seules, peuvent être vraies ou

fausses. L’illusion consiste à projeter sur le monde nos partis pris logiques. L’être-monde parménidien,

lui, est sans illusion ; plein et entier, il s’offre à la connaissance, sans que l’on puisse soupçonner son

existence et faire le procès de ses apparences. Cette ontologie n’est donc pas normative : il ne s’agit

pas de mettre en règles le monde au gré d’un ordre épistémique dont l’ontologie serait l’expression

idéelle et redondante. Ce sera Platon l’ouvrier de cette prescription épistémique et ontologique du

réel, non Parménide. Tout au contraire, l’être parménidien, parce qu’il méconnaît justement toute

négativité, toute hiérarchie et toute exclusion, est un être qui s’ouvre dans sa pleine positivité à la

connaissance, une connaissance qui peut désormais, ayant pris la décision ontologique qui la libère,

le parcourir en tous sens, sans craindre d’errer : « Où que je commence, cela m’est indifférent, car je

retournerai à ce point de nouveau » (Fragment V).

A partir du moment où la décision ontologique véritable a ouvert la voie de la vérité, la pensée n’a plus

ainsi à s’inquiéter de son chemin : la sphère pleinement égale et unifiée de l’être n’interdit pas le

vagabondage et la connaissance peut se tourner vers toutes les expressions de l’être sans se soucier

de sa méthode. En ce sens, la vérité de l’être parménidien a pour effet de libérer la connaissance, qui

peut retrouver le monde dans l’éclat de son existence. Dans la plénitude sphérique de l’être, connaître

ne consiste pas à porter un œil soupçonneux et ironique sur le monde, ou bien à demeurer vigilant par

l’exercice d’un doute prolongé, connaître est l’acte d’une confiance jouissive dans le réel. Qui a bien

pris la mesure de la décision parménidienne, « Esti », n’a plus ainsi à redouter d’être la dupe du

monde : où qu’il aille, où que ses yeux se portent, où que son appétit de savoir le conduise, toujours la

diversité éclatante du monde exprimera l’unité de l’être.

La sphéricité de l’être parménidien nous introduit bien, dès lors, à une logique, foncièrement étrangère

à celle qui animera la métaphysique à venir. L’être n’est pas en effet ici le fondement métaphysique

d’un principe de séparation et d’une épistémologie de l’identité et de la différence. L’être parménidien

contredit toute logique substantielle : l’identité d’une chose ne réside pas en elle-même, dans sa

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réserve exclusive, mais dans le lien qui l’unit à toutes les autres. Pour cette ontologie, le point

métaphysique n’existe pas, et cela parce que l’existence est l’affirmation de l’unité fondamentale de

toutes choses. Dès lors, connaître une chose, ce n’est pas la séparer ni l’opposer aux autres, c’est

comprendre ce qui l’unit aux autres ; chaque étant particulier exprime l’être parce qu’il ne saurait être

compris sans cette appartenance qui l’exprime. En ce sens, si Parménide dit « Esti » et non pas

« l’Etre », c’est justement parce qu’il décide de le penser comme l’acte de l’existence et de l’unité

indéfectible de toutes présences.

Il n’y a donc pas d’être de ce qui est – cela est notre vertige, le vertige de notre métaphysique – car

l’être n’est pas un être, la chose de la chose, la réalité du réel, l’essence sous les apparences : l’être

est, et il n’est rien d’autre ; non pas ce dont toute chose participe, l’être « suprême », mais l’existence

elle-même, cette participation elle-même qui exprime chaque chose dans son unité avec toutes les

autres. L’être, dont la Déesse déclare ainsi la vérité, n’est pas le nom d’un retrait ou d’une

soustraction, mais d’une unité de l’existence qui traverse toutes choses (Fragment I, 31-32). Ce qui

est, ainsi, n’est ce qu’il est, que parce qu’il est : exister, c’est ainsi pour toute chose être exprimée

dans son lien avec toutes les autres, rayonnante présence dont l’éclat ne saurait se comprendre sans

ce rayonnement en tous sens, qui se nomme existence.

La sphéricité de l’être permet ainsi de résoudre les apories du temps et de l’espace, qui fondent les

thèses d’une pseudo nécessité du non-être. Ni devenir, ni hiérarchie, la sphéricité affirme une

homogénéité et une équivalence plénière des phénomènes qui, tous, sans exception, parce qu’ils sont

unis et expressifs d’un même rayonnement de l’être, en donnent l’intelligence.

Ce sont bien là les conséquences que Parménide tire de l’identification de l’être à une sphère : « Car il

est nécessaire qu’il ne soit ni plus grand de quelque façon que ce soit, ni de quelque façon que ce soit

plus petit, ici plutôt que là. Il n’y a pas en effet de non-être qui l’empêcherait d’arriver à la similitude

<avec soi-même>, ni non plus il n’y a d’être tel qu’il y aurait plus d’être ici, moins ailleurs, puisqu’il est,

tout entier, à l’abri des atteintes » (VIII, 44-48, O’Brien). Pensé comme une sphère, l’être parménidien

méconnaît ainsi le soupçon de l’illusion : « à l’abri des atteintes », il n’est pas une essence, toujours

menacée par des apparences trompeuses, toujours sur le point d’être égarée par les miroitements

illusoires des phénomènes, et qu’il faudrait mettre en évidence en arrachant ce voile mondain qui le

trahit. En son rayonnement, la sphère exprime le déploiement phénoménal de l’être, tel que toutes

choses et toutes apparences en expriment la plénitude épanouie. Une telle ontologie confirme le

monde et le réalise, au lieu de le soupçonner. Elle ouvre ainsi sur une épistémologie libérée de toute

logique principielle et de toute angoisse des fondements : « où je commence, cela m’est indifférent,

car je retournerai à ce point de nouveau » (Fragment V). Cette connaissance peut parcourir la pleine

positivité du réel sans avoir à poser sa loi, sans discrimination ni exclusion, sans craindre non plus les

pièges de l’illusion. Le monde de l’être est un monde dont la véracité n’est pas douteuse, parce que la

sphère de l’être est « à l’abri des atteintes ». Et il s’agit sans doute de cela en tout premier lieu dans

ce Poème : restituer la plénitude de l’être, le mettre à l’abri des atteintes d’une fausse logique et d’une

fausse épistémologie, qui ne connaissent que la loi des contraires, qui ne peuvent attribuer l’être

qu’en le niant dans le même temps, qui font de l’être une valeur et de l’existence l’attribut d’une

perfection contingente, parce que suspendue à notre jugement. Comme nous allons le voir,

Parménide nous propose justement une cosmogonie où la continuité et la permanence repoussent

toute hiérarchie, tout degré et toute contradiction. Or, comment pouvons-nous comprendre une telle

épistémologie, qui ne se fonde sur aucune hiérarchie ontologique, nous qui sommes les héritiers

exclusifs d’une conception métaphysique, où l’être ne prend forme que par contraste, sur la toile de

fond de ce qu’il exclut et de ce qui le révèle : le non-être ? Autre question complémentaire : qu’est-ce

qu’une connaissance pleinement positive du monde, libérée de la question de la véracité ?

________________________________________________

4/ La cosmogonie parménidienne.

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Rares sont les textes qui, dans l’histoire de la philosophie, ont été aussi méprisés. Non que la

cosmogonie parménidienne n’ait pas prêté à commentaires, mais elle a été interprétée soit comme un

prolongement somme toute accidentel du discours de l’être, soit comme une concession énigmatique

faite à l’opinion des mortels, soit même comme une cosmogonie empreinte d’ironie, Parménide étant

censé y prêcher le faux pour mieux faire triompher par contraste son ontologie. Dans tous les cas, on

peut dire qu’elle a embarrassé la plupart des commentateurs.

Cet embarras – il faut le dire – procède d’un contresens majeur sur la fin du Fragment VIII, des vers

53-54 aux vers 60-61. On ne saurait poursuivre sans s’arrêter précisément sur ce passage. La lecture

la plus communément admise est celle qui donne droit à l’hypothèse d’une « troisième voie »,

autrement dit celle d’une vraisemblance ambiguë, autorisant une connaissance du monde, serait-elle

déviée au regard de la droiture de l’être. Or, tout le problème ici porte sur la question de savoir si la

cosmogonie, qui se développe à partir du Fragment IX, prolonge d’une manière ou d’une autre

l’opinion des mortels, que la Déesse convoque à partir des vers 53-54 ou bien si elle rompt avec cette

opinion, annonçant ainsi une toute autre interprétation du monde. Seule la lecture des vers 60-61 peut

trancher cette alternative. Confrontons les traductions :

La traduction d’O’Brien peut faire pencher en faveur d’une continuité dans le discours de la Déesse,

celle-ci ayant ainsi infléchi l’exigence de l’être pour l’accorder avec la vraisemblance du réel. En effet,

selon sa traduction, les vers 60-61 semblent avoir une valeur conclusive et pourraient donner raison à

l’opinion des mortels, exposée précédemment, du moins lui reconnaître une part de vraisemblance :

« Cette disposition <du cosmos>, je te la déclare en tous points d’une vraisemblance telle qu’aucun

des mortels, dans sa décision <prise à l’égard des choses>, ne saurait jamais te dépasser ». Or, il

n’est même pas besoin de passer par le détour philologique, en convoquant le texte grec, pour pointer

immédiatement la difficulté logique induite par cette traduction. En effet, comment la Déesse pourrait-

elle ainsi annoncer une « disposition <du cosmos> » telle qu’en sa vraisemblance elle dépasse la

connaissance des mortels et, dans le même temps, prolonger leurs opinions erronées ? Comment

pourrait-elle pointer, aux vers 53-54, l’erreur dont les mortels se rendent coupables ainsi que la

décision qui les condamne à l’errance, pour reconnaître par la suite à cette décision une part de

vraisemblance ? Sauf à supposer, chez Parménide lui-même, une certaine errance logique, on peut

dire que ça ne colle pas.

La confusion tient peut-être à la façon dont la traduction d’O’Brien ne ponctue guère la rupture logique

entre les vers 59 et 60 – peut-être afin de donner plus aisément droit à l’hypothèse d’une « troisième

voie » ? – alors que cette rupture est rendue sensible par les autres traductions.

Ainsi, Jean Beaufret traduit les vers 60-61 en mettant l’accent sur la façon dont ils annoncent la

cosmogonie à venir, celle-ci étant ainsi supposée rompre avec la décision des mortels évoquée dans

les vers qui précèdent : « Le déploiement de ce qui paraît, en tant qu’il se produit comme il se doit,

voilà ce que je vais te révéler en entier, afin que le sens des mortels jamais ne te dépasse » (c’est

nous qui soulignons). La traduction de Jean-Paul Dumont peut aussi laisser entendre que ces vers

annoncent l’exposition vraie d’un système du monde dans la suite du texte, exposition qui rompt donc

avec l’interprétation des mortels, dont le principe a été mis en évidence auparavant : « Voici, tel qu’il

nous semble en sa totalité, le système du monde et son arrangement que je vais te décrire, afin que

nul mortel n’en sache plus que toi ». Enfin, la traduction de Jean Frère, parce qu’elle accentue l’aspect

de la révélation, rend illogique l’hypothèse d’une « troisième voie », sauf à admettre que la Déesse

pourrait faire de ce qu’elle a rejeté fermement auparavant, l’objet, par la suite, d’une révélation

authentique sur l’ordre du monde : « Pour toi, le déploiement réunifié du monde en son évidente

vraisemblance, c’est dans son entier que je t’en donne la révélation afin qu’aucun jugement de mortel

jamais ne te dépasse ».

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La cosmogonie que développe Parménide à partir du Fragment IX n’est donc aucunement une

concession faite à la vraisemblance trompeuse du réel, qui laisserait supposer qu’il ne peut être

approché et connu, sans que l’on sorte de la sphère pure de l’être et de la vérité pure de l’ontologie.

La cosmogonie parménidienne n’est pas une sorte de compromis qui accueillerait l’ordre imparfait du

monde, et donnerait droit à une connaissance approximative du réel par les sens ou selon les

principes des physiciens, faute de mieux. Le discours sur l’être de la Déesse trouve au contraire dans

la cosmogonie à venir son point d’application car c’est cette révélation de l’ordre parfait du monde, tel

que l’être en donne le sens, qui a porté jusqu’ici ce discours de vérité. On ne saurait dès lors opposer

et mettre à part une vérité de l’être face à une vraisemblance du réel : la vérité de l’être est la vérité

qui éclaire « le déploiement réunifié du monde » et, si la révélation de l’être prend tout son sens, c’est

au regard de la connaissance positive du monde qu’elle fonde et qu’elle féconde.

Ce contresens – comment le nommer autrement ? – sur la fin du Fragment VIII trouve son origine

dans la mésinterprétation des vers 51-52 : « A partir de maintenant, apprends les opinions des

mortels, en prêtant l’oreille à l’arrangement trompeur de mes dires » (O’Brien). Ici, la Déesse met

clairement fin au discours de vérité de l’être pour se tourner vers les opinions errantes des mortels.

Les autres traductions soulignent plus encore l’effet de rupture, notamment celle de Beaufret : « Ici je

mets fin à mon discours digne de foi et à ma considération qui cerne la vérité ; apprends donc, à partir

d’ici, ce qu’ont en vue les mortels, en écoutant l’ordre trompeur de mes dires ». Il n’y a pas de doute

ainsi sur le fait que les vers 53 à 59 qui s’ensuivent, font état d’une fausse compréhension de l’ordre

du monde.

Or, peut-on vraiment étendre cet « ordre trompeur » à l’ensemble de la cosmogonie, tel que, peu ou

prou, trop de commentateurs le supposent ? Outre le fait que, comme nous le verrons, une telle

hypothèse, celle du glissement de la vérité de l’être vers une vraisemblance « impure » du monde, ne

permet pas de lire cette cosmogonie, on peut lui opposer un argument de bon sens. En effet,

comment peut-on supposer que Parménide ait ainsi donné droit à une cosmogonie qui devait avoir –

on peut le supposer – une certaine extension, en la supposant au mieux vraisemblable, au pire

inutile ? Si tel était son projet, il a de quoi laisser circonspect, et l’on peut comprendre l’embarras des

commentateurs, embarras qui, notons-le, n’était pas éprouvé par ses lecteurs antiques, à commencer

par Aristote qui prenait au sérieux la cosmogonie parménidienne.

Dès lors, la seule lecture cohérente possible consiste à interpréter les vers 60-61 comme le terme de

la reprise par la Déesse des opinions errantes des mortels. Par la suite, elle expose la juste

compréhension du monde, telle que la vérité de l’être en déploie la possibilité.

Arrêtons-nous donc sur les vers 53-59, afin de comprendre la façon dont la Déesse évacue, dans ses

quelques vers, une approche du réel, errante et erronée.

On pourrait nous objecter ici que la brièveté de cette critique (sept vers), si on soutient notre

hypothèse, semblerait peu à même de restituer la richesse et la grande diversité des systèmes du

monde, tels qu’ils étaient soutenus par les écoles de pensée de l’époque archaïque et tels que

Parménide ne pouvait les méconnaître. Comment pourrait-il, dès lors, les repousser avec autant de

nonchalance, sans les passer en revue et leur faire objection pied à pied et terme à terme, comme le

fera Aristote par exemple dans sa Métaphysique ?

Or, une lecture attentive du passage nous découvre que la critique de la Déesse ne porte pas tant sur

une cosmogonie particulière et les principes dont elle se prévaudrait, mais plutôt sur la logique

épistémique qui est au fondement de toutes les cosmogonies, quels que soient les principes

particuliers dont elles se réclament. Il s’agit clairement ici pour Parménide de mettre en évidence et de

rejeter une méthode dans l’approche du réel, qui, immanquablement, nous condamne à en

méconnaître l’unité et, dirons-nous, la beauté. Si la Déesse peut clore aussi rapidement son discours

critique, c’est parce qu’il n’est pas nécessaire de passer en revue tous les systèmes du monde dans

leur apparente diversité : ils se fondent tous, en effet, sur la même errance logique. Aussi, l’ontologie

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parménidienne a pour fin de nous libérer de notre aveuglement logique, aveuglement qui consiste à

plier le monde à la fausse dialectique de nos oppositions conceptuelles.

C’est bien cette logique errante dont la Déesse dégage le principe dans ces quelques vers. Quelle est

donc cette « décision » prise par les mortels et « en quoi ils ont erré » (vers 53-54) ? Remarquons tout

d’abord que Parménide qualifie de « décision » l’opinion des mortels, tout comme il a qualifié

auparavant la voie de l’être. Or, en opposant ainsi terme à terme ces deux décisions, il nous place à la

croisée des chemins : la critique de la Déesse ne visera donc pas tel ou tel système ou savoir

particuliers mais cherchera à dégager la fausse décision qui détermine ces connaissances. On peut

comprendre ainsi qu’il n’est nul besoin de les passer toutes en revue, à partir du moment où le

principe qui les fait errer a été mis en évidence.

Quelle est donc cette décision qui détourne toutes connaissances de la vérité de l’être ? « Les mortels

ont en effet pris la décision de nommer deux formes, dont une, il ne faut ; c’est en quoi ils ont erré »

(vers 53-54). Autrement dit, l’erreur consiste en une faute logique ou plutôt exactement dans le fait de

projeter sur le réel une distinction nominale illusoire. Telle est la décision qui fait errer toute

connaissance du réel : plier l’être à nos articulations logiques, au lieu d’ordonner notre logique à l’être.

Errer, c’est ainsi ontologiser nos concepts et convertir en formes réelles des conventions logiques.

Partant, les vers 55-59 ne visent pas une affirmation principielle particulière, celle du Feu, mais

déploient plutôt la fausse logique par laquelle les physiciens transforment un simple nom en un

principe ontologique. Parménide nous propose ainsi, dans ces quelques vers, une généalogie critique

de l’illusion onto-logique, c’est-à-dire de la substitution de la logique à l’être. Suivons les étapes de sa

déconstruction de ces physiques qui, au lieu de se tourner vers l’être, hasardent une logique.

La première étape, comme nous venons de le voir, consiste à postuler des formes séparées à partir

d’une simple distinction nominale (vers 53-54). L’étape suivante va enraciner cette illusion nominale

dans le monde, jusqu’à soumettre entièrement l’être à cette articulation logique. La seconde étape

consiste en effet à appliquer cette distinction logique illusoire au monde, en procédant à la

discrimination des signes que nous révèle l’expérience, selon les formes dont nous avons décidé

arbitrairement : « Ils ont séparé <les deux formes>, caractérisées de façon opposée selon le corps, et

ils ont établi leurs signes indépendamment les uns des autres » (vers 55-56). Accordant ainsi une

vérité ontologique à des conventions nominales, les « mortels » ordonnent leur connaissance selon un

découpage du monde fondé sur une logique des contraires. La traduction de Jean-Paul Dumont

souligne bien plus encore cette façon de prescrire un ordre du réel selon une logique arbitraire : « Ils

ont, par convention, en effet assigné à deux formes des noms ; mais des deux cependant une n’en est

pas digne – et c’est bien en cela qu’ils se sont fourvoyés. Car ils ont estimé contraires leurs aspects,

et leur ont assigné des signes qui fondaient leur distinction mutuelle ».

Si toute compréhension de l’être procède d’une décision inaugurale selon Parménide, c’est parce que

l’expérience que nous faisons du monde s’offre docilement à bien des interprétations. L’être, parce

qu’il est justement une unité sans hiérarchie, se prête d’autant plus à notre dialectique et à nos

prescriptions logiques. Chacun, en effet, peut tailler un ordre dans cette continuité ontologique, parce

que l’unité de l’être n’en prescrit justement aucun. Or, cette docilité de l’expérience elle-même qui

s’offre ainsi aux interprétations les plus contradictoires, devrait nous révéler l’arbitraire de toute

hiérarchisation systématique de l’être : si l’être se prête volontiers à une articulation selon des

principes contradictoires, sans qu’il soit possible de déterminer lequel de ces systèmes l’emporte sur

les autres, c’est tout simplement parce que cette connaissance qui traque un ordre hiérarchisé dans le

réel et qui voudrait ainsi soumettre l’être à son désir d’ordre, est arbitraire. S’il est possible en effet

d’imaginer autant de systèmes que l’on veut, selon des principes contradictoires, cela trahit bel et bien

la façon dont ces systèmes ne sont, à bien y penser, que des interprétations libres et contingentes du

réel. L’être parménidien accueille, en ce sens, toutes les mises en ordre logiques et épistémiques, car

son unité sphérique ignore justement toute discrimination souveraine, tout principe souverain, tout

degré et tout contraire.

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Les vers 55 à 59 soulignent ainsi l’arbitraire de toute mise en ordre de l’être selon des oppositions

principielles. C’est ici l’articulation logique des approches physiques de l’être que Parménide met en

évidence. Il nous dévoile en quelque sorte le « patron » de toute physique principielle, patron à partir

duquel chacun se taille un système dans l’être. Comment les physiciens procèdent-ils ? « D’une part,

ils ont établi le feu éthéré de la flamme, qui est doux, très léger, le même que lui-même en toutes

directions, mais non le même que l’autre. Mais voici l’autre aussi qu’ils ont établi, par lui seul, en ses

traits opposés : l’obscure nuit, corps dense et lourd » (O’Brien). Ainsi ramassée en deux phrases, la

physique des principes trahit sa nullité épistémique, car loin de nous apprendre quoi que ce soit sur le

monde, elle ne fait que confirmer le néant qui la fonde, à savoir le cercle tautologique du même et de

l’autre.

En effet, cette physique commence par élire un principe dans le réel, tel que le feu (Parménide aurait

très bien pu prendre d’autres exemples : l’air ou l’eau), principe auquel est rapporté un certain nombre

de signes (densité, légèreté, etc.). C’est alors que se produit le tour de prestidigitation onto-logique de

cette pseudo physique : pour confirmer la prééminence de cet étant, il ne s’agit plus que de lui

apposer un contraire, dont la présence et l’existence se réduit à n’être pas ce qu’est le même. Or, le

même, si l’on y prend garde, n’est lui-même que parce qu’il n’est pas son autre. Et voici que se

découvre le néant de cette pseudo connaissance : selon cette logique des contraires, approcher l’être

d’une chose, c’est énoncer ce qu’elle n’est pas. En ce sens, toute connaissance du réel qui procède

selon cette logique du même et de l’autre, n’affirme rien d’autre que le vide de sa propre articulation.

On mesure, à la lecture de ce passage, quels étaient les enjeux épistémiques du refus de la voie du

non-être par Parménide. Si, comme il le soulignait, cette voie ne nous apprend rien, si elle est la voie

qui ne saurait conduire qu’à l’impensé et à l’indicible même, c’est bien parce qu’une connaissance qui

veut éclairer ce qui est en l’opposant à ce qu’il n’est pas, finit par consumer l’être entier dans sa

dialectique, l’être n’ayant dès lors d’autre contenu que sa propre négation. Ainsi, qui définit le feu en

l’opposant à la nuit, et en opposant terme à terme leurs attributs, épuise l’identité de chacun dans

cette contradiction. Cette logique des contraires fait donc du non-être la condition de l’affirmation de

l’être.

Dès lors, le projet de Parménide est bien de proposer une cosmologie qui exprime la plénitude de

l’être et le libère de cette logique des contraires. Il s’agit, selon la traduction de Jean Frère, de donner

droit au « déploiement réunifié du monde en son évidente vraisemblance » (VIII, 60-61). Cette

cosmologie veut ainsi libérer le monde de toute négativité : connaître, ce n’est pas mettre en valeur ici

en dénigrant ailleurs. Il y a chez Parménide, indéniablement, quelque chose du grand « OUI »

nietzschéen, une volonté de célébrer l’être-monde dans sa plénitude affirmative, quand bien même

Nietzsche serait passé à côté de cette rencontre.

La « révélation » du cosmos, à laquelle la Déesse conduit « l’homme qui sait » est une façon de

retrouver un monde qui, parce qu’il a été débarrassé des illusions dialectiques du non-être, s’offre

sans reste à l’aventure du savoir. Les Fragment X et XI témoignent ainsi d’un authentique

enthousiasme – je ne vois pas comment on pourrait y voir de l’ironie – pour une connaissance du réel

qui peut parcourir le monde en tous sens, sans jamais craindre d’errer, parce que chaque

phénomène, désormais, est le signe de la plénitude et de la continuité de l’être.

Oui, de toute chose, quelle qu’elle soit, il est possible de s’instruire ; de tout, « tu sauras », « tu

t’instruiras », car il n’est rien dans le monde qui ne dise l’être. Il est sensible, dans la façon dont

Parménide l’énonce dans ce fragment, que cette connaissance du réel ne semble aucunement se

préoccuper de l’ordre d’exposition des phénomènes, ni d’ailleurs de sa propre méthode. Le monde de

l’être, que l’être a permis de retrouver, est un monde sans chausse-trappes, où rien n’est illusoire ou

bien encore accidentel, où la connaissance n’a pas à craindre, dès lors, les apparences, puisque tout

est essentiel, puisque l’être est exprimé en chaque chose qui est signe de son unité, tout comme

chaque point d’une sphère exprime, à l’égal de tout autre, l’unité à laquelle il participe. Si cette

connaissance n’a pas le souci de son point de départ, de son ordre et de son articulation, c’est parce

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qu’en tout point, elle s’y retrouve et retrouve une harmonie universelle. L’être-monde parménidien ne

succombe pas ainsi devant la diversité, car cette diversité ne le divise pas, ne l’oppose pas à lui-

même : sa multiplicité exprime son unité, de la même façon –pourrait-on dire – qu’un visage s’éclaire

en chacune de ses expressions.

Partant, où que l’on fasse choix de l’aborder, ce monde de l’être nous dévoile sa vérité unifiée, parce

que cette vérité affleure en chaque phénomène. Remarquable, sur ce point, est la façon dont

Parménide annonce cette connaissance dans le Fragment X, comme une révélation plénière du

monde, qui n’affronte plus l’obtuse réticence des choses à livrer leur secret. Plus rien ne se dissimule

désormais ; les choses ne se referment pas sur elles-mêmes, jalouses de leurs principes : « Tu

sauras la nature de l’éther et tous les signes <qui résident> dans l’éther ; tu sauras aussi les œuvres

cachées du pur flambeau du soleil resplendissant, et d’où elles proviennent. Tu t’instruiras des

œuvres vagabondes de la lune à l’œil rond, ainsi que de sa nature. Du ciel qui les enserre de toutes

parts, tu sauras également d’où il est né… » (X, 1-6, O’Brien).

Si cette connaissance n’a pas à craindre que les choses demeurent en leurs œuvres cachées, c’est

parce que l’être du monde n’est en lutte avec aucun non-être, qui voudrait le faire ignorer. En ce sens,

la plénitude de l’être est la plénitude d’une apparence, qui l’exprime sans le trahir : en chacun de ses

points, le centre de la sphère rayonne et sa surface ne le recouvre pas, elle le déploie. L’ontologie

parménidienne, pour qui la comprend, ouvre ainsi sur une phénoménologie, mais une

phénoménologie qui se passe de toute constitution originelle et de tout sujet transcendantal. Cela

pour une bonne raison : en son apparaître, l’être est pleine affirmation et son existence n’a nul besoin

de trouver une confirmation, une signification ou une forme, dans un sujet quelconque. Il fallait avoir

« travaillé » l’existence pendant longtemps – le temps de notre métaphysique, l’avoir décapée

savamment au gré de la logique du non-être, pour ne plus lui trouver d’autre fondement, d’autre appui,

que notre pauvre conscience. Le monde de Parménide n’est pas suspendu à notre regard : pour que

soit ce qui est, peu importe nos raisons.

Dans le Fragment IX, Parménide répond d’ailleurs clairement à cette logique nihiliste, en avançant un

tout autre modèle de connaissance et d’interprétation du réel. Ce modèle, par la suite, animera toute

sa cosmogonie, déterminant l’approche de chaque phénomène. Telle qu’il l’exprime ainsi, la vérité de

l’être n’est pas celle d’un monde en guerre, dans lequel des principes antagonistes s’affronteraient

continuellement, où chaque chose s’affirmerait en niant les autres : la loi d’Anankè, qui retient toutes

choses en ses liens, est celle du mélange.

Là où, en effet, la fin du Fragment VIII pointait l’illusion qui consiste à opposer le feu et la nuit, en

faisant de chacun le non-être de l’autre, le Fragment IX affirme au contraire l’unité plénière de la

lumière et de la nuit, l’une et l’autre étant conjointes en chaque chose qui les porte chacune à part

égale, comme une puissance liée à sa nature : « Puisque toutes choses ont nom lumière et nuit, Et

puisque telle ou telle a, selon sa puissance, Reçu tel ou tel nom, toute chose est remplie, A la fois de

lumière et de nuit obscure, L’une et l’autre ayant part égale en sa nature, Puisque rien ne saurait

exister qui n’ait part A l’une ni à l’autre » (IX, 1-4, Jean-Paul Dumont).

S’agit-il ici pour Parménide, comme la tradition l’a soutenu, de désigner la lumière et la nuit, comme

deux principes ontologiques ? Il nous semble au contraire que ce fragment nous introduit à une

connaissance du réel foncièrement anti-principielle, car on ne saurait le lire sans tenir compte de la fin

du Fragment VIII, qui rejette l’opposition du feu et de la nuit. Si ce fragment peut sembler en

apparence de facture héraclitéenne, posant l’unité des contraires en toutes choses, il s’en sépare

plutôt de façon décisive. On a pu penser, en effet, que Parménide laissait place ici à la connaissance

vraisemblable des physiciens, mais sans tenir compte vraiment de la façon dont il niait auparavant

toute logique des contraires. Or, si l’on prend la mesure entière de sa décision, la lumière et la nuit du

Fragment IX ne peuvent plus être interprétées comme des contraires, tel que l’un serait le non-être de

l’autre. Comment pourrait-il d’ailleurs, après avoir répudié le non-être, l’admettre ainsi dans sa

cosmogonie ? Franchement, lequel de ses contemporains l’aurait-il encore lu et pris au sérieux ?

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Aussi, la lecture de la cosmogonie parménidienne doit tenir compte du rejet de nos oppositions

logiques, et c’est cela qui en fait la difficulté.

Lumière et nuit ne sont plus ici deux principes adverses qui s’affronteraient ; ce ne sont pas deux

contraires qui pourraient être pensés à partir de leur antagonisme. C’est en ce sens que Parménide se

sépare des physiciens qui le précèdent, d’Anaximandre ou d’Héraclite. Pour ces derniers, les choses

sont en guerre et l’unité du monde est l’expression d’une lutte perpétuelle. Ainsi, tel que le déclare

Héraclite, « Le Combat est le Père de toutes choses, le Roi de toutes choses » (Fragment 53) et

l’unité de chacune consiste dans cet accord qui l’oppose à elle-même, en une « harmonie de tensions

opposées, comme celle de l’arc ou de la lyre » (Fragment 51). Dès lors, la constance et la stabilité de

l’être ne sont que des apparences qui recouvrent la joute de principes opposés. Ainsi, pour Héraclite

« l’être n’est rien par lui-même. Il n’est que la figure de l’équilibre, de l’exact ajustement des tensions

et des forces opposées » ; et cette lutte principielle dénonce comme une naïveté, une faiblesse

proprement puérile, la conception d’un monde en repos, où toute chose serait en harmonie avec les

autres sans aucun conflit. Nietzsche condense en une image saisissante ce combat incessant que le

monde héraclitéen se livre à lui-même : « les choses elles-mêmes à l’assurance et à la constance

desquelles croit l’intelligence bornée de l’homme et de l’animal n’ont absolument aucune existence

propre ; elles ne sont que les éclairs et les étincelles qui jaillissent d’épées brandies, elles sont les

lueurs de la victoire dans la lutte des qualités qui s’opposent ». 10

Epées de bois, dirait ici Parménide, car d’où provient cette guerre que l’on voudrait voir couver sous

l’être de toutes choses ? Cette guerre, c’est celle de nos controverses, celles de nos oppositions

logiques, dont nous croyons pouvoir faire des contradictions réelles. L’éristique n’est pas la loi du

cosmos ; uniquement celle de l’articulation de notre parole, qui divise, oppose et fait s’affronter des

phénomènes qui, tous également, expriment l’être.

Quand Parménide affirme ainsi que la lumière et la nuit ont part égale en la nature de toute chose,

cette égalité n’est aucunement conflictuelle, car l’une et l’autre ne sont pas le même et l’autre, l’être et

le non-être de l’une et de l’autre : lumière et nuit ne peuvent se penser l’une contre l’autre ; elles sont

l’une, l’autre, des affirmations plénières, elles sont également les expressions de l’être. Toute la

difficulté à les penser consiste donc dans la façon dont le langage les oppose et nous conduit à

ignorer la positivité de chacune. Le monde de l’être parménidien est un monde en paix, un monde

dont l’harmonie n’est aucunement menacée par la lutte fratricide entre des principes antagonistes. Ce

monde, ainsi, ignore toute lutte pour la souveraineté. « L’égalité » dont nous parle le Fragment IX est

celle d’un monde qui ne connaît ni division ni adversité.

C’est pourquoi on ne saurait discerner dans cette cosmogonie un quelconque principe ordonnateur du

réel. Certes, il ne nous en est parvenu que des fragments très épars et, pour la plupart, il ne s’agit que

d’une parole rapportée. Toutefois, à la lecture de ces passages, on ne peut qu’être frappé par

l’absence de hiérarchie et de degrés dans la façon dont Parménide expose sa connaissance du

monde et par le refus d’assigner à une puissance élémentaire quelconque (feu, eau, terre, air) le rôle

d’un principe souverain. C’est l’égalité qui règne, selon une Nécessité qui tient toutes choses en ses

liens et les apparie. Dans la sphère de l’être-monde, chaque chose communique avec les autres et

c’est cette unité expressive qui confère un sens à chacune.

Or, cette équivalence ontologique, qui ne sépare pas les choses ni ne les discrimine selon des degrés

de perfection, rompt avec la logique des physiciens, qui désigne un ou des principes, afin d’introduire

dans le monde un ordre dont les divisions puissent servir de règles et d’articulations pour la

connaissance. Aristote ne s’y trompe pas, dans sa Physique, puisque l’unité de l’être parménidien,

selon lui, rend impossible la distinction d’un ou de plusieurs principes et ruine, ce faisant, toute

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Cité par Marcel Conche, in Fragments, Héraclite, PUF, p.225.

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connaissance possible de la nature (I, 2, 184b-185a). Ainsi qu’il le souligne par la suite (I, 5, 188a-b),

les principes sont des contraires, et c’est cette logique des contraires qui fonde selon lui la

connaissance du monde en l’articulant selon des degrés de réalité. Aristote tente d’ailleurs à cette

occasion de ramener Parménide à sa « raison », en relevant ainsi que ce dernier n’aurait pu être

fidèle à l’unité et à l’égalité de l’être en approchant les faits réels : cherchant à connaître le monde, il

aurait renoué, en dépit de son ontologie, avec la logique des principes, distribuant sa cosmologie

selon l’opposition du chaud et du froid : « Tous [les physiciens], en fait, posent des contraires comme

principes, aussi bien ceux qui disent que le tout est un et qu’il n’est pas mû (en effet, même

Parménide pose le chaud et le froid comme principes, mais il les nomme feu et terre) » (I,5,188a). Dès

lors, l’Eléate trahirait de lui-même la sphéricité continue et indivisible de l’être ou, du moins, serait

contraint d’en abandonner la plénitude, pour donner droit à la connaissance du réel. C’est souvent de

cette façon que les commentateurs, à la suite d’Aristote, ont interprété la cosmogonie parménidienne,

sanctionnant ainsi – sans même sembler en prendre la mesure – l’échec d’une ontologie qui se voulait

pourtant la révélation, « le déploiement réunifié du monde en son évidente vraisemblance ».

Parménide, nous dit ainsi la Métaphysique, aurait été « contraint de composer avec le réel, d’admettre

à la fois l’unité formelle et la pluralité sensible » (A, 5, 986b-987a), contraint dès lors d’admettre le

non-être comme contrepoint nécessaire à toute connaissance de ce qui est. Pas d’articulation du

monde donc sans l’ombre du non-être.

Toutefois, la façon dont Aristote assigne ici Parménide à cette impasse épistémique, à laquelle il croit

ainsi que son ontologie l’aurait conduit, met clairement en évidence la portée du projet parménidien : il

s’agit bel et bien de concevoir une connaissance du réel qui soit en plein accord avec sa pensée de

l’être. Et ce qu’Aristote pointe comme une impossibilité, à savoir connaître les phénomènes réels

selon l’unité, la continuité et l’indivisibilité de l’être, est cela même que Parménide tente d’accomplir

dans sa cosmogonie.

Ce refus d’une interprétation du monde comme l’équilibre, toujours instable, entre des principes en

lutte, est en effet clairement affirmé par le Fragment XVIII : si l’enfantement peut donner lieu à des

dysharmonies, c’est dans la mesure où les semences, au lieu de s’unir et de se mêler selon une juste

mesure, se sont affrontées et sont demeurées séparées. « Si en effet, lorsque les semences se

mêlent, les puissances qu’elles contiennent entrent en lutte et ne forment pas une puissance unique

dans le corps résultant de leur mélange, alors elles maltraiteront cruellement, par la double semence,

le sexe de l’enfant à naître » (4-6). L’ordre de la phusis n’est pas un ordre dialectique, qui verrait des

contraires lutter en vue de la souveraineté ; sa « puissance formatrice » est puissance d’union et de

mélange, mélange dont procède toute diversité, la belle variété des corps, et vers lequel tend d’elle-

même cette diversité, quand l’amour fait s’épouser les sexes.

Loin que les Fragments XVI à XVIII soient ainsi anecdotiques, Parménide nous éclaire précisément le

mouvement qui anime l’être-monde au travers de ces notations physiologiques. En effet, la diversité

apparaît ici comme un moment de l’unité, qui, loin de la contredire, en procède et la réalise : c’est

l’unité de l’être dont surgit un être particulier et cet être particulier tend, par l’amour, à s’unir et à se

mêler à son tour. Aussi, le multiple ne s’oppose pas à l’un, il est son mouvement expressif et son

apparition. La « puissance formatrice » de la phusis est ce mouvement sans division, sans dualisme,

où toutes chose surgit de l’être-un et y revient, non comme une cause principielle accoucherait d’un

effet dont on pourrait la distinguer, mais comme une expression peut animer un visage, le traversant

sans le rompre ni le perdre.

Sa physiologie repousse ainsi tout dualisme, tel qu’Aristote le notifie d’ailleurs clairement dans un

passage de sa Métaphysique (V,1009 b 21). Le corps et l’esprit ne sont pas deux principes ou deux

substances séparées, ils s’unissent et se mêlent, Parménide refusant de toute évidence de les

dresser l’un contre l’autre dans une lutte pour la souveraineté : « Car tout un chacun a son propre

mélange, Donnant leur qualité aux membres qui se meuvent, De même l’intellect se rencontre chez

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l’homme. Car la chose consciente et la chair <ou substance> Dont nos membres sont faits, sont une

même chose En chacun comme en tout : l’en-plus est la pensée » (XVI, 1-4, Drumont).

« L’en-plus » qu’est la pensée n’est pas ainsi ce qui s’oppose au corps ou le transcende. Nous

sommes loin du Phédon : le soma n’est pas une séma, le corps n’est pas une prison. La pensée est

au contraire « l’en-plus » du corps, son expression, fruit du mélange de l’esprit et de la chair, le plus

beau fruit de « l’éclosion corporelle », selon la traduction inspirée de Jean Beaufret : « C’est cela

même qui pense chez les hommes, éclosion corporelle, en tous et en chacun ; et ce qui l’emporte

constitue la pensée ». Si de même les corps s’unissent, c’est qu’en chacun d’eux se mêlent les

substances, fruits du mélange et en attente elles-mêmes de se mêler à nouveau, pour faire surgir un

corps sexué, mais qui sera lui aussi un corps mêlé et qui portera en lui-même la possibilité d’un

nouveau mélange. Ainsi, loin que les sexes s’opposent comme des principes adverses, chaque corps

individué porte en lui, unis en ses gonades, le féminin et le masculin, en attente de s’unir et de se

mêler aux substances d’un autre corps : « A droite les garçons, à gauche les filles » (Fragment XVII).

Cette physiologie nous donne ainsi les clés de la cosmologie parménidienne : tout corps est un corps

mêlé et l’individu n’est que la « solution » (chimique) de ce mélange. De même, que le corps sexué

porte en lui le mélange des sexes, de même « tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans

lumière » (Fragment IX). Dès lors, une telle cosmogonie récuse tout principe ontologique

d’individuation : les corps se mêlent parce qu’ils sont eux-mêmes mêlés ; tout est mélange d’un

mélange, et on ne saurait arrêter cet accouplement universel de toutes choses avec toutes les autres,

sauf à fixer les phénomènes et à les séparer selon des oppositions logiques, sans voir ainsi qu’une

chose individuée porte en elle-même cette altérité à laquelle on voudrait l’opposer. Ainsi, il faut

remonter des distinctions nominales à l’universelle communication des phénomènes : la divinité du

Fragment XII, qui « guide toutes choses » et préside l’enfantement, est entourée d’anneaux soit

« remplis d’un feu sans mélange », soit «remplis de nuit », mais loin qu’ici le feu et la nuit se séparent

en substances antagonistes, ils se mêlent au contraire et se fécondent ; des anneaux de nuit, ainsi,

« jaillit un lot de flammes ».

Si l’être-monde parménidien ne craint pas la destruction, s’il ignore le non-être, et si celui-ci n’est

qu’illusion à son égard, c’est bien parce que jamais le même et l’autre ne se séparent et ne

s’opposent. Et ceci nous renvoie à la déclaration initiale de l’être par la Déesse : « Esti » ; l’être n’est

pas, comme l’être leibnizien, un être, mais plutôt l’acte continu d’une unité indéfectible de toutes

choses, dont l’existence, en sa plénitude même, est l’expression manifeste. Partant, l’immobilité de

l’être ne nie pas tant le mouvement que l’altération, le devenir destructeur, car seule une substance,

refermée sur elle-même, close sur son principe, peut affronter la négation. Or, parce que l’être

parménidien est l’acte même de l’existence et non une substance, parce qu’il n’est pas l’Un mais

l’unité et le mélange, parce qu’il n’est pas la pureté qui se tiendrait au-dessus du monde ou reposerait

au cœur des choses, il ignore ainsi la contradiction et la mort.

Comme nous l’avons déjà relevé, l’immobilité de l’être n’engage aucunement un immobilisme : cette

immobilité ne nie pas le mouvement, elle l’absorbe, pourrait-on dire ; le mouvement cesse dès lors

d’être l’autre de l’immobilité, il en procède et y revient. Autrement dit, la continuité de l’être, que

Parménide ne cesse de réaffirmer, permet de résoudre les apories de l’un et du multiple, du

mouvement et de l’immobilité. L’être-monde parménidien est un monde qui connaît la variété des

mouvements et des expressions mais jamais ce mouvement n’a la négativité du non-être, d’un devenir

destructeur.

C’est pourquoi Parménide peut parler à plusieurs reprises de la naissance des phénomènes dans sa

cosmogonie, sans pour autant contredire son ontologie, car il ne s’agit pas d’une genèse qui serait un

pur commencement, à partir de rien, ou qui serait promise à la destruction, au néant : la naissance

désigne ici ce surgissement continu des phénomènes qui tous déploient également l’unité de l’être.

Toutes choses « s’élancent à naître » (Fragment XI) selon une éternité toujours recommencée, qui se

signifie en chacune de ses manifestations particulières, sans jamais s’épuiser. Or, cette continuité

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expressive nous l’ignorons, aveuglés par notre condition de mortels. Si les mortels ne peuvent en effet

se départir de l’illusion du non-être, c’est avant tout parce que la conscience de leur propre finitude

leur fait ignorer cette continuité de l’être dont ils sont eux-mêmes l’une des formes expressives. Qui

veut connaître l’ordre harmonieux du cosmos, selon Parménide, ne doit pas l’interpréter à partir de la

mort, car celle-ci ne donne aucunement raison au non-être : elle signifie l’évanescence des

expressions de l’être et de ses métamorphoses, non une disparition réelle. De la mort, on ne saurait

ainsi rien apprendre et, du sentiment qui la signifie, procèdent les illusions des mortels, qui s’imaginent

des principes en lutte et des substances distinctes, parce qu’ils ne peuvent se détacher du sentiment

de leur propre individualité, vulnérable et menacée.

Ainsi, au plus loin d’une interprétation substantielle ou monadique de l’être, le monde parménidien est

un monde où les choses tendent sans cesse à se mêler et se joindre, un monde où toutes choses

communiquent avec les autres, un monde où l’ici et l’ailleurs, le haut et le bas, ne se contredisent pas.

Comme le déclare le Fragment XIII, « de tous les dieux qu’elle [la Nécessité] conçut, le tout premier

fut Eros », amour qui enjoint toutes choses à communiquer avec les autres, qui mêle les corps, les

formes et les semences. Ce qui préside au monde de l’être, ce n’est donc pas une titanomachie, c’est

une érotique, un universel accouplement, auquel la « divinité qui guide toutes choses » convie tous

les êtres. Du fait de cette unité érotique, l’être-monde s’expose en chacune de ses expressions. Le

monde parménidien, dès lors, ignore la trahison, les faux-semblants de la vraisemblance et les

trompe-l’œil ; la vérité se manifeste sans reste dans l’éclat des phénomènes ; l’être n’est pas le secret,

la substance, l’Idée, dont l’apparence sensible nous détournerait. Car de même qu’il n’y a pas plus

d’être ici qu’ailleurs, il n’y a pas plus de vérité ici qu’ailleurs. Les Fragments X et XI ont avant tout pour

finalité de signifier cette connaissance qui s’unit à un monde qui se livre entièrement à l’intelligence.

Parménide, en effet, y célèbre la possibilité de s’instruire de toutes choses, plutôt que de nous

exposer un système ordonné du monde. L’être n’est pas l’expression d’une vérité qui contesterait

notre expérience ; pleinement manifeste, il se laisse au contraire parcourir et connaître dans sa

plénitude. Pour qui ainsi s’est libéré de l’illusion du non-être, il est possible de savoir « comment

s’élancèrent ver la naissance terre et soleil et lune, l’éther commun à tous, et la céleste Voie lactée, et

l’Olympe le plus reculé, ainsi que la force brûlante des astres » (Fragment XI). Ce monde « réunifié »

est pleinement intelligible ; la sphère de l’être se laisse embrasser par le regard intelligent et ne

dissimule aucune de ses dimensions, ni « la force brûlante des astres », ni « L’Olympe le plus

reculé ». Si on lit le Fragment III à l’aune de cette unité érotique du monde, on comprendra que la

connaissance n’est pas pour Parménide un procès fait au réel et à ses apparences : penser et être

sont le même, et la pensée authentique ne divise, n’exclut, ni ne proscrit rien.

Une telle unité de l’être et de la pensée peut-elle nous apparaître, à nous modernes, autrement

qu’étrange, et, pourrait-on dire, exotique ? Dans un passage de la Krisis, Husserl relève que l’homme

du XXème siècle ne peut pas se tourner vers l’esprit des Lumières, tout entier vibrant d’une unité

téléologique et universelle des savoirs, sans éprouver le sentiment d’une profonde nostalgie. Que

devrions-nous alors éprouver devant les fragments de ce Poème, où l’unité de l’être et du monde est

célébrée dans toute sa puissance et son rayonnement, nous qui sommes devenus à ce point

étrangers à l’existence, que nous n’avons même plus la force d’en douter ?

__________________________________________

5/ Parménide et la métaphysique.

Au terme de ce parcours dans le Poème de Parménide, je voudrais tout d’abord revenir sur le titre,

délibérément provocateur : « le Poème incompris ». Je ne dissimulerai aucunement qu’il s’agissait en

premier lieu d’attirer l’attention du lecteur, en espérant que nous l’ayons retenue jusqu’ici. Mais je

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n’hésiterai pas non plus à renouveler cette insolence. Il est possible que des commentaires nous aient

devancé et aient défendu, avec plus de pertinence et de style, l’interprétation que nous proposons ici.

Malheureusement, ces commentaires nous ont fait défaut. Pour le reste, ceux que j’ai pu consulter me

sont apparus incohérents et entachés de nombreux contresens. Il eût fallu sans doute, pour justifier

un jugement si tranché, accompagner cette interprétation de tout l’appareil critique nécessaire. J’ai

privilégié la lecture de Parménide plutôt que l’exégèse. Il me semble que le lecteur familier de ces

interprétations est à même d’apprécier à quel point je m’en suis écarté.

Avant de dégager les enjeux de cette lecture, revenons brièvement sur ces contresens. Aveuglés par

une ontologie postérieure à Parménide, nombre de commentateurs sont condamnés à projeter dans

le texte des contradictions ou des impasses, qui les conduisent à ignorer la portée de la décision

parménidienne. Ce faisant, ils multiplient les exercices d’érudition philologiques (notamment autour

des dokounta) sans craindre toutefois d’évacuer de leur commentaire des fragments entiers du

Poème, peu solubles dans leurs présupposés. Le premier de ces contresens consiste à opposer le

Discours sur l’être et la cosmogonie parménidienne, ou bien à les penser dans une continuité

ambiguë, selon une sorte de dévalement de la vérité à la simple vraisemblance. J’ai tenté de montrer

que cela relevait tout simplement d’une lecture erronée de la fin du Fragment VIII. Tous les autres

contresens procèdent de celui-là ou bien le motivent : on interprète l’ouverture du Poème comme une

simple concession accidentelle au registre épique et poétique ; on rejette parfois l’ensemble de la

cosmogonie elle-même dans le registre mythique, Parménide convoquant ainsi les connaissances des

physiciens de son époque pour mieux les tourner en dérision ; enfin, on multiplie les « voies », au

point de transformer le texte en un labyrinthe de significations, dont l’architectonique dépasse en

ruses les œuvres les plus hermétiques de la kabbale ou des alchimistes.

Or, il ne s’agirait que d’une vaine polémique, qui déborderait à peine le cercle des philologues et de la

philosophie antique, et qui, dans tous les cas, aura bien peu de chance d’en perturber l’admirable

entente, si cette mécompréhension de la pensée parménidienne n’avait pas fondé une approche tout

aussi faussée de l’histoire de notre métaphysique.

En effet, s’il est d’usage de reconnaître Parménide comme le père de toutes les ontologies, c’est

uniquement parce que il a été admis que sa pensée de l’être préparait celles de Platon et d’Aristote,

qu’elle en était en quelque sorte une ébauche, encore mal dégrossie, des restes d’une pensée

archaïque. Non seulement cette interprétation trahit la décision parménidienne mais elle rend illisible

les parricides platonicien et aristotélicien.

Notre hypothèse est la suivante : Parménide ne propose aucunement une ontologie inachevée, qui ne

pourrait atteindre à la pleine conscience d’elle-même ; il entreprend au contraire dans son Poème de

dépasser les apories auxquelles sont condamnés tout discours sur l’être qui se sépare du monde et,

inversement, toute connaissance du monde qui ignore l’unité de l’être. De part en part, son Traité

atteste de la conscience vive des conséquences de la séparation de l’être et du monde, telle que cette

scission est à la fois la cause et l’effet des illusions du non-être.

Dès lors, la déclaration initiale de la Déesse, « Esti », est, comme nous nous sommes efforcé de le

montrer, l’expression de la décision qui ordonne l’urgence même de la pensée parménidienne :

replacer l’être dans l’existence et redonner à l’existence son sens d’être, plein et entier. « Esti » est la

forme qui déclare à elle seule cette décision, le refus de la scission de l’être et de l’existence. Aussi,

Parménide ne prépare pas les ontologies à venir, il les devance au contraire, il en devance les

conséquences et le désastre, en refusant d’opposer l’être et le monde, de séparer l’ontologie et la

physique, en voulant donner droit à une connaissance du réel qui soit le prolongement,

l’épanouissement de l’être, et non pas son dévalement dans les apparences, les illusions ou bien

l’inauthenticité. Si, au fil de notre lecture, nous avons employé à plusieurs reprises l’expression

« l’être-monde », c’est afin de restituer l’unité indéfectible de l’un et de l’autre, réalisée dans l’acte

même de l’existence, que cette pensée veut soutenir et dont elle prend la décision.

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C’est pourquoi Parménide repousse aussi bien la réduction logique de l’être que sa conversion en une

substance, qu’elle soit divine ou matérielle. En ce sens, sa critique du non-être vise un double objectif,

comme nous l’avons montré : il s’agit de mettre en question le devenir des physiciens et leur logique

principielle, mais aussi de refuser la conversion théologique de l’être en être suprême. Cette double

critique se rassemble dans celle d’une fausse logique, qui entretient l’illusion du non-être au gré d’une

logique des contraires et d’une croyance dans la réalité substantielle des distinctions nominales.

Ce refus –il est possible d’en faire l’hypothèse – doit être compris au regard du changement de régime

de la vérité (Alètheia) au tournant du VIème siècle, tel que Parménide en fut sans aucun doute le

témoin. Je renvoie à l’essai très instructif de Marcel Détienne, Les maîtres de Vérité dans la Grèce

archaïque, dont je reprends ici quelques aspects.11

L’expérience archaïque de la « vérité », telles que la parole poétique ou la parole de justice

l’incarnent, est celle d’une parole de puissance, qui ne se sépare pas de l’être et qui le « réalise »

(kranei) : « faiseuse de réalité », cette parole vraie, oraculaire, « n’est pas le reflet d’un événement

préformé, elle est un des éléments de sa réalisation » (Détienne, p.119). Cette vérité est donc

totalement étrangère à la logique de la représentation. Alètheia est bien plutôt le nom d’une

croissance mutuelle, de l’union « physique » (phusis) de la parole et de l’être, telle que la parole tire sa

force et son efficacité de l’être, telle que l’être éclate et se réalise dans la parole qui l’exprime. Cet

épanouissement « naturel » de la parole et de l’être éclaire ainsi le lien constant, dans la pensée

archaïque, d’Alètheia et de Dikè : la parole vraie est une parole de justice car elle est une parole qui

réalise l’ordre cosmique. La vérité est le geste de l’être, la parole qui exprime l’être parce qu’elle

trouve son expression en lui et par lui.

Or, cette unité de la parole et de l’être, telle qu’Alètheia en était l’expression archaïque, se fissure au

VIème siècle : l’entrelacement ambigu de la parole et de l’être devient un problème. Par bien des

aspects, on peut estimer que ce siècle marque le seuil de l’interprétation moderne de la vérité. Le lien

entre la parole et l’être ne s’accomplit plus dans une déclaration évidente. Le pacte poético-mythique

d’une parole qui se mêlait au monde et s’en distinguait à peine, est rompu ; surgit peu à peu la

conscience de la scission de l’être et du logos, et l’effort pour surmonter cette scission. Non pas que la

parole aurait perdu en efficacité : tout au contraire, son expressivité triomphe au point qu’elle ne

semble plus pouvoir se satisfaire de dire et de célébrer ce qui est. La vérité devient le nom d’une crise

entre les mots et les choses parce que la parole fait l’expérience de son autonomie, d’une capacité

d’expression qui peut ignorer l’évidence du monde, la trahir ou la transcender.

Alètheia cesse alors de se signifier selon ce lien naturel, physique, qui donnait au logos son évidence

d’être-au-monde. La parole vraie se découvre une rivale, Apatè, qui défie son efficacité en faisant

triompher une parole trompeuse, une parole qui tire sa puissance d’elle-même, de ses jeux, qui peut

produire la persuasion sans se soucier des choses. Simonide de Céos, qu’on a pu reconnaître à juste

titre comme le précurseur des sophistes, devient le champion de cette parole, qui réalise sa puissance

d’illusion contre le monde. Qui sait si le sujet – notre « sujet » moderne - ne tire pas son origine

lointaine de cette parole qui découvrait son autonomie ? Si « notre » conscience n’était pas déjà en

germe dans cette rhétorique qui expérimentait son efficacité dans le pouvoir de se persuader, même

de ce qui n’est pas ? En se séparant du réel, la parole donnait droit au non-être, inséparable de

l’affirmation de son autonomie. A bien y penser, le sujet moderne n’est-il pas l’avatar de cette parole

sans monde ?

Mais on ne peut réduire la crise d’Alètheia à cette rivalité qui l’oppose à Apatè et à ses jeux. Non

moins vive est cette crise chez ceux qui poursuivent la vérité avec ferveur, mais qui, ce faisant, en

11

Nous devons beaucoup aux Maîtres de la Vérité dans la Grèce archaïque de Marcel Détienne. Cet essai nous a conduit à la

réinterprétation de la pensée parménidienne. Aucun interprète de la pensée archaïque ne saurait se dispenser d’une telle

lecture. Ce qui, d’ailleurs, n’en rend que plus surprenant le fait que Détienne reproduise en toute fin la lecture « autorisée » de

Parménide.

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détournent le sens de façon décisive. Car la vérité que poursuivent les physiciens et les sectes

philosophico-religieuses, loin de contester la scission de la parole et du monde, la prolonge au

contraire. Voilà la nouveauté justement : la vérité, désormais, doit être poursuivie. Elle a cessé de se

signifier dans le lien de justice (Dikè) qui unit la parole et le monde. Le monde et l’existence sont

devenus un problème. Il n’est plus possible de se fier aux apparences et à l’expérience sensible ; il

faut chercher la vérité en-deçà ou au-delà de la manifestation mondaine ; le regard, désormais, doit se

faire scrutateur, creuser l’apparence à la recherche des principes qu’elle recouvre, ou bien il doit se

nier lui-même, se laisser éblouir, pour laisser place à une vision de l’esprit, vision qui tire son éclat de

l’aveuglement qu’elle requiert. Que l’on creuse les choses ou que l’on contemple au-delà d’elles, dans

les deux cas, le régime de la vérité a été foncièrement bouleversé : elle n’est plus le fait d’une parole

expressive mais d’un regard insatisfait sur le monde.

L’avènement de l’Etre est concomitant de ce devenir problématique de la vérité. C’est sous les

auspices d’une inquiétude et d’une insatisfaction que l’Etre apparaît, l’inquiétude d’une vérité qui ne

croît plus spontanément dans le lien sensible et expressif qui unit les hommes au réel, l’insatisfaction

d’un monde qui doit s’obscurcir afin de souligner par contraste l’éclat de la révélation. Ainsi, dans les

sectes philosophico-religieuses, et notamment dans la pensée d’Epiménide de Crête, « Alètheia est

sentie comme une valeur radicalement coupée des autres plans du réel, dans la mesure où elle se

définit comme l’Etre dans son opposition au monde trouble de la Doxa, le « maître de vérité » des

sectes philosophico-religieuses prend davantage conscience de la distance qui le sépare, lui qui sait,

lui qui voit et dit l’Alètheia, des autres, les hommes qui ne savent rien, les malheureux ballotés par

l’écoulement incessant des choses ».12

Parménide n’a pas inauguré la pensée de l’Etre. Cette pensée, au contraire, était au cœur des

révélations mystico-religieuses de son époque, qui, toutes, en célébraient la vérité. La doctrine de

Xénophane, qui fut très certainement le maître de Parménide, poursuit une telle divinisation

d’Alètheia. Or, cette pensée de l’Etre suprême était entièrement fondée sur le mépris du monde.

« Etre » commença ainsi par signifier la scission de la vérité et du monde.

S’il est important de prendre en compte ce contexte – l’horizon de la pensée archaïque avec laquelle

Parménide débat – c’est afin de bien prendre la mesure de son geste. En effet, notre hypothèse

(intempestive) est la suivante : la décision parménidienne n’inaugure aucunement la pensée de l’Etre

mais elle réagit et s’oppose à une certaine entente de l’Etre qui, déjà, prenait forme à son époque et

allait par la suite s’épanouir sous le nom de métaphysique. Parménide ne fonde aucunement les

ontologies à venir, il les dénonce tout au contraire, du moins toutes celles qui se fondent sur le pacte

d'une scission de l’être et du monde, de l’être et de l’existence. De la cavale qui ouvre le Poème

jusqu’à la cosmogonie qui l’accomplit, il s’agit avant tout de retrouver le monde, de replacer la vérité et

l’être en son sein, de montrer qu’une connaissance du réel est non seulement possible selon l’être,

mais qu’il n’y en a pas d’autres possibles.

Or, les commentateurs ont systématiquement trahi Parménide selon une prévention toute

métaphysique. Car, faute d’avoir vraiment porté une attention suffisante à la surprenante déclaration

de l’être par la Déesse, « Esti », tous interprètent l’affirmation seconde : « L’être est » sur le mode de

la métaphysique, c’est-à-dire : seul l’être est. Pourtant, c’est une telle exclusivité de l’être, d’un être

converti en différence ontologique et qui, dès lors, fonde sa souveraineté sur le procès de l’existence

que Parménide repousse radicalement. « L’être est » déclare la pleine positivité de l’existence et non

le retrait de l’être, opposé à une existence rendue douteuse.

Il appartient à Platon, non à Parménide, de fonder l’ontologie qui allait déterminer toute l’histoire de la

pensée occidentale : avec Platon, l’être devient l’auto-ipséité qui fonde la connaissance de toutes

choses, faisant du logos le principe de toute vérité contre l’existence sensible. Si Platon inaugure ainsi

12

Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Livre de Poche, pp.226-227.

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la métaphysique, c’est dans la mesure où il redouble l’être et l’oppose à lui-même ; il ne suffit plus

qu’une chose soit pour être en vérité : fait essence, l’être devient l’être d’un être, ce qui est

véritablement, ce qui est réellement réel, et cette vérité de l’être n’est plus, à bien y penser, une vérité

qui lui appartient, puisque l’existence n’en manifeste rien d’elle-même et peut au contraire nous en

détourner. De cet être qui est véritablement, seul le logos peut dévoiler l’authenticité. Ainsi, la pensée

platonicienne soumet intégralement l’être à la connaissance, tel qu’ainsi, désormais, rien ne mérite le

nom d’être sinon ce qui est connu, ce qui possède toujours son identité à soi-même, au point d’ailleurs

que cette « réalité » finit par se confondre intégralement avec l’ipséité logique qui, dès lors, n’est plus

la voie d’accès à l’être, mais le lieu même où il réside authentiquement. C’est pourquoi, pour Platon,

dire que « L’être est », c’est au mieux ne rien dire car, puisque l’être est désormais l’être vrai,

l’existence n’est plus la vérité de l’être ; c’est la vérité, entendue comme identité à lui-même du logos,

qui manifeste l’être de l’existence. De Platon à Hegel, ce primat de la réalité sur l’existence ne fera

que s’affirmer jusqu’à consumer l’être entièrement, réduit à n’être qu’une simple fumée logique, la

réalité n’étant plus à rechercher ailleurs que dans l’auto-déploiement du concept.

En posant la question de l’être de l’existence, autrement dit en interprétant la question de la vérité

exclusivement sur le mode du connaissable, la métaphysique allait peu à peu considérer l’existence

elle-même comme un fait contingent. La Critique de la raison pure n’est ainsi, à bien y penser, qu’une

façon de liquider une fois pour toutes l’existence en en faisant (habilement) une limite de la

connaissance pour mieux autoriser cette dernière à se définir par elle-même sans se soucier de ce qui

est, hors des catégories de sa propre expérience. « La chose en soi » est un « chacun chez soi » : et

si les ontologies classiques se débattaient encore avec la question de l’être en cherchant à subsumer

logiquement l’existence, Kant trouve la solution la plus économique qui soit ; « chacun chez soi »

donc, séparons la question de la vérité et celle de la réalité, affirmons l’ipséité du logos et du sujet en

reconnaissant l’ipséité de l’être, enfermons l’être dans l’en soi pour qu’il cesse de troubler l’ordre de la

connaissance. En ce sens, le génie de Kant consiste à supprimer le problème afin de le résoudre. Si

les métaphysiciens se désespéraient encore d’une véracité qu’ils ne savaient où suspendre, Kant la

réduit à une question indécidable ou factuelle. Pour Platon, la connaissance est l’effort pour discerner

l’être de ce qui est, et, quand bien même il appartiendrait ainsi au logos de discerner la vérité de ce

qui est, il faut encore bien du talent pour rapiécer mythiquement la réalité logique et l’être qui existe,

de là ses scrupules de Pénélope qui le poussent à repriser incessamment sa théorie des Idées.

Curieusement, on peut noter que l’histoire de la métaphysique a consisté à répéter un problème

qu’elle avait pourtant déjà contesté dans sa pertinence, subordonnant l’existence à la vérité logique.

Peut-être, au fond, ne pouvait-on se convaincre de la nullité du problème qu’en continuant de le

prendre au sérieux. Si l’on nous autorisait une analogie, l’existence fut longtemps la névrose de la

métaphysique ; avec Kant, la connaissance cesse de souffrir la répétition infernale de ce problème :

exit la névrose de la métaphysique antique et médiévale, bienvenu dans la schizophrénie du sujet

transcendantal, où la connaissance et l’existence peuvent se côtoyer indifféremment, sans que la

question de leur lien soit un problème authentique pour le sujet de la connaissance. Kant, en ce sens,

parachève la métaphysique ou, si l’on veut, la libère de la mauvaise foi qui la faisait encore s’égarer

dans des questions ontologiques : car à quoi bon s’entêter encore à faire de l’être cette énigme qui fait

face à la connaissance alors que la métaphysique s’est justement inaugurée en affirmant le primat de

la connaissance sur l’existence ? La Critique de la raison pure est une métaphysique conséquente.

Pour une telle pensée, « Esti » n’est pas la voie solaire qui précipite nos cavales, c’est un « fait »,

avec toute la platitude avec laquelle les faits s’abandonnent.

Comme le souligne Etienne Gilson dans L’être et l’essence, la métaphysique s’est fondée sur la

scission de l’existence et de l’essence. Or, cette scission, qui avait pour but de clarifier les sens de

l’être, revenait surtout à éliminer la question de l’être, en offrant à la connaissance un domaine (celui

de l’essence) où elle pourrait pleinement régner selon ses catégories, déterminer ses objets, sans

avoir à affronter la question de leur existence. Scipion du Pleix, dans sa Métaphysique (1617), est

bien expressif de ce domaine de connaissances qui a assuré sa législation en faisant de l’existence

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une question, somme toute, superfétatoire. Il voit ainsi dans la reprise de la distinction latine de

l’existentia et de l’essentia, qui, n’avait pas alors son équivalent dans la langue française, l’occasion

d’une clarification onto-logique, autorisant la connaissance à se livrer à des distinctions

épistémologiques dont l’unité de l’être, son absence de hiérarchie sur le plan de l’existence,

contestaient silencieusement la légitimité : « Il faut observer, dit-il, qu’en notre langue française nous

n’avons point de terme qui réponde énergiquement au latin existentia, qui signifie la nue entité, le

simple et nu être des choses sans considérer aucun ordre ou rang qu’elles tiennent entre les autres.

Mais le mot essentia, que nous pouvons bien dire essence, marque la nature de la chose, et par

ainsi quel ordre ou rang elle doit tenir entre les autres choses ». Commentant du Pleix, Gilson

souligne les conséquences de cette distinction, qui consistait non pas à enrichir la question de l’être,

mais au contraire à l’exténuer en faisant de l’existence une question proprement inessentielle : « Tout

se passe comme si l’intellect avait cherché dans l’essentia le moyen de dissocier l’être du fait même

qu’il existe, car si l’essence de la chose est vraiment ce qu’il y a en elle d’essentiel, il est remarquable

que cette essence reste la même, que la chose existe ou qu’elle n’existe pas ». L’objet moderne est

en grande partie l’effet de cette licence que s’est accordée la connaissance : celle de pouvoir se

donner des objets sans se préoccuper de leur existence.

Dans les propos de du Pleix, il peut apparaître encore plus significatif que la neutralisation de la

question de l’existence, de l’être nu des choses, au profit de l’essence, soit immédiatement interprétée

comme la condition de possibilité d’une axiologie épistémologique : pensées selon leur essence, les

choses peuvent être mises en rang selon leur valeur. Il ne fait qu’énoncer avec une franche naïveté ce

qui est en œuvre dans toutes les ontologies, ce que la plupart du temps elles font mine d’ignorer,

c’est-à-dire la volonté axiologique qui les anime. L’être, entendu comme essence, est l’étalon de

toutes les valeurs qui attribuent ici la réalité, la vérité, l’authenticité et qui rejettent ailleurs dans

l’apparence, l’illusion ou le non-être. Nietzsche fut sans doute le critique le plus perspicace de ce

présupposé axiologique des discours métaphysiques, lui qui tenta de tirer l’être hors de cette gangue

des valeurs, en tentant de renouer avec l’esprit des cosmologies archaïques. La phénoménologie, de

même, s’inaugure par cette volonté de rompre avec cet ordre ontologique, épistémique et axiologique,

afin de retrouver l’être nu des choses, de revenir à l’expérience vive. Seulement, comment Husserl

pouvait-il retrouver l’être en cherchant à le rejoindre à partir du résidu le plus significatif de sa négation

métaphysique, à savoir le sujet ? Enclose dans sa propre intentionnalité, vers quoi s’élance la

conscience sinon le monde de la conscience ? De façon plus inquiétante encore, la phénoménologie

heideggérienne rompt-elle avec cette mise en demeure axiologique du monde qui caractérise la

métaphysique ? Il faudrait ignorer les accents franchement pascaliens de cette ontologie, ce qui n’a

pas échappé à Adorno. Si Heidegger fait de l’être une question, si, dans son interprétation du Poème,

il place l’être parménidien sous la figure de l’agon, c’est qu’il ne peut, bon gré mal gré, se départir de

toute la tradition métaphysique qui a fait de l’être un principe axiologique. Ce n’est pas un hasard

d’ailleurs si cette phénoménologie s’achève en une sorte de théologie de la parole, car, à bien y

penser, son ontologie poursuit par d’autres voies l’assignation platonicienne de l’être au logos. En

même temps, jamais réflexion n’a pris autant la mesure de la crise qui s’est nouée aux origines même

de la pensée et qui allait rendre toujours plus énigmatique l’être-au-monde de l’homme. Habiter le

monde, voilà sans doute en effet ce qui devient impossible pour toute ontologie qui croit faire le

procès du monde au nom de l’être.

Pour nous qui, à la suite de Platon, avons fait de l’être une question toujours plus embarrassante, il y

a quelque chose comme une simplicité dans le Poème de Parménide, une simplicité insoutenable à

vrai dire. Les cavales archaïques disent l’urgence de sortir de la Cité pour retrouver l’être dans le

monde, l’urgence de tourner le logos vers l’existence. Elles disent aussi le risque d’opposer l’être à

l’être, de le dresser contre lui-même, contre le monde, pour donner droit à nos valeurs. Les ontologies

à venir allaient consister en ce choix, le choix des valeurs contre l’existence. Or, Parménide, bien

avant Nietzsche, nous prévenait contre les conséquences d’une telle conversion axiologique de l’être :

en croyant ériger l’être, toute valeur le condamne à n’être que la négation du non-être.

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Il faut du temps parfois pour qu’un mal gagne et l’on peut s’ingénier à se le dissimuler à soi-même.

Sans doute nous faudra-t-il encore beaucoup de temps pour prendre la mesure de notre nihilisme, ce

nihilisme qui emporte des valeurs qui croyaient pouvoir se soutenir de leur propre mépris. On pourrait

caractériser la crise contemporaine de la conscience selon trois problèmes : nous ne nous retrouvons

plus dans le monde, nous ne savons plus ce que parler veut dire, nous faisons de l’être une question

et, plus que tout, une question d’école. Ces trois problèmes sont les symptômes d’une ontologie

contre laquelle Parménide nous prévenait : une ontologie fondée sur le non-être. Comment sortir de

cette crise ? Que peut-il nous arriver encore ? Peut-être d’apprendre à exister et à penser comme tel.

_________________________________

Pour saluer Patrick Chamoiseau.

Pour finir, je voudrais laisser voix au romancier et au poète. Car il faut rendre la poésie à la poésie.

Croire, en effet, que l’on peut forcer la pensée archaïque par la grâce d’une rationalité experte, ce

n’est pas une simple erreur mais une faute sensible. Non que je veuille donner droit aux mystères

d’une sagesse qui nous est à jamais inaccessible et qu’il serait d’ailleurs ridicule de grimer. Mais il y a

dans la pensée grecque, et plus encore dans la pensée archaïque, quelque chose comme une âme à

la fois glorieuse et délicate qui rend mélancolique le métaphysicien, s’il est encore vivant et de bon

goût.

Le Poème de Parménide n’est pas un traité more geometrico : c’est un poème, au sens de la poésie

native et sans métier, qui mêle la pensée et le geste dans une parole de célébration et dont le dire

méconnaît les privilèges de l’intelligible sur le sensible. Pour cette âme, le savoir est une épopée et la

pensée est le chant du monde. Maintenant, on peut faire choix d’ignorer la fougue des cavales,

résumer la pensée parménidienne en quelques préceptes frigides, ceux d’un immobilisme

ontologique. On le peut. On peut aussi dépouiller Achille de son armure et lui faire endosser l’uniforme

du militaire de carrière.

Dans son dernier roman, L’empreinte à Crusoé, Patrick Chamoiseau nous propose un étrange

dépaysement de la pensée archaïque. Pour son Robinson, le livre du salut, le seul qui ait été sauvé

du naufrage, n’est pas la bible, mais les fragments d’Héraclite et de Parménide.13

Souvent nous nous sommes posé cette question enfantine et décisive : quel livre emporterions-nous

si, tel Crusoé, rendus à nous-même en cette île, nous devions n’en garder qu’un, celui qui serait le

rempart de notre solitude, la voie vers tous les autres livres absents, une voix pour notre humanité

préservée ? Nous nous sommes demandé quelle œuvre il faudrait conserver, sauver ainsi des injures

de l’écume, de la moisissure, des bêtes, du temps, garder par devers l’indifférence du monde et

contre l’obtuse ignorance des choses.

Mais nous sommes-nous jamais demandé quelle œuvre nous devrions rendre au monde ? A quelle

œuvre nous pourrions offrir cette grâce : celle de ne pas nous appartenir ? Une œuvre qui ne serait

pas un monument de civilisation, la dernière urne de nos gloires ? Une œuvre qu’il faudrait ainsi

emporter avec soi, non pour se sauver de notre île, mais pour lui en faire don, pour la lui restituer,

pour rendre au monde une parole qui lui appartenait, parce que cette parole était la voie pour nous y

rendre ?

Tel est l’exotisme du Robinson de Patrick Chamoiseau : le livre qu’il sauve des eaux ne sera pas le

mémoire d’une civilisation menacée mais le dire d’un monde ignoré. Il faut rendre le Poème au

monde, car le Poème, pour qui veut l’entendre, est la voie pour nous y rendre. La beauté de son geste

est tout entière dans cette façon de faire résonner la vérité de la pensée archaïque, celle d’une parole

13

Peu importe si (hélas) Patrick Chamoiseau reconduit une lecture classique de l’opposition entre Parménide et

Héraclite, réduisant le premier à un fixisme ontologique, dont nous avons cru montré l’impertinence. Il n’en

comprend pas moins le geste de l’un et de l’autre, la façon dont ils rendent la pensée et la parole au monde.

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si exotique, si étrangère à nos procédures et qui convoque une vérité tombée dans l’oubli. Car le

Poème est le dire d’un monde, l’empreinte où se loge le désir de toutes les présences. Telle la trace

qui fascine Robinson, elle est œuvre humaine sans doute, mais elle suscite par son énigme le désir

qui éveille le monde en son altérité, infiniment belle et angoissante.

Le titre de ce roman à lui seul, fautif, incorrect, de ces fautes que seuls les enfants commettent, figure

l’incorrection du Poème archaïque et de tous les poèmes, leur naïveté, eu égard à notre logique et à

nos ontologies. L’empreinte à Crusoé : quand il ne saurait y avoir pour nous que l’empreinte de

Crusoé, le monde de Crusoé et l’être de l’homme. C’est là toute la solitude de notre intelligence, son

idiotie. Rendues à leur exotisme, la poésie et la pensée archaïques sont cette empreinte de l’autre et

le désir qui nous tire vers le monde par ses folles cavales. La plus copernicienne de nos révolutions,

celle qu’inaugura notre métaphysique, pourrait se résumer en ce glissement insignifiant d’une

préposition à l’autre, qu’en sa charge symbolique le roman de Patrick Chamoiseau exprime. Car

l’empreinte à Crusoé peut bien être après tout ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, l’empreinte de

Crusoé. De l’une à l’autre, la propriété subtilise le désir, la représentation ignore l’adresse, la beauté

s’achève dans le travail, le Même s’oppose à l’Autre, le dénie et oublie sa lumière. De l’une à l’autre,

voici le désenchantement de notre histoire, sa crise la plus inaugurale : notre oubli du désir que le

monde nous adresse en sa beauté fulgurante, notre oubli de la rencontre. Ce mot, dont Chamoiseau,

dans ses notes, fait le signe du destin de son Robinson, est aussi pour nous le plus éclairant pour

esquisser l’écart entre la pensée archaïque de Parménide et nos ontologies : la rencontre est le nom

le plus juste pour désigner le poème de l’être parménidien, parce qu’il exprime le désir qui emporte la

pensée et fait s’élancer la parole. L’être de Parménide est cela même : une rencontre, la rencontre de

la pensée et du monde, d’une pensée livrée au monde, d’un monde désiré par la pensée. L’être

parménidien a en partage l’incorrection et la maladresse native de tout désir : « Esti » ne déclare pas

le monde et la parole de l’homme, mais le monde à l’homme et la parole au monde.

La voie qu’emprunte le Robinson de Patrick Chamoiseau mêle l’oubli et la révélation : c’est le chemin

buissonnier des vérités archaïques, où seul peut surgir de l’oubli ce que nous nous sommes disposé à

rencontrer, où la vérité est le don du monde à ceux qui sont démunis. C’est aussi le secret de toutes

les robinsonnades, leur foncière ambivalence. Car, au cœur du mythe moderne de Robinson, de

Daniel Defoe à Michel Tournier, se dévoile la souveraineté du sujet moderne mais aussi la lassitude

de ses propriétés, la pauvreté de son règne. En tout Robinson – même peut-être celui de Defoe, il y a

dans la jouissance puérile de rebâtir un monde pour en être l’unique seigneur, quelque chose comme

le désir sourd d’une autre enfance, d’un autre commencement. Dans toute robinsonnade, il y a une

métaphysique du joujou, où l’on répète ainsi le jeu de notre métaphysique, où l’on joue pour soi-

même, où l’on jouit d’être le premier conquérant d’un monde vierge, dont nous serions à jamais

l’unique propriétaire. Et puis, il y a, qui suinte de cette répétition elle-même, la mélancolie, si

métaphysique, d’une autre fondation qu’éveille la virginité rêvée du monde, la sensualité de tous les

possibles.

Robinson, « l’homme-île », rendu en sa solitude et parvenu au bout de celle-ci, parachève notre

métaphysique et trahit sa désolation. L’empreinte à Crusoé fait éclater le paradoxe qui mine toute

l’histoire du sujet moderne et des ontologies qui la supportent, l’histoire de « l’homme-île dans cette île

carcérale » (p.37), d’un sujet enfermé en lui-même, prisonnier de son propre empire, qui se perd dans

ses propres traces et devient peu à peu l’idiot de sa propre idiotie et de son refus d’être au monde.

« Je m’appelle Robinson Crusoé, et je suis le seigneur de ce lieu » (p.25). Comme elle est puérile

cette parole biblique du propriétaire qui veut administrer le monde et met des noms sur les choses

pour les retenir ! Il faudra un long chemin d’initiation à Crusoé pour comprendre que toute identité, non

moins que le nom qu’il croit être le sien, est une identité d’emprunt, que toute parole se délite quand

on la réduit au Code, quand on élève des signes sur le monde, les mots contre les choses. Pauvreté

du sujet et de sa parole, qui se signifie dans cette police du réel et où l’identité triomphe par la seule

répétition, le rite et la ritournelle. Le sujet moderne, cartésien, le sujet législateur, que la

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phénoménologie renforce contre toute attente, sont la manifestation accomplie d’une métaphysique

du non-être, sa pointe extrême, car le sujet ne peut affirmer l’évidence de son existence qu’en niant le

monde et en rendant les choses douteuses. Du grand enfermement platonicien de l’être dans le logos

à l’égologie moderne, nos ontologies se sont fondées sur cette dévastation du monde.

La méprise de Crusoé sur sa propre empreinte, lui qui l’attribue bêtement à un autre, est l’événement

qui rend possible un recommencement du monde. Peut-être trouvera-t-on cela bien trop métaphorique

et peu conceptuel, mais Patrick Chamoiseau ici touche à la vérité archaïque et au sens de toute

poésie, comme nul autre. Car ce qui nous sépare sans doute le plus de la pensée archaïque, de la

pensée d’un Parménide, c’est cela, s’il est permis de le dire ainsi : le sens que nous attribuons à nos

empreintes dans le sable. En se méprenant sur sa propre œuvre et sur l’origine des signes, le

Robinson de Chamoiseau rend les mots et la pensée au monde, au lieu de se les attribuer. C’est une

contre-révolution copernicienne, qui ouvre toutes les présences avec le tam-tam des sens. « Je sortis

des ornières de mon esprit, et j’allai au-dehors, en dehors, exposé » (p.91) ; « il m’arrivait de

rebrousser chemin pour simplement sentir, toucher, regarder ou entendre, ébahi par cette île

demeurée hors d’atteinte de ma hautaine gestion » (p.98). C’est une « force nomade » qui rend

l’homme au monde, la pensée à l’être, les mots aux choses et l’intelligence aux sens. Robinson

apprend à chanter. Car il faut dire et penser : Esti.

Je veux pour finir laisser la parole à l’écrivain, qui dessine la voie du Poème, comme elle était

originellement destinée à l’être : sur le chemin du monde où la vérité nous conduit.

« Je sentis combien l’île lui était attentive [le livre où sont rassemblés les fragments de Parménide et

d’Héraclite] ; les fragments dans leur continuité renforçaient ses lignes, ses crêtes, sa densité,

sa profondeur, son étendue ; chaque fragment achevait de la révéler en une immense présence elle

aussi, protéiforme et composite ; j’eus bientôt la sensation d’avoir une dynamique de puissances

posées en face de moi, tournant autour de moi, me traversant de partout ; les fragments se diffusaient

dans cette mosaïque avec une aisance incroyable, en remplissaient les interstices comme un

révélateur, ou comme la matière d’un ciment invisible ; leur étrangeté s’accordait parfaitement à cette

réalité qui ondoyait autour de moi ; dans cette proclamation, ma voix elle-même avait changé, je ne

reconnaissais plus son timbre : les mots du petit livre se concrétisaient autour d’une pulsation interne

comme des êtres autonomes ; ils s’en allaient inscrire leurs résonances dans ce faisceau de

connexions qui, sous leurs effets, resserrait l’île en son entier comme un anneau de force autour de

ma personne ; c’était cela l’étrange : je percevais l’île dans une nouvelle et très mouvante

totalité ; chacune des présences contenait la quintessence d’une totalité qui lui était plus vaste ; elle

ne commençait nulle part, ne s’étirait dans aucune perspective, paraissait toute entière dans chacune

de ses présences, et tout autant bien au-delà d’elles ; l’île m’était donnée dans une flamboyance

inouïe que les mots du petit livre semblaient heureux de révéler ». (p.178)

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BIBLIOGRAPHIE

TRADUCTIONS

O’Brien D., in Etudes sur Parménide, sous la direction de Pierre Aubenque, Tome I, le Poème de

Parménide, Paris, Vrin, 1987.

Beaufret J., Parménide, Le Poème, Paris, PUF, 1955.

Dumont J-P., Les présocratiques, La Pléiade, Gallimard, 1988.

Conche M., Le Poème : Fragments, Paris, PUF, 1996.

Frère J., in Parménide ou le souci du vrai, Paris, Kimé, 2012.

COMMENTAIRES

Aubenque P., sous la direction de, Etudes sur Parménide, Paris, Vrin, 1987.

Dans cet ouvrage qui, malheureusement, n’a pas été réédité, nous renvoyons notamment aux articles

suivants :

Brague R., La vraisemblance du faux, pp.44- 68

Aubenque P., Syntaxe et sémantique de l’être dans le Poème de Parménide, pp.102-134

Frère J., Parménide et l’ordre du monde, pp.191-212

Dixsaut M., Platon et le logos de Parménide, pp.215-253

Cordero N., Les deux chemins de Parménide, Vrin/Ousia, 1984

Couloubaritsis L., Mythe et philosophie chez Parménide, Ousia, 1986.

Beaufret J., Parménide, Le Poème, Paris, PUF, 1955.

Bollack J., La cosmologie parménidienne de Parménide, in Herméneutique et Ontologie, PUF, 1990.

Bollack J., Parménide, de l’étant au monde, Verdier, 2006.

Conche M., Le poème : Fragments, PUF, 1996.

Cassin B., Sur la nature ou sur l’étant, Le Seuil, 1998.

Brisson L., Parménide de Platon, Introduction, GF, 2011, pp.9-73

AUTRES

Détienne Marcel, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Livre de Poche.

Gilson Etienne, L’être et l’essence, Vrin, 1948.

Chamoiseau Patrick, L’empreinte à Crusoé, Gallimard, 2012.