sur deux fragments de parménide (4 et 16)

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Jean Bollack Sur deux fragments de Parménide (4 et 16) In: Revue des Études Grecques, tome 70, fascicule 329-330, Janvier-juin 1957. pp. 56-71. Résumé Par l'étude grammaticale du fragment 4, l'auteur cherche à montrer que les vers appartiennent à la deuxième partie du poème, réservée aux Opinions, et que l'exhortation qu'on y trouve formulée concerne l'expérience de notre univers, et non la contemplation de l'Être vrai. Ces vers doivent donc être rapprochés du fragment 16, où il convient de donner à πλέον le sens de « plein » (et non de « prédominant »). Les deux textes réunis font valoir les prédicats de continuité, de cohérence et de plénitude, qui reviendraient à une forme d'être saisissable dans l'univers des choses devenues. L'étude des deux fragments forme ainsi une contribution au problème, essentiel pour la compréhension du poème de Parménide, des liens qui unissent les deux parties de l'œuvre, l'Être et les apparences. Citer ce document / Cite this document : Bollack Jean. Sur deux fragments de Parménide (4 et 16). In: Revue des Études Grecques, tome 70, fascicule 329-330, Janvier-juin 1957. pp. 56-71. doi : 10.3406/reg.1957.3474 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1957_num_70_329_3474

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Page 1: Sur Deux Fragments de Parménide (4 Et 16)

Jean Bollack

Sur deux fragments de Parménide (4 et 16)In: Revue des Études Grecques, tome 70, fascicule 329-330, Janvier-juin 1957. pp. 56-71.

RésuméPar l'étude grammaticale du fragment 4, l'auteur cherche à montrer que les vers appartiennent à la deuxième partie du poème,réservée aux Opinions, et que l'exhortation qu'on y trouve formulée concerne l'expérience de notre univers, et non lacontemplation de l'Être vrai. Ces vers doivent donc être rapprochés du fragment 16, où il convient de donner à πλέον le sens de« plein » (et non de « prédominant »). Les deux textes réunis font valoir les prédicats de continuité, de cohérence et de plénitude,qui reviendraient à une forme d'être saisissable dans l'univers des choses devenues. L'étude des deux fragments forme ainsi unecontribution au problème, essentiel pour la compréhension du poème de Parménide, des liens qui unissent les deux parties del'œuvre, l'Être et les apparences.

Citer ce document / Cite this document :

Bollack Jean. Sur deux fragments de Parménide (4 et 16). In: Revue des Études Grecques, tome 70, fascicule 329-330,Janvier-juin 1957. pp. 56-71.

doi : 10.3406/reg.1957.3474

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1957_num_70_329_3474

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SLR DEUX FRAGMENTS DE PARMÉNIDE

{A et 16)

Qu'on s'imagine un corps plein de membres pensants.

Pascal, Pensées. 704 (éd. Chevalier)

De tous les passages si âprement controversés de Parménide, le fragment 4 reste peut-être le plus obscur. Un connaisseur aussi expert que M. Hermann Frânkel confesse son embarras (1). Quelques études récentes semblent pourtant nous mettre sur la voie de la compréhension de ces lignes (2) :

λεϋσσε δ'ό^ώς ά-εόντα νόω παρεόντα βεβαίως · ου γαρ άποτριήξτ; το εον του εόντος έ'^εσθα'. ούτε σκιδνάυ.ενον πάντη πάντως κατά κόταον οΰτε συνιστά αενον.

J'écris ό^αώς avec M. Uvo Hôlscher (3), et je donne comme lui

(1) Dichlung und Philosophie des frùhen Gricchcnlums, New- York ig5 J, p. 458, n. 11.

(2) Je pense en premier lieu à Hans Schwabl, Sein und Doxa bei Parme- nides, Wiener Studien 66, 1953, pp. 50-75 (résumé d'une dissertation présentée à l'Université de Vienne), et à Hermann Frânkel, Parmenidesstudien dans Wege und Formen frù'hgriechischen Denkens, Munich ig55, pp. 157-197 (le chapitre sur la connaissance humaine est une rctractatio des pages parues dans les Gôttinger Nachrichten de 1930).

(3) Grammatisches zu Parmenides, Hermes 84, 1956, p. 388. όμως avait déjà clé proposé par Stein et rejeté par Bergk (Kleine Schriften 2, 80 s.), l'adverbe adversalif ό'ρ.ως pouvant précéder d'assez loin l'expression s^ir laquelle il porte. Les exemples qu'il cite ne sont cependant pas les mêmes que dans ce passage. Le verbe principal suit plus loin et la subordonnée concessive y est exprimée en incise, άζεόντα ici (Bergk : quamvis remota) ne correspond pas à une concessive.

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SUR DEUX FRAGMENTS DE PARMÉNIDE 57

à l'adverbe le sens de « également » . En effet, en l'absence d'une subordonnée concessive, que d'ailleurs on serait bien en peine de restituer, le sens adversatif ne convient guère. Chez Homère d'ailleurs, όιιως signifie presque toujours «également». L'adverbe se rapporte au verbe : ^< Regarde de la même manière les choses absentes... ». On peut se demander si l'action de regarder s'applique à toute chose absente (« Regarde toute chose sembla- blement »), comme le veut M. H oiselier, ou s'il ne vaut pas mieux entendre : « Regarde les choses absentes de la même manière1 (que les choses présentes) ». Les ά~εόντα sont des παρεόντα pour l'esprit, et par là même ils sont assimilés aux παρεόντα que sont les objets à portée de notre vue. Il me semble qu'il faut renoncer aussi à traduire deux fois νόω, avec λεϋστε et avec παρεόντα (4), et le comprendre comme un datif : « ...qui pour l'esprit sont présentes fermement ». M. Hôlscher souligne avec raison qu'il faut garder à άπεόντα sa valeur de pluriel : le mot évoque la multitude des objets de l'univers sensoriel.

Mais la question du sens à donner à tout le fragment est du même coup posée. Si M. Hôlscher interprète «ψώς comme il le fait, la phrase exprime la faculté du νους de supprimer toute existence isolée, en réalisant également toute chose, et d'élever les objets du monde des sens au niveau de ΓΆλτ,Οείτ, (5), de tout voir dans une simultanéité parfaite, et du coup nous passons de l'univers des êtres devenus à l'univers de l'Être. Mais alors, où situer ces lignes dans le poème ? (6) . Feraient-elles partie de la

(4) H no faut pas tenir compte, pour la traduction, du vers d'Empédoclc (17, 21) que cite Clément avant celui de Parménidc (ou le florilège dans lequel il puise).

(5) L.c, p. 38g s. « όμως aber bezeichnet priizis die Weise dieses Schauens, das sich aile Dinge gleichmâssig vergegcnwàrtigt und dadurch die Vereinzc- lung der Sinnlichkeit aufliebt. »

(6) Pour M. Karl Reinhardt, Parmcnidss, Bonn 1916, pp. 48-5i, le fragment, illustration de la troisième voie de recherche évoquée dans le fr. C, ferait partie d'une polémique dirigée contre Anaximène et contre les explications se fondant sur une perception sensorielle. (C'est l'opinion aussi de M. Olof Gigon, Der Ursprung d?r Griechischen Philosophie, Bàle i()45, pp. 2o5-57). Les vers 3 et 4 désigneraient deux états « d'expansion et de contraction cosmiques », comme en admettaient les anciens physiologues ; pour Parménide ταύτον και ου ταύτόν. (Le renvoi de M. Jean Beaufret, dans son livre, Le Poème de Parménide, Paris IQÔS, p. 8r, 11. 1, à la position de M. Reinhardt en faveur de l'insertion de nos lignes dans le fr. 8, est trompeur).

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célébration de l'Être vrai qui se trouve dans le fragment 8, comme le pense Mgr Dies (après le vers 25), (7), où elles donneraient plus d'ampleur encore à la plénitude de l'Être, et où les expressions négatives ούτε σκ·.ονά|Αενον... ούτε συνιστάαενον seraient deux attributs supplémentaires ? D'autres les placent après le vers 33 (8). Il y aurait à objecter tout d'abord que la composition de cette partie du poème, qui procède par retours symétriques, est trop rigoureuse pour qu'on songe à intercaler quoi que ce soit. Mais surtout, dans le fragment 8, on ne parle pas au pluriel de ce qui est. S'il est vrai que le pluriel du premier vers évoque bien la multitude des choses dans l'univers où nous vivons, et si, comme on l'admet, la pensée, en faisant toute chose également présente, fonde l'unité de l'Être, il n'en reste pas moins qu'il y a passage de l'un à l'autre (9), et que ce passage s'effectue dans notre univers. Le fragment doit donc prendre place dans la partie consacrée aux opinions des mortels.

On traduit généralement les vers suivants : « Car il (le νους) ne coupera pas l'être de son attache à l'être ». On interprète alors άποτ^ήςει comme une troisième personne, dont le sujet est νους. Mais il me semble préférable de lire, comme l'avait d'abord fait Hermann Diels (10), ου γαρ άποτυ.ηξ/| (n) : « tu ne couperas point... ». La deuxième personne du futur, à la forme négative, complète l'impératif du premier vers et développe le "même ordre (12). (On peut rapprocher de ce passage les autres

(7) Dans son introduction à l'édition du Parménide de Platon, coll. Budé, Paris 1928, p. i3.

(8) A. Patin, Parm.enides im Kampfe gegen Heraklit, Neue Jahrbùcher klass. Phil., Suppl.-Bd. 2 5, 1899, p. 565, et de même M. Martin Heidegger, cf. BeauEret, /. c.

(9) Theodor Gomperz, Griechische Dcnher, 3e éd. Leipzig 191 1, 1, p. 438, choisit de détacher le premier vers des suivants, et supprime ainsi toute la difficulté qu'il y a à passer des choses à l'être. Pour lui, le sujet de άποτίΛτίξεί est le « vide » !

(10) Parmenides' Lehrgedicld, Berlin 1897, PP· >*a e*· ^4· (11) On ne trouve pas attestée chez Homère de forme de futur. Peut-on

supposer que le moyen exprimerait une idée d'accaparement (Diels, o. c, p. 04 : « une activité de l'esprit ») ?

(12) Pour la valeur, proche de l'impératif, du futur, cf. Pierre Chantraine, Grammaire Homérique, Paris 1953, 2, p. 201, et Schwyzer-Debrunner, Griechische Grammatik, 2, p. 291 ('; negierl nach der Form und objektiv durch où »).

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futurs qui se trouvent dans les apostrophes de la déesse : cf. εΐσττ] par ex., ίο, ι) (ΐ3). Άποτίλήγεη/ se dit d'un élément qu'on sépare d'un ensemble, fréquemment d'un guerrier qu'on coupe de son armée (cf. Κ 364 λαού) pour le combattre seul. Ά-οταήςττ, paraît réclamer un complément. « Tu n'isoleras pas l'être... ». Comment construire la suite? « ...si bien qu'il adhère à l'être » ? (qu'il continue d'adhérer). La proposition consécutive suppose alors que l'action de la principale est déjà accomplie, et elle ajoute une affirmation (i4)· Mais on peut comprendre différemment. Ίν/εσθαι avec le génitif signifie « tenir à », mais il signifie aussi « se tenir loin, à l'écart de ». N'est-ce pas ce deuxième sens qui convient ici? (cf. par exemple Ξ 129 εγώ^εΟα οτ,ιάτητος). « Tu ne détacheras pas l'être (il est une unité) de manière qu'il se tienne séparé de l'être (de lui-même) ». Cette interprétation s'accorderait mieux, il me semble, avec le sens d'à-orixriqr,. parce que, ainsi, la consécutive à l'infinitif développe l'idée exprimée par le verbe.

Ainsi le deuxième vers marque avec force l'impossibilité d'opérer une séparation dans l'être. On ne peut donc distinguer choses présentes et choses absentes. Les unes et les autres constituent ce qui est, το έόν. Comme dans le premier vers Parménide avait distingué deux aspects, le présent et l'absent, de oe qui est, et que d'autre part il cherche à nous montrer leur indissoluble unité, rétablie par la pensée, il évoque par deux fois, au deuxième vers, la totalité de l'être, comme si les παρεόντα, en tant que εόντα, et aussi les απεόντα ou νόω -αρεόντα avaient le pouvoir de recouvrir tout l'être.

Dans ces conditions, peut-on admettre, comme on le fait, que dans les vers suivants les états de dispersion et de concentration soient deux possibilités sitôt écartées qu'indiquées, parce qu'en

(io) Cf. aussi 8, 35 s. (i4) C'est vrai aussi quand on fait avec Dicls, o. c, pp. 65s., de τοϋ

έόντος un complément de άτιοτμϊ'ξτι et qu'on voit dans έ/εσθαι un infinitif « librement ajouté », ce qui est une construction possible. Mais il me semble préférable de conserver un complément à έχεσβαι. Si je comprends bien la traduction de M. Kurt Riezlcr, Parmenides, Francfort, 1934, p· 29, on a également cherché à résoudre le problème que pose la construction de la phrase en donnant à άποτμτ,ίει une valeur d'empêchement : tu ne couperas pas l'être (et tu n'empêcheras pas ainsi) qu'il se tienne à l'être.

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contradiction avec l'immobile unité de l'être ? La dispersion et la oonoentration sont plutôt deux aspects encore, réels et non pas seulement envisagés par l'esprit, de oc qui est. Ούτε reprend la négation du verbe principal et les deux participes ont valeur d'épithètes (i5). Le το έόν est à la fois σκ'.δνάμενον et συνιστάμενον. On ne peut pas plus dissocier la dispersion de la concentration, que l'absenoe de la présence, puisqu'à elles deux oes deux formes d'êtres constitués représentent tout l'être. Et la déesse exhorte : embrasser tout d'un seul regard, jusqu'aux objets éloignés et aux objets dispersés. L'unité des choses dispersées et des choses réunies est garante de l'unité des choses présentes et des choses absentes. Et il existe d'ailleurs entre la dispersion et l'absence des caractères communs. Comme les deux éléments, lumineux et nocturne, restent liés dans la dispersion, la pensée, formée par les éléments mêmes, peut rendre présent l'absent.

Je ne crois pas qu'il faille songer à deux stades qui se succéderaient et alterneraient, comme le veut M. Reinhardt, dans une cosmogonie virtuelle. Pour Empédocle aussi (cf. 22, i-3) les éléments restent liés entre eux (άρθμια), tout égarés (άπο-λαγθέντα) qu'ils sont dans la multitude dies êtres formés. La pensée, qui est pour Parménide un mélange des mêmes éléments, des mêmes « membres peregrins » (μελέων πολυπλάγκτων), rétablit et oon- serve ce lien, puisqu'elle reconnaît partout le même, τό αυτό, selon le fr. 16, (tout) ce qui est, το έόν, selon le fr. 4·

Cette interprétation pourrait se heurter au sens de κόσμος au vers 3. On conclut de la place que l'on réserve à ces vers, dans la première partie du poème, qu'il existe un κόσμος de l'Être (16), qui s'opposerait au διάκοσμος, à l'ordonnance structurée de X univers sensible. Mais l'idée d'un arrangement et d'une disposition ne convient pas à la sphère complètement homogène. D'autre part, le mot ne saurait désigner, d'après Reinhardt, l'édifice ordonné qu'est l'univers avant le quatrième siècle, mais

(ij) On donne en général sux participes une valeur consécutive ou causale (Diels : <; ...wotler so, class... » ; Ivranz : « ...weder als solches, das... » ; Gigon : « ...weder als eines, das...sich zerstreute... »). On en fait des qualités virtuelles qui ne conviennent pas à l'unité de l'Être. Mais la dispersion existe en fait, comme l'absence ; le voue seul rétablit l'unité.

(iC) Cf. Walthcr Kranz, Kotmos (Archiv fur Begriffsgcschichle, 2, 1), Bonn, io55, p. 4o. Gigon, o. c-, p. aS^ (« Dieser Kosmos des Seins... »).

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une phase seulement, un stade, un état s'opposant à d'autres (interprétation qui étaie évidemment l'explication qu'il donne des deux vers) (17). Il faut retenir, des témoignages qu'il réunit, qu'un κόταο,- est un arrangement sans doute provisoire, puisque l'ordre s'établit dans les éléments d'abord inorganisés, et par là même précaire et périssable, mais, nonobstant, désignant l'ensemble de ce qui s'est constitué en ordre, et donc l'univers (18). Au fragment 26 d'Empédocle (v. 5 συνερ'/ομεν' ει; ένα xotijlov), le mot ne désigne pas l'ctit de l'unité parfaite et n'est pas l'équivalent de σ^αΐρος κυκλοτερή, mais bien, dans le cycle, l'un des dieux univers devenus, celui qui se forme sous l'impulsion de l'Amour unifiant, et qui est complémentaire de l'autre, constitue sous le signe de la Haine, qu'évoquent les vers suivants (εις ένα κατιόν, qui se substitue à είς εν απαντά de 17,7, marque l'orientation générale de cet ordre et s'oppose à oiya du vers suivant). Malgré Bignone (19), il s'agit bien de l'ensemble des choses devenues qui s'organisent dans un règne. Le sens d'univers organisé semble requis aussi au fr. i34 des Catharmes (κόσρ,ον άπαντα κατ-χίτσουτα). De même, dans notre fragment, κατά κόσ^ον ne désigne pas tant le mode de disposition (Kranz : « nach der Ordnung » ; les choses éparses seraient réparties partout selon un ordre), que plutôt toute l'étendue de l'univers organisé (20). C'est à cette étendue même que le regard du νόος restitue son unité.

(17) O. c, p. 174. (18) G. S. Kirk, Heraclilus, the Cosmic Fragments, pp. 3ii-i6, qui (après

Reinhardt, Gigon et Krantz) passe en revue les emplois du mot dans les textes présocratiques, conclut que le terme évoque toujours une idée d'ordre : arrangement, groupe, ordre de l'univers, mais jamais simplement : l'univers. Mais •quelle différence, dans dos cosmologies aussi structurées, entre « ordered whole » et univers ? Si d'autre part κατά κόσμον rappelle la formule homérique, on ne peut en préjuger pour le sens qu'elle a ici. C'est le propre de cette poésie que de réinterpréter les formules empruntées.

(19) Empedocle, Turin 191Ο, p. ^20, qui pense aussi qu'il s'agit de « l'union harmonieuse » de la sphère. Il faut regarder avec attention les vers formulaires qui sont repris ici (après 17, 34 s. et 21, i3 s), et en même temps nuancés. La variation est importante. Pour la première fois, dans le poème, naissent, concrètement, les hommes et les autres races. Ce sont précisément les êtres qui peuplent un κόσμος. Cf. Heinz Mundihg, Zur Beweisfiihrung des Empedokles, Hermes 82, iq54, pp· i4o s., et ma conférence, Die Metaphysik des Empedokles als Entfaltung des Seins, Philologus 101, 1957, pp. 3o-54.

(20) L'expression a toujours embarrassé. Mgr Diès (l. c.) ne la traduit pas.

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Nous savons peu de choses de la cosmogonie de Parménide ; mais l'affinité, et l'attirance du semblable par le semblable, paraissent primordiales, comme chez Empcdocle, pour peu qu'on songe à la théorie de la connaissance (fr. 16 et le témoignage A /j6) et au rôle privilégié départi à Ëros. Elles s'opposent à l'indispensable dispersion, et peut-être dans leur triomphe sont-elles la cause même de la fin de cet univers qu'annonce le fr. 19. Les forces qu'Empédocie élève à la dignité de l'Être seraient ainsi préfigurées dans cette double manifestation de Γέόν (21).

La plénitude de l'être dans l'univers des οοκοϋντα (de ce qui apparaît aux hommes) est également affirmée à la fin du fr. I : δια παντό? πάντα περώντα (eu πάντγ; πάντως). Une expression similaire, suggérant avec force la pénétration du κόστος par les deux puissances, se trouve dans l'un et l'autre vers. Lumière et nuit constituent tout ce qui apparaît aux hommes, tout ce qui est pour eux.

Ainsi les choses absentes sont présentes pour la pensée. Ce qui est est indissociable, en soi, et pour la pensée qui coïncide avec ce qui est, et cela au delà de toute manifestation ou apparition de ce qui est, qu'il se disperse ou qu'il se rassemble.

Je traduirai donc : « Regarde pareillement les choses absentes., fermement pré-

« sentes pour la pensée. Car tu ne couperas pas l'être qui ainsi

(21) Pour Diels, o. c, p. 66, et Patin, 7. c, p. 571, l'antithèse (et pour Diels, elle serait purement formelle, seule la dispersion étant niée) ferait partie d'une polémique dirigée contre Heraclite (fr. 91). Dans le fragment d'Heraclite, le deuxième couple de lermes est vraisemblablement authentique (cf. Kirk, o. c, pp. 382 s., pourtant si sceptique par ailleurs), d'autant qu'il exprime la même idée que le premier couple sous la forme passive. Dès lors l'analogie entre les fragments devient encore plus nette : σκ'δντσι... συν'στχταί Μ. Reinhardt (o. c, p. 208, cf. Hermes 77, 1942, p. 2^2) rejette le premier couple, les termes n'appartiennent pas, selon lui, à la langue archaïque. Mais je trouve le σκιδνάαϊνον de notre fragment très comparable. L'important est que le fragment d'Heraclite, tout comme le nôtre, met en parallèle réunion et dispersion d'une part, proximité et éloignement d'autre part. Ce qui se disperse s'éloigne ( απεισι ). Les deux actions sont deux formes d'un même mouvement. Et au fr. 4, semblablement, le σκ'δνάμενον έ ν développe απε ντα.

Diels voit dans le fragment d'Heraclite une source de la doctrine de l'alternance des mouvements contraires chez Empédocle. Toutefois, pour Heraclite, les deux mouvements sont deux aspects du Même ; pour Parménide, co sont deux manières d'être de l'unique être. Parménide est plus proche sur ce point d'Empédocle.

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« se tiendrait éloigné de l'être, qu'il s'éparpille en tout lieu de « toute manière par l'univers ou qu'il se concentre ».

Mais est-il possible que το έόν désigne l'univers qui nous apparaît? Cette expression totale de l'Être, conforme dans Γ Άλ/,θείη à la majesté de l'Être vrai, peut-elle désigner aussi tout ce qui « est pour les hommes » ? Le terme même d'être convient-il aux choses qui ne sont que signes et désignations? (22).

Les recherches parménidéennes ont abouti à cette évidence, que « la voie des mortels » ne peut être identifiée avec l'une des trois voies de recherche envisagées au fr. 6, et qu'ainsi elle ne peut en aucune manière être considérée comme une aberration complète, qu'elle existe à côté de la seule voie possible, celle de l'Être unique et qu'elle s'y rattache (23). Mais la question du rapport des deux parties diu poème entre elles, et avant tout du rapport de leur contenu, se retrouve d'emblée posée. L'Être n'a-t-il plus aucun rapport avec la Doxa? (24). Non, sans doute, dans ce sens qu'il ne s'agit plus de justesse ou d'erreur, de plus ou de moins vrai, il ne s'agit plus de savoir si et combien la Doxa est ; oui, quand il s'agit de savoir ce qui est pour lets hommes dans l'univers de la Doxa. Il a été établi une fois pour toutes que la « voie des hommes » est trompeuse par rapport à l'Être ; cependant elle offre une elucidation d'ensemble, cohérente, et elle complète, sur un autre plan, la voie de l'Être. Mais « ce qui est » dans la voie des hommes, quel est alors son rapport avec l'Être ? Dans les autres fragments, Parménide semble éviter le mot « être », et il parle d'apparences (i,3i) et de noms (9,1 et 19,3). Le verbe être se trouve cependant. Au fr. 19 (εασι au v. 1, où les choses sont κατά δόξαν entre naissance et mort (scpuet τελευ-

; fr. 9,3 : tout est plein de lumière et de nuit (πλέον

(22) Kurt von Fritz, Νους, Νοεΐν, and (heir Derivatives in Pre-socratic Philosophy. 1, Class. Phil. 4o, 1945, p. a3g : « ...even the πλαγκτός (cf. infra, η. 45) ν'ος of the mortals cannot fail to be linked up inextricably with the έον ». Mais, selon lui, les hommes de la δ ξα. dans leurs égarements, émiettent l'être, en le faisant éclater dans ses qualités contraires.

(a3) Cf. Hans Schwabl, Parmenides, Anzeiger fur die Altertumswissen- schaft, 9, 1956, p. i34 (une bonne vue d'ensemble sur l'état des recherches).

(ai) Hermann Frânkel (compte-rendu de W. J. Verdenius, Parmenides, Some Comments on his Poem, Groningue 19^2), Classical. Phil., ί\ΐ, 1946, p. 171 : « ...the philosopher now abstains from posing that question with respect to the phenomenal world... ».

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εστίν) (25), et encore, à cette charnière que forment les vers 3i s. du L·. I : τα δοκοϋντα '/ρήν οοκίυ,ως εΙ-Ό.:. La valeur même de la Doxa est définie par ces vers. M. Schwabl comprend : « (tu apprendras comment) l'apparence doit (proprement : devait, de tout temps) être de façon valable », et il conclut que l'apparence possède un être, il est vrai conditionnel, et se situant sur « un plan inférieur », mais nécessaire, accepté et valable (26). Certains attributs conviennent à ce qui est dans l'apparence aussi bien qu'à l'Être. La Doxa n'est pas homogène (27), puisque les éléments sont contraires, ni immobile, mais tout est plein, comme dans l'univers de l'Être, et le non-être en est également banni (s'il faut interpréter 9,4 : le rien (ατ,οέν) n'a part ni à l'un ni à l'autre) (28). Notre fragment l'affirmerait encore, puisque la continuité de Γ έον s'étend de part en part, de la présence1 à l'absence, et que la dispersion même est continue et pleine.

Dès lors on comprend qu'on ait pu rapporter oes vers à la révélation de l'Être, tant ce qui y .est dit de l'être selon l'apparence est proche de ce qui est dit par ailleurs die l'Êtra.

L'Être et la Doxa sont reliés de deux manières différentes : il existe entre l'un et l'autre règne, que séparent irrémédiablement la dignité métaphysique et la vérité, une simple analogie, •un pâle reflet de l'un dans l'autre ; de plus l'Être se découvre dans l'apparence (29), et il s'ouvre, à la fin de la révélation;

(a5) Cf. aussi 16, 3 Ι'στ'.ν en tête do vers (...um das ht was man denkt cindnnglich zu machen... » ; Frânkel, o. c. p. 178).

(26) L. c, pp. 5g et 65. (27) M. Gigon (o. c, p. 254) trouve que les vers 3 et 4 affirment l'h

omogénéité de l'être (supposant, à la suite de M. Reinhardt, que les participes désignent deux états de densité différente, tels qu'ils expliquaient pour les Milésicns les modifications qualitatives), άτ.εόντα serait alors l'homogénéité cachée que le νο"->ς seul perçoit, et πχοεόντα les objets, plus ou moins denses, qui nous apparaissent. C'est forcer le sens des mots. Ce sont au contraire deux états que revêt l'être dans le devenir, et auxquels Parménide ne pouvait renoncer dans sa cosmogonie ; en dépit de ce double aspect, l'être est continu. Le fragment illustre, pour M. Gigon, une qualité de l'être vrai, mais par rapport à ce qui nous apparaît (παρεόντα ). M. Gigon ne se pose pas le problème des rapports de la pensée et de l'être qu'elle peut saisir dans l'univers trompeur. L'affirmation παν έστιν όμοΤον (8, 22), qui convient à l'Être parfaitement homogène, ne vaut pas pour les choses devenues.

(28) Schwabl, l. c, p. 65. (29) La formule de Schwabl, l. c, p. 5g, est heureuse : « ...ein Durch-

schauen der in der Doxa aussredruckten Krafte auf das Sein hin... ».

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des οίξαι, un nouvel accès vers l'Être vrai, un retour, comme si, malgré l'abîme qui sépare la vérité de l'ordre trompeur, la δόξα fondait Γ Αλγ,θΗη, de même que Γ Άληθΰη fonde la δόξα.

Les deux voies sont donc liées par un rapport nécessaire : l'une n'est que paroe que l'autre est (3o). Mais plus encore : la lumière de la vérité peut poindre grâce à l'élucida tion de l'univers trompeur. Il doit y avoir un moment privilégié, où l'on peu,t entrevoir le passage de ce qui est à l'Être, des έόντα à Γέόν, et cette ouverture pourrait bien être ménagée à la fin du poème, où la pensée est mise en accord avec tout ce qui es!*.

De la même manière, dans le Περί φύσεως d'Empédocle, la théorie de la connaissance (fr. 102-111) suit l'étude de toutes les formations. En effet, la pensée, conforme à ce qui est, dominé toutes les formes devenues, et s'enrichit de ce fait. Seule l'adaptation de notre pensée à ce qui est vraiment nous assure notre subsistance, d'après le fr. 110. Parménide ne dit-il pas cela aussi, dans le fr. 3 : la même chose est penser et être? (3i). C'es,t dans un pareil contexte, une fois l'explication de l'univers donnée, et l'homme avec sa pensée placé devant cet univers, qu'on imagine l'exhortation du fr. 4· Tout cet univers, l'homme peut le saisir par la pensée, et jusqu'aux parties les plus distantes et « absentes », réalisant ainsi l'unité de ce qui est.

M. von Fritz a déjà rapproché le fragment h du fragment 16 (32), mais pour lui les paroles de la déesse nous invitent

(30) Que le dévoilement implique le voilement. « ...das Dasein ist je schon in der Wahrheit und Unwahrheit » ; Martin Heidegger, Sein und Zeit, 5e éd., Halle io,4i> p· 222. « C'est.. .du plus intime de Γέόν que « naissent » les δοκουντα, c'est au plus intime de Γ αλήθεια que se situe l'origine de la nécessité de la δόζα... ». Jean Beaufret, o. c, p. 48· La présentation de M. Beaufret illustre principalement cette vérité, avec un beau lyrisme. En restituant à l'envi aux δοκοϋντα leur dignité d' έόντα, philosophie et philologie, si maudite, s'accordent donc. La philologie n'eût-elle pas prêté les knains à M. Beaufret même, à son effort de rendre les vers, ne l'eût-elle pas aidé à soutenir, avec de plus solides appuis textuels, une thèse si vigoureusement formulée ?

(31) M. von Fritz, l. c, p. 238, comprend, comme en 8, 34-37» que la pensée est identique à son objet. Mais le fait même de penser ne serait-il pas la même chose que le fait d'être ? Et non ce que l'on pense. Il n'est pas moins évident que, pour Parménide, on ne pense que de Γ έόν.

(32) II cherche à comprendre ces vers en les éclairant par la notice de Théophraste (</e sensu, 3 = À 46, 3), d'après qui nous reconnaissons uniquement ce qui est prépondérant en nous-mêmes, lel un homme mort le

KEU. LXX, 1957, n- 32«-330. 5

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à dépasser les limites imposées par notre mélange, et ainsi à redresser notre perception naturelle. Je préférerais donner à άπεόντα. un sens plus vaste. Ge ne sont pas seulement les éléments étrangers à notre constitution,, mais tout ce qui échappe à notre perception immédiate, tout ce que notre imagination sûre, puisqu'instruite par la révélation de la déesse, restitue (33), tout l'univers qui vient d'être décrit, tout l'être. C'est, il me semble, tenir davantage compte des vers 3 et 4· On imagine volontiers que les άπεόντα sont les objets lointains, jusqu'aux astres et aux régions célestes, dont la déesse vient de décrire la formation et l'ordonnance.

Je suis donc amené à étudier le fr. 16, le seul à porter aussi sur la connaissance (des choses sensibles) :

ώς -.'à ρ έκαστος εγει κρασ'.ν αελεων πολυπλάγκτων, τώς νόος άνθρώποισι —αοέττηκεν ■ το γαρ αυτό εστίν οπεο οοονέε1. αελέων ούτ'.ς ά καΐ τΐασιν και τταντί ' το γαρ πλέον εστί νόηιια (34)·

II est d'abord affirmé, dans ce fragment, que la pensée (νόος) de chacun est déterminée (ως ου τώς) par le « mélange de membres partout errants ». L'expression importante est κράσις υιελέων et le fragment se rapporte à la constitution physique du νόος, plutôt qu'à la différence des perceptions selon la personnel

froid, mais non le chaud. Les choses absentes seraient donc les éléments qui ne correspondent pas à notre mélange, nous ne les percevons pas, mais elles ne font pas moins partie constituante de l'unique έόν. On pourrait croire que M. von Fritz place ces lignes parmi les fragments de la Doxa ; mais, plus loin dans le même» article (p. a4i), à propos de la nature « intuitive » du νους, il note qu'elles « figurent dans la première partie du poème, et qu'elles traitent d'un νους qui ne se trompe pas, mais connaît la vérité ». La qualité « intuitive » de la perception par le νους (sensible au silence, par exemple) lui paraît, d'ailleurs, caractéristique de la seconde partie du poème. D'autre part, son interprétation n'éclaire pas la suite du fr. 4·

(33) « ...die Vielheit der durch den Raura voneinander und von uns ge- trennten Dinge, die dem Geistc aile gleichermassen gegenwârtig und also Eines sind » ; Uvo Hôlscher, l. c, p. 390.

(34) On préfère d'habitude εκάοττοτ mieux attesté (quelques manuscrits d'Aristote et Théophraste) à εκατίος (un manuscrit d'Aristote) ; mais cette leçon suppose qu'on veuille mettre l'accent, dans oc fragment, sur les dispositions variables de l'homme. Παρέστηκεν au ν. 2 a l'avantage de débarrasser le texte de la forme difficile παρίσταται. (Cf. Verdenius, o. c, p. 6 ; Bruno Snell, Die Entdeckung des Geisles, 3e éd. Hambourg io,55, p. 198, n. 2 ; et aussi Frânkel, l. c).

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(εκαττος) ou selon le moment, si l'on lisait έκάστοτ' (35) (mais

ανθρώποιτιν et παντί, dans les vers suivants, se rattachent plus naturellement à έκαστος). Nous donnons à μέλη le sens de membres constitutifs de l'univers (36) (qu'on retrouve chez Empé- docle) (37), d'éléments. La pensée est le mélange d'éléments qui nous constitue. Μέλη est répété dans la phrase suivante. L'explication (γαρ) porte, à mon sens, sur ces μέλη. Le propre des μέλη, leur nature, leur véritable caractère, leur φύσ-ις (38) (chaque homme a un mélange de μέλη et les μέλη ont leur ©όσις1), est de penser le même, *ro aj-rô (qu'eux-mêmes). Comme tout est formé de μέλη, par les deux éléments constitutifs, le même, c'est encore

(35) M. H. Frânkel compare le fragment à deux passages fameux, l'un do l'Odyssée (σ ΐο6 s.), l'autre d'Àrchiloque (fr. 68 Diehl), où les événements du jour façonnent l'esprit des hommes. Il y a indiscutablement des parentés (les corrélatifs, νόο;, ορονέει, άνθρωποι). Parménide, conservant le thème, déplacerait seulement la cause de la mobilité de l'esprit de l'extérieur vers l'intérieur : elle ne tiendrait plus aux circonstances extérieures, mais à la constitution changeante du corps (la leçon εκάστοτ' rapproche le fragment des passages en question). Du coup le fragment semble s'éclairer : l'accent serait mis sur les différences do nos jugements, sur l'instabilité de l'homme. L'interprétation a été généralement acceptée (cf. Schwabl, l. c, p. 72 ; Holscher, l. c, p. 397). Je pense, au contraire, que la première phrase établit l'identité entre les deux termes, esprit et constitution : Tel l'un, tel l'autre (il y a une nuance de sens importante entre τοΤοί et τώς), tel le mélange de αίλη, tel le νόος. "ΐν/.αστος dans une phrase répond à άνθρωποι dans l'autre (les deux termes seront repris par άνΟρώποκπν κα·. πασιν κα·. παντί) ; Parménide veut dire que l'identité du νόος et des μέλη, des μέλη pensants et des μέλη pensés, vaut pour la partie et pour le tout, pour chacun et pour tous, et non que chacun pense différemment. Il n'y a pas ici de relativisme ; les actions individuelles sont englobées dans le tout.

Deux remarques : n'est-ce pas un vestige de l'explication moralisante de» présocratiques, que de chercher dans ce fragment l'expression de l'inégalité des perceptions ? De plus, M. Frânkel pense que Parménide pouvait lui-même savoir que son illumination avait un caractère exceptionnel (Erlebnis), et que l'intensité de son intuition de l'être pouvait différer d'un moment à l'autre. C'est, dans ce contexte, attacher trop d'importance aux rapports qui unissent l'œuvre et l'expérience vécue.

(36) Ainsi également Schwabl, l. c, p. 70, après Rostagni ; mais il n'y a pas lieu de distinguer l'emploi du mot au v. 1 et au ν. 3.

(07) 3i Β 27 a ; 00, 1 : 35, 11. Le mol désigne dans tous ces passages les parties de l'univers, les membres du macrocosme, les éléments dans leur totalité, jamais les éléments qui entrent dans la composition d'un corps isolé. Dans les choses devenues les μέλη sont les membres qui forment le corps (cf. O2, 7 e. a.). Ce n'est donc pas strictement le sens que nous supposons dans ce fragment.

(38) Kirk, o. c, p. 200, « nature », « real constitution ».

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les « membres » (ομο'.ον ό|χοίφ). Το αύτο signifie que penser et objet pensé sont identiques (3g).

De cet objet, de la chose pensée, νόημα (il faut laisser au suffixe le sens de « chose effectuée ») (4o), il est dit dans la dernière phrase qu'il est το πλέον. On traduit d'ordinaire ce terme par « prépondérant », « ce qui prévaut», en se rapportant à Théophraste : la composition du mélange détermine la qualité de la perception. Mais, dans la phrase précédente, το αυτό est l'objet de la pensée (il est admis que δπερ est un accusatif) (4i)> comme νόηρια (Α2). Tô πλέον se rapporte à ce qui est pensé, et non à

(3g) Cf. H. Frânkel, l. c, p. 1718 : « Subjekt und Objekt des Denkens sind ihrer Natur nach gleich » ; on reconnaîtrait uniquement ce qui répond à notre constitution plus ou moins lumineuse. « Die beiden Elemente denken sich selbst und das ihnen Gemâsse... ». Il est juste de remarquer que le terme de φύσις s'applique de part et d'autre, mais, pour Frânkel, « la nature des pensées (et non leur objet) et la nature des membres sont identiques » ; pour moi, la nature des « membres » en nous et en dehors de nous.

(40) M. von Fritz, l. c, p. 2/11, n. g5, conteste que le terme ait ici une valeur d'acte accompli ; il le faut bien, si l'on comprend το πλέον comme une prépondérance en nous, et non comme la prépondérance correspondante dans les choses perçues. M. von Fritz compare 7, 2 ; et il faut avouer que les emplois du mot chez Empédocle permettent de comprendre aussi bien l'action de penser (comme d'ailleurs les exemples d'Homère). La distinction n'existe pas clairement dans la langue. Mais, dans notre fragment, νότ u,ot semble s'opposer à νόος et se trouve d'autre part sur le même plan que το αυτό, όπερ qui est complément.

(41) Cf. Schwabl, l. c, p. 70 : Frânkel, 7. c, p. 177. (4a) M. Uvo Hôlscher, l. c, p. 3g6, a raison de comprendre δ'περ comme

il le fait ; le pronom introduit bien une simple relative (reprenant το αυτό de la principale et complément de φρονέει), sans la valeur comparative que lui donne Frânkel ; δπερ signifie simplement « que », et non « comme ce que... ». "Οσπερ se trouve volontiers après αυτός pour introduire une relative, cf. 6 107 αυτήν (αυτός s'observe chez Homère sans article) όδον ην περ..., la particule insistant encore sur l'identité. Force est aussi de reconnaître dans ούσις le sujet de la relative, et je crois, dans νόημα la chose pensée. Je voudrais donner à μέλη son sens « cosmique » de membres constitutifs de l'univers, d'éléments. Je ne me range pas à l'interprétation que donne M. Holscher de το αυτό et donc de toute la phrase. Il traduit : « Car c'est cela précisément que pense la constitution (fortuite) du corps chez les hommes... ·,: ce qui en chaque cas prédomine est la chose pensée. ». En effet, νόημα et το αυτό occupent la même place pour la grammaire et pour le sens. Mais το αυτό a un sens plein, n'annonce pas seulement το πλέον. M. Hôlscher donne à l'expression une valeur démonstrative. To serait démonstratif, renforcé par αυτό emphatique. Je ne crois pas qu'on rencontre pareil groupe ailleurs dans la langue archaïque. Le neutre τό, chez Homère, annonce un

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ce qui pense. Je préfère donc pour το πλέον le sens de plein, plénitude de ce qui est (43). A bien lire le témoignage du De Sensu, on remarque que la citation n'illustre pas précisément la théorie de Γ υπερβάλλον, mais plutôt le contenu de la phrase (§ 3) : ου ut-ήν άλλα καΐ ταύτν,ν (τήν ο ta το βερμόν διάνοιαν) δείτΟαί τίνος συμμετρίας (44)· Pour qu'il y ait pensée, et à supposer que les conditions privilégiées d'une prédominance du chaud soient remplies, il faut encore quelque correspondance, quelque1 adaptation de l'objet perçu au sujet percevant. Les vers cités doivent illustrer cette conformité. To π/iov, dans le sens de plein, s'accorde très bien aussi à l'expression qui précède imméV diatement : πάσιν καΐ παντί. Les μέλη en chacun pensent des μέλη. Et l'univers se pense dans la pensée de tous les hommes. La pensée s'applique à une chose — il n'est de pensée que do ce qui est — et cette chose ne fait défaut à personne, puisque ce qui est est continu et plein (il y a ainsi une étroite relation entre cette phrase et 9,3). Tout est également plein de lumière et de nuit. Les hommes, dans leur ensemble, ne peuvent donc penser autre chose ni aucun homme isolément, puisqu'il ne saurait rencontrer d'autre objet.

Je traduis donc :

terme ou une subordonnée qui sont immédiatement nommés (cf. P. Chan- traine, o. c, 2, p. 160). Même l'exemple de Platon que cite M. Holscher (Politique 267 c τούτο αυτό εστίν τ'δη τό ζτ,ττ,Οέ') n'est pas comparable ; le démonstratif reprend une définition qui vient d'être donnée. Cet emploi de αυτός n'est-il pas d'ailleurs propre à la prose philosophique (αύτ'.ς δ άνθρυπος ? Ici toute la phrase resterait en suspens ; et il n'y a guère d'exemple chez Parménide, dont les phrases sont si denses, qu'une proposition soit ainsi vide de contenu. Le complément de cppovéît qu'exprime όπερ doit être nommé.

(43) M. H. Frânkel hésite, /. c, p. 175. Dieht. u. Phil, p. /I70, n. 28, il opte, « à titre d'essai », pour le sens de « plein ». Mais comme le fragment évoque pour lui l'instabilité de la connaissance humaine, l'absence de vide doit signifier que la saisie de la vérité (ou de la lumière) va de pair avec une certaine dose d'illusion (de nuit) qui la complète. Mais il faut, je crois, se garder d'identifier vérité et lumière, puisque toute chose est pleine de lumière et de nuit, que la perception de l'une ou de l'autre est également vraie. En outre Théophraste ne comprend pas nécessairement το πλέον comme « le plus ».

(44) Le sens de συμ|Α?τρία dans le De sensu (adaptation de l'organe à l'objet qui doit être perçu ; ici ce serait, dans le sens inverse, l'adaptation de l'objet) est précisé par H. Frânkel, l. c, p. 175.

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« Car tel le mélange que chacun possède de membres par- « tout errants (45), tel le penser que les hommes ont à leur « portée ; car c'est la même chose que pense la nature des « membres chez les hommes, en tous et en chacun ; car c'est le « plein qui est la pensée ».

Le fragment devient simple et clair. L'argumentation conduit du νόος au νο'/',ρ.α. Le νόος est mélange de membres. Les membres pensent. Autrement dit, ce qui est ; les membres saisissent « le même », c'est-à-dire d'autres membres, ou encore ce qui est ; « le même » marque l'identité du νόος et du νότ,μα, leur non-séparation. Le το αυτό ne désigne pas autre chose que les membres. Ce qui est remplit tout, si bien que le plein est seul à pouvoir être pensé.

Le fragment 4 et le fragment 16 se complètent. Les deux fragments, selon un mouvement semblable, prétendent réduire à l'unité une pluralité, rendre évidente la cohérence du tout. Tout ce qui est est un, et tout ce qu'on pense est un, et ce qui pense et ce qui est pensé sont encore un. Dans le premier f rag^- nrient, l'on part des choses, de tout ce que comprend le κόσ·|Αος, dans le second, des hommes, de tous et de chacun, pour aboutir à la même unité. Comme les choses sont dispersées ou réunies, absentes et présentes, et forment cependant l'unique et indissociable εόν, de même les hommes ont chacun έκαστος) une pensée individuelle et pensent pourtant tous (πάντες καΐ πάς) cela même qui les constitue, et qui remplit tout, qui est le plein.

Les deux fragments réunis montrent ainsi que les hommes, dans l'univers de leurs propres opinions, au delà des noms qui cachent ce qui est, peuvent faire l'expérience d'un être qui unit pensée!

(45) Nous donnons à l'adjectif πολυπλαγκτος un sens objectif. Il désigne non les erreurs des membres, mais l'égarement, la dispersion des membres dans l'univers. Ce sens de « vagabond » me semble bien adapté au sens que je découvre dans le fragment, les membres s'élant égarés en chacun de nous et en chaque chose. M. von Fritz, l. c, p. a3g entend : « because it causes them to err » (d'après l'idée maîtresse de l'article, le νους chez Parménide, peut être dans l'erreur ; et c'est le grand progrès). Mais le fragment 16 ne tend pas tant à évoquer la débilité de la connaissance des hommes, qu'à établir l'identité entre constitution et objet perçu. Et le rappel de « l'esprit errant » qui qualifie les doubles têtes (6,6) n'est pas contraignant, si l'on accepte que ces gens ne sont pas les hommes en général de la Doxa.

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et choses, qui est το εόν et qui est το πλέον, et devenir sensibles au reflet de l'Être (46).

Mon interprétation doit rendre aux δόξαι leur vraie place et leur dignité : simples opinions sur un univers qui n'est jamais que trompeur, confronté à l'éclat de la vérité, elles désignent en même temps le domaine de notre expérience, dans lequel la pensée, à défaut de contempler la perfection de l'Être, peut saisir l'unité de ce qui est.

Jean Bollack.

(46) Notre interprétation est ainsi strictement contraire à celle qu'avait proposée M. Reinhardt (o. c, p. 77 s). Il admet une opposition radicale entre la connaissance (sensorielle) des nommes et celle qui se nourrit de la seule pensée. Tout le fragment 16 reposerait sur une pareille opposition ; je trouve, au contraire, une similitude entre la saisie des έόντα et celle de Γέόν.