etre et temps dans le parménide de platon

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  • TRE ET TEMPS DANS LE "PARMNIDE" DE PLATONAuthor(s): Walter MeschReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'tranger, T. 192, No. 2, LE TEMPS DANSL'ANTIQUIT (AVRIL-JUIN 2002), pp. 159-175Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41098980 .Accessed: 19/01/2012 04:35

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  • TRE ET TEMPS DANS LE PARMNIDE DE PLATON

    Le Parmnide de Platon est un texte nigmatique. L'entra- nement dialectique de la deuxime partie, en particulier, a reu les interprtations les plus diffrentes. Alors que les uns n y voient qu'une plaisanterie aux dpens des lates, dont il est impossible de prendre au srieux les hypothses contradictoires, d'autres le consi- drent comme une uvre philosophique matresse, dont on peut tirer les thses les plus profondes. Pour qui prend le dialogue pour une entreprise humoristique, son rsultat peut tout au plus tre des- tructeur et sceptique. Mais celui qui le juge constructif a au con- traire de nombreuses possibilits d'interprtation. Ainsi les signifi- cations qu'on lui prte s'tendent-elles de la logique la thorie des principes, en passant par l'ontologie. On trouve en outre d'autres interprtations, qui, si elles ne pensent pas pouvoir attribuer une doctrine positive au Parmnide, le tiennent du moins pour un pra- lable ngatif. Elles voient dans le dialogue une critique de la thse des lates prendre au srieux, ou une srie de problmes que Pla- ton avait rsoudre pour pouvoir formuler sa doctrine des Ides de faon convaincante.

    Cette situation confuse dans la recherche reflte un embarras dans lequel tombe tout lecteur du Parmnide. Cela n'a rien d'inhabituel pour un texte platonicien. Qui a fait une fois connais- sance avec le poisson-torpille Socrate sait qu'il doit toujours s'attendre un tel embarras. L'exercice dialectique du Parmnide rend cependant la tche particulirement difficile. Mme soumis un examen minutieux, il ne permet gure de voir quels rsultats on est cens aboutir. Et cela vaut aussi pour les passages o il parle du temps. Ainsi le temps n'est-il au cours de l'exercice, et ce, contrairement ce que recommande la dialectique platonicienne, Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    jamais dfini ni thmatis comme tel. Seul l'est son rapport l'tre. Le rsultat est le suivant : tout tre est dans le temps. Quoiqu'il paraisse clair premire vue, le fait que l'on puisse en tirer des consquences contradictoires ne laisse pas d'irriter. Ici encore, l'exercice dialectique du Parmnide donne l'impression troublante qu'il pourrait tre compris non seulement diffremment, mais tota- lement diffremment. Dans cette situation sans nul doute inten- tionnelle de la part de Platon, deux rgles d'interprtation se pr- sentent d'elles-mmes, suivre de faon particulirement stricte. Premirement, ne pas interprter des passages particuliers isol- ment, mais seulement dans la perspective d'une comprhension de l'ensemble ; deuximement, rechercher une concordance avec d'autres textes de Platon.

    Si l'on cherche, propos des passages sur le temps, une telle concordance avec d'autres dialogues, c'est au Time qu'il faut en premier lieu se reporter, o le temps est dfini comme image ter- nelle progressant selon le nombre, image de cette ternit qui reste dans l'unit (37 d). Or la conception traditionnelle selon laquelle Platon considrait l'tre vritable des Ides comme un tre ternel, qui n'est pas dans le temps, s'appuie justement sur cette clbre dfinition du temps. Car l'ternit dans le Time n'est en aucun cas comprise seulement comme un temps la dure illimite, mais comme le modle lui-mme intemporel du temps. Entre le Time et le Parmnide, c'est donc une contradiction fondamentale qui se dgage. Ou bien l'tre des Ides est ternel au sens de ce modle intemporel du temps, et seul l'tre des choses qui participent elles est temporel, ou bien tout tre est temporel, et l'ternit des Ides n'est rien d'autre qu'une dure temporelle illimite. Ou bien Platon affirme l'tre vritable d'une ternit intemporelle, ou bien tout tre est dans le temps. Les deux la fois sont bien videmment impossibles. Mais comment rsoudre la contradiction ?

    Les arguments sont mon avis nombreux pour maintenir l'interprtation traditionnelle, selon laquelle dans le Time l'tre des Ides serait intemporellement ternel1. Si cela est juste, la con- tradiction ne peut tre rsolue qu'en mettant en question l'hypo- thse du Parmnide selon laquelle tout tre est dans le temps. Pour le Parmnide, cela ne pourrait tre convaincant que si l'hypothse

    1. Voir W. Mesch, Die ontologische Bedeutung der Zeit in Piatons Timaios , dans T. Calvo et L. Brisson (eds), Interpreting the Timaeus-Critias. Proceedings of the IV Symposium Platonicum, Sankt Augustin 1997 ; et, du mme auteur, Reflektierte Gegenwart. Eine Studie ber Zeit und Ewigkeit bei Piaton, Aristoteles, Plotin und Augustinus, Frankfurt a. M., 2002 ( paratre). Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    tait remise en question dans une perspective non seulement externe, mais interne, c'est--dire non pas seulement au moyen d'une comparaison avec le Time mais par une interprtation d'ensemble de sa problmatique propre. Seule une telle dmarche, si elle aboutit, permettra de montrer ensuite clairement que Platon a toujours conu les Ides comme intemporellement ternelles, ou, pour le formuler plus prudemment, qu'il n'a du moins jamais pens que les Ides n'taient pas intemporellement ternelles. Toute ten- tative pour rsoudre la contradiction est ainsi renvoye au Parm- nide dans son ensemble. Je vais donc esquisser un parcours du texte afin d'y situer l'hypothse du rapport de l'tre et du temps, et, partir de l, rejeter l'hypothse comme tant l'opinion de Platon. Mais il convient tout d'abord de regarder de plus prs les passages les plus importants, et de discuter leur traitement dans la littra- ture secondaire.

    I

    la fin de la premire hypothse, on trouve l'argument suivant :

    Si l'un ne participe d'aucune faon aucune espce de temps, il s'ensuit ceci : dans le pass, n'est pas devenu, il ne devenait pas et il n'tait pas ; dans le moment prsent, il ne devient ni n'est ; et dans l'avenir il ne devien- dra pas, il ne sera pas devenu et il ne sera pas. - C'est on ne peut plus vrai. - Mais y a-t-il moyen de participer l'tre autrement que sous l'un de ces modes ? - II n'y a pas moyen. II s'ensuit que d'aucune faon l'un ne participe l'tre. - D'aucune faon, semble-t-il (141 e)1.

    L'argument cit part de la prmisse que l'un ne participe aucun temps. Il ne participe en effet ni au pass, ni au prsent, ni au futur, c'est--dire il n'y participe d'aucune manire exprimable par les temps grammaticaux. En s'appuyant sur cette prmisse, l'argument tente de conclure que l'un ne peut pas non plus partici- per l'tre. Mais cela ne va pas sans une hypothse supplmen- taire : rien ne peut participer l'tre d'autres manires que celles exprimes par les temps grammaticaux. Si quelque chose, dans le pass, n'est jamais devenu, ne devenait pas, ne fut jamais ; dans le prsent n'est point devenu, ne devient pas ou n'est pas ; et dans le futur ne deviendra pas, ne sera point devenu ou ne sera pas, alors ce quelque chose ne peut aucunement participer l'tre, il ne peut

    1. Platon, Parmnide, traduction indite, introduction et notes par L. Brisson, Paris, 1999. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    absolument pas tre. L'un, puisqu'il ne participe pas au temps, d'aprs la prmisse, ne participe donc pas non plus l'tre. L'un n'est pas. La deuxime hypothse renverse cet argument ngatif en un argument affrmatif. On part alors de la prmisse que l'un parti- cipe l'tre, qu'il est, pour tenter de dduire qu'il doit aussi partici- per au temps. Malgr l'inversion de l'argument, qui embrouille encore le problme, la mme hypothse supplmentaire est ici ncessaire : la participation l'tre signifie toujours participation au temps, de la faon dont les temps grammaticaux l'expriment. C'est cette hypothse supplmentaire identique qui rend si difficile- ment conciliables les passages sur le temps du Parmnide avec le Tinte.

    Comment peut-on argumenter pour interprter au contraire l'hypothse du Parmnide, tout tre est dans le temps, comme tant l'opinion de Platon ? Si je vois juste, on trouve, chez les commentateurs, essentiellement trois stratgies. La premire stra- tgie argumentative est la plus radicale. Elle tente de justifier une temporalisation complte de l'tre, en montrant que l'ide d'ternit intemporelle est intenable. L'argument de la contamination se dveloppe partir de la notion de participation : l'tre des Ides serait dans le temps parce que la participation aux Ides de choses qui sont dans le temps se ferait dans un temps dtermin, entranant ainsi une modification temporelle des Ides. Les Ides seraient temporelles parce qu'elles sont pour ainsi dire contami- nes par la temporalit des choses qui participent elles1. L'argument de la mdiation part de la notion de chorismos : les Ides n'auraient l'extrieur du cosmos sensible ni importance ni fonction. Il faut alors prsupposer le temps comme intermdiaire mdiatisant la structure du cosmos partir des Ides. Les Ides seraient donc temporelles parce que c'est seulement mdiatises par cet intermdiaire qu'elles pourraient tre la structure du cos- mos2. L'argument de la connaissance part, lui aussi, de la notion de chorismos, mais la considre par rapport la possibilit pour les Ides d'tre connues. La connaissance de l'tre humain fini tant un processus qui se droule dans le temps, elle ne pour- rait viser qu'un objet se trouvant lui aussi dans le temps. Les Ides seraient donc temporelles parce que, dans le processus de la

    1. Cf. R. E. Allen, Plato's Parmenides. Translation and Analysis, Oxford, 1983, p. 215. Allen lui-mme indique que cet argument est peu convaincant.

    2. Cf. Ch. Link, Der Augenblick. Das Problem des platonischen Zeit- verstndnisses , dans Ch. Link (d.), Die Erfahrung der Zeit, Stuttgart, 1984, p. 58. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    connaissance, nous sommes obligs de nous rapporter elles de faon temporelle1.

    Une telle temporalisation de l'tre est hautement problma- tique. Alors que le peu de cas qui est fait du Time pse dj lourd dans la balance, les arguments dvelopps sont en eux-mmes fai- bles. Au fond, ils s'appuient sur la mme supposition incorrecte. Les trois arguments de la contamination, de la mdiation et de la connaissance supposent pareillement que l'tre doit tre conu la faon dont il se montre nous dans la perception, savoir comme un tre changeant. Seule cette supposition permet de comprendre comment les Ides pourraient tre contamines par le caractre temporel des choses, pourquoi les Ides ne devraient se raliser que par l'intermdiaire du temps, et pourquoi il faudrait rendre les Ides dpendantes du processus temporel de la connaissance. En fait, les trois arguments prsupposent dj l'tre temporel qu'ils prtendent vouloir prouver, en concevant les Ides comme des cho- ses sensibles. La temporalisation de l'tre est implique dans la reifica- tion anti-platonicienne des Ides. Le motif profond de cette stratgie argumentative serait donc bien moins de comprendre Platon que de rendre sa doctrine des Ides acceptable pour une poque postmta- physique. Puisqu'un tre intemporellement ternel ne nous mne pas grand-chose, c'est que Platon n'a vraisemblablement pas d le concevoir ainsi. Mais cette conclusion n'est gure convaincante.

    La deuxime stratgie argumentative propose une intgration de F ternit. Elle accepte la signification intemporelle de l'tre platoni- cien et tente de montrer que l'ternit est, en dpit des apparences, contenue dans l'hypothse controverse du Parmnide. Une des interprtations s'appuie sur la distinction entre diffrents concepts d'ternit. Il faudrait comprendre l'ternit du Time non comme une ternit intemporelle, mais comme une ternit qui, la fois, supprime et conserve le temps. En tant que modle du temps, elle est en effet, au sens de V Aufhebung hglien, non pas seulement la ngation du temps mais aussi son affirmation. Tout tre est dans le temps signifierait donc, en fait : Tout tre est dans le temps, y compris l'ternit qui supprime et conserve le temps 2. Une autre

    1. Cf. J. Stenzel, Metaphysik des Altertums, Mnchen- Berlin, 1929-1931, p. 134-135, et B. Liebrucks, Zur Dialektik des Einen und Seienden in Piatons Parmenides , Zeitschrift fr philosophische Forschung 2, 1947, p. 253.

    2. Cf. Ch. Iber, Piatons eigentliche philosophische Leistung im Dialog Parmenides , dans E. Angehrn et al. (ds), Dialektischer Negativismus, Frank- furt a. M., 1992, p. 196-197. Iber ici s'appuie sur M. Theunissen, Die Zeitver- gessenheit der Metaphysik. Zum Streit um Parmenides, Fr. 8.5-6a , Negative Theologie der Zeit, Frankfurt a. M., 1991, p. 103. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    dmarche propose un temps-ternit orphique et pythagoricien , qu'il faut distinguer de l'espace-temps physique qui progresse . Ce qui importe ici est moins la distinction de diffrents concepts de temps que l'homognisation du temps et de l'ternit dans un concept englobant de temps-ternit. Tout tre est dans le temps signifierait donc : Tout tre est dans le temps-ternit1. Une autre proposition introduit un temps intellectuel et premier au sens de Jamblique. On a donc aussi une distinction entre diff- rents concepts de temps l' arrire-plan, mais aucun d'eux n'est simplement identifi l'ternit. Tout tre est dans le temps signifierait alors : Tout tre est dans le temps intellectuel ou premier2.

    Cette deuxime stratgie, trs certainement plus ambitieuse, donne elle aussi penser. Dire que l'ternit du Tinte doit se com- prendre comme ternit qui supprime et conserve le temps n'est pas vident, c'est le moins qu'on puisse dire. A mon sens, c'est mme faux. La notion hglienne d' 'Aufhebung impliquerait en effet de concevoir l'ternit du Time comme temps vritable. Mais la possi- bilit de penser le rapport entre temps et ternit sur le modle de V Aufhebung s'exclut d'elle-mme, parce que le temps est une struc- ture du cosmos et que celui-ci, selon le modle dmiurgique de Pla- ton, doit tre fondamentalement distingu des Ides. L'ternit pla- tonicienne n'est pas la conservation et la suppression du temps, mais son modle. Elle n'est donc pas le temps vritable. Le temps vri- table est bien plutt cette image de l'ternit dans le cosmos, image nomme temps dans le langage courant. En tant qu'image de l'ternit, le temps ne contient pas seulement des aspects qui le dis- tinguent de son modle, mais aussi des aspects par lesquels il lui res- semble. Mais cela ne signifie pas que le temps est au sens strict ter- nel, ou que l'ternit est au sens strict temporelle, et cela quel que soit le point de vue adopt. La notion d'une ternit temporelle est rejete de la faon la plus claire par Platon, puisqu'il souligne le fait qu'on ne doit appliquer aucune caractristique de la copie son modle sans prendre en compte le statut intelligible de celui-ci. Le cosmos a t, est et sera ; l'tre ternel, lui, est purement et simple- ment (37 e).

    1. Cf. E. Wyller, Platons Parmenides , Zeitschrift fr philosophische Forschung 17, 1963.

    2. Cf. J. Halfwassen, Der Aufstieg zum Einen. Untersuchungen zu riaton und Plotin, Stuttgart, 1992, p. 381. Halfwassen se rfre ici G. Huber, Platons dialektische Ideenlehre nach dem zweiten Teil des Parmenides, Basel, 1952, p. 62. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    Si la notion d'ternit supprimant et conservant le temps est peu convaincante, la notion globalisante de temps-ternit l'est encore moins. Ce soi-disant temps-ternit se rvle tre la dissimula- tion verbale de diffrences essentielles. Elle ne fait pas avancer d'un pas dans le problme. L'interprtation proposant de recourir un temps intellectuel au sens de Jamblique est en revanche plus int- ressante. Mais la diffrence entre temps et ternit fait ici aussi pro- blme. Car le temps intellectuel de Jamblique ne peut pas simple- ment prendre la place de l'ternit. Il s'agit bien plutt d'une mdiation entre temps cosmique et ternit, mdiation qui est elle- mme le fait de l'me servant d'intermdiaire entre le cosmos et la raison1. Jamblique non plus ne permet pas d'affirmer que tout tre est dans le temps, et ce, mme si l'on fait intervenir la notion de temps intellectuel. Dans sa conception, les Ides restent ternelles, et l'ternit n'est pas la mme chose que le temps intellectuel. Abstraction faite des considrations historiques, c'est objective- ment que l'interprtation est discutable. L'hypothse controverse du Parmnide ne pourrait tre rendue compatible avec le Time qu' la condition, injustifie, de considrer Vternit elle-mme comme un moment du temps intellectuel.

    La troisime stratgie est la plus timide. Elle consiste dsamor- cer la thse selon laquelle tout tre est dans le temps en adaptant la signification de l'tre, en l'occurrence en la rduisant2. Ici, tre (estin) signifierait seulement participation, ou tre instancie dans une chose. Si cela tait avr, la contradiction avec le Time dis- paratrait, car on y affirme bien aussi que les choses qui ne font que participer l'tre vritable des Ides sont dans le temps. Mais il est douteux que l'affaire soit aussi simple. Comme le montre le Sophiste notamment, la participation ne signifie pas forcment participation d'une chose une Ide. Les Ides aussi peuvent participer aux Ides. Rien ne serait moins vident pour une Ide participant l'Ide d'tre qu'elle doive tre, cause de cette participation, temporelle. Pour dfendre cette interprtation, il faudrait au moins expliquer pour quelles raisons on donne un sens restrictif la participation, et pour cela il est indispensable d'abandonner la perspective pointilliste centre sur des passages isols. C'est galement valable pour appr- cier les autres stratgies. Elles partagent toutes, ce qu'il me semble,

    1. Voir Simplicius, Corollarium de tempore, 793-794. 2. Cf. R. S. Brumbaugh, Plato on the One. The Hypotheses in the Parme-

    nides , New Haven, 1961, p. 82, et K. M. Sayre, Plato's Parmenides : Why the eight hypotheses are not contradictory , Phronesis 23, 1978, p. 146. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    le mme dfaut d'tre des constructions ad hoc plus ou moins raffi- nes. Il ne faut donc pas s'tonner que l'hypothse controverse ne soit absolument pas considre, par de nombreux interprtes, comme une opinion de Platon1. Mais on ne comprendra le sens que renferme une hypothse fausse que si l'on parvient resituer dans la problmatique d'ensemble les passages qui posent problme.

    II

    De quoi s'agit-il donc dans le Parmnide ? On y fait le rcit d'une discussion qui s'est droule trs longtemps auparavant entre le jeune Socrate, d'un ct, et Parmnide et son lve Zenon, de l'autre. L'occasion en est un discours de Zenon, dont la conclusion para- doxale est que le multiple n'est pas, manire de dfendre la thse du matre : tout est un (128 a-b). Socrate commence alors sa critique, partir de quelques prsupposs connus de la doctrine des Ides. S'il y a une ressemblance en soi et une dissemblance en soi, et que les choses qui en participent deviennent semblables ou dissemblables, il n'y a rien d'tonnant ce que les choses multiples puissent tre en mme temps semblables et dissemblables. Il n'y a l que participation des Ides diffrentes, permettant de distinguer diffrents points de vue sur la chose. Que l'Ide de la ressemblance puisse tre dissemblable, et inversement, voil ce qui serait tonnant (129 a-b).

    L'erreur de Zenon, selon Socrate, est d'appliquer une contradic- tion apparente dans les choses visibles aux Ides invisibles. Pour ce faire, Zenon doit laisser de ct la distinction fondamentale entre Ides et choses. Mais il a en revanche raison sur le point que le sem- blable ne peut tre dissemblable, ni le dissemblable semblable, lors- qu'il est question des Ides de ressemblance et de dissemblance. Il s'agit ici de la thse fondamentale de l'absence de contradiction dans l'tre, que Platon reprend sous une forme modifie l'latisme. Quelle que soit l'Ide de ressemblance, elle ne contient pas en elle son contraire, la dissemblance. Comme toutes les autres Ides, elle est ce qu'elle est, sans aucune contradiction, et elle ne se transforme jamais en son contraire (129 6). S'il en tait autrement, le fait de

    1. Cf. F. M. Cornford, Plato and Parmenides. Parmenides' Way of Truth and Plato's Parmenides translated with an Introduction and a running Commentary, London, 1939, p. 130 ; M. Miller, Plato's Parmenides. The Conver- sion of Soul, Princeton, 1986, p. 90 ; A. Graeser, Wie ber Ideen sprechen ? , dans Th. Kobusch et B. Mojsisch (ds), Platon. Seine Dialoge in der Sicht neuer Forschungen, Darmstadt, 1996, p. 150. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    regarder vers les Ides ne permettrait pas d'atteindre ce qui est pourtant l'objectif des Dialogues : rendre possible une dialectique sans contradiction, ayant pour but une connaissance et une action elles aussi sans contradiction.

    Aprs avoir critiqu Zenon, Socrate se voit critiqu par Parm- nide propos de la mtaphore de la participation. Parmnide la prend au pied de la lettre et en tire des consquences aportiques. Cela est particulirement net dans le cas de la premire aporie. Si l'Ide est littralement dans la chose qui participe, alors elle doit tre, comme la chose, un tout compos de parties. Mais comme il est impossible que quelque chose participe au tout ou une partie de l'Ide sans que celle-ci ne perde son unit, on ne peut plus penser la participation sans contradiction. On peut interprter de la mme faon le problme rgressif bien connu du troisime homme (132 a) et de sa variante, le problme de la ressemblance (133 a). Finalement, Parmnide tire une dernire consquence particulire- ment absurde : si la methexis n'est pas pensable, il ne reste plus qu' affirmer radicalement le chorismos. Si les Ides sont des choses exis- tant en soi, alors elles ne peuvent pas tre chez nous et nous restent inconnaissables (133 c). Le seul savoir dont nous pouvons disposer est un savoir des choses sensibles, donc pas un vritable savoir (134 6). Plus grave encore : pour Dieu, on aboutit la consquence inverse. S'il peut connatre les Ides, alors il ne peut possder aucun savoir des choses qui sont autour de nous (134 e).

    Pourtant, rpond Socrate, refuser le savoir Dieu, voil qui parat fort dconcertant. Cependant, il ne parvient pas chapper l'aporie de Parmnide. Certains interprtes en ont conclu que Socrate aurait lui-mme une conception rifiante des Ides, et mme que cette rification serait une caractristique de l'ensemble de la doctrine des Ides. Bien que cette conception remonte jusqu' Aris- tote, on est en droit d'y voir une dformation polmique. Platon ne conoit pas les Ides sur le modle des choses, ce sont les choses qui sont penses sur le modle des Ides. Pourtant, un point de la critique adresse par Socrate Zenon permet Parmnide de prendre l'offensive et de brouiller nouveau la diffrence entre choses et Ides, sensible et intelligible. Socrate, encore inexpriment, exclut en effet tort que les Ides puissent se mlanger entre elles et nou- veau se sparer (129 d). Il est certes exact que les Ides ne peuvent pas se mlanger comme les proprits des choses. Mais cela est loin de signifier que les Ides ne peuvent absolument pas tre mlanges. C'est surtout le Sophiste qui, dans son dveloppement sur la commu- naut des genres, affirme explicitement que les choses ne sont pas les Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    seules participer aux Ides, mais que les Ides aussi participent aux Ides, quoique d'une autre faon (256 a). Et cette participation idelle, au cours de laquelle les Ides restent pourtant tout fait ce qu'elles sont, est pour ainsi dire leur mlange idel (253 6).

    A mon avis, il n'y a pas ici de rupture entre les dialogues inter- mdiaires et les dialogues tardifs, mais explication progressive de la mme doctrine des Ides. Les premiers dialogues et ceux de la priode intermdiaire n'affirment pas explicitement la participation des Ides aux Ides, mais cela est bien prsuppos, ce que le jeune Socrate du Parmnide n'a pas encore compris. Car il n'affirme pas seulement qu'aucune Ide ne peut recevoir son contraire, ce qui est parfaitement exact et que l'on retrouve dans le Sophiste (252 d), mais aussi qu'il est impossible pour une Ide de recevoir en mme temps des dterminations contraires. Alors que les choses percep- tibles peuvent tre en mme temps semblables et dissemblables, unes et multiples, immobiles et en mouvement, cela est exclu pour les Ides (129 c). Le Sophiste aura une autre position. L'tre y est dfini comme tant la fois en mouvement et au repos, bien que le mouvement et le repos s'excluent (254 d). En mconnaissant cela, Socrate se met la merci de Parmnide. Il suppose d'abord juste- ment que participer, pour une chose, une Ide, c'est participer l'Ide tout entire. Mais puisqu'il ne voit pas clairement comment les Ides participent aux Ides, donc pas non plus dans quelle mesure une Ide est un tout compos de parties, il ne parvient pas se dfendre contre l'objectivation des Ides opre par Parmnide. La dfaillance du jeune Socrate fait apparatre un principe fonda- mental : seul celui qui comprend comment les Ides participent aux Ides peut comprendre comment les choses participent aux Ides, et chapper au danger constant d'une rification des Ides.

    La critique parmnidienne des Ides a pour fonction de prparer une conception plus prcise, dans laquelle la participation des Ides entre elles n'est pas seulement prsuppose mais explicite. Elle ne remplit cette fonction qu'en montrant les consquences absurdes qu'entrane le danger constant de rification des Ides. Ce constat est de la plus grande importance pour l'apprciation de l'ensemble du dialogue. Si Parmnide n'a pas une comprhension adquate des Ides dans la premire partie du dialogue, il est hautement impro- bable qu'il en ait une dans la deuxime partie. On pourrait naturel- lement penser que Parmnide ne rifie pas les Ides par conviction personnelle, mais seulement pour des raisons pdagogiques. Mais s'il en tait ainsi, il faudrait que, dans l'exercice dialectique de la deuxime partie, la diffrence entre sensible et intelligible soit faite

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    explicitement, et que soit cart le danger, pour les Ides et leur participation ideelle, de toute rification. Parmnide, prtextant que le jeune Socrate n'est pas encore assez exerc la dialectique, veut le mettre sur la voie qui pourra l'amener la vrit (135 d). Mais la dialectique qu'il propose n'est rien d'autre qu'une version largie de celle qu'a dj pratique Zenon. Et, comme on le verra, la diffrence entre sensible et intelligible ne jouera pas dans le long dveloppement de Parmnide un rle plus important qu'elle n'a jou chez son lve. On n'y trouvera pas, comme dans le Sophiste, une analyse de la participation des Ides entre elles, mais un assem- blage de huit hypothses contradictoires.

    III

    Je me limiterai aux deux premires, traditionnellement mises au centre des analyses parce qu'elles sont beaucoup plus dveloppes que les suivantes. En outre, elles jouent un rle central pour le rap- port problmatique de l'tre et du temps. Dans la premire hypo- thse, Parmnide argumente de la faon suivante (137 c - 142 b) : si l'un est, il est impossible qu'il soit plusieurs. Mais s'il n'est pas plu- sieurs, il ne peut ni tre un tout, ni avoir de parties, et ne peut avoir ni commencement, ni fin, ni milieu. Il est donc illimit, et ne parti- cipe ni du rond, ni du droit. En outre, il n'est nulle part, ni en autre chose, ni en lui-mme, et il ne peut tre ni en repos, ni en mouve- ment. Il n'est ni mme ni diffrent, ni semblable ni dissemblable, ni gal ni ingal, et ce, ni par rapport lui-mme, ni par rapport aux autres. Il n'est donc pas non plus dans un temps quel qu'il soit, ni dans le pass, ni dans le futur, ni dans le prsent. Comme il ne peut pas tre dans le temps, il ne peut donc finalement pas tre, et mme pas tre un. Il ne peut ni recevoir de nom, ni faire l'objet d'une pro- position, d'une connaissance ou d'une opinion. La premire hypo- thse aboutit ainsi un rsultat des plus singuliers, qui ne peut en aucune faon tre attribu l'un. Cela tient au fait que l'hypothse est en elle-mme contradictoire. Cela saute aux yeux lorsqu'on rsume la longue srie d'argumentations. Si l'un est, alors il n'est pas, et il n'est mme pas l'un. C'est l'autocontradiction de cet argu- ment qui mne l'impossibilit de connatre l'un au moyen des dif- frents degrs et formes du savoir.

    La deuxime hypothse tente d'viter cette contradiction (142 b - 155 e) : si l'un est, alors il doit tre de telle sorte que l'tre de l'un ne soit pas le mme que l'un qui participe lui. Sinon, cela Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    reviendrait au mme de dire l'un est ou l'un un . Mais si l'un participe l'tre, alors il est quelque chose qui est, donc non seule- ment il est un tout, mais il possde aussi des parties. L'un-qui-est est un tout compos des parties tre et un. Or, puisque chaque partie doit elle-mme nouveau tre une partie et tre une partie, chacune d'elles est galement un autre un-qui-est, donc un tout compos des parties tre et un, et ainsi de suite l'infini. L'un-qui- est est ainsi illimit selon le nombre, et ce n'est pas seulement l'tre, ou l'un-qui-est, mais aussi l'un lui-mme qui est divis en parties infiniment nombreuses, et qui est donc multiple. Mais l'un-qui-est est aussi limit, car c'est un tout qui englobe ses parties. En tant que tout, il possde aussi bien un dbut, un milieu, et une fin, que le rond et le droit. En outre, l'un qui est doit tre aussi bien en lui- mme qu'en un autre, en mouvement qu'au repos. Il doit tre aussi bien le mme que diffrent, semblable que dissemblable, gal qu'ingal, et cela par rapport lui-mme comme par rapport aux autres. Parce que l'un qui est participe l'tre, il doit aussi partici- per au temps, au prsent, au pass et au futur, et cela tant dans son tre que son devenir. Ainsi, il est et devient plus vieux et plus jeune, et ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, par rapport lui-mme et par rapport aux autres. Finalement, de l'un qui est, il doit y avoir connaissance, opinion et perception, de lui il y a nom et proposition.

    A l'vidence, la premire hypothse n'est pas la seule tre con- tradictoire. La deuxime l'est galement. En vitant la contradic- tion de la premire hypothse, elle tombe dans une autre. Sa contra- diction ne dcoule pas du ni... ni , mais du aussi bien... que . Alors que la contradiction de la premire hypothse se montre dans le fait que ses ngations systmatiques conduisent un rsultat informulable, celle de la deuxime hypothse apparat dans le fait que ses affirmations systmatiques conduisent une rgression infinie. De plus, les consquences des deux hypothses sont en con- tradiction mutuelle. Si l'un est, dit la premire hypothse, alors il n'est ni un, ni multiple. Si l'un est, dit la deuxime hypothse, alors il est aussi bien un que multiple, et de mme pour les autres contrai- res. Bref, si l'on prend les deux hypothses ensemble, il faut dire : si l'un est, alors il est et il n'est pas. Que peut signifier ce rsultat par- faitement paradoxal ? Pour rpondre cette question, il faut se remettre en mmoire ce qui lie les deux hypothses la critique par- mnidienne des Ides. Ce n'est pas trop difficile voir. La premire hypothse, avec ses ngations systmatiques, soulve les apories du chorismos qui avaient dj, dans la critique des Ides, conduit au postulat que les Ides nous seraient inconnaissables et que les Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    choses le seraient pour Dieu. La deuxime hypothse au contraire, avec ses affirmations systmatiques, soulve les apories de la methexis, responsables, lors de la critique des Ides, d'une rgression l'infini. Il est vrai que Parmnide ne se trouve plus inutilement arrt par l'hypothse fausse selon laquelle les Ides ne pourraient pas participer aux Ides. Son jeu absurde est donc sans aucun doute prendre au srieux, et est tout autre chose qu'une plaisanterie. Sa forme contradictoire ne fait cependant qu'indiquer que les probl- mes discuts ne peuvent pas tre rsolus de la faon propose par Parmnide. Il me semble que tous les interprtes qui considrent que le dialogue a un contenu instructif s'accordent sur ce point.

    Les diffrences importantes entre leurs interprtations ne vien- nent en fait que de la faon de traiter ces contradictions. On trouve pour l'essentiel deux directions, qu'on a nommes trs jus- tement dans des travaux anglais rejectionnisme et compatibilisme1 . Les tenants du rejectionnisme partent du principe qu'il s'agit de contradictions vritables qui pourraient tre rsolues en prouvant chaque fois que l'une des deux affirmations contradictoires est fausse et doit donc tre rejete2. Les compatibilistes partent du principe qu'il ne s'agit que de contradictions apparentes, appa- rence qu'on peut dmasquer en montrant que deux affirmations qui semblent se contredire ne se rapportent pas au mme objet, du moins pas sous le mme point de vue3. Il est difficile de prendre parti pour l'une ou l'autre direction, parce que toutes deux sont l'vidence problmatiques. Le problme du rejectionnisme est qu'il est difficile, partir du texte, de dcider laquelle des deux contra- dictoires il faut abandonner pour sauver l'autre. En gnral, on rejette la dernire tape de la premire hypothse parce qu'elle mne un rsultat gnral informulable et qu'elle est dduite de la prmisse fausse de la temporalit de tout tre. Qu'en est-il de la deuxime hypothse ? On ne trouve gure, dans le texte, d'in- dication fiable pour dcider quelles affirmations maintenir et quel- les affirmations rejeter. Le problme du compatibilisme vient lui aussi du fait que le texte ne permet pas de dterminer en quel sens comprendre les concepts fondamentaux d'un ou d'tre, ou bien sous quels points de vue diffrents on peut noncer des contraires

    1. Cf. C. C. Meinwald, Plato's Parmenides , New York - Oxford,1991, p. 21.

    . Jrarmi les interpretes dei a cites on pourrait mentionner Allen et Miller. 3. La variante la plus importante du compatibilisme est naturellement

    l'interprtation noplatonicienne. Pour un autre exemple parmi les interprta- tions dj cites, voir Sayre. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    d'un mme objet. Ici aussi, les prfrences de chaque interprte mnent des rsultats compltement divergents. De plus, aucune des deux directions ne parvient justifier partir du texte pour- quoi sa stratgie serait prfrable. C'est pourquoi il y a toujours eu galement des tentatives pour combiner les deux directions1. A mon avis, il y a fort penser qu'on ne trouvera pas d'issue sans une certaine combinaison des deux stratgies. Mais ce qui importe est de ne pas tirer celle-ci de la seule comparaison du Parmnide avec d'autres dialogues et en aucun cas, bien sr, des seules prf- rences des interprtes, mais seulement d'un point de dpart argu- mentatif trouv dans le Parmnide lui-mme.

    IV

    On s'est beaucoup trop rarement demand si l'on pouvait com- prendre partir du dialogue lui-mme pourquoi les argumentations du Parmnide s'embarrassent dans toutes ces contradictions, vrita- bles ou apparentes. mon avis, si l'on considre la premire partie du dialogue, il ne peut y avoir qu'une seule rponse. Parmnide s'emptre dans des contradictions parce qu'il ne prend pas en compte la diffrence entre sensible et intelligible que Socrate a fait intervenir contre Zenon, diffrence qu'il s'obstine maintenir contre les Ela- tes. En laissant cette diffrence de ct comme l'a fait Zenon, Parm- nide tombe dans une multitude de contradictions. L'exercice de Par- mnide a un double point d'appui. D'une part, il montre, contre Socrate, comment les Ides participent aux Ides et peuvent tre spares des Ides. D'autre part, il traite les Ides comme si elles taient des choses participant des choses et spares des choses. C'est cette absence de distinction entre participation des Ides et participation des choses qui le conduit toutes ces contradictions.

    Il n'est gure contestable que dans les propositions contraires des deux hypothses il soit question de proprits sensibles et de leur signification courante. C'est une perspective adopte par de nombreuses interprtations du Parmnide. Toutes les proprits et toutes les relations numres peuvent naturellement s'appliquer des choses. Cependant, en aucun cas il ne s'agit de la seule dmarche possible. En effet, les propositions contraires dans leur ensemble peu- vent tre interprtes non pas seulement au niveau sensible, mais gale- ment au niveau intelligible. Ainsi, on pourrait comprendre tout et

    1. Voir Cornford, op. cit., p. 110 et 131. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    partie comme la totalit intelligible des Ides ; dbut, milieu et fin, respectivement comme le genre le plus gnral, les genres interm- diaires et l'espce indivisible ; le rond et le droit, comme des images de la communaut rciproque des genres principaux et de la struc- ture diartique de Y eidos ; le fait d'tre dans quelque chose comme l'implication conceptuelle, et enfin le mouvement et le repos comme les genres principaux du Sophiste1.

    Cette interprtation ne s'impose pas avec autant d'vidence que la premire, plus simple, qui s'attache aux significations des propo- sitions contraires dans le langage courant. Il semble clair cependant que les arguments de Parmnide tendent au moins galement vers de telles dterminations intelligibles. En effet, d'un ct Parmnide ne distingue nulle part entre deux niveaux de signification, sen- sible et intelligible ; mais, d'un autre, s'orienter vers un niveau d'interprtation sensible ne permettrait pas de faire le lien avec la problmatique des Ides de la premire partie. Ce que vise Parm- nide, c'est trs certainement une sorte de dialectique des Ides, et non la logique des proprits des choses sensibles. Mais comme il ne distingue pas explicitement les choses des Ides, c'est prcisment ce but qui l'entrane dans la contradiction. La premire hypothse n'aboutit une contradiction que parce qu'elle est oblige de con- clure, cause de la proposition controverse selon laquelle tout tre est dans le temps, que l'un n'est pas, et n'est mme pas l'un. Dans une perspective platonicienne, on pourrait la rigueur considrer cette proposition comme justifie si le temps pouvait, comme toutes les autres dterminations, s'interprter aux deux niveaux. Si le temps ne possdait pas qu'une signification sensible, mais aussi une signification intelligible, on pourrait conclure avec raison que tout tre est dans le temps. Mais ce n'est pas le cas. Le temps, comme succession des mouvements perceptibles du cosmos, et bien qu'il ne soit pas lui-mme perceptible, ne peut en aucun cas tre interprt au niveau intelligible. C'est l'impossibilit de comprendre le temps comme une structure la fois sensible et intelligible qui mne les ngations de la premire hypothse une contradiction manifeste. Mais dans cette comprhension insuffisante du temps, se rvle une insuffisance gnrale de l'argumentation de Parmnide, savoir la non-prise en compte de la diffrence platonicienne entre choses et Ides.

    Dans les affirmations de la deuxime hypothse, la mme insuf- fisance fait que la contradiction prend cette fois la forme d'une rgression l'infini, qui divise l'tre de l'un en une multiplicit de

    1. Voir Halfwassen, op. cit, p. 308 sq. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    plus en plus grande, parce que chaque unit intelligible est traite comme l'unit d'une chose. C'est avant tout l'unit spatiale et numrique de l'un qui est au premier plan. Mais, ici aussi, c'est la mme comprhension insuffisante, parce qu'quivoque, du temps, qui joue un rle important. Tout d'abord, le fait que le temps ne fasse pas que progresser, mais possde aussi un prsent, amne supposer une nouvelle unit dans la multiplicit, ce qui renforce encore la rgression, simplement en la rendant temporelle. Le pr- sent temporel, en effet, ne possde pas un pur tre, mais il passe. Enfin, la question du moment auquel s'effectue le passage du mou- vement au repos et du repos au mouvement, s'il est vrai qu' chaque moment toute chose se trouve soit en mouvement, soit en repos, conduit supposer un tre intemporel singulier. Je pense naturellement Yexaiphns, l'instantan, que de nombreux inter- prtes ont considr comme la figure mdiatisante de la contradic- tion entre les deux premires hypothses1. D'aprs ce qui a t dit jusque-l, il me parat clair qu'il ne peut s'agir d'une telle mdiation gnrale, mais seulement d'une mdiation interne cette contradic- tion entre le repos et le mouvement, en quoi consiste la rgression de la deuxime hypothse. Mais dans quelle mesure s'agit-il d'une telle mdiation ? Manifestement, il ne s'agit pas dans Yexaiphns d'une ternit intemporelle qu'on pourrait considrer comme le modle du temps qui progresse et de son caractre rationnel, mais il s'agit d'un tre intemporel qu'il faut supposer pour pouvoir penser le simple droulement du temps. Mme l o les argumentations parmnidiennes s'approchent au plus prs de la notion d'ternit, elles en restent donc infiniment loin, parce qu'elles restent exclusi- vement dans la perspective du temps. L'incapacit de Parmnide concevoir les Ides comme telles se rvle donc en dfinitive tout particu- lirement dans son incapacit concevoir l'ternit.

    V

    J'en arrive donc ma conclusion. Une chose est sre tout d'abord : l'hypothse du Parmnide selon laquelle tout tre est dans le temps ne doit pas tre considre comme l'opinion de Pla- ton. Dj parce que cette hypothse contredit le Time, mais l'interprtation d'ensemble du Parmnide qui a t tente nous le

    1. Voir W. Beierwaltes, Exaiphns oder : die Paradoxie des Augen- blicks , Philosophisches Jahrbuch 74, 1966-1967, p. 275. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

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    confirme. Les hypothses de Parmnide sont contradictoires parce qu'elles ne prennent pas en compte la diffrence platonicienne entre choses et Ides. Cela mne, pour la conception du temps galement, une quivoque. C'est justement l'insuffisance de cette conception du temps qui rvle de faon particulirement nette l'insuffisance de l'argumentation dans son ensemble. Platon pourrait avoir ajout au Parmnide les passages problmatiques sur le temps pour donner voir toute l'insuffisance de l'exercice dialectique. Il se pourrait que sa conception du Parmnide historique et de son pome didac- tique se reflte ici. Il est possible que le pome comme le personnage de Parmnide mis en scne dans le dialogue vise un tre pur et intemporellement ternel. Ce but est-il atteint ? Comme on le sait, la question est encore dbattue dans la recherche rcente1.

    Quoi qu'il en soit, Platon partait du principe qu'ontologie et cos- mologie, toutes proches qu'elles soient, ne devaient en aucun cas tre confondues. Et c'est justement l, au niveau le plus haut, qu'il fait chouer son personnage de Parmnide. C'est pour cette raison qu'on ne peut pas plus dduire du Parmnide une temporalisation des Ides platoniciennes qu'une intgration de l'ternit dans le temps. La thse selon laquelle la proposition controverse ne se rapporterait pas aux Ides mais seulement l'tre des choses qui participent elles est elle aussi rfute par le fait que Parmnide ne prend pas en compte cette diffrence. Globalement, on pourrait donner raison au rejectionnisme, parce qu'une reconstruction harmonieuse des hypo- thses, telle que la tente le compatibilisme, s'avre impossible. Ce qu'il faut rejeter cependant, ce n'est pas l'une des deux affirmations contradictoires, mais le caractre quivoque de l'argumentation tout entire. Le rejectionnisme ne peut convaincre que si on ne l'applique pas des arguments isols mais la totalit de l'argumentation. Si le compatibilisme postule sans prcautions suffisantes une univocit prsume derrire les contradictions du texte, le rejectionnisme, lui, s'en tient trop timidement une univocit prsume chaque fois d'un seul ct de ces contradictions.

    (Traduit de l'allemand par Ccile Folschweiller.) Walter MesCH,

    Universit de Heidelberg.

    1. Cf. L. Taran, Perpetual duration and atemporal eternity in Parmeni- des and Plato , The Monist 62, 1979, p. 47 ; D. O'Brien, L'tre et l'ternit , dans P. Aubenque (d.), tudes sur Parmnide, vol. 2, Paris, 1987, p. 161 ; M. Theunissen, op. cit., p. 114 ; P. Thanassas, Die erste zweite Fahrt . Sein des Seienden und Erscheinen der Welt bei Parmenides, Mnchen, 1997, p. 124-126. Revue philosophique, n 2/2002, p. 159 p. 175

    Article Contentsp. [159]p. 160p. 161p. 162p. 163p. 164p. 165p. 166p. 167p. 168p. 169p. 170p. 171p. 172p. 173p. 174p. 175

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