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nephilimintégrale 1 : les déchus

1

le syndrome eurydice

anonymus

Inspiré de l’univers créé par Fabrice Lamidey et Frédéric Weil, © The SimStim, 2012

Le Syndrome Eurydice, © éditions Mnémos, 2002 Anonymus, © éditions Mnémos, 2002

Cette nouvelle édition a été entièrement revue et corrigée par l’auteur

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F a b i e n C l a v e l

NEphILIMintégrale 1 : les déchus

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OUVRAGE PUBLIE SOUS LA DIRECTION DE CHARLOTTE VOLPER © LES ÉDITIONS MNEMOS, JUIN 2012, 2 RUE NICOLAS CHERVIN | 69620 SAINT-LAURENT-D’OINGT ISBN PDF : 978-2-35408-483-7 WWW. MNEMOS.COM

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LIVRE UN

LE SYNDROME EURYDICEpour anna

La vie est un songe où ton pauvre Orphée Se traîne comme un mendiant sans voix Comme un ange perdu, un idiot qui sait Qu’ il a vu l’ invisible en toi

hubert-Félix Thiéfaine, « Eurydice nonante-sept »

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PREMIèRE PaRtIE

PREMIèRE DESCENtE aUx ENfERS

De l’autre côté du passage obscur, Tu vois parfois d’ étranges lueurs

hubert-Félix Thiéfaine, « Eurydice nonante-sept »

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Chapitre 1

Dans la guerre qui nous oppose à nos ennemis, les Bohémiens sont une pièce importante, en ce qu’ ils sont nos alliés indéfectibles. J’ ignore pourquoi. Ils sont persuadés d’ être le peuple élu. C’est pourquoi nous devons les protéger de notre mieux. Toute information soutirée à un Bohémien peut s’avérer déterminante.

hæres, Mémoires des flammes

1

Kurt frotta ses phalanges douloureuses et décida de s’accorder une pause. Il était essoufflé et elle ne devait plus tarder.

Comme chaque fois qu’il menait un interrogatoire musclé, il se sentait excité. La pénombre régnant sur les lieux lui semblait propice aux ébats inter-dits. Il alla s’asseoir sur la seconde chaise, plein d’impatience. De toute façon, l’autre aussi avait besoin d’un entracte. Il l’avait bien travaillé au corps et il avait suffisamment d’expérience pour savoir à quel moment il fallait s’arrêter.

L’homme ne suppliait plus. Il reprenait son souffle par à-coups, puis le relâ-chait, comme pour un soupir, en un murmure gémissant. Kurt s’agita sur sa chaise. Il en avait assez d’attendre. Cette respiration d’animal blessé l’irritait, le dégoûtait même.

Ce n’était pas assez. Il avait besoin d’une femme. Ses pensées revinrent à Mme N. Elle devait arriver sous peu. Il essaya de s’imaginer avec elle. Elle n’était pas si mal après tout. Un peu froide peut-être.

Un bruit de serrure. La porte s’ouvrit, laissant le passage à une silhouette menue.

« Où est-il ? » La voix était dure et autoritaire. Kurt fit un geste en direction du fond de la

pièce où attendait l’homme. Mme N y jeta un coup d’œil. Un homme chenu était attaché sur une chaise. Il ne devait pas avoir plus

d’une cinquantaine d’années, les traits tannés et durcis. Le type d’homme qui

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Nephilim - 1

vieillissait bien et que l’âge rendait plus viril et séduisant. Mais tout cela n’était plus qu’un souvenir : les cheveux étaient tachés de sueur et de sang, le visage rendu difforme par les ecchymoses, le regard éteint.

Mme N se retourna vers Kurt. Ses yeux gris brillaient de colère. « Il a parlé, j’espère. — pas vraiment… — Allez chercher un médecin. Vous n’avez plus rien à faire ici. » Kurt avait rarement été congédié d’une façon aussi brutale. habituellement,

sa grande carcasse de brute faisait peur, mais ce petit bout de femme ne semblait pas impressionné. À regret, il se retira en murmurant un ironique :

« À vos ordres, imperator. » Il n’aimait pas être commandé par une femme, surtout une qui, il fallait

bien l’avouer, forçait son admiration. Il tapa sur la porte pour demander à sortir. Franchissant le seuil, il entendit la voix de Mme N.

Lorsqu’il revint quelques minutes plus tard, accompagné du médecin de l’équipe, elle en avait déjà fini. Elle s’adressa au praticien :

« Faites-moi rapidement un diagnostic. Je crois qu’il ne vivra plus très longtemps. »

Le spécialiste acquiesça et se dirigea vers le blessé. Elle et Kurt restèrent face à face. Il l’observa dans la lumière rasante et faible. Elle portait les cheveux courts, presque ras. Ils avaient le gris métallique de ses yeux.

« Alors ? demanda-t-il. — Nous pouvons être à peu près sûrs qu’une caravane est partie il y a

quelques mois en direction de la Turquie. — Et qu’est-ce que cela implique ? — Un changement a dû intervenir. C’est sans doute en lien direct avec les

activités des Bohémiens qui s’agitent beaucoup en ce moment. Si celui-ci est bien allé en Turquie, cela veut dire que le Sujet 5 va revenir.

— Vous croyez ? Après ce qui s’est passé il y a cent ans ?— Il doit avoir de bonnes raisons… Le médecin revenait de l’autre pièce. Il énonça mornement : « Colonne vertébrale apparemment fracturée. De fortes chances qu’une

hémorragie interne se soit déclarée. — Vous êtes content de vous, frère ? interrogea Mme N. Kurt soutint son regard. Sans détourner les yeux, elle reprit à l’intention

du médecin :— Tuez-le. Et faites disparaître le corps. Il ne nous sert plus à rien

maintenant. »

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Chapitre 2

Quiconque dirait que nous existons passerait pour un fou. Et c’est une bonne chose. Nous avons tout fait pour qu’ il en soit ainsi. On ne va quand même pas se laisser emmerder par des mortels, non ?

Azarian, Autobiographies lunatiques

1

Jennifer s’éveilla en retard. Le réveil avait sonné, mais pas assez fort pour la tirer de son sommeil de

plomb. Elle se leva en bâillant et alla directement à la salle de bains. Elle fit la moue en constatant dans le miroir qu’une couleur châtain réapparaissait déjà à la racine de ses cheveux blonds.

En revenant, elle cogna du doigt contre la vitre du grand aquarium qui trônait sur sa table de nuit. Le poisson rouge esseulé qui y logeait resta placide et se contenta de lui tourner le dos. Elle enfila rapidement un jean bleached trop grand pour elle, puis le reste de ses vêtements, le soutien-gorge bandeau gris chiné, le débardeur dos nageur, le blouson à capuche, et mit la cafetière électrique en route. Elle prépara méthodiquement ses affaires de cours et ses affaires de sport. Bientôt, l’odeur du café monta dans le studio.

Le téléphone sonna. Jennifer décrocha en maugréant. « Allo… Maman ?… J’allais partir… Oui, j’ai bien dormi… les cours

sont bien pour l'instant, mais c’est difficile à savoir dès le début de l’année… oui, j’ai certains profs de l’année dernière… ça te dira rien… agressive ? Mais non, je suis pas agressive… C’est quand même toi qui m’appelles à huit heures du matin pour vérifier si je vais bien en cours, non ? Il faut vraiment que j’y aille… Tu veux que je sois en retard ? À bientôt… oui, c’est ça… à bientôt… »

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Nephilim - 1

Jennifer raccrocha, partagée entre la pitié et l’irritation. Elle alla vers la cafetière et plongea son regard dans le liquide brun. Elle grimaça et renversa tout le contenu dans l’évier, laissant se diluer la boisson sur la faïence blanche.

Cette nuit, elle n’avait rêvé de rien. Rien de très effrayant. Elle jeta un coup d’œil au réveil : il était temps de partir. Elle enfila ses Doc Martens et passa son blouson.

Elle dévala les escaliers quatre à quatre, tout en essayant de ne pas faire trop de bruit pour les voisins, en particulier les Michaux qui lui louaient ce modeste studio sous les toits, rue du Chemin-Vert. Ce n’est qu’une fois dans la rue qu’elle se rendit compte qu’elle avait dû laisser l’ordinateur allumé toute la nuit et bientôt toute la journée.

« Tant pis », se dit-elle. Le froid glacial de la rue contrastait fortement avec la chaleur étouffante

de l’immeuble. La pluie la décida à prendre le métro. Elle n’en avait que pour quelques stations mais c’était toujours ça de gagné.

Chemin Vert. Il y avait un monde fou sur le quai, des mines revêches, des corps languides,

déjà épuisés, de petits yeux mi-clos, des grognements mécontents, des bous-culades, des miettes de viennoiseries mangées à la sauvette, la sonnerie des portes qui se ferment. C’était toujours l’affluence dans le wagon. La foule se pressait, se collait, s’agglutinait dans le plus parfait désordre. Des haleines chargées montaient le long des vitres embuées, des odeurs de transpiration, des fragrances de tabac froid, envahissantes jusqu’à la nausée. Des relents de musc.

Bastille. Gare d’Austerlitz. Elle descendit à la station suivante. Cluny - La Sorbonne. Le plafond de la station était couvert de mosaïques multicolores imitant

des signatures illustres. Quittant les visages cuits par le froid, elle monta de nouveau quelques escaliers, avant de retrouver le vent de la rue. Elle prit le boulevard Saint-Michel. Les ruines gallo-romaines à sa gauche, vestiges de temps antiques, répondaient à un bâtiment haussmannien sur sa droite que l’on abattait entièrement, à l’exception des façades qui donneraient l’impres-sion d’ancienneté.

Comme elle s’abîmait dans sa contemplation, elle eut l’impression tout à coup que sa semelle était trouée et laissait passer l’eau. pourtant ses chaus-sures étaient trop récentes pour être déjà percées.

L’impression revint, plus brutale cette fois : une sorte de morsure compri-mait violemment sa chaussure. Elle vit qu’elle marchait dans une flaque

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Le syndrome Eurydice

d’eau noire. Sans qu’elle sache pourquoi, cette vision la glaça. L’idée s’imposa à elle que cette eau noire pénétrait par les pores de sa peau, montait dans sa jambe, atteignant la cheville puis le genou, allait enfin prendre possession de son corps tout entier, pour le dissoudre lentement par une sorte d’érosion interne.

horrifiée, elle put enfin ôter son pied de la flaque d’un geste affolé. Il était intact, le cuir de la chaussure n’avait pas été attaqué. Mais des reflets menaçants brillaient encore dans cette flaque d’eau sale, striée par les gouttes de pluie, ondulant de mille replis, serpentant vers elle en un mouvement incessant mais inutile. puis l’impression disparut. La flaque redevint une simple surface liquide. Jennifer calma les battements de son cœur avant de reprendre sa route.

Un peu plus loin, elle obliqua dans la rue des écoles où les étudiants retardataires pressaient le pas. Elle tourna encore dans la rue de la Sorbonne et longea le grand bâtiment en cours de ravalement, dont la façade était toujours recouverte par des échafaudages arachnéens.

Elle pénétra enfin dans la cour, après avoir montré le contenu de son sac à dos à un vigile en uniforme, débouchant sur une troupe de touristes. Le soleil montait paresseusement sur les façades, encore pâle et faible. Les pavés, humides de rosée, brillaient.

Jennifer pénétra dans le hall et se dirigea vers l’amphithéâtre Descartes. Elle passa les lourdes portes de bois, fit craquer les quelques marches qui menaient à une longue salle en pente, comme une piscine à profondeur progressive où chaque niveau était marqué par une rangée de bancs.

Elle chercha des yeux une nuque familière, un dos ami, parmi les dizaines de silhouettes penchées sur leurs notes. Seuls les froissements de feuilles conféraient un semblant de vie à cet espace mort. On aurait cru voir des galériens. Enfin, elle trouva la personne qu’elle recherchait, non loin de l’entrée où elle se tenait.

« Salut, Tatiana. — Salut, Jen. Encore en retard… — Ma mère m’a appelée juste au moment où je partais. — Ah, les mères, soupira Tatiana. — Oui… J’ai manqué quelque chose ? — Rien que du blabla stylistique sur l’écriture du moi et ses métamor-

phoses existentielles. » Au fond de la salle s’étalait un large bureau, surmonté d’un tableau vert

glauque rendu brumeux par les traces de craie mal effacées, avec, surplom-bant le tout, un autre tableau, noirci par le temps, d’où sortaient des femmes

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Nephilim - 1

en robes vaporeuses comme des spectres. En dessous, un petit homme laid et barbu psalmodiait des paroles sans sens, avec des gestes amples qui pouvaient le faire passer pour une sorte de gondolier.

« C’est pas grave, alors… — Tu ferais mieux de prendre des notes. Les partiels porteront là-dessus

pour cette U.V. » La voix de l’enseignant berçait les étudiants hébétés par des nuits blanches

et un ennui sans fin. Jennifer sentait confusément que la voix du profes-seur était trompeuse, que le calme présent ne faisait que présager des suites dangereuses.

Elle trembla un peu, observant les murs avec attention, tous ses sens en éveil.

L’Autre était là. C’était sa voix qui résonnait en elle, comme pour la faire voler en éclats. Un clapotis. Le silence, oppressant dans sa vacuité même. Les murs suintaient d’une eau noire, elle sourdait des fissures secrètes de la pierre. Les vitres étaient envahies, absorbant toute la lumière. Des flaques verticales s’étendaient sur le verre. La surface siliceuse ploya un moment sous le joug, se déforma comme une bulle, céda enfin au ralenti, en silence, et des flots noirâtres débordèrent, se déversèrent, emplissant la pièce à un rythme infiniment lent. La vibration était en elle, murmurant, susurrant les mêmes mots liquides : « Bois… Bois-moi… ».

Jennifer se débattit pour ne pas laisser l’eau brune pénétrer dans son corps. Elle ferma la bouche et serra les doigts sur ses narines, les paupières closes. Devenir imperméable.

Jennifer attendit. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la marée s’était retirée. Dans la salle, il n’y

avait plus trace de l’événement. Le calme n’avait pas cessé, mais il avait perdu son caractère factice. La crise était passée.

Bien sûr, le regard effaré des autres étudiants qui ne savaient pas, le visage inquiet de Tatiana et sa voix blanche qui disait :

« Ça a recommencé… »

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Chapitre 3

Ils étaient sept. On les appelait la fraternité de l’Hepta. Ils marchaient fiers et droits dans

l’obscur dédale des siècles et des nuits, des mythes et des idées, des complots et des quêtes. Puis arriva le jour où ils ne furent plus que six. L’un d’eux fut victime d’une grave blessure qui le défigura jusqu’au plus profond de lui-même. Ses compagnons tentèrent de le guérir, mais ils ne parvinrent qu’ à hâter un peu plus l’ inexorable progression de la souillure. La mort dans l’ âme, les Sept durent se séparer.

C’ était il y a cent cinquante ans. Nous étions sept.

Ezechiel, Fragments sur l’Hepta

1

« Monsieur… » Une main secouait son épaule avec fermeté. « Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici. » Wag grogna, perturbé dans son sommeil. « Monsieur ! Vous voulez que j’appelle la sécurité ? » La voix était devenue pressante. Wag ouvrit un œil vitreux et regarda

le fâcheux qui interrompait sa nuit. Un homme en uniforme, sans doute le conducteur de la rame de RER dans laquelle il se trouvait. Instinctivement, Wag avait compris le sens des paroles du conducteur, mais il eut plus de mal à parler. Il chercha dans ses souvenirs brumeux des bribes de français.

« On est où ? parvint-il à articuler d’une voix étonnamment basse. — Châtelet, terminus. » Il se leva avec difficulté. L’homme le regardait d’un œil à la fois dégoûté

et apitoyé. Wag sortit du wagon. Les portes se refermèrent derrière lui et la rame alla disparaître au loin.

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Nephilim - 1

Autour, il n’y avait que des quais, donnant sur des quais, débouchant sur d’autres quais encore. Et puis des escaliers mécaniques et leur bruit infernal. Wag s’assit sur l’un des sièges rouges incurvés qui bordaient un grand pilier couvert de carrelage graisseux. Il sentit le froid du métal traverser la fine étoffe de son pantalon. Il n’y avait pas grand monde à part lui, ici.

Il gratta férocement sa barbe rousse et hérissée, ce qui eut pour effet de faire tomber en pluie les reliefs de son dernier repas. paris avait bien changé en un siècle et des poussières. Il s’étonnait toujours de voir comme les paysages urbains se métamorphosaient, tandis que les humains restaient les mêmes. Cette pitié dans le regard du conducteur, il l’avait déjà vue des siècles auparavant, à des milliers de kilomètres.

Il se leva. Sa propre odeur commençait à l’incommoder. Il referma les pans de son manteau défraîchi, son seul bien, monta prudemment sur les escaliers mécaniques, et manqua néanmoins tomber. Il se rattrapa de justesse à la rampe. Il entendit quelques murmures dans son dos. Des voya-geurs se moquaient de lui.

Arrivé en haut, il faillit tomber une nouvelle fois. De grands panneaux verts de tôle ondulée indiquaient les lieux en travaux. Il se mit en quête de toilettes publiques, butant

dans des tas d’immondices. La station était un vrai dédale souterrain, dont les travaux omniprésents aggravaient l’impression de confusion.

Il s’aperçut qu’il avait faim lorsque son ventre gronda tristement. Son regard erra à la recherche d’un débit de boisson ou même d’un restaurant, mais tout était fermé à cette heure. Il ne trouva qu’un distributeur dont le moteur faisait entendre un léger bourdonnement.

« Comment ça marche, ce truc ? » Contemplant le distributeur devant lui, il murmura quelques paroles

magiques et le verre se transforma en eau qui tomba en flaque à ses pieds. Wag jura : ses chaussures étaient trempées. Il mit toutes sortes de bonbons et friandises dans les poches de son manteau.

Son regard croisa l’œil glacial d’une caméra de surveillance. Il lui fallut quelques instants pour comprendre de quoi il s’agissait et il reprit sa recherche de toilettes en ingurgitant le fruit de son larcin.

Il lui fallait passer inaperçu s’il voulait réussir ce qu’il était venu faire à paris. Il chassa immédiatement les souvenirs douloureux qui lui montaient à la gorge et s’arrêta devant le panneau « Toilettes publiques ». La porte était fermée. La magie n’était pas censée servir à des tâches aussi mesquines, mais il n’avait guère le choix.

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Le syndrome Eurydice

Il posa la main sur la poignée et elle devint molle comme du caout-chouc. Il n’eut plus qu’à la pousser un peu fort pour que le loquet cède. La lumière glauque des néons lui sauta au visage.

Il y avait un miroir où il put constater les ravages de la vie d’ermite —  aujourd’hui on disait clochard  — sur son visage. Sa barbe et ses cheveux roux étaient hirsutes. Il avait pris du poids et perdu du muscle, ce qui accentuait le caractère trapu de sa silhouette. Sa peau était noire de crasse, ses vêtements ressemblaient davantage à des haillons. Il comprit les moqueries des voyageurs.

Lorsqu’il ressortit de là, Wag avait meilleure allure, mais toute son odeur n’était pas encore partie. Il laissait derrière lui un désordre et une saleté indescriptibles, des morceaux de papier hygiénique détrempés et souillés, éparpillés sur le carrelage blanc.

La population devenait plus dense dans les couloirs de la station Châtelet. Il suivit les indications, se perdit plusieurs fois, prit un nouvel escalier mécanique balayé par un courant d’air glacé, aboutit finalement dans un espace plus dégagé où se trouvaient des commerces.

Il finit par arriver au grand air. Il frissonna quand une brise glaciale s’in-sinua dans ses vêtements. Le ciel était lourd et chargé de nuages grisâtres qui donnaient un aspect sinistre aux bâtiments de paris. Il eut un regard nostalgique pour les entrailles tièdes de la métropole qu’il venait de quitter.

Wag fouilla dans sa poche avant d’en extraire un petit morceau de papier sur lequel on pouvait lire une adresse à demi effacée. De nouveau, l’émo-tion le prit à la gorge. Il décida qu’il avait besoin de soutien. Il murmura l’adresse entre ses dents et avança vers la Seine.

Rapidement, il reprit le métro car le contact de la terre lui manquait. Le réseau s’était considérablement développé depuis ses débuts. partout la foule, partout l’affluence. Il en avait perdu l’habitude.

Les humains étaient laids, inquiets, soufflants, suintants. Le dégoût était là, dans les regards des gens. Ils entraient dans la rame, pressés, indif-férents, puis ils plissaient le nez, fronçaient les narines et les sourcils, rele-vaient la tête. Enfin ils repéraient l’origine de l’odeur et baissaient les yeux, gênés et mécontents.

Mais la terre était toute proche. Il sentait des tonnes de matière fertile l’entourer, prête à germer, à briser le macadam de ses pousses virides. Des courants magiques passaient sur ce bétail ignorant, il pouvait les sentir. Ils n’étaient pas aussi forts qu’en Cappadoce et ses églises rupestres ornées de peintures. pourquoi était-il revenu ? Il repensait aux paysages de la Turquie. Le ciel et la terre. Surtout la terre.

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Nephilim - 1

Il devait bien avouer que l’impression n’était pas la même ici. Une autre station pour une autre rue. De nouveau le froid, de nouveau le vent.plus rien n’était pareil. Il y avait devant lui un grand carrefour parcouru

d’automobiles et d’autobus. Enfin, à ce qu’il lui semblait. Nostalgie. Au milieu de la place, rebaptisée Félix éboué, il y avait une grande fontaine avec des lions de bronze.

Wag murmura encore l’adresse entre ses dents. Il n’était plus très loin. Il descendit l’avenue Daumesnil entre les arbres tristes. Les boutiques funèbres avançaient leurs vitrines comme de vieilles prostituées. Il faillit renoncer. Trop difficile. Trop tard. Tout était déjà terminé depuis si longtemps, depuis le début peut-être. Les grilles autour du tronc des arbres lui faisaient mal. La terre était là, en dessous, prisonnière. Ces grilles lui semblaient des soupiraux et les trottoirs des murs. Nostalgie : le retour douloureux. Il soupira. Il était prêt pour la douleur.

Un peu plus loin, il tourna dans la rue Sidi-Brahim. Un immeuble couleur crème. C’était là. Il alla vers la porte en verre à double battant, fermée par un digicode.

personne ne venait mais Wag était las de recourir à la magie. Il devait être discret. À vingt mètres de lui, une porte de garage s’ouvrit dans le corps du bâtiment, laissant passer une voiture qui alla disparaître au coin de la rue. Sans réfléchir, Wag se précipita vers l’ouverture qui déjà se refermait. Il eut à peine le temps de se faufiler sous le rideau. Il se trouvait dans un couloir en pente, garni au sol de grands chevrons en relief.

Il finit par trouver une porte ouverte qui donnait sur une cage d’escalier. Il remonta patiemment deux étages. Une porte encore. Ouverte. Il entra.

Quelques minutes plus tard, il pénétrait dans un appartement du premier étage. La serrure n’avait pas été très difficile à forcer.

Une chaleur insupportable régnait dans cet appartement, une chaleur telle qu’il se sentit transpirer par tous les pores de la peau. Tout était bien rangé et respirait le luxe discret. Il décida de ne rien fouiller, s’assit en tailleur sur le sol et attendit.

*

Un bruit. Il s’était endormi, rompu de fatigue. Le son d’une clé dans la serrure le

fit sursauter. Wag se reprit et changea de vision. Ses yeux se révulsèrent et il scruta les lieux en Vision-Ka.

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Le syndrome Eurydice

Des courants de feu dérivaient lentement. Une perturbation était inter-venue à l’arrivée de l’autre Nephilim. Un pentacle flottait au milieu. Les flux se rassemblèrent autour de lui et Wag reconnut la marque du serment-Ka sur le pentacle.

« Arrête ! C’est moi ! » dit-il en énochéen. L’homme suspendit le sort qu’il se préparait à lancer. Ses propres yeux

devinrent blanc un instant et son corps fut agité de soubresauts, avant de revenir à la normale.

« Wag… Que fais-tu ici ? s’enquit-il dans la même langue composée de la vibration des champs magiques.

— Je suis venu te voir, hæres… » L’interpellé referma rapidement la porte, puis se tourna vers Wag. « Cessons de parler en énochéen, dit-il en français. Il n’y a pas de micro

ici, mais ils pourraient bien repérer les variations des champs magiques. — Tu parles des Rose+Croix ? — De qui d’autre veux-tu que je parle ? » dit hæres durement. Il le toisa un instant d’un air soucieux. « Qu’est-ce que tu fais ici ? ajouta-t-il. — Les Bohémiens m’ont prévenu. — De quoi ? — Je viens pour achever ce que nous avions commencé ensemble, il y a

plus d’un siècle… — Tu viens rechercher l’artefact ? Après tout ce temps ? Et comment as-tu

eu mon adresse ? — Les Bohémiens me l’ont donnée. » hæres eut un regard suspicieux. « pourquoi viens-tu chez moi ? — Je ne vais pas rester, rassure-toi. Ce sera bientôt le mois d’orichalque

et je devrai partir. — La chasse saturnale ? s’enquit hæres avec un semblant de compassion. — Exact. Je voulais juste savoir si je pouvais compter sur ton aide, dit

Wag d’un ton plus froid. — Non. — pour quelle raison ? — Tu me demandes pourquoi ? Mais parce que je vis ici ! J’ai toute ma vie

ici ! Lorsque vous avez tous disparu dans la nature, je suis resté sur place. Je me suis caché. J’ai réussi à échapper à la vigilance des Rose+Croix. J’ai une affaire qui prospère... »

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Nephilim - 1

Wag regarda son compagnon. Il occupait le corps d’un homme très grand et très large, aux cheveux courts, d’un blond orangé, agglomérés par le gel en cônes qui se dressaient sur sa tête. Il était habillé d’un riche costume trois-pièces.

« C’est vrai que la séparation de l’hepta a l’air de t’avoir profité… — On ne peut pas en dire autant de toi. Tu pues comme un animal mort. — Tu as des nouvelles des autres ? — Je n’ai vu personne depuis la dernière fois. Je sais simplement qu’Azarian

appartient à un groupe de hard rock. Nekrozis ou quelque chose comme ça. Il tourne dans toute l’Europe.

— Et les autres ? Et Leonidas ? — Rien… — Khesziv ? Ezechiel ? — Aucune nouvelle… » Wag fouilla sa barbe rousse avec un air gêné. hæres lui rendit son regard.

Silencieusement. « Tu ne m’aideras pas, n’est-ce pas ? — Tu n’aurais pas dû revenir… Tout est fini maintenant. L’hepta est

dispersé… — Non, il reste un espoir pour Alvó. — Il n’y a plus que toi pour y croire. Je refuse de me laisser embarquer

dans tes chimères ! Ne crois pas que tu peux débouler chez moi avec tes habits dégueulasses, et que je vais te suivre en remuant la queue !

— Tu vois, dit calmement Wag en lui lissant le revers du veston, je t’ai longtemps pris pour un ami. Mais ton costume d’humain a recouvert ton pentacle de Nephilim : je ne le vois plus. Adieu. »

Il avait espéré pouvoir au moins prendre une douche, mais le destin en avait voulu autrement. Tout lui semblait dérisoire. Il se sentait amer et las, déçu et triste. Certes, il n’attendait pas grand-chose de cette rencontre, mais il en sortait plus blessé que par n’importe quelle arme d’orichalque.

Il était seul à présent  : les Rose+Croix, qui ne manqueraient pas de se dresser sur son chemin, avaient vaincu l’hepta, la fière fraternité des sept Nephilim. Comme l’Agartha lui semblait loin en cet instant ! Comme ce siècle lui semblait long !

Il s’enfonça de nouveau dans le métro. C’était le soir à présent. Il ne se perdit pas, cette fois. Sombre, renfermé, il alla droit à son but. Il agirait seul. Auparavant, il lui fallait faire une sorte de pèlerinage.

Cela pouvait attendre le lendemain. Il décida de passer la nuit dans la chaleur souterraine des transports urbains,

bercé par le passage des rames qui faisaient trembler la terre.

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Le syndrome Eurydice

*

Au matin, il repartit vers sa destination. Il préférait errer dans les souterrains moites et tièdes plutôt que d’af-

fronter la fraîcheur du dehors. Il se sentait presque bien, même si les soli-tudes cappadociennes lui manquaient et qu’il percevait encore les champs magiques qui tourbillonnaient en ces lieux. L’agitation urbaine lui rappelait pourtant de bons souvenirs. Il fit des détours, il retarda le moment de revenir sur les lieux où tout s’était déroulé jadis, l’affrontement, les déchirements, le dilemme, la séparation enfin. Les Sept avaient failli être dissipés dans les champs magiques ou, pire encore, être capturés par les Rose+Croix.

Wag ne voulait plus de ces souvenirs. Il voulait de l’espoir. Il était sorti de sa torpeur séculaire pour reprendre sa quête et s’accomplir. Le chemin qu’il avait choisi à ce jour n’était pas le bon. Sa rencontre avec hæres le lui avait prouvé de façon brutale. peut-être ce dernier s’épanouissait-il en étant ce qu’il était mais Wag demeurait sceptique.

À la sortie de la station, il tomba sur les ruines des thermes de Cluny. Il ne se rappelait plus s’il les avait déjà vues au temps où elles étaient encore debout, mais il avait l’intime conviction de connaître ces bâtiments. En face, comme un long écho à travers les siècles, un autre bâtiment se dressait tel un squelette architectural, vidé de sa substance.

C’étaient ces ruines qui l’intéressaient. C’était là que tout s’était déroulé jadis.

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Chapitre 4

Il arrivait parfois, au cours de mes voyages, que je m’arrête un instant, sur la rade d’un port, à la fenêtre d‘un carrosse, au balcon d’un château pour penser à ce que je fuyais. La maladie m’apparaissait très lointaine, presque inexistante. J’avais l’ impression de la maîtriser. Alors, l’ éternité s’ouvrait devant moi. J’ai compris bien plus tard que ce sentiment n’ était qu’une illusion.

Alvó, Mes Voyages

1

Jennifer était à la bibliothèque de la Sorbonne avec Tatiana. La crise avait eu lieu la veille et son amie mettait tout en œuvre pour lui faire oublier cet incident pénible. Elle ne réussissait, par sa joie factice, qu’à rendre l’atmos-phère plus lourde.

Dans une petite cabine surélevée se tenait la maîtresse de salle, une femme à l’air revêche. Réputée sèche et acariâtre, elle avait très mauvaise presse au sein de la gent estudiantine. Il arrivait souvent que son téléphone sonne et toute la bibliothèque profitait alors de ses conversations professionnelles et privées, qu’elle glapissait d’une voix aigre et éraillée.

« Elle en fait un bruit, celle-là », chuchotait Tatiana, ulcérée. M. Maréchal, le professeur de littérature du xixe siècle, leur avait demandé

d’effectuer un travail sur Laforgue. Mais Jennifer avait d’autres idées en tête. Elle revoyait sans cesse les mêmes images, comme si le cauchemar conti-nuait, comme si elle avait réellement assisté à la scène d’invasion liquide.

Elle devait réagir. Elle avait passé toute la journée et la nuit à réfléchir à tout cela. C’était un

énorme coup dur car, pendant presque deux années, elle s’était crue guérie. À présent, elle se sentait atteinte d’une tare incurable, d’une blessure ingué-rissable, d’une inconsolable fêlure.

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Le syndrome Eurydice

écoutant à peine le babillage de Tatiana, elle chercha des livres sur sa crise, sur sa psychose, comme avait dit la psy du lycée à ses parents. Schizophrénie paranoïde.

« Tu vois, disait Tatiana, je trouve que tu n’es pas assez souvent avec Vincent. Et puis tu as vu comme tu t’habilles ? Tu n’es vraiment pas sexy comme ça. Il est gentil pourtant…

— Je le vois ce soir, répondit songeusement Jennifer sans que cela inter-rompe le flot de paroles.

— Tu as de la chance qu’un garçon aussi gentil s’intéresse à toi, continua Tatiana, non pas que tu ne le mérites pas, non, mais on n’a pas toujours ce qu’on mérite. Regarde, moi, par exemple, je tombe toujours sur des obsédés qui ne veulent que me sauter parce que j’ai de gros seins… »

Dans ce genre de cas, Jennifer cessait d’écouter le détail des mots et finissait par se laisser bercer par le débit des phrases. Tatiana aimait parler de ses seins, qui constituaient pour elle une sorte de fierté et lui valaient un certain succès auprès des garçons. Cette fois, lorsque Jennifer entendit les mots « gros seins », elle se surprit à observer la poitrine de Tatiana.

Elle devait s’avouer qu’il s’agissait là d’une belle paire de mamelles, elle-même ne possédant qu’une poitrine que l’on pouvait qualifier de menue. Une pointe de jalousie, vite réprimée, lui passa par la tête, juste assez pour lui faire comprendre que Tatiana, pour une raison encore inconnue, l’en-viait. peut-être était-ce pour sa psychose ? C’était étrange comme ce mot ne sonnait pas de la même manière quand il renvoyait à un individu, au lieu d’une collectivité floue. Il résonnait comme un caillou dans un puits.

La vraie folie était une solitude abyssale.

*

« Vous dites que cela a recommencé… — Oui, docteur », répondit Jennifer avec une pointe d’ironie.Au début, on avait cru à une simple dépression, mais il s’était rapide-

ment avéré que le cas de Jennifer était beaucoup plus grave. Son attitude renfermée, ses brusques accès de mauvaise humeur avaient laissé place à des états d’angoisse profonde.

puis vinrent les rires immotivés et compulsifs, les hallucinations. Jennifer voyait des images invisibles, entendait des sons muets. Inquiets, ses parents l’avaient placée dès le lycée sous la surveillance de la psy, Mme  Rivière. Cette dernière n’avait obtenu que de bien piètres améliorations, à savoir que Jennifer ne parle plus de ses visions morbides, tandis que les rires nerveux demeuraient.

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Nephilim - 1

La maladie de la jeune fille n’avait pas eu de répercussions notables sur son attitude à l’école. Elle avait fini par décrocher un bac littéraire avec mention assez bien. On l’avait inscrite à la Sorbonne, où elle poursuivait des études sans éclat. Elle avait alors décidé d’habiter seule et sa mère lui avait trouvé un petit appartement dans paris. Elle avait demandé également, non pas à cesser les analyses comme le craignaient ses parents, mais à changer de praticien. Grâce aux conseils avisés de nombreux amis dépressifs, elle avait déniché le docteur Jean Lagache qui officiait dans un cabinet sur le boule-vard de Bonne-Nouvelle.

puis brusquement, Jennifer s’était trouvée mieux. Elle semblait dormir correctement, travaillait bien, faisait du sport, elle avait même un petit ami, Vincent. Ses séances hebdomadaires chez le docteur Lagache semblaient porter leurs fruits. Sa mère commençait à croire que sa fille était guérie. Jennifer elle-même, quoique ne sachant pas pour quelle raison, devait bien avouer qu’elle se sentait en bonne santé morale et physique. Jusqu’à ces derniers jours.

« … Et en plus j’ai recommencé à me faire du café. Mais je n’arrive toujours pas à le boire. Ce liquide noir me dégoûte…

— Ce n’est rien. Ce symptôme n’est pas alarmant. Vous avez rêvé récemment ?

— Je ne me rappelle pas… — Faites un effort… Essayez de vous souvenir. Cette nuit, par exemple… — En fait, maintenant que j’y pense, la veille du jour de ma crise, j’ai fait

le même rêve… — Oui… — Je rêvais que je ne rêvais pas. C’est-à-dire que tous mes rêves étaient

là, en moi, je les sentais mais ils étaient inaccessibles. Je ne me rappelle plus pourquoi.

— Qu’est-ce qui vous empêchait d’avoir accès à vos rêves ? Une personne ? — Oui… Enfin, pas vraiment… Je ne sais pas… Ce n’était pas vraiment

une personne, c’était comme si une couche noire, une gangue épaisse, qui ondulait comme la surface de la mer, recouvrait tous mes rêves…

— Avez-vous essayé de percer cette gangue ? — Oh non ! — pourquoi donc ? Elle vous faisait peur ? — Oui, j’avais peur d’être brûlée par ce contact, d’être rongée comme

par un acide. — Et cette impression est récurrente ?— Oui, et j’ai l’impression d’être épiée, souvent, qu’elle me veut du mal…

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Le syndrome Eurydice

— Qui donc ? — Je ne sais pas. Mais je vois une silhouette, qui me surveille, toujours la

même. Je sais que c’est une femme comme moi. En fait, parfois, j’ai l’impres-sion que c’est une partie de moi-même qui me veut du mal. Elle n’a pas de visage, elle me suit partout.

— Bien. Nous allons devoir arrêter ici, car il est l’heure. — Vous pensez que… ma psychose… — Vous n’avez pas besoin d’employer ce terme, sauf si cela vous fait du

bien. C’est juste un terme clinique qui sert à décrire le mal dont vous souf-frez. Il ne résout rien. Vous allez devoir faire ce travail de guérison et je ne serai là que pour vous aider. Vous êtes bien libre vendredi prochain à cinq heures ?

— Je crois.— Il faut que vous veniez, mademoiselle Martin, c’est extrêmement

important pour la suite. — Je viendrai. — Je compte sur vous. Au revoir, mademoiselle Martin. »

*

Jennifer sortit comme en état d’hypnose. Les séances avec le docteur Lagache lui apportaient une sorte de décontraction proche de l’endormisse-ment. Elle quitta le vaste appartement du boulevard de Bonne-Nouvelle et se dirigea vers la station homonyme. Bien qu’il ne soit que sept heures du soir, la nuit commençait déjà à tomber sur les trottoirs parisiens, amenant la lueur des réverbères sur les flaques.

Elle se sentait soulagée, telle une pénitente sortant du confessionnal, avec le sentiment de s’être vidée de toute sa saleté et de repartir vierge. La fine pluie dessinait de noires auréoles sur son blouson de jean. L’averse se faisait de plus en plus insistante et la jeune fille était trempée lorsqu’elle pénétra dans la station de métro.

Ses cheveux détachés lui collaient au visage mais elle aimait cette impres-sion rassurante. Elle savait que ce désordre la rendait plus jolie. Du moins c’était ce que Vincent disait.

Elle marchait machinalement dans les couloirs familiers. plusieurs fois elle avait tenté de se déplacer avec les yeux fermés, comme une enfant.

Ce fut la nuit. Il y avait toujours un bruit sourd et tubulaire qui grondait et l’humi-

dité relevait les odeurs et les courants d’air. Elle avançait, nez au vent, sans

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Nephilim - 1

prendre la peine de vérifier sa direction en effleurant le mur. Au détour d’un couloir, une nouvelle brise vint caresser ses cheveux, apportant des parfums inconnus. Une senteur en particulier retint son attention, mauvaise, plus ambrée, plus musquée. Elle frémit un peu sous le souffle d’air.

La fragrance lui arriva en plein visage. Elle voulut se détourner mais il était trop tard. Elle avait heurté quelqu’un.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la personne l’avait déjà dépassée en grognant. Elle éprouva de nouveau un sentiment d’inquiétante familiarité. Elle connaissait cet arôme comme elle connaissait ce timbre de voix. Elle se retourna pour voir qui était à l’origine de toutes ces impressions.

Elle pouvait distinguer entre ses mèches de cheveux un dos habillé d’un pardessus usé et fripé d’où émergeaient des poils hérissés et roux. L’homme était râblé et marchait avec la tête dans les épaules. Comme frappé à son tour, il s’arrêta brusquement et se tourna lentement dans sa direction. Deux yeux aigus plongèrent dans son regard, deux yeux vert émeraude qui n’avaient rien à voir avec l’allure déguenillée du personnage. Jennifer ne vit que ses prunelles. Elle se détourna rapidement et s’éloigna d’un pas vif pour effacer cette rencontre au plus vite.

Elle était sûre d’avoir déjà vu cet homme, ce clochard roux qui avait un petit air irlandais. Mais elle avait beau fouiller dans sa mémoire, elle ne trou-vait pas. Tout ce qu’elle savait, c’était que cet homme lui faisait peur.

Elle arriva sur le quai tout essoufflée et s’engouffra dans la rame à l’arrêt. Les portes coulissantes se refermèrent avec un bruit sec, mais la peur ne disparut pas. Elle avait froid à présent. La pluie avait percé ses vêtements. Ses mains tremblaient. Machinalement, elle compta les arrêts jusqu’à la station Couronnes.

Ce soir, elle ne rentrait pas chez elle. Vincent, averti sans doute par Tatiana, l’avait invitée à venir chez lui passer la soirée et la nuit un jour avant la date convenue. Jennifer avait d’abord refusé, agacée qu’on la traite comme une malade, mais les douces inflexions de la voix de Vincent avaient fini par la convaincre. Il faut dire qu’il était plus délicat que Tatiana. Finalement, elle était contente d’aller chez lui.

Elle arriva enfin devant l’immeuble où habitait Vincent. La pluie avait redoublé et Jennifer avait dû mettre sa capuche. Elle tapa un long code sur le clavier froid de l’interphone. Une voix grésilla. La porte se mit à vibrer et Jennifer entra, ruisselante, dans la cage d’escalier où se répercutait le désa-gréable vrombissement. L’ascenseur étant en panne, elle monta à pied les quinze étages qui la séparaient encore de Vincent. Ses Doc Marten mouil-lées crissaient sur le lino.

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Le syndrome Eurydice

Essoufflée, elle sonna enfin à la porte, avant de se rendre compte qu’elle était déjà entrebâillée. Elle franchit le seuil en s’essuyant bien les pieds sur le paillasson pour ne pas faire de traces. Vincent était un maniaque de la propreté. Jennifer aimait bien plaisanter à ce sujet, en lui disant qu’il avait l’air d’habiter un appartement-témoin.

La porte à peine refermée, une douce chaleur l’envahit. Elle se sentit bien dans la lumière douce  : Vincent était un incorrigible romantique, comme disait Tatiana.

Il se tenait là, tranquille, attentif, assis dans le fauteuil de son bureau. Il se leva en l’apercevant et arrangea quelques papiers pour faire place nette. Il lui tendit les bras et elle se laissa aller contre son corps rassurant.

« Comment vas-tu, Nej ? » lui murmura-t-il à l’oreille. Il était le seul à l’appeler ainsi, par taquinerie. La plupart de ses amis

avaient raccourci Jennifer en Jen. Vincent avait simplement inversé les lettres. Elle-même avait baptisé ainsi l’espèce de double, l’Autre, qui appa-raissait dans ses délires.

« Mais tu es trempée ! Tu vas attraper froid. Donne-moi tes vêtements, je vais les mettre à sécher », ajouta-t-il en dégageant le visage de Jennifer de ses mèches collées sur son front et ses joues.

Elle se laissa déshabiller passivement par ses gestes tendres. Lorsqu’elle fut tout à fait nue, il voulut l’emmener vers la salle de bains mais elle résista et se blottit contre lui sans un mot, passant les mains sous sa chemise pour toucher sa peau tiède, lui voler un peu de sa chaleur. Elle se mit à le désha-biller à son tour. Elle aimait son corps ferme et souple, si rassurant, si posé. Elle se serra contre lui pour ne pas le laisser échapper. Ils finirent par glisser à terre.

Jennifer faisait l’amour comme une naufragée, les yeux clos, les lèvres s’ou-vrant parfois toutes grandes pour aspirer l’air par bouffées saccadées, comme le noyé qui ne remonte à la surface que par intermittence, elle s’agrippait à Vincent, sa planche de salut, avec l’énergie du désespoir, et ce dernier, imper-turbable la berçait de ses mouvements rythmés, laissant lentement monter un bouillonnement du fond de leur corps, qui viendrait sous peu les frapper. Alors, tandis qu’elle se laissait engloutir dans les profondeurs du ravissement, les cuisses prises d’une contraction involontaire, tandis qu’elle sentait son amant se retirer, le souvenir du clochard vint affleurer à sa conscience.

Elle savait où elle l’avait déjà vu auparavant.

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Chapitre 5

On a toujours l’ idée qu’une quête ésotérique n’est faite que de longues immer-sions dans des grimoires poussiéreux, ou bien d’affrontements épiques avec des ennemis redoutables. On oublie que la majeure partie du temps, on erre, on se trompe, on se limite à des tâtonnements dérisoires. Bien sûr, peu d’entre nous aiment raconter cet aspect de la vie occulte.

Wagl’Nagh, Confessions d’un Nephilim errant

1

Jennifer repartit au matin, alors que Vincent dormait encore, telle une voleuse, avec le souvenir de ses caresses encore imprimées sur sa peau. Elle tenait son blouson fermé pour ne rien laisser échapper de la chaleur de son corps.

Cette nuit, malgré la lente respiration de Vincent à côté d’elle qui scan-dait son propre sommeil, la gangue noire était revenue couvrir ses rêves de son contact acide. Il y avait eu quelques remous, comme si les songes cher-chaient à sortir, à se dépêtrer de cette mélasse, et Jennifer avait eu peur de ce qu’ils allaient révéler, de ce qui était resté enfoui depuis si longtemps.

Une fine bruine lui picotait le visage. L’air était si saturé d’humidité que l’on aurait pu croire que des embruns venus d’une mer invisible flottaient dans les rues parisiennes. Elle refaisait un chemin qu’elle avait parcouru des centaines de fois depuis plus de deux ans, avec l’impression d’errer entre une demi-douzaine de lieux seulement, de tourner en rond dans un labyrinthe qui la ramenait toujours à son point de départ. Elle était en quelques jours revenue à une situation qu’elle avait connue à la fin du lycée.

Elle remonta dans cet éternel métro dont le paysage monotone et désolé faisait son quotidien depuis des années. Mais il avait pris depuis peu une couleur effrayante. Elle repérait maintenant toutes les peintures cloquées par

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Le syndrome Eurydice

les infiltrations d’eau, tous les carreaux décollés qui laissaient des vacuités lépreuses, toutes les flaques qu’il fallait contourner et qui mimaient un œil vitreux au regard implacable. parfois même, des rais de lumière couraient sur les murs. parfois encore, elle croyait entrevoir une silhouette sombre. C’était elle, l’Autre qui la surveillait, qui l’attendait. Nej.

Elle croisa le regard de l’homme assis sur un strapontin devant elle. Il tentait avec difficulté de masquer son malaise. Alors, Jennifer se rendit

compte qu’elle était secouée depuis un moment d’un rire nerveux qui tirait de sa gorge des sons rauques. Au lieu de se calmer, son rire sans joie continua malgré elle et prit de l’ampleur. De la sueur apparut sur le front dégarni de l’homme en face qui changea précipitamment de rame à la station suivante. Insensiblement, des sanglots prirent la place des rires et des larmes finirent par couler sur son visage. Jennifer avait mal à la gorge, comme si elle avait toussé pendant des heures.

Elle arriva enfin à la Sorbonne qui se dressait, drapée dans ses guenilles de plastique transparent. Elle se souvenait de l’endroit où elle avait déjà vu cet homme, ce clochard hirsute avec ses cheveux roux : à la Sorbonne même.

Elle avait remarqué que des clochards avaient élu domicile devant la Sorbonne en journée. C’étaient toujours les mêmes têtes tranquilles et anodines que l’on trouvait penchées sur la bouche obscure des poubelles. Jennifer se souvenait avoir vu cet homme en particulier occupé à mendier.

Elle n’était pas tout à fait rassurée. C’était peut-être lui, cette entité persé-cutrice qui la poursuivait de ses hallucinations et de ses délires, manifesta-tion tangible de sa folie. Elle devait demander à Tatiana si elle se rappelait aussi avoir vu le même homme.

« Non, répondit Tatiana lorsqu’elle lui eut posé la question. Tu crois que je fais attention à tous ces clodos qui arpentent la fac ? Et puis, il y en a même qui présentent bien, on ne dirait pas qu’ils sont à la rue. Certains étudiants sont plus crades qu’eux. Alors ? C’était comment ta nuit avec Vincent ? »

Jennifer la regarda un moment, mesurant l’abîme qui la séparait de celle qui était censée être sa meilleure amie. Elle laissa son regard errer sur les pavés irréguliers de la cour. Elles étaient assises sur les quelques marches qui conduisaient à la chapelle de la Sorbonne. Elle attendit un instant encore avant de répondre :

« Je crois que je vais le quitter… — hein ? s’étrangla Tatiana. Tu plaisantes, j’espère… » L’expression sonnait étrangement dans la bouche de Tatiana. D’habitude,

elle sortait plutôt de celle de sa mère. « Tu ne vas pas faire ça, avait repris Tatiana, il est si… et si… »

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Nephilim - 1

D’autres pensées emportèrent Jennifer très loin de cette bouche qui produisait des mots insensés. Ses yeux se posèrent sur les lèvres agitées d’un mouvement compulsif.

« … tu n’es pas facile, pourtant, mais lui il supporte tous tes caprices, tu ne retrouveras jamais un garçon comme lui… »

Elle pouvait parler. Jennifer voyait bien maintenant à quel point son amie ressemblait à sa propre mère.

« … m’écoutes ? termina Tatiana avec l’air d’attendre une réponse. — Tu me fais chier, Tatiana », dit Jennifer d’une voix lasse. L’interpellée prit un air outré. « Tu as tort de te comporter comme ça. Vincent et moi, on essaye simple-

ment de t’aider. — Ah oui ? T’as fait psy avant de te mettre aux lettres modernes ? Non ?

Tu vois pas que je suis en train de devenir complètement tarée ? Alors, arrête ! Vincent, je le connais, il ne dira rien, il me supportera même folle. Mais je ne veux pas de votre pitié. Si je m’en sors, ce sera toute seule.

— Au contraire, c’est dans ces moments-là qu’on a besoin des autres… — pour que tu joues les infirmières et que tu te donnes bonne conscience ?— écoute, tu es de trop mauvaise humeur. Je vais te laisser, on se

revoit lundi, ça ira mieux. Tu peux m’appeler si tu veux. Je vais prévenir Vincent…

— Je te l’interdis ! lança Jennifer méchamment. — D’accord, Jen, d’accord, recula Tatiana. Bon, à lundi… » Elle s’éloigna avec un petit signe qui se voulait amical. Jennifer se laissa aller à la tranquillité du moment. La pluie de la veille

avait cessé et un brin de soleil se profilait sur les murs de la Sorbonne. Le temps était étrange. Il lui semblait que toutes les couleurs autour d’elle, délavées par la pluie, formaient des peintures fausses plaquées sur un décor imitant la réalité. Elle se sentait épiée, mais elle ne quittait pas son attitude détendue. personne ne devait savoir quelles images défilaient devant ses yeux, quelles musiques faisaient vibrer ses tympans.

Des yeux étaient fixés sur elle. Elle avait presque oublié cette impression depuis quelques années. Mais le souvenir remontait, amer, douloureux, repoussant, comme un cadavre de noyé à demi décomposé.

Des filaments multicolores s’agitaient lentement, flottaient devant elle. Tels des tentacules, ils venaient lui piquer le visage et s’accrochaient à ses membres pour la manipuler.

La vision se faisait de plus en plus précise. Elle voyait que les filaments l’entouraient comme un réseau dense et vivant. Elle pouvait distinguer

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Le syndrome Eurydice

plusieurs sortes, non pas grâce à leur couleur, mais, en raison de la puis-sance qui en émanait, une force brute et archaïque, presque élémentaire. Ils montaient jusqu’aux étoiles, non, jusqu’aux planètes, et leur configuration venait influer sur son comportement.

À l’autre extrémité encore, elle voyait une silhouette grimaçante qui lui tendait les bras, cette silhouette qu’elle rencontrait si souvent, qui faisait partie d’elle au point qu’elle l’avait baptisée Nej, et qui disait :

« Bois-moi… » Elle se recroquevilla et laissa passer cette nouvelle crise. Les bouffées déli-

rantes se rapprochaient. Son hallucination se précisait, s’ordonnait, se systé-matisait. Elle basculait dans la folie.

Tout concordait avec ce qu’elle avait lu. Elle se leva, le corps encore parcouru de frissons nerveux. Elle était

persuadée soudain que ce clochard était une sorte de chance à saisir. peut-être même était-ce Nej travestie pour tromper son regard et la prendre en défaut. Jennifer ne voulait plus fuir, pour une fois elle ferait face.

Elle alla vers la fontaine où les clochards aimaient à se réunir. Elle en aperçut quelques-uns voûtés, usés et sales. Quelle société pouvait produire de tels citoyens ? Son dégoût du monde déborda son dégoût de ces déchets humains.

Le clochard roux n’était pas là, du moins ne le vit-elle pas. prenant son courage à deux mains, elle aborda un homme aux yeux rougis par l’alcool et dont les vêtements dégageaient une forte odeur.

« Excusez-moi… » L’homme tourna lentement son regard vers elle, un peu surpris, puis se

mit à la détailler avec complaisance. « Qu’est-ce qu’y a, ma p’tite ? s’enquit-il d’un ton gouailleur. — Je voudrais savoir si vous aviez déjà vu un homme qui… » Son interlocuteur se fit tout de suite plus méfiant. « T’es pas flic, quand même ? — Non, non, bredouilla-t-elle, ne sachant quoi inventer pour justifier sa

curiosité. Je suis étudiante ici et… — Ouais, je t’ai déjà vue, confirma l’homme. Tu t’appelles comment ?

demanda-t-il à brûle-pourpoint. — Euh, Jennifer… » La réponse était venue après une légère hésitation. La jeune fille avait

parié sur la confiance. Sa franchise sembla payer car l’homme esquissa un sourire et demanda encore :

« Jennifer ? C’est anglais comme nom.