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Même si elle ne dit rien, la chanson parle fort. Il n’y a pas de chanson « neutre », « apolitique » ; ce n’est pas un « jeu » innocent. La chanson, parce qu’elle est parole et musique, est écoutée, elle nous charme, nous « enchante » (chanter, enchanter …), et elle fait éventuellement passer, sous une musique agréable, « orecchiabile », des messages de mots et d’idées que nous assimilons, sans même y faire attention. D’autant plus qu’elle est liée au spectacle, à la voix, au corps, à la lumière. Ses paroles se glissent sous la musique et sous la vision des chanteurs ou chanteuses, et elles enfoncent en nous des idées, des idéologies, qu’elles n’avoueront pas toujours. Elle fait allusion à tel événement d’actualité ou à tel autre, elle en dit ceci ou le contraire, elle ignore tel autre événement. Elle commande donc en partie notre vision du monde. Un seul exemple : ignorer, comme le font les Histoires de la chanson italienne de Gianni Borgna, de Baldazzi et de Felice Liperi, l’existence d’une grande chanson des groupes féministes entre 1968 et 1975, c’est écarter de l’histoire les mouvements féministes eux-mêmes, c’est confirmer par la chanson une vision réactionnaire de la société ; pour Borgna, c’était la vision qu’avait alors le PCI, pour Liperi, je ne sais pas, mais sur l’image de couverture de son livre, il y a la photo d’une quarantaine de chanteurs et musiciens, et tout au plus 7 ou 8 femmes : la chanson est affaire d’hommes ! De la même façon, la chanson « populaire » (que nous appellerons « traditionnelle ») est très peu évoquée, même chez Liperi , qui est de 1999 : Roberto Tombesi n’est pas nommé, le groupe Calicanto est cité une fois sans commentaires et Gualtiero Bertelli bénéficie de 11 lignes sur 542 pages. Mais Liperi est édité par la RAI…Le « Dizionario completo della canzone italiana » de Enrico Deregibus, chez Giunti (2006), ignore l’existence de la chanson féministe et de Roberto Tombesi et de Calicanto, parmi d’autres exemples de son « incomplétude » : le « completo » devait être humoristique ! Nous avons donc intégré cette dimension de la chanson, qui, loin de la dévaluer, lui donne encore plus de force culturelle, et nous donne encore plus de raisons de vouloir la faire mieux connaître au public français, qui ne peut en percevoir que la vision assez rétrograde que lui en donnent les médias. On nous dira que nous avons fait, nous aussi, une analyse « politique » de la chanson. Nous avons simplement choisi comme problématique de ne pas nous intéresser qu’à ce que les classes dominantes mettent à la mode à travers des médias qu’elles contrôlent, mais aussi à des recherches musicales et ethnomusicales ou poétiques qui rendent compte d’un « peuple », dont nous tenterons de dire ce qu’il est, pense, produit, ce peuple majoritaire, mais si souvent absent de l’histoire italienne : on oublie que l’Unité italienne a été réalisée à une époque où environ 1 à 2% de la population avait le droit de voter et de participer aux décisions politiques ; le « reste » (98% de la population) a souvent regardé passer l’histoire. Et dans les histoires du Risorgimento, combien de fois a-t-on « oublié » le nombre de femmes qui y ont milité et sans lesquelles l’Unité ne se serait pas faite de la même façon. Comme on a réduit à un « brigandage » l’action « anti- unitaire » des paysans du Sud ! Nous avons simplement essayé d’écrire une histoire plus « objective ». C’est pourquoi nous avons intitulé ce Cahier non pas « chanson italienne », mais « chanson en Italie ». Après tout, l’Italie n’existe comme nation et comme État que depuis 1861, et Rome n’est capitale que depuis 1870 ; auparavant, c’est une ensemble d’États séparés, où le peuple chante ses chansons en dialecte, tandis que les cours urbaines écoutent l’opéra. Mais la première chanson « italienne » n’existe guère que depuis 1848, par l’écriture de Santa Lucia, et encore ce n’est qu’une traduction italienne d’une chanson napolitaine de Teodoro Cottrau. Nous joignons à ce texte un ensemble de chansons, déjà écoutées sur nos émissions de Couleurs FM, que vous pouvez écouter sur notre site tout en lisant le texte. Si vous n’avez pas accès à Internet, nous pouvons exceptionnellement vous procurer des enregistrements. Mais il est possible d’écouter de nombreuses chansons, même celles ignorées par les « historiens », en tapant sur Google leur titre italien suivi du mot « testo » ; et presque tous les acteurs de la chanson (auteurs, compositeurs et interprètes) ont des sites sur Wikipedia ou autres (tapez leur nom en italien). Ce Cahier sur la chanson se termine au début des années 1970. Il sera suivi d’un second volume qui racontera l’histoire de la chanson napolitaine, volontairement ignorée ici, et l’histoire de la chanson contemporaine, de 1970 à aujourd’hui. Il sortira au plus tard début 2013. Bonne lecture, bonne écoute, et n’hésitez pas à nous adresser vos remarques et critiques (ou approbations), dont nous tiendrons compte pour le second volume, ou pour une seconde édition de ce travail qui n’a actuellement pas d’équivalent en français, et qui devrait intéresser tous ceux qui portent un intérêt à la culture italienne. Jean Guichard, septembre 2012

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Même si elle ne dit rien, la chanson parle fort. Il n’y a pas de chanson « neutre », « apolitique » ; ce n’est pas un « jeu » innocent. La chanson, parce qu’elle est parole et musique, est écoutée, elle nous charme, nous « enchante »

(chanter, enchanter …), et elle fait éventuellement passer, sous une musique agréable, « orecchiabile », des messages de mots et d’idées que nous assimilons, sans même y faire attention. D’autant plus qu’elle est liée au

spectacle, à la voix, au corps, à la lumière. Ses paroles se glissent sous la musique et sous la vision des chanteurs ou chanteuses, et elles enfoncent en nous des idées, des idéologies, qu’elles n’avoueront pas toujours. Elle fait allusion

à tel événement d’actualité ou à tel autre, elle en dit ceci ou le contraire, elle ignore tel autre événement. Elle commande donc en partie notre vision du monde.

Un seul exemple : ignorer, comme le font les Histoires de la chanson italienne de Gianni Borgna, de Baldazzi et de

Felice Liperi, l’existence d’une grande chanson des groupes féministes entre 1968 et 1975, c’est écarter de l’histoire les mouvements féministes eux-mêmes, c’est confirmer par la chanson une vision réactionnaire de la

société ; pour Borgna, c’était la vision qu’avait alors le PCI, pour Liperi, je ne sais pas, mais sur l’image de couverture de son livre, il y a la photo d’une quarantaine de chanteurs et musiciens, et tout au plus 7 ou 8 femmes :

la chanson est affaire d’hommes !

De la même façon, la chanson « populaire » (que nous appellerons « traditionnelle ») est très peu évoquée, même chez Liperi , qui est de 1999 : Roberto Tombesi n’est pas nommé, le groupe Calicanto est cité une fois sans

commentaires et Gualtiero Bertelli bénéficie de 11 lignes sur 542 pages. Mais Liperi est édité par la RAI…Le « Dizionario completo della canzone italiana » de Enrico Deregibus, chez Giunti (2006), ignore l’existence de la chanson féministe et de Roberto Tombesi et de Calicanto, parmi d’autres exemples de son « incomplétude » : le

« completo » devait être humoristique !

Nous avons donc intégré cette dimension de la chanson, qui, loin de la dévaluer, lui donne encore plus de force culturelle, et nous donne encore plus de raisons de vouloir la faire mieux connaître au public français, qui ne peut en percevoir que la vision assez rétrograde que lui en donnent les médias. On nous dira que nous avons fait, nous

aussi, une analyse « politique » de la chanson. Nous avons simplement choisi comme problématique de ne pas nous intéresser qu’à ce que les classes dominantes mettent à la mode à travers des médias qu’elles contrôlent, mais aussi à des recherches musicales et ethnomusicales ou poétiques qui rendent compte d’un « peuple », dont nous tenterons

de dire ce qu’il est, pense, produit, ce peuple majoritaire, mais si souvent absent de l’histoire italienne : on oublie que l’Unité italienne a été réalisée à une époque où environ 1 à 2% de la population avait le droit de voter et de

participer aux décisions politiques ; le « reste » (98% de la population) a souvent regardé passer l’histoire. Et dans les histoires du Risorgimento, combien de fois a-t-on « oublié » le nombre de femmes qui y ont milité et sans

lesquelles l’Unité ne se serait pas faite de la même façon. Comme on a réduit à un « brigandage » l’action « anti-

unitaire » des paysans du Sud ! Nous avons simplement essayé d’écrire une histoire plus « objective ».

C’est pourquoi nous avons intitulé ce Cahier non pas « chanson italienne », mais « chanson en Italie ». Après tout, l’Italie n’existe comme nation et comme État que depuis 1861, et Rome n’est capitale que depuis 1870 ;

auparavant, c’est une ensemble d’États séparés, où le peuple chante ses chansons en dialecte, tandis que les cours urbaines écoutent l’opéra. Mais la première chanson « italienne » n’existe guère que depuis 1848, par l’écriture de

Santa Lucia, et encore ce n’est qu’une traduction italienne d’une chanson napolitaine de Teodoro Cottrau.

Nous joignons à ce texte un ensemble de chansons, déjà écoutées sur nos émissions de Couleurs FM, que vous pouvez écouter sur notre site tout en lisant le texte. Si vous n’avez pas accès à Internet, nous pouvons

exceptionnellement vous procurer des enregistrements. Mais il est possible d’écouter de nombreuses chansons, même celles ignorées par les « historiens », en tapant sur Google leur titre italien suivi du mot « testo » ; et presque

tous les acteurs de la chanson (auteurs, compositeurs et interprètes) ont des sites sur Wikipedia ou autres (tapez leur nom en italien).

Ce Cahier sur la chanson se termine au début des années 1970. Il sera suivi d’un second volume qui racontera

l’histoire de la chanson napolitaine, volontairement ignorée ici, et l’histoire de la chanson contemporaine, de 1970 à aujourd’hui. Il sortira au plus tard début 2013.

Bonne lecture, bonne écoute, et n’hésitez pas à nous adresser vos remarques et critiques (ou approbations), dont

nous tiendrons compte pour le second volume, ou pour une seconde édition de ce travail qui n’a actuellement pas d’équivalent en français, et qui devrait intéresser tous ceux qui portent un intérêt à la culture italienne.

Jean Guichard, septembre 2012

Table des matières Introduction : découvrir cette inconnue, la chanson italienne p. 1 I.- La musique dans l’œuvre de Dante Un long voyage p. 2 1) Du silence de la mort spirituelle au silence de l’extase. La montée en musique p. 2 2) Les bruits de l’Enfer : un monde sans musique p. 3 3) De la Tour de Babel à la nécessité du chant p. 4 4) Dante parle-t-il bien de « musique » ? p. 6 La musique est ordonnée à la recherche de la Vérité p. 7 La usique comme vêtement nécessaire de la poésie p. 7 5) La douce musique du Purgatoire p. 9 6) La danse et la polyphonie du Paradis p. 12 a) la danse p. 13 b) le chant polyphonique p. 14 II.- La chanson est-elle un « art mineur » ? p. 15 III.- À la source de toute chanson, la chanson « traditionnelle » paysanne 1) Des chansons dialectales p. 18 2) Des chansons de « valeur d’usage » p. 18 3) Mais qu’est-ce donc que le « peuple » ? p. 19 4) Un exemple : la musique « traditionnelle » du groupe Calicanto p. 20 5) Les différentes formes de chant traditionnel : Nord, Centre, Sud et Sardaigne p. 26 6) Culture orale et culture écrite p. 30 IV.- La chanson populaire urbaine et la naissance de la chanson italienne 1) la médiation de la chanson napolitaine p. 33 2) La musique populaire qui n’a rien de « traditionnel » : un autre public et un autre contenu : amour, sexe et vie mondaine Romance de salon et café-chantant. Les « sciantose » p. 34 , 3) La chanson patriotique, la chanson politique, la chanson anarchiste. Le patron ne chante pas, seuls chantent l’ouvrier, le paysan et l’artiste qui prend fait et cause pour eux p. 44 4) L’utilisation par le pouvoir de chansons « populaires » ou patriotiques p. 48 5) L’invention de la chanson italienne et « à l’italienne » p. 50 V.- Le début d’une nouvelle histoire : la rupture du fascisme, l’invention du disque et de la radio 1) La censure et l’idéologie fascistes p. 51 2) Trois nouveautés révolutionnaires : la radio, le gramophone, le cinéma sonore p. 56 3) Le jazz comme alternative à la censure fasciste p. 58 4) Les chansons de la guerre : chants fascistes, chansons de l’EIAR et chants de Résistance p. 62 VI.- L’après-guerre, de 1945 à 1968 1) La résurgence de la chanson populaire traditionnelle p. 64 2) La continuité de la chanson à l’italienne. Les débuts de l’après-guerre- p. 65 3) Le Festival de Sanremo à partir de 1951 p. 68 VII.- Les tentatives de renouveau, de 1958 à 1968

1) Une première tentative de renouveau : Cantacronache et le Nuovo Canzoniere Italiano p. 71 2) Une autre tentative de renouveau : les « cantautori » (auteurs-compositeurs-interprètes) p. 76 3) Un nouveau langage de l’amour : Gino Paoli p. 77 Compatibilité / rupture avec les chansons de Sanremo p. 78 L’amorce d’une révolution culturelle p. 85 Une nouvelle forme de chanson p. 86 Un « bel canto » chanté avec une vilaine voix. La nouveauté de Paoli p. 90 4) Un troisième renouveau : « Le personnel est politique » : chanson féministe et chanson de femmes p. 93 La « question féminine » et les mouvements féministes après 1968 p. 94 L’image de la femme dans la chanson féministe p. 97 Une malédiction historique : la femme pécheresse et sorcière p. 98 Histoires de prostitution, d’avortement, d’accouchement et de pouvoir p. 103 Divorce, homosexualité et reconquête de l’amour p. 110 Chanson de lutte, chant du désir p. 116 Le poétique parfum du sexe p. 122 VIII.- Après 1968 p. 131 1) L’amplification de la chanson politique p. 132 2) Entre le « beat » et le rock p. 135 3) Le développement de la chanson d’auteur p. 138 Vocabulaire de métrique italienne p. 139 Bibliographie et discographie p. 140

… et grand merci à ceux qui ont accepté de relire, corriger, améliorer ce texte, en particulier Anne et Renato Stefanutti, et Dominique Molin.

Les Cahiers de l’INIS

L’INIS a publié 8 Cahiers depuis deux ans, sous la signature de Jean Guichard!"!

!!!1) Petite histoire du Piémont, 58 pages, 2ème édition 2011 ; 2) Brève histoire de Milan, de Mediolanum à nos jours (épuisée, en préparation une seconde édition) 3) Histoire de l’Unité italienne, 2ème édition 2011, 68 pages ; 4) Pour mieux comprendre Venise, son histoire, son art (ce que vous ne savez pas toujours quand vous

n’allez à Venise qu’en « touriste »...), 68 pages, février 2011 ; 2ème édition, 72 pages, mai 2012 ; 5) Promenade dans le Val d’Aoste, son histoire, ses vallées, ses montagnes et Note sur l’histoire de la

Savoie et de son rattachement à la France, 62 pages, avril 2011 ; 6) Histoire de la langue italienne, 70 pages, octobre 2011 ; 7) Montagnes, collines, mer, découverte des Abruzzes, 66 pages, janvier 2012. 8) Pour comprendre et visiter Turin, 30 pages, mai 2012 (6!) Chaque cahier : 10! (adhérent : 8!). Frais d’envoi : 2,50!. Disponibles à la Librairie Majolire de

Bourgoin-Jallieu.