libé des philosophes libération 2 décembre 2010

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HANKA STEIDLE . PLAINPICTURE.COM LA «DOLCE VITA», MODE D’EMPLOI PAGES 10-11 LAGARDE : .«DE CRISE EN CRISE, ON PROGRESSE» INTERVIEW, PAGES 14-15 AUJOURD’HUI, LE LIBÉ DES PHILOSOPHES WikiLeaks La fuite en avant L Umberto Eco et Elisabeth Roudinesco s’inquiètent des excès de la transparence après la divulgation des documents secrets américains. Intersections fécondes D epuis qu’a été inventé le Libé des philosophes, nous n’avons cessé de réfléchir sur les bénéfices de cette rencontre entre journalisme et philosophie. Elle produit plu- sieurs courts-cir- cuits. D’abord un temps long y coupe la rapidité du jour, et peut lui apporter des aliments inattendus. Heureusement, l’éclair momentané de l’actualité réveille une mémoire prête à s’assoupir. On dirait un long fleuve tranquille enflammé soudain par les cascades d’un torrent. De plus, le philosophe creuse alors que le journaliste galope. Alors le verti- cal coupe l’horizontal. On dirait un carrefour et tout le monde sait que les rassemblements intéressants ont lieu en cette place. Enfin, la philosophie vole et plane parfois alors que l’actualité a le souci de garder les pieds sur terre. La se- conde force la première à atterrir. On dirait un aéroport. Confluent, place de l’étoile, piste d’envol ou de retour, voilà les trois intersections fécondes que Robert Maggiori in- venta pour le Libé des philosophes. Paul AUDI Serge AUDIER Blaise BACHOFEN Jean-François BALAUDÉ Florence BELLIVIER Ali BENMAKHLOUF Véronique BERGEN Michel BITBOL Emmanuel BLONDEL Fabienne BRUGÈRE Philippe BÜTTGEN Barbara CASSIN Grégoire CHAMAYOU Danielle COHEN-LEVINAS Philippe CORCUFF Grégory CORMANN Marc CRÉPON Vinciane DESPRET Nicole DEWANDRE Anne DUFOURMANTELLE Umberto ECO Maurizio FERRARIS Franck FISCHBACH Cynthia FLEURY Christian GODIN Suzanne GUERLAC Michel HARDT Michel HERMAN Geneviève FRAISSE Françoise GAILLARD Charles GIRARD Antoine GRANDJEAN Pierre GUENANCIA Jean-Paul JOUARY Esther LARDREAU Marc DE LAUNAY Guillaume LE BLANC Neil LEVY Catherine MALABOU Michela MARZANO Yves MICHAUD Jean-Claude MONOD Yvan MOULIER-BOUTANG Géraldine MUHLMANN François NOUDELMANN Vanessa NUROCK Laura ODELLO Ruwen OGIEN Corine PELLUCHON Jean-François PRADEAU Sabine PROKHORIS Philippe RAYNAUD Myriam REVAULT D’ALLONNES Elisabeth RIGAL Avital RONELL Elisabeth ROUDINESCO Maxime ROVERE Martin RUEFF Zoe SAMARA Anne SAUVAGNARGUES Michel SERRES Brigitte PEILLON-SITBON Bernard STIEGLER Laurent DE SUTTER Peter SZENDY Olivier TINLAND Anca VASILIU Jacques SCHLANGER Enzo TRAVERSO Frédéric WORMS Slavoj ZIZEK Coordonné par Robert MAGGIORI PLÉIADE POUR DIDEROT 8 PAGES CENTRALES PAGES 2-4 Par MICHEL SERRES 1,30 EURO. PREMIÈRE ÉDITION N O 9193 JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 WWW.LIBERATION.FR IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,10 €, Autriche 2,80 €, Belgique 1,40 €, Canada 4,25 $, Danemark 25 Kr, DOM 2,20 €, Espagne 2€, Etats-Unis 4,50 $, Finlande 2,40 €, Grande-Bretagne 1,60 £, Grèce 2,50 €, Irlande 2,25 €, Israël 18 ILS, Italie 2,20 €, Luxembourg 1,50 €, Maroc 15 Dh, Norvège 25 Kr, Pays-Bas 2,10 €, Portugal (cont.) 2,20 €, Slovénie 2,50 €, Suède 22 Kr, Suisse 3 FS, TOM 400 CFP, Tunisie 1700 DT, Zone CFA 1 800 CFA.

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LA «DOLCEVITA», MODED’EMPLOIPAGES 10­11

LAGARDE :.«DE CRISE

EN CRISE,ONPROGRESSE»INTERVIEW, PAGES 14­15

AUJOURD’HUI, LE LIBÉ DES PHILOSOPHES

WikiLeaksLa fuiteenavant L

Umberto Eco et Elisabeth Roudinesco s’inquiètentdes excès de la transparence après la divulgation

des documents secrets américains.

Intersections fécondesD epuis qu’a été inventé le Libédes philosophes, nousn’avons cessé de réfléchir

sur les bénéfices de cette rencontreentre journalisme et philosophie.Elle produit plu-sieurs courts-cir-cuits. D’abord un temps long y

coupe la rapidité du jour, et peut luiapporter des aliments inattendus.

Heureusement,l’éclair momentané

de l’actualité réveille une mémoire

prête à s’assoupir. On dirait un longfleuve tranquille enflammé soudainpar les cascades d’un torrent. Deplus, le philosophe creuse alors quele journaliste galope. Alors le verti-

cal coupe l’horizontal. On dirait uncarrefour et tout le monde sait queles rassemblements intéressantsont lieu en cette place. Enfin, laphilosophie vole et plane parfois

alors que l’actualité a le souci degarder les pieds sur terre. La se-conde force la première à atterrir.On dirait un aéroport. Confluent,place de l’étoile, piste d’envol ou deretour, voilà les trois intersectionsfécondes que Robert Maggiori in-venta pour le Libé des philosophes.

Paul AUDISerge AUDIERBlaise BACHOFENJean­François BALAUDÉFlorence BELLIVIERAli BENMAKHLOUFVéronique BERGENMichel BITBOLEmmanuel BLONDELFabienne BRUGÈREPhilippe BÜTTGENBarbara CASSINGrégoire CHAMAYOUDanielle COHEN­LEVINASPhilippe CORCUFFGrégory CORMANNMarc CRÉPONVinciane DESPRETNicole DEWANDREAnne DUFOURMANTELLEUmberto ECOMaurizio FERRARISFranck FISCHBACHCynthia FLEURYChristian GODINSuzanne GUERLACMichel HARDTMichel HERMANGeneviève FRAISSEFrançoise GAILLARDCharles GIRARDAntoine GRANDJEANPierre GUENANCIAJean­Paul JOUARYEsther LARDREAUMarc DE LAUNAYGuillaume LE BLANCNeil LEVYCatherine MALABOUMichela MARZANOYves MICHAUDJean­Claude MONODYvan MOULIER­BOUTANGGéraldine MUHLMANNFrançois NOUDELMANNVanessa NUROCKLaura ODELLORuwen OGIENCorine PELLUCHONJean­François PRADEAUSabine PROKHORISPhilippe RAYNAUDMyriam REVAULTD’ALLONNESElisabeth RIGALAvital RONELLElisabeth ROUDINESCOMaxime ROVEREMartin RUEFFZoe SAMARAAnne SAUVAGNARGUESMichel SERRESBrigitte PEILLON­SITBONBernard STIEGLERLaurent DE SUTTERPeter SZENDYOlivier TINLANDAnca VASILIUJacques SCHLANGEREnzo TRAVERSOFrédéric WORMSSlavoj ZIZEK

Coordonné parRobert MAGGIORI

PLÉIADEPOURDIDEROT8 PAGES CENTRALESPAGES 2­4

Par MICHEL SERRES

• 1,30 EURO. PREMIÈRE ÉDITION NO9193 JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 WWW.LIBERATION.FR

IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,10 €, Autriche 2,80 €, Belgique 1,40 €, Canada 4,25 $, Danemark 25 Kr, DOM 2,20 €, Espagne 2 €, Etats­Unis 4,50 $, Finlande 2,40 €, Grande­Bretagne 1,60 £, Grèce 2,50 €,Irlande 2,25 €, Israël 18 ILS, Italie 2,20 €, Luxembourg 1,50 €, Maroc 15 Dh, Norvège 25 Kr, Pays­Bas 2,10 €, Portugal (cont.) 2,20 €, Slovénie 2,50 €, Suède 22 Kr, Suisse 3 FS, TOM 400 CFP, Tunisie 1700 DT, Zone CFA 1 800 CFA.

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

1500tel est le nombre des câbles dudépartement d’Etat, sur un totalde 250000 dont dispose WikiLeaks,traités par les journaux partenaires.

WIKILEAKSCréé en 2006 par une dizaine depersonnes «venant du monde desdroits de l’homme, des médias et dela high­tech», le site travaille avec deswhistleblowers («lanceurs d’alertes»)décidés à dénoncer les scandales et àpulvériser la culture du secret d’Etat.

WikiLeaks avait au début rendu publics des documents acca­blants sur les exactions de la police kenyane après les électionsde 2007 et sur l’Eglise de scientologie. L’an dernier le site avaitrévélé la vidéo, prise depuis un hélicoptère américain, qui montraitdes journalistes de l’agence de presse Reuters tués par erreur enIrak. En juillet, le site a mis en ligne 77000 documents confidentielssur les opérations menées en Afghanistan par l’US Army et l’Otan.En octobre, WikiLeaks a dévoilé 500000 documents militairesaméricains sur la guerre en Irak.

REPÈRES

Tout en contrebalançant le pouvoirdes Etats, les révélations du site

internet alimentent les thèsesconspirationnistes et donnent aux

médias un pouvoir sans précédent.

WikiLeaks:la dictature de

la transparence

L e déballage par le site Wiki-Leaks de milliers de courriers,mails et échanges qui auraientdû demeurer secrets jusqu’à

l’ouverture des archives par des histo-riens pose, une fois de plus,le problème de la transpa-rence. Depuis qu’Internet aacquis un pouvoir de divul-guer tout et n’importe quoi,des pirates surdoués peuventse prendre pour les nouveauxRobin des bois d’un alter-mondialisme pour le moins suspect,consistant à faire croire à leurs inter-nautes que tous les Etats du mondeauraient organisé un vaste complot vi-sant à asservir les pauvres citoyens (lirepage 4). Ces derniers seraient ainsi lesvictimes inconscientes d’une puissanceobscure et antidémocratique fondée surle règne du crime et de la corruption.Telle est en tout cas l’idée fixe de cet

étrange hacker australien –Julian As-sange–, qui se croit un bienfaiteur del’humanité alors même qu’il est pour-chassé –peut-être à tort– par la justicesuédoise dans le cadre d’une enquêtepour suspicion de viol et d’agressionsexuelle. Au point qu’il se cache quelquepart en Grande-Bretagne et ne commu-nique plus avec le reste du monde qu’àl’aide d’une messagerie cryptée. «Il est

mon fils et je l’aime», a déclaré sa mèreà la chaîne australienne ABC.

ARROSEUR. Si le hacker a pu occupersur la Toile tantôt la place d’un hérosplanétaire et tantôt celle d’un suspectadoré de sa maman, le voilà devenumaintenant la proie de ses propres ma-chinations, puisque ses «disciples»sont entrés en dissidence.

Par ELISABETH ROUDINESCOHistorienne, université Paris VII­Diderot.«Retour sur la question juive»,Albin Michel, 2009

L’ESSENTIEL

LE CONTEXTELa publication, cettesemaine dans lapresse, de milliers dedocuments divulguéspar WikiLeaks a unenouvelle fois secouéles gouvernements.

L’ENJEUCette course à latransparence au nomde la démocratie est­elle bénéfique ounourrit­elle aucontraire soupçons etthéories du complot ?

PHOTO SIMON PROCTER. REX. SIPA

Grâce à la transparence, les crimescommis par les Etats peuvent êtrerévélés en temps réel à l’opinion:actes de torture, bavures militaires,crimes, viols, etc.

Suite page 4

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 20102 • EVENEMENT

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

JULIAN ASSANGEL’Australien de 39 ans, fondateur deWikiLeaks, est un ancien hacker quiveut «libérer la presse». Il vit entreplusieurs capitales européennes,dort chez des amis. Accusé de viol enSuède et recherché par Interpol, il sedit victime d’un complot.

Hackers vengeurs et espions en diligenceL’affaire WikiLeaks a une doublevaleur. D’un côté, elle se révèle unscandale apparent, un scandale quin’apparaît comme scandale quedevant l’hypocrisie qui régit lesrapports entre les Etats, les citoyenset la presse. De l’autre, elle annoncede profonds changements au niveauinternational, et préfigure un futurdominé par la régression.Mais procédons par ordre. Lepremier aspect de WikiLeaks, c’est laconfirmation du fait que chaquedossier constitué par un servicesecret (de quelque nation que ce soit)est composé exclusivement decoupures de presse. Les«extraordinaires» révélationsaméricaines sur les habitudessexuelles de Berlusconi ne font querapporter ce qui depuis des moispouvait se lire dans n’importe queljournal (sauf ceux dont Berlusconiest propriétaire), et le profilsinistrement caricatural de Khadafiétait depuis longtemps pour lesartistes de cabaret matière à sketch.La règle selon laquelle les dossierssecrets ne doivent être composés quede nouvelles déjà connues estessentielle à la dynamique desservices secrets, et pas seulement ence siècle. Si vous allez dans unelibrairie consacrée à des publicationsésotériques, vous verrez que chaqueouvrage répète (sur le Graal, lemystère de Rennes-le-Château, lesTempliers ou les Rose-Croix)exactement ce qui était déjà écritdans les ouvrages antérieurs. Et cenon seulement parce que l’auteur detextes occultes n’aime pas faire desrecherches inédites (ni ne sait oùchercher des nouvelles surl’inexistant), mais parce que ceuxqui se vouent à l’occultisme necroient qu’à ce qu’ils savent déjà, etqui reconfirme ce qu’ils avaient déjàappris. C’est le mécanisme du succèsde Dan Brown. Idem pour lesdossiers secrets. L’informateur estparesseux, et paresseux (ou d’espritlimité) le chef des services secrets(sinon il pourrait être, que sais-je,rédacteur à Libération), qui ne retientcomme vrai que ce qu’il reconnaît.Les informations top secret surBerlusconi que l’ambassadeaméricaine de Rome envoyait auDépartement d’Etat étaient lesmêmes que celles que Newsweekpubliait la semaine d’avant.Alors pourquoi les révélations sur cesdossiers ont-elles fait tant de bruit ?D’un côté, elles disent ce que toutepersonne cultivée sait déjà, à savoirque les ambassades, au moins depuisla fin de la Seconde Guerre mondiale,et depuis que les chefs d’Etats

peuvent se téléphoner ou prendre unavion pour se rencontrer à dîner, ontperdu leur fonction diplomatique et,exception faite de quelques petitsexercices de représentation, se sonttransformées en centresd’espionnage. N’importe quelspectateur de films d’enquête saittrès bien cela, et ce n’est que parhypocrisie que l’on fait semblant del’ignorer. Toutefois, le fait de lerépéter publiquement viole le devoird’hypocrisie, et sert à placer sousune mauvaise lumière la diplomatieaméricaine. En second lieu, l’idéequ’un hacker quelconque puissecapter les secrets les plus secrets dupays le plus puissant du monde porteun coup non négligeable au prestigedu département d’Etat. Aussi lescandale ne met-il pas tant en criseles victimes que les «bourreaux».Mais venons-en à la nature profondede ce qui est arrivé. Jadis, au tempsd’Orwell, on pouvait concevoir toutpouvoir comme un Big Brother quicontrôlait chaque geste de ses sujets.La prophétie orwellienne s’étaitcomplètement avérée depuis que,pouvant contrôlerchaque mouvementgrâce au téléphone, chaquetransaction effectuée, l’hôtel visité,l’autoroute empruntée et ainsi desuite, le citoyen devenait la victimetotale de l’œil du pouvoir. Maislorsque l’on démontre, comme çaarrive maintenant, que même lescryptes des secrets du pouvoir nepeuvent échapper au contrôle d’unhacker, le rapport de contrôle cessed’être unidirectionnel et devientcirculaire. Le pouvoir contrôlechaque citoyen, mais chaquecitoyen, ou du moins le hacker – élucomme vengeur du citoyen –, peutconnaître tous les secrets du pouvoir.Comment un pouvoir qui n’a plus lapossibilité de conserver ses propressecrets peut-il tenir? Il est vrai,Georg Simmel le disait déjà, qu’unvrai secret est un secret vide (etsecret vide ne pourra jamais êtredévoilé) ; il est vrai, aussi, que toutsavoir sur le caractère de Berlusconiou de Merkel est effectivement unsecret vide de secret, parce querelevant du domaine public; maisrévéler, comme l’a fait WikiLeaks,que les secrets de Hillary Clintonétaient des secrets vides signifie luienlever tout pouvoir. WikiLeaks n’afait aucun tort à Sarkozy ou à Merkel,mais en a fait un trop grand à Clintonet à Obama. Quelles seront lesconséquences de cette blessureinfligée à un pouvoir très puissant? Ilest évident que dans le futur, lesEtats ne pourront plus mettre en

ÉDITORIAL

PHOTO SIMON PROCTER. REX. SIPA

«Hillary Clinton devrait démissionner s’ilpeut être démontré qu’elle était derrièrel’ordre donné aux responsables de ladiplomatie américaine d’espionner au seindes Nations unies, en violation desconventions internationales.»Julian Assange fondateur de Wikileaks dans le Time de lundi

«Nous nous sommes séparés de WikiLeaksparce que quelques ex-membres de WikiLeaksont été très mécontents de la façon dontJulian Assange a géré les choses.»

Herbert Snorrason étudiant islandais qui va lancer un site dissident en communavec l’Allemand Daniel Domscheit­Berg. Ils ont claqué la porte de WikiLeaks,dénonçant l’autoritarisme de Julian Assange et ses compromis.

ligne aucune information réservée–cela reviendrait à la publier sur uneaffiche collée au coin de la rue. Maisil est tout aussi évident qu’avec lestechnologies actuelles, il est vaind’espérer pouvoir entretenir desrapports confidentiels par téléphone.Rien de plus facile que de découvrirsi et quand un chef d’Etat s’estdéplacé en avion et a contacté l’un deses collègues. Comment pourrontêtre entretenus dans le futur lesrapports privés et réservés? Je saisbien que, pour l’instant, maprévision relève de la science-fictionet est donc romanesque, mais je suisobligé d’imaginer des agents dugouvernement qui se déplacent defaçon discrète dans des diligencesaux itinéraires incontrôlables, enn’étant porteurs que de messagesappris par cœur ou, tout au plus, encachant les rares informations écritesdans le talon d’une chaussure. Lesinformations seront conservées encopie unique dans des tiroirs fermésà clef : au fond, la tentatived’espionnage du Watergate a eumoins de succès que WikiLeaks.

J’ai eu l’occasiond’écrire que la

technologie avance maintenant encrabe, c’est-à-dire à reculons. Unsiècle après que le télégraphe sans fila révolutionné les communications,Internet a rétabli un télégraphe surfils (téléphoniques). Lesvidéocassettes (analogiques) avaientpermis aux chercheurs en cinémad’explorer un film pas à pas, enallant en avant et en arrière et en endécouvrant tous les secrets dumontage, alors que maintenant lesCD (numériques) ne permettent quede sauter de chapitre en chapitre,c’est-à-dire par macroportions. Avecles trains à grande vitesse, on va deRome à Milan en trois heures, alorsqu’en avion, et les déplacementsqu’il inclut, il faut trois heures etdemie. Il n’est donc pasextraordinaire que la politique et lestechniques de communications enreviennent aux voitures à cheval.Une dernière observation. Autrefois,la presse essayait de comprendre cequi se tramait dans le secret desambassades. A présent, ce sont lesambassades qui demandent lesinformations confidentielles à lapresse.

Traduit de l’italien par Robert Maggiori

Umberto Eco est titulaire de la chairede sémiotique de l’université de Bologne.«De l’arbre au labyrinthe:Etudes historiques sur le signe etl’interprétation», Grasset, 2010.«Il Cimitero di Praga», Bompiani, 2010.

Par UMBERTO ECO

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 • 3

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Ils lui reprochent des’être compromis avec la presse inter-nationale – El País, le Monde, DerSpiegel, The New York Times, The Guar-dian–, en acceptant qu’un tri soit effec-tué dans les documents, permettant decontrôler les «révélations» qu’ils con-tiennent.Autrement dit, l’arroseur est arrosé :après avoir fait trembler le monde despuissants, il est accusé par ses proprestroupes, plus extrémistes que lui, des’être conduit en dictateur et d’avoirrompu le pacte de la transparence abso-lue. Le projet de Herbert Snorrason,étudiant islandais de 25 ans, chef de filedes opposants à Assange, repose sur lavolonté d’aller beaucoup plus loin en-core dans l’organisation du déballage:«Nous souhaitons que la structure de l’or-ganisation du projet soit aussi ouverte quepossible. Nous n’envisageons pas d’avoirun contrôle par une seule personne, maisplutôt que la majorité des personnes impli-quées participent à toutes les décisions.Nous voulons que ce soit transparent.»

NÉGOCIATION. Cette surenchère reposesur une logique connue : un groupus-cule se scinde pour engendrer un nou-veau groupuscule qui se scinde à sontour. L’ennui dans cette affaire, c’estque le processus de déballage ne se li-mite pas à un règlement de comptes en-tre un maître saisi par la folie conspira-tionniste et des groupies habitées par unfantasme de destitution d’une chefferiedéfaillante. Il révèle d’une part que lesgouvernants sont victimes de la mêmedictature de la transparence que cellequi affecte la vie privée des citoyens –etque seule la loi peut protéger–, et que,de l’autre, les médias sont devenus aussipuissants qu’eux dans la gestion des af-faires du monde. La décision de déballertelle ou telle archive plutôt que telleautre a fait l’objet, on le sait, d’une né-gociation: entre les pirates et la presse,puis entre celle-ci et les gouvernants.Dans cette partie à trois, les premierssont des voleurs d’archives, les secondsimposent une sélection au nom d’unedéontologie qui leur est propre et lestroisièmes négocient avec les secondspour rester maîtres d’un événementqu’ils ne contrôlent pas.Bien entendu, cette dictature de latransparence possède deux facettes,l’une positive, l’autre négative. Grâceà elle, les crimes commis par les Etatspeuvent être révélés en temps réel àl’opinion: actes de torture, bavures mi-litaires, crimes, viols, etc. Mais à causede cette dictature, toutes sortes de dis-cours délirants peuvent se déguiser enénoncés rationnels : négationnisme,complotisme, divulgations de ru-meurs, etc.Toutefois, le plus étonnant dans cettehistoire, c’est que les secrets révélés nesont rien d’autre que ce que l’on saitdéjà. Dans l’exercice de leurs fonctions,les hommes qui nous gouvernent res-semblent aux autres hommes: derrièrele semblant propre à toute relation so-ciale ou diplomatique, chacun est capa-ble d’insulter ou de faire preuve d’unebelle sévérité dans ses jugements. A cetégard, pour rétablir l’équilibre entre lanécessité du secret, sans quoi aucunEtat de droit ne saurait exister, et la né-cessité d’une certaine rigueur de l’in-formation, il faudra bien trouver uneparade à la sottise infantile des nou-veaux dictateurs de la transparence.•

Les sites comme WikiLeaks ne calment pas la paranoïa, ils la nourrissent.

Quand le citoyen se complaîtdans le complot«O n nous cache tout!» Cette phrase

résume l’état d’esprit qui se déve-loppe dans les démocraties occi-

dentales, moins avides qu’on ne pourrait lepenser de transparence absolue qu’atteintesde syndromes paranoïdes. C’est cette thèseconspirationniste, exploitée par des sériestélévisuelles cultes comme X Files et actua-lisée par le 11 Septembre, qui constitue lefonds de commerce de sites comme Wiki-Leaks. Ces sites, qui se sont fait une spécia-lité de la fuite d’informations, rencontrentun succès grandissant sur le Web. Il n’estpas sûr, d’ailleurs, que la reprise de leursrévélations «top secret» par les grands mé-dias ne finisse par tuer la poule aux œufsd’or, car quel est, pour le commun desmortels, l’intérêt d’une information secrètelorsqu’elle perd, avec son secret, la jouis-sance pour ceux qui la connaissent de fairepartie de «ceux qui savent»?Menace. Mais le problème poséaujourd’hui par la divulgation de notesd’ambassades et de propos tenus off the re-cord par des chefs d’Etat sur leurs pairs ousur le sort du monde n’est pas là. Heureu-sement que nous ne sommes plus à l’épo-que où un coup d’éventail ou un adjectif

déplacé pouvaient déclencher des guerres!Faut-il voir là le signe d’une maturité denos démocraties? Pas sûr. On a beaucoupglosé sur les dangers que représente pourles Etats le déballage sur la place publiquede leurs arrière-pensées et de leurs motiva-tions inavouables. Et il est vrai qu’une telledivulgation représente une véritable me-nace pour leur sécurité, tant extérieurequ’intérieure, sans qu’on puisse arguer, encontrepartie, d’un bénéfice réel pour le ci-toyen. Sans compter que cela vient fausserles règles du jeu sur lesquelles repose, de-puis la fin de la guerre froide, l’équilibrefragile du monde.Complices. On comprend alors l’inquié-tude non seulement des pouvoirs en place,mais aussi de tous ceux qui sont attachés aubon fonctionnement de la démocratie. L’in-téressant dans cette affaire, c’est aussi cequ’elle révèle sur nos passions ordinaires.Loin de calmer le conspirationnisme quis’entretient de la certitude que la vérité estailleurs, des sites comme WikiLeaks la ren-force. La révélation d’informations jus-que-là cachées devient dans les esprits laforme subtile et perverse que prend àl’heure d’Internet et des blogs le grand

complot. Surtout lorsque l’on découvre quece que l’on a appris se disait dans les cafésdu commerce et s’écrivait dans certainsmédias: «Que l’Arabie Saoudite ne veut pasde bien à l’Iran ; qu’Hugo Chávez ne sou-haitait plus voir Hillary Clinton s’occuperdes Affaires étrangères; que les chefs d’Etatdisposent les uns sur les autres de fiches in-formatives peu flatteuses qui sont autant deportraits que n’aurait pas reniés un saintSimon. Ce n’était donc que ça! Impossible!Il doit bien y avoir autre chose. Tous dansle coup pour nous tromper! Car vous n’al-lez tout de même pas croire que la MaisonBlanche n’est pas à l’origine des fuites etque les grands journaux sont tout à la foismanipulés et complices.»Mais aussi paradoxal que cela puisse paraî-tre, croire qu’il y a des choses cachées estmoins grave pour la santé des démocratiesque l’inverse, car ne pas le croire revien-drait à ne plus croire au politique et à sonexercice.

FRANÇOISE GAILLARDUniversité Paris VII-Diderot,

New York University. «100 000 ansde beauté : futur, projections» (codirectionavec Elisabeth Azoulay), Gallimard, 2009

La presse court après le Web, mais celui-ci semble désormais légitimer l’expertise.

Ogre Internet et journalistes,un nouveau rapport de forcesL es dites «révélations» de WikiLeaks

peuvent apparaître comme le triom-phe d’un «nouveau média», Internet,

sur les anciens. La presse mondiale ne semet-elle pas à la roue d’un média typiquede l’ère des hackers ?Cette apparence masque peut-être une si-tuation plus complexe. Au plan médiatique,la grande nouveauté de cet événement tientà ce que les «fuites» n’ont pas d’abord étépubliées «en bloc» par WikiLeaks pourêtre ensuite triées, commentées, experti-sées par la presse écrite, comme cela avaitle cas pour les précédentes fuites concer-nant l’Irak et l’Afghanistan. Le site a col-laboré en amont avec cinq grands journauxinternationaux pour diffuser conjoin-tement avec eux une sélection des250000 documents officiels confidentiels.Autrement dit, l’expertise de la presseécrite a ici été sollicitée par l’ogre Internet,qui semble soudain s’aviser qu’il n’estpeut-être pas de bonne méthode de dévo-rer ses propres parents. On semble admet-tre que l’information doit être analyséepour ne pas être écrasée par sa propremasse, et que tout n’est pas forcément bonà publier.Y a-t-il là l’amorce d’une redistribution despuissances médiatiques, qui relégitime laforce de commentaire et d’expertise de lapresse écrite «de qualité» face à la défer-lante d’informations brutes du Net ? Oubien, malgré la caution attendue de lapresse écrite, est-ce plutôt la logique mas-

sive et non hiérarchisée du Web et du fon-dateur de WikiLeaks qui gagne du terrain,choisit «ses» journaux et leur dicte unmode de publication dénué de véritabletravail de vérification, de recoupement, deréflexion ?Le processus est assurément à double face.La presse écrite tente de faire valoir son sa-voir-filtrer et son sens de la «responsabi-lité» dans ce qu’elle rend public ; mais,comme la démocratie elle-même, elle est

aussi emportée par un mode d’approche del’actualité qui fait la part beaucoup tropbelle à la mise en ligne immédiate, au col-portage de petites phrases, à la rumeur, àla focalisation sur les vertus et les vicespersonnels, à l’anecdote pure, au détrimentd’analyses en profondeur.Certes, le contenu des «fuites» alterne ceque Hegel aurait appelé le «point de vue duvalet de chambre» sur la politique avec devéritables prospectives géopolitiques (ef-fondrement de la Corée du Nord lâchée parla Chine…). S’il n’y avait dans ces fuitesrien que de l’anecdotique, tout cela seraitanodin. Mais il y a aussi des éléments véri-tablement gênants pour les gouvernants,

pour les diplomates, et la question devientalors celle des vertus et des limites de latransparence dans le domaine des relationsinternationales.La nouveauté est ici que cette logique de«déprivatisation», dans toute son ambiva-lence (démocratique ou pseudo-démocra-tique ?), gagne la sphère même des rela-tions interétatiques, domaine traditionneldu secret, de l’espionnage et des arcanesde l’Etat. Victoire de la transparence ou

extension du domaine dupeople ?Faut-il se réjouir que la cul-ture d’opacité des souverai-netés soit battue en brèche?Pour une part, sans doute ;mais peut-on imaginer unediplomatie sans secret, y

compris pour résoudre des conflits et descrises? Hillary Clinton a renvoyé la balle enliant le sort de la diplomatie et celui dujournalisme sérieux: tous deux impliquentune part de confidentialité.Hannah Arendt le suggérait: une des tâchesles plus difficiles de la pensée politique ins-truite par le XXe siècle est de penser en-semble la nécessaire publicité de l’espacedémocratique et la nécessaire préservationd’une sphère de secret, faute de quoi, écri-vait-elle, «la lumière de la publicité obscurcittout».

JEAN-CLAUDE MONODChercheur au CNRS (Archives Husserl).«Sécularisation et Laïcité» PUF, 2007.

Internet semble ici admettre quel’information doit être analysée pourne pas être écrasée par sa propre masse,et que tout n’est pas forcément bonà publier.

LIBÉ DES PHILOSOPHES

Suite de la page 2

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 20104 • EVENEMENT

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C ela ne va pas de soide faire le journa-liste quand on estphilosophe. Nul be-

soin de rappeler que l’his-toire même de la philosophieest marquée par cette vo-lonté de dépasser l’opinion,voire de se forger contre elle ;ah, ces fameux paradoxes.La salle de rédaction,10 heures du matin, dumonde et des cafés circulent:d’entrée de jeu, les événe-ments se bousculent pourposer leur candidature. C’estsans compter avec les philo-sophes. Wikileaks, pourtantdéjà traité, et Sarkozy sur le-quel il n’y a rien à dire. Lenon-événement, voilà unévénement. La transparencede Wikileaks va-t-elle affai-blir la fascination que lesphilosophes peuvent prêterà l’opinion, pour la théoriedu complot ? Les opinionsvont bon train. Quant à ladolce vita version Sarkozy, onaura le choix entre jaser surles questions techniques desavoir si c’est plaisir oujouissance, enfer ou paradis,Fellini ou Berlusconi. Bastacosi, «en Sicile, on dit qu’ilvaut mieux commander quefoutre». La dérision sembles’imposer quand on n’a pasle temps de la critique. Maispourquoi ne pas se le donner,ce temps? Ne sommes-nouspas philosophes ? DepuisPlaton et Aristote, on distin-gue diriger et gouverner. Onen oublierait la Cô-te-d’Ivoire.Chacun repart avec son su-jet, qui la cuisine, qui les li-vres et la culture, qui le Ta-ser, qui l’interview de laministre de l’Economie, quile penthotal et qui les rec-teurs des universités soute-

nant en Italie les manifesta-tions d’étudiants. Nouspassons entre les bureaux.Au vol, une question nousarrête: « Est-ce assez philo-

sophique ?» Etonnant, laquestion est posée par deuxphilosophes, devant leurtexte, au journaliste qui lerelit sur l’écran. Est-ce que,entre les deux pratiques, ladifférence s’estomperait ?Sans doute, en tout cas lestermes semblent bien simi-laires: «D’une part, nous de-vons resserrer le texte. […]Cela nous oblige à faire deschoix, à durcir ces choix, àconstruire des lignes de force,de telle sorte que le texte gagneen efficacité.» La temporalitépropre au journalisme est as-sumée dans une chaîne dedélégations. Là où le philo-sophe prend le tempsd’écrire, a le loisir de se re-lire encore et encore, le jour-naliste confie, en quelquesheures, cette relecture à plu-sieurs regards extérieurs.Ces regards extérieurs sontcertes ceux des autres jour-nalistes, mais surtout ceuxdes lecteurs du journal : ilsintègrent «ce que le lecteur litsur le côté, ce qu’il a lu laveille, ce qu’il lit aujourd’hui».L’enquête continue auprèsdes philosophes. Pour cer-tains d’entre eux, la seuledifférence entre les discoursde leurs collègues et ceux desjournalistes tient à l’abstrac-tion et à l’obscurité. Uneprovocation? Probablement.

Une autre suit : «Le journa-liste qui fait bien son travail estphilosophe, le philosophe quifait bien son travail est unjournaliste.» Des noms ?

«Descartes, Pas-cal et surtoutKant, celui del ’Anthropolo-gie.» D’autressont plus pru-dents, ou plusmodestes : «Je ne

suis pas sûre que nous ayonsdes choses différentes à diresur ce qui vient de se passerque la plupart des gens.» Eneffet, «faire de la philosophie

demande du temps, le temps del’histoire, il faut du travail, ilfaut un support que l’immédiatn’offre pas. Toutefois, il fautcompter avec l’immédiat, etparticiper au présent». C’estpourquoi cette philosophechoisit de travailler sur de«petites choses», de chercherl’intelligence là où elle est.Le philosophe niche dans ledétail.L’enquête dans les couloirsde Libé rebondit encorequand des philosophes re-viennent du tribunal où sontjugées trois personnes misesen examen lors des manifes-

tations contre la réforme desretraites. Nous ne pensionspas que le débat entre ce quiest philosophique et ce quine l’est pas pouvait se jouerau tribunal. Nous pensionsencore moins que les jugespouvaient se réclamer de lacaution philosophique pourinciter les trois prévenus àcondamner les manifestantsqui ont lancé des pierres surles CRS : «Est-ce que vousvous désolidarisez, effective-ment, au sens philosophi-que ?» Et comme si cela nesuffisait pas: «Vous avez tousles trois une philosophie de

l’engagement. Jusqu’où va vo-tre philosophie de l’engage-ment ?»

GRÉGORY CORMANNUniversité de Liège.

«Sartre et la philosophiefrançaise», Ousia, 2009,

VINCIANE DESPRETUniversité de Liège. «Penser

comme un rat», Quae, 2009,VANESSA NUROCK

Université Montpellier-III.«Rawls, pour une société

juste», Michalon, 2008,CORINE PELLUCHON

Université de Poitiers,«L’autonomie brisée. Bioéthique

et philosophie», PUF, 2009.

MAKING OF

De l’autre côté du miroir

Le philosophe prend letemps d’écrire, a le loisir dese relire encore et encore.Pas le journaliste qui n’a quequelques heures…

Le Libé des philosophes, c’est aussi sur le Web:

Retrouvez tous les articles des philosophes invités dujournal hier sur la zone abonnés de Liberation.fr.

Une vidéo de la conférence de rédaction autourd’Umberto Eco et de Michel Serres. Au menu, notam­ment, une réflexion sur la transparence revendiquéepar WikiLeaks: est­elle réelle ? Légitime ?

La «dolce vita» de Sarkozy: les philosophes invitésdébattent de l’exercice du pouvoir par Sarkozy (enre­gistrement audio). Jouir du pouvoir ou jouir après lepouvoir? Fellini ou Berlusconi?

Et toujours, les blogs, les tchats, les Libévilles et toutel’actualité heure par heure.

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LIBÉ DES PHILOSOPHESLIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 • 5

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

LaCôte-d’IvoiresuspendueausilencedesurnesToujours inconnus, les résultats de la présidentiellesont contestés par avance par le camp Gbagbo.

D epuis que mardi soir, des représentantsdu chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, ontempêché le porte-parole de la Commis-sion électorale indépendante (CEI) de

communiquer des premiers résultats partiels, lacrainte de voir le pays tout entier bas-culer dans des violences extrêmes amonté d’un cran. De part et d’autre, lacommunauté internationale en appelle à chacunpour que la paix soit préservée. Elle demande, àl’instar de Michèle Alliot-Marie, la ministre desAffaires étrangères, que la volonté du peuple, tellequ’elle est censée s’exprimer dans le résultat, soitrespectée. Mais pour chacun des deux camps enprésence, ni cette paix ni cette volonté ne se prê-tent à la même interprétation.Pour les partisans de l’ex-Premier ministre Alas-sane Ouattara, si la violence devait éclater, elleaurait pour seule raison le parti pris du pouvoir deconfisquer une victoire qui ne fait pour eux aucundoute. Pour ceux du président sortant, comme sonporte-parole, Pascal Affi N’Guessan, la responsabi-lité en reviendrait aux fraudes dont se serait renducoupable le camp Ouattara, accusé de «ne pas avoirrespecté les normes d’un scrutin transparent».

INSTITUTIONS. Comme le rappelle toute soiréeélectorale, il n’est aucune démocratie dans laquellele résultat du vote n’est pas soumis à un conflitd’interprétation. Mais lorsque celui-ci se manifestepubliquement, c’est au vu d’un résultat dont la re-connaissance mutuelle exclut que les différentspartis en présence aient à redouter leur adversaire,vainqueur ou vaincu. Ainsi la démocratie a-t-ellepour fonction première d’empêcher que la vie descitoyens, privée et publique, ne bascule, notam-

l’autre partie du pays, afin de renforcer ses posi-tions en vue d’un affrontement.

BLOCAGE. Selon l’envoyé spécial de Libération,Thomas Hofnung, le blocage de la situation risqued’entraîner l’entrée en jeu du Conseil constitution-

nel, que l’on dit verrouillé par le campGbagbo. Celui-ci pourrait alors invaliderle vote des trois régions du nord, dont cemême camp conteste le résultat, et validercelui des autres régions. Le rapport deforce s’en verrait renversé, et Gbagbo, élude facto, n’aurait plus qu’à prêter serment.

Si le parti au pouvoir décidait d’imposer un tel scé-nario, il est peu probable que le camp Ouattara serésoudrait à en accepter le coup de force. Con-vaincu de la partialité du Conseil constitutionnel,il serait renforcé dans sa conviction que sa victoirelui est volée. On voit mal alors comment, en dépitdes exhortations internationales, comme celle dela Communauté économique des Etats d’Afriquede l’Ouest (Cédéao), le bain de sang tant redoutépourrait être encore évité.

Des sacs deprocès­verbauxdevant l’entréede la Commissionélectoraleindépendanteà Abidjan, mardi.PHOTO VINCENTBOISOT. RIVA PRESS

ment dans les périodes d’affrontement électoral,dans cette culture conjointe de la peur et de l’en-nemi qui fait le lit des régimes d’exception. Elleévite que, le temps des élections, les forces oppo-sées ne soient soupçonnées, respectivement, pourcelle qui détient le pouvoir, d’être tentée par unusage de la violence nécessaire à sa conservation,pour celle qui prétend le prendre, d’en user pourle fonder. La paix est alors garantie par l’existence

d’institutions (ministère ou commis-sion), dont il ne viendrait à personnel’idée de contester la légitimité. Le

temps du vote, même si elles sont liées au pouvoir,elles apparaissent comme un tiers. Les circons-tances de l’élection en Côte-d’Ivoire fontqu’aujourd’hui, aucune de ces conditions n’estremplie. Lorsque les partisans de Gbagbo inter-viennent pour empêcher, par la force, la CEI d’an-noncer les résultats centralisés, ils apportent lapreuve qu’il n’y a pas, dans le pays, de consensuspour reconnaître l’existence d’un tel tiers.Depuis une décennie, la culture de la peur et la cul-ture de l’ennemi se sont à tel point installées dans

le paysage politique qu’elles gangrènent jusqu’audésir de démocratie et de paix civile, en dépit detoutes les déclarations d’intention qui prétendentle contraire. C’est pourquoi, ces derniers jours,avant même que les résultats ne soient proclamés,des accusations de violence circulent à Abidjan,comme dans le reste du pays. La population vit dé-sormais dans l’anticipation d’un chaos annoncé.Déjà, chaque camp rapatrie, dans la zone qu’il con-trôle, les forces armées qu’il avait envoyées dans

ANALYSE

Au premier tour, le 31 octobre, leprésident sortant, Laurent Gbagbo,est arrivé en tête avec 38% des suf­frages. II a accédé au second touravec l’ex­Premier ministre AlassaneOuattara, qui recueille 32% des voix.Le troisième, l’ex­président HenriKonan Bédié, a remporté 25% dessuffrages et s’est rallié à Ouattara.

REPÈRES

La population vit désormaisdans l’anticipation d’un chaos annoncé.Déjà, chaque camp rapatrie ses forcesarmées en vue d’un affrontement.

Par MARC CRÉPONDirecteur de recherche au CNRS,«la Guerre des civilisations», Ed. Galilée, 2010

Superficie

Population

PIB par habitant

Evolution du PIB

Inflation

Espérance de vie

322 500 km2

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YamoussoukroGHANA

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CÔTE-D'IVOIRE

Océan Atlantique

Abidjan

100 km

A lire sur Libé.fr le suivi parnotre envoyé spécial à Abidjan,Thomas Hofnung, de la situa­tion en Côte­d’Ivoire.

• SUR LIBÉRATION.FR

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 20106 • MONDE

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

Les différentes communautés se disputentle pouvoir depuis deux décennies.

Un pays rongé parla division ethniqueL es nouvelles en provenance de

Côte-d’Ivoire n’ont pas de quoinous redonner de l’espoir en

l’avenir démocratique de ce pays si pro-che par bien des aspects de la France. Laquestion la plus préoccupante n’est pas,pour nous qui ne sommes pas ivoiriens,de savoir quel est le vainqueur de cesélections présidentielles si contestées.Mais le peu que nous savons sur le dé-roulement de ces élections, et la confu-sion qui entoure ce peu, est d’ores etdéjà suffisant pour dire que l’espoird’un processus démocratique dans laconduite des affaires publiques sembleencore une fois perdu. Il est affligeantde devoir reconnaître que les traditions,les coutumes, les préjugés l’emportentune fois de plus sur les idées pourtantles plus élémentaires du droit politiqueet de la démocratie.Hostilités. La Côte-d’Ivoire est un paysqui ne compte pourtant pas parmi ceuxd’Afrique que l’on estime les plus infor-tunés, un pays qui a su se montrer cesdernières années un artisan habile etconvaincu de la francophonie dans lemonde. Le fait qu’il ne puisse pas, lorsd’élections qui constituent, rappe-lons-le, dans tous les pays démocrati-ques l’épreuve de vérité des partis po-litiques aspirant au gouvernement,surmonter ses différends et les hostilitéset s’accorder sur la méthode à suivre enmatière de vie publique est préoccu-pant. Voilà de quoi plonger dans ledoute et le dépit tous ceux qui pensentque la démocratie n’est pas une ques-tion de culture et de mentalité, maisune exigence commune à tous les êtresraisonnables en tant que tels.Bien sûr, on connaît les obstacles quiempêchent cette démocratie tant dési-rée d’advenir là où voudraient régnerindéfiniment et sans partage les diver-ses ethnies ennemies les unes desautres, et sans doute seulement parceque les unes ne sont pas les autres. Pé-riodiquement, au cours de ces deux dé-

cennies, la Côte-d’Ivoire a été le théâtrede troubles ethniques et de luttes cruel-les pour la conquête ou la possession dupouvoir. Mais si la Côte-d’Ivoire est plusqu’un théâtre, si c’est un pays et unEtat, comment s’accommoder de ceque les différentes ethnies qui se dispu-tent le pouvoir sont un donné local irré-ductible à la rationalité «abstraite» etgénérale de la démocratie, qu’ellesconstituent un fait particulier réfrac-taire à une idée que l’on aimerait croireuniverselle ?Défaite. Ce qui nous attriste dans cescirconstances, c’est qu’elles peuventdonner raison à ceux qui pensent qu’unpeuple n’est pas encore mûr pour la li-berté ou la démocratie –et que l’on ac-cueille avec scepticisme la réfutationque Kant a faite de ce sophisme. Neconfondons pas les caractères ou lesparticularités des peuples avec lesconditions de possibilité d’une institu-tion. Celles-ci, en ce qui concerne ladémocratie, sont très simples (ce qui neles rend pas faciles à réaliser) : c’est lavolonté commune des individus de for-mer un peuple ou une nation, indépen-damment de leur appartenance ethni-que ou religieuse. Sinon les ethniesprennent la place du peuple et il n’y aplus d’Etat, encore moins de démocra-tie. C’est l’occasion de rappeler qu’il nepeut y avoir de démocratie «locale»qu’au sein d’un Etat démocratique.Dans le cas présent, il semble bien quepersonne n’ait en vue l’unité de la Cô-te-d’Ivoire, mais seulement la victoired’une ethnie sur une autre, du Nord surle Sud, d’un homme sur un autre. Quelque soit le résultat de ce combat dou-teux, une chose paraît sûre dès mainte-nant, la défaite de la démocratie enCôte-d’Ivoire.

PIERRE GUENANCIAProfesseur de philosophie à l’université

de Bourgogne. «Le regard de la pensée :philosophie de la représentation»,

PUF, 2009

La Côte-d’Ivoire échappera-t-elle la guerre civile?Y a-t-il encore quelque chance pour que la démo-cratie l’emporte sur l’Etat d’exception? A suivrel’évolution de la situation d’heure en heure, il ap-paraît que le respect de ses règles n’est pas un vainmot et que la démocratie ne saurait être identifiéeà la légère à une opération du pouvoir. Elle l’estlorsque ses règles sont bafouées. Mais lorsque cel-les-ci sont respectées et qu’elles font l’objet d’unconsensus, elles permettent à la population

d’échapper à ce qui apparaît comme la consé-quence inéluctable de toute culture de la peur etde toute culture de l’ennemi livrées à elles-mêmes:la spirale des consentements meurtriers qui entraî-nent, dans un même pays, telle communauté (delangue, de religion ou de culture) déterminée à ac-cepter, sinon à désirer et encourager, les violencesinfligées aux autres. Aux dernières nouvelles,Ouattara, sans cacher son inquiétude, exigeait queles résultats soient proclamés sans délai. •

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 MONDE • 7

Page 8: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

U ne langue révèle lamentalité de son peu-ple. Le mot xénopho-

bie, en dépit de son étymolo-gie, n’est apparu dans lalangue grecque que vers la findu XIXe siècle, comme em-prunt à l’anglais, tandis queson contraire, philoxenia,«amitié pour l’étranger», re-monte à la plus haute anti-

quité. Avant la naissance dece mot, xenos indiquait à lafois l’étranger et celui quel’on accueille. Cet étrangeravait même son protecteurdivin, le père des dieux enpersonne, Xénios Zeus, «Ju-piter hospitalier».Tout cela se passait il y alongtemps, me direz-vous.Pas du tout. Aux récentesélections régionales, lorsqueles Athéniens ont vu qu’undes partis d’extrême droiteavait gagné des voix, surtoutdans les quartiers à forte po-pulation immigrée, ils ontopté, au second tour, pourGeorges Kaminis, le candidatdu Parti socialiste, qui étaitjusque-là le «défenseur ducitoyen» (et donc protecteurdes immigrés). Ce qui a jouéun rôle important dans cechoix entre les deux tours,c’est une interview radio oùKaminis avait parlé d’unefaçon humaine des sans-abriqui inondent le centre de la

capitale, surtout Omonoia(la place de la Concorde), etavait proposé des solutions.Les Athéniens ont ainsi ren-versé tous les pronostics enmême temps qu’un longrègne de la droite dans la ca-pitale, ce qui n’était pas évi-dent au vu des résultats dupremier tour.Plan d’austérité. Depuisune quinzaine d’années, laGrèce est envahie parles étrangers : Pakistanais,Afghans, Iraniens, Kurdes,Palestiniens, Algériens, Ma-rocains… Selon les statisti-ques officielles, en 2009, il yavait au moins 1 milliond’immigrants, la moitié étantdes clandestins. Et cela dansun pays de 11 millions d’ha-bitants, à une époque où lesGrecs, menacés tous les deuxmois par un nouveau pland’austérité encore plus dras-tique que le précédent, sevoient écrasés par une crisefinancière qu’ils ont du mal àsaisir et à accepter. Une crisequi n’est pas seulement dueau fait qu’ils ont mal dirigéleurs affaires.Ne soyons pas naïfs. Les jeu-nes restent perplexes devantle phénomène de l’immigra-

tion. Eux-mêmes aimeraientimmigrer n’importe où,comme leurs grands-pa-rents. Ils ont beaucoup dedifficulté à comprendre quela Grèce d’aujourd’hui, mé-prisée par beaucoup d’Euro-péens voulant peut-être ainsiexorciser leur culpabilité, estune utopie en comparaisonde ce qui les attendrait. Ils nese plaignent pas –je parle dela majorité–lorsque le posteminable qu’ils sollicitent estdonné à un travailleur clan-destin. Pas de xénophobie.Ou plutôt, pas encore. Com-ment peut-on craindre lesgens qui fuient la misère, unemisère dont les jeunes Grecssont menacés à leur tour ?Mais avouons-le. Une vaguede xénophobie plane toujourssur un pays lorsque sonimage change d’un jour àl’autre : aux frontières dunord-est de la Grèce, un vil-lage connu en Asie et en Afri-que comme «le passage» voit

chaque jour circu-ler deux ou troiscents immigrants.La police a pitiéd’eux et ne pour-suit que les pas-seurs. Mais bien-

tôt, le pays ne pourra plus lescontenir.Transit. C’est plus qu’unchoc des civilisations. Cesera bientôt un cauchemarpour tous, étrangers et Euro-péens. Comme la crise conti-nue, quelques immigrés, endépit de leur assimilation à laculture grecque, prennent lechemin du retour. Après unelongue absence, leur paysd’origine leur semble lemeilleur du monde. Mais leflux de clandestins continue,et ils restent en Grèce malgréeux, étant le plus souvent entransit pour d’autres payseuropéens où ils assurentavoir de la famille. L’Europen’a pas encore résolu ce pro-blème, qui d’ailleurs n’estpas national. Au croisementdes continents et aux fron-tières de l’Europe, la Grèceest punie pour son impor-tance géographique. L’hospi-talité n’est une vertu quelorsqu’elle provient de nous.

ZOÉ SAMARAProfesseure émérite à l’univer-sité Aristote de Thessalonique,

«Comment écrire (ou commentne pas écrire) pour le théâtre»

(en grec), Thessalonique, Uni-versity Studio Press, 2009.

En 2009, il y avait au moins1 million d’immigrantsen Grèce, la moitié étantdes clandestins.

LesGrecsfaceàleursétrangersRÉGIONALES Débordé par l’immigration et la crise,le pays a néanmoins fait barrage à l’extrême droite.ÉGYPTE Les Frères musul-

mans, première force d’op-position en Egypte, ainsi quele principal parti d’opposi-tion laïque, Wafd, ont décidéde se retirer avant le secondtour des élections législativesprévu dimanche. Les Frèresmusulmans ont enregistré ungrave revers lors du premiertour le 28 novembre, où ilsn’ont eu aucun élu, et dé-noncent les fraudes.

ESPAGNE Six Pakistanais etun Nigérian ont été arrêtéshier à Barcelone par la policeespagnole, qui les soupçonned’avoir fourni de faux passe-ports à des organisations is-lamistes liées à Al-Qaeda,notamment au groupe ac-cusé d’avoir commis les at-tentats de Bombay en 2008.Trois autres suspects dontdeux Pakistanais ont été ar-rêtés en Thaïlande.

«Nous acceptons un Etat palestinien avecentière souveraineté sur les territoiresoccupés en 1967 et Jérusalem pour capitale,et une solution à la question des réfugiés.»Ismaïl Haniyeh chef du gouvernement du Hamas à Gaza,précisant que son mouvement respectera le résultatd’un référendum populaire sur tout accord, même si lesrésultats contredisent ses convictions politiques

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Haiti-Liberation-164x219.pdf 1 22/11/2010 11:50:18

Aucun Etat européenn’échappe à l’islamophobie.Il était inévitable, dans cesconditions, que vienne letemps des statistiques. Unerécente étude parue dansle journal Die Zeit montreque les Allemands ne sontpas en reste. La plupartd’entre eux ne trouventaucun aspect positif dansl’islam qu’ils jugent globale­ment fanatique et ils sontplus de 70% à considérerque la construction demosquées et de minaretsdevrait être interdite dansle pays. M. C.

LES ALLEMANDSPAS FANASDE L’ISLAM

L’HISTOIRE

LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 20108 • MONDEXPRESSO

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MONDE • 9

L’erreurd’orientationdescampusaméricainsMotivés par la hausse des frais d’inscription, les timides mouvements étudiantss’inquiètent aussi du désintérêt contestable de l’Etat pour les sciences humaines.

T ous les gouvernementssont en train de réduire lefinancement de l’éduca-tion publique et d’aug-

menter les frais de scolarité univer-sitaires. Ces mesures sont souventprésentées comme des ré-ponses à la crise écono-mique alors qu’elles onten réalité été mises en place bienavant elle. Tandis qu’en Grande-Bretagne, en Italie et dans les autrespays européens, les étudiants ba-taillent contre la police dans la rueet expérimentent de nouveaux mo-des de résistance, les campus amé-ricains demeurent relativementcalmes. Les mouvements étudiantsaux Etats-Unis furent pourtant, il ya quarante ou cinquante ans, parmiles plus actifs et innovants de laplanète; ils ne militaient pas seule-ment contre les guerres, le racismeet l’ordre social hiérarchique, maispour une véritable réforme démo-cratique du système éducatif.

Pourquoi les mouvements améri-cains apparaissent-ils aujourd’huisi en deçà des enjeux de la criseéducative mondiale contempo-raine? Des mouvements ont pour-tant récemment émergé, mais ilsn’ont que peu suscité l’attention, àl’image de celui contre la haussedes frais d’inscription dans le sys-tème universitaire public en Cali-fornie. Bien que ces frais aient dou-blé en dix ans, c’est l’augmentationsoudaine de 32%, en novem-bre 2009, qui a déclenché la colère.

Les succès modestes quiavaient permis de fairebénéficier une population

de plus en plus large d’une forma-tion universitaire sont en traind’être balayés. Ces trente dernièresannées «les universités publiques, oùsont inscrits la majorité des étudiantsaméricains, ont été systématiquementsous-financées, dit ChristopherNewfield, professeur à l’universitéSanta Barbara de Californie. Celasape la réussite éducative, sachantque l’excellence universitaire est ré-servée au quart des étudiants les plusriches».

VALEUR SOCIALE. Si le mouvementcalifornien a été moins intense etsoutenu qu’en Europe, c’est que la

transformation des universitésaméricaines s’avère plus douce etprogressive. Les 32% de haussesont bien maigres face à la proposi-tion britannique d’une augmenta-tion allant jusqu’à 300%… De plus,le financement des universités pu-bliques varie entre Etats, sans par-ler des frais d’inscription. Et le sys-tème des universités privées ne faitqu’aggraver ces variations.Mais cette faible mobilisation a desorigines plus profondes. La valeursociale affectée à l’éducation pourtous a en effet chuté de façon dra-matique. Or, le mouvement étu-diant ne peut prétendre à une voixpuissante que lorsque la formationuniversitaire est une priorité so-ciale. Il n’y a qu’à voir la réponseaméricaine à la «crise Spoutnik».Dans la logique de la guerre froide,le lancement du satellite Spoutnikpar les Soviétiques avait été consi-déré comme un défi pour la sécu-rité et la position des Etats-Unisdans le monde. Le financement desuniversités avait alors été dopé,surtout en sciences et en technolo-gie. L’augmentation des savoirs etde l’intelligence tenait de la prioriténationale. Ces avancées ont contri-bué à la croissance américaine etpermis aux mouvements étudiants

des années 60 et 70 d’acquérir unebelle audience dans les débats na-tionaux.Si le lancement de Spoutnik arendu les Etats-Unis plus intelli-gents, les attaques du 11 Septembreles ont indéniablement rendus plusbêtes. La «guerre contre la terreur»a donné la priorité aux savoirs mili-taires et technologiques les plusétroits. L’imbécillité du discourssécuritaire a envahi l’espace. Lesarguments en faveur d’une éduca-tion publique renforcée et égalitaireà l’université n’ont eu que peu depoids dans un tel climat. L’impor-tance de l’éducation de masse pourle développement économiquen’est pas moins grande aujourd’huiqu’il y a cinquante ans; mais le senséconomique du champ éducatif alui-même changé. Ces dernièresdécennies, le secteur dominant del’économie a glissé de la productionindustrielle à la production biopoli-tique, la production de l’hommepar l’homme : création d’idées,d’images, de codes, d’affects et debiens immatériels.

INTELLIGENCE. Conséquence :l’éducation des ingénieurs et desscientifiques n’est plus le facteur cléde la compétitivité. Dans l’écono-mie biopolitique, c’est l’intelligencede masse –et tout spécialement lin-guistique, conceptuelle et sociale–qui est l’aiguillon de l’innovationéconomique. Les politiques univer-sitaires mondiales n’ont pas pris lamesure de ce changement. L’argentprivé que les universités exigentpour compenser le sous-finance-ment public est dévolu (de façondramatiquement unilatérale) auxchamps techniques et scientifiques.Les sciences humaines, de plus enplus centrales dans un contextebiopolitique, sont abandonnées fi-nancièrement et périssent. En l’es-pèce, les revendications étudiantespointent cette nécessité et vont enréalité dans la direction de la pros-périté économique.Les mouvements étudiants confir-ment ainsi une nouvelle fois unerègle générale de la politique : lesluttes sociales œuvrent pour le dé-veloppement social. Les discoursdéclinistes à propos de la civilisa-tion américaine me laissent d’habi-tude de marbre. Je serais plutôt en-clin à penser que la perte de ladomination militaire américaineest annonciatrice d’une période dedéveloppement social bien plus dy-namique et créative. Mais l’échecà faire de l’éducation de masse unepriorité à tous les niveaux est assu-rément un facteur indicateur dudéclin. C’est ainsi qu’il faut inter-préter le calme relatif sur les cam-pus américains, dans ce contextede crise économique et de coupesbudgétaires, comme un symptômedu problème. •Traduit de l’américain par FrançoisThéron

Par MICHAEL HARDTProfesseur de philosophiepolitique à l’European GraduateSchool de Saas­Fee (Suisse).«Commonwealth» (avec AntonioNegri), Harvard University Press,2009.

ANALYSE

Des dirigeants de l’universitéde Californie à Los Angelesescortés par la police,en novembre 2009. PHOTOMARK RALSTON.AFP

10032dollars, c’est le montant desfrais d’inscription à l’univer­sité de Berkeley (Californie).Soit 7676 euros.

En trente­cinq ans, le nom­bre d’emplois qui exigentune éducation supérieureest passé aux Etats­Unis de28% à 59%, selon le ministreaméricain de l’Education.Huit pays ont désormais unniveau d’éducation supérieureplus élevé que les Etats­Unis,dont le Canada, Singapour etla Corée du Sud.

REPÈRES

L’ÉDUCATION SABRÉE

Suppression de postes,baisse de dépenses adminis­tratives, des salaires… Lesdeux tiers des Etats améri­cains (34 au total) coupentradicalement dans l’enseigne­ment supérieur.

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10 • FRANCE

La parole politique est de plus enplus appauvrie par les déclarationstous azimuts, comme cellesdu Président sur son avenir.

Sarkozycandidatàla«dolcevita»

Par JEAN­PAUL JOUARYProfesseur de philosophie enclasses préparatoires au lycéeClaude­Monet (Paris). «Je votedonc je pense», Milan, 2007.Dessin LUIS GRAÑENA

A entendre l’avalanchede commentaires queprovoque chaque dé-claration ex-

plicite ou non de candi-dature à la prochaineprésidentielle, on se doute quecette phase des primaires n’a riende secondaire. Ainsi, devant desparlementaires, Nicolas Sarkozyaurait déclaré n’«être là que pourdeux mandats, pas plus», puis«après c’est plus tranquille. On faitla dolce vita». La dolce vita… Toutun programme en soi.

AVEUGLE. Chaque mot, chaqueallusion, même s’ils confirmentdes choses évidentes ou que toutle monde sait déjà, et même s’ilsparlent en des termes qui ren-voient plus à la vie et fantasmespersonnels qu’aux problèmes po-sés au pays, provoquent une vaguede propos qui inonde l’ensembledu champ politique. Pour autant,est-ce beaucoup de bruit pourrien et pour personne? Qu’est-ceque ces déclarations et commen-taires sous-entendent de la viepolitique française ? Qu’est-ceque ces bruits cachent des enjeuxessentiels? Certes, les philosophessont des citoyens comme les

autres et ne peuvent igno-rer cette actualité ; mais onpeut ajouter que cette ac-tualité aurait à perdre àse priver de philosophie.C’est sous cet angle dou-ble que plusieurs voixabordent les dernières déclara-tions de Nicolas Sarkozy, plusgénéralement les réactions in-

nombrables que suscitechaque petite phraserelative aux candidatu-

res, et le point aveugle de tout cebruit : quelle conception de lapolitique tout cela sous-en-tend-il ?

SENSATION. Ces quelques mots,par ailleurs fort peu précis, sontainsi l’objet d’une foule de dé-clarations publiques, y comprispour dire que ces proposn’apportent rien. Leministre du Travail,Xavier Bertrand, dé-clare sur France 2que cette déclara-tion n’apporterien de nou-veau ; leministre des Affaireseuropéennes, Laurent Wauquiez,sur Canal +, fait sensation ensouhaitant que le Président sereprésente ; l’entourage du Pre-mier ministre révèle qu’«aprèstout c’est son choix à lui», et detous côtés on décrypte ou dénonceles propos de l’hôte de l’Ely-sée. •

ANALYSE

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FRANCE • 11

En mélangeant vies publique et privée,le chef de l’Etat recherche la proximité.

La mise en scènede l’intimeLe chef de l’Etat serait-il allergique autravail ? Après avoir cultivé, durant lacampagne de 2007, l’illusion du tra-vailler plus, il semble manifester,aujourd’hui, un goût prononcé pour leloisir nécessaire au bien-être.Il vient en effet de déclarer devant unetrentaine de députés UMP: «Quand onfait deux mandats, ça suffit large-ment […]. Après c’est plus tranquille. Onfait la dolce vita» et de rappeler que sonépouse est italienne. Il s’agit, bien sûr,d’une plaisanterie prononcée parl’homme privé et non par le président dela République. Mais Nicolas Sarkozynous a habitués à une rhétorique mêlantles deux registres, le public et le privé.Lors de l’entretien télévisé du 16 no-vembre, ne déclarait-il pas qu’il étaittrès soutenu par son entourage et aidépar une femme intelligente? Chez lui,l’homme privé se fait le porte-parole del’homme public avec des mots quijouent de la confidence et cherchent la

proximité. Son style, c’est celui de l’ex-time, manière très contemporaine demettre l’intimité en scène et de cultiver«le tout-à-l’ego». Si, par là, le Présidentdonne de lui une image qui correspondà l’individualisme contemporain,celle-ci est fort peu présidentielle.On a souvent dit que le style de Sarkozyabaissait la dignité de sa fonction ; enl’espèce on peut se demander s’il necherche pas à euphémiser le pouvoirpour mieux reconquérir l’opinion? Oubien à reconstruire la vieille métaphoredu chef politique en père de famille. Ilfaut se rappeler que c’est celle qu’avaitutilisée, en 1988, le candidat Mitterranddans sa «Lettre à tous les Français», quilui tenait lieu de programme. Mais forceest de constater que l’actuel présidentévoque plus le conjugal que le familial.

MICHEL ERMANProfesseur à l’université de Bourgogne.

«Le Bottin proustien»,la Table ronde, 2010.

Il y a une différence entre tenir un cap fixépar le peuple et fixer le cap.

Gouverner ou diriger?Le champ politique est tant envahi parle bruit des déclarations, même lorsquele Président parle plus de sa personneque de ses décisions, qu’on en viendraità oublier que le mot «politique» signifieoriginellement l’art pour un peuple des’organiser autour de règles communes.Mais sous ce bruit assourdissant, le ci-toyen doit entendre un silence, l’ab-sence de la seule question qui vaille, àl’intérieur de nos institutions : pourquoi est-on candidat? Pour gouvernerou pour diriger ? Qui se soucie encorede cette distinction, malgré vingt-cinqsiècles de philosophie politique et deréflexion sur la démocratie ?Or, gouverner, tenir le gouvernail,c’est tenir un cap fixé par le peuple lui-même : imagine-t-on dans un navirecelui qui tient la gouverne annoncer auxpassagers ses décisions quant à leurdestination? Diriger, c’est fixer le cap.Autrement dit, lorsqu’on vote pour ungouvernant sachant que celui-ci pré-tend diriger, on admet implicitement lanégation de la démocratie elle-même,et de l’essence même de la politique.Pline l’Ancien disait déjà que, si nousavons besoin d’un prince, c’est pourqu’il nous préserve d’avoir un maître.Le bruit des déclarations de candidatureempêche de poser cette question cen-

trale : qui aspire à être élu pour rendrele pouvoir? Les expressions courantes«donner» ou «prendre le pouvoir», lemot «pouvoir» lui-même, disent assezcombien ce bruit émane d’une véritabledépossession citoyenne.Bien sûr, parmi toutes les déclarationsde candidature, toutes ne se valent pasen termes de dignité et de citoyenneté,et chacun est en droit de chercher la-quelle lui conviendrait le mieux dupoint de vue de l’humanité que nousvoulons être. Bien sûr aussi, quitte à sedonner un ou une président(e), autantchoisir qui manifeste les qualités lesplus prometteuses.La recherche de l’être providentiel està peu près tout ce qui reste sous notreédifice présidentiel. Rousseau lui-même avouait admirer et souhaiter despersonnes aussi vertueuses et appelerses contemporains à faire de même.Mais il ajoutait : «Ils n’en mépriserontpas moins une constitution qui ne peut semaintenir qu’à l’aide de tant de gens res-pectables qu’on désire plus souvent qu’onne les obtient et de laquelle, malgré tousleurs soins, naissent toujours plus de cala-mités réelles que d’avantages apparents.»Beau texte à commenter par tous lescandidats.

JEAN-PAUL JOUARY

L’avidité des citoyens pour les formulesencourage les hommes politiques.

Accros aux petites phrasesWikiLeaks : «Fausse transparence.»«Tout ne sortira pas.» Royal, Sarkozy :«Elle a pris tout le monde de court», «Iln’a pas cité Fillon». On déplore. On sup-pute. On analyse. On fait le jeu. Leschoses ne se jouent pas dans le jeu desego. Les arcanes du pouvoir ne sont pasces borborygmes d’acteurs. Les enjeuxne sont pas de communication, ni desincérité.Il y a des hommes qui souffrent, quimeurent, que l’on exploite, que l’on en-fonce dans la misère et dans le mépris.Et des jeux de puissance réels, des ré-voltes réelles, dont notre attention à cesjeux de marionnettes nous détourne.On a beau jeu d’accuser les pouvoirs.C’est notre avidité qui est en cause. Avi-dité de mots, de jugement, autre face,tout aussi dérisoire, de l’avidité de gou-verner. Le vice de la démocratie, disait

Kant, c’est que chacun veut y être lemaître. Entendons bien. Il ne s’agit pasdes candidats, des princes, mais de cha-cun d’entre nous. Nous régnons parprocuration, par adhésion ou par déri-sion. Chacun le fait, symboliquement,par ce jeu de dupes. Caricature de pou-voir spirituel. Et les pouvoirs réels rientpar-derrière. Peut-être ces marionnet-tes sont-elles aussi des êtres de pouvoir.Peut-être les vrais pouvoirs sont-ils toutailleurs, et se plaisent-ils à ce qu’on lesévoque le moins possible. Mais enfin,pour y penser sérieusement et cultiverla nécessaire résistance, un peu d’ascé-tisme ne nous ferait pas de mal. Mais li-rait-on encore les journaux?

EMMANUEL BLONDELProfesseur au lycée de la Vallée de

Chevreuse (Essonne). Préface de «Alain,souvenirs sans égards», Aubier, 2010.

En affirmant qu’il y a une vie après le pouvoir,Sarkozy se veut proche des Français.

Un Président commevous et moiAprès ses deux (?) mandats, NicolasSarkozy pourra prendre du bon temps.Comme souvent chez le Président, cespropos peuvent s’entendre de diversesmanières, sans être pour autant cy-niques. A l’électeur populaire, il dit,comme en 2007, «je suis comme vous»,c’est-à-dire: «Je fais ce que vous feriezà ma place, j’ai un job intéressant maisprenant, que je quitterai sans regretpour des tâches plus simples.»Aux élites, il laisse entendre que, dansun monde où les gouvernants ne peu-vent plus prétendre influer vraiment surl’avenir de la planète, la jouissance dupouvoir est moins attirante que le plaisirprivé, et que, dans la politique commedans le monde de l’entreprise, les diri-geants ont bien du mérite à être où ilssont. Mais il laisse aussi entrevoir un faittrès général, qui n’est propre ni à la

droite ni à la gauche: il y a une vie aprèsune carrière au sommet de l’Etat, oùl’expérience acquise, les éventuelssuccès et le carnet d’adresses permet-tent de bien vivre, en conseillant lespuissants par des consultations ampleset honorées.Nicolas Sarkozy n’est guère différent surce point de Bill Clinton, Tony Blair et debien des anciens responsables français:l’homme politique d’aujourd’hui nerevient pas à sa charrue, commeCincinnatus, après avoir exercé lepouvoir pour le bien commun : ilprolonge un succès passager dans uneréussite personnelle durable, ce qui estd’ailleurs le but de tout un chacun.

PHILIPPE RAYNAUDProfesseur à l’université Panthéon-Assas.

«Le Juge et le Philosophe»,Armand Colin, 2008.

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LIBÉ DES PHILOSOPHESLIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010

Page 12: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

«D es enseignantsmieux formés etmieux accompa-

gnés», a déclaré hier le mi-nistre de l’Education, LucChatel, lors de son pointd’étape sur la réforme de lamastérisation. Celle-ci placeles enseignants débutants àplein-temps dans les classessans année de formation.Une première qui passe mal:les professeurs stagiaires dusecond degré, qui viennentd’obtenir leur concours, ma-nifestaient hier après-mididevant le ministère, dénon-çant les conditions déplora-bles de leur prise de fonction,après deux jours d’accueil, etmunis seulement d’un DVD«tenue de classe».Bricolage. Les professeursdu premier degré, eux, ontobtenu cette année un dispo-sitif transitoire d’accompa-gnement de sept semaines.Mais le SNUipp, principalsyndicat du primaire, lorsd’une conférence de presse,hier, a dressé un bilan sévèrede la rentrée, en s’appuyantsur une large enquête(1000 stagiaires sur plus de7000) qui relève le bricolagede ces mesures et la disparitédes situations. Certains sta-giaires se sont vu refuser leuraffectation à la suite de pro-testations des parents d’élè-ves. D’autres effectuent aupied levé des remplacementscourts dans n’importe quelniveau.«Nous sommes tous en diffi-culté», ont affirmé quatre

stagiaires qui s’exprimaienthier devant la presse souscouvert d’anonymat, de peurde ne pas être titularisés.«Comment avouer nos diffi-cultés à des tuteurs qui sontaussi nos évaluateurs ?» Lestrois quarts des stagiaires in-terrogés par le SNUipp récla-ment l’extension de ces pé-riodes d’accompagnementavec un enseignant che-vronné. Peuvent-ils les obte-nir, alors que la réforme viseà faire l’économie de cettepériode de formation ? Lesyndicat, qui allait faire cetteproposition à Luc Chatelhier, est prêt à se battre.Bilan. Si le premier degrédresse un tel bilan de la ren-

trée, que dire des professeursdu second degré, qui n’ontbénéficié d’aucune mesured’accompagnement? Le col-lectif «Stagiaire impossible»tient une coordination natio-nale le 11 décembre. La FSUannonce une journée «for-mation des maîtres» le 16,pour chercher des «réponsesurgentes» aux problèmes quepose cette réforme.

JEAN-FRANÇOIS BALAUDÉProfesseur à Paris-Ouest-

Nanterre. «Le Savoir-vivrephilosophique. Empédocle,

Socrate, Platon», Grasset, 2010ANNE SAUVAGNARGUESProfesseure à Paris-Ouest-

Nanterre. «Deleuze. L’empirismetranscendental», PUF, 2010

Lesenseignantsstagiairesen«difficulté»CLASSES Ils ont protesté hier, dans le primaire etsecondaire, contre leur manque de formation.

Hier, devant le ministère de l’Education. PHOTOJ.DEMARTHON.AFP

M obilisations dans lesuniversités en Gran-de-Bretagne, en Ita-

lie, jusqu’aux Etats-Unis (lirepage 9), résistances persis-tantes à la loi LRU (réformePécresse) en France : lemonde universitaire est-il in-curablement conservateur?Ces mouvements inédits –ilest rarissime que les univer-sitaires fassent grève– s’ex-pliquent par une redéfinitionde la nature de l’université.Depuis le Moyen Age, elle estconçue comme une commu-nauté (universitas) de savantset de lettrés travaillant dansun espace de liberté voué à laréflexion et à la transmission,

régi selon des principes decollégialité. C’est ce qui apermis le développement dela recherche fondamentale,dont il est impossible de con-naître par avance les résultatset les applications, et dont lafinalité peut même être unsavoir gratuit. Ce temps sem-ble révolu.Alors que la production derichesses n’a jamais été aussiimportante, le financementdu savoir est paradoxalementregardé comme un luxe queles Etats ne pourraient plusse permettre d’assumer.Cette évolution n’obéit pas àune nécessité économiquemais à un choix idéologique.

Une évidence semble désor-mais s’être imposée : l’Etatn’a plus pour tâche d’assurerdes services publics univer-sels et gratuits financés parla solidarité. A l’heure oùs’effondre le dogme del’autorégulation par le mar-ché, comment justifier sonapplication méthodique àdes activités sociales dont lanature est d’échapper à la loidu profit? On peut gager quepersonne n’y sera gagnant.

BLAISE BACHOFENMaître de conférences

à l’université Cergy-Pontoiseet MARIE-FRÉDÉRIQUE

PELLEGRIN Professeureà l’université Lyon-III

Lesfacsd’EuropeenrogneGRÈVE L’étendue de la mobilisation est inédite.

Par ANNE DUFOURMANTELLE et MICHELA MARZANO*

Le Taser,la peur dans le viseur

P our expliquer l’utilisa-tion du Taser contre unMalien de 38 ans, mort

mardi matin lors de son in-terpellation à Colombes(Hauts-de-Seine), Alliance(syndicat de gardiens de lapaix) invoque la légitime dé-fense. Mais qu’entend-on aujuste par «légitime défense»?D’un point de vue légal, ils’agit de l’autorisation defaire cesser l’agression contresoi-même ou autrui. Encorefaudrait-il que le danger soitréel et imminent et que ladéfense reste proportionnée.

Or l’autopsie a révélé hierque l’homme «est mort d’uneasphyxie aiguë et massive parinhalation de gaz», selon leparquet de Nanterre, cité parl’AFP. Les policiers ont bienfait usage de gaz lacrymo-gènes. Le médecin légiste aégalement constaté «uncœur dur et contracté, peut-être en lien avec l’utilisation duTaser». Mais «aucune causecertaine, unique et absolue dudécès» n’a été identifiée.De quelle légitime défenses’agit-il ? Les policiers sontde plus en plus souvent misdevant une double injonc-tion. D’une part, de ne pasutiliser leurs armes de ser-vice et, d’autre part, d’êtretoujours prêts au pire. Ilssont supposés savoir «gérer»toute situation conflictuelle.Mais finalement ils ont eux-mêmes de plus en plus peur,

sans qu’une aide concrèteleur soit proposée, ni mêmeun espace de dialogue pourexprimer leurs fragilités.

Nous le savons depuis tou-jours: la peur est la réactionimmédiate au danger, qu’ilsoit réel ou imaginaire. Ellenous permet de mobiliser nosressources intérieures et d’yfaire face au mieux. Tantôt lapeur nous donne des ailes,tantôt elle nous cloue au sol,disait Montaigne. Cepen-dant, lorsqu’elle cède à uneforme de panique, elle pro-voque des réactions irréflé-chies et peut aussi faire bas-culer dans l’inhumain. Ce quiest d’autant plus facile lors-qu’une société joue avec nospeurs en émoussant les capa-cités subjectives à y faireface. Tout devient alors pos-sible et peut basculer.Le drame de Colombes estl’un des symptômes d’unesociété malade de sa peur,qui n’hésite pas à l’instru-mentaliser, voire à l’institu-tionnaliser. Ne faudrait-ilpas plutôt chercher à la ren-dre intelligible, ou même à laguérir, et donc aussi, commele disait Deleuze, «rendrepensables des forces qui nesont pas pensables»? C’est latâche de la philosophie. •

*Professeure à l’université ParisDescartes et psychanalyste.«Le Contrat de défiance»,Grasset, 2010, et «En casd’amour», Payot, 2010.

DÉCRYPTAGE

L’appartement de SégolèneRoyal à Boulogne­Billan­court (Hauts­de­Seine) aété visité par effraction hier,pour la troisième fois enquatre ans. Deux chambreset le bureau ont été «mis àsac», les tiroirs vidés et lesobjets personnels épar­pillés, mais rien n’a été volé,selon son entourage. L’ex­candidate à l’Elysée a aussi­tôt dénoncé «une tentativeintolérable de [la] déstabili­ser». Le ou les visiteurs sontentrés par la porte de lacuisine, qui a été fracturée.Ils ont tenté de s’introduiredans la chambre, sans suc­cès: la présidente de larégion Poitou­Charentes laverrouille depuis le précé­dent cambriolage. Cetteintrusion intervient deuxjours après l’annonce de lacandidature de Royal auxprimaires du PS pour 2012.Le domicile à Boulogne dela socialiste avait été sac­cagé une première fois le17 août 2006, alors qu’elles’apprêtait à déclarer sacandidature aux primairessocialistes. Puis à nouveaule 27 juin 2008.

SÉGOLÈNEROYAL ENCORECAMBRIOLÉE

L’HISTOIRE

«Quand on confieles clés du partiqui vous a permisd’être élu, c’est unegrande marque deconfiance. C’estce que Sarkozy a faiten direction deJean-François Copé,c’est ce qu’il a faitauprès de FrançoisFillon en lerenommant Premierministre.»Christian Jacob patron desdéputés UMP, hier

La Cour des comptes devrait enquêter sur les dépensesen communication de Matignon et des ministères.Sur proposition du député Jean­Pierre Brard (ex­PCF),la commission des finances de l’Assemblée nationalea demandé aux magistrats de la rue Cambon de s’intéres­ser aux budgets com du gouvernement. Au coursd’une première enquête au sein du service d’informationdu gouvernement (SIG), la Cour des comptes s’estrécemment interrogée sur des sondages payés parMatignon pour le compte de l’Elysée. Rapport attendudans le courant de l’année 2011.

LA COUR DES COMPTES SAISIE DESDÉPENSES COM DU GOUVERNEMENT

CONFIDENTIEL

LANGUEDOC Le nouveauprésident du conseil régionalde Languedoc-Roussillon,l’ancien frêchiste ChristianBourquin (DVG), a été ren-voyé devant le tribunal cor-rectionnel de Perpignan pourfavoritisme. On le soupçonned’avoir influencé en 1999 ladécision du conseil généraldes Pyrénées-Orientales,dont il était président, en fa-

veur d’un proche dans l’at-tribution d’un marché sur lacommunication de la collec-tivité.

Précision. L’écrivain YannMoix nous informe qu’iln’est pas à l’origine de la pé-tition pour l’abrogation de laloi Gayssot, contrairement àce que Libération a écrit le19 novembre.

LIBÉ DES PHILOSOPHES

25%C’est la part de vols audépart de Roissy que laDirection générale de l’avia­tion civile a demandé auxcompagnies aériennesd’annuler aujourd’hui en rai­son de la neige. A Orly, 10%des vols sont aussi annulés.Les passagers doivent con­tacter leurs compagniespour se renseigner. Lavague de froid gagne cematin l’Ile­de­France: septdépartements sont en vigi­lance orange, avec neige etverglas à partir de 6 heures.

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201012 • FRANCEXPRESSO

Page 13: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

«V ous avez tous lestrois une forme dephilosophie de l’en-

gagement […]. Jusqu’où va vo-tre philosophie de l’engage-ment ?» Les trois prévenusquestionnés hier par une jugede la Xe chambre correction-nelle de Paris ont participé àla manifestation du 31 janvier2009, à l’appel des comitésde soutien aux inculpés deTarnac. Agés de 25 à 32 ans,ils répondent de «violences enréunion sur personnes déposi-taires de l’autorité publique».Jets de bouteilles, tirs de fu-sées devant la prison de laSanté, cinq CRS blessés. Ilsnient les faits.«Symbolique». Ils ont étéinterpellés quand la mani-festation se dispersait, sur letémoignage de trois policiersen civil, dont deux mêlés aucortège (le chef était tropvieux pour être pris pour unjeune). Qui était camouflé?Tous, prévenus et policiers,portaient des masques

blancs, percés aux yeux,avec «TERRORISTE» écritdessus : «Symbolique», di-sent les prévenus, pour si-gnifier que «n’importe quiaujourd’hui peut être terro-riste».Photos, vidéos : personnen’est reconnaissable au mo-ment des tirs. Pourtant,malgré masques et capu-ches, les policiers infiltréssont formels : c’est cettejeune fille-là, métisse à lu-nettes, c’est ce jeune hom-

me-ci, mat aux cheveuxbruns, qui entourent legrand qui lance la fusée. Onne retrouve pas le tube ? «Ila dû s’en débarrasser» : «Jem’étais éloigné par discré-tion», dit le policier qui lesfilait… Le droit à manifester

est un droit essentiel, pro-clament juges et procureure.«On ne parle pas de Jérôme[Julien, ndlr] Coupat ni deTarnac aujourd’hui. Là, on estsur la manifestation du31 janvier.» Mais, peu après:«Vous en saviez quoi, de cetteaffaire de Tarnac ?» Et y a-t-il eu des «violences policiè-res»? Il n’y en a pas eu, on lefera dire aux prévenus, plusd’une fois. Police irrépro-chable, même infiltrée.Etape suivante: les prévenus

doivent dire qu’ilsc o n d a m n e n t ,qu’ils regrettent.Question: «A quelmoment est-ce queça dérape et pour-quoi ?» Réponse :

«Je n’ai pas à répondre de vio-lences que je n’ai pas commi-ses.» La juge: «Soit on se sentsolidaire, soit on quitte la ma-nifestation.» Réponse : «Jesuis solidaire des raisons quimotivent la manifestation.»Solidaire des motifs ou des

violences? «Vous n’avez par-ticipé à rien?» – «A une ma-nifestation, mais à aucune vio-lence.» L’autre juge estphilosophe : «Vous vous dé-solidarisez effectivement, ausens philosophique duterme?» «Il m’est impossibled’entrer dans des considé-rations morales pour desfaits que je n’ai pas commis»,dira un prévenu. Et l’autre :«La prise de la Bastille, onm’a appris à l’école que c’étaitbien.»«Bons». La procureure re-quiert huit mois avec sursis:«Il y a eu la prise de la Bastille,mais il y a eu aussi le Comitéde salut public et les femmestondues à la Libération.» Ladéfense demande : «A-t-onattrapé les bons?» On juge undélit de violence, pas un délitd’opinion: tous l’auront dit,mais si différemment. «Phi-losophie de l’engagement» ?Décision le 5 janvier.

PHILIPPE BÜTTGENet BARBARA CASSIN

INITIATIVE LES VERTS VEULENT METTRE EN PLACE LE RÉFÉRENDUM CITOYEN

La démocratie, c’est accepter le dissensusQuatre député(e)s Verts viennent dedéposer une proposition de loi sur«l’initiative législative citoyenne pardroit de pétition», dont le principe aété institué par la réforme de la Cons-titution de 2008, mais pas sa mise enœuvre. Un droit nouveau en Francedont l’importance saute aux yeuxquelques jours après le succès de la«votation» menée en Suisse, à l’initia-

tive d’un parti d’extrême droite, surl’expulsion des «criminels étrangers»,mais aussi après des mouvements so-ciaux qui peuvent prendre, commesur la privatisation de la Poste, laforme spontanée de pétitions. Cedroit, rappellent les députés Verts, estextrêmement encadré. Alors faut-ilcraindre le populisme? En réalité, ledanger réel pour la démocratie est l’il-

lusion d’une unanimité. L’essence dela démocratie réside dans le dissensuset dans son organisation acceptée partous. C’est en articulant les diversesexpressions de la démocratie que l’onluttera contre ce qui la menace del’intérieur : la recherche illusoired’une unanimité ou d’une identité.

FRÉDÉRIC WORMS Professeur à Lille-III. «Le Moment du soin», PUF, 2010.

D

Durant la manifestation pour la défense des accusés de Tarnac, à Paris, le 31 janvier 2009. PHOTO LAURENT HAZGUI. FÉDÉPHOTO

«La prise de la Bastille,on m’a appris à l’école quec’était bien.»Un des prévenus hier à l’audience

Par NICOLE DEWANDRE*

Primaires socialistes:pas sérieux s’abstenir

C omment ne pas voirque ceux qui accusentSégolène Royal de ne

pas jouer collectif, lors-qu’elle se déclare candidateaux primaires, sont eux-mê-mes suspendus dans un es-pace improbable, cet espaceoù les primaires ne peuventêtre qu’une machine à perdreà moins d’être un jeu de du-pes? Plutôt que de chercherà maintenir cette impossibleposture, il est plus urgent,comme l’ont demandé hier,chacun à sa manière, JulienDray dans le Parisien et PierreMoscovici sur RTL, de pren-dre ces primaires au sérieux.Et de construire les condi-tions nécessaires pourqu’elles produisent l’effetd’entraînement attendu etsouhaité.

Ceci implique qu’on laisse sedéployer des projets cohé-rents entre lesquels les sym-pathisants de gauche pour-ront faire un choix. N’est-ilpas totalement illusoire dedissocier l’élaboration duprojet et le choix de la per-sonne qui le portera ? Unecandidature à la présiden-tielle n’est pas (qu’)une af-faire de casting. Et un projet,même et surtout collectif, nepeut s’élaborer sans être in-carné. Ce n’est pas en met-

tant les questions de per-sonnes au frigo qu’on fera dela place aux questions defond.

Le processus des primaires,dans ce qu’il a de meilleur,permet justement d’articulerles questions de fond et depersonnes, en mettant àl’épreuve les idées proposéespar les candidats à la candi-dature. Mardi, sur France In-ter, Royal a proposé la créa-tion d’une banque publiqueet une stratégie de croissanceverte. Qui a commenté cespropositions ? Au lieu decela, on sent à fleur de peaule ressort dénigrant toujoursprêt à bondir à chaque ini-tiative de l’ex-candidate. Ceressort est un phénomènetypique d’un certain micro-cosme.Selon une fuite de Wi-kiLeaks, DSK attribuaiten 2006 la popularité deRoyal à une «hallucinationcollective». Or, selon lamême source, l’ambassadeuraméricain voyait en Royalune «politicienne déterminée,subtile et charismatique».Victime, lui aussi, d’une hal-lucination ? •

*Fonctionnaire à la Commissioneuropéenne. «Critique de laraison administrative. Pour uneEurope ironiste», Seuil, 2002.

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Tarnac: l’engagementenprocèsPROCÈS Hier, trois participants aux manifestations de soutien à JulienCoupat, en janvier 2009, ont été jugés à Paris.

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 FRANCEXPRESSO • 13

Page 14: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

«Ilnefautpascourircommedeslapinsaveuglés»Christine Lagarde, ministre de l’Economie, analyse la crise européenne aprèsavoir présenté hier les priorités françaises pour les dix-huit prochains mois.Par CHRISTOPHE ALIX, GRÉGOIREBISEAU, DANIELLE COHEN­LEVINAS et ELISABETH RIGALPhoto FRÉDÉRIC STUCIN.MYOP

H ier matin, entourée de sestrois nouveaux ministres(Eric Besson à l’Industrie,Pierre Lellouche au Com-

merce extérieur et Fréderic Lefebvre auTourisme et aux PME), Christine La-garde, la ministre de l’Economie, pré-sentait en conférence de presse sespriorités pour les prochains dix-huitmois. Dans la foulée, elle nous recevaitdans son bureau pour un entretiend’une petite heure, un peu plus philo-sophique que d’habitude.Vous nous dites que la crise est terminéecar la France recrée des emplois depuisdébut 2010. Pourtant l’Europe est à feuet à sang. D’où vient votre optimisme?D’abord je suis optimiste par tempéra-ment. J’essaie surtout de m’attacher,non pas à des mouvements erratiques,des humeurs, mais aux fondamentauxde nos économies, les marges de pro-gression et les résultats obtenus. Or, enFrance, des entreprises ont retrouvé lemoral et l’envie d’investir, comme l’ex-priment les indices sur le climat des af-faires ou l’investissement. Je vois aussiun pays qui s’est remis à créer des em-plois depuis le début de l’année et quiobtient les taux d’intérêt parmi les plusfavorables d’Europe pour financer sadette. Il y a certes mieux, comme l’Al-lemagne. Mais, avec la Finlande et lesPays-Bas, la France se trouve dans lepeloton de tête des pays les mieux notéspar les marchés financiers. Et la crois-sance est repartie, avec 2% de rythmeannuel si l’on se réfère à l’évolution surles quatre derniers trimestres.Pourtant, on n’a jamais eu autant l’im-pression de voir des Etats européenscomme des otages des marchés…On peut agiter des spectres, c’est peut-être utile, mais là aussi il faut regarderce qui a été fait depuis le déclenche-ment de la première crise souveraine,fin 2009. On a pu apporter 110 milliardsd’euros pour sauver la Grèce, et mis enplace un mécanisme plus pérenne d’as-sistance aux Etats en difficulté, avec lamise en place du Fonds de stabilisationeuropéen. Le fait que l’on puisse mettreaujourd’hui, conjointement avec leFMI, jusqu’à 1000 milliards d’euros surla table si nécessaire, en est l’illustra-tion. Mais à l’automne, la situation s’està nouveau tendue avec l’Irlande qui aconnu une très forte détérioration de sa

situation budgétaire à cause du soutienapporté à ses banques. Ce que l’on avaitmis quatre mois à faire pour la Grèce, onl’a alors fait en dix jours.Cela n’a pas suffi à rassurer les marchés…La mécanique européenne, toute im-parfaite qu’elle soit, évolue et se ren-force à l’occasion de chaque choix. Decrise en crise, on progresse, on inventede nouveaux instruments.Les Etats butent sur «l’autonomisation»du capitalisme. N’est-on pas engagédans une spirale qu’on ne maîtrise pas?Il faut savoir raison garder et ne pascourir comme des lapins aveuglés sousles projecteurs. Le patron deStandard & Poor’s n’a-t-ilpas dit que la notation AAAétait parfaitement méritée? S’il persisteune grande volatilité sur les marchés, jepense néanmoins que l’on a fait unebonne partie du chemin depuis dixjours pour parvenir à une situation sta-bilisée.On peut avoir l’impression que les ban-ques, après avoir été sauvées par lesEtats, spéculent maintenant contre eux…Les investisseurs financent quotidien-nement la dette, près de 1200 milliardsrien que pour la France. Il est normalque le risque qu’ils prennent soit valo-risé. Quand un pays présente plus derisques, comme la Grèce, il y a uneprime, c’est la rémunération du risque.Il faut distinguer cette pratique de laspéculation proprement dite. On n’apas pu, à ce jour, en apporter la preuve,mais il y a eu des mouvements très fortssur le marché des produits dérivéscomme les CDS [Credit Default Swap,sorte d’assurance contre le défaut de paie-ment, ndlr]. Réguler et rendre transpa-

rent ce type de marché est une nécessitéabsolue. Cela ne veut pas dire l’inter-dire, mais permettre au superviseurd’intervenir lorsqu’il observe des volu-mes d’échange disproportionnés. C’estpour cela que le gouvernement soutienttotalement les propositions de la Com-mission européenne dans ce domaine.Mais la réaction du politique apparaît àchaque fois avec un temps de retard.C’est vrai, on agit mais pas aussi viteque les marchés. Prenez l’exemple de larégulation européenne des agences denotation : la France a engagé le travailen octobre 2008 et il aura fallu deux an-

nées pour que cette régula-tion devienne réalité, uneéternité à l’échelle des mar-

chés. C’est un problème pratique etphilosophique. La différence d’appré-ciation du temps est colossale selon quevous faites du trading à haute fréquence,à la nanoseconde près, ou que vous êtesun pouvoir politique qui respecte leprincipe démocratique nécessaire à lamise en place des réformes.Que répondez-vous aux Français qui se-raient tentés de suivre l’appel d’EricCantona de retirer leur argent des ban-ques pour faire écrouler le système fi-nancier et manifester leur colère contreles banquiers?Puis-je rappeler qu’en échange du sou-tien au secteur bancaire, l’Etat, c’est-à-dire le peuple français, a reçu en retour2,4 milliards d’euros d’intérêts. Cetteimage du banquier «absorbeur des fi-nances publiques» est fausse. On a, enFrance, un système bancaire solide etbien plus régulé qu’avant la crise. Dansces conditions, il n’y a pas de raisond’avoir de la défiance.

A force d’adopter des plans de rigueurde plus en plus durs, l’Europe n’est-ellepas en train de tuer tout retour de lacroissance?C’est un débat que l’on a eu avec noscollègues européens au sujet de l’Ir-lande. Certains participants souhai-taient un rétablissement encore plus ra-pide des finances publiques. J’ai faitpartie de ceux qui ont milité pour étalercet effort sur une période plus longue,raison pour laquelle l’objectif de retourà la limite des 3% de déficit public pourl’Irlande a été allongé jusqu’à 2015. Lefaire avant c’était déraisonnable, et oncourait le risque, que vous évoquiez,d’une spirale négative.Si la croissance n’est pas suffisanteen 2011 pour réduire le déficit, faudra-t-il durcir la rigueur?Il ne faut pas insulter l’avenir. Lerythme de croissance de la France estde 2% sur les quatre derniers trimestreset il n’y a aucune raison de remettre encause cette prévision de 2% pour 2011.Pour le reste, il faudra être à 6% de défi-cit public à la fin 2011, contre 7,7%aujourd’hui. On y sera. Point.La souveraineté nationale passe-t-ellepar une politique de rigueur partie pourdurer de nombreuses années?Il y a deux dimensions dans votre ques-tion. Doit-on en premier lieu s’orienter,ou pas, vers une trajectoire qui vise à re-venir à l’équilibre des finances publi-ques? Ou peut-on laisser prospérer unedette qui représente à ce jour23 000 euros pour chaque nouveauFrançais qui naît? La première optionest évidemment la bonne. Et je peuxvous dire, pour avoir vu mes collèguesgrec et irlandais au plus fort de la crise,que je n’ai pas envie que mon pays se re-trouve dans cette situation qui consisteà se faire imposer les choses de l’exté-rieur. Il ne faut pas laisser croire que nepas revenir à l’équilibre des finances pu-bliques permet la croissance. Si onprend l’exemple du plan de relance, ona consacré une partie très importantedes 35 milliards au soutien des ménagesles plus défavorisés et à leur consomma-tion. C’était socialement plus juste, maissurtout le meilleur multiplicateur éco-nomique. On a mis l’argent là où il seraitdépensé et non épargné.Pourquoi alors refusez-vous d’augmen-ter le Smic en 2011?Le Smic sera évidemment revaloriséen 2011. En revanche, la stratégie descoups de pouce est inefficace pour lacréation d’emplois et la lutte contre lapauvreté. Ce qui marche, c’est d’utiliser

INTERVIEW

ChristineLagarde, hierà Bercy.Le casse­tête Areva. L’Etat,

qui s’oppose à l’entrée du fondssouverain du Qatar et du japonaisMitsubishi dans le capital d’Areva,«examine de manière favorable saparticipation à l’ouverture du capi­tal d’Areva», a annoncé Lagarde.

REPÈRES

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A lire sur Libération.fr,l’intégralité de l’entretienavec Christine Lagarde.

• LIBÉRATION.FR

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des outils comme la prime pour l’em-ploi ou le RSA parce qu’on cible les po-pulations les plus vulnérables, là oùc’est vraiment utile.L’abandon du bouclier fiscal n’est-il pasun aveu d’échec pour ce marqueur dusarkozysme?Le bouclier fiscal se justifie au regardd’un autre «marqueur» fiscal, l’impôt

sur la fortune. Je ne dis pas qu’il ne fautpas taxer le patrimoine, mais, dans sastructure et son assiette, l’ISF n’est pasun impôt intelligent.Vous avez perdu l’Emploi dans vos attri-butions. La gestion plus économique duproblème de l’emploi est-elle remise encause?L’emploi reste en tout cas ma boussole.

Le test de l’efficacité de notre politiqueéconomique est la création d’emplois etcela n’a rien d’un défi vis-à-vis de Xa-vier Bertrand [ministre du Travail et del’Emploi] que de dire cela. Notre appro-che a été d’associer plus étroitement ré-flexion sur la formation professionnelle,soutien individualisé à la recherched’emploi et bassins d’emplois. •

Dans son discours, la ministresemble résumer l’action publiqueà un colmatage de la dérégulation.

L’Etat réduitau rôle d’otagedes marchésAmorce d’une reprise,

légère baisse du chô-mage, mais inquié-

tant déclin du commerce ex-térieur et nécessité d’innoverpour assurer la compétiti-vité : c’est ce que l’on a re-tenu hier de la conférence depresse de Christine Lagarde,ministre de l’Economie, qui,dans la foulée, nous a ac-cordé un entretien. Accueilcourtois, volonté d’éclaireret de justifier sans démago-gie ses positions dans un ho-rizon résolument pragmati-que. «Je suis l’arme au pied,dit-elle. Je travaille au jour lejour, il faut faire ce qu’il y a àfaire.» Malgré le redécou-page de son ministère, ellenous assure que sa «bous-

sole» demeure l’emploiqu’elle entend relancer enaffinant toujours davantagela régulation des marchés.Néanmoins, elle n’apaise pasvraiment nos inquiétudes re-latives aux aspects sociaux ethumains de la crise. Son lan-gage présuppose en effet lecours du monde ordonné àdes impératifs géo-économi-ques que seules de subtilesstratégies technocratiquesseraient capables de conte-nir. Dans cette perspective,l’Etat se devrait d’anticiperles dérégulations pour pou-voir colmater au plus vite lesdysfonctionnements dus à laquasi instantanéité du capi-talisme financier, tel que lestraders l’ont inauguré. Bref,la machine étatique auraitpour mission première et, enun sens, unique d’assurer unrééquilibrage qui ne seraitqu’une affaire de temps –aswe know: «Time is money»!A moins qu’elle ne deviennel’otage des marchés.«Réalités». A l’évidence, leprix de la régulation pour laconstruction de l’Europe estdonc le sacrifice des peuples

auxquels sont imposés d’enhaut des plans de rigueurdont ils souffrent matérielle-ment et qui les privent deleur autonomie. Quelleimage de l’Europe donne lacrise que nous traversons de-puis 2007? Celle d’Etats sou-verains concurrents menantune guerre économique entreeux, ou bien celle de parte-naires en compétition avec lereste du monde? C’est là unedialectique indécidable. Enoutre, Lagarde nous convie à«assumer les réalités de cemonde» en nous plongeant«dans la compétition mon-diale», et affirme sa foi in-conditionnelle dans le pro-grès. Or, cette foi, qui revientà présumer que seule la gou-

vernance écono-mique peut servirl’intérêt général,scelle la charte dela politique néoli-bérale issue de lacrise – nouvellepolitique au ser-

vice du tout-économique,qui n’est, hélas, ni sans cy-nisme ni sans effets pervers.Fractures. En témoignent laradicalisation et la multipli-cation des phénomènesd’exclusion que ne sauraientmasquer certains déplace-ments récents des fracturessociales : émergence d’éco-nomies sauvages, telles queles nouveaux chiffonniers, etde formes inédites de préca-rité dont la catégorie desnouveaux pauvres, désorien-tation d’une frange de lajeunesse désormais sans pro-messe, violences gratuites,absence de repères éthiques.Prenons garde à «ne pas in-sulter l’avenir», nous a-t-elledit. Mais ne pas l’insultern’est-ce pas d’abord le re-connaître, au moins en unsens, inanticipable ?DANIELLE COHEN-LEVINAS

et ELISABETH RIGALRespectivement professeure

à l’université Paris-IV-Sorbonne, «l’Impatience des

langues», Hermann, 2010,et chercheure au CNRS

rattachée au Ceperc, directricelittéraire des Editions TER.

Cette foi, qui présumeque seule la gouvernanceéconomique sert l’intérêtgénéral, scelle la charte dela politique néolibérale.

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16 • ECONOMIEXPRESSO

+1,63 % / 3 669,29 PTS4 318 849 811€ -8,14%

RENAULTSOCIETE GENERALEPEUGEOT

CARREFOUREDFVEOLIA ENVIRON.

+2,17 %11 244,92+2,28 %2 555,28+2,07 %5 642,50+0,51 %9 988,05

CLIMAT Lula pessimiste. Enl’absence des chefs des prin-cipaux Etats, la conférencede l’ONU sur le réchauffe-ment climatique à Cancún(Mexique) «ne va rien don-ner», selon le président bré-silien sortant.

CLIMAT Pékin satisfait. Par lavoix de Xie Zhenhua, laChine annonce qu’en «grandpays responsable», elle arempli son objectif en ma-tière d’émissions de gaz à ef-fet de serre pour la période2006-2010.

Par ALI BENMAKHLOUF*

De la vulnérabilité auchangement du climat

L a réussite du sommetde Cancún dépendmoins des déclarations

de principes que de principesde droit. C’est-à-dire, lesprincipes qui peuvent êtreinvoqués constitutionnelle-ment ou devant une instanceinternationale. Le protocolede Kyoto, qui arrive àéchéance en 2012, a cette va-leur de principe de droit, enrevanche «l’accord» de Co-penhague fut un échec car iln’a pas de valeur juridique.Des avancées à Cancún dé-pendent de l’assouplisse-ment des positions de Pékinet Washington. Tant que cespays mettront, dans l’échelledes valeurs, l’emploi avantl’environnement, les princi-pes de droit contre le ré-chauffement attendront. Laconférence de Copenhague aéchoué, mais celle de Nagoyasur la biodiversité a réussi.Elle a obtenu une extensiondes aires protégées sur terreet sur mer, un meilleur accèset partage des avantages is-sus des ressources naturellesprélevées par les industriespharmaceutiques dans lespays du Sud.

Même si environnement etclimat sont dissociés, le pro-tocole de Nagoya redonneconfiance dans le multilaté-ralisme. La nature redevientun élément fondamental del’économie et de la société.L’accord sur l’accélération durythme de l’érosion de la di-versité des espèces servira-t-il de modèle à celui qui estattendu sur le changement

climatique? Comme la plu-part des problèmes climati-ques dériveront d’une sériede rétroactions, peu sontpalpables pour l’hommeaujourd’hui. Les micropol-luants de l’air et de l’eau nesont pas accessibles à nossens.

La force des climatoscepti-ques réside là : le caractèreabstrait des simulations decatastrophes et la lenteur desdégradations irréversibless’opposent aux persuasionsimmédiates. L’Académie dessciences a réfuté leurs allé-gations, qui avaient ébranléla confiance des politiquesdans la science. Le Giec l’as-sure : c’est toujours à uneéchelle régionale que leschangements sont observésou simulés. Aussi l’adapta-tion à la vulnérabilité de-mande une attention cir-constanciée: l’Asie du Sud etl’Afrique orientale sont lesrégions les plus vulnérables,celles qui demandent le plusde moyens. Si tout le mondeadoptait le mode de vie desAméricains du Nord, il fau-drait sept planètes. Il fautdonc modifier notre mode devie, les énergies renouvela-bles ne permettront pasd’inverser la tendance. SelonWittgenstein, l’homme étaitloin de penser que face auxproblèmes qu’il rencontrait,un changement de compor-tement était la solution. •

* Professeur des universités,Nice Sophia Antipolis.«L’identité, une fablephilosophique», PUF, 2011.

DÉCRYPTAGE

Y aurait­il un gibet ou un cadavre dans le placard? PHOTO SERGIO PEREZ.REUTERS

L es corbeaux – agencesde notation et journauxanglo-saxons– qui font

l’opinion des investisseurss’interrogent. Quel sera leprochain maillon faible ? Yaurait-il un gibet ou un ca-davre dans le placard ? Cesmarchés sont-ils si irration-nels ? Pas sûr.La crise est loin d’être ter-minée, les fermiers générauxsont de retour. Acte I, la crisedes subprimes. A l’acte II, ona vu les régulateurs et lesmoralisateurs confiants dansles Etats. L’ennui: sérieuse-ment endettés avant la crise,ils ont garanti les banques etl’épargne. Leur dette a dou-blé. Ils ont dû revenir man-ger dans la main d’une fi-n a n c e d e m a rc h éragaillardie. A l’acte III, levieux couple infernal desEtats avec les marchés est deretour. Les nouveaux fer-miers généraux qui détien-nent le sésame des souscrip-tions aux emprunts publicssont toujours là.L’enjeu réel n’est pas l’en-dettement, mais la confiancedans le futur. La droite abeau crier que l’endettementest intolérable, elle sait que lapurge peut être la saignéefatale de la croissance. Leniveau de la dette globale(ménages, banques, déficitbudgétaire, comptes sociaux)n’est pas une question de ni-veau. Mais de structure: quila détient, des résidentseuropéens ou pas? La gauchea beau jurer pendre la financeà la lanterne, elle sait qu’elleen a besoin pour trouver desliquidités et mener une triplenouvelle donne. Des salaires

plus haut pour relancer lamachine. Un Grenelle aucarré pour un emploi et uneindustrie soutenables. Desinvestissements dans l’éco-nomie de la connaissancesans lesquels le développe-ment durable est un cosmé-tique publicitaire.L’inexorable clash avec larente. Les Etats européenssont dans la nasse de la sta-gnation durable car ils ontrefusé les diverses thérapiesqui existent. La restructura-tion de la dette par une dé-valorisation des actifs déte-nus par les créanciers. Unedose d’inflation à 4% par anpour diminuer la charge desremboursements. La créa-tion de monnaie, comme les

Etats-Unis viennent de lefaire. Mais la finance n’a pasvoulu d’un impôt sur les so-ciétés plus élevé en Irlande,comme elle n’a pas davan-tage voulu de la restructura-tion de la dette. Car cela re-viendrait à réduire le poidsde la rente (le revenu générépour ceux qui ont des place-ments). Derrière les jéré-miades sur les dettes desautres Etats, sur l’euro, il ya le bloc de l’Europe duNord, qui, comme AngelaMerkel, veut le beurre desexportations dans la zoneeuro, l’argent des place-ments financiers et la fille dela crémière (l’équilibre bud-gétaire). En vain: l’Allema-gne doit se résoudre à payer,et suivre la France.

Le marché européen vautbien une messe fédérale.Soyons équitables envers lescorbeaux de la défiance. Ilsne sont pas si irrationnels,ces marchés européens. Ilsvotent pour l’Europe fédé-rale contre une gestion sépa-rée des Etats : unité de fa-çade, chacun pour soi, oralde rattrapage et… retour à lacase départ. Si l’euro est unrempart contre l’éclatement,n’est-il pas temps de passerà un véritable budget fédéralpas de 1% mais de 5%, ali-menté par un impôt euro-péen, avec la possibilité defaire du déficit pour la crois-sance soutenable? Si la Ban-que centrale européenne estsortie de son rôle de garante

de la seule stabi-lité des prix,n’est-il pas tempsde passer à uneEurope politique

sans laquelle on truste lesinconvénients de l’euro– contrainte budgétaire –sans avoir les avantagesd’une monnaie de réserveinternationale ? Il faut pou-voir emprunter en euros, af-faiblir son taux et la répartirselon les besoins des diffé-rentes provinces de l’Unionque sont devenus, dans laréalité, ces Etats qui s’ima-ginent encore souverains.Voilà la révision à laquellenous n’échapperons pas.Sauf à dire adieu à l’Unioneuropéenne.

YANN MOULIER-BOUTANGProfesseur de sciences

économiques à l’université detechnologie de Compiègne,

«l’Abeille et l’économiste»,Ed. Carnets Nord, 2010.

Si l’euro est un rempart,n’est-il pas temps de passerà un vrai budget fédéral?

L’Europe,quatreleçonsenformedelièvresCRISE L’urgence irlandaise pourrait être l’occasionde relancer l’ambition d’une vraie union politique.

Le roi Hamad de Bahreïnn’aurait jamais dit en 2009au général américain DavidPetraeus qu’il partage sonavis sur l’avion Rafale,«doté d’une technologied’hier». Ces paroles,consignées dans un câblediplomatique cité par Wiki­Leaks, «sont inexacteset hors de propos», selon leministère bahreïni desAffaires étrangères. Il ne vapas jusqu’à louer les quali­tés futuristes du produitDassault et ne prédit pasnon plus que les difficilesnégociations engagées parParis avec Abou Dhabi oule Brésil scelleront enfinune première exportation.Il ne dément pas davan­tage que l’avis qui n’est pasle sien soit bien celui dePetraeus. Mais ce dernierne l’en avait peut­être paschargé. A.Gr. PHOTO REUTERS

LE ROI DE BAHREÏNMODERNISELE RAFALE

LES GENS

4589C’est le montant, en mil­liards d’euros, des aidesau secteur financiereuropéen autorisées par laCommission européenne,depuis octobre 2008. Lesautres secteurs ont reçutrente fois moins. A.Gr.

Donnant­Retenant?Le remaniement ministérielest aussi un remaniementdes tâches. Le ministèrede l’Intérieur, de l’Outre­mer, des Collectivités terri­toriales et de l’Immigrations’occupe désormais des«politiques de coopérationet d’aide au développe­ment qui concourent aucontrôle des migrations».D’effet collatéral visé parl’aide au développement,le contrôle des migrationsdeviendrait l’une de sesconditions préalables. Ren­versement qui voit la po­litique de développementdevenir un moyen de pres­sion sur les pays d’émigra­tion. ANTOINE GRANDJEAN

DÉVELOPPEMENT,UNE ARMEANTI­IMMIGRATION

L’HISTOIRE

LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010

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E ttore Schmitz, vrai classique «moderne»sous un pseudonyme bien triestin,l’«Italien-Souabe», a eu le malheur deconfier un jour à Valery Larbaud qu’ilavait écrit à trois reprises le même ro-

man, chacun affinant le précédant. Or comme lamatrice de ces trois œuvres était la première, Unevie (d’abord intitulé l’Incapable) on n’a cessé decomprendre son chef-d’œuvre, la Conscience deZeno, sous l’éclairage essentiellement biographi-que de ce premier livre et du suivant, Senilità, quiparaît ici dans une nouvelle traduction de Ma-rio Fusco. Interprétation confortée par l’allure deconfession psychanalytique donnée à Zeno, bienque Svevo n’ait cessé de se montrer réticent àl’égard de toute collusion trop étroite, comme entémoigne, dans le roman, la rupture du protago-niste avec son thérapeute. Il a eu beau écrire àEugenio Montale, en 1925, que ce troisièmeouvrage «est une chose très différente de mes précé-dents romans. […] C’est une autobiographie, mais cen’est pas la mienne», rien n’y a fait, et la critiques’est emparée de toutes les ressemblances possi-bles entre Zeno et son auteur pour finalement ré-duire cette œuvre à un roman psychologique, dontl’originalité tenait surtout à l’entrée en littératurede la psychanalyse.Etymologie. Est-ce bien cela qui a retenu l’atten-tion d’un Joyce, lecteur précoce des textes deSvevo à qui il donna quelques leçons d’anglais? DeLarbaud qui se chargea de le faire connaître, grâce

à Adrienne Monnier? L’équivoque s’exprime jus-que dans la présentation que Mario Fusco donnedu recueil: «Sans doute faisait-il partie de ces écri-vains dont Nerval disait qu’ils ne sont pas capablesd’imaginer sans prêter à leurs héros quelque chosede leur propre vie. Mais il est important de voir qu’ilen était le premier conscient.»Il est donc plus juste de relire Svevo selon au moinsdeux perspectives qui, différentes, le feront échap-per à la malédiction de ce qui est «classique»,c’est-à-dire, étymologiquement, «bien rangé»…et surtout dans les rayons peu fréquentés des bi-bliothèques.«Aboulie». Ne faut-il pas, en effet, rappeler, alorsque la mode est à l’autofiction ou à la littératurede témoignage, que le «caractère» d’un person-nage littéraire ne repose pas sur des catégoriesd’abord psychologiques, sauf pour asseoir sa vrai-semblance, et que Zeno n’est pas un patient –son«aboulie», sa tendance à la procrastination ou seshésitations perpétuelles ne reflètent pas la psychède Svevo, mais ont une fonction symbolique quisuscite une expérience intuitive et cognitive chezle lecteur: un travail littéraire d’interprétation dudésarroi de l’Europe d’avant et d’après 1914, quine sait plus asseoir ses décisions sur un socle fia-ble. Certes, Trieste était un observatoire parfaitpour éprouver ce démantèlement général des évi-dences culturelles et sociales, Freud l’a montré,par d’autres moyens, dans sa Considération actuellesur la guerre et la mort, à peu près contemporaine

des débuts de la rédaction de Zeno. Mais le travaillittéraire offre une voie d’accès propre à des phé-nomènes de désagrégation trop singuliers pourque l’historien ou le sociologue puissent y avoiraccès.Entrelacement. D’autre part, Svevo vivait dansun milieu de juifs convertis pour qui l’assimilationavait cessé d’être un passeport social tacitementadmis. Or Zeno et les protagonistes des deuxautres romans sont des Schlemihl qui, comme chezChamisso, et, surtout, chez Heine («qu’une foisdans ma vie je proclamai mon Dieu», s’exclameSvevo) nous font entrer, par leur inadaptation fon-cière à la vie même, dans l’univers du Witz, où lalogique ordinaire est mise à mal au nom d’une né-vrose comprise comme la réaction normale faceà l’état du monde, tandis que la santé serait dan-gereuse. Et Svevo nous l’enseigne par des moyensstrictement littéraires: le travail virtuose d’entre-lacement et de rapports syncopés des temps, auchapitre III, où Zeno tente de s’arrêter de fumeren fixant compulsivement une date pour cette im-possible dernière cigarette, produit une confusionvertigineuse où la temporalité traditionnelle estsubvertie au point que le but poursuivi est sempi-ternellement ajourné –Svevo nous entraîne dansles parages de Kafka. L’effet comique ne peut plusêtre distingué de l’angoisse : le Witz même.

MARC DE LAUNAYChercheur au CNRS (Archives Husserl),

traducteur de philosophie allemande

ITALO SVEVO RomansÉdition établie par Mario Fusco.Traduit de l’italien par MarioFusco, Paul­Henri Michel etGeorges Piroué, Gallimard,«Quarto», 919 pp., 22 €.

Zeno pointéLe trio romanesquedu Triestin Italo Svevoen «Quarto»

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L• Diderot, boîte à idées

Les écrits philosophiques de l’encyclopédisteréunis dans un volume de la Pléiade, édité parMichel Delon et Barbara de Negroni. Pages II­III

USA et coutumesHoward Zinn démythifie l’histoire américaineà l’attention des adolescents de son pays.Pages VI­VII

La religion de RawlsPublication d’un inédit de jeunesse, où l’auteurde Théorie de la justice, démocrate laïc, avouaitsa vibrante foi chrétienne. Page V

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010

LIBÉ DES PHILOSOPHES

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Les missions desLumières Diderotphilosophe en Pléiade

L a publication desŒuvres philosophiquesde Diderot en Pléiade,confiée à Michel Delonet Barbara de Negroni,

est un événement tant elle té-moigne de l’importance de Di-derot philosophe, et pas seule-ment écrivain, critique ouhommes des Lumières. Quellesorte de philosophe est donc Di-derot, qui vit au siècle deLouis XV avec ses guerres, sescolonisations et ses voyages ?Mais, surtout, comme le rappelleMichel Delon dans la préface,quels textes rassembler souscette rubrique alors même queDiderot a toujours brouillé lescartes, mélangé l’essai, le traitéet la fiction dans une écriturefoisonnante, parfois baroque ?Bref, l’homme né à Langres, de-venu un intellectuel parisien in-vité auprès de l’impératrice deRussie, Catherine II, n’est pas unphilosophe ordinaire au sensd’un besogneux qui, chaque jourdans le cadre gris d’une vie sanshistoire, écrit son système depensée. Diderot est engagé dansl’action, collé à sa vie jusqu’à ex-pliquer qu’il s’est lancé dansl’Encyclopédie parce qu’il esttombé amoureux d’une femme,a eu quatre enfants avec elle, cequi l’a obligé à quitter l’étude desmathématiques, d’Homère et deVirgile pour une entreprise devingt-cinq ans, énorme, avectout un réseau de souscripteurset de libraires…Aveugles. C’est d’abord unhomme pour qui les amitiéscomptent, celle de d’Alembertavec qui il se lance dans l’Ency-clopédie, celle de Grimm qui luiconfie la possibilité d’écrire surla peinture des Salons, celled’Holbach mais, aussi, fugace-ment, celle de Rousseau, venantlui rendre visite alors qu’il est enprison à Vincennes et résiste malà cet enfermement où l’a conduitla publication de la Lettre sur lesaveugles, texte lu par la censurecomme un éloge de l’athéisme.

Après cet épisode, la vie de Dide-rot est inséparable d’un jeu avecla censure, d’une nécessité defaire écran pour défendre un cer-tain nombre de positions : surDieu, le monde, la nature, l’âmeou la morale. Il n’en reste pasmoins que le courage de la véritéa toujours caractérisé Diderot ;pour preuve, sa grande tristesse,alors qu’il est libéré de l’Encyclo-pédie en 1764, quand il apprendque son libraire l’a censuré :«Vous m’avez lâchement trompédeux ans de suite. Vous avez mas-sacré ou fait massacrer par unebête brute le travail de vingt honnê-tes gens.» Diderot déploie uneforme d’honnêteté ou de fidélité;il est le seul homme de lettres àsuivre le convoi funèbre de Mon-tesquieu. En même temps, iln’est jamais là où les autres l’at-tendent, non par ruse ou par cy-nisme. Avant l’énoncé magistralde Michel Foucault : «plus d’uncomme moi, sans doute, écriventpour n’avoir plus de visage», il dé-nonce la morale d’état civil quiassigne une identité à un moiunique hérité du cartésianisme.Selon Barbara de Negroni, Dide-rot promène dans son siècle une«indifférence radicale à la notiond’auteur», ce qui lui permet detenir différentes figures du philo-sophe, non seulement pourmieux se protéger politiquementmais également pour tester sonlaboratoire des idées. Pour lui, lapensée se constitue dansl’échange, dans l’altérité ou lescontradictions qui supposent untravail d’interprétation; le dialo-gue joue alors un rôle importantdans son écriture tant il permetde ne rien fixer définitivementtout en mettant ensemble des in-telligences, au nom d’une amitiéphilosophique ou d’une intelli-gence collective chère à Diderot.Promenades de Cléobule, écrit parun Diderot trentenaire, com-mence avec beaucoup de préven-tion contre les écrivains renom-més, qui portent leur nomcomme une manifestation de

leur distinction: «Les prétendusconnaisseurs en fait de style cher-cheront vainement à me déchiffrer.Je n’ai point de rang parmi les écri-vains connus. Le hasard m’a mis laplume à la main; et trop de dégoûtsaccompagnent la conditiond’auteur, pour que dans la suite jeme fasse une habitude d’écrire.»Ecrire revient à faire de la philo-sophie par tous les moyens, ycompris ceux de la fiction sansjamais croire à la vocation sacréede l’auteur.Prêtrise. Plus radicalement en-core, Diderot signe un style phi-losophique où la polyphonie desvoix a le mérite de montrer lacomplexité des problèmes philo-sophiques et la nécessité de dé-construire des vérités fausses,des croyances ou des supersti-tions. D’ailleurs, l’unité de ce vo-lume se fait à travers la nécessitépour l’homme des Lumières depenser par lui-même, de séparerla philosophie de la théologie etdes prescriptions religieuses cha-

que fois qu’elles empêchent lavérité d’éclore, qu’elle soit scien-tifique, anthropologique, cosmo-logique ou morale. Curieux des-tin pour un homme que le pèredestinait à la prêtrise, et qui re-vendique sur la question de Dieuun scepticisme philosophique :«Qu’est-ce que Dieu ? Questionqu’on fait aux enfants, et à laquelleles philosophes ont bien de la peineà répondre.» Les Lumières selonDiderot définissent une missionplutôt qu’une doctrine; elles res-semblent à l’Aufklärung de Kant.Il s’agit de refuser tous les tuteursqui maintiennent dans une mi-norité ignorante et empêchentl’exercice de la pensée.Le volume est organisé chrono-logiquement, commence avec les

Pensées philosophiques, petitouvrage qui provoque les foudresdu Parlement de Paris dès 1746,se termine par un texte bienmoins connu, l’Essai sur les rè-gnes de Claude et de Néron, d’unDiderot vieillissant qui méditesur Sénèque et la possibilitéd’une vie philosophique, avec enarrière-fond le stoïcisme, pastrès en phase avec les idées deDiderot, à commencer par sathéorie des passions défenduedès le tout début des Pensées phi-losophiques: «On déclame sans fincontre les passions; on leur imputetoutes les peines de l’homme, etl’on oublie qu’elles sont aussi lasource de tous ses plaisirs.» Ilexiste bien un sensualisme deDiderot, présent dans les Penséessur l’interprétation de la natureavec le spectre de Lucrèce, unphilosophe pour qui les éviden-ces des sens sont critères de vé-rité, et que l’éloge à Sénèque re-lativise. Alors que les Penséess’intéressent aux sciences nou-

velles, au faitque la scienceexpérimentalen’interdit pasl’unité de lanature, l’Essaibrandit la viede Diderot par

l’intermédiaire de Sénèque,comme si Diderot écrivait à safaçon les Confessions, celles d’unhomme mûr qui pense déjà à lamort sans crainte: «Chaque âgeécrit et lit à sa manière: la jeunesseaime les événements; la vieillesse,les réflexions.»Texte blason. D’une certainemanière, Diderot est leibnizien etdéfend une philosophie du pointde vue : d’une même chose, ilpeut y avoir plusieurs expres-sions différentes. Passer d’untexte à un autre revient à explorerdifférents domaines du sens, ceque permet d’ailleurs bien l’or-ganisation du volume de laPléiade puisque les notices sontrenvoyées à la fin, organisantainsi la surprise qu’il y a, avec

Diderot, à aller d’un écrit àl’autre.Ces textes sont marqués toutefoispar quelques obsessions, desconvictions et des choix théori-ques. Tout d’abord, Diderot estun homme de son siècle hantépar un newtonisme, signe deprogrès, et qui permet d’en ap-peler à la science expérimentale.La Lettre sur les aveugles vautbien comme un texte blasonpuisqu’elle reprend le fameuxproblème de Molyneux, cethomme politique irlandais pas-sionné d’optique, qui proposa àLocke le problème suivant: si unaveugle de naissance a appris àdistinguer par le toucher un cubeet un globe, peut-il, s’il vient àretrouver la vue, les discerner enles voyant sans les toucher? Di-derot, comme Locke, Berkeleyou Condillac, se passionne pource problème qui concerne la cor-respondance des sens, l’éduca-tion à la sensibilité, la spécificitédu toucher et du voir. La solutionde Diderot défend le constructi-visme: l’idée du cube peut avoirun sens pour celui qui a des con-naissances géométriques. L’idéede matière elle-même se cons-truit, ce qui suppose que le ma-térialisme de Diderot, si maté-rialisme il y a, exige desopérations qui, patiemment, éla-borent la notion de matière, sansjamais empêcher de la défairecomme à la fin de la Lettre sur lesaveugles. Diderot, l’homme del’est de la France, se réclamealors du scepticisme du BordelaisMontaigne: «Quand on a mis lesconnaissances humaines dans labalance de Montaigne, on n’estpas éloigné de prendre sa devise.Car que savons-nous ? Ce quec’est que la matière ? Nullement.Ce que c’est que le mouvement,l’espace et la durée ? Point dutout.» Et, plus loin: «Nous ne sa-vons presque rien.» Le philosophesans état civil est forcément unsceptique au sens où il refusetoutes les formes de dogmatismeou de scolastique.

«On déclame sans fin contre lespassions; on leur impute toutes lespeines de l’homme, et l’on oubliequ’elles sont aussi la source de tousses plaisirs.»

LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010II • L Story

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La circulationsanguine.Planche d’anatomie.Encyclopédie deDiderot, 1762.Collection privée.PHOTO MP. LEEMAGE

Le Rêve de d’Alembert, d’une cer-taine manière, vaut comme unprolongement de cette réflexionsceptique sur la matière. Le rêve,pied de nez à l’abolition desfrontières établies par Descartesentre rêve et folie, raison et dé-raison, est une manière de fairerevenir la contagion de la raisonpar la déraison telle qu’elle estmise en abîme dans le Neveu deRameau. Mais il faut aller plusloin dans l’imagination philoso-phique, vers une matière douéede sensibilité et de mémoire.Faire rêver d’Alembert porte uneconception de l’individu et dumoi, non comme consciencerenvoyant à une intériorité maiscomme effet de certains rapportsde subordination entre les orga-nes; il n’y a pas d’individus: «Etvous parlez d’individus, pauvresphilosophes! Laissez là vos indivi-dus ; répondez-moi. Y a-t-il unatome en nature rigoureusementsemblable à un autre atome ?– Non.» L’identité comme es-sence intérieure n’existe pas. Sile moi dessine une forme deconstance pour soi-même etpour les autres, il est fondamen-talement pluriel, ouvert à l’ex-pression des points de vue, auxapports successifs du monde ex-térieur, à l’ailleurs du rêve et dudélire. Tout comme la philoso-phie n’est pas que dans l’ordredes raisons, le moi n’est pas un«je pense» droit dans ses bottes.Comme la pensée est produitepar la matière, la philosophies’élabore dans le rêve, les pas-sions et le rapport à la vie.Diderot n’en poursuit pas moinsl’un des fils rouges de sa pensée,la critique du dualisme cartésienentre le corps et l’esprit. Mais,par ailleurs, c’est une femme,Mlle de Lespinasse, au beau mi-lieu du rêve de d’Alembert, quiintroduit un bestiaire savoureuxfaisant oublier Descartes : l’es-saim d’abeilles, l’araignée et satoile. L’essaim d’abeilles, com-posé de petits animaux en arriveà faire un gros animal; il exprime

une continuité sensible.Qu’est-ce que la vie animale ?C’est le maintien de la continuitévivante dans son organisation.Quant à l’araignée, il suffit del’imaginer: «Imaginez une arai-gnée au centre de sa toile. Ebranlezun fil; et vous verrez l’animal alerteaccourir. Eh bien, si les fils quel’insecte tire de ses intestins, et yrappelle, quand il lui plaît, faisaientpartie sensible de lui-même ?»L’araignée et ses fils disent et re-disent les réseaux et les rapportsqui constituent toutes les indivi-dualités. Au cœur de l’unité ré-side la pluralité et les liens.«Monstrueux». Finalement, laphilosophie de Diderot s’ex-prime dans le caractère protéi-forme de la vie. En même temps,la vie est toujours fondamentale-ment simple, peuplée d’abeilleset d’araignées, d’humains dontil faut raconter l’appartenance aumonde des vies ordinaires. L’or-ganisation du sensible et l’habi-tude expliquent beaucoup dechoses en l’homme, même sonrapport à la morale ancré dansdes sentiments naturels àl’homme. Difficile de partager lanature et la société. «Vous êtesmonstrueux», s’exclame Mlle deLespinasse. «Ce n’est pas moi,c’est ou la nature ou la société»,répond Bordeu. Le moi, sans at-tache dans un point fixe, an-nonce le tout par-delà les parta-ges de la nature et de la culture.Diderot est bien ce philosopheétrange, adepte du mélange,soucieux de réfléchir sur l’anor-malité des aveugles, des sourdset des fous, à partir de la placedes femmes parfois, pour mieuxpenser la connaissance et ses li-mites, interroger nos croyanceset faire surgir quelques idées jus-tes. Diderot ou la pratique théo-rique de la philosophie. Diderot,philosophe français sans iden-tité…

FABIENNE BRUGÈREProfesseur à l’université Michel-

de-Montaigne, Bordeaux-III.«Philosophie de l’art», PUF, 2010.

DIDEROTŒuvres philosophiquesEdition publiée sous ladirection de Michel Delon,avec la collaborationde Barbara de Negroni,la Pléiade, Gallimard, 1 472pp.,57,50 € jusqu’au 28 février,65€ ensuite.

LIBÉ DES PHILOSOPHESLIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 Story L • III

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Évolution Titre Auteur Éditeur Sortie Ventes1 (1) Indignez­vous! Stéphane Hessel Indigène 21/10/2010 1002 (0) Blake et Mortimer t. 20 Faubin et Van Hamme Blake et Mortimer 25/11/2010 433 (2) La Carte et le territoire Michel Houellebecq Flammarion 27/08/2010 254 (4) Parle­leur de batailles, de rois et d’éléphants Mathias Enard Actes Sud 15/08/2010 165 (3) Largo Winch t. 17 Francq et Van Hamme Dupuis 11/11/2010 146 (5) Purge Sofi Oksanen Stock 25/08/2010 127 (11) Métronome illustré Lorant Deutsch Michel Lafon 14/10/2010 108 (7) L’Homme inquiet Henning Mankell Seuil 21/10/2010 109 (27) Même le silence a une fin Ingrid Betancourt Gallimard 21/09/2010 1010 (15) C’est une chose étrange à la fin que le monde Jean d’Ormesson Laffont 19/08/2010 10

CLASSEMENT DATALIB DES VENTES DE LIVRES (SEMAINE DU 24 AU 30/11/2010)

PhilosophieGILLES MOUTOTEssai sur AdornoPayot­Rivages, 656 pp., 27 €.

Peu d’œuvres semblent résisterautant que celle d’Adorno, par-tagée, entre autres, entre laDialectique de la raison, écriteavec Horkheimer, la Dialectiquenégative et la Théorie esthétique,plus tardives, à la possibilitéd’être présentées dans leurunité. C’est le défi que relèvepourtant l’essai monumental de

Gilles Moutot,en dégageantq u e l q u e s -uns des traitsspécifiques desa pensée. Sonparti pris estmoins de re-constituer une

doctrine que de mettre en pers-pective la façon dont la philo-sophie d’Adorno réarticule lesrapports entre théorie, critiqueet réflexion, en accordant uneattention privilégiée à la formesingulière de son écriture. Loinde se réduire à cette philoso-phie catastrophiste de l’his-toire, à laquelle on a parfoisvoulu l’identifier, la penséeadornienne y apparaît commeportée par le souci de mesurerà quelles conditions l’autoré-flexion critique de l’Aufklärungs’articule à la possibilité d’unepraxis de l’émancipation.

MARC CRÉPONDirecteur de recherche au CNRS,

«La Guerre des civilisations»(Galilée, 2010)

JUDITH REVEL Foucault,une pensée du discontinuMille et une nuits, 335pp., 18€.

La singularité d’un philosophese dessine au croisement de lasolitude qu’il lui faut assumer etde la pluralité des histoires (po-litique, intellectuelle, artisti-

que), dans les-quelles il restepris. A ce titre, le«cas Foucault»,inclassable, irré-ductible à touteforme d’apparte-nance, est exem-plaire. Judith Re-

vel le met en évidence dans unessai stimulant qui relève le défidifficile de proposer une «brèvegénéalogie» de la pensée fou-caldienne. Loin d’imposer àl’œuvre une unité rétrospectiveartificielle, elle fait du «travailde la discontinuité» qui la carac-térise le principe de sa cohé-rence. Il en résulte un arpen-tage de l’œuvre qui interroge,dans toute leur complexité,aussi bien le passage d’une ré-flexion centrée sur le champdiscursif à une analytique despratiques de pouvoir que latransition entre ces thèmes po-litiques et un questionnement,d’ordre éthique, sur la produc-tion de la subjectivité et l’in-vention de soi. M. C.

LittératureANNA AKHMATOVAL’Eglantier fleurit et autrespoèmesTraduit du russe par Marion Grafet José­Flore Tappy, La Dogana,240pp., 22€.

Il n’est pas deplus intensetraversée d’unsiècle quec el le q uetrace, battuepar les ventsmeurtriers del’histoire, la

voix d’un grand poète. Ainsi enva-t-il de celle d’Anna Akhma-tova (1889-1966), dont toutenouvelle traduction est un évé-nement. Celle que proposentMarion Graf et José-FloreTappy, dans une superbe édi-

tion bilingue, ne déroge pas àcette règle. Le mérite de leuranthologie est qu’elle couvre lesquelque cinquante années quiséparent les premiers livresécrits à Saint-Pétersbourg,avant la guerre et la révolutiond’octobre, du grand poème dela maturité: le Poème sans héros(paru en 1962). Entre les deuxs’étendent les années noires,guerres, famines, arrestations etexécutions, dont toute la terreuret les souffrances se seront con-densées dans le long poème surlequel s’achève ce recueil: Re-quiem, écrit entre 1935 et 1940.

M. C.

NELLY SACHS Lettresen provenance de la nuitTraduit de l’allemand par BernardPautrat, éditions Allia, 86 pp., 6,10€.

«Notre silenceparlant» : lors-qu’en février1950, Nelly Sachsperd sa mère,avec laquelle, enmai 1940, elleavait fui l’Allema-

gne nazie pour se réfugier enSuède, elle entreprend de gar-der vivant, outre-tombe, le filde leur entretien. Pour pallierl’absence insoutenable, elles’adresse à elle, durant ses nuitsde veille, dans un journal, dontLettres en provenance de la nuitpropose la première traduction.Bernard Pautrat l’accompagnede notes précieuses et d’un brefessai intitulé «Etincelles dans lafumée» qui retrace la vie dou-loureuse de Nelly Sachs (1891-1970). Espacées dans le temps,les lettres qui composent cettelongue adresse sont portées parune réflexion sur la mort et surle deuil que hante la mémoiredes guerres, des déportations etde l’extermination. Mais elless’éclairent aussi d’un espoir derédemption qui s’alimente,avec la même incandescenceque ses poèmes, à ce qui est

leur foyer commun : la mysti-que du hassidisme.

M. C.

JeunesseKITTY CROWTHERLe Petit Homme et DieuL’école des loisirs, «Pastel»48pp., 12€.

Qui a dit que laphilosophie nesaurait se mettre àla portée des en-fants ? Dans cetalbum lumineux,que distinguent ladouceur des des-

sins et la simplicité profonde durécit, Kitty Crowther imagine larencontre d’un petit hommeavec une étrange silhouette,pleine d’attentions, qui se pré-sente à lui comme «un dieu» etse fait, l’espace d’une journée,son compagnon. Qui est-il? Unêtre omnipotent, omniscient,un père autoritaire, comme onl’imagine? Aucune de ces ima-ges ne résiste à la complicité desmoments partagés. Au fil desheures, loin de se confire enadoration et en dévotion, c’estd’abord en lui-même que le pe-tit homme prend confiance. Telpourrait être le secret de labienveillance divine : aider àgrandir pour l’éternité, à êtresoi-même et à s’aimer tel qu’onest. Telle est en tout cas la leçondu conte, dont on se garderabien de dévoiler la chute.

M. C.

Ennio Flaiano causait avec Federico Fel­lini le long de la via Veneto. Ils parlaientd’un film de Michelangelo Antonionidont Flaiano venait d’écrire le scénario.Des filles, cheveux au vent, passaient enmotorino, saluant parfois un hommeassis à une terrasse. C’était cela, la dolcevita, celle précédant l’histoire racontée

dans le livre éponyme de SimonettaGreggio (Stock). Il passe de la 34e à la25e place: un écho des déclarations deM. Sarkozy sur sa future retraite? Undésir de fuir les frimas de France pour lesoleil d’Italie? La saison, sinon, n’estguère frivole. Les lecteurs plébiscitentplutôt l’indignation et la fin du monde,

les malédictions et le silence. Le seullivre vraiment de saison, Philosophie sen­timentale de Frédéric Schiffter (Flamma­rion), prix Décembre, brille, lui, par sonabsence. Indignez­vous!LAURENT DE SUTTERA paraître: «Contre l’érotisme» (La Musardine,2011)

Source : Datalib et l’Adelc, d’après unpanel de 190 librairies indépendantes depremier niveau. Classement des nouveau­tés relevé (hors poche, scolaire, guides,jeux, etc.) sur un total de 102 035 titres dif­férents. Entre parenthèses, le rang tenupar le livre la semaine précédente. En gras :les ventes du livre rapportées, en base 100,à celles du leader. Exemple : les ventes dela Carte et le territoire représentent 25%de celles d’Indignez­vous!

«La place dela philosophie»Tchat avec le philoso­phe Marc Créponaujourd’hui à 15 heures.

• SURLIBÉRATION.FR

Bienvenueau cybercampus

A Londres, les étudiants déchaînéscomme des barbares, ont attaqué lesiège du Conservative Party. 80% deréduction du budget, triplement desfrais d’inscription… ça fait beaucoup.

Mais tout de même. Ils n’ont rien compris à la mis-sion historique, et au pouvoir qui venait de leuréchoir –véritable renversement de la position demaître esclave! Ils auraient dû se montrer recon-naissants, et jouer avec plus de gravitas leur rôledans ce nouveau rite initiatique de la société post-civile : l’endettement. C’est par ce contact avecl’absolu –le capital– qu’ils seront forts et accéde-ront à la fonction sociale de consommateurs/pro-ducteurs/spéculateurs.De l’autre côté de l’Atlantique, à San Francisco,les étudiants se sont comportés aussi mal le 17 no-vembre lors d’une manifestation contre les regentsde l’université de*** qui venaient de décider unenouvelle augmentation des frais. Donnant une le-çon à la police anglaise, dont l’inefficacité avait eucomme résultat quelques vitres cassées, un poli-cier a, ici, affronté les étudiants, revolver à la main.Le Wild West au XXIe siècle! Les étudiants déran-gent l’ordre public par leurs manifs ou simplementleur présence physique? On a trouvé la solution:le cybercampus! La page web qui promeut une ini-tiative de on line learning, fait cette annonce stupé-fiante: une nouvelle espèce d’étudiant est née! Cen’est pas le réchauffement climatique qui a produitcette mutation, mais «la présence de la technologiedans la vie». J’aurais dû m’en apercevoir : ilsdéambulent comme des somnambules, ces étu-diants, les yeux fixés sur leur portable, en train detwitter frénétiquement. Le New York Times révèleque certains lycéens envoient 900 textos par jouret d’autres (pas les mêmes, Dieu merci) jouent auxjeux vidéo trente à quarante heures par semaine(si seulement, Emma, à Yonville…).Heureusement les administrateurs de l’universitéde *** sont à la hauteur du défi et promettent nonune version MacDo de l’instruction on line maisla version haute cuisine (Chez Panisse!). Mais at-tention! Cette université étant une «université derecherche», elle doit faire des recherches scientifi-ques pour vérifier que l’instruction on line peutêtre excellente. Il faut une «coalition of the wil-ling», des profs courageux qui proposent des courson line, et marchent vers l’avenir les bras ouverts!Les happy few seront récompensés; ils recevront30 000 dollars ( 23 000 euros) en plus des fraisd’équipement et une équipe leur sera fournie, despécialistes en technologie, mais aussi en educatio-nal assessment, qui vérifieront que les étudiantsvirtuels apprennent aussi bien que les autres.Puisque le cours sera construit à partir de ces mé-thodes d’évaluation, la satisfaction des étudiantset le succès du projet pilote sont garantis! Le projetpilote? Le type d’étude pilote que l’on fait avantde mettre de nouveaux produits sur le marché. Re-cherche scientifique ou marketing, cela revient deplus en plus au même par les temps qui courent.Le modèle, pour ces innovateurs, c’est le jeu vi-déo. Aucun problème: les professeurs devenus in-visibles s’inscriront sur Second Life. A terme, onaura une université de rêve: par l’entremise de sonavatar, on enseignera de manière traditionnelledans une salle de classe virtuelle ! •

Modern French Studies, UC Berkeley. «Derrida and thetime of Political» (co­éd.), Duke University Press, 2009.

Par SUZANNE GUERLAC*

On achève biend’imprimer

LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010IV • L Actualités

Page 21: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

La vocation perdue du soldat Rawls Deux textes surla religion par le penseur américain qui, étudiant,envisagea la prêtrise avant de rejoindre l’armée

JOHN RAWLS Le Péché et la Foi.Écrits sur la religionTraduit par de l’anglais (Etats­Unis) par MarcRüegger, introduction et commentairede Robert Adams, Joshua Cohen et ThomasNagel. Postface de Jürgen Habermas.Hermann, «L’avocat du diable», 392pp., 33€.

I l y a cinq ou six ans environ, unprofesseur de sciences religieusesfit une découverte étonnante,alors qu’il épluchait, sans raisonbien définie, le catalogue de la bi-

bliothèque de l’université de Princeton.Il tomba sur un mémoire de licenceprésenté au département de philosophiede cette même université en 1942, parun étudiant de 21 ans nommé JohnRawls, sous le titre: «Brève enquête surla signification du péché et de la foi :une interprétation fondée sur le con-cept de communauté».L’auteur de ce mémoire vibrant d’unefoi chrétienne profonde n’était pas unhomonyme de John Rawls, mais JohnRawls lui-même, celui qui allait deve-nir, dans sa maturité, l’un des plus im-portants penseurs de la démocratie laï-que et pluraliste du XXe siècle !Les exécuteurs testamentaires, sollicitéspar les premiers lecteurs du mémoire,hésitèrent à donner leur accord à sa dif-fusion publique, que son auteur n’avaitmanifestement pas souhaitée. Finale-ment, il fut publié l’an dernier auxÉtats-Unis, accompagné d’une solidepréface de Thomas Nagel et Joshua Co-

hen, du commentaire avisé d’un philo-sophe de la religion, et d’un autre textede John Rawls, écrit cinquante-cinq ansplus tard, en 1997, où il essaie de re-construire l’histoire de son rapport per-sonnel à la religion.Holocauste. Le livre a été saluécomme un véritable événement édito-rial. Un an après seulement, Charles Gi-rard le sort dans l’excellente traductionde Marc Rüegger, sous le titre le Péchéet la Foi. Ecrits sur la religion, dans sacollection «L’avocat du diable», aunom prédestiné pour le recevoir. Cetteédition est encore plus riche que l’amé-ricaine. Elle contient en effet une post-face intrigante de Jürgen Habermas, quisemble avoir sauté sur l’occasion pourexprimer ses vues les plus récentes surle rôle indispensable de la religion dansle sauvetage moral des sociétés occi-dentales. On savait que John Rawlsavait envisagé de devenir prêtre del’Église épiscopalienne avant de se dé-cider à s’enrôler dans l’armée améri-caine. Mais on ne savait pas commentet pourquoi cette vocation avait dis-

paru. On n’avait pas non plus d’idéeprécise de ses convictions religieuses dejeunesse. Dans l’essai de 1997, JohnRawls explique qu’il a perdu la foi enraison de son expérience de la guerre etde ses réflexions morales sur l’Holo-causte. Apparemment, la rupture futbrutale et irréversible. A-t-elle entraînédes changements aussi considérablesdans ses convictions morales ? C’estmoins évident.«Egotisme». Dans son mémoire, lejeune Rawls attaque l’éthique des an-ciens qui privilégiait l’épanouissementde soi au détriment des relations inter-personnelles. Il s’en prend de façon vi-rulente à l’individualisme et à l’égo-ïsme. Il affirme que le seul péchévéritable, c’est l’«égotisme», c’est-à-dire le désir de dominer ou d’exploiterles autres. Il rejette l’idée qu’on pour-rait «mériter» de recevoir une récom-pense quelconque comme une mani-festation insupportable de vanité. Cesidées, on peut les retrouver dans lesécrits du Rawls de la maturité. Mais ilne faudrait surtout pas en conclure quesa pensée n’a pas profondémentchangé. Ainsi, le jeune Rawls ne recon-naît absolument pas la nécessité de sé-parer les domaines du religieux, del’éthique et du politique, un thèmecentral de ses ouvrages ultérieurs.En dépit de ce changement essentiel,Habermas insiste, dans sa postface, surla continuité de la pensée de Rawls. Ilfaut dire que cette hypothèse est en

harmonie avec ses pro-pres convictions sur lanécessité de reconsidé-rer la place de la reli-gion dans les sociétésoccidentales, dont lesbases morales seraientgravement menacées

par l’extension illimitée de l’individua-lisme, et par le développement aveugledes sciences et des techniques.Mais la nouvelle alliance, qu’Habermassemble préconiser par ailleurs, entre lagauche et la religion contre l’ennemicommun «néolibéral» et «technos-cientifique», a, on commence peut-êtreà le comprendre, un prix élevé: timiditédevant les atteintes à la liberté d’ex-pression, frilosité à l’égard de la libertésexuelle, rejet irréfléchi du suicide as-sisté, doutes sur l’extension du droitd’avorter, remise en cause de la libertéde la recherche scientifique, etc.Il ne faudrait surtout pas que cette post-face d’Habermas laisse penser qu’onpourrait enrôler John Rawls dans cettealliance. Rien, dans les écrits de matu-rité de John Rawls, ne va dans ce sens,que je me permettrais d’appeler dange-reusement réactionnaire.

RUWEN OGIENDirecteur de recherches au CNRS,

Cerces-Université Paris-V-René-Descartes.«Le Corps et l’Argent»,

Ed. La Musardine, 2010.

Dans une postface intrigante, JürgenHabermas exprime ses vues les plusrécentes sur le rôle indispensablede la religion dans le sauvetage moraldes sociétés occidentales.

Dans un cimetièrechrétien vandalisé, en

Cisjordanie, 2009.PHOTO FADI

AROURI.REUTERS

LIBÉ DES PHILOSOPHES

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Prix femina

Patrick laPeyrela vie est brève

et le désir sans fin

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LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 Essai L • V

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Pont de salutQuatre adolescentsentre défis etdésirs, par AidanChambersAIDAN CHAMBERS La Maison du pontTraduit de l’anglais par Elodie Leplat,Editions Thierry Magnier, 432pp., 18,50€.

J an a 17 ans. Il est sujet à des crises de «va-galame», angoissé par l’idée d’être installé,fatigué d’être un acteur dans des piècesécrites par les autres, las de faire semblant.Un jour il quitte tout, sa famille, ses études,

Gill, sa petite amie, pour s’installer dans une bâ-tisse construite à l’entrée d’un pont et qui sert deposte de péage. Le propriétaire de cette «maisondu pont» l’héberge en échange de ce travail: per-cevoir les péages. Vie de passage contre vie instal-lée. Au début du roman, Jan voit débarquer uneespèce de zonard bizarre qu’il appelle Adam et quile squatte. Il fait aussi la connaissance de Tess, lafille du propriétaire. Nous sommes des ponts pourles autres, car vivre c’est sans arrêt passer à autrechose et pour cela il faut des points (des ponts)d’appui. Janus, le dieu romain aux deux visagesopposés qui regardent dans deux directions inver-ses, apparaît aussi dans cette histoire comme unleitmotiv.Aidan Chambers est un écrivain anglais, il aaujourd’hui 76 ans, et a travaillé à promouvoir lalittérature pour enfants et jeunes adultes (1). Dansla Maison du pont qui vient d’être traduite en fran-çais une vingtaine d’années après sa parution enAngleterre, il s’est servi d’un bref apologue deKafka («le Pont» dans la Muraille de Chine) commed’une matrice narrative. Le roman ne se borne pasà mettre en scène un quatuor d’adolescents (le teennovel, qui est un genre de littérature en Angleterre,n’a pas d’équivalent exact en France), il réussit cetour de force d’exprimer un point de vue d’adoles-cents sur le monde sans rien gommer de leur ma-laise, de leur violence et de leur irresponsabilité,tout en conservant pour eux une réjouissantesympathie. Les désirs homosexuels, les jeux idiotset les défis absurdes auxquels les adolescents deChambers se livrent sont des façons d’exister etnon des comportements susceptibles d’être jugés.Que le réalisme lucide (l’évocation de l’orgie estsavoureuse) ne verse jamais dans le cynisme ou lavulgarité –voilà cette espèce de miracle que nousdonne à goûter ce livre. Et que sa dimension tragi-que (la fin, où le lecteur apprend ce qu’est une fu-gue dissociative, est pathétique) ne débouche pasmécaniquement sur le désespoir – voilà aussi ceque ce bonheur d’écriture réalise.Dans le récit fait par Jan à la première personnes’intercalent des lettres écrites par ses parents etpar Gill, la petite amie abandonnée. Parfois un épi-sode presque surréaliste, comme celui du corbeauapprivoisé, vient enrichir une narration très vi-suelle. On trouvera beaucoup d’humour aussi: siune voiture à quatre roues doit payer le passage dupont (c’est gratuit pour les piétons et cyclistes),alors un handicapé en chaise roulante doit norma-lement payer! C’est un film que le lecteur a l’im-pression de voir se dérouler devant ses yeux durantces 400 pages qui se parcourent d’une traite. Ungrand et beau livre, donc, pour non philosopheset philosophes de tous âges.

CHRISTIAN GODINUniversité de Clermont-Ferrand.

«Le Pain et les miettes», Hourvari-Klincksieck, 2010.

(1) Aidan Chambers est l’auteur de «la Danse ducoucou» («Points­virgule», Seuil).

L’histoire désunie des Etatsd’Amérique Howard Zinn racontel’esclavage et la démocratie àl’attention des jeunes générationsHOWARD ZINN Histoirepopulaire des USA pourles ados. Tome1, 1492­1898:la conquête. Tome2,1898­2006: les conflits.Adapté par Rebecca Stefoff.Traduit de l’américain par DinizGalhos, Au diable vauvert,230pp., 15€ chaque.

I l est certain que lespeuples ne peuvent sepasser de leur proprelégende. Mais sansdoute faudra-t-il à

l’avenir faire de la liberté despeuples, de tous les peuples,l’objet d’une historiographiecritique qui ne s’assimilenullement à celle des peuplesvictorieux. Une histoire qui,souvent, raconte, encore etencore, une histoire à venir:celle de la liberté à naître.Cette histoire de la victoire,cette histoire de la majorité,Howard Zinn (1922-2010),professeur émérite à l’uni-versité de Boston, n’a decesse de la déconstruire et defaire entendre l’autre voix/ede l’histoire, celle des escla-ves, des travailleurs, des im-migrés, des femmes. QuandMarx rencontre Steinbeck,cela donne Zinn. Auteurd’une célèbre Histoire popu-laire des Etats-Unis (parueaux éditions Agone), il écrirapar la suite, à l’attention desjeunes, cette version abré-gée, mais non expurgée. Dé-boulonner les icônes del’histoire n’est pas l’enjeu.Mais consacrer une histoirefortement hémiplégique,dont les trous noirs formentdes béances d’autant plusdommageables pour les dé-mocraties, ne peut satisfairequiconque, et encore moinsceux qui sont à l’aube de laconnaissance.Perroquets. Alors le voilà,prenant d’assaut la contre-histoire de l’Amérique, le pa-triotisme n’ayant de sensqu’à la condition d’être criti-que. Avec 1492, la découvertedes Etats-Unis s’inauguredans le sang, bien loin del’épopée héroïque de Chris-tophe Colomb si souventcontée. Dans son journal debord, le navigateur écrira :«Ils […] nous apportent desperroquets, des balles de coton,des lances […]. De leur pleingré, ils échangèrent tout cequ’ils possédaient. […] Ils neportent pas d’armes. […] Ils fe-

raient de parfaits serviteurs.[…] Avec une cinquantained’hommes, nous pourrions lessoumettre, et leur faire faire ceque bon nous semble.» Co-lomb, grand explorateur etnavigateur ? Certes. Maisl’enjeu de l’aventure n’est paslà. Rallier les Indes par la merpermettra de rapporter plussûrement de l’or et des escla-ves. Le prix de la conquête del’Amérique, au passage dé-couverte: la capture, l’exter-mination, le suicide par poi-son des Indiens Arawaks.Historien humaniste, Zinn achoisi: à l’ignorance fascinéepour Colomb qui confine à lapassion mortifère, il préférerale revirement d’un Las Casas,renonçant à sa plantationpour dénoncer les atrocitéscommises par les colons es-pagnols et lutter pour la li-berté des indigènes.

Etre historien, c’est chercherà dire la vérité, et ce au prixde profondes désillusions.L’histoire est plus riche quela vérité officielle. Zinn conteune autre exemplarité, cellede la lutte pour la libertéheureuse, celle de la déso-béissance civile. L’historiendoit être neutre ? Mais laneutralité n’existe pas. Leshistoriens «neutres» ontchoisi depuis longtemps lavérité des victorieux. Zinn,lui, ne s’encombre pas de cetapanage. Il choisit les dam-nés comme acteurs de l’his-toire.Mines. Après les Indiens,Zinn raconte les trois centcinquante ans de dominationdes Blancs sur les Noirs.Avant les premières ventesd’esclaves à Jamestown(1619), les mines et les plan-tations de canne à sucre des

îles des Caraïbes tuent lesAfricains à la tâche. Au mi-lieu du XVIIIe siècle, ils re-présentent la moitié de la po-pulation de Virginie et 20%de New York. Jusqu’en 1800,entre 10 et 15 millionsd’Africains sont transportésjusqu’en Amérique.Les travaux de Zinn mettenten lumière l’ambivalence dela démocratie. «La vérité quise cache derrière la Déclara-tion d’indépendance, c’estqu’une classe émergente decolons influents avait besoindu soutien du peuple pour bat-tre la Grande-Bretagne. Pourautant, elle ne désirait pas tropdéranger l’ordre établi, la ré-partition des richesses et dupouvoir. En fait, ceux qui fu-rent à l’origine de l’indépen-dance faisaient partie de l’or-dre établi.» Certainspenseront que ce péché de

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naissance est américain. Ilest vrai que deux tiers deshommes qui signèrent la Dé-claration d’indépendanceavaient occupé des postescoloniaux très importants,pour le compte de l’Angle-terre. D’autres compren-dront, à l’instar d’Arendt quia dialectisé l’articulation en-tre les démocraties et les ré-gimes totalitaires, qu’ilexiste à l’intérieur de la dé-mocratie une tentation con-servatrice tout aussi pré-gnante que celle de la liberté.De la révolution, les minori-tés n’obtinrent rien. Celle-cipermettant principalementaux élites révolutionnaires etcoloniales de se saisir dupouvoir et des propriétés desloyalistes qui étaient restésfidèles à la Grande-Bretagne.Mais l’autre histoire est enmarche. La révolution en-

courage les Noirs à exigerplus de droits de la sociétéblanche. Certes, l’économieflorissante nécessite de lamain-d’œuvre, et là, déjà,l’addiction à la croissancen’aide en rien l’avènementde la démocratie pour tous.En 1808, l’importation denouveaux esclaves est enfinrendue illégale, mais il fautattendre le mouvement abo-litionniste, dont la colonnevertébrale est formée par lesabolitionnistes noirs, et sur-tout la guerre de Sécession,pour mettre fin à l’esclavage.Fin qui masque néanmoinsun simulacre : trouver l’es-clavage injuste ne recoupepas nécessairement de con-cevoir une égalité entreBlancs et Noirs.Les Etats du Nord avaient-ilsfait la guerre aux Etats duSud pour libérer les escla-ves ? En fait, deux modèleséconomiques s’opposaient,l’un libéral privilégiant unemain-d’œuvre libre, l’autreultraconservateur préférantl’asservir. Dans une lettreadressée à Horace Greeley,éditeur abolitionniste, Lin-coln précisa sa pensée: «Monobjectif suprême dans cettelutte est de sauver l’Union, etnon de sauver ou de détruirel’esclavage. Si je peux sauverl’Union sans libérer un seul es-clave, je le ferai ; et si je peuxsauver l’Union en libérant tousles esclaves, je le ferai.» Di-plomate ou sincère ? LesNoirs du Sud et les Noirs toutcourt allaient de toute façonfaire l’amère épreuve dumarché de dupes dont ilsétaient l’objet.Vote. Zinn a le mérite denous conter une histoire po-pulaire, dépenaillée et inspi-rée, qui montre très bien quela trahison ressentie par lesNoirs relève d’un phéno-mène plus vaste, lié à l’ex-ploitation capitalistique dessociétés. Les Blancs secroyaient libres, et les indi-vidus se croient libres parceque votant. Or le droit devote n’est pas la liberté maisson illusion. Ce qui était enmarche, dans cette Améri-que magnifique, c’étaitmoins la fin de l’esclavageque sa banalisation.

CYNTHIA FLEURYChercheur au Museum national

d’histoire naturelle (Cersp).«La Fin du courage», Fayard, 2010.

Saint­Louis(Missouri), dansles années 1890.Des Noirsaméricains,employéstemporairementà des travaux devoirie.PHOTO NORTH WINDPICTURES.LEEMAGE

Salman Rushdie, le feu del’écriture Mort du père,naissance au monde:un conte cosmogoniqueSALMAN RUSHDIELuka et le Feu de la vieTraduit de l’anglais par Gérard Meudal.Plon, 208pp., 18€.

U n conte philosophique est unemachine à explorer le temps,l’espace, la vie, la mort par lebiais des puissances de l’imagi-nation. Vingt ans après Haroun

et la Mer des histoires, Luka et le Feu de la vieexplore les passages entre monde réel etmonde magique au travers d’un récit dequête initiatique conçu à l’image des jeux vi-déo. Afin de sauver son père, le conteur Ra-chid Khalifa, qu’un mauvais sort a plongédans un sommeil sans fin, Luka doit traverserla frontière qui mène au Monde enchanté eten ramener le Feu de la vie, équivalent duGraal, d’un anneau bénéfique qui ne pourras’obtenir qu’en franchissant des obstacles,des pièges de plus en plus ardus. Là où Sieg-fried réveilla la Walkyrie en traversant le cer-cle de flammes et en s’unissant à elle, pourdélivrer son père métamorphosé en bel aubois dormant, Luka devra affronter desépreuves, résoudre des énigmes, conquérirdes alliés en suivant la progression d’un jeuvirtuel scandé en neuf niveaux. Les pouvoirs

magiques que détiennent Luka, son frère, sonpère sont moins une maîtrise des forces oc-cultes que la rançon d’une ouverture avideet impavide aux secrets de l’existence. Outilde connaissance de soi et du monde, médiumd’un savoir ésotérique, l’art du surnaturel,du féerique, que professe Luka, ne va passans la conviction d’un libre arbitre, d’unecapacité de choix que tout homme a à relan-cer en permanence. Aidé par son chien Ours,son ours Chien, le jeune héros de 12 ans selivre à une course contre la montre: à mesureque son père décline, que la mort gagne lapartie, son double spectral (une entité mal-faisante nommée Papapersonne) gagne enconsistance et la disparition sans reste dupremier signera la victoire du second. Pourdéjouer ce système de vases communicants,la ruse, la curiosité, la détermination compo-seront les armes les plus efficaces, sansoublier les «vies» que Luka doit ramasser àchacune des étapes, lesquelles vies lui serontbien utiles pour combattre monstres et autrescréatures fantastiques.Emancipation. Si aucun Prométhée n’aréussi jusqu’ici à dérober le Feu de la vie età le ramener dans notre monde, c’est qu’àl’impossible Luka est tenu. Ce n’est pas lamoindre force de ce roman porté par les brai-ses de l’imaginaire en roue libre que d’ins-crire l’aventure fabuleuse, ses audaces, sescombats, sous le signe d’une volontéd’émancipation, d’une résistance aux visagesde la mort. Les autres logiques qui régissentl’Univers magique, son fleuve du Temps, sa

montagne de la Connaissance contraignentle héros à inventer des manières inusitées depenser, de se mouvoir. Le dépaysement géo-graphique induit des mutations de l’esprit.A chaque progression, à chaque saut à un ni-veau supérieur, des associés épauleront Lukaen sa quête, laquelle s’avère tant métaphysi-que, intérieure que physique. Dans ce récitcosmogonique qui dessine une parabole surle temps et l’éternité, les questions relativesà Chronos s’articulent autour du débat im-mémorial entre déterminisme destinal etacte libre.Eaux oniriques. L’espoir n’est point restécalé au fond de la boîte de Pandore : il estprincipe moteur, ressource de l’action quidicte que l’impossible devient possible dèslors que l’on se donne les moyens naturels etsurnaturels de l’atteindre. L’action est biensœur du rêve comme le plaidait Baudelaireet les eaux oniriques nous servent à luttercontre ce qui atrophie nos vies, à riposter aucoefficient d’adversité, aux sources d’op-pression qui nous font mordre la poussière.«L’effondrement du Monde de la Magie le [Luka]plongeait dans la terreur car il ne pouvait signi-fier qu’une chose, c’est que la vie de RachidKhalifa glissait sur sa dernière pente, et tandisque Luka observait avec horreur la destruction

des champs et des fermes de laTerre de l’Enfance Perdue, tan-dis qu’il regardait la fuméemonter des incendies de forêtssur les Collines Bleues du Sou-venir […], il n’avait qu’uneseule idée en tête: “Ramenez-

moi à temps à la maison, par pitié faites que jen’arrive pas trop tard, ramenez-moi à temps”.»Ce que Luka libère en fin de compte, c’estnon seulement son père mais aussi l’ensembledes créatures emmurées dans la prison dutemps. L’affranchissement des entités dumonde parallèle passera par la destitution destrois geôliers, des trois despotes de la durée–Ce Qui Fut, Ce Qui Est et Ce Qui Adviendra.Reste à Luka à arpenter le chemin du retour,à recontacter «le Monde Réel» dès lors quetout chaman connaît l’importance de réussirle voyage de redescente vers l’ici-mainte-nant.Par le «il était une fois» des contes, l’écrituredansante, virevoltante de Salman Rushdierelève le pari de passer en-deçà du temps,en-deçà de la ligne, du mur de Planck, pourse tenir à la pointe de l’instant précédant lebig bang. Les hypothèses scientifiques relati-ves à la naissance de l’univers, à son videquantique rejoignent le chaudron des légen-des et des premières cosmogenèses, sans quele clivage logos/muthos ne soit de mise. Enproie à un feu d’artifice, le verbe de Rushdies’avère créateur de multivers. Brassant lafantaisie de Lewis Carroll, la poésie des Milleet une nuits, le fantastique de Tolkien, Lukaet le Feu de la vie est frère de l’Enfant et les sor-tilèges d’un Ravel joué par Martha Argerich.

VÉRONIQUE BERGENAuteur de «Résistances philosophiques», PUF,2009. A paraître en avril 2011 : «Requiem pour

le roi. Mémoires de Louis II de Bavière», Le Bordde l’eau/La Muette.

«Il n’avait qu’une seule idée en tête:“Ramenez-moi à temps à la maison, parpitié faites que je n’arrive pas trop tard,ramenez-moi à temps”.»

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Pourquoi ça marcheLes Pinçon-CharlotGold Gotha

MICHEL PINÇONet MONIQUE PINÇON­CHARLOT Le Présidentdes riches, Enquête surl’oligarchie dans la Francede Nicolas SarkozyZones, 224pp., 14€.

L es l ivres surSarkozy ont uncôté Tintin : Sar-kozy au Fouquet’s,Sarkozy et les mé-

dias, Sarkozy et fiston,Sarkozy et le 9-2, Sarkozy etTF1… Les Pinçon-Charlotnous donnent un Sarkozy etles riches qui marche. Le li-vre vient à point. C’est un artdans les sciences humaineset sur les questions de sociétéd’arriver au moment oppor-tun. Certains des livres sur lemême sujet sont venus avantque l’illusion du dynamisme(«le président de la rup-ture») et de la franchise («jevais vous dire, moi, Mon-sieur…») ne se soit dissipée.Maintenant que le lapin Du-racell a les batteries qui fai-blissent, que le dynamismeest devenu de la nervosité etla franchise de la vulgarité, ilest temps de synthétiser.Tout y passe donc : le bou-clier fiscal, les niches et pa-radis du même nom, les ré-seaux, les médias, Neuilly,les Hauts-de-Seine, la fa-mille, les fistons, les clientsde l’avocat. N’en jetons plus:le livre fait la preuve par letrop plein. On en viendraitpresqu’à regretter Chirac etles bidouillages d’emploisfictifs… C’est moins un sys-tème lourd et bien rôdé, àmi-chemin entre bureaucra-tie et institution commel’Etat-RPR, qu’une sorte deprédation de blousons dorésdont le quartier général seraitdescendu du Drugstore auFouquet’s.Reclasser. Un regret au pas-sage : on aimerait que lesPinçon-Charlot disent quel-ques mots de la politique desnominations présidentielles.Il avait été question, de labouche du candidat Sarkozylui-même, lors de la campa-gne électorale de 2007, deréduire le pouvoir du Prési-dent en matière de nomina-tions. Non seulement il n’enest rien mais Sarkozy utiliseson pouvoir aussi bien pournommer ses amis que pourreclasser ses victimes. On me

dira que Mitterrand déjà…mais faut-il prendre exemplesur ceux qui ne sont pasexemplaires ?Parlons maintenant de l’em-ballage du livre et de la mar-que. L’emballage est dorépour qu’on ne se trompe passur son sujet. Il aurait pul’être un peu plus et prendreun air Chanel n°5 du meilleureffet. Le prix n’est pas encoretrop élevé (14 euros) – maison se demande si ce n’est pasun peu cher pour lire deschoses aussi déprimantes.Ce produit doré se devaitd’emballer une marque. Ef-fectivement les Pinçon-Charlot sont une marque.Une marque sérieuse de re-cherche sociologique sé-rieuse sur les riches, le Go-tha, ces chasses où l’on faitplus d’affaires qu’on ne tuede gibier, les châteaux, lesbeaux quartiers, les villégia-tures, les golfs, les cercles,ces clubs où l’on est entre soiaussi bien pour socialiser,marier les enfants, faire desaffaires que baiser. Unmonde dont, heureusement,le commun des mortels n’aaucune idée tellement il estdifférent du monde de ceuxqui ont moins de 100 millionsd’euros de fortune.Dans un article du Monde cetété (sur l’ordinaire méconnudes grandes familles), lesPinçon-Charlot avaient dé-crit beaucoup mieux quedans leur livre la force duGotha d’argent, sa solidaritéqui fait sa puissance, son ar-rogance et son mépris pourtout ce qui n’est pas lui: «Cetentre-soi et cette mobilisationse manifestent paradoxale-ment à travers un collecti-visme pratique, bien loin del’individualisme théorique quiva de pair avec le libéralismeéconomique.»

Eh oui, nos dénonciateurs degauche et d’extrême-gauchese trompent par ignorance del’ennemi : Ces riches-là nesont pas des individus égoïs-tes mais une classe domi-nante solidaire, unie par lesaffaires, les mariages, lesliaisons, les remariages, lessecrets et les services croisés.Lisez le dernier article deRue89 sur Patrice de Maistre,le conseiller de madame Bet-tencourt…Kebabs. Je terminerai pardeux remarques. Dans lesannées 1980, nos deux cher-cheurs ont commencé pars’intéresser aux pauvres, à laségrégation sociale, auxHLM; et puis dans les années1990, ils sont passés dans lesbeaux quartiers et se sont misà faire la sociologie des richeset même des très riches. Ilsont eu bien raison. D’abordparce qu’il est plus agréabled’arpenter les beaux quar-tiers et de prendre le thé quede se balader dans les cités etde manger des kebabs. Sur-tout parce que les pauvres,malheureusement, on con-naît, alors que la classe do-minante, nous ne la connais-sons pas et qu’elle ne tientpas tellement à être connue.Dans la conclusion de leur li-vre, nos deux auteurs re-commandent de «restituerl’intelligibilité des rapports declasse» –pas à grands coupsd’analyses mais d’ethnologieet d’information sur la réalitédes situations et des com-portements. Ils ont bien rai-son, sauf que si c’était le cas,ça risquerait d’être la révolu-tion tout de suite. Les socié-tés se maintiennent parceque la ségrégation socialedissimule à quel point lesinégalités sont énormes. Etelles n’ont pas cessé de gran-dir ces dernières années.Ce qui me plaît chez les Pin-çon-Charlot, c’est que, minede rien, ils se sont radicali-sés. Voilà deux chercheursreconnus et émérites quiprennent le mord aux dents,jusqu’à proposer de suppri-mer… la Bourse. Commequoi la connaissance de cequ’il faut malheureusementappeler dans ce cas «lesgens», peut vous enrager…

YVES MICHAUDAuteur de «Face à la classe»

(en collaboration avec SébastienClerc), Gallimard, «Folio», 2010.

Comment ça s’écritGeorges Didi-Hubermanet les yeux armés

Par SABINE PROKHORIS *

S econd volet d’une réflexion in-titulée l’Œil de l’histoire, l’essaide Georges Didi-Hubermanpoursuit, patiemment, préci-sément, un questionnement

que plusieurs de ses précédents ouvra-ges avaient déjà mis en chantier. Com-ment penser et construire une lisibilitécritique des images, et de là «extraireune lisibilité historique» en même tempséminemment actuelle, qui résiste, mal-gré tout, au «temps subi»? Tant pour cequi concerne le temps dit «passé», quepour ce qui a lieu tous les joursaujourd’hui même, dans les multiplesfaçons dont le flot des images menaced’écraser tout regard.Au centre de ce livre, dont le titre, Re-montages du temps subi, condense de fa-çon limpide l’enjeu intellectuel et poli-tique, nourri d’une méditationcontinue de Benjamin et de Brecht,l’opération de montage. «On comprendalors que le passé devient lisible, doncconnaissable, lorsque les singularités ap-paraissent et s’articulent dynamiquementles unes aux autres – par montage, écri-ture, cinématisme – comme autantd’images en mouvement.» Le montage,c’est-à-dire aussi la possibilité du dé-montage et du remontage selond’autres lignes de visibilité/lisibilité,apparaît alors comme une opérationactive et pensante d’imagination criti-que capable d’ouvrir un espace pour le

regard. L’opus précédent de l’auteur,Quand les images prennent position, enavait analysé déjà la puissance dialecti-que, à partir du Journal de travail deBrecht et de son ABC de la guerre. Quel-ques années plus tôt, l’Image survivanteavait commencé de problématiser cetteaffaire d’une «connaissance par le mon-tage», autour du grand projet warbur-gien Mnémosyme.Reprenant ici le fil des analyses dé-ployées dans Images malgré tout, où ilétait question des photos captées à Aus-chwitz depuis la chambre à gaz par desmembres des Sonderkommando, Didi-Huberman, dans le premier mouvementde son livre, centre son propos sur lesimages filmées par Samuel Fuller àl’ouverture du camp de Falkenau. Ima-ges qui, si elles documentent un fait, neportent pourtant pas en elles leur pro-pre lisibilité, malgré l’effort visant à laplus grande intelligibilité possible àl’œuvre dans la façon même qu’eutalors Fuller de filmer : par exemple enmontrant, dans un long panoramiquesans coupe, l’extrême proximité du vil-lage et du camp criminel. Entre la re-

prise par Samuel Fuller de la trace decette épreuve de l’«impossible» danscertains de ses films de fiction, qui ten-tent de restituer l’affect d’indignation,et le film réalisé en 1988 par Emil Weiss,où l’on voit Fuller, quarante ans plustard, commenter ces images, se cons-truisent, après coup, les voies d’une li-sibilité. Où l’on comprend qu’un mon-tage sera cette façon jamais close de«temporaliser les images», par quoipourra venir à se «figurer l’événement».«Elever sa pensée à la hauteur d’une co-lère (la colère que suscite toute cette vio-lence du monde à laquelle nous refusonsd’être condamnés). Elever sa colère à lahauteur d’un travail (le travail de pour-fendre cette violence avec autant de calmeet d’intelligence que possible).»Par cet énoncé, Didi-Huberman résumela politique artistique d’Harun Farockià qui il consacre le second mouvementde son livre. Enoncé qui revient en bou-cle comme la pulsation de sa propreexigence d’essayiste, comme adresse aulecteur aussi. Alors, «armer les yeux».L’entreprise, modeste et patiente, del’artiste allemand pour sans relâcheproduire «des objections d’images», etainsi «prendre l’histoire à rebrousse poil»selon le mot de Benjamin, saisit à bras-le-corps la question du lieu de l’art,d’un art qui dise le monde : espace depassage et de transformation des ima-ges, brisant toute posture qui referme

le geste artistiquesur lui-même.Colère, pensée,patience, travail,pour faire droit auxlucioles d’une ré-sistance: ces qua-tre termes traver-

sent aussi les belles pages sur les photosprises, à hauteur d’homme, au camp deBram par le réfugié espagnol AgustíCentelles. Survivance, malgré tout,pour une transmission critique, ouvertesur d’imprévisibles bifurcations, sur cesécarts qui viennent comme dit Lucrèce,«briser les traités du destin». Une trans-mission qui fasse vibrer et jouer lesimages, les vestiges, les petits restes aucœur battant du présent : c’est à traversune rencontre avec Christian Boltanski,dont témoignent les dernières pages dulivre, que cet enjeu, vital pour noustous, sera une fois encore modulé. Pourun épos des images. Ainsi deviendront-elles ce «fait mobile» dont parla Borgesau sujet de l’Iliade, que ses différentestraductions ne cessent de renouveler auprésent. •

GEORGES DIDI­HUBERMANRemontages du temps subi.L’Œil de l’histoire 2Minuit, 272 pp., 22,50 €.

* Psychanalyste.«La psychanalyse excentrée», PUF 2008

«Élever sa pensée à la hauteurd’une colère (la colère que suscite toutecette violence du monde à laquellenous refusons d’êtrecondamnés)…»

LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010VIII • L Chroniques

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Coup de filet mercredi dans le monde du cyclisme àCaen. Des professionnels et amateurs ont été interpelléset gardés à vue dans le cadre d’une information judiciairepour des infractions à la législation sur les produitsdopants et les substances vénéneuses, par les gendar­mes de l’Office central de lutte contre les atteintes àl’environnement et à la santé publique (Oclaesp). Ils ne sepollueront plus! B.S.­P

PÉDALE DOUCE DANSLE CYCLISME NORMAND

100000C’est, en euros, la baisse de salaire annuel consentiepar le sélectionneur national de l’équipe de foot irlan­daise, Giovanni Trappattoni. Une générosité toute rela­tive, ledit salaire étant estimé à 1,8 million d’euros par an.Solidaires, le président de la Fédération irlandaise, quiémarge à 400000 euros annuels, et son staff se sontégalement mis au régime sec. B. S.­P.

L es joueurs de l’équipede France de tennis,selon les points de vue,

ont davantage ou moins dechance que leurs collèguesfootballeurs. La finale de laCoupe Davis entre la Serbieet la France dans le chaudronde la Belgrade-Arena (de de-main à dimanche) susciteramoins de passions cocardiè-res que les grandes et petitesmesses du ballon rond. Onne surveillera pas s’ils chan-tent bien la Marseillaise etaucun intellectuel ne saisiral’occasion pour offrir au paysses fulgurances sur «l’identiténationale», la «guerre des ci-vilisations» et autres analysesd’une sociologie de comptoirbien illustrée par Alain Fin-kielkraut, dénonçant à pro-pos des footballeurs «l’espritdes cités» qui aurait dévoré«l’esprit de la Cité». Bref, onleur fichera un peu la paix.Il est vrai que les cinq présé-lectionnés par Guy Forget–Gaël Monfils, Gilles Simon,Michaël Llodra, Arnaud Clé-ment, et en renfort RichardGasquet – sont plutôt dis-crets. Tout au plus Llodra ex-hibe-t-il son caractère de«fêtard», mais pour le biendu groupe, et les ennuis deGasquet sont oubliés. Enplus, ils ne partent pas favo-ris face aux Serbes, groupés

autour du n°3 mondial, No-vak Djokovic, récent demi-finaliste du Master, accom-pagné de Viktor Troicki,Janko Tipsarevic et NenadZimonjic. L’ultime réparti-tion des rôles sera dévoilée autirage au sort, mais les rap-ports des forces sont connus.Bavardages. On devine que,face au public serbe, la tâchesera difficile, et les espoirs deredorer la fierté hexagonalelimités. Cependant, si le ten-nis, même lors de la CoupeDavis, est boudé par nos in-tellectuels médiatiques, ets’il inspire moins de bavar-dages sur l’identité de laFrance, c’est aussi parce qu’ilse prête mal à un discoursglobal sur la société françaiseet la communauté nationale.Bien que démocratisé, etmalgré sa pratique occasion-nelle par équipes, il reste unsport individuel et bienmoins populaire que le foot-ball en France. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’un desrares philosophes français àavoir parlé de tennis s’estpenché sur sa démocratisa-tion. On trouve en effet, dansl’Abécédaire de Gilles Deleuze– ses entretiens avec ClaireParnet– des improvisationsintéressantes. Comme Ray-mond Aron, le jeune Deleuzepratiqua le tennis dans les

années 1930. Il raconte aussiavoir approché l’un des célè-bres «Quatre Mousquetai-res» qui gagnèrent six fois desuite la coupe Davis à partirde 1927, Jean Borotra : ce-lui-ci, polytechnicien et fu-tur ministre sous Vichy –jus-qu’en 1942– lui aurait donnéd’abord des «coups de pieds»pour protéger son ami, levieux roi de Suède, avec le-quel il s’entraînait et dont ilservait de «garde du corps».Finalement, le petit Deleuzeaurait obtenu son autographedu monarque avec la béné-diction du même Borotra.C’était un autre temps, maisle tennis vient aussi de là.L’intérêt de la réflexion deDeleuze tient surtout à soninterprétation nietzschéo-bergsonienne de l’histoiredes «attitudes du corps». Il yaurait, en effet, deux typesde champions, «les créa-teurs» et les «pas créateurs»:parmi les «tâcherons», ontrouverait Guillermo Villasou Ivan Lendl, tandis que,parmi «ceux qui inventent denouveaux coups, de nouvellestactiques», on trouveraitJohn McEnroe, un «pur aris-tocrate» russo-égyptien –«service égyptien, âmerusse». Deleuze admiraitMcEnroe, «l’anti-Borg»,mais il reconnaissait à Borg

une créativité paradoxale: ilaurait été un «aristocrate quiva au peuple», une figurechristique qui aurait inventéle tennis de masse et sa «pro-létarisation», avec son stylefond du court, lift et ballebien au-dessus du filet – toutl’opposé d’un Jimmy Con-nors, incarnant «le principearistocratique de la balleplate». Les vrais amateurs detennis s’intéressent plutôt àces questions qu’à celle dupasseport des joueurs.Monument. Reste que lecollectif, cela compte évi-demment. Entraînée parl’Américain Ed Faulkner, lapremière équipe françaisevictorieuse de la Coupe Da-vis, celle des Quatre Mous-quetaires, devait affronter lemonument de l’époque,William T. Tilden, dit «BigBill». Entre le 8 et le 10 sep-tembre 1927, elle réussit àbattre les Etats-Unis. Celuiqui eut le scalp de «Big Bill»,René Lacoste, aurait fait cecommentaire : «À Philadel-phie, Tilden ne pouvait êtrebattu par aucun joueur, il futbattu par une équipe.»

SERGE AUDIER Maître de conférences en philosophie

morale et politique à l’universitéParis-Sorbonne. «La pensée

solidariste. Aux sources du modèle républicain», PUF, 2010.

CoupeDavis:pasdesaladesautourdusaladierTENNIS La finale de la compétition qui oppose la Serbie à la France sedéroulera à Belgrade à partir de demain dans une ambiance surchauffée.

L’HISTOIRE

Le Français Gilles Simon à l’entraînement, hier à Belgrade. PHOTO ANTOINE COUVERCELLE. TENNIS MAGAZINE. DPPI

Par JEAN­FRANÇOIS PRADEAU*

L’introuvable véritédu footballDans Libération, il y ajuste vingt-trois ans,Michel Platini essayaitd’expliquer à MargueriteDuras les mystères dufootball. Il lui disaitnotamment ceci : «C’est unjeu qui n’a pas de vérité, quin’a pas de loi, qui n’a rien.Et on essaie de l’expliquer.Mais personne n’arrive àl’expliquer. C’est pour çaqu’on peut toujours parlerdu football, qu’on peut fairedes articles, etc.» Cetteprofession de foi trèsrelativiste a pour ellel’actualité footballistique.Après tout, ce qui est vraiun jour ne l’est pastoujours. Le prodigieuxentraîneur Mourinhobattait le Barça il y aquelques mois à la têted’une équipe milanaise quiréussissait à bloquer le jeucatalan. Lundi, à la têtecette fois d’une équipe deMadrid qui n’avait pasencore connu la défaitecette saison, Mourinho asubi une défaite cuisante.Ce qui était vrai dans uncas s’est révélé faux dansl’autre, sans que l’oncomprenne les raisonsfootballistiques de cettedéroute. Est-ce parcequ’on ne joue jamais deuxfois sur la même pelouse,comme le disent lescommentateurshéraclitéens? On leuraccordera que l’Inter del’an dernier n’est pas leReal d’il y a deux jours, et

que Milan avait les moyensde faire déjouer le Barça.Des moyens qui manquentau Real, dont le jeu est plusoffensif. Mais voilà qui enréalité ne suffit pas: le Realest une excellente équipe,qui aurait dû et pu faireaussi bien que l’Inter, etqui surtout n’aurait pas dû,compte tenu de lavingtaine de matchsqu’elle vient de jouer,subir pareille déconvenue.Car le Real a pris unecorrection, une «leçon defootball», comme disentles commentateurskantiens. Ce qui confirmeque Platini n’avait pas tort.Quelque chose ici sedérobe à la norme, sinon àla loi. Une part d’arbitrairequi interdit à la fois lanécessité et la prévision. Lefootball n’est pasprédictible. Sans douteest-ce cela que Platini avaiten tête quand il prononçaitdevant Duras, forcémentaux anges, que le footballignore la vérité. Et sansdoute confondait-il véritéet prévision. A moins qu’ilait bien eu en tête de parlerde ce dont il parlait. Devérité, donc; de véritéabsente du football. •*Professeur de philosophieancienne à l’université Jean­Moulin de Lyon­III.«Dans les tribunes. Eloge dusupporter», Paris, Belles Lettres,2010.

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BILLET

LIBÉ DES PHILOSOPHESLIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 SPORTS • 17

Page 26: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

On pourrait tout relater sous formede lettre persane. Il y a un sultan(Berlusconi) qui organise desfestins dans ses résidences, avecchants, danses et pratiquessexuelles empruntées, selon cer-tains, aux rituels d’un prince

nord-africain (Kadhafi) ou, selon d’autres, tirées d’unehistoire drôle qu’on raconte dans les caravansérails.A ces rites, en même temps que le sultan, participentle vizir et des demoiselles issues des couches socialesles plus diverses. Les rites sont en effet rigoureusementinterclassistes. Il semble même qu’ils préludent à desformes de promotion sociales via la politique. C’estainsi que la fable éternelle se renouvelle en s’enrichis-sant de détails du genre Mille et une nuits, comme dans

le cas de la voleuse (Ruby,pour la chronique) venue duMaroc, présentée par le sultancomme une nièce du Khédived’Egypte (le président Mou-barak). Mais si, de la fiction deMontesquieu ou de la fable de

Shéhérazade, on voulait entrer dans l’actualité poli-tique et exprimer quelques jugements, alors il y auraitle risque, très concret, d’être taxé de moralisme. Aussifaut-il prendre ses précautions.D’abord, l’immoralité du souverain est aussi vieilleque le pouvoir. Dans les rituels rapportés, il y a beau-coup d’imaginaire télévisuel : on dirait même qu’ilsréalisent le rêve d’un spectateur qui, au lieu de s’en-dormir devant la télé une canette de bière à la main,traverse l’écran, comme Alice le miroir, et entre dansle pays des merveilles. Ensuite, il n’est même pas ditque l’antidésir, par exemple l’ascétisme de Hitler, soitrecommandable. A part que, là aussi, on dirait quel’érotisme n’était pas refoulé, mais déplacé, car lesouverain épousait la nation en lui réservant le traite-

ment que le souverain dé-sublimé réservait seulementà ses élues.Le nœud théorique est assez simple: le désir est sansaucun doute un facteur politique, mais il n’est vrai-ment pas dit qu’il soit révolutionnaire – il pourraitmême se révéler archiréactionnaire, en contribuantà la création et à l’acceptation d’une servitude volon-taire. La catégorie la plus utile pour comprendre ce quise passe est celle qu’Adorno a appelée «désublimationrépressive», selon laquelle entre le prince et la plèbes’établit un pacte: le prince permet à la plèbe de fairetout ce qu’elle veut en matière fiscale ou sexuelle, etla plèbe lui confère un mandat inconditionnel en letransformant, y compris pour les comportements, enun souverain de l’Ancien régime. On peut tirer de celatrois enseignements.Le premier concerne le rapport entre la bête et le sou-verain, celui que Derrida a analysé dans ses derniersséminaires. Le souverain affiche sa vigueur et, dansla version italienne, différente en cela de la versionaméricaine de l’époque de Bush, n’exhibe pas sa pres-tance en tant que chef militaire mais en tant queséducteur. De façon emblématique, au cours d’unemanifestation électorale de mars 2009, Berlusconi,en entendant les vers de l’hymne national, qui disent«siam pronti alla morte» («nous sommes prêts à mou-rir»), a fait comme un geste de conjuration du mau-vais sort et, le 2 juin de cette année, à la parade mili-taire de la Fête de la République, a jeté des regardsostensiblement admiratifs sur une jeune infirmièrede la Croix-Rouge qui défilait. Or, rien de tout cela neserait possible si, à côté de la bête-souverain, il n’yavait une autre bête qui apprécie ses démonstrationset que, par commodité et sans tourner autour du pot,on pourrait appeler le «peuple veau».Le deuxième est relatif à la réalisation perverse desutopies. Tous les éléments du postmoderne –de la dis-parition des faits derrière les interprétations jusqu’à

l’usage de l’ironie en politique, ou à l’accession aupouvoir du désir– se sont réalisés dans le populisme.En l’occurrence, le populiste italien, dans sa façon dedébiner l’hymne national ou d’admirer l’infirmièrede la Croix-Rouge, réalise sous une forme plastiquele «make love, not war» et démontre les limites de ceprincipe. Qui, ici, doit faire son autocritique, commeon dit? Pas le «peuple veau», mais plutôt les intellec-tuels, à commencer par moi-même qui, il y atrente ans, étais tout à fait convaincu de la justessethéorique de thèses comme celles de la «révolutiondésirante» ou de la disparition des faits dans le librejeu des interprétations –dont on voit qu’elles se sontjustement réalisées dans le monde du populismemédiatique.On peut imaginer quelle serait la déception d’unDeleuze – une «deleuception», pourrait-on dire –devant une situation de ce genre. Mais ceci expliquecomment les théoriciens du postmoderne étaient par-venus à regarder en profondeur, et avec acuité, le fondde la réalité sociale –en se trompant simplement designe, et en voyant comme émancipation ce qui en faitdeviendra populisme. Et nous arrivons au troisièmepoint. Le monde du populisme, surtout dans la versionitalienne, est un monde qui risque de ne pas être prisau sérieux. Or il a des raisons profondes, qui conju-guent l’archaïque et le très moderne, et qui expliquentla longue durée du phénomène. Puisqu’il faut de l’his-toire tirer quand même quelques leçons, je dirai ceci:de la même façon que les catastrophes des guerres duXXe siècle ont vacciné le monde de la rhétorique dela belle mort, de même le populisme devrait nous avoirlibérés de la rhétorique de «l’imagination au pou-voir», de l’idée «qu’il n’y a pas de faits, mais seule-ment des interprétations», et du désir révolutionnaire.Traduit de l’italien par Robert Maggiori.Dernier ouvrage paru: «Ricostruire la decostruzione»(Bompiani 2010).

Le populiste italien réalise sousune forme plastique le «makelove, not war» et démontreles limites de ce principe.

Par MAURIZIOFERRARISProfesseurde philosophiethéorétiqueà l’universitéde Turin

Le désir réactionnaire

La philosophie mise au défi par le «bullying»

Une nouvelle loi vient d’êtreadoptée dans l’Etat deNew York. Elle vise à protégercontre un type d’agression peu

identifiable par les grands discours surla violence au XXe siècle: le bullying. Cemot circule largement aux Etats-Uniset désigne des stratégies de harcèlementqui ont conduit à de nombreux suicidesparmi les adolescents. Il renvoie à tou-tes les techniques de brimades, d’inti-midation et de menaces contre des per-sonnes fragiles. Et même la presseinfantilise Obama en évoquant sa dé-rouillée par les républicains, et sa diffi-culté tragique à répondre au bullying enfait un personnage shakespearien. Cetteperception dégradante vient toutefoisd’un autre ring.Sous-phénomène de la violence identi-fiée, le bullying établit l’école commeespace de meurtre clandestin, hors dela surveillance institutionnelle. Lecyber-harcèlement participe à cetteextension du bullying, les proies se lais-sant capturer par des réseaux sociauxsur le Net. Mais la volonté de légiférercontre ces agressions délétères se heurteà leur nature indéfinissable et risque derenforcer la logique d’hypercontrôle.

Le mot n’ayant pas encore de traduc-tion française, on croirait que le phéno-mène reste typique de la violence auxEtats-Unis. Toutefois, l’aveuglementfrançais quant aux formes de tyranniedomestique ou de brutalités scolairescommence à tomber. Face à la violencede plus en plus radicale qui touche lesétablissements scolaires, deux thèses seréfléchissent en miroir : d’un côté, undiscours racialiste qui stigmatise despopulations violentes. L’ostracisme sertalors à fantasmer l’immunité d’un peu-ple supposé autochtone et pacifique. Del’autre côté, une justification socio-politique de la contre-violence. L’em-pathie pour les victimes de la ségréga-tion sociale conduit alors à sous-évaluerla violence dont elles sont capables.Pédés, putes, intellos, gogols, feujs, bri-dés, culs-blancs, pakpaks… sont pour-tant devenus des insultes ordinairesdans les milieux discriminés agressanteux-mêmes d’autres boucs émissaires.Le culte de la force et l’écrasement dusupposé faible (à cause de son corps ouses gestes non standards) n’ont pas defrontières sociales. Une irréductiblepulsion de mort persiste. Elle s’exercemassivement contre les animaux et se

manifeste par des cruautés constanteset plus ou moins discrètes. Freud obser-vait que son refoulement n’aboutissaitqu’au malaise ou à l’explosion. Il affir-mait la nécessité de trouver des zonesoù la canaliser, voire où la transformerpour qu’elle favorise la socialité,comme de nos jours le sport, ce bullyingcodifié.

Le discours philosophique s’est souventinquiété de cette violence destructrice.Mais il en a limité les dégâts en l’inté-grant dans un devenir historique mûpar la providence, la dialectique ou larévolution. Et même si ces grands récitsont été abandonnés, la volonté de défi-nir une communauté irénique demeure,avec cette tâche aveugle de la pulsion demort qu’aucun universel ne sauraitpourtant rédimer. Les discours surl’amour, au sens politique, se multi-plient d’autant plus que la violence res-surgit et se renouvelle. L’affirmation

Par FRANÇOISNOUDELMANNProfesseur àParis­VIIIet AVITALRONELLProfesseur à laNew YorkUniversity

d’un amour civilisateur n’est-elle pasle symptôme d’un désespoir philoso-phique? Mais l’insoluble négation, sansrelève dialectique, persiste. La philo-sophie, bien qu’elle soit armée pourcomprendre la violence coercitive, resteà la porte des cours de récréation.Les violences ont pourtant chacune leurintelligence. Celle du bullying consiste

à masquer le bourreau sousune stratégie d’humiliationqui conduit la victime à deve-nir son propre tortionnaire.La pression de la rumeur et laprovocation systématiquepersuadent le souffre-douleur

de finir ce lent travail de démolition.Avec le bullying, la frappe n’a pas la bru-talité du coup-de-poing, elle procèdepar petites touches. A la fois prépoliti-que et insaisissable, cette hémorragiemeurtrière dessine un comportementrepérable hors de l’école, lorsque les in-sultes et les intimidations envahissentle discours public. Et l’on découvre peuà peu que les cibles du bullying sontaussi des populations sans voix.«Le Toucher des philosophes»(Gallimard 2008).«Lignes de front» (Stock 2010).

Sous-phénomène de la violenceidentifiée, le bullying établitl’école comme espace de meurtreclandestin.

LIBÉ DES PHILOSOPHES

En raison dunuméro spécial«Libé desphilosophes»la chronique«Politiques»d’AlainDuhamelest reportéeà demain.

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201018 • REBONDS

Page 27: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

Vive la «culturedominante»

Le 17 octobre, la chancelière allemandeAngela Merkel déclarait lors d’uneréunion de jeunes membres de sonparti, l’Union démocratique chré-

tienne (CDU): «Cette approche multiculturelleprétendant que nous pouvons vivre ainsi côte àcôte a échoué, lamentablement échoué.» Ellefaisait écho au débat sur la Leitkultur (culture«dominante» ou «commune») où les con-servateurs ont fait valoir que tout Etat étantbasé sur un espace culturel dominant, lesétrangers se doivent de le respecter.Cette thèse s’inscrit dans la réorganisationde l’espace politique en Europe. Jusqu’alors,les deux forces dominantes, le parti de centredroit et celui de centre gauche, prétendaients’adresser à la totalité du corps électoral et lesplus petits partis (écologistes, communis-tes…) se partageaient le reste. Or des scrutinsrécents à l’Ouest comme à l’Est ont vul’émergence d’un parti centriste dominantqui représente le capitalisme mondialisé, leplus souvent promoteur d’un agenda culturellibéral (droit à l’avortement, défense deshomosexuels, des minorités religieuses etethniques, etc.), auquel s’oppose un partipopuliste de plus en plus fortement anti-im-migration et accompagné à ses marges pardes groupes néofascistes ouvertement racis-tes. La Pologne, les Pays-Bas, la Norvège, laSuède, la Hongrie en sont des bons exemples.Comment en est-on arrivé là? Après des di-zaines d’années régies par les promesses del’Etat providence, nous entrons dans unesorte d’état d’urgence économique imposanttoujours plus de mesures d’austérité: la crisea acquis le statut de véritable style de vie. Lapeur est la seule façon d’introduire de la pas-sion pour mobiliser les gens: peur des immi-grés, peur du crime, peur de la dépravationsexuelle athée, peur des prérogatives excessi-ves de l’Etat (dans leur versant fiscal ou decontrôle), peur des catastrophes écologiques,mais également peur du harcèlement (le poli-tiquement correct étant la forme libérale, pa-radigmatique, de cette politique de la peur).Une telle politique s’appuie sur la manipula-tion d’un ochlos paranoïaque: la réunion ef-frayée d’hommes et de femmes effrayés. C’estla raison pour laquelle le fait que la politiqueanti-immigration devienne majoritaire est legrand événement de ce nouveau siècle. De laFrance à l’Allemagne, de l’Autriche aux Pays-Bas, les partis majoritaires, portés par cenouvel esprit de la fierté de l’identité cultu-relle et historique, n’hésitent plus à soutenirque les immigrés sont des invités qui doiventse conformer aux valeurs culturelles qui défi-nissent la société qui les accueille : «LaFrance, tu l’aimes ou tu la quittes.»Ici commence le vrai problème: toute prati-que universaliste ne s’enracine-t-elle pasdans un champ culturel précis? Les libérauxprétendent par exemple que les enfants de-vraient avoir le droit de rester fidèles à leurcommunauté d’origine, à la condition qu’ilsaient le droit de choisir. Disons qu’un Amishaux Etats-Unis devrait pouvoir librementchoisir sa vie, celle de ses parents ou celle des«Anglais», c’est-à-dire devrait être instruit

et éduqué dans la possibilité de toutes les op-tions possibles; la seule manière d’y arriverpourtant, c’est bien d’extraire cet enfant deson environnement amish, c’est-à-dire dele rendre en réalité «anglais». Cet exempledémontre clairement les limites de l’attitudelibérale classique à l’égard des musulmanesportant le voile: celles-ci devraient pouvoirle porter dans la mesure où cela ne le leur se-rait pas imposé par leur mari ou leur famille.Le fait que les femmes portent librement levoile change pourtant totalement le sensmême du port du voile. Issu d’un choix libre,le port du voile n’est plus le signe de l’appar-tenance substantielle à la communauté mu-sulmane mais l’expression de l’individualitéparticulière de ces femmes, de leur quête spi-rituelle, de leur protestation contre la vulga-rité du commerce sexuel contemporain ou deleur résistance politique contre l’Occident.Une chose est de porter le voile parce qu’onse réclame de telle tradition substantielle,une autre est de refuser de porter le voile; etc’en est une autre encore de le porter commela manifestation d’un choix éthico-politique.Le «sujet du choix libre» (au sens multicul-turel «tolérant» occidental du terme) ne peutapparaître qu’à la suite d’un processus extrê-mement violent d’arrachement à soi et à sesracines.Car la loi laïque occidentale ne promeut passeulement un contenu différent de celui pro-posé par les édifices juridiques religieux, elles’appuie également sur un tout autre modeformel par lequel les sujets s’y rapportent. Ceen quoi l’argument de la réduction de l’uni-versalisme à un particularisme parmid’autres est une imposture: l’universalismede la société libérale occidentale ne réside pasdans le fait que ses valeurs (les droits del’homme etc.) sont universelles, au sens oùelles vaudraient pour toutes les cultures, maisau sens bien plus radical où les individus s’yrelient à eux-mêmes comme «universels»,c’est-à-dire qu’ils participent de la dimen-sion universelle directement, par-delà leurposition sociale particulière.Le problème des lois particulières pour lesgroupes ethniques et religieux, c’est que toutle monde ne se considère pas comme appar-tenant à une communauté ethnique ou reli-gieuse particulière: à côté de ceux qui appar-tiendraient à ces groupes, il devrait donc yavoir des individus «universels» qui ne relè-vent que de la loi de l’Etat. A côté des pom-mes, des poires et des raisins, il devrait yavoir une place pour les fruits en tant quetels. C’est la raison pour laquelle cette tâchecruciale attend ceux qui luttent aujourd’huipour l’émancipation: passer du simple res-pect pour autrui à une Leitkultur positive etémancipatrice. Elle seule autorise la coexis-tence et le mélange authentiques des diffé-rentes cultures. Au lieu de jouer la belle âmepleurant l’émergence d’une nouvelle Europeraciste, retournons la critique contre nous-mêmes et demandons-nous dans quelle me-sure ce ne serait pas notre propre multicultu-ralisme abstrait qui aurait contribué à cetriste état des choses. Acceptons la batailleà venir pour la Leitkultur.Traduit de l’anglais par François Théron.«Variations Wagner» (Nous, 2010).

Par SLAVOJ ZIZEK Chercheur à BirkbeckCollege (Londres)

L'ŒIL DE WILLEM

LIBÉ DES PHILOSOPHESLIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 REBONDS • 19

Page 28: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

L’excellence, ce faux amide la science

L’«excellence» est en train de tuer la

science. Primes d’excellence, chairesd’excellence, équipements d’excel-lence, laboratoires d’excellence, ini-

tiatives d’excellence, périmètres d’excel-lence, pôles d’excellence. Attention, un«laboratoire d’excellence» n’est pas un labo-ratoire, c’est un monceau de laboratoires quiobéit à une logique de pouvoir maquillée enlogique scientifique: la logique d’excellence.La manière forte a échoué; ce dont le pouvoirne voulait plus est toujours là. La manièredouce va peut-être réussir. On finance, onarrose, en perpendiculaire aux anciennesstructures, et on empile.Prenons l’appel à projets qui promet des «ini-tiatives d’excellence» pour les universitésfrançaises. C’est à l’occasion d’un empruntd’Etat, le «grand emprunt», à peu près aussigrand que notre président. Nous lisons desphrases insensées en novlangue, comme cel-le-ci : «Une Initiative d’excellence assure lapromotion et le développement d’un périmètred’excellence et impulse autour de lui une dyna-

mique de structuration du site par la mise enœuvre d’actions de recherche et de formationinnovantes dans le cadre d’une gouvernance ré-novée et performante.» Le bégaiement revientdans la célébration infantile du «niveau» :«Les candidatures, qui seront évaluées par unjury international de très haut niveau, devrontfaire la démonstration de leurs forces actuelles,mais également de leur niveau d’ambition pourl’avenir et de leur capacité à mettre en œuvreleur stratégie.»

Abîmes de l’intelligence gouvernementale:Valérie Pécresse confiait récemment à Libéra-tion que «l’excellence, c’est le meilleur». L’ex-cellence est le nom d’un truisme énorme etd’un désastre scientifique. De très bons labo-ratoires, d’excellents laboratoires, se sont dé-chirés, ont dissous leurs équipes, changéleurs programmes, exclu des chercheurs, enont débauché d’autres, rien que pour entrerdans un «laboratoire d’excellence». Pour le

beau titre de «Pôles d’excellence», les uni-versités se regroupent dans des monstresd’inefficacité qui n’ont rien à envier auxcombinats de jadis. Les projets qu’elles rédi-gent ont la grâce d’un dictionnaire des idéesreçues, on y parle de nanotechnologies et desdéfis du futur, des mots qui plaisent auxsous-préfets.Tout cela se passe depuis moins de six mois,sous l’attentive férule des ministères, dansune panique et une opacité jamais vues: six

mois pour préempter dix ans de re-cherche; dix ans de hiérarchies fi-gées. L’excellence s’expédie. Peuimporte que les excellentsd’aujourd’hui ne le soient pas de-main. Ce qui compte, c’est que le

pouvoir ait la haute main sur l’excellence.Les experts, les jurys, les critères et les grillesn’ont aucune importance; personne ne faitsemblant d’y croire. L’excellence se décrètelà où il convient. On sait déjà à peu de choseprès qui seront les heureux gagnants. LaFrance sarkozyste est un pays où l’agitationdu pouvoir crée la qualité de la science. Lesscientifiques, transformés en hommes dedossiers inutiles pleins de work package, trackrecords, deliverables et dissemination, déses-pèrent, tandis que les officines de rédaction,traducteurs en globish et consultants mana-gers, prospèrent.L’excellence est un nom de code. On parlaitdéjà de plans sociaux pour ne pas parler delicenciements. L’euphémisme évolue. Iladopte maintenant le superlatif : excellent, lemeilleur. Mais il ne s’agit jamais d’identifierdes singularités, où qu’elles soient. Il s’agit devirer le grand nombre, downsizer. L’excel-lence est le plan social de la science.La panique du grand emprunt part d’unehistoire longue, celle de la mise en coupe del’université européenne par l’«économie dela connaissance». On a persuadé les cher-cheurs et les universitaires qu’ils n’ont pasd’autre choix que de répondre à ces appelsà projets qui opèrent, comme à l’école,comme à l’hôpital, comme ailleurs, la res-tructuration-déstructuration de leur milieude travail. Quand vous n’avez plus rien oupresque depuis longtemps, la loterie est votredernier espoir. Bien sûr, la loterie appauvritle gros des joueurs. Déjà, dans les laboratoi-res et les universités, les budgets baissent etles faillites commencent. Il faut rembourserun emprunt dont les revenus n’ont pas en-core été versés. Les perdants de l’excellencecotisent pour les gagnants.Ce qui est maintenant en cause, c’est notremétier de chercheurs et l’idée que nous nousen faisons. Ceux qui ânonnent «l’excellence,c’est le meilleur», ceux qui nous font remplirà longueur de journée des grilles encore plusverrouillées qu’eux, ceux-là ont-ils quoi quece soit à nous dire de la science ? Quel rap-port entre leur excellence et le travail, la dé-couverte, la rigueur, l’ouverture, l’esprit etl’invention ? Combien de temps continue-rons-nous à ne plus faire ce à quoi nous con-sacrons nos vies ?«Les Grecs, les Arabes et nous» (collectif, Fayard,2009). «Il n’y a pas de rapport sexuel» (avec AlainBadiou, Fayard 2010).

Par PHILIPPE BÜTTGEN etBARBARA CASSIN Chercheurs au CNRS

La France sarkozyste est un paysoù l’agitation du pouvoir crée la qualitéde la science.

Machiavel,le prince etle pédophile

S’interrogeant sur les qualités duprince –celles qui sont requisespour conserver le pouvoir etentretenir un certain rapport

avec le peuple– Machiavel les inscrivaitdans un contexte qui est celui du «pa-raître». La réalité effective de l’actionpolitique est inséparable de sa repré-sentation car elle s’exerce dans un es-pace investi par l’apparence. Certes, onsouhaiterait que le prince soit généreuxplutôt qu’avare, miséricordieux plutôtque cruel, loyal plutôt que parjure, intè-gre plutôt que fourbe, etc. Mais la con-dition humaine est telle qu’on ne peutdemander à un homme, quel qu’il soit,de posséder et d’exercer pleinementtoutes ces qualités. A défaut, il faut qu’ilparaisse les avoir et qu’il soit assez sagepour «fuir toutes les choses qui peuventle rendre odieux ou méprisable». Ce n’estpas une leçon de morale commune maisce n’est pas non plus une leçon d’hypo-crisie. Machiavel nous rappelle, toutsimplement, que ceux qui exercent lepouvoir ne le font qu’en étant vus, en-tendus et reconnus par d’autres. C’estpourquoi un «grand» prince –si diffi-cile que ce soit à entendre – sait qu’iln’est pas maître de son image, qu’iln’existe lui-même que pour les autres etque ses qualités sont celles que l’opi-nion lui reconnaît.Sarkozy avait, lors de sa dernière allo-cution télévisée, semblé retenir quelquechose de la leçon de Machiavel: mieuxvalait paraître pondéré qu’excessif,maître de soi que perdant ses nerfs, rai-sonnable qu’excité… A quelques détailsprès cependant : ceux qui concernentles vecteurs principaux de l’opinion, àsavoir les journalistes. Réprimant diffi-cilement son agacement voire son éner-vement, le prince avait laissé voir qu’ilne les aimait guère, sans doute parcequ’ils l’empêchaient (mais n’est-ce pasaussi leur fonction?) de se croire totale-ment maître de son image et de s’ins-taller ainsi dans le fantasme de la toute-puissance… Et voilà qu’un épisode ré-cent, dit des «journalistes pédophiles»,révèle en pleine lumière que le princequi nous gouverne n’entend rien auxenseignements de Machiavel. Et ce endehors de toute considération relativeà l’existence de preuves avérées ou à lanotion d’intime conviction.On lui conseille donc de méditer queceux qui exercent le pouvoir sont comp-tables devant les autres de ce qu’ils ontchoisi de présenter. Bien entendu, com-poser une certaine image du pouvoir nesuffit pas à faire une politique. Mais celatémoigne, au moins, d’une relative in-telligence des institutions…«Pourquoi nous n’aimons pasladémocratie» (Seuil 2009).

Par MYRIAM REVAULTD’ALLONNES Professeurdes universités (EPHE)

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Vérité. Irrévérence. Non Conformisme. Indépendance.Des valeurs qui animent Le Point, sous toutes ses formes.Chaque jeudi sur iPad et tous les jours sur www.lepoint.fr

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LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201020 • REBONDS

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

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11..FFxxgg77!! TTxxgg77 22..TTxxgg77++ RRxxgg77 33..TTgg11++ RRhh88 Facile, n’est-cepas ? Et hop 4.Dh6, qui menace mat en g7, et l’affaireest dans le sac. Sauf qu’après 4... Ta7, ce sont lesblancs qui baissent pavillon. 44..DDee33!!!! 11--00.. Le coupqu’il fallait avoir anticipé dès le début. Les blancsmenaçent mat via De5 ou Dd4, et si 4...Df6 5.De8+.De plus, 4...Ta7 n’est plus possible.

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LIBÉRATIONwww.liberation.fr11, rue Béranger 75154 Paris cedex 03 Tél. : 01 42 76 17 89 Télex : 217 656 FEdité par la SARLLibération SARL au capital de8 726 182 €. 11, rue Béranger, 75003 ParisRCS Paris : 382.028.199Durée : 50 ans à compter du 3-06-91. Cogérants:Laurent JoffrinNathalie Collin Associée unique SA Investissements Presse au capital de 14 940 240 €.Coprésidents du directoire Laurent Joffrin Nathalie CollinDirecteur de la publication et de la rédaction Laurent Joffrin Directeurs adjoints de la rédaction Paul QuinioFrançois SergentDirectrice adjointe de larédaction, chargée dumagazine.Béatrice VallaeysRédacteurs en chefStéphanie Aubert (édition) Ludovic Blecher (internet)Christophe Boulard (technique)Gérard LefortFabrice RousselotOlivier Wicker (suppléments)Directeur artistique Alain BlaiseRédacteurs en chef adjoints Michel Becquembois (édition)Grégoire Biseau (éco-terre) Olivier Costemalle et RichardPoirot (éd. électronique) Mina Rouabah (photo) Marc Semo (monde)Sibylle Vincendon (société)Pascal Virot (politique)Directeur administratif et financierChloé NicolasDirecteur commercial Philippe [email protected] dudéveloppement Max ArmanetABONNEMENTSTél: 03 22 19 25 [email protected]É Directrice générale d’Espaces Libération Marie Giraud Espaces Libération 11, rue Béranger, 75003 Paris. Tél. : 01 44 78 30 67 Publicitécommer ciale, littéraire,financière, arts et spectacles. Publicitélocale et parisienne.Amaury médias25, avenue Michelet93405 Saint-Ouen CedexTél.01 40 10 53 [email protected] annonces.Carnet. IMPRESSIONPOP (La Courneuve), Midi-print (Gallargues)Nancy Print (Nancy)Ouest-Print (Bournezeau),Imprimé en France Tirage du 01/12/10: 154 903 exemplaires. Membre de OJD-DiffusionContrôle. CPPP : C 80064.ISSN 0335-1793.CCP 2240185 Paris.W

Nous informons nos lecteursque la responsabilité du journalne saurait être engagée en casde non-restitution de documents

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H. I. A lamort dumaître, Feuerbach devint le chefde file de leur branche jeune. - II. Suit la graduationofficielle. - III. C’est afin de bien la conduire queDescartes écrivit le Discours de la méthode. Bonchiffre pour Marianne. - IV. Doit bientôt affronterChelsea en ligue des champions. En 1967, ce grandpoète suédois composa unGuide pour les Enfers.- V.De glace chez Lautner en 1974.Ne fera jamaisun bon philosophe. - VI. Tas de grains. N’autoriseaucune folie. - VII. Sa sortie de l’onde chez Bondfitdate.Conjonction. -VIII. Tiré tout droit. - IX.Bien.Vraiment super. - X. LephilosopheSkovoroda l’étaitde naissance. - XI. RemePait les trous à la cote.V. 1. Les philosophes à Libé. - 2. Tout un pan de laréflexion nonphilosophique lui doit beaucoup. Lesusuels l’ignorent, mais c’est lui qui subit l’exercicedans les artsmartiaux. - 3. Tel le savoir nietzschéen.Fit naître un souffle créateur. - 4. La fondamentalequestion existentielle y fut théâtralement posée.Symbole. - 5. Airs anglais. Parcellisée. - 6. Antérieurà toute expérience en philosophie. Bons lavagesde tête. - 7. Pronom.Peine à la remontée.Observaavec aPention. - 8. Sénèque le fut, pour son plusgrandmalheur. En veine. - 9. Se font bien.

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LES MOTS D’OISEAU O KJLM

H:I. Sarcognes. II. Amoureuse. III. Route. Etc. IV.Crêtes.Ir. V.Otée. Acmé. VI. Ci. Rapiat. VII. Otc (toc). NaPa.VIII. Antiroi. IX. Iulia. Air. X.Clé. Litre. XI.Ombellées.V:1. Sarcocorico. 2. Amortit. Ulm. 3. Rouée. Caleb. 4.CuPer.Ni. 5.Orée.Antall. 6.Gê. Sapai. Il. 7.Nue.Citrate.8. Estimatoire. 9. Secrétaires.

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JEUDI 2 PARTIE DE NEIGEPar MARTIN RUEFF *

Autant la grammaire des énoncés météo-rologiques («il pleut», «il vente») a pu pous-ser les philosophes à réfléchir enmétaphysiciens sur l’ontologie des événe-ments et sur les chaînes de causalité qu’ilsimpliquent (à la fois sur la cause de cesévénements et sur l’inscription de cesévénements dans la vie des hommes – onpense à la «théorie des climats» des phi-losophes du XVIIIe siècle avec leurscauses sans cesse renaissantes), autantl’expérience de la neige a offert un motifde prédilection à ceux qui étaient enclins à méditer sur l’en-durance deshommes. Si l’onadmet le par-tage de cequi dépendde nous etde ce qui n’endépend paset si l’on re-connaît que la balance estinégale entre l’un et l’autre, il faut supporter laneige  comme lefaisait Socrate «quimarchait pieds nus sur laglace plus aisément que les autres avecleurs chaussures, et les soldats le regar-daient de travers croyant qu’il les bravait»(Le Banquet, 220 a). Est-ce tout pourtant ? Regardons-la, cetteneige qui vient. Il y a une beauté de la neige comme étatde la matière, dans le double spectaclede sa chute (elle est alors rideau qui vol-tige, pétales soufflés, mur blanc effilé,tempête au parvis des épousailles,«tasses de neige à la lune ravie») et de sasurface de trop grande clarté – épiderme,drap, écran, visage exposé, facies totiusuniversi (Spinoza retrouve la formule deSénèque), support/ surface, ligne blanched’horizon, horizon blanc de dunes. Le che-valier cherche la tache de sang : un trou,une crête, une crevasse pour ne pascéder au vertige du même. La neige, uni-vocité étale, est pureté purifiante ou pu-reté étalée – rêve d’effacement, offrandeécartée au soleil, condition de la lumièreaveuglante, miroitante et d’elle plus quede tout autre spectacle il faudrait dire :c’est la mort d’un soleil blanchi qu’on nepeut regarder en face. Ou peut-êtrequelque chose comme l’espace pur dés-orienté : le fond comme figure, la figurecomme fond, ni droite ni gauche, tout leprofond venu à sa surface blanche et par-fois tes yeux sont débordés face à l’im-mense absenté qui dure ; ni béance duchaos, ni confusion à vide, la neige… Onrappellera que certains peintres se rendi-rent célèbres par leurs effets de neige :Beerstraaten, Van der Neer, Isaac Van Os-tade, mais aussi Goya ou Courbet. Turner

peint la neige comme au premier jour dela Semaine de Du Bartas : «avant touttemps, matière, forme et lieu». Neigegrand ouvert sur l’ouvert.Mais une méditation sur la neige ne de-vrait rien ignorer non plus de ce que l’es-prit humain y investit : l’image offerte à laméditation métaphysique du blanc denéant. La neige constitue une de cesimages sans motif où le fond est tout. Onse souvient que «l’exposition métaphy-sique de l’espace» dans l’esthétique trans-cendantale de la Critique de la Raisonpure repose sur une thèse simple : la re-présentation de l’espace ne peut pas êtredéduite de l’expérience. Il faut qu’elle soit

posée comme fondement : «L’es-pace est une représentation

nécessaire, a priori, qui sertde fondement à

toutes les intui-tions externes.»Et Kant poursuit :

«On ne peutjamais se

représenter qu’iln’y ait point

d’espace, quoiqu’onpuisse bien

penser qu’il nes’y trouve pasd’objets.» La

neige offri-rait l’image

de l’espacecomme tel dans

sa pureté transcen-dantale – la neige comme spectacle purde l’espace, comme exposé métaphy-sique. Mais il y a plus encore : une choseest de dire que la neige est un spectaclemétaphysique, autre chose d’affirmerqu’elle permet l’intuition de la métaphy-sique elle-même — l’image de la diffé-rence ontologique. Neige : offrandepure du il y a, de cet il y a d’avant toutobjet — allégorie pure de l’être commefable du néant, image du cri, commesymbole du silence, temps suspendu ettemps qui passe, qui passe suspendu.Analogue à la nuit noire que veille l’inu-tile insomnie, la neige offre le fait nu dela présence : il y a présence. Lévinas écrit dans De l’existence à l’exis-tant : «Le fait universel de l’il y a, qui em-brasse et les choses et la conscience» etil serait important d’appliquer à la neigeles évocations de l’insomnie qu’il pro-pose : «Il n’y a plus de dehors, ni de de-dans», «ce retour de la présence dansl’absence ne se fait pas dans des ins-tants distincts, comme un flux et un re-flux. Le rythme manque à l’il y a, commela perspective aux points grouillants del’obscurité.» Lévinas précisera  : «On nepeut dire non plus que c’est le néant,bien qu’il n’y ait rien.» Neige, nuitblanche. Et ce qui sera sans lumière, ilnous faudra le perpétuer.

*Poète et philosophe, enseigne à l'universitéde Genève. «La fin de Superman» dans«Grumeaux», novembre 2010.

Par Marc de Launay *Un moment viendra où toutes les combinaisonspossibles auront été jouées, épuisant les combinaisonsadmises. Est-il rassurant que le nombre de ces com-binaisons ne soit pas infini ? Ou sera-t-on déçu dene pouvoir que répéter ce que d’autres auront déjàsu faire ? Il en va des échecs comme du langage.Ceux qui rêvent d’un système conceptuel assezparfait pour tout embrasser – Leibniz y a cru – aurontpeut-être l’ambition de venir à bout de ce faux infiniéchiquéen, et se réjouiront, un temps seulement,de contempler cette encyclopédie parachevée.Mais ceux qui continueront à jouer ne le feront passimplement pour entraîner des enfants, voire parpolitesse à l’égard de leur adversaire ; ils aurontplaisir à jouer comme on a plaisir à converser, sansconsidérer que ces parties seraient un travail d’ap-plication des règles. Savoir limité le nombre descombinaisons qu’offent les lettres d’un alphabet etla grammaire d’une langue n’a jamais rendu muet. Le jeu sérieux n’est pas ignorant de l’ambition con-ceptuelle, il taquine l’infini en le sachant illusoire ; iléduque l’esprit à la rigueur des métaphores en révélantune pluralité de combinaisons face à telle dispositiongénérale: belle propédeutique à l’appréciation desinnovations qui miment l’issue possible hors d’unesituation jugée désespérée, mais qu’une raisonétrangère nous révèle riche d’une ressource. Commeune parole inouïe dissipe des académismes et faitbriller les cristaux d’une nouvelle syntaxe. Une foisjouées toutes les combinaisons, l’histoire des joueurset du jeu ne sera pas sans avenir.* Chercheur au CNRS

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«Strauss-Kahn veut gagner du temps, se protégerau maximum des attaques de ses rivaux et être certainde sa victoire sur Sarkozy.»

SYLVIE PIERRE-BROSSOLETTE

«Le socialiste le plus populaire, c’est celui qui nedit rien. On projette sur Strauss-Kahn des idées alorsqu’il n’a fait aucune proposition.»

LAURENT JOFFRIN

Les lundis et jeudissur France info

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LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 JEUX­METEO • 21

Page 30: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

FOODINGUES Chaque jeudi, passageen cuisine et réveil des papilles.Aujourd’hui, la «légumiade».

Légumesdes joursA quelques exceptions

près, les philosophes, quiont la prétention de trai-ter des grandes questions

de fond, se sont peu occupés desbesoins corporels des êtres hu-mains, et plus particulièrement deleur nourriture. Plus rarement en-core, ils nous font savoir ce qu’eux-mêmes mangent et ce qu’ils aime-raient manger. Bien sûr, nous sa-vons que Socrate a été l’hôte d’uncélèbre banquet, mais on ne nousprécise pas quel en était le menu.Par-ci, par-là, on trouve quelquesindications qui nous laissent pourainsi dire sur notre faim. DiogèneLaërce, dans ses Vies et doctrines desphilosophes illustres, (X, 9) men-tionne à propos d’Epicure : «Il ditlui-même dans ses lettres qu’il secontentait de pain rude et d’eau, et ilécrit : “Envoie-moi un pot de fro-mage, afin que je puisse, quand je levoudrai, faire grande chère.” Tel étaitcelui qui enseignait que le plaisir estla fin.»Montaigne est plus explicite, sur-tout dans la dernière partie de sesEssais. C’est ainsi qu’on trouve

dans le chapitre «De l’experience»(III, 13) : «Je ne suis excessivementdésireux ny de salades ny de fruits,sauf les melons. Mon pere haïssoittoute sorte de sauces; je les aime tou-tes… Il y a des mouvemens en nous,inconstans et incogneus; car des re-fors [raiforts, ndlr], pour exemple, jeles ay trouvez premierement commo-des, depuis facheux, à present de re-chef commodes. En plusieurs chosesje sens mon estomac et mon appetitaller ainsi diversifiant: j’ay rechangédu blanc au clairet, et puis du clairet

au blanc. Je suis friant de poisson etfais mes jours gras des maigres, etmes festes des jours de jeusne; je croyce qu’aucuns disent, qu’il est de plusaisée digestion que la chair.»

GESTUELLE. J’ai donc décidé desuivre les traces de Montaigne etd’être encore plus explicite que lui,de ne pas parler uniquement de ceque je mange, mais aussi de la ma-nière dont je le prépare. Souvent,en fait tous les jours où je me trouveà la maison, je me confectionne

une «légumiade». Qu’est-cequ’une légumiade ? C’est le nomque mes fils ont inventé, un peu partaquinerie, et qui a été adopté parnous pour désigner ce que je vaisdécrire.Après avoir travaillé le matin quel-ques heures à mon bureau, jem’installe dans la cuisine et je memets à l’œuvre. Il s’agit d’abord deréunir les ingrédients nécessaires,qui sont toujours pris dans unmême ensemble. Une première dé-cision s’impose : autour de quoicette légumiade va-t-elle se consti-tuer, du fromage blanc, ou un filetde hareng, ou encore un avocat ensaison? Cette fois-ci, ce sera autourde deux œufs durs. Au travail donc:deux tomates, un concombre, unpoivron, quelques radis, des petitsoignons, quelques brins de corian-dre, quelques feuilles de menthe,des olives –et pendant ce temps jefais durcir les œufs dans une petitecasserole. Dans un grand bol, jeprépare une vinaigrette, citron,huile d’olive, sel, poivre moulu.Toujours dans le même ordre, jecoupe le concombre en fines lamel-les, puis le poivron, les radis, les to-mates et les oignons.Puis, c’est le tour des herbes, cou-pées aussi finement que possible, àquoi j’ajoute une vingtaine d’olives

vertes que j’ai dénoyautées. Entre-temps, les œufs ont durci, je lesplonge dans de l’eau froide, je lesépluche et les coupe en tranches, jeles mets dans le bol et je mélange letout. La légumiade du jour estprête, et je l’accompagne en géné-ral d’un petit pot de yaourt et depain bis. Il ne reste plus qu’à memettre à table, avec Judith en facede moi, qui a préparé son déjeunerà sa manière.Pourquoi raconter tout cela, en quoiune préparation aussi banale peut-elle intéresser qui que ce soit? C’estque ma légumiade n’est pas simple-ment une légumiade, elle est bienplus que cela. Jusqu’ici, j’ai décritla partie active, gestuelle, de cettepréparation, ce à quoi mes mainss’occupent, la recette. Mais il y aaussi, il y a surtout la partie men-tale, ce qui se passe en moi pendantque je prépare ma légumiade.

REMUE­MÉNAGE. Pour moi, et j’aibien l’impression de ne pas être leseul dans ce cas, il n’y a rien de telqu’une routine pour mettre monesprit en éveil. A faire les mêmesgestes, dans le même ordre, de lamême façon, mon esprit se libèreet se livre à ses vagabondages. Desidées me viennent, des rêveriesm’emportent, tandis que mesmains font ce qu’elles savent fairecomme d’elles-mêmes. En coupantdes tomates, en râpant des carot-tes, en épluchant des pommes deterre, en lavant la vaisselle, bref enm’occupant à des activités routi-nières, mon esprit se laisse ballot-ter au gré de ses caprices et de sestendances ; des idées qui m’inté-ressent et qui me préoccupent sur-gissent comme d’elles-mêmes et sedéploient devant moi. Je suis litté-ralement pris par elles. Il m’arrivemême, en pleine préparation, dem’arrêter pour retenir l’idée quivient de se présenter à moi. Je lagribouille sur le premier papiervenu, et je me remets à couper, àtourner, à assaisonner.Ce remue-ménage d’idées dansmon esprit est paradoxalementpour moi un moment de quiétude,de plénitude, un moment de rêve-ries d’idées que j’espère et que jepoursuis, tandis que ma légumiadese fait comme d’elle-même. Puis,il y a les plaisirs qui se présentent àmes yeux, à mon nez, à ma bouche:les couleurs vives qui se mélangententre elles, le vert du concombre,le jaune du poivron, le rouge destomates ; les odeurs qui montent,du persil, de la coriandre, desfeuilles de menthe ; les goûts queje reconnais, le goût acidulé destomates, le goût amer des olives,le goût fort des oignons. Toutcela autour d’une simple légu-miade : comment ne pas en diretout le bien que j’en pense, et quej’ai autant plaisir à la préparer qu’àla manger. •

Par JACQUES SCHLANGERProfesseur émérite à l’universitéhébraïque de Jérusalem.«Le Jeu des idées», Hermann, 2010.

PHOTO RIP HOPKINS. AGENCE VU

LIBÉ DES PHILOSOPHES LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201022 •

VOUS

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Par FRANCK FISCHBACH*

Les scouts à l’ère libre

C omme beaucoup, j’aiquelques préjugés en-vers le scoutisme. Le

fait qu’il ait été l’inventiond’un général anglais (LordRobert Baden-Powell) ayantservi lors de la guerre desBoers, le port de l’uniformeet un certain type d’insignessur celui-ci, les rapports hié-rarchiques, le côté «viril» degroupes apparemment éloi-gnés de toute notion de pa-rité, etc.: rien de tout cela necontribuait à me faire voir lesscouts d’un très bon œil…Aussi le début des festivitésqui vont, courant 2011, ac-compagner la célébration du100e anniversaire des Eclai-reuses et Eclaireurs deFrance (EEDF) peut-il êtrel’occasion de revenir surcertains de ces préjugés. Ilfaut, pour cela, se penchersur ce que les EEDF appellentleur «Règle d’or».

On y trouve l’affirmation deprincipes essentiels : le res-pect de chacun(e) quels quesoient «son origine, son sexe,sa nationalité, son lieu etmode de vie, son handicap,son âge»; le «respect du che-minement personnel, des li-bres croyances et convictionsde chacun» ; «l’échanged’idées pour une affirmationde soi et une bonne compré-hension mutuelle». On ytrouve aussi une volontétendue vers deux projetsfondamentaux: «Nous déci-dons ensemble de nos règlesde vie, de nos projets et de nosresponsabilités: nous vivons laDémocratie» ; et d’autrepart : «Nous voulons prendresoin de la Terre et vivre enharmonie avec la nature».

Quel contraste entre cesprincipes et l’air ambiant deces dernières années, de plusen plus irrespirable !

Au lieu de la méfiance, durepli, du rejet et de la vio-lence engendrés par l’enfer-mement «culturel» et eth-nique des individus et desgroupes, on trouve ici le res-pect, l’ouverture, l’échange,la compréhension mutuelle,l’éducation, la solidarité, ladémocratie. Et un uniqueprincipe sur lequel tout re-pose : la laïcité. Il paraît quela gauche se cherche un pro-gramme: cette Règle d’or luien fournit au moins le fon-dement !A quoi s’ajoute qu’on n’a paslà seulement une loi quicommande, mais une règlepour une pratique, une règlequi vaut non pas abstraite-ment, mais dans sa mise enœuvre effective: que le res-pect des autres n’est rien sion n’entreprend pas de seconnaître et de se compren-dre mutuellement (où le res-pect s’accomplit en recon-naissance), que la solidaritén’est qu’un mot sans le soucides autres et sans le soin de lanature et des conditions de lavie, que la liberté est vide sielle n’est pas une coéduca-tion à être libre ensemble. Onentrevoit ce que cela donne-rait «en grand» : la sociétécomme une libre associationd’égaux respectueuse de sonenvironnement naturel etmise au service de l’épa-nouissement de chacun. •

*Professeur à l’université deNice. «Manifeste pour unephilosophie sociale»,La Découverte, 2009.

L’ANNIVERSAIRE

Quelque 330 clients ont déjà réservé leur place dans l’astronef Enterprise. PHOTO STEPHEN WEBSTER. GETTY IMAGES

«R éservez votre placedans l’espace»: c’estce que vous invite

dès à présent à faire la paged’accueil de Virgin Galactic,la société du milliardaire SirRichard Branson, qui organi-sera à partir de 2011 desvoyages pour les premierstouristes-astronautes dési-reux de regarder l’horizoncourbe de la Terre à plus de130km d’altitude (à partir de100km, en effet, on est offi-ciellement dans l’espace).Acompte. Si vous n’en pou-vez plus du saut à l’élastique,du parapente ou des escala-des en solo intégral, ou sivous en avez tout simple-ment assez des voyages ha-bituels (et surtout si vousavez 200000 dollars –envi-ron 150000 euros– à dépen-ser pour vos loisirs), cliquezdonc sur «Booking». Vouspourrez alors réserver votreplace, soit directement chezVirgin Galactic, soit par l’in-termédiaire d’un des «agentsspatiaux agréés» par la com-pagnie: il y en a même un en

France (Unticketpourles-pace.fr) qui vous assurera unsiège en fonction del’acompte que vous êtes dis-posé à avancer. Bref, plusvous payez, plus tôt vouspartez. Mais, quel que soitl’acompte, les prestationsoffertes sont les mêmes : letarif inclut le vol, les trois ouquatre jours de préparation

nécessaires, les tests médi-caux, l’équipement spatial etl’hébergement dans l’astro-port. Ainsi que, bien sûr,l’entraînement à l’absencede gravité, car le vol vouspermettra de rester quelquesminutes en apesanteur.Virgin Galactic compte au-jourd’hui près de 330 clientsayant réservé un ticket àbord de la navette de six pla-ces, soit déjà un total d’envi-

ron 45 millions de dollars(Libération du 11 octobre). Lepremier vol d’essai a étéinauguré le 22 octobre enprésence de Richard Bran-son, qui s’est exclamé: «Dé-sormais le ciel n’est plus la li-mite et, à partir de l’annéeprochaine, nous pousseronsau-delà de l’ultime frontière del’espace lui-même.» Impossi-

ble de ne pas son-ger à l’accrochedes mythiquesépisodes télévisésde Star Trek: «Es-pace, frontière del’infini vers laquellevoyage notre vais-

seau spatial : l’Enterprise.»D’ailleurs, notre moderneCapitaine Kirk a justementbaptisé Enterprise l’astronefqui réalisera cette fructueuseentreprise galactique.Aquarium. Que ceux quiappréhendent l’inconnu serassurent : la nouvelle fron-tière de l’espace n’est jamaisqu’une autre variante d’untourisme capitaliste grâceauquel, «pour partir, on n’a

plus besoin de sortir» (commel’écrit Peter Sloterdijk dansle Palais de cristal). Dans no-tre monde globalisé, lesvoyages se déroulent à l’in-térieur du même espace-serre, de ce palais de cristal,luxueux et transparent, pro-tégé par l’immunité d’unpouvoir d’achat qui garantitl’accès à tous les conforts. Enavant, messieurs-dames, laconsommation de et dansl’espace commence! Voulez-vous regarder la Terre d’enhaut? Eh bien, pas besoin desortir du palais de verre dumarché global, il suffit de sedéplacer vers la limite supé-rieure de cet aquarium artifi-ciel qui nous héberge (enfin,certains d’entre nous…),pour y contempler le grandcentre commercial climatiséque tend à devenir notre pla-nète. Une excellente idée-cadeau pour Noël, non ?

LAURA ODELLOCollège international de philoso-phie. «The Kingdom (Il Regno èinfetto)», in «Pop filosofia»,Il Melangolo, 2010.

TRANSPORTS Virgin Galactic ouvre ses réservations pour la thermosphère.

150000 euros, ça fait cher l’espace!

INITIATIVE CRISTINA KIRCHNER DÉCRÈTE LE VIN BOISSON NATIONALE

En Argentine, in vino identitasOn pense généralement que le vin estun produit typique des sociétés médi-terranéennes comme l’Italie, l’Espa-gne et la France, mais on oublie quel’Argentine est le cinquième produc-teur mondial. En effet, avec une con-sommation de trente litres par an etpar personne, le vin est une boissonhabituelle pour ce peuple d’immigrésvenus, pour une grande part, d’Eu-

rope du Sud et qui a transporté la vi-gne avec lui. Le cépage le plus courantest le malbec. Il a été planté de longuedate et produit des rouges gras, facilesà boire au contraire de nos cahors is-sus du même plant, beaucoup plustanniques.Ainsi le vin fait partie intégrante de laculture alimentaire des Argentins. Deplus, en renvoyant à des valeurs d’u-

sage, il désigne une identité symboli-que. Si bien que la politique a fini pars’en mêler: la présidente Cristina Kir-chner vient de signer un décret impli-quant que la viticulture appartient àl’identité argentine. C’est que, pourparticiper durablement à la construc-tion symbolique de l’identité, un ali-ment doit un jour ou l’autre acquérirun label politique. MICHEL ERMAN

D

Proust, qui «longtemps s’est couché de bonne heure», etKant, couche­tôt obsessionnel, ne seraient pas très futés,selon Satoshi Kanasawa et la London School of Econo­mics (LSE) qui viennent d’établir une corrélation entre lemoment du sommeil (plutôt le matin ou plutôt le soir) etl’intelligence. Plus on se couche tard, plus on a unQI élevé, et plus on se couche tôt, plus il est bas. Nosancêtres les Gaulois étaient diurnes, tandis que nousautres civilisés tendrions vers des activités nocturnesplus créatives. Hegel avait raison, «la chouette deMinerve prend son envol à la tombée de la nuit», et, n’endéplaise aux trouble­fête pour qui se coucher tard etdormir peu rendrait obèse, dépressif et suicidaire, unebonne grasse mat’ vaut mieux qu’une courte nuit, selon letrès sérieux site Wire. Alors, oiseaux de nuit, tous à vosplumards! BRIGITTE SITBON­PEILLONProfesseure à l’Ecole pratique des hautes études.«Religion, métaphysique et sociologie chez Bergson. Uneexpérience intégrale», PUF, 2009.

BONNE NUIT LES QI

L’ÉTUDE

Le pouvoir d’achat garantitl’accès à tous les conforts.En avant, messieurs-dames,la consommation de etdans l’espace commence!

LIBÉ DES PHILOSOPHESLIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 VOUS • 23

Page 32: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

IMMOBILIER

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/ Spécialité ouvertes : Arts du feu (métal, céramique, émail, verre) / Arts graphiques et livre / Arts textiles/ Mobilier / Peinture (de chevalet, murale) / Photographie / Sculpture

Les candidats concourent au titre d'une seule spécialité. Pour la session 2011, le nombre de places offer-tes est fixé à dix-huit pour l'admission en 1ère année.Inscriptions du mercredi 1er décembre 2010 au vendredi 14 janvier 2011./ Calendrier des épreuves :Epreuves d'admissibilité : mercredi 16 février et jeudi 17 février 2011Epreuves d'admission : du mercredi 13 avril au jeudi 21 avril 2011

/ La rentrée s'effectue la deuxième semaine de septembre 2011.

Le dossier d'inscription peut être retiré sur les deux sites de l'Institut national du patrimoine :/ INP, département des restaurateurs, 150 avenue du Président-Wilson - 93210 Saint-Denis La Plaine/ INP, secrétariat général, 2 rue Vivienne - 75002 Paris

Il peut être téléchargé sur le site www.inp.fr

Une procédure d'admission en cours de scolarité, sur critères spécifiques d'âge, de niveau et dequalification, sera ouverte au mois de mai 2011.

Pour tout renseignementTél : 01 44 41 16 65 et www.inp.fr

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Ch. Il faisait froid l'autre soirmais d'autres ont eu bien plusfroid quemoi cette nuit là. Er.

Vous êtes toujours trèsnombreux àme témoignervotre sympathie, ce dont jevous remercie. Néanmoins, sij'ai rebondi c'est grâce à l'élande solidarité après l'articleparu dans libé, je rajouterais''que personne n'a le monopolede la douleur et du deuil aprèsun drame'', remerciement toutparticulier àMaitres Geigeret Florand, àOscar Gnouros''morbleu'', la direction, lepersonnel de la SociétéGénérale, notamment SylvainMartinez.Vincent Stasi.

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Presse

01 53 24 68 68 - www.emi-cfd.com7, rue des Petites Écuries Paris 10e

Réunion d'informationLundi 13 décembre à 18 h

Final Cut Pro13 au 17 décembre 2010La vidéo pour le Web10 au 14 janvier 2011Le son pour le Web17 et 18 janvier 2011

Journaliste vidéomultimédia 1er mars au 29 juillet 2010

7, rue des Petites Écuries Paris 10e

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Réunion d'informationLundi 13 décembre à 18 h

Réaliser son book en ligne16 et 17 décembre 2010Les techniques de l'iconographie20 au 22 décembre 2010Gestion d'une photothèque17 au 19 janvier 2011

Iconographe bimédia7 février au 4 juillet 2011

La reproduction

de nos petites annonces

est interdite

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201024 • ANNONCES

Page 33: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

CRÈCHE Fournissant chaque année son lot de sorties familiales à grand spectacle, lemois de décembre s’impose comme celui des festivités obligatoires et consensuelles.

A Noël, cantiques en stock

V ous vous réveillez ce ma-tin et vous vous dites :nous sommes le 2 dé-cembre. C’est le mois de

Noël, oui, Noël approche, il va fal-loir trouver le temps –et les idées–pour faire des cadeaux. Encore descadeaux, encore un Noël, encore lacourse aux courses, la ruée vers ledon et les offrandes… Un marathon,une grande marche pour le grandmarché des générosités, toujoursaccompagné des mêmes bandes-son, des mêmes rengaines, que l’ontente de ranimer (parfois avec suc-cès) pour l’occasion.

BONDIEUSERIE. A l’Athénée, ondonnera à partir du 16 décembrePhi-Phi, une opérette de 1918 dansune version pour chanteurs et ma-rionnettes. Au Châtelet, c’est unmusical que l’on pourra entendre àpartir du 9 décembre : My FairLady. Au Théâtre des Champs-Ely-sées, le Carnaval des animaux («àdéguster en famille juste avant Noël»,lit-on sur le site). A l’Opéra-Bas-tille, entre autres, le Lac des cygnes.Idem à la Scala de Milan, qui inter-

rompra Wagner et sa Walkyrie pourdonner quatre fois le ballet deTchaïkovski (non, non, ce n’est pasla même version qu’à Bastille, icic’est Barenboim qui dirige).Noël, c’est l’éternel retour dumême. Le Messie de Haendel al-terne avec Pierre et le loup à Carne-gie Hall. L’accroche pour la soirée«Christmas Swingtime» au Barbi-can de Londres (le 18 décembre)annonce la couleur : ce sera «uneparade non-stop» de tubes de sai-son. Et l’on vous laisse deviner ceque promet, le surlendemain, leNoël aux bougies( « C a n d l e l i g h tChristmas», tou-jours au Barbican,le 20): qu’il suffised’évoquer Mozartet Bach version bondieuserie et lesstars de la télé qui viendront liredes extraits du Chant de Noël deDickens (il semble nous poursuivre,celui-là, de la salle de concerts auxécrans).Ce n’est guère mieux au cinéma,bien sûr: depuis hier, on peut voirRaiponce, le dernier conte de WaltDisney (ce serait vraiment le der-nier, selon un article paru le 21 no-vembre dans le Los Angeles Times,car les studios Disney devraient re-noncer à l’avenir au genre «conte defées», comme si ça devait changer

quelque chose). Et l’on va conti-nuer à déguster (c’est le mot), à sepayer d’autres merveilles filmi-ques, comme l’Apprenti père Noël,qui sévit «pour les familles» depuisle 24 novembre, ou comme Bébémode d’emploi qui, oh! joie, sera surles écrans dès la semaine pro-chaine. Certes, il y a des varianteset des déplacements, telle l’accro-che pour Mon Beau-Père et nous, quitente témérairement de renverserles choses : «A Noël, ils ne se ferontpas de cadeaux.»Mais rien n’y fait, le répertoire des

comédies festives (ce qu’on appelleen Italie les cinepanettoni) s’imposejusque dans les apparentes trans-gressions de son code. Alors, ensortant par exemple de la frénésieilluminée de la troisième édition duVillage de Noël sur les Champs-Elysées, avec ses 15 millions depersonnes attendues qui peuventadmirer entre autres les grandsmonuments du monde sculptésdans la glace (oui, oui, fêtons aussila mondialisation!), alors, disais-je,si vous êtes encore vivant, voudrez-vous passer, dans cette mer-

veilleuse, cette fabuleuse périodede festivités, une nuit à l’Opéra ouau cinéma ?

SANTÉ MENTALE. Pour rester vi-vants, justement, nous pourrionsnous souvenir d’une belle répliquede Chico Marx à Groucho dans Unenuit à l’Opéra, à la fin de la fameusescène du contrat. En déchirantl’une après l’autre les clauses gê-nantes, Chico et Groucho ont réduitle document à un petit bout de pa-pier sur lequel il reste toutefois «asanity clause», une clause sur lasanté mentale des contractants.Sans cela, en effet, impossible decontracter, n’est-ce pas? Eh bien,c’est précisément cette clause quidéclenche le rire de Chico: «On neme la fait pas, dit-il, il n’y a pas deSanta Claus» (détachez bien les syl-labes en prononçant, avec l’accentitalo-américain nécessaire «sanetaclause», et vous obtiendrez l’effetrecherché).Il n’y a pas de père Noël, dit-il, il necroit pas à ce Santa Claus qui,en 1935 déjà, l’année du film, avaitrevêtu dans l’imaginaire collectif lacouleur rouge que lui donna Coca-Cola en 1931 –ils s’en vantent, allezvoir sur leur site (1) : «L’image deSanta que la plupart des gens ontaujourd’hui se fonde largement surnotre publicité.»

Mais que se passe-t-il donc, à Noël,ou plutôt dans cet avant-Noël quicommence toujours plus tôt, s’iln’y a ni Santa Claus, ni santé men-tale à l’horizon, seulement la folienue du potlatch à l’époque du con-sumérisme déchaîné ? Sans douteNoël signe-t-il, plus que jamaisaujourd’hui, cette alliance dontparlait Walter Benjamin dans unfragment posthume écrit vers 1921:«Le capitalisme comme religion».Pour échapper à la célébration de ceculte-là, vous pouvez toujours es-sayer de vous envoler sur une autreplanète… •(1) Thecoca­colacompany.com

PHI­PHI ms Johanny Bert, dir.musicale Christophe Grapperon.Théâtre de l’Athénée, 7, rue Boudreau,75009. Du 16 décembre au 9 janvier.

MY FAIR LADY Théâtre du Châtelet,75001. Du 9 décembre au 2 janvier.

LE CARNAVAL DES ANIMAUXde Camille Saint Saëns, ms Corinne etGilles Benizio. Théâtre des Champs­Elysées, 75008. Du 19 au 23 décembre.

LE LAC DES CYGNES deTchaikovski, chor. de Rudolf Noureevd’après Marius Petipa, dir. musicaleSimon Hewett. Du 12 décembreau 5 janvier.

Par PETER SZENDYMaître de conférence à l’Universitéde Paris Ouest Nanterre­la­Défense. «Tubes ­ La philosophiedans le juke­box», Minuit, 2008.

LIBÉ DES PHILOSOPHES

«On ne me la fait pas,il n’y a pas de Santa Claus.»Chico Marx dans Une nuit à l’Opéra (1935).

Le Lac des cygnes, de Piotr Illitch Tchaikovski (ici à l’Opéra­Bastille) fait partie des ballets récurrents de fin d’année. PHOTO JACQUES MOATTI

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010

CULTURE• 25

Page 34: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

EXPO La BNF présente des tiragesde cette éphémère mais brillantetechnique photo du XIXe siècle.

L’illustrecalotypePRIMITIFS DELA PHOTOGRAPHIE.LE CALOTYPE ENFRANCE (1843­1860)BNF site Richelieu, 75002.Jusqu’au 16 janvier.

U ne exposition dephotographie consa-crée à une technique

photographique. Ennuyeux?Poussiéreux ? Une affairede spécialiste ? Bien aucontraire, dès qu’on passela porte vitrée, on est saisipar la fragilité diaphane,sépia, noire, la mélancoliemoirée de gris des portraits,des sphinx, des pharaons,des enfants, des ramoneurs,des paysages désertiques

aux palmiers souples, desmonuments de Paris ou deLondres, des coins de rue,des toits de chaume, d’unegrange, d’une échelle. Cesimages merveilleuses surgiesd’une technique éphémère,qui ne durera que le tempsd’un regard: le calotype, engrec «la belle image».L’histoire de la photographieest sans nul doute celle d’unecourse de vitesse: commentprendre le réel sur le vif,l’enregistrer avec le plus derapidité et de précision pos-sibles. En 1839 apparaît lepremier procédé, le daguer-

réotype. C’est un positifdirect sur plaque de cuivreargenté, technique onéreuseet qui a un défaut majeur :chaque daguerréotype estunique. C’est alors qu’enAngleterre, Henry Fox-Tal-bot dépose en 1841 le brevetd’une invention révolution-naire: le négatif papier. Cettetechnique permet de repro-duire des images positivespar contact. Le calotype estné, et avec lui la possibilitédes tirages multiples.Plagiat. En France, Louis-Désiré Blanquart-Evrard,drapier de son état, entre-prend d’améliorer le calo-type. L’Académie des scien-ces reconnaît que son

procédé est diffé-rent de celui deFox-Talbot, lequeldénonce une in-tention de plagiat.Le calotype se ré-pand en France,

sans pour autant connaître lesuccès. Le procédé est l’exactinverse de celui du daguer-réotype. Prise de vue pluslente, image légèrementfloue. Le calotype est unéchec commercial. Dans lesannées 1850, il est supplantépar l’usage du négatif enverre, qui demande un tempsde pose plus court et dontl’image positive est beaucoupplus nette. C’est pourquoibeaucoup de photographesprofessionnels n’ont aucunusage du calotype et passentdirectement du daguerréo-type au négatif en verre.

Durant ses courtes annéesde vie, le calotype a suscitéde véritables passions. A mi-chemin entre la photogra-phie, le dessin et la peinture,il attire l’attention de jeunesartistes comme Le Gray,Le Secq, Nègre, Baldus.Le Stryge ou portrait d’HenriLe Secq sur les tours de Notre-Dame (1853), par CharlesNègre, est un calotype d’uneexceptionnelle beauté. Le

stryge, sorte de faune-gar-gouille, se tient la tête entredeux mains sur l’une descorniches de la cathédrale ;derrière lui, l’ami du photo-graphe, en chapeau haut-de-forme noir, ce chapeau dontBaudelaire dit qu’il est lesymbole de la modernité.Obsession. Peindre, mon-trer, documenter, illustrer,constituer des albums devoyage ou de famille sont,

parmi les vocations mul-tiples du calotype, celles quitémoignent le plus de l’ob-session du tirage parfait, etqui se sont exprimées dansles expositions organiséespar la Société française dephotographie ou publiéesdans le journal la Lumière.D’elle, Hegel dit au début dela Science de la logique qu’elleest identique à l’obscurité. Etcomment ne pas rapprocherici le négatif photographiquede la négativité dialectique?La photographie n’est-ellepas ce médium qui n’ad’autre contenu que saforme, la lumière précisé-ment ?Photographie et dialectiqueont le même âge après tout,et révèlent la même struc-ture, celle d’une apparitionqui s’efface aussitôt qu’ellesurgit. On est aussi au bordde Mallarmé avec ses images,et tout près du surréalisme.Allez voir ces petits éclairs.

CATHERINE MALABOUEnseigne à Nanterre et à

Buffalo (Etats-Unis).«Changer de différence, le

féminisme et la questionphilosophique», Galilée, 2009 ;«Sois mon corps» (avec Judith

Butler), Bayard, 2010.

J ames Sanborn a craqué– déçu que personne,justement, n’ait jusqu’ici

«craqué» son code. Voicivingt ans qu’est installée,dans la cour du quartier gé-néral de la CIA, à Langley(Virginie), une de ses sculp-tures, intitulée Kryptos–sculpture où figurent, gra-vées dans le granit, quatreséquences d’un messagechiffré dont le code résisteencore en partie aux effortsdes cryptographes amateurs.Relayées par le Web, leurstentatives avaient permis depercer le sens de trois desphrases : y alternent étran-gement un message d’es-poir, des indications de lati-tude et longitude, les motsémus du découvreur de latombe de Toutankhamon.Parce que la quatrième par-tie, plus brève, demeure in-violée, le sculpteur a confiéle 20 novembre au New YorkTimes un indice, révélantqu’entre les 64e et 69e si-gnes, on peut lire «Berlin»(comme une envie que lemur cède ?). Lui-même in-voque la lassitude de se trou-ver, au fil des ans, submergéde mails et d’hypothèsesésotériques (jusqu’au DaVinci code de Dan Brown), àquoi s’ajoute peut-être pourl’artiste la crainte de voir sessilences lui survivre.

A l’heure où WikiLeaks di-vulgue à tous vents les brè-ches de la sécurité informa-tique américaine, le geste deJames Sanborn porte uneironique leçon: si la crypto-graphie demeure bien la der-nière frontière de la sociétéde transparence, si l’on peutargumenter pour ou contrel’opacité des Etats ou celle dela vie privée, sous le goût defaire des mystères insistechez chacun le sourd désir devoir, enfin, révélés, ses pro-pres secrets.

MATHIEUPOTTE- BONNEVILLE

Président du Collègeinternational de philosophie.«Foucault», Ellipses, 2010.

CODE Révélationd’un indice pourla sculpture dusiège de la CIA.

«Kryptos»se signale

4e phrase, non décryptée, ducode de Sanborn. PHOTO DR

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

A mi-chemin entrela photographie, le dessin etla peinture, le calotype attirel’attention de jeunes artistes.

Le Stryge ou portrait d’Henri Le Secq sur les tours de Notre­Dame,calotype de Charles Nègre, 1853. PHOTO HERVÉ LAWANDOWSKI. RMN. MUSÉE D’ORSAY

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201026 • CULTURE

Page 35: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

Romain Gary, alias Emile Ajar, en 1975 à Apostrophes. PHOTO LOUIS MONIER. RUE DES ARCHIVES

A 66 ans, Romain Garypouvait bien se féli-citer d’avoir réussi à

échapper à tous les piègesmortels que la sanglante his-toire de son siècle avait pla-cés sous ses pas. Mais lachance continuerait-elle àlui sourire? Cela faisait plu-sieurs années que la mélan-colie s’employait à brisertoutes les défenses de cet

écrivain kaléidoscopique. Endépit d’une activité créatricefrénétique, l’angoisse, qui leprenait tous les soirs à lagorge, effacerait bientôttoutes les lignes de fuite.Le dernier en date de sessystèmes de défense, celuiqu’il avait nommé «EmileAjar», ne tarderait plus à sedétraquer. La situation deve-nait trop inquiétante pour ceRoman Kacew qui avait tantrêvé de devenir RomainGary, mais qui avait toujourspressenti qu’il n’y arriveraitpas : car entre lui et lui-même, s’étendait depuis saplus tendre enfance le corpsglorieux de la littérature,c’est-à-dire toutes ces viesdont il s’était promis qu’ilaurait charge d’âme.Calibre 38. Lui qui, enCompagnon de la Libération,avait sauvé la liberté du dé-sastre, lui qui avait payé cherpour avoir le droit d’en user,il n’allait tout de même passe laisser faire «par une quel-conque mort dite naturelle etde troisième ordre, sous desprétextes physiologiques». Ilvalait mieux agir, et agir

vite. Il y a trente ans, jourpour jour, dans l’après-mididu 2 décembre 1980, Garyglissa son vieux calibre 38entre ses lèvres et se donna lamort.Pourquoi ? La question quenous ne nous lasserons ja-mais de poser, il prit soin,lui, de la coucher par écrit,dans un billet adressé à sesproches. «Je me suis enfin

exprimé entière-ment.» Si cette ré-ponse n’était pasun pied de nez à lavérité, ça lui res-semblait drôle-

ment. Car que veut dire «en-fin» ? Que lui aura-t-il fallupour arriver à cette fin? Quel’expression de soi fût en-tière ? Mais qui peut croirequ’elle le soit jamais ?«Absolu». L’heure est peut-être venue de répondre à cesgraves questions. C’est dumoins ce que l’on est en droitd’attendre des hommagesque l’on s’apprête à rendre àcet auteur qui, au cours duXXe siècle, ne s’est jamaistrompé politiquement, nifourvoyé idéologiquement,ni compromis médiatique-ment. Ainsi, à celui qui seprésentait comme un «jouis-seur de l’absolu» ou un «ex-trémiste de l’âme», qui avaitle monde pour établi, l’hu-mour pour viatique et la jus-tice pour visage, PhilippeKohly consacre ce soir, surFrance 2, un remarquabledocumentaire, Romain Gary,le roman du double, tandisque François Busnel animeun numéro spécial de laGrande Librairie, surFrance 5. Le lendemain, lemusée des Lettres et Manus-crits, à Paris, inaugurera une

exposition de manuscrits,lettres, photos et objetsayant appartenu à Gary.

PAUL AUDI«Créer», éditions Verdier,

2010.

COMMÉMORATION Trente ans jour pour jour après sonsuicide, l’écrivain fait l’objet de divers hommages.

Les facettes de Gary

Il avait le monde pour établi,l’humour pour viatiqueet la justice pour visage.

Découvreur de l’«habitant­paysagiste» (ces jardiniersdu dimanche qui, avecdes pneus usagés, montentun puits où s’abreuveun faon en plâtre posésur une pelouse parseméede fleurs, créant ainsiun monde), Bernard Lassusa enseigné à l’écoledu paysage de Versailles,conçu de nombreux parcset jardins (dont le Jardindes Retours, à Rochefort,en Charente­Maritime)et dessiné des autoroutes(lui qui ne conduit pas,ne diabolise pas l’automo­bile mais l’insère le plusdiscrètement possibledans un paysage «rassu­rant»). Distingué parle Grand Prix du paysageen 1996, et l’an passé parla médaille d’or Sir Geof­frey Jellicoe (InternationalFederation of LandscapeArchitects, Unesco),il vient de recevoir, à l’uni­versité de Bologne (Italie),l’ISA Medal For Science.Coloriste de formation,Bernard Lassus se pré­sente comme un paysa­giste conceptuel. On luidoit «l’analyse inventive»,«l’inflexus», «l’hétérogène»,qui contribuent aux «logi­ques sensibles» à l’originede ses projets, où lescouleurs et les cinq senssont joyeusement mobili­sés. Plusieurs ouvrages surson œuvre ont été publiésen anglais, allemand,chinois, italien, confirmantle vieux principe: «Nul n’estprophète…»

THIERRY PAQUOTProfesseur des universités.A paraître: «Le Paysage»,édition La Découverte.PHOTO DR

LE PAYSAGISTEBERNARD LASSUSDÉCORÉ

LES GENS

«Je n’ai pas mangépendant dix jours.Je n’ai bu que del’eau, et j’ai perdu20 kilos.»Gérard Depardieu, résoluà ne plus «traiter son corpscomme une poubelle», hierà Berlin en promotion deson vin pétillant et du filmSmall World, attendu le16 décembre en Allemagne.

Des crépis vieux de2000 ans, couverts du rougepompéien, se détachent outombent avec des mursentiers sous l’effet des pluiesabondantes et de l’humiditéexcessive. Bien que lesconstructions romainessoient réputées pour leursolidité et pour la résistance

des enduits qui nous permettent de découvrir despeintures murales d’une troublante fraîcheur, il ne fautpas oublier que l’état de conservation exceptionnel de cetrésor d’art antique vient de son destin tragique. La vies’est arrêtée brusquement, en plein essor de la ville, etl’ensemble du site est resté enseveli pendant presquedix­huit siècles. Jusqu’au XIXe siècle, les maisons abritantles peintures, les objets d’art et de vie courante et lescorps de leurs habitants sont restés sous l’épaisse couchede lave déversée par le Vésuve en août 79 (après J.­C.).Depuis deux siècles, les fouilles archéologiques ont misau jour environ 45 des 66 hectares de la ville ancienne.On s’y promène dans les rues, dans les patios desmaisons, dans les échoppes et dans les chambres intimes.Les parties les plus fragiles sont couvertes de plaques deverre ou de toits transparents. Le reste est à l’air et sedonne aux regards avides de comprendre sur le vif lesecret de la vie ou de la mort, comme on voudra. On sedemande s’il ne faudrait pas conserver dans l’état les20 hectares encore ensevelis pour laisser aux généra­tions futures la possibilité d’avoir elles aussi leur lieu deméditation sur les superbes vanités du monde.

ANCA VASILIUDirectrice de recherche au CNRS (Paris­VI). «Eikon, l’image dans lediscours des trois Cappadociens», PUF, 2010.

IL PLEUT SUR LES MURS DE POMPÉI

L’HISTOIRE

franceinter.com

concert exceptionnelce soir à 20h

en direct sur France Inter

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LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 CULTURE • 27

Page 36: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

HUMANITAIRE L’espace médiatique accordé au grand raout contre les myopathies suscitelégitimement la critique. Encore faut-il que cette dernière évite le cynisme facile.

Le Téléthon, un don du fielL e coup d’envoi du Téléthon 2010 sera

donné sur France Télévisions demainà 18h45. Depuis 1987, l’AFM (Associa-tion française contre les myopathies)

organise cet événement télévisuel. L’an der-nier, les propos de l’homme d’affaires PierreBergé ont commencé à fissurer le consensuscompassionnel qui entourait cette initiative.Selon lui, le Téléthon «parasite la générosité desFrançais» et ferait de l’ombre à d’autres initia-tives médiatico-humanitaires, comme le Si-daction, qu’il préside.Le Téléthon nous invite ainsi, par-delà notre propre sensiblerie, à ladistanciation vis-à-vis des disposi-tifs télé-humanitaires, mais égale-ment, afin de résister à nos pulsionssarcastiques, vis-à-vis des dénon-ciations qu’ils suscitent. Dans lebrouillage «postmoderne» des repères, la cri-tique sociale doit pouvoir être réassurée, à lamanière des alpinistes, à rebrousse-poilde certaines évidences acritiques commecritiques.«Rareté». Dans son ouvrage la Souffrance àdistance. Morale humanitaire, médias et politique(Gallimard), le sociologue Luc Boltanski apointé «la rareté de l’espace des médias qui nepeut être occupé en même temps par la représen-tation de toutes les souffrances». Comment alorssélectionner les malheurs exposés médiatique-ment? Question trop facilement évacuée parles «belles âmes» consensuelles, mais questionpragmatique. Le débat apparaît pleinementjustifié dans une démocratie interpellée par

une variété de causes revendiquant la lumière.Ce qui appelle un questionnement critique àl’égard d’éventuels biais susceptibles d’ali-menter la constitution d’oligopoles télé-huma-nitaires: réseaux d’influence parmi les élites;logique médiatique d’audience; intérêts éco-nomiques, etc. Il ne s’agit pas de mettre encause l’utilité sociale des recherches financéespar le Téléthon (ou le Sidaction), mais de com-parer les surfaces médiatiques respectives dontbénéficient les différentes souffrances récla-mant notre attention.

Au-delà du Téléthon, Médecins sans frontièresa été une des rares associations ayant expriméune lucidité de ce type à l’intérieur même del’action humanitaire, en relevant les jeux im-périalistes entre puissances, comme les usagespolitiques, économiques et/ou médiatiques auprincipe de l’exposition télévisée privilégiéede telle ou telle «urgence» humanitaire. Pluslargement, la critique de l’humanitaire a judi-cieusement identifié au sein du néocapitalismeglobalisé une corrélation entre, d’une part, lesreculs néolibéraux de l’Etat social et de la re-cherche publique et, d’autre part, l’importanceprise par l’appel à la générosité privée.Ces questions légitimes peuvent toutefois êtreparasitées, dans certains secteurs intellectuels,

par les débordements troubles de la doublehaine de la télévision et de l’humanitaire. L’es-thétisme désenchanté d’un «système specta-culaire-marchand» omniscient récupéranttout, hérité d’une lecture fataliste de Guy De-bord, peut alors rencontrer les petits plaisirsde la profanation, propre à un nietzschéismemariolle.Ressentiment. Dans le premier pôle, on estloin de l’analyse par Marx des contradictionsdes rapports sociaux dominants ouvrant sur lapossibilité d’une émancipation. Dans le secondpôle, Nietzsche apparaît défiguré dans desmarmites où cuit et recuit l’acidité du ressenti-ment. Si l’humanitaire est ainsi pulvérisé parune dérision louche et boulimique, que reste-t-il de l’horizon incertain d’une commune hu-manité comme un des points d’appui princi-paux de la critique sociale? N’a-t-on pas alorsaffaire à l’image inversée d’un humanismecucul si prisé sur les plateaux de télé, où Kantest travesti en benêt ?Un autre rapport critique à l’humanitaire,moins unilatéral et davantage sensible auxpotentialités utopiques de l’imaginaire qu’ilvéhicule, pourrait nourrir une inquiétudehumaniste exigeante qui, selon les mots deMaurice Merleau-Ponty dans sa Note surMachiavel de 1949, «affronte comme un problèmele rapport de l’homme avec l’homme».

PHILIPPE CORCUFF Maître de conférences desciences politiques à l’IEP de Lyon (69).

«Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes(1992-2006)», réunion et présentation des textes

de Daniel Bensaïd, Textuel, 2010.

Anne Roumanoff, le 4 novembre, lors de la conférence de presse de l’édition 2010, dont elle est la marraine. PHOTO MARC CHAUMEIL. FEDEPHOTO

L’esthétisme désenchanté d’un «systèmespectaculaire-marchand» peutrencontrer les plaisirs de la profanation,propre à un nietzschéisme mariolle.

L’ opérateur Level 3Communications areproché lundi à Com-

cast, premier câblo-opéra-teur des Etats-Unis, de «me-nacer le Net ouvert» ensurtaxant la diffusion de vi-déos en ligne. Les autoritésaméricaines devraient êtresaisies, alors que l’avenir dela régulation d’Internet estsuspendu aux décisions de laFCC, l’agence fédérale de ré-gulation des communica-tions, qui doit proposer endécembre des règles assurantla neutralité du Net.Ce principe, qui demandeque la gestion du trafic surles réseaux traite tous lescontenus à égalité, est aussien question en France, où un«livre vert» doit être bientôtpublié. La Cigref (qui réunitde grandes entreprises fran-çaises, telles Areva, Bouy-gues, SNCF ou encore Total)a pris position la semainedernière en faveur de la neu-tralité, érigée en «garantie[…] de la compétitivité».Il est remarquable que, desdeux côtés de l’Atlantique,les partisans et les critiquesde la régulation les plus in-fluents débattent avant toutde son aptitude à favoriser ouà gêner le fonctionnementconcurrentiel du marché, etrelèguent au second plan sesenjeux politiques.L’ouverture universelle etéquitable des réseaux estpourtant requise si tous lescitoyens doivent disposer desmêmes droits numériques,quels que soient leurs prati-ques et intérêts. Les concep-teurs du Net ont souvent af-firmé que les internautes quipayent le même prix pour lemême service devraientpouvoir accéder dans lesmêmes conditions à n’im-porte quelle donnée. Cetteexigence est mise à mal si lesfournisseurs d’accès peuventchoisir de donner la prioritéà certains flux pour des rai-sons économiques ou idéolo-giques. Qu’elle s’avère unfrein ou un moteur économi-que, la neutralité des réseauxest d’abord justifiée par leprincipe d’égalité politique.

CHARLES GIRARDAter en philosophie à Paris-I,

directeur de la collection «L’avo-cat du diable», éd. Hermann.

«La démocratie délibérative»,co-éd avec A. Le Goff, 2009

WEB L’égalitéd’accès pourraitêtre menacée.

Un neutreNet vousmanque…

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201028 • ECRANS&MEDIAS

Page 37: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

A LA TELE CE SOIR20h45. Profilage.Série française :Tu m’aimeras,Addiction, Derrière le masque.Avec GuillaumeCramoisan.23h40. Espritscriminels.Série américaine :L’homme à l’affût, Une affaire de famille.Avec Mandy Patinkin.1h20. Koh-Lanta.Télé-réalité.

20h35. Envoyé spécial.Magazine présenté par Guilaine Chenu et Françoise Joly.22h50. Infrarouge.Romain Gary, le romandu double.Documentaire.0h20. Infrarouge.Voyage versl’inconnue.Documentaire.1h15. Le journal de nuit.1h40. 28 semaines plustard.

20h35. Les brigades du tigre.Policier français deJérôme Cornuau, 125 mn, 2005.Avec Clovis Cornillac.22h45. Soir 3.23h10. Ce soir (ou jamais !).Magazine.0h35. Tout le sport.0h40. Le match desexperts.0h55. Incroyablesexpériences.

20h50. 24 heureschrono.Série américaine :14h00 - 15h00, 15h00 - 16h00.Avec Kiefer Sutherland,Mary Lynn Rajskub.22h15. Mad men.Les grands.Série.23h05. 30 rock.Un étrange héritage,Quand les mères s’enmêlent.Série.

20h40. Les citronniers.Comédie dramatiqued’Eran Riklis, 106 mn,2008.Avec Hiam Abbass.22h25. Tracks Cirkus.Magazine.0h00. Le voyage duballon rouge.Comédie dramatiquefrançaise de Hou Hsiao-hsien, 113 mn, 2006.Avec Juliette Binoche.1h50. Alpha 0.7 -L’ennemi est en toi.

20h45. Lie to me.Série américaine :Venger les anges, La veuve noire, Rien n'est absolu,L'amour maternel.Avec Tim Roth, Kelli Williams.23h55. Sons of anarchy.Série américaine :Des lions en cage.Avec Charlie Hunnam.0h40. The beast.Soldats inconnus.Série.

20h35. F.B.I. : Portésdisparus.Série américaine :Désirée, Miracles, Vrai ou faux ?Avec Anthony Lapaglia.22h35. Les étoiles du sport.22h40. Touche pas à mon poste.Divertissementprésenté par Cyril Hanouna.23h45. Les humoristespiratent la télé.

20h35. La grandelibrairie.Spéciale Romain Gary.Magazine présenté parFrancois Busnel.21h40. Un soir avec...Un film et son époque :il était une fois... Le mépris.Magazine.22h45. C dans l’air.Magazine.23h50. J’irai dormirchez vous...Documentaire.

20h35. Patton.Film de guerre amériainde Franklin J. Schaffner,170 mn, 1970.Avec George Scott,Karl Malden.23h20. Mon beaumiroir.Magazine présenté parXavier de Moulins.0h05. À la recherched’Emmanuelle.Documentaire.1h20. Programmes denuit.

20h35. Tellement vrai.Ils font un métier pascomme les autres.Magazine présenté par MatthieuDelormeau.22h20. Tellement vrai.Femmes de criminels.Magazine présenté parMatthieu Delormeau.0h10. La nuit nousappartient.Émission présentée parMustapha El Atrassi.

20h40. The holiday.Comédie américainede Nancy Meyers,131mn, 2006.Avec Cameron Diaz,Kate Winslet, Jude Law.23h00. 90’ Enquêtes.2 reportages.Magazine.2h10. TMC Météo.2h20. Coup de cœur.La leçon de plaisir.Téléfilm.4h00. Les nouvellesfilles d’à côté.

20h35. Star Wars :épisode VI - Le retour du Jedi.Film de science-fictionaméricain de RichardMarquand, 133 mn,1983.Avec Harrison Ford,Mark Hamill.23h00. Stars Wars :The Clone Wars.4 épisodes.Série.1h05. Résumé desmatchs.

20h35. Grendel.Téléfilm américain de Nick Lyon.Avec Chris Bruno,Marina Sirtis, ChuckHittinger.22h10. Revanche defemme.Téléfilm avec Eric Olsen, Stacy Grant,Peter Cockett.23h45. Les zinzins del’espace.Jeunesse.0h00. Dessins animés.

20h40. L’amour aumenu.Magazine présenté par Karine Ferri.22h30. L’amour aumenu.Magazine présenté par Karine Ferri.0h10. Morandini !Magazine.1h15. 24H People.Magazine.2h00. Quartiergénéral.

20h35. Quatre garçonspleins d’avenir.Comédie française deJean-Paul Lilienfeld, 90 mn, 1997.Avec Olivier Sitruk, Eric Berger.22h20. Jurassic tiger.Téléfilm avec VanessaAngel, John Rhys-Davies, David Keith.0h05. JT.0h20. Jeux Actu.Jeu.

20h35. Star report.Special Las Vegas.Divertissement.21h30. Star report.Une folle semaine à Miami.Divertissement.22h30. Star report.Spécial Twilight.Divertissement.23h20. Big game.Divertissement.0h20. Star music.Musique.

TF1

ARTE M6 FRANCE 4 FRANCE 5

GULLIW9TMCPARIS 1ERE

NRJ12 DIRECT8 NT1 DIRECT STAR

FRANCE 2 FRANCE 3 CANAL +

Espoirs ruinésCanal+, 22h15Don Draper démasqué,JFK assassiné: l’Amériqueébranlée de Mad Men,devant la caméra deBarbet Schroeder.

Mœurs policéesPlanète, 20h40Les mœurs sont soussurveillance, dans la sériedocumentaire les Chroni­ques de la mondaine,narrée par Jeanne Balibar.

Femmes enferméesTPS Star, 20h40The Magdalene Sisters,lion d’or à Venise, suittrois femmes internéesdans un couvent irlandaispeu riant.

LES CHOIX DE CHARLES GIRARD

Pour la deuxième annéeconsécutive, le Conseilsupérieur de l’audiovisuel(CSA) vient de rappeler àl’ordre TF1 à propos deSecret Story. S’inquiétantd’une signalétique inadap­tée au contenu de l’émis­sion et de la diffusion despropos injurieux tenus parl’une des candidates,le CSA a égalementregretté que le producteurEndemol ait encouragédeux candidats, engagésdans un mariage fictif, dansleur projet de concevoirdes enfants.Il s’est avant tout ému dece que ce conseil, invitantles participants à cesserd’utiliser des moyenscontraceptifs, ne se soitpas accompagné d’unmessage de préventioncontre les maladies sexuel­lement transmissibles. LeCSA est, il est vrai, sup­posé veiller à ce que leschaînes respectent leurcahier des chargesen matière de contenuculturel des programmes.Ch.G.

«SECRET STORY»,LE CSA EN MODEVEILLE

L’HISTOIREPar MAXIME ROVÈRE*

Métaphysique YouTube

S ur Facebook comme surTwitter, lorsqu’un utili-sateur écrit une phrase,

elle ne semble destinée qu’àce que s’ajoute un commen-taire, qui en appelle un autre,et un autre, etc., jusqu’à for-mer une liste d’inepties. Siles commentarii antiquesétaient des notes destinées àgarder les faits dans la mé-moire des hommes, les com-mentaires numériques sontleur antimatière : dans letemps bref d’une scintilla-tion, ils laissent une trace quine révèle à peu près rien, si-non l’absence d’implicationde celui qui l’a laissée.

Quelle improbable proieguette l’œil qui les survole?Tout simplement la noted’humour, d’ironie ou dedérision qui mettra volontai-rement à nu la pauvretéd’ensemble. A croire que nonseulement les humains del’ère numérique aiment par-ler pour ne rien dire, maisqu’ils aiment, par-dessustout, lire pour ne rien ap-prendre –sauf que sous cettesurface transparente, grondeun silence fascinant. Letchat, le tweet ou le com-mentaire numérique ne sontrien d’autre que des stimuli.Leur sens, ou leur absence desens, ne dépend pas de celuiqui les émet, mais seulementdes autres stimuli qui lesprécèdent. Cette manière des’exprimer marque l’effon-drement de la conceptionmoderne de l’homme. De-

puis le XVIIIe siècle, notrenotion d’humanité s’estfortement centrée sur la per-sonne, i.e. sur une notionlibérale de l’individu, conçud’abord comme isolé, et,seulement dans un secondtemps, en rapport avec lesautres. Mais lorsque la com-munication devient une suited’actions/réactions sanscesse réactualisées, il devientévident que la personneexiste d’abord de manièreindifférenciée dans un réseaude relations qui lui pré-existent. Et qu’elle ne seraelle-même reconnue commesingulière que par les réac-tions des autres.

Désormais, ce ne sont plusdes subjectivités qui parlent.On pourrait parler d’aliéna-tion blanche, au sens où cesdiscours sont bel et bien ar-rachés à la propriété d’unepremière personne (c’est leprincipe de l’aliénation), etqu’ils ne sont pourtant lesinstruments de rien. Mais ily a plus intéressant: en ins-taurant la possibilité d’unpartage sans contenu, lesutilisateurs posent les basesd’une émancipation d’untype nouveau. La Toile duWeb n’est l’étendard de rien,mais c’est cela aussi qui larend disponible à toutes lescauses. •

* Traducteur de «laCorrespondance de Spinoza»,Garnier, Flammarion, 2010.«Exister, méthodes de Spinoza»,CNRS édition, 2010.

VU DU WEB

DU 7 AU 12 DÉCEMBRE 2010AULNAY-SOUS-BOIS

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Libération vous invite à découvrir la 14e édition duFestival de danse hip-hop H2O, qui se tiendradu 7 au 12 décembre à Aulnay-sous-Bois.20 invitations à gagner pour Je me sens bien et Davaï Davaï,le 7 décembre à 20h30

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LIBÉ DES PHILOSOPHES

«Le site web commeoutil d’information,on n’y croitabsolument pas.»Olivier Bonsart directeurdélégué du groupede presse Sipa quidétient Ouest­France,à l’ouverture du salon«La presse au futur».

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 2010 ECRANS&MEDIAS • 29

Page 38: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

«V ous êtes tous frèresdans la Cité, leur di-rons-nous (…), maisle Dieu qui vous aformés a fait entrerde l’or dans la com-

position de ceux d’entre vous qui sont capablesde commander.» Nous sommes tous frères parla terre, mais les Dieux, dans leur fabrication,nous ont faits différents: les dirigeants sontfaits d’or, le peuple, d’une matière vulgaire.Les uns sont faits pour commander, lesautres pour obéir. C’est un mensonge. Et ce-lui qui le profère le reconnaît d’ailleursvolontiers. Platon, dans la République, théo-rise avec cet exemple la nécessité du men-songe politique, du «noble mensonge» que lesgouvernants font et doivent faire aux gou-vernés. Un mensonge, donc, sur les fon-dements de l’inégalité, un mensonge «socio-logique» destiné à faire accepter au peuplela monopolisation du pouvoir politique parune petite minorité.Historiquement, le mensonge politique seprésente comme un mensonge asymétrique:le père peut mentir à ses enfants, le mari àson épouse, le maître à ses esclaves, le chefd’Etat à ses sujets, mais pas l’inverse, sous

Par GRÉGOIRE CHAMAYOUChercheur au Cerphi, CNRS–ENS

La véritépolitique,

si je mensStratagèmeou faute: quelleest la valeurdu mensongeen politique?Pesée desthéories dela tromperiedepuisl’Antiquité.

Des membres de l’ONG Oxfam déguisés en dignitaires romains, portant les masques caricatures des leaders du G8, avant le sommet du 8 juillet 2009 à Rome. PHOTO MARCO LONGARI. AFP

LIBÉRATION JEUDI 2 DÉCEMBRE 201030 • GRAND ANGLE

Page 39: libé des philosophes libération 2 décembre 2010

peine de sanction, de punition sévère. Leschefs peuvent mentir, mais eux seuls :«A toute autre personne le mensonge est inter-dit, et nous affirmerons que le particulier quiment aux chefs commet une faute de mêmenature, mais plus grande, que le malade qui nedit pas la vérité au médecin, que l’élève qui ca-che au pédotribe ses dispositions physiques, ouque le matelot qui trompe le pilote sur l’état duvaisseau.»Privilège du mensonge d’un côté, obligationabsolue de véracité de l’autre : on a là unschéma typique de double morale – ce quivaut pour nous ne vaut pas pour vous, faitesce que je dis mais pas ce que je fais.Ce privilège souverain du droit de mentir sefonde paradoxalement sur un monopole sup-posé de la vérité politique – ce que l’auteurd’un Art du mensonge politique, faussementattribué à Jonathan Swift, exprimera ironi-quement de la façon suivante : «Chacun esten droit d’exiger que ceux de sa famille lui disentla vérité, afin de ne pas être trompé par safemme, par ses enfants ni par ses domestiques:mais il n’a aucune espèce de droit sur la véritépolitique; et le peuple n’est pas plus en droit devouloir être instruit de la vérité, en matière degouvernement, que de posséder de grandsbiens.»Le paradigme de prédilection pour ces théo-ries du «noble mensonge» est celui du mé-

decin: un médecin peut mentir à son patientpour son bien, et ceci parce qu’il sait la vé-rité, y compris la vérité sur les effets de sonmensonge. Un poison, savamment dosé, peutdevenir médicament, mais l’usage d’une tellesubstance doit être réservé à des mainsexpertes. Cette conception paternaliste, quise plaît à présenter le politique menteur sousles traits du médecin bienfaisant, masquecependant mal le fait que le noble mensongeest d’abord et surtout le mensonge desnobles, au service de leurs intérêts.

Il faut être renard,mais renard masqué

A des oligarques encore trop naïfs qui prê-taient publiquement serment de tout fairepour spolier le peuple, Aristote donnait ceconseil de toujours feindre au contraire servirl’intérêt général: «Dans les oligarchies, les oli-garques devraient prétendre favoriser les intérêtsdu peuple.» Plutôt que de jurer benoîtement«je serai malintentionné envers le peuple (…),ils devraient, au contraire, concevoir et feindredes sentiments tout opposés». Pour se conser-ver, un pouvoir politique de classe doit mas-quer sa véritable nature. Leçon pour hommesd’Etat débutants, que les oligarques contem-porains ont bien eu le temps d’apprendre,même s’ils ont encore parfois la langue quifourche. Car un pouvoir qui dirait trop sou-vent, comme Eric Woerth s’exclamant à laradio: «J’ai lancé toutes les procédures au con-traire pour renforcer la fraude fiscale»(1),ou Nicolas Sarkozy commentant à la télévi-sion le sentiment répandu qu’«au fond [il] faitune politique pour quelques-uns et pas pourtous. Si les Français croient ça, et ils ont raisonde le croire, je dois en tirer les conséquences im-médiates» (2), ne tiendrait sans doute pas trèslongtemps.C’est que l’art de la tromperie politique im-plique que l’on n’en laisse jamais rien paraî-tre. Le prince doit manier la ruse mais «ce quiest absolument nécessaire, insiste Machiavel,c’est de savoir bien déguiser cette nature de re-nard, et de posséder parfaitement l’art et de si-muler et de dissimuler». Il faut être renard,mais renard masqué. Toujours avoir l’air sin-cère, mais ne l’être jamais. Tout un art desapparences et du leurre, qui forme le savoir-faire secret du souverain, l’arcane de son em-pire. Les «arts de gouverner» qui se dévelop-pent à la Renaissance présentent ainsi lemensonge politique comme un stratagème,une ruse de guerre fondée sur un impératifde conservation du pouvoir et sur le postulatanthropologique d’une scélératesse univer-selle. Si le prince ne trompait pas, c’est luiqui serait trompé. La politique se conçoitalors comme une guerre civile larvée, danslaquelle l’arme du mensonge prend le relaisdes armes tout court. Ce que d’Alembert ré-sumera par cette formule: «L’art de la guerre(…) est l’art de détruire les hommes, commela politique est celui de les tromper.»

Aucune obligation de direla vérité à ses ennemis

Mais face à de tels princes, la résistance aupouvoir d’Etat peut-elle à son tour recourirà l’arme du mensonge? Pour toute une tradi-tion d’inspiration théologique, on ne sauraitcombattre le feu par le feu. Saint Augustininterdit le mensonge de façon absolue, mêmeface à un pouvoir persécuteur. Un innocent,condamné à mort par les autorités, se réfugiechez vous, ses poursuivants sont à ses trous-ses, ils frappent à votre porte. Avez-vous ledroit de leur mentir pour le sauver? Non: lemensonge «donne la mort à l’âme, on ne peutdonc le commettre pour sauver la vie temporelle

à qui que ce soit». Que faire alors? Il faudraitrépondre comme Firmus, évêque de Tha-gaste, aux émissaires de l’Empereur: «Je saisoù se trouve celui que vous cherchez, mais je nevous le dirai pas.» Ni mentir ni trahir. La solu-tion au dilemme passe par une résistancehéroïque, par un courage de la vérité. Danscette conception, que Kant réactualise à samanière dans son débat avec Benjamin Cons-tant sur «un prétendu droit de mentir par hu-manité», l’interdiction du mensonge de-meure absolue et universelle. Peu importel’interlocuteur, peu importent les consé-quences, il ne faut jamais mentir, et ceciparce que l’impératif de véracité est un de-voir envers soi-même.Or c’est précisément ce point que contestent,au XVIIe siècle, certains théoriciens du droitnaturel. Pour Grotius et Pufendorf, la véracitén’est pas une obligation universelle, mais aucontraire un devoir variable, qui dépend decelui à qui l’on s’adresse. Pour savoir si l’ona le droit de mentir, il faut commencer parse demander: à qui doit-on la vérité? Danscette tradition, comme le résume Constant,«dire la vérité n’est donc un devoir qu’enversceux qui ont droit à la vérité.» Aucune obliga-tion, donc, de dire la vérité à ses ennemis :«L’obligation de s’entre-communiquer ses pen-sées, rappelle Pufendorf, n’a point lieu entreceux qui sont en guerre (…) on peut donc, sansse rendre coupable de mensonge, dire quelquefausseté à son ennemi.» La situation d’hosti-

lité délie les sujets de leur obligation de véritémorale. L’usage de la force étant déjà permis,on peut a fortiori user de la ruse.Les auteurs qui théoriseront par la suite unmensonge de résistance, un droit de mentirà l’usage des opprimés, reprendront cettematrice: lorsque la politique prend la formed’une guerre civile, d’un antagonisme radi-cal, on peut légitimement mentir pour se dé-fendre. La théorie du mensonge guerrier estalors remobilisée afin de se réapproprier,contre le monopole souverain, un art dementir pensé comme ruse de combat. On nedoit pas la vérité à ses oppresseurs. «La justedéfense de la patrie, d’un père, d’un ami, denous-mêmes contre les embûches d’un ennemi,d’un tyran, des méchants, rend le mensonge trèslégitime», écrit au XVIIIe siècle le matérialisted’Holbach.Dans les années sombres du XXe siècle,Trotski revendique à son tour l’usage dumensonge comme arme de résistance faceaux régimes nazi et stalinien: «La lutte à mortne se conçoit pas sans ruse de guerre, end’autres termes sans mensonge et tromperie.Les prolétaires allemands peuvent-ils ne pointtromper la police de Hitler ? Les bolchevikssoviétiques manqueraient-ils à la morale entrompant la Guépéou? [administration char-gée de la sécurité de l’Etat soviétique entre1922 et 1934, ndlr]» Aux accusations d’im-moralisme, la contre-morale révolutionnairerépond par le refus «d’admettre les normes demorale établies par les esclavagistes pour lesesclaves –et que les esclavagistes n’observèrentjamais eux-mêmes».Dans ce type de critique radicale, révolution-naire, la morale dominante elle-même appa-raît comme un discours mensonger quiaboutit in fine à priver les opprimés desmoyens du combat. Le message de cette dou-

ble morale officielle, Malcolm X le résumaitainsi, pour mieux la contester: «Ne combat-tez que dans le respect des règles fondamentalesétablies par ceux contre lesquels vous luttez.»Or celui qui s’incline devant les règles fixéespour lui par son adversaire ne peut vaincre.Le mensonge de l’opprimé apparaît alorscomme un acte d’autodéfense, premier paspour la conquête d’une autonomie dans lalutte, où la réappropriation subalterne dupouvoir de mentir rejoint le refus du mono-pole étatique de la «violence légitime».

Que fait le mensongeau menteur?

Le problème politique de l’usage du men-songe ne se dissout cependant pas dans lasimple invocation d’un «droit» à l’employer.S’autoriser à mentir face à ses ennemisn’épuise pas la question de savoir ce que lemensonge fait au menteur. Hannah Arendtraconte l’anecdote médiévale d’un guetteurqui, ayant sonné une fausse alarme, fut lepremier à se réfugier derrière les rempartspour se défendre des assauts d’un ennemiimaginaire. Le problème n’est pas seulementici, comme dans l’histoire de l’homme quicriait au loup, que la crédibilité du menteurs’érode à force de mentir, mais aussi quecelui-ci, emporté par le pouvoir d’une paroledevenue autonome, perd progressivement lesmoyens de distinguer entre ce qu’il dit et cequ’il pense, entre ce qu’il raconte et ce qu’il

devrait s’efforcer de vérifier. Parceque la dynamique du mensonge an-nihile tendanciellement le rapportcritique à soi-même, elle engendreune faiblesse stratégique. HannahArendt avait prévenu: «Dans le do-maine politique, où le secret et la trom-perie délibérée ont toujours joué un rôle

significatif, l’autosuggestion représente le plusgrand danger: le dupeur qui se dupe lui-mêmeperd tout contact, non seulement avec son pu-blic, mais avec le monde réel, qui ne sauraitmanquer de le rattraper, car son esprit peut s’enabstraire mais non pas son corps.»Cette leçon philosophique, un événementrécent l’a rappelée. En France, en octobre,alors que les grèves battaient leur plein et quel’espoir était permis, les ministres se relayè-rent dans les médias pour affirmer qu’il n’yaurait pas de pénurie d’essence. A la pompe,chacun pourtant pouvait constater le con-traire. Les ministres mentaient-ils ? A leurcrédit, ces gens-là récitaient peut-être sin-cèrement leur contre-vérité, celle rédigéepour eux par leurs «écrivants» sur des fichesbristol. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, leur pa-role, leurs «éléments de langage» comme ilsdisent, se sont révélés factices, impuissants.Et ce jour-là aussi, tout le monde comprit cequ’il nous restait à faire: ne pas leur deman-der de dire la vérité, chose qu’ils sont detoute façon incapables de faire, mais conti-nuer à les faire mentir. Car pour faire appa-raître un énoncé comme mensonger, on peutcertes lui opposer des arguments, expliqueren quoi il ne correspond pas à la réalité, maison peut aussi faire autre chose: transformersi manifestement le réel que les mots s’éva-porent. Ce jour-là, fugacement, le réel avaitchangé. Et leur parole de propagande avaitexplosé comme une bulle de savon. Il est desmoments où le mensonge politique tombepour révéler ce qu’il est: sous des dehors demanipulation parfaite, une impuissance ra-dicale, une inauthenticité ridicule. •(1) Grand Jury RTL, 26 août 2010.(2) Intervention télévisée du 24 avril 2008.Auteur de «Chasses à l’homme», la Fabrique,2010.

En France, en octobre, les ministresse relayèrent pour affirmer qu’il n’yaurait pas de pénurie d’essence. A lapompe chacun constatait le contraire.Les ministres mentaient-ils?

Des membres de l’ONG Oxfam déguisés en dignitaires romains, portant les masques caricatures des leaders du G8, avant le sommet du 8 juillet 2009 à Rome. PHOTO MARCO LONGARI. AFP

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PORTRAIT LUDIVINE SAGNIER

maux» ont tout à apprendre des soi-disant «fous». Viva lamusique des sixties et tout le reste: le corps en liberté, l’enviede plaquer la modernité urbaine, l’herbe sous toutes les for-mes et un brin d’humanitaire sympa. Plus provoc peut-êtreque celle qui l’a inventée, Lily ose les mots gênants, commelorsqu’elle balance devant sa grande sœur trop sage et nor-male: «Papa voulait qu’on fasse avocat ou médecin. Ma sœur,elle a fait droit, moi médecine… du côté des malades.»Ludivine Sagnier n’a cherché à étudier, à imiter, aucuneimage toute faite de la folie. Juste s’abandonner pour fairenaître quelqu’un d’autre, toujours la même histoire et ça, ellesait faire. Elle l’a su dès qu’elle a lu le scénario. L’actrice aappelé la réalisatrice : «Ce rôle, je le veux.» Aux essais, elleavait un lumbago et un sale rhume, ne s’est pas maquillée,a enfilé une robe vieux rose assez misérable et s’est fait desmacarons dans les cheveux. Entre fantaisie et pathétique, ellea rampé aux pieds de la sublime Diane Kruger. C’était ça.Fabienne Berthaud ajoute simplement: «Je suis sûre que celumbago, c’était aussi parce qu’elle voulait tellement le rôle.»Lily hurle, souffre, rit aux éclats, fait l’amour avec les bou-tonneux du village, se baigne toute nue, met du vernis à on-gles à son dindon préféré et fourre ses doigts dans les en-trailles d’animaux décortiquées dans son «bureau».Pour Ludivine Sagnier, rien n’est difficile quand ce n’est passoi. C’est comme si le corps «suivait», naturellement. Fa-

bienne Berthaud «aime bien que Lily soit ronde»? Pas de pro-blème, elle entretient, comme un jeu, les kilos de sa gros-sesse. Il faut caresser des bestioles ? On dirait qu’elle a faitça toute sa vie, alors que l’autre jour, la vraie Ludivine Sa-gnier en avait une, une vraie limace, dans le lavabo de sa sallede bains, qui donne sur un jardin, et quand son compagnonlui a dit qu’après ce film elle ne devait pas avoir de mal à laprendre dans sa main, elle s’en est sentie incapable.«C’est pas moi qui danse, c’est pas moi qui suis à poil.» Toutesles actrices pourraient sans doute dire cela, mais la Sagnierse dédouble comme personne. Ses métamorphoses ne sem-blent pas la perturber le moins du monde, elle parle de sa«confiance absolue», de cet «oubli de soi» qui est «presquemystique». Elle dit innocemment : «Ça donne du pouvoir.»L’absolu non narcissisme des vrais acteurs, chez elle, est pal-pable. C’est par l’œil d’un réalisateur, François Ozon, qu’ellea appris qu’elle «pouvait être belle».«Ludivine, c’est l’enfance», dit Fabienne Berthaud. Et le bon-heur de jouer, Ludivine l’a aussi dans la vie paraît-il.Sa grande copine, l’actrice Julie Depardieu, parle de «l’effetéthylique» que son amie a surelle, sans besoin de subs-tance adjuvante. On imagineles fous rires qu’elles ont dûprovoquer lors de leur stagecommun de récupération despoints du permis de con-duire. Elles sont repartiesavec quatre points chacune,même si Julie a prévenuqu’elle «ne changerait rien à[sa] façon de conduire». Leurjeu de rôles préféré, mêmedans l’intimité de leur ami-tié, c’est «mère-fille», où Ju-lie est «maman» et où l’en-fant joyeux veille sur lemoral de sa copine.Mais c’est surtout avec lesimages d’elle-même commeactrice que Ludivine Sagnierjoue tout le temps. Sex-appeal incroyable qui se réinventesans arrêt, sans besoin de toujours s’enfermer dans les ca-nons de l’époque, simplicité sans formatage du discours enpromo. Julie Depardieu dit que son «intelligence de prixNobel», Ludivine sait la planquer, «ne pas en faire com-merce» – ce qui, bien sûr, confirme l’intelligence.Mais il y a autre chose encore dans cette idée d’enfance ;quelque chose qu’elle aime peut-être un peu moins, Ludi-vine. Elle qui a été une enfant dans le cinéma (pour Rappe-neau, Resnais, Pascal Thomas), elle reste toujours un peu la«petite». La petite dernière dans Huit Femmes (Ozon), l’adoénigmatique dans Swimming Pool (Ozon) ou la protégée puisla victime d’une femme de pouvoir dans Crime d’amourd’Alain Corneau. Certes, tout le monde semble vouloir la fairegrandir à l’intérieur même des films –en général par le crime,émancipateur. Mais… «Mais je suis toujours la petite», lance-t-elle comme un cri du cœur, elle qui a 30 ans passés et deuxenfants. «La petite dans le cinéma, oui. La gamine. MichelDrucker me tutoie comme quand j’étais petite.»Pour l’instant, c’est cela qu’on lui fait jouer: des femmes jeu-nes qui essaient de grandir face à des femmes-mères (Char-lotte Rampling dans Swimming Pool, Kristin Scott-Thomasdans Crime d’amour). Des enfances qui tirent en longueurvoire se sont arrêtées, comme chez Lily, où le plus importantse joue, là encore, face à des personnages féminins, une mèrequi meurt, une sœur pas en forme qui prend le relais… Desfilms sans hommes – si on met à part les étalons et autrescompagnons de jeu. Ça aide peut-être à devenir une vraie«grande». Ça crée aussi des personnages féminins éton-nants ; mais est-ce que ça… suffit ?On attend avec impatience que Michel Drucker la vouvoie.Et on pressent que lorsque cela arrivera, elle aura peu changé.Toujours prête, dans le regard d’un(e) autre, à oublier le re-gard de tous les autres. Toujours adonnée au jeu enfantin desmétamorphoses, âme et corps en même temps. Pas folle dutout, mais partante pour faire une grosse grimace à la norma-lité s’il le faut. Mens Sagnier… Et in corpore, ça oui ! •Géraldine Muhlmann est l’auteur de «Du journalismeen démocratie», Payot, 2004 et de «Une histoire politique dujournalisme XIXe­XXe siècles», Seuil, 2007.

Par GÉRALDINE MUHLMANN professeur de philosophieet de science politique à l’université Paris­II.Photo OLIVIER ROLLER

EN 7 DATES

3 juillet 1979 Naissanceà Saint­Cloud (Hauts­de­Seine). 1989­1990 Rôlesd’enfant dans les Maris, lesFemmes, les Amants dePascal Thomas, I Want toGo Home d’Alain Resnais,Cyrano de Bergerac deJean­Paul Rappeneau.2002 Huit Femmes deFrançois Ozon. 2003Swimming Pool de FrançoisOzon. 2003 La Petite Lilide Claude Miller. 2007Un secret de Claude Miller.2010 Crime d’amour d’AlainCorneau, Pieds nus sur leslimaces de FabienneBerthaud.

S ur le canapé d’un café près de la République à Paris,dans son petit pull rouge en V et son jean ajusté, elleest méconnaissable. Un peu pâlotte pour cause derhume hivernal, mince, réfléchie, soucieuse du mot

juste, Ludivine Sagnier a dit adieu à Lily en lui abandonnantses kilos, ses cheveux en bataille, et son verbe haut.Folle ou pas folle, cette Lily ? Tout le monde se le demandeen sortant de Pieds nus sur les limaces. Dans son roman, Fa-bienne Berthaud s’était inspirée de pensionnaires de la clini-que de la Chesnaie auprès desquels elle avait passé plusieurssemaines. Pour le film, elle a démédicalisé au maximum. Apart un flacon de gouttes, nulle trace de soins autour de Lily.La fidélité n’en est que plus grande aux idées de l’antipsy-chiatrie portées par Gilles Deleuze, Félix Guattari ou JeanOury, le fondateur de la clinique de la Borde, grande sœurde la Chesnaie. Pas de cases pour ranger les malades, peut-être même pas de mots. Lily «folle»? Sûrement pas. Psycho-tique? Peut-être. Malade? C’est à voir. «Elle est différente»,dit prudemment Fabienne Berthaud.Ludivine Sagnier, elle, a tout compris à ce retour presquepuriste à l’univers des années 60. Pour résumer: les «nor-

L’actrice,abonnéeaux rôles

de femmeenfant,

s’évade dela normalitédans «Pieds

nus sur leslimaces».

Ma petite folie

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