les premiers philosophes

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GEORGE THOMSON LES PREMIERS PHILOSOPHES traduit de l'anglais par Michel Chariot agrégé de l'Université Editions sociales 146, rue du Faubourg-Poissonnière, Paris (10") Service de vente : 24, rue Racine, Paris (6')

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Histoire des origines de la pensée philosophique

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Page 1: les premiers philosophes

GEORGE THOMSON

LES PREMIERS PHILOSOPHES

traduit de l'anglais par Michel Chariot agrégé de l'Université

Editions sociales 146, rue du Faubourg-Poissonnière, Paris (10") Service de vente : 24, rue Racine, Paris (6')

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The First Philosophers. Premiere édition : 1955. Deuxième édition : 1961. Troisième édition (revue) : 1972. La traduction française est faite d'après la troisième édition anglaise (Lawrence and Wishart).

La loi du II mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa I e r de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous les pays. © 1973, Editions sociales, Paris.

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A M AN OLIS GLEZOS

héros de la Résistance grecque

MâQs r, 7cpoxoTtr, y i à ~t)ùç sXï'JTspo'JÇ, y la jxâç !

En mai 1941, à l'âge de dix-neuf ans, il monte sur l'Acropole pour y arracher la swastika que les nazis y avaient plantée quelques jours auparavant à leur entrée à Athènes. Arrêté et condamné à mort, il s'évade et rejoint la Résistance. Après la guerre, il est de nouveau arrêté et en 1948 une nouvelle fois condamné à mort. En raison de la protestation mondiale sa peine est commuée en prison à vie, et en juillet 1954 il est relâché, car il est tuberculeux. En décembre 1958, il est une fois de plus arrêté.

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préface

Le deuxième volume suit le même plan que le premier. C'est lui aussi un développement de mon livre Eschyle et Athènes, traitant des progrès de l'esclavage et de la naissance de la science. Je n'ai pas tenté une étude systématique de l'esclavage, c'est une tâche réservée à une recherche collective qui puisse utiliser tous les éléments actuellement à notre disposition. Il devient de plus en plus évident qu'une telle étude ne sera jamais entreprise par des spécialistes bourgeois que leur acceptation de l'oppression coloniale rend incapables de comprendre la dégradation de l'esclave et plus encore celle du maître. J'espère pourtant que ce que j'en ai dit suffira à montrer qu'on ne peut pas comprendre la civilisation grecque sans en tenir compte.

Je n'ai pas non plus étudié les origines techniques de la science grecque. C'est là aussi un problème réservé aux spécialistes. J'ai eu pour but d'examiner les idées qui inspirent l'œuvre des philosophes de la nature, dont les travaux servent de transition entre la pensée primitive et la connaissance scientifique. L'étude de la base économique de la tragédie, dont les résultats

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sont donnés dans Eschyle et Athènes, m'a fait comprendre que mes conclusions devaient également s'appliquer aux autres productions idéologiques de la société antique. C'est pourquoi, j'examine dans le présent volume le rôle joué par la production marchande et la circulation de l'argent dans la naissance et l'évolution de la philosophie grecque. En cela, je dois beaucoup au D r Alfred Sohn-Rethel, que l'étude de Kant a indépendamment conduit aux mêmes conclusions, qu'on trouvera dans son livre Travail manuel et travail intellectuel. Non seulement il m'a autorisé à lire le manuscrit de son livre, mais, en discutant le mien, il m'a aidé à saisir pleinement la profonde signification philosophique des premiers chapitres du Capital. Le chapitre sur la Chine est un essai d'étude comparée de la philosophie grecque et de la philosophie chinoise, que j'espère continuer dans le troisième volume. J'avais l'intention de parler aussi de la philosophie indienne mais j'ai été retenu par les difficultés chronologiques de l'histoire de l'Inde. On peut espérer qu'avec la diffusion du marxisme en Inde ces problèmes seront résolus. Je dois remercier le professeur Benjamin Farrington et M. Maurice Cornforth de leurs critiques, ainsi que mes collègues de la section de philologie classique de l'université Charles de Prague, auxquels, à la suite des conversations longues et animées que nous avons eues, je dois plus que je ne saurais dire.

George THOMSON, Birmingham, janvier 1955.

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préface

Ce livre a fait l'objet de longues discussions chez les marxistes, qui, pour certains, ne sont pas encore convaincus de la justesse de sa thèse essentielle sur le rôle de la production marchande. Quelles que soient les conclusions définitives sur ce point comme sur d'autres, ce livre a, je crois, montré le besoin d'une approche moins dogmatique, plus dialectique de l'histoire de la philosophie. Dans les milieux bourgeois, qui accueillent moins bien les idées nouvelles, son influence a été plus discrète. Il semble que la plupart des professeurs d'université aient choisi soit de n'en point parler, soit (plus imprudemment) de le condamner. Mais cela n'a pas empêché les exemplaires accessibles aux étudiants dans les bibliothèques d'être cornés. De plus, dans des débats récents sur l'esclavage, certaines des idées avancées dans le chapitre IX ont été reproduites, sans indication de source il est vrai. Le volume précédent a connu le même sort, en particulier pour les chapitres sur Homère. Je prends cela pour un compliment.

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de la deuxième édition

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Les premiers philosophes

Cette édition comprend un certain nombre d'additions et de corrections que l'on trouve déjà dans les éditions allemande, russe, espagnole, tchécoslovaque mais pas dans l'édition japonaise.

George THOMSON. Birmingham, 1961.

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introduction

L'introduction du premier volume donnait un bref aperçu de l'évolution de la société de classe en Mésopotamie, en Egypte et en Méditerranée orientale, survol nécessaire à l'étude de la civilisation égéenne préhistorique. Il a paru depuis dans Vestnik drevnei istorii un schéma pour la périodisation de l'histoire de l'Antiquité dans le cadre du projet d'une nouvelle histoire universelle l. Dans l'introduction au présent volume, je me propose de reproduire sous une forme abrégée une partie de ce schéma et d'attirer l'attention sur certains points qui me paraissent mériter une réflexion supplémentaire. La partie du schéma qui nous intéresse peut se résumer comme suit. La partie de l'Histoire universelle qui traite du communisme primitif doit révéler les traits essentiels de son développement, communs à tous les peuples. Il faut que sa base, la propriété sociale des moyens de production, apparaisse clairement et il est en même temps nécessaire d'expliquer les limi-

1. Vestnik drevnei isiorii, Moscou-Leningrad, 1952, t. I.

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tes propres à ce système, qui le différencient de la propriété socialiste.

Ces limites sont dues au bas niveau des forces productives, à la petitesse et à l'isolement des communes primitives. Il convient d'analyser le progrès lent mais régulier des forces productives de manière à expliquer le passage de la commune primitive du premier type à la commune tribale.

Dans la période chalcolithique, pendant laquelle on fabrique des outils en cuivre et en pierre, nous constatons de grands progrès dans les vallées du Nil, de l'Euphrate, du Tigre et de l'Indus. C'est là que nous pouvons pour la première fois observer la dissolution du communisme primitif, le développement de l'esclavage et de la lutte de classe et la formation de l'Etat.

Dans l'évolution de la société esclavagiste, il est possible de distinguer la période initiale de l'esclavage développé. Dans la période initiale, l'esclavage est patriarcal et a pour but la satisfaction des besoins immédiats plutôt que la production de marchandises. Le commerce est faible. L'esclavage pour dette est largement répandu et il existe une classe très importante de petits producteurs, principalement composée de paysans, qui n'ont pas encore été chassés des terres. La propriété est de type oriental. L'Etat prend la forme caractéristique du despotisme et les progrès dans le domaine culturel sont lents. A l'étape de l'esclavage développé, grâce à de nouveaux progrès des forces productives, l'esclave est utilisé à produire des marchandises et il remplace le travailleur libre dans les principales sphères de la production. Les petits producteurs s'appauvrissent et avec les nouveaux progrès du commerce, des rapports monétaires et de la propriété privée, le nombre des esclaves qui sont propriété privée s'accroît et l'emporte sur les autres catégories. La forme caractéristique de l'Etat est la polis, qui connaît son apogée avec la démocratie esclavagiste. Les progrès d'ordre culturel sont rapides et conduisent à la connaissance au sens plein du terme.

En distinguant ces deux étapes, nous ne devons pas les traiter comme si un fossé les séparait. Au contraire, la société esclavagiste développée coexiste avec la société esclavagiste initiale, tout comme la société esclavagiste initiale coexiste avec le communisme primitif qui continue de régner dans de nombreuses régions voisines. Nous ne devons pas non plus nous attendre à trouver les caractéristiques mentionnées plus haut partout développées au même degré. Comme exemples

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Introduction

typiques nous pouvons citer, pour le stade initial, l'Egypte et la Mésopotamie, et pour l'étape développée, Athènes après Solon.

A considérer l'ensemble de l'histoire de la société esclavagiste, nous pouvons distinguer six périodes.

Dans la première période (xxx°-xvi e siècle avant notre ère) se forment les Etats esclavagistes d'Egypte, de Mésopotamie et de l'Indus. En Chine, à cette période, c'est-à-dire avant les dynasties des Yin et des Chang, nous observons la dissolution du communisme primitif mais pas encore de naissance d'un Etat esclavagiste. Dans la dernière partie de cette période, la formation du Royaume du Milieu en Egypte et des royaumes amorites en Mésopotamie coïncident avec l'épanouissement des civilisations égyptienne et babylonienne. Sous l'influence de ces foyers, des tribus primitives du nord de la Mésopotamie, de Syrie et de Cappadocie entrent dans l'orbite de la société esclavagiste, et il commence à se développer des formes de société de classes en Palestine, en Phénicie et dans l'Egée. En même temps, l'usage des métaux se transmet aux peuples primitifs des steppes d'Eurasie. Là, cet usage ne conduit pas à la formation d'une société esclavagiste mais à la consolidation rapide de groupes ethniques des tribus pastorales nomades. Au début de cette période, des nomades indo-européens apparaissent en Asie occidentale (les Hittites) et plus tard pénètrent jusqu'en Inde (les Aryens).

Au milieu du second millénaire, les Etats esclavagistes du Proche-Orient connaissent une crise qui a pour causes, d'une part l'extension de l'esclavage pour dette et la surexploitation des communautés villageoises, d'autre part le fait que les tribus des environs, dont les rapports primitifs ont été sapés au contact de ces grands centres, sont poussées à les envahir à la recherche de butin.

La seconde période (xvi'-vn* siècle) est marquée par l'expansion territoriale de la société esclavagiste initiale, réalisée en partie par la formation d'Etats militaires administrant de très grandes régions (l'Assyrie, la Mygdonie, le royaume hittite) et en partie par la formation de nouvelles communautés esclavagistes en Méditerranée orientale. La société esclavagiste initiale connaît son développement maximum en Crète (fin de la période minoenne) et commence à gagner la péninsule grecque (Mycènes). Plus tard, les Doriens et d'autres tribus helléniques venues du Nord-Ouest et mises en mouvement par la dissolution des rapports communautaires primitifs

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envahissent la Grèce et la Crète et mettent fin à la civilisation mycénienne. C'est le début de l'histoire grecque proprement dite, marquée par le déclin du communisme primitif, la croissance de l'esclavage et des inégalités, et par la formation de la polis. En Extrême-Orient, la dynastie des Chang est renversée au xii" siècle par les tribus Tcheou, elle est remplacée par la dynastie Tcheou, sous laquelle un Etat esclavagiste de type initial se forme dans le bassin du fleuve Jaune. Après le vra ' siècle, affaibli par la montée d'une noblesse possédant des esclaves, l'empire Tcheou se désintègre en un certain nombre d'Etats indépendants (les Royaumes Combattants).

Dans la troisième période (vn'-iv* siècle) nous voyons naître en Grèce la société esclavagiste développée, ayant pour base un progrès rapide des forces productives entraînant la croissance du commerce et l'invention de la monnaie. L'introduction de la monnaie a d'abord pour résultat une augmentation soudaine de l'esclavage pour dettes, mais dans les communautés les plus avancées ceci fut rapidement supprimé (réforme de Solon) et remplacé par l'esclavage des barbares. Cette mesure était nécessaire au développement de l'esclavage, car aussi longtemps que des hommes libres étaient susceptibles d'être réduits en esclavage, il y avait risque qu'ils s'unissent aux esclaves pour lutter contre la classe exploiteuse. La société esclavagiste s'établit autour de plusieurs foyers en Italie, en Afrique du Nord et en Espagne mais, à l'exception des colonies grecques, c'est essentiellement sous sa forme initiale. En Mésopotamie et en Egypte, certains traits de la société esclavagiste développée se manifestent déjà au moment de la conquête perse mais, dans l'ensemble, l'état initial des rapports esclavagistes se trouve maintenu sous la domination perse.

En Grèce, avec les progrès ultérieurs de la société esclavagiste développée, les petits producteurs sont ruinés et l'on assiste aux débuts de la concentration des terres. De nombreux citoyens perdent leurs terres et, n'ayant aucune possibilité d'acquérir des esclaves, ils tombent au niveau du lumpen-prolétariat. Ainsi, ayant cessé d'être une communauté civile de propriétaires fonciers possesseurs d'esclaves, la forme politique que les polis représentent cesse de correspondre au contenu social. Le résultat, c'est qu'après une période de guerre civile destructrice, les cités grecques tombent sous le joug des Macédoniens qui, précisément parce qu'ils sont moins avancés, ont conservé une paysannerie libre et prospère.

Le projet de plan poursuit en traitant des trois autres périodes

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Introduction

de l'histoire de l'Antiquité, qui sortent du cadre du présent volume.

Le schéma proposé dans ce plan est pour l'essentiel correct mais peut être critiqué sur certains points. Nous allons examiner les principaux.

Le développement de la production marchande dans les Etats esclavagistes de type initial fut plus important que ne le laisse entendre le plan. Dans plusieurs de ces Etats, le volume réel des marchandises produites pour l'exportation fut considérable, particulièrement dans le cas de la Babylonie. Mais ce commerce est resté aux mains de la classe dirigeante qui avait le contrôle de l'irrigation. A la base, il y avait le surplus abandonné sous forme de tribut par les paysans et cette classe, tout comme celle des marchands, qui servaient d'intermédiaires, est restée sous la dépendance de la classe dirigeante des propriétaires fonciers. La structure de classe de ces Etats opposait un obstacle au progrès de la production marchande et des rapports monétaires.

De plus, le plan ne parle pas de la fabrication du fer. C'est l'usage du fer qui, en élevant la productivité des petits producteurs, qu'ils soient paysans ou artisans, leur a permis de devenir indépendants. La production marchande se développe au point que l'invention de la monnaie devient possible et nécessaire et, ainsi stimulée, cette production s'élargit plus rapidement que jamais, pénètre toutes les couches de la société et sape tout ce qui reste des anciens rapports communautaires. Au nombre des marchandises les plus profitables, il y a les êtres humains, et c'est pourquoi à ce stade l'esclavage patriarcal, où l'esclave est une valeur d'usage, cède la place à un esclavage où l'esclave est une valeur d'échange, et l'esclavage commence à s'emparer sérieusement de la production.

Enfin les formes que prend la lutte de classes pendant la transition de la société esclavagiste initiale à la société esclavagiste développée ne sont pas clairement définies. A Athènes, la formation de la société esclavagiste développée ne devrait pas se placer à l'époque de Solon mais plus d'un demi-siècle plus tard, à l'époque de Clisthène. Ou plutôt, il faut considérer toute la série des événements de Solon à Clisthène comme un processus unique au cours duquel des changements graduels dans les rapports de production débouchent sur une révolution politique. C'est ce qui ressort clairement de l'exposé d'Engels sur l'évolution de l'Etat athénien, qui donne une

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image plus cohérente de ce processus que ne le fait le projet. Nous en rappelons les principaux points. En premier lieu, la clef de tout le processus c'est le progrès de la production marchande : « Les progrès de la propriété privée en troupeaux et en objets de luxe amenèrent des échanges entre les particuliers, la transformation des produits en marchandises. Et c'est en cela que réside le germe de tout le bouleversement qui va suivre. Dès que les producteurs ne consommèrent plus eux-mêmes directement leurs produits, mais s'en dessaisirent par l'échange, ils en perdirent le contrôle. Ils ne surent plus ce qu'il en advenait, et il devint possible que le produit fut employé quelque jour contre le producteur, pour l'exploiter et l'opprimer. C'est pourquoi aucune société ne peut, à la longue, rester maîtresse de sa propre production, ni conserver le contrôle sur les effets sociaux de son procès de production, si elle ne supprime pas l'échange entre les individus.

« Mais les Athéniens devaient apprendre avec quelle rapidité, une fois né l'échange entre individus et du fait de la transformation des produits en marchandises, le produit établit sa domination sur le producteur. Avec la production marchande apparut la culture du sol par des particuliers pour leur propre compte, et bientôt, du même coup la propriété foncière individuelle. L'argent vint également, marchandise universelle contre laquelle toutes les autres étaient échangeables 2 . » Engels poursuit par la description des réformes de Solon. Elles ont pour effet d'affaiblir, mais non de détruire, l'ancienne organisation gentilice. Son élimination définitive n'a lieu que vers la fin du siècle grâce aux nouveaux progrès de la production marchande, au développement nouveau de l'esclavage et à la montée d'une classe indépendante de marchands :

« La fortune mobilière, la richesse monétaire et la richesse en esclaves et en navires augmentaient toujours, mais elles n'étaient plus un simple moyen d'acquérir des biens-fonds, comme aux temps primitifs et bornés; elles étaient devenues un but en soi. Ainsi, dans la nouvelle classe de riches industriels et commerçants avait grandi une rivale victorieuse de l'ancienne puissance aristocratique; mais d'autre part, les restes de l'ancienne organisation gentilice avaient perdu leur dernière base... Pendant ce temps, les luttes de partis suivaient leur cours; la noblesse tâchait de reconquérir ses anciens privilèges

2. ENGELS : L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions sociales, 1972, p. 120.

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Introduction

et reprit pour un temps le dessus, jusqu'à ce que la révolution de Clisthène (509 avant notre ère) la renversât définitivement, mais avec elle aussi le dernier vestige de l'organisation genti-lice 3. » Et puis, après la description de la « révolution de Clisthène », Engels écrit : « Le rapide épanouissement de la richesse, du commerce et de l'industrie montre combien l'Etat, dès lors parachevé dans ses traits essentiels, répondait à la nouvelle condition sociale des Athéniens. L'antagonisme de classes sur lequel reposaient les institutions sociales et politiques n'était plus l'antagonisme entre nobles et gens du commun, mais entre esclaves et hommes libres, entre métèques et citoyens 4 . » Tel est le processus qui commande l'histoire de la philosophie grecque. Anaximandre manifeste le même point de vue de classe que Solon. Pythagore exprime la conception de la « nouvelle classe de riches commerçants et industriels » pendant la brève période où le conflit de classe entre la noblesse et les roturiers semble résolu. Heraclite exprime, lui, le point de vue de la vieille noblesse, mais modifié pour la situation nouvelle. Dans l'œuvre de leurs successeurs, à partir de Parménide, nous pouvons reconnaître le développement ultérieur de la lutte de classe parmi les citoyens, conditionné par l'antagonisme fondamental entre hommes libres et esclaves.

3. ENGELS : L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions sociales, 1972, pp. 124-125. 4. Ibid., p. 127.

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première partie le monde tribal

L'homme est l'aide et l'interprète de la nature. Il ne peut agir et comprendre que dans la mesure où par son travail et son observation il a réussi à apercevoir l'ordre de la nature. Il ne possède aucune autre connaissance, aucun autre pouvoir.

BACON : La Grande Instauration, 1620.

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langage et pensée

1. Les animaux et l'homme.

« La condition première de toute histoire humaine est naturellement l'existence d'êtres humains vivants. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu'elle leur crée avec le reste de la nature l », écrivent Marx et Engels dans leur premier exposé complet du marxisme. < La pensée et la conscience », devait écrire Engels plusieurs années plus tard, « sont des produits du cerveau humain 2 ». La vérité de ces propositions est si claire qu'on pourrait presque croire qu'elle est évidente; et pourtant les philosophes ont entassé volume sur volume afin de la nier, de la déformer, de l'obscurcir.

Platon dans l'un de ses dialogues place dans la bouche de Protagoras une fable touchant l'origine de l'homme 3. Les êtres vivants furent créés par les dieux avec de la terre et du feu. Après leur création, Prométhée et son frère Epiméthée leur dispensèrent les propriétés qui leur convenaient, donnant des sabots, des ailes ou des habitations souterraines, afin que chaque espèce puisse assurer sa défense, les couvrant de fourrures et de peaux pour les protéger du froid; décidant que

1. MARX-ENGELS : L'idéologie allemande, Editions sociales bilingue, 1 9 7 2 , pp. 5 5 - 5 7 . 2 . ENGELS : Anti-Diihring, 1 9 7 2 , p. 6 8 . 3 . PLATON : Protagoras, 3 2 0 . (Voir éd. Budé, texte et traduction, les Belles Lettres, Paris.)

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Les premiers philosophes

certains seraient la proie naturelle d'autres espèces mais assurant en même temps leur survie en les rendant exceptionnellement prolifiques. Tout ceci fut accompli par Epiméthée sous la direction de son frère, mais à la fin de sa tâche il devait s'apercevoir qu'il avait par inadvertance dispensé aux animaux toutes les facultés qu'il avait à sa disposition, n'en laissant aucune pour l'homme. Pour que l'homme ne s'éteigne pas, Prométhée lui donna le feu. Il s'agit d'un mythe. La question de savoir ce qu'est un mythe sera posée plus tard. Aucun mythe n'est vrai sous la forme où il se présente, mais beaucoup de mythes contiennent des vérités. Dans le cas présent, l'homme n'a pas reçu le feu en cadeau de Prométhée ou d'aucun autre dieu. Il l'a découvert lui-même par ses propres moyens. Les Grecs eux-mêmes le savaient, car ils tenaient Prométhée pour un symbole de l'intelligence humaine. En outre ils savaient que l'intelligence n'était pas dissociable d'une autre faculté, tout aussi spécifiquement humaine, le langage. L'homme diffère des animaux en ce qu'il possède le logos, qui est la raison, l'entendement, mais aussi la parole. C'est cela qui a fait de lui le seigneur de la création et le maître de la nature, plus rapide que l'aigle et plus fort que le lion. Comment l'a-t-il obtenu ? La réponse donnée par le mythe c'est qu'il l'a obtenu parce qu'il manquait de ces attributs corporels, offensifs et défensifs, que les autres animaux possédaient. Ne les ayant pas, il risquait de disparaître et fut ainsi obligé d'évoluer comme il l'a fait. Cette explication, le cœur même du mythe, est une vérité scientifique. D'une façon générale, les diverses formes de la vie animale ont évolué sur une très grande période par sélection naturelle, au cours de laquelle elles se sont différenciées en s'adaptant, avec plus ou moins de succès, à des milieux différents et à des changements successifs de milieu. Non seulement les climats sont différents en différentes parties de la terre, mais partout ils ont connu une longue série de modifications plus ou moins profondes. Aucune espèce animale n'est jamais parfaitement adaptée à son milieu, car ce milieu se modifie; et une espèce qui s'est exceptionnellement bien adaptée aux conditions d'une époque donnée peut plus tard être défavorisée pour cette raison même, tandis que d'autres espèces, moins complètement spécialisées, se développent et se multiplient. L'homme fait partie des primates, l'ordre le plus élevé des animaux, qui comprend, en plus de lui, les singes Les autres

4 . L E G R O S CLARK, W . E . , History of the Primates, 1 9 5 3 , Londres, pp. 7 - 3 1 .

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Le monde tribal

ordres de mammifères sont les carnivores, comprenant le chien et le chat, et les ongulés, comprenant le cheval et la vache. Les premiers mammifères vivaient dans les arbres. De ce groupe originel les ongulés et les carnivores se sont séparés en s'adaptant diversement à la vie sur le sol. Perdant les articulations fines de leurs membres, ils ont appris à se tenir fermement et à se déplacer rapidement à quatre pattes et il leur vint plusieurs organes pour l'attaque et la défense, tels que des cornes, des sabots, des défenses, des dents pour mâcher l'herbe ou déchirer la chair, et de longs museaux pour sentir de loin. Toutefois un autre groupe, les ancêtres des primates, restait dans les arbres et préservait ainsi pour l'essentiel la structure primitive des mammifères. Leurs conditions de vie exigeaient une bonne vue plutôt qu'un odorat développé, de l'agilité et de l'astuce plutôt que de la vitesse et de la force, et leur nourriture composée de fruits et de feuilles n'exigeait pas une très forte denture. Leur museau devait diminuer tandis que les yeux permettaient progressivement une vision stéréo-scopique complète. Les griffes diminuent pour n'être plus que des ongles aplatis placés sur des coussinets sensibles; les doigts deviennent plus souples, le pouce et le gros orteil s'opposant aux autres pour permettre de saisir et de manier de petits objets; et finalement, en liaison avec ces progrès, le cerveau devient plus gros et plus complexe. Puisque la fonction du cerveau consiste à contrôler les autres organes dans leur interaction avec le monde extérieur, c'est le seul organe dont le développement n'entraîne pas le risque d'une spécialisation trop poussée. Ainsi l'évolution des primates ne diminue pas mais augmente leurs possibilités d'adaptation. Les plus proches parents vivants de l'homme sont les singes anthropoïdes. Il se distingue d'eux par sa station debout et sa démarche dressée et par son cerveau plus gros. Par certains traits il est, en fait, plus primitif qu'eux. Les longs bras, les courtes pattes, les arrière-trains étroits, les pouces atrophiés sont des modifications relativement récentes dues à leur habitude de se balancer de branche en branche 5 . Ces traits sont absents des types fossiles retrouvés au Kenya, dont on pense que les grands anthropoïdes actuels descendent, comme ils sont absents de l'australopithèque d'Afrique du Sud. Il s'agit là d'un groupe assez proche de types fossiles qui ont des cerveaux relativement peu développés et des mâchoires relativement fortes, comme les singes, mais qui ressemblent à

5. L E GROS CLARK, W . E . , History of the Primates, 1 9 5 3 , Londres, pp. 3 3 - 3 4 .

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l'homme, non seulement par l'absence des caractères précédemment cités, mais aussi par leur démarche dressée qui montre qu'ils avaient l'habitude de marcher en terrain découvert. La géologie le confirme qui suggère que la région où ils vivaient n'était pas très boisée. Possédaient-ils des outils? La question n'est pas encore tranchée 6 . Plus importants encore sont les restes du pithécanthrope, surtout ceux trouvés à Pékin. Là encore le cerveau est relativement petit et le crâne a beaucoup des caractères simiens mais le corps a forme humaine. On a montré que ces hommes habitaient des cavernes, chassaient le renne, fabriquaient des outils de quartz et connaissaient bien l'usage du f eu ' . Il semble donc que dans la différenciation de l'homme et des animaux la première étape fut franchie lorsque, pour répondre à une modification du milieu qui n'a pas encore été précisée, certains singes abandonnèrent leurs habitudes de vie dans les arbres et se mirent à vivre sur le sol. C'est ce que les premiers ancêtres des carnivores et des ongulés avaient fait des millions d'année auparavant. Mais lorsque l'homme suivit leur exemple, il le fit à un stade beaucoup plus élevé de l'évolution, et, partant, les conséquences du changement furent très différentes. Nous avons vu qu'il possédait déjà un cerveau supérieur à celui de n'importe quel autre animal; et en apprenant à marcher sur le sol, il s'engageait dans, un mode de vie qui liait sa seule chance de survie à de nouveaux progrès de son cerveau. Ce qui nous rappelle un autre mythe : « Manquait encore le chef-d'œuvre, la fin De tout ce qui était déjà : une créature Qui ne soit pas sauvage ni courbée à terre comme les autres Mais qui dotée de la sainte raison Redresse sa stature et debout, le front serein, Dirige tout, se connaissant soi-même... 8 »

2. Le cerveau et la main.

Les animaux font partie de la nature. L'interaction qui se produit entre eux et leur milieu est, de leur part, entièrement

6. L E G R O S CLARK, W . E., History of the Primates, 1 9 5 3 , Londres, pp. 6 3 - 6 5 . 7 . Ibid., pp. 8 0 - 8 3 ; voir aussi P E I WEN-CHUNG « New light on Peking Man », in China Reconstructs, t. 3 - 4 , p. 3 3 . 8 . MILTON : Paradis perdu, chant 7 , v. 5 0 5 . (Trad. P. Messiaen, t. 2 , p. 7 6 , éd. bilingue, Aubier. Ed. Montaigne, Paris, 1 9 5 5 . )

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passive; c'est une adaptation. Sur ce point il n'y a pas de différence qualitative entre eux et les premières formes de la vie organique. Il est exact qu'ils agissent en retour sur la nature comme lorsque la flore d'une région est transformée par les déprédations de troupeaux d'herbivores; mais les animaux ne sont pas plus conscients de ce qu'ils font que les fleuves qui creusent des vallées sur leur parcours. Ruches, nids d'oiseaux et barrages de castors ne font pas exception. De telles conduites sont des formes d'adaptation transmises par hérédité biologique. Toutefois il y a des différences de degré entre les animaux inférieurs et les supérieurs. Leurs possibilités d'adaptation sont plus ou moins grandes. Les primates non-humains, les plus évolués des animaux, doivent leur supériorité au fait que, grâce à la taille relativement importante de leur cerveau, rendue possible par le manque de spécialisation des autres organes, ils sont devenus de tous les animaux les plus capables d'adaptation. Ils purent évoluer de cette façon parce qu'ils vivaient dans les arbres qui leur procuraient une nourriture facile et les protégeaient de leurs ennemis.

Lorsque les premiers ancêtres de l'homme délaissèrent ces avantages naturels, ce fut dans l'évolution de la vie organique le début d'une nouvelle étape pendant laquelle la relation entre l'animal et la nature devait subir un changement qualitatif. Si l'on considère les dents, les bras, les jambes, ces premiers ancêtres étaient totalement désarmés; et s'ils n'avaient dû compter que sur eux, ils auraient certainement disparu. Mais ils étaient dotés d'un cerveau qui, plus petit certes que le nôtre, dépassait celui des singes anthropoïdes; de plus, grâce à leur position debout, ils possédaient deux mains qui, dirigées par le cerveau, leur permettaient d'adapter consciemment la nature à leurs besoins ou bien simplement de s'adapter eux-mêmes aux conditions naturelles. A la différence des animaux, l'homme « se connaît soi-même » et, partant, sa relation à la nature n'est pas passive mais active, c'est une relation sujet-objet. Comme Engels l'a écrit : « En bref, l'animal utilisé seulement la nature extérieure, et provoque en elle des modifications par sa seule présence. Par les changements qu'il y apporte, l'homme l'amène à servir ses fins, il la domine 9. »

Ayant fait reposer tout le poids de son corps sur ses pieds, l'homme perdit la préhension de ses doigts de pied, mais, les mains une fois libres, ses doigts devinrent capables des mou-

9. ENGELS : Dialectique de la nature, Editions sociales, 1971, p. 180.

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vements les plus délicats. La transformation se fit par étapes. La nouvelle position eut pour premier effet d'alléger le travail des mâchoires en permettant aux mains désormais de déchirer et d'écraser la nourriture ou tout autre chose. Les mâchoires diminuèrent, laissant ainsi de la place pour une nouvelle croissance du cerveau; et le cerveau se développant, il put soumettre les mains à un contrôle de plus en plus précis. C'est dans ce progrès parallèle de la main et du cerveau qu'il nous faut chercher l'origine physiologique des deux caractéristiques fondamentales de l'homme : l'usage des outils et le langage. Les autres primates savent manipuler les objets naturels et même les utiliser comme projectiles; mais seul l'homme a appris à les modifier pour en faire des outils. La fabrication d'outils exige à la fois habileté manuelle et intelligence, ou plutôt, nous Talions voir, une intelligence de type nouveau, inséparable du langage. Or, les organes moteurs de la main et les organes de la parole sont dirigés à partir de deux zones adjacentes du cerveau 1 0 . C'est la raison pour laquelle nous trouvons fréquemment ce qu'on appelle un « transfert » d'une zone à l'autre. Les enfants qui apprennent à écrire tirent la langue ou même prononcent les mots à haute voix, tendus qu'ils sont dans l'effort nécessaire au contrôle des mouvements de la main; et, inversement, ils ont tendance, en parlant, à gesticuler plus librement que les adultes. Ce sont des comportements primitifs. La gesticulation chez les sauvages est complexe et abondante. Dans certaines langues, elle est si étroitement liée à la parole que les mots ne sont pas capables de rendre leur pleine signification sans le geste approprié 1 1 . Il suffit à vrai dire que nous nous regardions parler pour constater que le « transfert » n'a jamais complètement disparu. Cette constatation nous permet de supposer que les activités manuelles des premiers hommes s'accompagnaient dans une plus ou moins grande mesure et proportionnellement à leur difficulté, d'une activité réflexe des organes de la parole. Par la suite, lors du travail collectif, ces activités vocales furent consciemment développées comme moyen de direction des activités manuelles; et finalement elles devaient devenir à elles seules un moyen de communication, que complètent des mouvements réflexes de la main.

1 0 . WINTON F . R . et BAYLISS L. E. : Human Physiology, 3 E éd. Londres, 1 9 4 8 , pp. 4 3 2 - 4 3 3 . 1 1 . THOMSON G . : Studies in Ancient Greek Society, vol. 1. « The Prehistoric Aegean », 2 ° éd., Londres, 1 9 5 4 , p. 4 4 6 , note 3 . CASSIRER Ernst : La philosophie des formes symboliques, Editions de Minuit, 1 9 7 2 , t. 1 , p. 1 2 7 .

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3. La conscience.

Au cours de l'évolution, les diverses formes de la vie animale se sont adaptées, dans leurs structures et leurs fonctions, aux changements de leur milieu naturel. Et les formes supérieures se distinguent des autres par la taille et le fonctionnement complexe de leur cerveau, qui les rend capables de réagir à leur milieu avec plus de souplesse : en un mot, elles sont plus intelligentes. Assimiler intelligence et puissance cérébrale peut paraître une évidence, et pourtant il faut y insister, sous peine de voir l'intelligence là où elle n'est pas. Certaines espèces d'abeilles, de guêpes, de fourmis et de termites vivent en sociétés hautement organisées et qui se comportent avec tant d'intelligence apparemment qu'on les a souvent comparées à la société humaine. En y regardant de près, toutefois, nous découvrons que leur prétendue intelligence ne repose aucunement sur la puissance cérébrale mais sur une division complexe de fonctions purement physiologiques. Ces fonctions chez les animaux supérieurs, à l'exception de la reproduction sexuelle, se retrouvent en chaque individu de l'espèce; chez les insectes cités, elles sont réparties et coordonnées en un système de conduites qui ressemble superficiellement aux relations sociales mais qui en diffère par l'absence de l'activité que nous appelons la production 1 2 . De même, les migrations d'oiseaux révèlent un sens de l'orientation qui, s'il était une réussite de l'intelligence, dépasserait l'homme, mais ce n'est en fait rien de plus qu'une forme élémentaire et peu économique d'adaptation physiologique au milieu.

On pourrait dire que le fonctionnement du cerveau est lui aussi un processus physiologique. Cela est vrai, mais de tous les processus de ce genre c'est le plus subtil et le plus achevé. C'est un instrument qui permet aux membres d'une espèce de réagir à leur milieu en tant qu'individus. Placés dans une situation difficile, différents individus d'une même espèce y font face avec plus ou moins de réussite en se servant de leur cerveau. On peut le constater en observant la conduite des mammifères supérieurs. Dans la même situation, deux volatiles quelconques vont se comporter de la même façon; mais certains

12. WHEELER W. M. : The Social Insects, Londres, 1928, p. 308. P R E NANT Marcel : Biologie et marxisme, Editions Hier et Aujourd'hui, 1948, chap. 9, pp. 244-246.

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chiens sont nettement plus intelligents que d'autres. Ces différences individuelles sont encore plus évidentes chez les singes. Grâce à leur cerveau, les primates non humains sont, pour ainsi dire, au bord d'une relation active avec leur milieu. Mais ils ne savent pas parler. La parole n'appartient qu'à l'homme. La différence ne tient pas à la structure des organes vocaux. La plupart des singes ont un large éventail de sons qui suffirait largement à une langue. Ils babillent abondamment et leurs cris expriment sans aucun doute, mais seulement des attitudes passives ou subjectives, la faim, la souffrance, la peur, la colère, le désir, le contentement. Ils sont incapables de se servir des sons comme de mots désignant un objet 1 3 . Et puisqu'ils ne peuvent pas exprimer d'idée par un langage, nous pouvons en déduire qu'ils ne peuvent former aucune idée claire dans leur tête. Incapables de parole ils sont également incapables de pensée.

En tant qu'organe de contrôle du corps, le cerveau reçoit des informations des autres organes, les yeux, les oreilles et les mains par exemple, et les coordonne de manière à commander la réponse qui convient. Son pouvoir coordinateur dépend de la complexité de sa structure. Or, si l'on compare le cerveau humain et celui d'un singe, on voit que ce qui s'est le plus développé c'est le cortex, qui contrôle le système nerveux supérieur, langage compris. On devrait donc pouvoir apprendre quelque chose touchant le mécanisme physiologique du langage et de la pensée en étudiant les conduites des animaux supérieurs. Cette étude fut entreprise il y a plus de cinquante ans par Pavlov, qui fit une série d'observations dans des conditions bien précises. Les résultats, formulés dans sa théorie des réflexes conditionnés, ont prouvé la justesse de la théorie marxiste de la conscience et plus particulièrement de la théorie léniniste du reflet 1 4 . Dans les milieux bourgeois l'importance de son œuvre est reconnue par les physiologistes, mais nos psychologues et nos philosophes persistent à l'ignorer. Le sujet est trop technique pour être traité ici autrement qu'en

1 3 . KÖHLER Wolfgang : The Mentality of Apes « L'intelligence des singes supérieurs », P . U . F . , 1 9 7 3 , p. 2 9 1 . 1 4 . LÉNINE : Matérialisme et Empiriocriticisme, chap. 1 , Œuvres, t. 1 4 ; Lénine écrivit en 1 8 9 4 : « On ne saurait raisonner sur l'âme sans avoir expliqué, en particulier, les processus psychiques : ici le progrès doit consister précisément à rejeter les théories générales et les constructions philosophiques sur la nature de l'âme humaine et à savoir placer sur un terrain scientifique l'étude des faits caractérisant les divers processus psychiques ». (Ce que sont les amis du peuple, Œuvres, t. 1 , p. 1 5 9 . )

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termes généraux qui donnent une base suffisante à l'argumentation qui suivra. Un réflexe, dans le sens où Pavlov emploie le terme, est une réaction à une excitation. Lorsqu'on introduit dans notre bouche de la nourriture elle se trouve enrobée de salive qui la lubrifie et la rend ainsi plus facile à avaler. Par une série d'observations systématiques faites sur des chiens, Pavlov a montré que le contact de la nourriture avec la bouche provoque une réaction en chaîne qui, par les fibres nerveuses, va au cerveau et revient à la bouche où elle déclenche le travail des glandes salivaires.

Les réflexes sont conditionnés ou absolus. L'exemple qu'on vient de donner était un réflexe absolu. Un réflexe absolu est inné. Les conditions nécessaires à sa mise en place existent chez tout individu normal de l'espèce dès la naissance. Un poussin n'apprend pas à picorer : un enfant n'apprend pas la succion. Ce sont là des réflexes absolus. Ils correspondent en gros à ce que les psychologues appellent des instincts, qui sont des groupes mal définis de réflexes. La différence c'est que pour un psychologue un instinct est un processus dont la nature réelle est inconnue, tandis que lorsqu'un neurologue parle d'un réflexe, il désigne un processus qui peut s'étudier comme tout autre phénomène matériel. Des deux, le terme réflexe l'emporte, car, ainsi que l'a dit Pavlov, « il possède depuis le début une connotation strictement scientifique 15 >.

On peut faire saliver sans contact matériel. Comme nous le savons tous, la vue ou l'odeur de la nourriture suffisent quelquefois à nous mettre « l'eau à la bouche ». Un réflexe de ce genre est conditionné. Il existe certains spectacles ou certaines odeurs que nous avons appris à associer à la nourriture. Que voulons-nous dire par « appris » ? L'un des chiens de Pavlov fut nourri à intervalles réguliers et une fois qu'il y fut habitué, on fit sonner une cloche, juste avant qu'on lui donne à manger. Le son était devenu l'excitant, conformément aux conditions créées par l'expérience. A l'étape suivante, on sonnait la cloche mais sans donner de nourriture et, au bout d'un certain temps, la salivation cessa. Il y avait eu inhibition : c'est-à-dire qu'une excitation contraire avait été créée, correspondant aux conditions nouvelles et le réflexe préalablement formé fut supprimé. Pavlov montra que ces réflexes conditionnés ne se produisaient qu'avec un cortex fonctionnant bien. D'autres travaux ont con-

15. PAVLOV : Les réflexes conditionnés, article « Etude objective de l'activité nerveuse supérieure des animaux », Masson, 1962, p. 273.

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firme ses conclusions et l'étude des processus nerveux concernés a progressé. On vient de dire que contrairement aux réflexes absolus, qui sont innés, les réflexes conditionnés sont acquis. La distinction n'est pas absolue. Elle ne vaut que pour la vie d'un individu, non pour l'évolution de l'espèce. L'habitude de la succion, qui caractérise les petits des mammifères, est innée chez l'individu et l'a été pour d'innombrables générations d'individus mais elle fut néanmoins acquise par les premières espèces de mammifères lorsqu'elles se distinguaient de l'étape précédente où les mammifères n'existaient pas. Au cours de l'évolution, des réflexes conditionnés sont devenus absolus. C'est l'acquisition de ces réflexes, ainsi que la chaîne de leurs effets sur la structure de l'organisme tout entier, de la sélection naturelle, qui constitue le processus de l'évolution. Lyssenko, dont les vues concordent pleinement avec celles de Pavlov, a présenté les choses de la façon suivante : « Les modifications de l'hérédité, l'acquisition de qualités nouvelles et leur renforcement ainsi que leur multiplication dans une série de générations suivantes, sont toujours conditionnés par les conditions de la vie de l'organisme. L'hérédité se transforme et se complique par l'accumulation des caractères et propriétés nouveaux acquis par les organismes au cours d'une série de générations 1 6 . » L'apparition des premiers invertébrés sur la terre remonte à plus de 500 millions d'années, celle des poissons, à près de 400, des reptiles à environ 250, des mammifères à moins de 200, celle de l'homme à 1 million d'années 1 7 . Ces chiffres nous montrent que le taux d'accumulation des caractères nouveaux augmente lorsque nous gravissons l'échelle de l'évolution, au sommet de laquelle se trouve l'homme, ce seigneur parvenu. Son apparition est marquée par une telle accélération de l'évolution qu'il faut pour l'expliquer y voir le résultat d'un changement qualitatif. C'est le grand mérite de Pavlov de montrer comment il est possible d'analyser ce changement en étudiant le fonctionnement réel du cerveau.

L'ensemble des réflexes, conditionnés et absolus, chez un animal donné constitue une unité organique du type appelé premier système de signalisation par Pavlov. C'est le système qui caractérise les animaux, et qui est plus ou moins développé selon leur niveau d'évolution. Chez l'homme il devient

1 6 . LYSSENKO : « La situation dans la science biologique », Session de l'Académie Lénine des Sciences agricoles de W.R.S.S., juillet-août 1 9 4 8 , pp. 5 2 - 5 3 . Compte rendu sténographique, Moscou. Editions en langues étrangères, 1 9 4 9 . 1 7 . L E G R O S CLARK, ouv. cité, pp. 1 3 - 1 6 .

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si complexe qu'il crée la base de réflexes d'un type absolument nouveau, qui, fonctionnant en liaison avec les autres, constituent le deuxième système de signalisation. Un des élèves de Pavlov a réalisé l'expérience suivante 1 8 . On applique un courant électrique sur le doigt d'un enfant. L'enfant retire son doigt. L'opération se répète. Au bout d'un certain temps, avant d'envoyer le courant, on sonne une cloche; après répétitions l'enfant retire le doigt au son de la cloche. Ensuite, au lieu de sonner la cloche, l'expérimentateur prononce le mot « cloche », et l'enfant retire le doigt dès qu'on prononce le mot. Puis, au lieu de prononcer le mot, il le montre écrit sur un carton, l'enfant retire son doigt à la vue du mot. Enfin on fait retirer son doigt à l'enfant à la simple pensée d'une cloche. Les résultats sont confirmés par des centaines d'expériences réalisées dans tous les pays du monde 1 9 . L'expérience précédente commençait par un réflexe absolu : le retrait du doigt en réponse à l'excitation que provoque le courant électrique; on passait ensuite à un réflexe conditionné, le retrait du doigt au son d'une cloche. Ce n'était que des réactions passives, naissant d'associations extérieures. Mais lorsque l'enfant réagit au son, à la vue, à l'idée du mot, les réactions sont d'un ordre différent. Dans ces cas-là, par l'utilisation du mot, l'enfant généralise activement, « électivement ». Le mot n'est plus un simple signal comme les autres; c'est un « signal de signaux ». Pavlov écrit : « Le mot est pour l'homme une réaction conditionnée au même titre que toutes les autres réactions qu'il possède comme les animaux. En même temps, cette réaction est plus complexe que, toute autre, et de ce point de vue ne peut se comparer, qualitativement ou quantitativement, aux réactions conditionnées des animaux. Les mots, qui sont liés à toute la personnalité, à toutes les excitations internes

18. HOLLITSCHER W. : « The Teachings of Pavlov » in Communist Review, 1953, p. 23. 19. Me PHERSON : « Recent Advances in Conditioned Reflexes », Actes de la Société pour les relations culturelles avec VU.R.S.S., section scientifique, 1949, p. 12. 20. HOLUTSCHER W. : art. cité, p. 21. La théorie pavlovienne des réflexes conditionnés se fonde sur Descartes (PAVLOV : Œuvres choisies, éd. du Progrès, Moscou, 1954, p. 184). On en trouve aussi l'anticipation chez SPINOZA, Ethique, 2 e partie, prop. 18 : « Si le corps humain a été affecté une fois par deux ou plusieurs corps simultanément, sitôt que l'Ame imaginera plus tard l'un d'eux, il lui souviendra aussi des autres... Nous connaissons clairement par là, pourquoi l'Ame, de la pensée d'une chose, passe aussitôt à la pensée d'une autre qui n'a aucune ressemblance avec la première, comme par exemple un Romain, de la pensée du mot pomum, passera aussitôt à la pensée d'un fruit

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et externes qui affectent le cortex cérébral, désignent ces excitations, les remplacent, et font réagir l'organisme comme s'il s'agissait des excitations originelles 2 0 . » Ainsi l'homme s'est créé, sur la base du premier système de signalisation, qu'il a en commun avec les animaux, un second système de signalisation, que nous appelons le langage. Celui-ci diffère de l'autre en ce que son excitation caractéristique n'est pas un phénomène naturel objectif agissant sur les organes des sens, mais un son artificiel auquel des rapports sociaux donnent valeur subjective. « La parole, dit Marx, est la réalité directe de la pensée 2 1 . » Il est vrai qu'on peut apprendre à penser aux sourds-muets en utilisant un langage fait de signes, qui remplace la parole, mais seulement si leur cortex est normal. La pensée est un processus interne qui a lieu sur la base des mouvements corticaux normalement produits par l'acquisition de la parole, et qui se manifeste extérieurement par le moyen de la parole, ou bien de l'écriture, qui est la forme visible de la parole. La parole et la pensée reposent toutes deux sur un processus complexe de synthèse et d'analyse qui se réalise grâce au réseau serré des liaisons nerveuses corticales. On peut juger de la complexité du processus en songeant que la plus récente machine à calculer comprend 23 000 relais, alors que le cortex humain comprend presque 15 000 000 000 de cellules 2 2 . Nous ne faisons qu'entrevoir le fonctionnement de ce système, mais ses caractéristiques générales deviennent claires. Ainsi que Plé-khanov l'a dit, « la conscience est un état interne de la matière 2 3 » . Pour le premier système de signalisation les excitations sont provoquées par des phénomènes naturels qui en de certaines conditions fixent des réflexes conditionnés. Les mots sont aussi des excitations matérielles mais d'une autre nature. Tout d'abord, comme nous l'avons déjà noté, la forme matérielle d'un mot n'est pas fixée par la nature mais par une

qui n'a aucune ressemblance avec ce son articulé; n'y ayant rien de commun entre ces choses, sinon que le corps de ce Romain a été souvent affecté par les deux, c'est-à-dire que le même homme a souvent entendu le mot pomum, tandis qu'il voyait le fruit, et ainsi chacun passera d'une pensée à une autre, suivant que l'habitude a en chacun ordonné dans le corps les images des choses ». (Trad. Ch. Ap-puhn, éd. Garnier-Flammarion, t. 3 , p. 9 6 . ) 2 1 . STALINE : A propos du marxisme en linguistique, Editions de la Nouvelle Critique. 2 2 . YOUNG : Doubt and Certainty in Science, Londres, 1 9 2 8 , p. 3 7 . 2 3 . LÉNINE : Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, t. 1 4 , p. 8 7 .

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société. La même remarque vaut pour le contenu. Le mot « cloche » signifie, en plus d'un son de cloche, la forme d'une cloche et la fonction d'une cloche, et pas seulement de telle ou telle cloche, mais de toute cloche; la signification du mot englobe toutes les propriétés communes séparées par abstraction des propriétés concrètes de cloches particulières. Des mots, « signaux de signaux », Pavlov écrit : « Ils représentent une abstraction de la réalité et permettent des généralisations, ce qui constitue notre forme supérieure de pensée, complexe, spécifiquement humaine, et qui rend possible une expérience humaine commune d'abord et puis la science elle-même, c'est-à-dire l'instrument qui peut perfectionner l'attitude de l'homme face à son milieu et à lui-même 2 4 . » En second lieu, comme l'observation précédente de Pavlov le suggère, le mot sert à organiser nos impressions sensorielles, non seulement par rapport à nos précédentes impressions de même ordre, mais par rapport à l'expérience collective de la société accumulée et transmise par le langage. La conscience humaine est bien plus qu'une simple relation entre l'individu et son milieu naturel; elle est, même en ses manifestations les plus simples, un produit social : la relation entre une société et son milieu telle qu'elle se réfléchit chez un individu. On a constaté que lorsqu'un petit enfant dessine ou peint un objet il a tendance à négliger les parties qu'il ne peut nommer; de même, des personnes nées aveugles et guéries par la suite ont du mal au début à distinguer les formes et les couleurs les plus faciles 2 5 . Dans les deux cas certains traits ne sont pas enregistrés parce qu'ils n'ont pas encore acquis, pour celui qui les observe, valeur sociale.

Comme l'a écrit Marx : « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience 2 6 . »

4. La coopération.

Caractéristique aussi des animaux supérieurs, et lié au développement du cerveau, est l'allongement de la période qui précède

2 4 . HOLLITSCHER : art. cité, p. 2 3 . 2 5 . YOUNG : ouv. cité, p. 9 1 . 2 6 . MARX : Contribution à la critique de l'économie politique, Edit, sociales, 1 9 7 2 , p. 4 .

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la maturité 27. La plupart des ongulés grandissent vite. Un jeune bubale peut suivre sa mère quelques heures après sa naissance, un jeune éléphant quand il a deux jours. Quant aux carnivores, ils naissent sans défense et ne deviennent indépendants qu'au bout de plusieurs mois. Chez les primates, le gibon s'accroche au corps de sa mère pendant plusieurs mois, l'orang-outan passe le premier mois sur le dos de la sienne puis apprend lentement à marcher, devient indépendant vers trois ans, adulte à 10 ou 11. Il faut environ un mois au petit de l'homme pour apprendre à fixer son regard et il marche rarement avant un an.

Non seulement les primates grandissent moins vite que les mammifères inférieurs, mais de tous leurs organes le cerveau a la croissance la plus lente 28. Chez l'homme le décalage est encore plus grand. Après la naissance son cerveau grossit plus et plus longtemps que le reste du corps; et l'augmentation est surtout due à la croissance d'un réseau de fibres reliant les cellules corticales, et particulièrement les deux zones qui contrôlent, l'une les mains et les doigts, l'autre la langue et les lèvres. Ces zones sont très vastes comparées aux autres zones motrices et beaucoup plus vastes que les zones correspondantes chez les primates non humains. Ce sont les liaisons établies par ces fibres dans le cortex qui constituent le système de signalisation et c'est dans la période précédant la maturité, lorsque ces liaisons se forment, que se fixent les plus importants et les plus durables des réflexes conditionnés. Ainsi l'organisme humain a évolué de façon à jouir de facilités exceptionnelles pour accumuler et élaborer des réflexes conditionnés. Nous avons déjà noté qu'à l'exception de son cerveau l'homme était presque dénué de défense corporelle et nous devons ajouter maintenant la période exceptionnellement longue pendant laquelle les adultes étaient occupés à élever des enfants dépendants d'eux. Il paraît probable que cette situation rendit nécessaire et à la fois favorisa le progrès du travail collectif, impliquant outils et langage.

La formation des réflexes conditionnés, nous venons de le voir, est la description en termes physiologiques de l'apprentissage. Un jeune animal apprend par imitation. Il s'accroche à sa mère, suit sa mère, imite sa mère. Il acquiert, de cette façon, nombre d'habitudes que l'on tient communément pour héréditaires. C'est ainsi qu'un jeune chiot élevé au lait ne

27. BRIFFAULT : The Mothers, Londres, 1927, t. 1, pp. 96-100. 28. Ibid., t. 1, pp. 100-103.

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salive pas lorsqu'on lui offre de la viande pour la première fois 2 9 . Si les chiots mangent de la viande habituellement, c'est parce qu'ils ont appris à le faire de leur mère. Chez les animaux, l'aptitude à apprendre est pour l'essentiel limitée à la période d'immaturité. Lorsqu'ils ont grandi, ils mettent beaucoup plus de temps à apprendre des choses très simples, et beaucoup de choses qu'ils auraient pu apprendre auparavant les dépassent maintenant. A cette règle il est une exception importante. Les singes sont universellement connus pour leurs imitations. Dans quelle mesure les animaux sont capables d'imitation consciente, c'est une question fort discutée. Après de longues recherches Chalmers Mitchell devait conclure : « En dépit des innombrables anecdotes touchant l'intelligence des animaux et la difficulté de décrire ou même de penser sa propre expérience personnelle dans le domaine de la domestication et du dressage des animaux sans tomber aussitôt dans un vocabulaire qui implique une imitation consciente, je ne pense pas qu'il y ait de preuve valable d'une telle imitation en dehors du groupe des singes 3 0 . »

Le développement de cette faculté chez les primates fut sans aucun doute aidé par leur habitude de vivre ensemble par bandes, composées généralement des femelles et de leurs petits. L'imitation consciente est le premier pas vers la coopération, comme on peut le voir chez les enfants. Après avoir imité l'action d'un adulte comme si c'était un but en soi, l'enfant saisit ensuite le sens de l'action, modifie l'imitation en conséquence et apprend par là à coopérer. On pourrait donc croire que lorsque la faculté d'imiter consciemment est acquise la coopération suit presque automatiquement. Mais il n'en est rien. Les singes sont de grands mimes mais, sauf par hasard et sans aucune efficacité, ils ne coopèrent pas 3 1 . Nous pouvons conclure de cette constatation que le progrès de la coopération est étroitement lié à ces deux qualités que nous avons considérées comme spécifiquement humaines, l'usage des outils et le langage. Sans coopération, il n'y aurait pas eu le langage qui en est l'instrument. Quelle fonction remplit donc la coopération ? La réponse est simple : plusieurs cerveaux valent mieux qu'un. Etant allés dans le développement

2 9 . YOUNG, ouv. cité, p. 1 1 5 . 3 0 . MITCHELL : The Childhood of Animals, Londres, 1 9 1 2 , p. 2 5 3 . 3 1 . KÖHLER : ouv. cité, p. 1 5 8 .

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du cerveau jusqu'à adopter la station debout, nos ancêtres abordèrent une nouvelle étape dans laquelle leur seule et unique chance de survie consistait à faire progresser cet organe. Ils devaient aller de l'avant ou périr, et les données archéologiques le montrent, beaucoup de variétés périrent bel et bien. La lutte pour la vie les poussait à accroître leur puissance cérébrale au-delà de ses limites naturelles. Ils l'organisèrent collectivement. Ils eurent là une arme nouvelle. Au lieu simplement de se modifier eux-mêmes afin de se conformer à leur milieu, ils se mirent lentement mais sûrement à modifier leur milieu en fonction de leurs besoins par la production de leurs moyens d'existence. Ainsi les trois caractères spécifiques que nous avons distingués, outils, langage, coopération participent d'un seul et même processus, le travail productif. Ce processus est spécifiquement humain, et la société est le complexe qui l'organise.

5. La phrase.

« D'abord le travail; après lui, puis en même temps que lui, le langage. » Ainsi s'exprime Engels 32. On a montré dans le premier volume (XIV, 2 ) que le sens humain du rythme remonte, en passant par la chanson du travail, jusqu'au cri du travail, qui n'est sous sa plus simple forme qu'un signal binaire coordonnant l'effort musculaire d'un groupe de travailleurs. La question qui se pose maintenant est de savoir si l'on peut découvrir des éléments du procès de production dans la structure du langage articulé. C'est une caractéristique de la production, comme des autres formes de coopération, que l'activité des travailleurs individuels soit intégrée dans un ensemble, le processus productif qui par suite ne peut s'accomplir que si les travailleurs conservent entre eux des relations appropriées. Ceci reste vrai même lorsqu'une activité particulière peut être accomplie par un seul travailleur; car en ce cas le degré d'habileté nécessaire n'a été atteint que par la division du travail qui est une forme plus large de coopération. Ainsi, dans la production, l'action de

32. ENGELS : Dialectique de la nature, Editions sociales, 1971, p. 175.

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l'homme sur la nature n'est pas simple ni directe mais a toujours pour médiation ses relations avec les autres travailleurs. Marx en a expliqué le principe : « Dans la production, les hommes n'agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu'en collaborant d'une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités. Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n'est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s'établit leur action sur la nature, la production 33. » Les relations sont établies au moyen du deuxième système de signalisation qui, comme nous l'avons déjà noté, se distingue du premier système en ce que, précisément, l'interaction entre l'organisme individuel et le milieu naturel passe par la médiation des Tapports sociaux. L'usage des outils est une autre caractéristique de la production. Voici une autre citation de Marx : « Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l'homme interpose entre lui et l'objet de son travail comme conducteurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d'autres choses, conformément à son but 34. » Un outil est un objet naturel que l'homme a façonné de propos délibéré pour servir dans ses mains de main artificielle afin de rendre plus efficace sa maîtrise du milieu : « Il convertit ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa nature naturelle 35. »

Dans la production, donc, non seulement le travail dans son ensemble est un complexe de rapports sociaux, ayant le langage pour médiation, mais la part de chaque travailleur, son action individuelle sur la nature, est elle aussi indirecte, ayant pour médiation des instruments dont l'emploi et la fabrication présupposent des connaissances telles que leur accumulation n'est possible que grâce à des rapports sociaux. Nous pouvons dire en conséquence qu'il existe entre le langage et la production un lien essentiel qui rappelle leur commune origine, datant du moment où la relation de l'homme avec la nature devint sociale et cessa par là-même d'être simplement naturelle. La production a fait de l'homme un être humain.

33. MARX : Travail salarié et capital, Ed. sociales, 1972, p. 35. 34. MARX : Le Capital, Ed. sociales, livre 1, t. 1, pp. 181-182. 35. Ibid.

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Marx a distingué trois éléments du processus productif. En premier lieu le travail, l'activité personnelle du travailleur. Deuxièmement l'objet du travail qui est sous sa forme la plus simple la terre et ses produits naturels. Troisièmement les instruments du travail 3 6 . Voyons s'il est possible de découvrir un lien entre ce processus de production et la structure de la phrase simple. Les langues du monde sont si déconcertantes dans leur diversité que certains linguistes ont renoncé à résoudre l'énigme de l'origine du langage. Ce qui explique la difficulté, c'est que les éléments constitutifs du langage sont de beaucoup antérieurs à nos documents linguistiques. L'homme a environ un million d'années. Les documents écrits les plus anciens ont moins de six mille ans et la grande majorité des langues ne nous sont connues que pendant une fraction de cette période. Toutes les évolutions linguistiques que nous pouvons reconnaître sont nées d'évolutions dans les rapports sociaux et ne remontent pas à l'origine même de la société. Si nous voulons quelque lumière sur les origines du langage, il faut que nous nous attachions aux éléments essentiels que toutes les langues ont en commun.

Les principes de la grammaire ont été l'objet d'un long débat chez les linguistes, souvent déformé par la tendance à attribuer valeur absolue aux principes particuliers à une langue ou à un groupe de langues, généralement ceux du linguiste. En particulier beaucoup d'érudits européens du siècle dernier ont fait de la structure du grec et du latin un idéal, une norme universelle d'après lesquels on jaugeait les autres langues pour les juger primitives ou décadentes. Ces dernières années toutefois, les progrès de la linguistique comparée ont permis de lever bien des obstacles. Des huit parties du discours que distinguaient les grammairiens classiques, deux seulement sont maintenant considérées comme fondamentales : le nom et le verbe 3 7 . En dehors d'elles, il n'y a qu'interjections et morphèmes qui, à proprement parler, ne sont pas des mots. Commençons par eux. Les interjections se caractérisent par le fait qu'elles n'ont pas place dans la structure morphologique ou syntaxique de la langue, et certaines sont même étrangères aussi au système phonétique. Ce sont des cris inarticulés. Ceux qui sont purement affectifs, comme les cris de douleur, la théorie ne peut

3 6 . Ibid. 3 7 . VENDRYÈS : Le Langage, Paris, 1 9 2 1 , pp. 1 3 6 - 1 4 9 .

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les distinguer des cris d'animaux. Ils appartiennent au premier système de signalisation. C'est la matière première dont est fait le langage. Beaucoup d'interjections ont une fonction active, comme « chut ! » qui commande le silence. On peut remplacer « chut » par un mot, tel que « silence ! ». Pareillement, on a formé à partir de « crac » le mot « craquer ». Comme autres mots de même origine on peut citer : bla-bîa-bla, atchoum, cocorico, coucou, frou-frou, han, patapouf, patatras, ronron, tam-tam, teuf-teuf, tic-tac, toc-toc 3 8 . Comme ces exemples le montrent, beaucoup d'interjections sont des onomatopées, c'est-à-dire qu'elles imitent des sons naturels et beaucoup sont redoublées. En outre, elles sont particulièrement fréquentes dans le parler des enfants et les langues des peuples primitifs. Ce n'est pas accidentel. Tout comme la croissance de l'embryon répète les étapes successives de l'évolution de l'espèce, de même le parler des enfants reproduit certains traits du langage primitif 3 9 . Les premiers linguistes eurent raison de considérer l'onomatopée comme une source féconde de matériau verbal mais la plupart n'ont pas vu que le travail était l'agent qui transformait ce matériau en mot. Le redoublement, que nous venons de noter comme caractéristique des interjections, est profondément ancré dans la structure des langues indo-européennes, et à vrai dire, de toutes les langues 4 0 , e t sa fonction est élémentaire. Pour l'enfant un dissyllabe composé de deux sons identiques ou similaires est plus facile à prononcer et à retenir qu'un monosyllabe, à cause du rythme; et nous avons montré que chez l'homme le sens du rythme remonte au cri du travail, qui sous sa forme type est dissyllabique. Ainsi placée au seuil du langage articulé, l'interjection a préservé deux traits qui remontent à l'origine du langage. Venons-en maintenant aux morphèmes. Si l'interjection a une fonction purement concrète, et aucunement grammaticale, le morphème est purement abstrait, ce n'est qu'un instrument grammatical. Dans l'expression anglaise « John's father » (le père de Jean) la désinence-s est un morphème qui indique le rapport syntaxique. Il en est de même pour « of » dans l'expression « the father of John » (le père de Jean). Par convention, on considère « of » comme un mot. Il a pourtant la

3 8 . Paragraphe adapté par le traducteur. 3 9 . L E GROS CLARK : ouv. cité, p. 7 . ENGELS : Dialectique de la nature, p. 1 8 0 . 4 0 . CASSIRER : ouv. cité, t. 1 , pp. 1 4 6 et sq.

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même fonction que la désinence et il est tout aussi vidé de signification concrète. Tous deux sont des morphèmes. L'anglais / am, le latin sum, le grec eimi, ont une terminaison commune -m ou -mi. En anglais il s'agit d'un vestige dénué de signification, mais en latin et en grec la terminaison avait encore sa valeur de morphème marquant la première personne du singulier des verbes; à l'origine c'était la même chose que le pronom moi (anglais : me). H est vraisemblable que la plupart des morphèmes se formèrent de cette manière, c'est-à-dire par agglutination et absorption des mots indépendants 4 1 . De telles formations existent dans toutes les langues et peuvent encore se voir en anglais : like a man (comme un homme), man-like (viril), manly (viril) 4 2 . Le procédé est très net en chinois, langue dans laquelle les morphèmes ou « mots vides », comme on les appelle, s'emploient aussi comme « mots pleins ». Par exemple, le mot kei sert selon le contexte de verbe (français : donner) ou de morphème (français : à, pour). Le « mot plein » est converti en morphème en étant « vidé » de sa signification concrète.

Il faut toutefois noter que les morphèmes, dérivés de mots pleins, n'apparaissent nécessairement qu'à une étape avancée du progrès du langage. On peut former des phrases sans eux, la position indiquant les rapports syntaxiques, comme en anglais : sheep eat grass (les moutons mangent de l'herbe). Les différentes langues construisent la phrase de différentes façons mais, pour toutes, la phrase est l'unité organique. C'est la disposition des mots en phrases qui fait le langage articulé.

Il y a deux types de phrase simple, nominal et verbal. La phrase nominale se compose en anglais de deux noms que relie une copule : « The stream is full » (la rivière est haute). La phrase verbale est faite d'un nom et d'un verbe ou de deux noms reliés par un verbe : « The stream rises » (la rivière monte), « The stream floods the field » (la rivière inonde le pré). Même cette distinction est quelque peu arbitraire. Une légère modification par introduction de la copule supprime la différence entre le premier et les deux derniers exemples : « The stream is rising » (mot à mot : la rivière est montante), « The stream is flooding the field » (mot à mot : la rivière est inondant le pré). Dans d'autres langues, cette modification est impossible. Dans certaines langues pourtant, comme le grec, la phrase

4 1 . VENDRYES : ouv. cité, p. 2 0 3 . 4 2 . En français le suffixe adverbial « — ment » vient de l'ablatif mente du substantif « mens », qui signifiait esprit. (N.d.t.)

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nominale, sous sa plus simple forme, n'a pas de copule : « haute la rivière ». Ce qui montre que la copule n'est pas indispensable, qu'elle n'est qu'un morphème 4 3 . Si nous voulons réduire ces phrases à leurs éléments essentiels, nous devons supprimer tous les morphèmes : « rivière pleine », « rivière monte », « rivière inonde pré ». Ces expressions sont tout à fait compréhensibles en français et elles sont la forme normale d'une phrase simple dans de nombreuses langues, dont le chinois. Alors, lorsqu'on élimine les morphèmes, la distinction entre nom et verbe commence elle-même à tomber. Dans des langues à flexions rares ou inexistantes, comme l'anglais et le chinois, les noms s'emploient comme verbes et les verbes comme noms. En anglais : « to stream past » (couler le long de), « paid in full » (payé entièrement), « to get a rise » (être augmenté), « in flood » (débordant), « they field well » (au cricket, ils attrapent et relancent bien la balle) 44. Même dans les langues aussi riches en flexions que le latin et le grec, le vocatif singulier du nom et l'impératif singulier du verbe n'ont pas de flexion, autrement dit, pas de morphèmes. Pourquoi ces deux formes ont-elles conservé cet état rudimen-taire ? Leur forme est rudimentaire parce que leur fonction est rudimentaire. Ce sont à l'origine des interjections, l'une un appel attirant l'attention, l'autre un appel poussant à l'action. 11 ne nous reste plus qu'une phrase à deux termes, reliés tantôt par simple juxtaposition, tantôt par un troisième terme; ces deux types de phrase correspondent aux deux formes musicales types, binaire et ternaire (Vol. I, pp. 450-451). La distinction entre la phrase verbale et la phrase nominale se ramène à ceci : dans la première notre attention se concentre sur l'action ou le procès, dans la seconde sur l'état ou le résultat. L'idée d'une transformation est inhérente aux deux, mais dans la seconde elle est implicite plutôt qu'explicite. Il est bien sûr exact que nous avons l'habitude d'employer des phrases simples dont toute idée de transformation est exclue : « La terre est ronde. » Mais ce sont-là des notions abstraites, les primitifs ne les connaissaient pas. De nombreux faits prouvent qu'historiquement l'abstraction vient après l'expression du concret, qui de plus retrouve constamment l'occasion de se manifester à nouveau. Dans la langue française des idées abstraites comme : dépendance, expectative, obéissance, vertu,

43. VENDRYÈS : ouv. cité, p. 203. 44. « Dans la langue arunta on ne distingue pas le nom du verbe. » SOMMERFELT : La Langue et la société, Oslo, 1899, p. 109.

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lourd, rond, conservent les traces visibles de leur origine concrète : dépendre c'est être accroché à quelque chose, expectore c'est ouvrir l'œil, chercher quelque chose, obéir c'est écouter, la vertu c'est la qualité propre à l'homme (cf. virilité), rond signifie en forme de roue. Dans les langues de Tasmanie, il n'y avait pas de mots pour désigner des qualités aussi simples que rond et dur et ces idées se rendaient par des comparaisons avec des objets concrets : « semblable à la lune », « semblable à une pierre » que l'on accompagnait de gestes appropriés 4 5 .

Nous voici à la conclusion de notre raisonnement. Premièrement la production est une coopération dans l'emploi des outils, qui jouent le rôle de conducteurs, transmettant l'activité des travailleurs à l'objet de leur travail : « Dans le procès de travail, l'activité de l'homme effectue donc à l'aide des moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s'éteint dans le produit, c'est-à-dire dans une valeur d'usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail en se combinant avec son objet, s'est matérialisé et la matière est travaillée 4 6 .

Deuxièmement, de même que les instruments de la production s'interposent entre le travailleur et l'objet de son travail en tant que conducteurs de son activité, de même le langage s'interpose entre un travailleur et tous les autres en tant que moyen de communication par quoi s'effectuent les échanges mutuels d'activité sans lesquels il n'est pas de production possible. Il est donc permis d'avancer qu'en tant que reflet du monde extérieur formé par la production sociale et qu'unité organique du langage articulé, la phrase, sous ses formes élémentaires, à deux termes, l'un faisant corps avec l'autre, ou à trois termes, le troisième servant de médiation à l'action du premier sur le second, la phrase, dis-je, incorpore dans sa structure les trois éléments constitutifs du travail : l'activité personnelle du travailleur, l'objet de son travail et ses outils.

4 5 . SMYTH : The Aborigines of Victoria, Londres, 1 8 7 8 , t. 2 , p. 4 1 3 ; cf. DAWSON : The Australian Aborigines, Melbourne, 1 8 8 1 , pp. L-LXVII. 4 6 . M A R X : Le Capital, Editions sociales, livre 1 , t. 1 , p. 1 8 3 .

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cosmologie tribale

1. Rapports naturels et rapports sociaux.

Il nous faut dans le présent chapitre considérer les rapports sociaux que les hommes entretinrent entre eux aux premiers stades de la production. La pensée et la parole sont les activités caractéristiques du deuxième système de signalisation, qui s'est formé à partir du premier système, commun à l'homme et aux animaux. L'une des conditions de sa formation était, nous l'avons vu, la prolongation de la période d'immaturité pendant laquelle l'individu reste capable d'acquérir des réflexes conditionnés. On peut exprimer la chose en termes non physiologiques en disant que l'imitation consciente, faculté caractéristique des primates, s'est développée chez l'homme au point de former la base de rapports nouveaux, non plus naturels mais sociaux, passant par la médiation du langage.

Les rapports naturels sont de deux types : rapports sexuels, rapports entre parents et enfants et chez les animaux supérieurs ils tendent à s'exclure mutuellement. La femelle répugne à des rapports sexuels pendant la gestation et la lactation, et

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le mâle ne s'occupe pas, ou très peu, de nourrir et de soigner les petits. Ceci vaut pour les mammifères en général, singes compris et si cela valait aussi pour nos ancêtres simiesques, il s'ensuit que le passage de l'imitation à la coopération est dû au progrès des relations entre parents et enfants et plus particulièrement entre mères et enfants. On peut donc supposer que l'une des conditions du progrès de la production fut l'extension et la transformation des habitudes de coopération, fondées sur l'imitation, qui caractérisaient les rapports entre mères et enfants lors du passage du singe à l'homme. Chez l'homme la relation maternelle, qui chez les singes est remplacée lors de la maturité par les rapports sexuels, se prolongea peu à peu jusqu'à lier tous les membres d'un groupe par des rapports sociaux, non sexuels. Ils acquirent ainsi le sentiment d'une parenté, d'obligations mutuelles, le sens d'un lien né de l'affinité naturelle entre la mère et ses enfants. Il y a donc quelque vérité dans le proverbe de Khasi qui dit : « C'est de la femme que naquit le clan. » (Vol. I, p. 153.) La division du travail avait à ses débuts, comme Marx l'a noté, une base physiologique car elle se fondait sur le sexe et l'âge l. Les femmes se déplaçaient moins facilement que les hommes; les jeunes enfants et les vieillards ne pouvaient subvenir à leurs besoins. L'invention de la sagaie marqua le début d'une nouvelle forme d'activité, la chasse, qui échut naturellement aux hommes qui battaient la campagne au loin à la recherche de gibier tandis que les femmes continuaient leur travail de récolte de la nourriture à proximité du campement. A cette division du travail il convient sans doute d'associer les premières règles concernant les rapports sexuels. A cette étape le clan était nécessairement endogame. Frères et sœurs s'accouplaient en toute liberté. Néanmoins, à la question de savoir si les parents s'accouplaient avec leur descendance, il faut nécessairement répondre par la négative, compte tenu des conditions que nous avons précédemment posées. Car s'il y avait eu liberté de rapports sexuels entre les femmes d'une génération et les hommes de la génération suivante, cela aurait bloqué toute possibilité de progrès pour la coopération non-sexuelle. Nous devons donc supposer que les rapports sexuels étaient limités aux hommes et aux femmes d'une même génération. Hypothèse qui concorde avec notre analyse du système de classification des liens de parenté, qui sous sa forme la plus simple et la plus primitive servait à distinguer deux générations

1. MARX-ENGELS : L'Idéologie allemande, Editions sociales, bilingue, 1 9 7 2 , p. 9 9 .

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successives et les deux sexes pour la génération du locuteur. (Vol. I, pp. 61-64.) La phase suivante est la division de ce groupe originel en deux clans exogames qui pratiquent l'intermariage. Les hommes d'un clan s'accouplent avec les femmes de l'autre et en même temps leur donnent une part des produits qu'ils possèdent. La nouvelle unité, la tribu de deux clans, est plus efficace que l'unité précédente. Mais pour l'expliquer il ne suffit pas de souligner cet avantage. Nous cherchons à l'intérieur du clan endogame un facteur qui le pousse à faire alliance avec un autre clan; en d'autres termes nous sommes obligés d'admettre qu'il était né au sein de l'organisation antérieure une contradiction qui ne pouvait se résoudre autrement.

La solution de Morgan, adoptée par Engels, s'appuyait sur l'idée universellement admise de leur temps que des accouplements consanguins répétés aboutissent à une dégénérescence de l'espèce. On sait maintenant que cette thèse est inexacte. Mais si l'endogamie ne peut pas avoir été préjudiciable du point de vue physique elle peut quand même l'avoir été du point de vue social. Et si nous poursuivons le raisonnement par lequel nous avons expliqué la naissance de rapports sociaux à partir de rapports naturels, c'est à cette conclusion que nous sommes conduits. Le progrès de la coopération exigeait la condamnation de rapports sexuels entre générations successives. Les rapports sociaux se sont développés par la négation des rapports sexuels, la production a progressé par la négation de la reproduction. Il est pourtant évident que si cette négation n'était pas elle-même niée, le clan était condamné. La contradiction inhérente à son progrès ne pouvait se résoudre qu'à la seule condition que le clan cesse d'être une unité autonome de reproduction. Cette condition fut remplie par l'institution de l'exogamie. Un contrôle social s'exerça sur les rapports sexuels du fait de leur interdiction à l'intérieur du clan. En même temps le lien noué entre plusieurs clans créait la base d'une forme supérieure d'organisation sociale.

Le lien entre deux clans qui pratiquent l'intermariage, fondé précisément sur les rapports qui étaient interdits à Fintérieui du clan, était le contraire de celui qui unissait les membres d'un même clan. L'union entre les hommes d'un clan et les femmes de l'autre était la négation des relations internes du clan. C'est ce qui explique que des unions ne constituaient pas, ne pouvaient pas constituer, un lien de parenté. Les enfants appartenaient au clan de leur mère auquel le père était étranger. Et il n'avait de son côté ni obligation ni sentiment envers eux.

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Ils n'étaient pas parents. L'évolution du système tribal par subdivision des deux clans originels en deux groupes de clans exogames, ou moitiés, vit s'élargir et se compliquer cette contradiction, les deux moitiés se trouvant opposées l'une à l'autre. Avec l'apparition du mariage individuel remplaçant le mariage de groupe, il se créa les éléments d'une unité nouvelle, la famille, dans laquelle l'opposition entre rapports sexuels et rapports économiques devait finalement être surmontée. Mais puisque ce progrès ne pouvait s'accomplir que par la dissolution du clan, il se heurta à la résistance de tous les sentiments et traditions nés de la solidarité du clan. On maintenait l'unité interne de chaque clan en limitant ses relations extérieures à la seule relation indispensable à sa survie. C'est pourquoi pendant longtemps les rapports sexuels, soumis seulement à la règle négative de l'exogamie, devaient conserver un caractère pré-social. Il est vrai que les hommes apportaient de la nourriture aux femmes avec lesquelles ils s'accouplaient, donc qu'objectivement les deux clans dépendaient économiquement l'un de l'autre et qu'aux stades supérieurs de la société tribale ces relations économiques amenèrent une division du travail. Mais subjectivement la première et la plus durable des relations entre clans fut leur antagonisme qui pouvait aller de la rivalité amicale à l'hostilité ouverte. Ils étaient unis en tant que membres d'une même tribu mais divisés par leur solidarité interne. La tribu était une unité de contraires. Cette contradiction, inhérente à la société tribale, ne trouva sa solution que lorsque le clan se désintégra en familles et que la tribu vint se fondre en une unité plus vaste divisée en classes antagonistes.

2. La magie et le mythe.

Le deuxième système de signalisation, particulier à l'homme, lui sert à diriger l'interaction entre l'organisme et le milieu de façon à soumettre ce dernier au contrôle de l'homme. Au point de départ, il y a la formation d'une habitude nouvelle, particulière elle aussi à l'homme, l'habitude de la production, qui a complété, puis remplacé l'habitude des animaux qui se conteD-tent de s'approprier leurs moyens de subsistance, ou bien nous pourrons dire, en renversant l'ordre des termes, que le progrès de la production rendait nécessaire la formation à l'intérieur

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du groupe de rapports nouveaux qui ne soient ni sexuels, ni des rapports entre parents et enfants, mais des rapports sociaux ayant pour médiation un système nouveau de communication, base de la parole et de la pensée.

Il s'ensuit que pour l'homme la conscience du monde extérieur est déterminée, dès l'origine, non par les relations entre l'individu et son milieu naturel, mais par les relations qu'il entretient avec ses semblables dans le processus de production. L'homme et les animaux vivent dans le même monde, qui agit sur nos sens. Pourtant la conscience que nous en avons est infiniment plus profonde que celle des animaux parce que chez nous les impressions sensorielles sont instantanément soumises à une série d'analyses et de synthèses complexes qui nous viennent entièrement des relations sociales que nous avons entre nous. C'est ainsi seulement qu'on peut expliquer pourquoi le monde extérieur apparaît de façon si différente à des peuples de niveaux de culture différents. Les tribus amérindiennes qui survivent ont conservé une idéologie tribale. Mais les Noirs américains dont les marchands d'esclaves européens ont enlevé les ancêtres loin de l'Afrique tribale, sont aujourd'hui aussi civilisés que le reste du peuple américain. De même, les peuples autrefois retardataires de l'Union soviétique, ceux qu'on appelait les « aborigènes » de Sibérie, étaient naguère encore un objet de prédilection pour les études des ethnologues en raison de leurs croyances et pratiques chama-nistes. Mais aujourd'hui leurs fils et leurs filles peuvent accéder aux études supérieures dans les universités les plus avancées du monde et ont une idéologie plus humaniste et plus scientifique que celle des ethnologues bourgeois qui les étudiaient jadis 2 . Pareilles transformations ne deviennent intelligibles que si nous reconnaissons que la conscience du monde que l'homme se forme est une image sociale, le produit d'une société.

Si nous appliquons ces considérations aux origines de l'homme, nous dirons que la conscience humaine se créa au cours du travail par l'usage des outils et du langage. Par suite, la forme sous laquelle la terre et ses produits, objets de son travail, se présentèrent à sa conscience fut déterminée par ses rapports sociaux de production. Reprenons de ce point de vue la question de la magie primitive, étudiée dans le premier volume (chapitre I) où l'on montrait que la vie des sauvages est dominée par des croyances et

2. RYTKHEOU : « Ten Days in the Train » in Anglo-Soviet Journal, Londres, t. 15, p. 2.

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des pratiques magiques. Un acte magique est essentiellement mimétique. Les participants miment la réalisation de ce qu'ils souhaitent, dans la croyance où ils sont, que par ce moyen il est possible d'obliger la nature à faire ce que l'on attend d'elle. Or nous venons d'établir qu'ayant pour origine cette imitation consciente que l'homme tient des primates, le travail est fondamentalement mimétique. On peut donc dire que la magie naît du travail dont elle est l'aspect subjectif. Aussi longtemps que le travail reste collectif, le processus demeure inévitablement incompréhensible aux individus qui y prennent part. En tant que série organique de mouvements corporels collectifs et synchronisés, il apparaissait à la conscience individuelle comme l'expression d'une volonté collective qui aboutissait à la fin de l'opération au résultat naturel et nécessaire. Et en cas d'échec, ce qui était fréquent, cela semblait provenir d'une résistance opposée par l'objet du travail, qui avait une volonté propre trop forte pour être surmontée. Dans ces conditions le travail prenait l'allure d'un conflit, dans lequel les travailleurs s'efforçaient par une action mimée d'imposer leur volonté à l'objet de leur travail. Au fil des générations, ils apprirent à reconnaître l'objectivité de certains processus et donc à faire dans une certaine mesure la distinction entre la technique réelle du travail et la technique illusoire de la magie. Cette distinction faite, le rite magique est reconnu peu à peu comme un processus indépendant, soit qu'il prenne la forme d'une répétition préparant l'exécution d'une tâche réelle, comme dans les danses associées à la chasse, au plantage et à d'autres travaux, soit qu'on lui donne plus ou moins consciemment une fin surnaturelle.

Lorsque le travail se différencie de la magie, deux autres distinctions se produisent. Au sein du processus de production, l'accompagnement vocal cesse d'être partie intégrante et devient une incantation traditionnelle qui communique aux travailleurs les directives appropriées (Vol. I, pp. 446-449), et il se forme ainsi, peu à peu, par accumulation, un ensemble de traditions relatives au travail. Au sein du rite magique, la partie vocale sert de commentaire à la représentation qui, une fois coupée du travail, a besoin d'être expliquée; il se forme ainsi un ensemble de mythes. En réalité, bien sûr, les différences ne sont pas aussi tranchées. Travail et magie se mêlent encore, les traditions relatives au travail sont pleines de croyances mythiques et les mythes laissent entrevoir leur lien reconnaissable, bien que lointain, avec le procès de la production.

Tels sont brièvement et dans la mesure où nous pouvons à

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l'heure actuelle les reconstituer les traits essentiels de l'idéologie du communisme primitif précédant les sociétés de classes. Cette idéologie se caractérise, par contraste avec la vie purement animale, par un certain degré de conscience de l'objectivité du monde extérieur. Mais cette conscience est entièrement pratique. Comparée à l'idéologie de la société de classes, le trait saillant est la faiblesse de son pouvoir d'abstraction. Cette limitation est due à sa base économique. C'est l'idéologie d'une société qui repose sur la propriété commune et un niveau très bas de production, ne produisant que des valeurs d'usage. Aussi longtemps qu'on produit des objets pour leur usage et non pour leur échange, l'aspect sous lequel ils se présentent à la conscience des producteurs est essentiellement qualitatif et subjectif. C'est là un point extrêmement important et sur lequel nous reviendrons. Pour l'instant et pour rendre concrètes les observations précédentes, prenons un exemple 3 . L'art de la poterie fut inventé par les femmes pour faciliter la cuisine et le transport de l'eau. Il débute par des imitations en argile des calebasses et autres récipients naturels, la technique de la vannerie aidant aussi. L'argile humide est plastique mais durcit si l'on fait sortir l'eau. L'argile une fois nettoyée, on lui donnait la consistance voulue en la mouillant, on y mêlait du sable ou du gravier fin, on la pétrissait puis on la superposait en cercles concentriques ou bien on la creusait avec les doigts, on lui donnait forme régulière avec un grattoir puis elle séchait au soleil pour cuire finalement à feu ouvert ou dans un four.

Ce procédé technique est complexe; il implique le contrôle de plusieurs réactions chimiques. Mais ce n'est pas sous cet angle que les potiers considéraient la chose. Il s'agissait pour eux d'une création, d'un secret de femmes auquel aucun homme n'avait droit d'assister. Lorsque l'une d'elles avait terminé son pot, elle le montrait aux autres pour qu'elles l'admirent et l'appelait « être créé ». L'ayant fait sécher au soleil, elle le frappait de son grattoir et il résonnait. La créature parlait. Lorsqu'elle le mettait au four, elle posait de la nourriture à côté. S'il craquait au feu — ce qui pouvait arriver s'il n'y avait pas assez de sable ou de gravier — la détonation était le cri de la créature qui s'échappait. La preuve en était qu'une jarre fêlée ne résonnait jamais plus. C'est pourquoi, contrairement à leur habitude, les femmes ne chantaient jamais pendant ce travail de peur que les créatures qu'elles avaient mises au

3 . KARSTEN : The Civilisation of the South American Indians, Londres, 1 9 2 6 , pp. 3 4 - 3 5 , pp. 2 4 0 - 2 4 1 , pp. 2 5 1 - 2 5 2 . BRIFFAULT : ouv. cité, pp. 4 6 6 - 4 7 7 .

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monde ne fussent tentées de répondre, brisant ainsi les pots. A leurs yeux donc l'objet fini était plus qu'un simple pot. C'était un réceptacle vivant qui possédait une volonté et une voix. Mieux, puisqu'on allait l'utiliser comme récipient pour l'eau qui donne vie et les fruits de la terre, peut-être plus tard comme cercueil pour un enfant, il devint dans l'esprit de ceux qui le fabriquaient le symbole du sein et de la fertilité des femmes, de la déesse mère, la source de vie : Pandore, qui dispense toute chose et que le dieu du feu a modelée avec de la terre et de l'eau et emplie d'une voix humaine 4.

Il y eut ensuite l'invention du tour. La base sur laquelle on modelait l'argile était animée d'un mouvement rotatif. Donner forme à une grosse jarre peut prendre plusieurs jours à la main. Avec un tour cela se fait en quelques minutes. L'emploi du tour dans la poterie est la première forme de la production de masse. Ce progrès technique entraîna des changements dans les rapports de production. La poterie cessa d'être une technique familiale réservée aux femmes et passa à des artisans masculins qui travaillaient pour le village et plus tard pour le marché.

Le mythe de la jarre-mère avait été tranché à la racine par ces changements. On en donna donc une nouvelle interprétation. Pandore, la femme à forme de jarre, devint une femme porteuse de jarre, la femme opprimée de la société patriarcale, séductrice, trompeuse, source du mal, et sa jarre était pleine de maléfices. Le mythe se changea en fable, contée et répétée dans toute la communauté sans aucune idée de ses origines. Parallèlement, débarrassés du mythe et de la magie, les potiers parvenaient à une compréhension plus profonde des processus objectifs mis en œuvre et accrurent d'autant leur maîtrise.

3. I/ordre tribal et l'ordre naturel.

Dans le Capital, Marx a écrit : « La coopération, telle que nous la trouvons à l'origine de la civilisation humaine, chez les peuples chasseurs, dans l'agriculture des communautés indiennes, etc., repose sur la propriété en commun des conditions

4. HÉSIODE : Les Travaux et les Jours, v. 60-82, traduction P . Mazon, éd. Budé, Les Belles Lettres, 1928.

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de production et sur ce fait, que chaque individu adhère encore à sa tribu ou à la communauté aussi fortement qu'une abeille à son essaim 5 . » Il avait écrit auparavant : « La communauté tribale spontanée ou, si l'on veut, l'existence à l'état de horde — la communauté de sang, de langue, de coutumes etc. — est le premier présupposé de l'appropriation des conditions objectives de leur vie et de l'activité de celle-ci en tant qu'elle se reproduit et se concrétise (activité de bergers, chasseurs, cultivateurs, etc.). La terre est le grand laboratoire, l'arsenal qui fournit aussi bien le moyen de travail que le siège, la base de la collectivité. Ils se comportent naïvement à son égard, en la considérant comme la propriété de l'entité communautaire et de l'entité communautaire qui se produit et se reproduit dans le travail vivant. Chaque particulier se comporte également en membre de cette collectivité, en propriétaire ou en possesseur. L'appropriation réelle par le procès de travail s'effectue sur la base de ces présuppositions qui ne sont pas elles-mêmes le produit du travail mais apparaissent comme ses présuppositions naturelles ou divines 6. »

Marx avait été conduit à ces conclusions au cours de son travail en économie politique. Tout ce qu'on a découvert depuis sur le totémisme les confirme. Aux stades inférieurs de l'état sauvage non seulement l'individu n'a pas réussi à trancher le cordon ombilical qui le rattache à sa tribu, mais sa tribu est toujours rattachée de la même manière à la terre mère. Les individus qui composent un clan ne considèrent pas leur parenté comme un rapport humain objectif, mais comme un aspect d'un rapport plus vaste par lequel ils s'identifient avec une espèce particulière de plante ou d'animal. On rapporte qu'un homme Arunta, en Australie du Sud, comme on lui montrait sa photographie, déclara : « Celui-ci est exactement comme moi; un kangourou aussi 7. » Le kangourou était le totem de son clan. Le sentiment d'une parenté avec les autres membres de son clan s'exprimait par la croyance qu'ils étaient tous kangourous.

Dans ma première analyse de cette question, j 'ai soutenu que le clan totémique avait pour origine un petit groupe de nomades

5. MARX : Le Capital, livre 1, t. 2, p. 26. 6. MARX : « Formes qui précèdent la production capitaliste » in Sur les sociétés précapitalistes, Editions sociales, C .E .R .M. , 1970, pp. 182-183. 7. SPENCER B. : The Arunta, Londres, 1927, p. 80.

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attirés sur le terrain favori d'une espèce particulière de plantes ou d'animaux, dont ils se nourrissaient (Vol. I, p. 38). Ayant reconsidéré cette conclusion, je pense qu'il faut en modifier l'énoncé comme suit. A l'origine, le régime du clan consiste dans les divers animaux et plantes qu'il peut se procurer dans une région donnée. Lorsqu'un lien permanent se noue entre deux clans, il a pour base un échange de nourriture, chacun procurant ce qui manque à l'autre. On peut supposer qu'au stade initial le clan s'identifiait avec toutes les espèces dont il se nourrissait, en d'autres termes, qu'il n'avait pas conscience d'être distinct du reste de la nature. Mais avec le progrès de ces liens économiques et sociaux entre deux clans, chaque clan affirme son identité propre par opposition à l'autre en s'identifiant à l'espèce qui est sa contribution spécifique à l'alimentation commune.

De nombreuses preuves sont fournies en faveur de cette conclusion par les tribus australiennes. Au totem d'un clan donné se trouvent généralement associés un certain nombre de totems secondaires, qui correspondent dans de nombreux cas à des divisions à l'intérieur du clan. Par exemple, dans la tribu Arunta, le kangourou était associé avec une certaine espèce de cacatoès, parce que les deux animaux se trouvaient fréquemment ensemble, et la grenouille associée à l'arbre à gomme dans les trous duquel elle habite 8. De même, selon une tradition de la tribu Unmatjera, les premiers ancêtres du clan des larves de scarabée se nourrissaient de larves de scarabée, parce qu'à cette époque il n'y avait rien d'autre au monde que des larves et un petit oiseau blanc de l'espèce du thippa-thippa. La présence du petit oiseau blanc s'explique lorsque nous découvrons que les indigènes s'en servent de guide pour la recherche des larves 9 . Ces exemples et d'autres que l'on pourrait encore citer montrent à l'évidence que la base de la classification totémique était à l'origine économique. Différentes espèces d'animaux et de plantes se trouvaient groupées parce qu'on les rencontrait ensemble lors de la recherche de la nourriture.

Comme les groupes de deux clans se transformaient en tribu divisée en moitiés, phratries, clans, sous-clans, ces associations totémiques s'élargirent de même jusqu'à former un système

8 . SPENCER et GILLEN : Natives Tribes of Central Australia, Londres, 1 8 9 9 , pp. 3 5 2 - 3 5 4 , p. 4 8 8 . 9 . Ibid., p. 3 2 4 , p. 4 4 9 ; voir aussi DÜRKHEIM et MAUSS : « De quelques formes primitives de classification » in Année sociologique, t. 6 , p. 3 1 .

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cosmologique embrassant tout l'univers connu (Vol. I, p. 40). Ce serait une erreur de dire que l'ordre naturel était copié sur l'ordre social car cela impliquerait un certain degré de distinction consciente entre les deux. Nature et société ne faisaient qu'un. Il n'y avait pas de société isolée de la nature et la nature n'était connue que dans la mesure où le travail l'avait fait entrer dans l'orbite des rapports sociaux. L'identité entre l'homme et le totem acquise, chaque rapport entre personnes était aussi un rapport entre choses. L'ordre tribal et l'ordre naturel faisaient partie l'un de l'autre. C'est ainsi que le totémisme est l'idéologie de l'état sauvage, le plus bas dans l'évolution de la société humaine. Longtemps avant la découverte du totémisme, les traits caractéristiques de l'idéologie de l'état sauvage avaient été saisis par Marx et Engels. Dans un de leurs 'premiers ouvrages, après avoir expliqué que « la conscience est donc d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes », ils écrivent : « L'identité de l'homme et de la nature apparaît aussi sous cette forme, que le comportement borné des hommes en face de la nature conditionne leur comportement borné entre eux, et que leur comportement borné entre eux conditionne à son tour leurs rapports bornés avec la nature, précisément parce que la nature est encore à peine modifiée par l'histoire. Et que, d'autre part, la conscience de la nécessité d'entrer en rapport avec les individus qui l'entourent marque pour l'homme le début de la conscience de ce fait qu'il vit somme toute en société. Ce début est aussi animal que l'est la vie sociale elle-même, à ce stade; il est une simple conscience grégaire, et l'homme se distingue ici du mouton par l'unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l'instinct ou que son instinct est un instinct conscient 1 0 . »

4. Les cosmogonies amérindiennes.

Selon les aborigènes du nord de l'Etat de Victoria le monde fut créé par l'aigle et par la corneille qui longtemps se sont fait la guerre et puis finalement firent la paix et les hommes se divisèrent entre les deux moitiés qui portent leurs noms H .

1 0 . MARX et ENGELS : L'Idéologie allemande, Editions sociales, bilingue, 1 9 7 2 , pp. 9 7 - 9 9 . 1 1 . SMYTH : ouv. cité, pp. 4 2 3 - 4 2 4 .

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La tribu de la Lower Darling River avait une autre version. Le premier ancêtre était arrivé à la rivière avec deux femmes, appelées Aigle et Corneille. Les fils de l'aigle épousèrent les filles de la corneille et leurs enfants furent appelés corneilles, les filles de l'aigle épousèrent les fils de la corneille et leurs enfants furent appelés aigles. Plus tard les aigles se divisèrent en kangourous et opossums, les corneilles en émeux et canards 1 2 . On a recueilli d'autres variantes du mythe dans d'autres régions de Victoria et dans la Nouvelle Galles du Sud 1 3 .

Dans certaines régions de Nouvelle-Guinée les clans se répar-tissaient entre les deux moitiés selon que leurs totems étaient des animaux terrestres ou marins. Dans la première moitié, appelée Ceux du grand totem, il y avait les clans du crocodile, du casoar, du serpent et du chien. Dans la seconde, Ceux du petit totem, il y avait comme clans le dugong, la raie, le coliart, le requin et la tortue. Parlant de ces derniers, un indigène a dit : « Ils sont tous de la mer; ce sont tous des amis 1 4 . » Les clans de la Nouvelle-Bretagne (Mélanésie) se divisèrent en deux moitiés, baptisées du nom de To Kabinana et To Kovuvuru, les deux co-créateurs du monde. To Kabinana créa la terre fertile, découvrit les inventions utiles, et donna toutes les bonnes coutumes; To Kovuvuru créa la terre stérile et les montagnes, et on lui attribuait toute chose mal formée ou mal faite 1 5 . Des Mélanésiens en général, Codrington a écrit : « Dans l'idée que les indigènes se font de l'humanité... rien n'est plus fondamental, semble-t-il, que la division des hommes en deux classes ou plus, qui sont exogames et dans lesquelles la descendance se calcule en ligne maternelle. C'est ce qui semble prédominer lorsque l'indigène considère ses semblables. Cette connaissance est probablement la première conception sociale à se former dans l'esprit du jeune Mélanésien de l'un ou l'autre sexe, et il n'est pas exagéré de dire que la structure de la société indigène repose sur cette distinction 1 6 . »

En Amérique, comme en Australie, le campement tribal est un schéma du système tribal, ayant la forme d'un cercle divisé en demi-cercles et quarts de cercles selon les divisions de la tribu (Vol. I, pp. 352-353). De cette manière, chaque clan

1 2 . CUKR : The Australian Race, Melbourne, 1 8 8 6 , p. 1 6 6 . 1 3 . M A T H E W : Eaglehawk and Crown, Londres, 1 8 9 9 , p. 1 9 . 1 4 . FRAZER : Totemism and Exogamy, Londres, 1 9 1 0 , t. 2 , p. 5 . 1 5 . Ibid., pp. 1 1 9 - 1 2 0 . 1 6 . CODRINGTON : The Melanesians, Oxford, 1 8 9 1 .

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totémique recevant son emplacement propre, le campement est une réplique du monde naturel tel que la tribu le conçoit; ou, mieux encore, il manifeste la réalité sociale qui se reflète sur le plan idéologique dans la conception tribale du monde. Sur un point pourtant les systèmes amérindiens marquent un progrès sur ceux d'Australie. En Australie, nous venons de le voir, les espèces totémiques sont classées subjectivement compte tenu des circonstances concrètes de leur découverte par l'homme. Ce fait s'accorde avec ce que l'on sait des langues australiennes qui sont extrêmement pauvres en mots abstraits. Les Tasmaniens avaient des mots pour désigner différentes espèces d'arbres, mais aucun mot pour arbre. Les indigènes de l'Etat de Victoria n'avaient pas de mots pour plante, fleur, poisson, animal 1 7 . En Amérique, au contraire, nous trouvons de nombreuses tribus où le classement des totems révèle une certaine conscience de leurs affinités naturelles objectives. Chez les Mohicans, par exemple, il y avait trois phratries, le Loup, la Tortue et la Dinde. Les clans se groupaient comme suit : 1 ) Loup, Ours, Chien, Opossum; 2) Petite Tortue, Tortue Boueuse, Grande Tortue, Anguille Jaune; 3) Dinde, Grue, Poulet 1 8 . Chez les Sioux, le clan Thatada se divisait en quatre sous-clans avec les totems suivants : 1 ) baribal, ours gris, raton laveur, porc-épic; 2) faucons, oiseaux noirs, oiseaux gris sombre, hiboux; 3) trois espèces d'aigles; 4 ) quatre espèces de tortues 1 9 . Cette classification révèle un niveau d'abstraction bien supérieur à celui atteint en Australie; chez d'autres tribus le niveau était encore plus élevé.

La tribu Winnebago du Wisconsin se divisait en deux phratries exogames, Ceux d'en-haut et Ceux d'en-bas. Les clans de la première avaient pour totems des oiseaux, les clans de l'autre, des animaux terrestres ou marins. Le clan dirigeant chez Ceux d'en-haut était la Pie-grièche, le clan de la paix. Dans son wigwam se tenait le chef de la tribu pour y régler les querelles. Le clan dirigeant de Ceux d'en-bas était l'Ours, le clan de la guerre. C'est dans son wigwam que l'on punissait les coupables et qu'on mettait à mort les prisonniers. La division du camp en deux se reflétait aussi dans la disposition du campement lorsqu'on était sur le sentier de la guerre et dans la distribution des villages. Selon la tradition, la position dominante de Ceux d'en-haut s'était jouée entre les ancêtres animaux de la tribu lors d'une partie de crosse canadienne qui

17. SMYTH : ouv. cité, t. 2, p. 27, p. 70, p. 413. 18. MORGAN : Ancient Society, 2 e éd., Chicago, 1910, p. 178. 19. FRAZER : ouv. cité, t .3, pp. 95-96.

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vit la victoire dés oiseaux. Lorsque la tribu joue à la crosse canadienne dans ses cérémonies, les deux phratries sont toujours opposées l'une à l'autre. Dans cette tribu comme dans d'autres tribus des Sioux ou des Algonquins du Centre, le monde animal est réparti en cinq classes qui sont : l'empyrée, la classe céleste, la terrestre, l'aquatique et la sous-aquatique. On croit que cette classification, qui repose sur le même principe que l'organisation tribale, fut élaborée sous l'influence des guérisseurs responsables des fêtes de la tribu 20. Les Ponkas du Missouri formaient une tribu de deux moitiés, quatre phratries et huit clans 21. Le campement était circulaire avec son entrée habituellement à l'ouest. Dans le premier quart, à gauche de l'entrée, il y avait la phratrie du feu, derrière elle, dans le second quart, la phratrie du vent; dans le troisième quart, à droite de l'entrée, il y avait la phratrie de l'eau et derrière, dans le dernier quart, la phratrie de la terre. Les clans étaient associés au baribal, au chat sauvage, à l'élan, au bison, au serpent et à d'autres animaux mais n'étaient pas groupés selon un principe clair comme chez les Mohicans ou les Winnebagos. Cet exemple nous montre l'idéologie du totémisme évoluant vers une conception du monde plus abstraite et plus objective, mais toujours mythique. Les Zunis du Nouveau Mexique vivaient dans un seul village sur les bords de la rivière qui porte leur nom. A la fin du siècle dernier ils étaient organisés, selon Cushing22 ) en sept quartiers ou phratries, comprenant chacun trois clans, à l'exception du septième qui n'en avait qu'un. Ce qui donnait :

1 Nord : Grue, Tétras, Oranger; 2 Sud : Tabac, Maïs, Carcajou; 3 Est : Cerf, Antilope, Dinde; 4 Ouest : Ours, Coyotte, Flouve odorante; 5 Zénith : Soleil, Ciel, Aigle; 6 Nadir : Eau, Serpent à sonnette, Grenouille; 7 Centre : Ara.

Au Nord étaient associés le vent, l'hiver et la guerre. Au Sud, le feu, l'été et le travail de la terre. A l'Est, la gelée, l'automne et la magie. A l'Ouest, l'eau, le printemps et la paix. Le Nord était jaune, le Sud rouge, l'Est blanc, l'Ouest

20. RADIN : « The Winnebago Tribe » in The Annual Report of the Bureau of Ethnology, t. 37, p. 185. 21. DORSEY : « Siouan Sociology » in The Annual report of the Bureau of Ethnology, t. 15, p. 228. 22. CUSHING : « Outlines of Zuni Creation myths » in The Annual Report of the Bureau of Ethnology, t. 13, pp. 367-370.

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bleu. On trouve trace de ce qu'auparavant il n'y avait que six phratries au lieu de sept, et plus tôt encore, quatre seulement. La confirmation en est donnée par le mythe Zum" de la création. Au commencement était un magicien qui offrit à la race nouvellement créée des hommes, deux paires d'œufs. L'une était bleue, comme le ciel, l'autre rouge, comme la terre. Certains hommes choisirent les œufs rouges, d'autres les bleus. Des œufs bleus sortit la corneille qui prit son vol vers le Nord froid. Des œufs rouges sortit l'ara qui appartint au Sud chaud. En conséquence, les hommes se partagèrent en moitiés, qui englobèrent à elles deux tout l'espace et tout le temps, l'une ayant le Nord et l'hiver, l'autre le Sud et l'été. Le progrès que l'on note dans les deux derniers exemples consiste en ceci : tandis que le totémisme survit au niveau du clan, les unités supérieures s'organisent systématiquement sur la base de notions abstraites de substance, de qualité, d'espace et de temps. La superstructure idéologique s'est développée au point de réagir sur la structure sociale dont elle est née. Comment cela s'est-il fait ? Les deux tribus en question pratiquaient le jardinage et les Zufiis avaient adopté un mode de vie sédentaire. En d'autres termes, ils avaient dépassé l'état sauvage et atteint le premier stade de la barbarie. Le progrès qu'ils avaient fait accomplir aux forces productives leur laissait un surplus qui permettait de diviser le travail, notamment, de façon rudimentaire, le travail intellectuel et le travail manuel. La base économique du communisme primitif se trouvait sapée. De plus, nos deux tribus étaient dominées par des confréries magiques, avec à leur tête des chefs et des prêtres héréditaires ou partiellement héréditaires. L'admission se faisait par initiation. Mais alors que dans l'état sauvage l'initiation est ouverte à tous, le sommet de la hiérarchie dans ces confréries était réservé à ceux qui pouvaient acquitter la somme nécessaire et qui formaient ainsi l'embryon d'une classe dirigeante. Les fraternités organisaient des cérémonies complexes, publiques et privées, liées à la chasse, à la culture, à la santé publique et conservaient les mythes relatifs à l'histoire de la tribu. En tant que spécialistes de ces techniques magiques, en partie illusoires mais non totalement, les chefs et les prêtres, exempts de tout travail productif, élaboraient sous forme de secrets mystiques ces notions abstraites d'espace et de temps qui étaient nées de l'organisation tribale.

Ce progrès fut poussé plus loin par les Aztèques, auxquels d'ailleurs les tribus installées plus au nord ont pu emprunter

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certains traits 2 3 . L'invasion des tribus aztèques détruisit l'antique civilisation agraire des Mayas et l'une d'elles, les Tenochcas, constitua au xv e siècle de notre ère un royaume militaire dans le Mexique central dont la capitale était Tenochtitlân. La capitale était divisée en quatre quartiers, correspondant aux quatre phratries, chacune comprenant vingt clans. Chaque clan élisait son propre chef et les chefs de clans formaient le conseil de la tribu. C'est parmi eux qu'étaient choisis les dignitaires de l'Etat. Ils comprenaient le chef de guerre et le grand-prêtre, ces deux fonctions étant réservées à certaines familles, et quatre officiers à la tête des contingents que les phratries fournissaient à une armée hautement organisée en force publique distincte du peuple. Les Aztèques possédaient une écriture pictographique et un calendrier solaire. Ils divisaient l'année en dix-huit mois de vingt jours chacun, ce qui donnait un total de 360 jours, avec cinq jours supplémentaires intercalés chaque année et probablement un sixième les années bissextiles. Ils divisaient le mois en quatre pentades ou semaines de cinq jours. Le premier jour des quatre pentades tirait son nom du lapin, de la maison, du silex et de la canne. Ils groupaient les années en « nœuds », « liens » et « ères ». Treize années faisaient un « nœud », quatre « nœuds » faisaient un « lien », et deux « liens » une ère. Les années de chaque « nœud » étaient désignées par les signes mentionnés plus haut; le lapin, la maison, le silex et la canne, de façon telle qu'un nombre donné ne coïncidait avec un chiffre donné — année 13 silex par exemple — qu'une fois tous les cinquante-deux ans. Les quatre signes avaient d'autres applications. Au lapin étaient associés le Nord, le noir, l'hiver et l'air; au silex le Sud, le bleu, l'été, le feu; à la maison l'Est, le blanc, l'automne, la terre; à la canne l'Ouest, le rouge, le printemps, l'eau. En plus des quatre cardinaux il y avait trois autres points : le centre, le zénith, le nadir. Les nombres 4, 5, 6 et 7 étaient magiques. De même que le cycle du calendrier était réglé par les quatre signes, il y avait un cycle cosmique de quatre époques, chacune commençant par la création d'un monde nouveau et se terminant par sa destruction. Si, comme on l'a montré, la conception des quatre points horizontaux est tribale, il est également clair que l'idée d'une

2 3 . SPINDEN : Ancient Civilisations of Mexico and Central America, New York, 1 9 2 8 , pp. 3 4 , 2 1 3 , 2 3 4 ; VAILLANT : The Aztecs of Mexico, Londres, 1 9 5 0 , pp. 9 7 , 1 1 5 , 1 2 1 . BANCROFT : Native Races of Pacific States of North America, Londres, 1 8 7 5 - 1 8 7 6 , t. 2 , p. 1 7 3 .

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Le monde tribal

extension verticale que les trois points supplémentaires représentent, est hiérarchique. Car les Aztèques divisaient l'univers en trois étages : le monde supérieur des dieux, le monde intermédiaire des vivants et le monde inférieur des morts. Comme Vaillant le dit, « la disposition verticale des cieux avait plus de rapports avec le rang et la hiérarchie qu'avec une compréhension des phénomènes naturels 2 4 . » On verra dans les chapitres suivants que le cinquième point, le centre, à l'intersection des lignes d'extension horizontale et verticale, avait une importance particulière. Il représente la fonction du chef ou du roi qui est censé servir de médiation entre les dieux et les hommes mais dont l'utilité réelle est de maintenir l'illusion de l'égalité tribale après la division de la société en classes et la formation de l'Etat. Enfin la vie de cet univers aztèque était assurée par une lutte perpétuelle de contraires : « Une éternelle guerre symbolique se menait entre la lumière et les ténèbres, le chaud et le froid, le Nord et le Sud, le soleil levant et le soleil couchant. Même les étoiles étaient groupées en armées de l'Est et de l'Ouest. Des combats de gladiateurs, souvent à mort, servaient à exprimer cette idée dans le rituel. Et les grands ordres guerriers, les Chevaliers-Aigles de Huitzilopochtli et les Chevaliers-Ocelots de Tezcatlipoca, manifestaient de même le conflit du jour et de la nuit. Cette guerre sacrée se retrouvait partout dans le rituel et la philosophie de la religion aztèque 2 5 . » Tous ces faits nous montrent que chez les Aztèques à l'époque de la conquête espagnole, les anciennes idées tribales évoluaient parallèlement aux transformations de l'ancienne société tribale : « La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie « pure », théologie, philosophie, morale, etc. 2 6 . »

Il nous faut maintenant quitter les Indiens d'Amérique et nous tourner vers d'autres peuples qui eurent l'occasion de pousser cette émancipation jusqu'à son terme.

2 4 . VAILLANT : ouv. cité, p. 1 7 2 . 2 5 . Ibid., p. 1 7 5 . 2 6 . MARX-ENGELS : L'Idéologie allemande, p. 9 9 .

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deuxième partie le despotisme oriental

« Dès que le ciel et la terre vinrent à l'existence, il y eut distinction entre le supérieur et l'inférieur. Et lorsque le premier roi fonda l'Etat, la société fut divisée. Deux nobles ne peuvent travailler l'un pour l'autre ni deux roturiers se donner des ordres. C'est la mathématique du ciel. »

HSON CH'ING.

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I

1. La Grèce et la Chine.

Si nous comparons l'histoire de la Grèce et de la Chine, les correspondances nous frappent. Les documents écrits pour les deux langues remontent au deuxième millénaire avant notre ère. Les deux langues ont survécu jusqu'à aujourd'hui avec relativement peu de modifications. Le grec moderne n'est pas le grec classique. Mais le peuple grec considère toujours que la langue de Platon est la sienne. Le chinois moderne n'est pas le chinois classique, mais le peuple chinois considère toujours que la langue de Confucius est la sienne. Aussi peut-on dire du grec qu'il est la plus vieille des langues d'Europe et du chinois qu'il est la plus vieille des langues d'Asie. Cette continuité linguistique reflète dans les deux cas une continuité de culture. L'histoire de la Grèce, des origines lointaines à nos jours, est l'histoire d'un seul peuple qui n'a jamais perdu le sentiment de son originalité ou le souvenir de son passé. Il en va de même du peuple chinois. De plus, les deux peuples se sont distingués dès une période exceptionnellement reculée dans les domaines de la philosophie et de la

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la Chine

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Les premiers philosophes

poésie et ont exercé tous deux une influence durable sur les peuples voisins, en Extrême-Occident ou en Extrême-Orient. Il y a aussi d'importantes différences. De nos jours le chinois est parlé par quelque 600 millions de personnes, le grec seulement par 8 millions. Ce qui sera probablement lourd de conséquences dans l'avenir. Mais du point de vue de leur histoire ancienne, la principale différence tient aux circonstances dans lesquelles les deux civilisations se sont formées. La base technique de la civilisation grecque, l'usage des métaux, le calendrier, l'écriture notamment, ne fut pas créée par les Grecs eux-mêmes mais empruntée aux civilisations plus anciennes du Proche-Orient. En Extrême-Orient il n'y a pas eu de civilisation plus ancienne que celle de la Chine qui, dans l'état actuel de nos connaissances, ne doit aucun de ses traits fondamentaux à une source extérieure. Cet aspect de la civilisation grecque sera traité dans un des chapitres suivants.

Le présent chapitre n'étant le fruit que de deux ans d'étude est nécessairement bref. Il a deux buts. Donner d'abord un bref aperçu des idées cosmologiques qui sous-entendent les travaux des philosophes chinois classiques. On verra qu'elles ne peuvent être dissociées de celles que nous venons d'étudier. Attirer deuxièmement l'attention sur certaines ressemblances entre les travaux des philosophes eux-mêmes et ceux des premiers philosophes grecs. Ces ressemblances ont souvent fait l'objet de commentaires mais n'ont jamais reçu jusqu'à présent d'explication.

L'histoire écrite de la Chine jusqu'en 1949 se divise en deux grandes périodes entre lesquelles se place la période de transition des Royaumes combattants, qui se termine par la consolidation de l'Empire sous la dynastie des Ts'in en 221 avant notre ère. Seule la première période nous intéresse ici 1 . On ne peut pas encore dater le début de l'âge du bronze en Chine mais on doit le placer bien avant la dynastie des Chang qui fut fondée au plus tard au milieu du second millénaire avant notre ère. En Chine comme ailleurs, en favorisant la concentration des richesses, l'usage du bronze favorisa la montée au pouvoir des chefs, qui s'appuyaient sur la force militaire. C'est le cas de la dynastie des Tcheou qui succède aux Chang vers la fin du second millénaire avant notre ère. Le territoire conquis fut distribué entre un grand nombre de

1. Wu TA-NUN : « An Interpretation of Chinese Economie History » in Past and Present, t. 1 , p. 1 .

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he despotisme oriental

chefs locaux apparentés ou alliés à la famille régnante. L'unité économique était la communauté villageoise, ou campement du clan, fondée sur l'artisanat local et la propriété collective du sol. Les paysans devaient payer un tribut en espèces, fournir des corvées, servir dans l'armée mais comparé aux périodes suivantes ce joug n'était pas lourd et, dans les limites précédemment fixées, ils jouissaient d'une autonomie locale sous la direction des anciens du village. Il y avait en plus un nombre considérable d'esclaves appartenant à l'Etat et travaillant surtout la terre.

Le déclin de la dynastie des Tcheou date du septième siècle avant notre ère et fut causé par l'introduction du fer. Avec l'invention du soc en fer la culture s'améliora, les terres cultivées s'étendirent, la population augmenta et la liberté de mouvement s'accrut d'un district à l'autre favorisant la montée du commerce. Ainsi naquit une classe de marchands qui avaient intérêt au progrès de la production marchande et à la suppression des restrictions touchant la vente des terres. En 524 avant notre ère, on créa une monnaie de cuivre. La transformation qui s'ensuivit a été considérée comme « la plus importante de l'histoire de Chine et à vrai dire le seul tournant décisif avant le dix-neuvième siècle 2 ». Pendant trois cents ans, le pays fut déchiré par des guerres intestines entre chefs rivaux, chacun s'efforçant de s'imposer comme tyran (pà) en s'appuyant sur la classe des marchands. Vers 350 avant notre ère, Chang Yang, premier ministre du roi Ts'in, introduisit les réformes qui portent son nom. Les droits de propriété privée sur les esclaves et sur la terre furent reconnus par la loi et l'ancien système agraire fondé sur la communauté villageoise fut détruit. Ces mesures eurent tant d'efficacité qu'en 221 le roi Ts'in réussit à devenir le premier Empereur, le premier chef d'une Chine unifiée. Il récompensa les marchands qui l'avaient aidé à conquérir le pouvoir en les faisant entrer dans les rangs des propriétaires fonciers avec lesquels ils fusionnèrent pour former une nouvelle classe dirigeante composée, d'une part, de la bureaucratie officielle, directement responsable devant l'Empereur, et de l'autre, des familles de propriétaires fonciers parmi lesquelles on recrutait les fonctionnaires. En même temps, par la création d'un monopole d'Etat sur tous les métaux, fer compris, il put arrêter une fois pour toutes la montée d'une classe indépendante de marchands.

2. Ibid., p. 4.

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Cette période des Royaumes combattants coïncide avec la période de la philosophie chinoise classique.

2. La grande société.

L'existence historique de la dynastie des Chang qui d'après la tradition précéda celle des Tcheou a été démontrée par de récentes découvertes archéologiques. Sous cette dynastie les femmes jouaient dans la vie publique un rôle plus actif que par la suite et les communautés villageoises pratiquaient l'exo-gamie. Aux fêtes du printemps garçons et filles de villages voisins se rencontraient pour s'accoupler dans les champs, librement, et ils s'épousaient aux fêtes d'automne suivantes si les filles étaient enceintes 3 . Ces fêtes d'équinoxe marquaient les deux grandes dates de l'année. Pendant l'été les paysans étaient continuellement occupés aux travaux des champs. L'hiver ils ne pouvaient sortir du village. Chaque village avait son propre culte phallique d'une divinité locale de la terre. Le rituel royal était lié lui aussi à la fertilité du sol. Sous les Tcheou la conception chinoise classique du roi Fils du Ciel fut élaborée et systématisée sous une forme qui a survécu avec peu de changements pendant plus de deux mille ans. Selon cette conception, le roi était responsable tout à la fois du bon gouvernement de son peuple et de l'ordre de l'univers. Société et nature ne faisaient qu'un, et il en était le centre. Cette notion de la royauté n'est en aucune façon particulière à la Chine. Nous la retrouvons dans l'Egypte et la Mésopotamie antiques. Mais sa forme chinoise est particulièrement instructive car nous pouvons la suivre dans le détail jusqu'à l'abolition de la monarchie en 1911 et ses origines tribales sont absolument claires. C'est à juste titre qu'on a caractérisé l'œuvre de Confucius et de Tsu-Ssu comme marquant le passage « de la religion tribale à la spéculation philosophique 4 ». Il vaut donc la peine d'examiner rapidement la conception chinoise de la royauté en montrant comment elle a fourni le cadre d'une théorie de la nature et de l'homme remarquablement cohérente et vaste.

3 . GRANET : La Civilisation chinoise, Paris, 1 9 2 9 , 2 " partie, livre 1 , chap. 2 ; FITZGERALD : China, Londres, 1 9 5 0 , 2 ° éd., p. 4 5 . 4 . HUGHES : Chinese Philosophy in Classical Times, Londres, 1 9 4 2 , p. 1 .

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Le nom chinois pour la Chine (Tchong Kouo) signifie l'Empire du Milieu, c'est-à-dire le milieu du monde. Au milieu de ce royaume se trouve la capitale impériale qui contient l'Autel du Soleil et le Temple de la Destinée. L'Autel du Soleil était une butte carrée représentant l'espace, car on imaginait la terre et l'espace sous la forme d'un carré. Le dessus était recouvert de terre jaune, le jaune étant la couleur du centre. Ses quatre côtés étaient orientés vers les quatre points cardinaux et étaient colorés en rouge (Sud), vert (Est), blanc (Ouest), et noir (Nord). Lorsqu'un prince recevait de l'Empereur la possession d'un fief, il prenait une motte de la butte de la couleur correspondant au quartier où se trouvait sa région. On se représentait le royaume comme formé d'un carré central qu'entourent quatre rectangles disposés comme des boîtes chinoises, leurs côtés face aux quatre points cardinaux. La région centrale était la capitale où résidait l'empereur. Les trois régions suivantes appartenaient aux princes, divisées en trois degrés. La cinquième était la marche au-delà de laquelle s'étendaient les terres des quatre tribus barbares et les Quatre Mers 5 .

Pendant quatre années sur cinq, l'Empereur recevait la visite des princes de chaque région à tour de rôle venus lui rendre hommage. La cinquième année, il faisait sa visite officielle du royaume. Au début de l'année, au printemps, il se rendait dans le quartier est et y tenait une cour, vêtu de vert. En été, il passait dans le quartier sud et y donnait une cour, vêtu de rouge. En automne, dans le quartier ouest, donnant une cour en blanc. En hiver, dans le quartier nord donnant une cour en noir et puis revenait dans sa capitale. Il maintenait de cette façon l'unité de l'Empire dans l'espace et le temps.

Le Temple de la Destinée avait une base carrée et un toit rond. Il représentait la terre et le ciel, soit l'univers se déployant dans l'espace et le temps, car le ciel et le temps s'imaginaient sous la forme d'un cercle. Pendant les quatre années où il ne voyageait pas, l'Empereur se rendait régulièrement au temple pour y accomplir la série des cérémonies annuelles, face à l'Est au printemps, au Sud en été, à l'Ouest en automne, au Nord en hiver, inaugurant ainsi les mois et les saisons de l'année. Au troisième mois de l'été, il se tenait au centre du temple, vêtu de jaune. Il donnait par là un centre à l'année 6 . La conduite du gouvernement devait s'harmoniser avec le

5 . GRANET : La Pensée chinoise, Paris, 1 9 3 4 , pp. 9 0 - 9 4 . 6 . Ibid., pp. 1 0 2 - 1 0 3 .

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mouvement de l'univers. A ce sujet Tong Tchong-chou (n* siècle avant notre ère) écrit : « Dans la course des cieux, le doux printemps fait bourgeonner, le chaud été nourrit, le frais automne flétrit et le froid hiver met en réserve. Douceur, chaleur, fraîcheur et froid diffèrent les uns des autres mais accomplissent le même travail car c'est grâce à eux que les cieux parachèvent l'année. Et les mouvements des cieux sont suivis par le Sage dans la conduite du gouvernement, reproduisant la douceur du printemps par ses bontés, la chaleur de l'été par les récompenses qu'il décerne, la fraîcheur de l'automne par ses punitions et le froid de l'hiver par ses exécutions. Ses dons, récompenses, punitions et exécutions diffèrent les uns des autres mais accomplissent le même travail car c'est grâce à eux que le Roi parachève sa vertu?. »

Développant ces idées traditionnelles, les philosophes de la dynastie des Han divisent en cinq le monde qui est maintenu en mouvement par interaction des contraires. Ils distinguent cinq éléments (bois - feu - terre - métal - eau ), cinq classes d'animaux (à écailles - à plumes - à peau nue - à fourrure - à carapace), cinq organes des sens (yeux - langue - bouche - nez - oreilles), cinq organes internes (rate - poumon - cœur - foie -rein), cinq passions (colère - joie - volonté - chagrin - peur), cinq notes musicales (do-ré-mi-sol-la) et cinq nombres fondamentaux (8-7-5-9-6). Les deux contraires sont le yang qui représente tout ce qui est mâle, clair, chaud, sec, dur, actif et le yin qui représente tout ce qui est femelle, sombre, froid, humide, doux, passif. Le Ciel et la Terre sont entre eux dans le rapport du yang et du yin. Les nombres impairs de 1 à 9 sont attribués au Ciel et les nombres pairs de 2 à 10 à la Terre 8,

L'interaction des contraires est ainsi décrite : « Le cours constant du Ciel est tel que des contraires ne peuvent monter ensemble. C'est pour cette raison qu'on l'appelle unité, il est simple et non pas double; tel est le mouvement du Ciel. Les contraires sont le yin et le yang. Lorsque l'un grandit l'autre diminue, quand l'un est à gauche l'autre est à droite. Au printemps, ils se dirigent tous deux vers le Sud, en automne vers le Nord. En été ils se rencontrent en avant, en hiver, derrière. Ils se déplacent côte à côte mais pas sur le même

7 . FUNO YU-LAN : History of Chinese Philosophy, Princeton, 1 9 3 7 - 1 9 5 3 , t. 2 , p. 4 8 . 8 . GRANET : La Pensée chinoise, p. 3 7 6 ; FUNG Y U - L A N : ouv. cité, t. 2 , p. 1 5 . Le mot chinois pour « élément » (hsing) signifie exactement une « force motrice » ou un « agent ». FUNG YU-LAN : ouv. cité, t. 2 , p. 2 1 .

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chemin. Ils se rencontrent et chacun l'emporte à son tour. Tel est leur rythme 9. » Si l'Empereur ne gouverne pas en harmonie avec le Ciel, de mauvais présages apparaissent et la société tombe dans l'anarchie. En même temps, le bon gouvernement de la société par l'Empereur est une condition nécessaire du maintien de l'ordre de la nature. Les deux mouvements dépendent l'un de l'autre. On rapporte que l'homme d'Etat Tch'ien Ping, qui mourut en 179 avant notre ère, déclara que « le devoir du premier ministre est d'aider le Fils du Ciel à régler le yin et le yang, à veiller à ce que les quatre saisons suivent leur cours normal et à s'en tenir à ce qui convient en toute occasion 10 ». On divisait l'année en douze mois lunaires, trois par saison, et correspondant aux douze signes du zodiaque. On intercalait un mois tous les trois et cinq ans, chaque fois que l'on constatait que le soleil se trouvait dans le même signe au début et à la fin du même mois. On groupait les années en cycles de soixante. Chaque cycle de soixante ans se composait de deux cycles secondaires, appelés les Dix Tiges Célestes et les Douze Branches Terrestres. Les Dix Tiges Célestes comprenaient cinq paires, correspondant aux cinq éléments, et chaque paire avait un élément yang et un élément yin. On nommait les Douze Branches Terrestres d'après le rat, le bœuf, le tigre, le lièvre, le dragon, le serpent, le cheval, le mouton, le singe, le coq, le chien et le cochon. Les deux cycles secondaires se déroulaient parallèlement et l'année se désignait par référence à l'élément convenable de chaque cycle. Après six révolutions d'un cycle secondaire et cinq de l'autre, le cycle de soixante ans était complet. Ce calendrier, dont l'origine remonte à la dynastie des Chang resta officiellement en usage jusqu'en 1911 H.

L'histoire aussi, croyait-on, se déroulait de façon cyclique. Selon la tradition, la dynastie des Tcheou avait été précédée par trois sages (ou parfois cinq). Sous le règne du premier, nommé Houang-ti, l'Empereur Jaune, le Ciel avait fait apparaître les vers de terre et l'Empereur voyant cela déclara que la terre était dans sa phase ascendante et il prit le jaune pour couleur. A Houang-ti succéda Yu. L'herbe et les arbres apparurent de son temps signifiant que le bois l'emportait et l'Empereur prit la couleur verte. A Yu succéda T'ang le

9 . FUNG YU-LAN : ouv. cité, t. 2 , pp. 2 3 - 2 4 .

1 0 . Ibid., t. 2 , p. 1 0 . 1 1 . HASTING : Encyclopedia of Religion and Ethies, Edimbourg, 1 9 0 8 -1 9 1 8 , t. 3 , p. 8 2 .

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premier de la dynastie des Chang. Sous son règne le Ciel fit apparaître des épées dans l'eau signifiant que le métal l'emportait et il adopta le blanc pour couleur. Avec l'accession du roi suivant, Wen, qui fonda la dynastie des Tcheou, le feu fit son apparition et un oiseau rouge tenant un livre rouge dans son bec se posa sur l'Autel de la Terre, signifiant que le feu l'emportait. En conséquence les rois Tcheou adoptèrent le rouge pour couleur 12. En théorie la dynastie suivante, les Ts'in, aurait dû être associée avec l'eau et le noir. Mais l'écrivain qui a préservé pour nous cette version de la légende vivait sous le premier Empereur Ts'in qui n'avait pas encore fait connaître sa décision. Le noir portant malheur, il eut peur que la conclusion logique soit inacceptable pour Sa Majesté et ajouta : < Le feu doit être remplacé par l'eau, et le Ciel commencera par révéler que l'eau l'emporte. La couleur convenable sera alors le noir. Mais si par hasard l'eau s'était déjà manifestée sans qu'on la reconnaisse alors le cycle serait complet et l'on reviendrait à la terre 1 3 . » Le loyal philosophe se heurtait au fait que ce qu'il considérait comme une loi de la nature était en réalité un reflet de l'organisation sociale que la loi servait à protéger. « Was ihr den Geist der Zeiten heisst,

Das ist im Grund der Herren eigner Geist I 4 . » Sous la forme où elles nous sont parvenues ces idées datent pour la plupart du début de la dynastie des Han (206 av. J.-C. - 24 après J.-C.) mais on peut les reconnaître sous forme de doctrines philosophiques dès le iv e siècle avant notre ère et les idées elles-mêmes sont liées aux origines de la société chinoise. Comme l'a souligné Granet, l'idée du centre n'est pas primitive, elle reflète la centralisation du pouvoir dans les mains des chefs et des rois 1 5 . Et lorsque nous supprimons cette idée, il nous reste un cercle divisé en quatre et qui correspond à une tribu de deux moitiés : « Si le Yin et le Yang forment un couple et paraissent présider conjointement au rythme qui fonde l'ordre universel, c'est que leur conception relève d'un âge de l'histoire où un principe de roulement suffisait à régler l'activité sociale répartie entre deux groupements complémentaires... Nous savons même, par un exemple

1 2 . HUGHES : ouv. cité, p. 2 2 0 . 1 3 . Ibid., pp. 2 2 0 - 2 2 1 ; FUNG YU-LAN : ouv. cité, t. 2 , pp. 5 8 - 6 2 . 1 4 . GOETHE : Faust, v. 5 7 6 « Ce que vous appelez l'esprit des temps, ce n'est au fond que le propre esprit des maîtres » (N.d.T.). 1 5 . GRANET : ouv. cité, pp. 1 0 3 - 1 0 4 .

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significatif que les fêtes d'inauguration d'une ère nouvelle consistaient en un combat rituel opposant deux chefs encadrés chacun par deux seconds. Ils représentaient deux groupes complémentaires, deux moitiés de la société, qui, par roulement, se partageaient l'autorité 1 6 . »

3. Philosophie de la nature.

Le lecteur aura remarqué que ces idées des Chinois ressemblent étrangement à celles des premiers philosophes grecs. Le parallèle a été souligné par Fung Yu-lan, qui compare l'enseignement numérologique de l'école du yin-yang avec la théorie pythagoricienne des nombres et remarque que leur similitude a de quoi « surprendre » 1 7 . En fait, cela va beaucoup plus loin que cette dernière comparaison ne le suggère. En 79 de notre ère un congrès d'érudits confucéens se tint dans le Temple du Tigre Blanc dans la capitale de Tch'ang An pour débattre des différents problèmes touchant l'interprétation des classiques et l'on a conservé un compte rendu des débats sous le titre de Po Hou T'ong. Nous y lisons : « Pourquoi les cinq éléments dominent-ils l'un après l'autre. Parce que l'un donne naissance à l'autre. Ainsi chacun a une fin et un commencement. Le bois donne naissance au feu, le feu à la terre, la terre au métal, le métal à l'eau, l'eau au bois... Qu'ils se fassent tort mutuellement est dû à la nature de l'univers qui veut que le plus abondant l'emporte sur ce qui l'est moins et donc que l'eau l'emporte sur le feu; que ce qui est ténu l'emporte sur ce qui est dense et donc que le feu l'emporte sur le métal; que ce qui est dur l'emporte sur ce qui est mou et donc que le métal l'emporte sur le bois; que le compact l'emporte sur le diffus et donc que le bois l'emporte sur la terre; que le solide l'emporte sur le liquide et donc que la terre l'emporte sur l'eau 1 8 . »

Ce qui nous rappelle Heraclite : « Le feu vit la mort de l'air et l'air vit la mort du feu; l'eau vit la mort de la terre et la terre vit la mort de l'eau. »

1 6 . Ibid., p. 2 6 , pp. 1 0 5 - 1 0 6 . 1 7 . FUNO YU-LAN : ouv. cité, t. 2 , pp. 9 3 - 9 6 ; NEEDHAM : Science and Civilisation in China, Cambridge, 1 9 5 4 , vol. 1 , pp. 1 5 4 - 1 5 7 . 1 8 . FUNO YU-LAN : ouv* cité, t. 2, pp. 22-23.

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Le froid réchauffe et le chaud refroidit. Le mouillé sèche et le desséché est mouillé 1 9 . » Heraclite dit aussi : « C'est la même chose en nous qui est vivante et morte, endormie éveillée, jeune vieille; chacune change de place et devient l'autre. « Nous marchons et ne marchons pas dans le même fleuve; nous sommes et ne sommes pas 2 0 . » Houei Che, qui mourut à la fin du quatrième siècle avant notre ère, disait : « Le ciel est aussi bas que la terre, les montagnes et les marais sont de niveau. Le soleil se couche à midi. Chaque créature meurt à l'instant de sa naissance 2 1 . » Ce ne sont pas là citations au hasard. Les formules chinoises sont tout aussi caractéristiques des premiers confucéens que les citations grecques des pré-socratiques. Il y a plus. Les penseurs chinois de cette période, comme les grecs, s'occupaient de l'ensemble de la vie, de l'homme aussi bien que de la nature. Ils se proposaient d'atteindre par le moyen d'une recherche rationnelle à une compréhension véritable du monde qui les entourait et de vivre selon la vérité. C'est pourquoi ils s'occupaient d'éthique non moins que de physique et cherchaient à appliquer les mêmes principes à ces deux branches de la connaissance. Les confucéens, comme les pythagoriciens, avaient l'habitude d'attribuer au Maître absolument tout ce qu'Us enseignaient et c'est pourquoi beaucoup de leurs théories ne peuvent être datées avec précision. On croit que la doctrine confucéenne du milieu — ou de la moyenne comme nous l'appellerions — remonte sinon à Confucius lui-même qui était de quelque vingt ans l'aîné de Pythagore, du moins à son petit-fils Tsu-Ssu.

« Le maître a dit : " Parfait est le milieu et depuis longtemps déjà peu d'hommes en sont capables... " « Tseu-lou s'enquit au sujet des hommes forts et le maître répondit : " Veux-tu parler des hommes forts de l'espèce du Sud ou des hommes forts de l'espèce du Nord ou bien cherches-tu à devenir fort toi-même ? L'homme fort du Sud est magnanime, doux dans son commandement et ne tire pas vengeance d'avoir été maltraité. C'est l'habitude d'un honnête homme d'être ainsi. L'homme fort du Nord passe sa vie sous les armes

1 9 . HERACLITE; fragments B. 7 6 , B. 3 9 . Voir éd. DIELS-KRANZ : Die Fragmente der Vorsokratiker, 9 E éd., Berlin, 1 9 6 0 . Voir BATTISTINI : Trois présocratiques, Paris, 1 9 5 6 , Gallimard (N.d.R.). 2 0 . HERACLITE : fragments B. 8 8 , B. 4 9 (voir éd. citées). 2 1 . HUGUES : ouv. cité, p. 1 2 0 .

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et meurt sans un murmure. C'est l'habitude d'un homme vraiment fort d'être ainsi. Il s'ensuit que l'honnête homme, inébranlable dans sa force, aimant la concorde et résistant à toutes les pressions, choisit une position intermédiaire et ne s'en laisse pas écarter. Inébranlable est sa force ! Lorsque le gouvernement est bon, il ne modifie pas ses principes et lorsque le gouvernement est mauvais, il ne change pas, même si sa vie est au jeu " 22. »

Jamais aucun Babylonien, aucun Egyptien n'a parlé ou pensé ainsi. Mais Pythagore et Socrate l'ont fait. Si Hérodote avait pu pousser ses voyages jusqu'en Chine, il se serait senti plus à l'aise à Loyang qu'il ne le fut à Babylone ou à Memphis, ne serait-ce que parce qu'il aurait pu y rencontrer son contemporain Tsu Ssu avec lequel il aurait passé de nombreux jours dans la compagnie agréable de quelqu'un dont il était si proche : « Nous ne les passâmes point à jouer, à jouir ou à boire Mais à la recherche de la haute philosophie De l'esprit, de l'éloquence et de la poésie; Arts que j'aimais car ils étaient aussi les tiens, mon ami 23 . » Il est possible que les pages qui vont suivre éclairent un peu ces affinités de pensée entre l'Orient et l'Occident. Mais il faut souhaiter que le sujet soit repris par quelqu'un qui soit assez compétent pour le traiter à fond et expliquer à la fois les ressemblances et les différences à la lumière des conditions historiques spécifiques. Il y a là un travail attirant et instructif qui contribuerait à la paix du monde. Je dois quant à moi en rester là.

22. Ibid., pp. 33-34. 23. Abraham COWLEY (1618-1667) : Sur la mort de William Hervey. (N.d.E.)

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II

1. L'agriculture.

L'irrigation à grande échelle ne date en Chine que de la dynastie des Tcheou et elle ne fut jamais aussi importante qu'en Egypte ou en Mésopotamie. Les vallées du Nil, de l'Euphrate et du Tigre ne devinrent habitables qu'après qu'on eût entrepris de drainer les marais et de contrôler les crues. On y réussit au moyen d'une très importante force de travail recrutée dans les villages voisins et organisée selon un plan commun. C'est ainsi que les communautés villageoises primitives, d'origine tribale, furent absorbées dans des unités plus vastes correspondant au réseau d'irrigation ou au bassin hydrographique, c'est-à-dire l'ensemble des terres cultivées qu'il était possible, au niveau de production donné, de contrôler à partir d'un centre unique. Ces progrès ne furent rendus possibles que par une nouvelle division du travail, entre le travail intellectuel et le travail manuel, qui marqua le début d'une période de progrès économique, social et culturel plus riche que toutes les périodes précédentes et sans équivalent, à vrai dire, avant le xvi* siècle de notre ère. Avec le temps, le développement de la propriété transforma cette division du travail en une division entre deux classes antagonistes. Les travailleurs

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intellectuels, recrutés parmi les chefs et les magiciens des communautés primitives, se constituèrent en classe dirigeante qui accapara le surplus que produisaient les travailleurs manuels dont ils organisaient l'effort. Les producteurs de base, les paysans, étaient soumis à un tribut, à des corvées, à la conscription et fournissaient ainsi la main-d'œuvre nécessaire au développement de l'Etat. Mais la propriété de la terre restait pour l'essentiel communautaire 1. La propriété privée de la terre était interdite, ou pour le moins limitée, par les nécessités de l'irrigation à grande échelle, que fournissait l'Etat. Mais la terre n'était pas en commun au sens où ceux qui la travaillaient auraient joui des fruits de leur travail. Elle appartenait à l'Etat, représenté pour eux par le roi, qui se disait dieu incarné ou représentant de dieu sur terre. Economiquement, la royauté est l'expression de ce que l'irrigation à grande échelle exige un contrôle centralisé. Idéologiquement, elle exprime, dans les conditions nouvelles, la dépendance de l'individu vis-à-vis de la communauté. Dans le communisme primitif, nous l'avons vu, c'est seulement comme membre de la tribu que l'individu est le propriétaire et l'occupant de la terre (pp. 52-53) et pour cette raison ses idées sur le monde naturel sont la projection de ses relations tribales. Mais avec la naissance de l'Etat, dont l'agriculture dépend, les relations tribales sont remplacées par des rapports de classe, que l'Etat a pour fonction de maintenir : l'individu possède et occupe la terre non comme membre de la tribu mais comme sujet du roi. Pourtant, toutes les idées qui auparavant avaient pour centre la tribu se portent maintenant sur la royauté. Et si le roi est adoré comme un dieu, sa divinité est l'idéalisation de l'unité tribale perdue, réalisée dans l'esprit des hommes une fois que leurs relations sociales leur échappent.

D'une façon générale, la royauté, ou despotisme oriental, est la forme d'Etat caractéristique de toutes les sociétés qui ont dépassé le communisme primitif sur la base d'une agriculture organisée par l'Etat. Mais chaque cas présente, bien sûr, des traits qui lui sont propres. Les deux régions qui nous occupent dans ce chapitre se ressemblent en ce que leur agriculture dépendait entièrement de l'irrigation. Mais il y a aussi entre îlles des différences qui demandent explication. En Egypte il n'y a qu'un seul fleuve. C'est une magnifique voie navigable facilitant les communications. Des bateaux à

1. CLAY : The Tenure of land in Babylonia and Assyria, Londres 1938; FRANKFURT : Kingship and the Gods, Chicago, 1948, p. 296; La Royauté et les dieux, Paris, 1951, p. 296.

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voile peuvent le descendre entraînés par le courant et de remonter poussés par le vent du Nord dominant. Il est l'unique source de la fertilité du pays. Il pleut très peu en Basse-Egypte et pas du tout en Haute-Egypte. Tout dépend du Nil qui coule régulièrement tout au long de l'année à l'exception de la crue qui se produit toujours en juillet lorsque le bassin supérieur se trouve gonflé par la fonte des neiges de la montagne. Toute la vie de la communauté tient à cet événement et à la façon dont il est contrôlé. Ces faits expliquent pourquoi l'unification du pays fut rapide et complète. Elle s'effectua en trois étapes : formation de chefferies locales dont la superficie correspondait aux futures provinces (nomoi); formation des royaumes de Haute et de Basse-Egypte; unification du pays, avant la fin du quatrième millénaire avant notre ère, en un seul royaume qui devait se maintenir avec de nombreux changements de dynastie mais sans autre solution de continuité, pendant trois mille ans. Un autre trait caractéristique de ce pays, c'est son isolement géographique. Les déserts en le bordant des deux côtés et faisant de lui comme un couloir fermé lui fournirent une défense plus efficace que la Grande Muraille de Chine. Pratiquement isolé du monde extérieur, le royaume se développa en vase clos et puis ce fut la stagnation. Nulle part ailleurs dans le monde antique, les conditions locales n'exercèrent une influence aussi décisive. On en trouve un exemple frappant avec le culte des morts pour lequel on prodiguait une bonne partie de l'abondant surplus produit par ceux qui travaillaient la terre. En lui-même ce culte n'était pas particulier à l'Egypte mais il s'y développa sous une forme particulière. La pratique de la momification qui est son trait distinctif n'était rendue possible que par l'absence de pluie. Or de cette pratique surgit l'illusion qui inspira les pyramides érigées pour servir de résidences aux rois morts qui reposaient là, à jamais, en grand apparat comme s'ils étaient toujours vivants. En Mésopotamie il y a deux fleuves avec pour chacun de nombreux affluents. La navigation y est plus difficile que sur le Nil, le Tigre en particulier étant assez impétueux, les inondations y sont moins régulières car le pays est soumis à des pluies torrentielles. La superficie que l'on pouvait irriguer par un seul système était limitée. De plus, bien loin d'être isolé, le pays était ouvert, aux nomades du désert à l'Ouest et, au Nord et à l'Est, aux tribus montagnardes d'Arménie et d'Elam. L'unité de base était la cité-Etat. Les cités de Mésopotamie se faisaient constamment la guerre et bien qu'elles fussent de temps à autre unifiées par la conquête militaire, ces empires

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ne duraient pas. Ur, Babylone, Ninive faisaient alterner grandeur et décadence. Le sentiment d'insécurité qui caractérise la pensée mésopotamienne doit s'expliquer par ces facteurs historiques et non par l'incertitude du climat comme l'ont supposé Frankfort et d'autres 2 . Par là aussi pouvons-nous expliquer les formes différentes prises par la royauté en Egypte et en Mésopotamie.

2. La royauté égyptienne.

L'idéogramme égyptien signifiant « village » se composait d'une croix inscrite dans un cercle 3 . La croix représenterait, selon certains, les rues du village. C'est possible, mais il est plus important de remarquer que le signe complet — un cercle divisé en quatre — correspond à la structure tribale caractéristique de la communauté villageoise primitive. Les premiers établissements dans la vallée du Nil furent temporaires 4 . Lorsque l'inondation annuelle se retirait, il émergeait de-ci de-là des parcelles de terre, plus hautes que le reste, couvertes d'une épaisse couche d'alluvions qui luisait au soleil. C'est là que les chasseurs construisaient leurs huttes, semaient et récoltaient de l'orge ou de l'épeautre et ils occupaient les lieux jusqu'à ce que l'inondation suivante les obligeât à se sauver. Par la suite, en utilisant la force de travail combinée de plusieurs villages voisins, ils apprirent à protéger les hautes terres de fossés et de digues et les villages devinrent permanents. Plus tard encore, un groupe de villages voisins se trouva organisé à partir d'un centre unique, à l'origine semblable aux autres villages, mais plus important et abritant la résidence d'un chef puissant. Il avait probablement pour l'aider les chefs de clan des villages voisins qui formaient un conseil des anciens. On a retrouvé lors de fouilles, de la poterie, et sur certains de ces objets étaient peints des maisons et des bateaux porteurs d'emblèmes héraldiques qui de toute évidence étaient totémiques. L'unification ne s'arrêta pas là. Pour les raisons déjà données, elle se poursuivit jusqu'à la formation de deux royaumes, du Nord et du Sud, et un peu avant 3000, le pays fut réuni tout entier sous la 1" dynastie.

2 . FRANKFORT, WILSON et JACOBSEN : Before Philosophy, Londres, 1 9 4 9 , pp. 1 3 8 - 1 3 9 . 3 . GARDINER : Egyptian Grammar, 2" éd., Oxford, 1 9 5 0 , p. 6 2 7 . 4 . FRANKFORT : ouv. cité, p. 2 0 .

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Le plus haut lieu du village, première terre émergée de l'inondation, était sacré, et le temple ou le sanctuaire qu'on y érigeait commémorait, croyait-on, la création du monde. C'est là qu'une cérémonie chaque année répétait cette création. Cette conception devait trouver son expression architecturale la plus haute avec les pyramides, dont la forme exprimait l'idée de la colline primitive 5 . Le mythe exprimait la même idée par la croyance que le soleil avait créé la terre sèche à partir des eaux. Les rois utilisaient ce mythe pour consolider leur pouvoir. Chaque roi était identifié au dieu-soleil et était investi de son pouvoir souverain par un couronnement rituel qui le présentait comme le créateur du monde. Par là on enseignait au peuple à croire que la royauté était une institution qui existait depuis le commencement du monde puisqu'elle était indispensable au maintien de l'ordre dans la société comme dans la nature. L'un des rites des fêtes Sed (jubilé qui renouvelait le couronnement) s'appelait Dédicace du champ 6. On délimitait un lopin de terre puis le roi le traversait quatre fois, faisant successivement face aux quatre points cardinaux et porteur de la couronne rouge de Basse-Egypte. Il affirmait par cette cérémonie ses droits au gouvernement non seulement de l'Egypte mais du monde. Un autre rite nous le décrit traversant la terre pour toucher ses quatre côtés et traversant l'océan jusqu'aux quatre côtés du ciel. Toujours lors des mêmes fêtes, porteur de la couronne rouge, il s'asseyait entre deux dignitaires, un de chaque côté, qui chantaient un hymne proclamant sa puissance, puis échangeaient leurs places pour le chanter à nouveau, se tenaient debout devant lui, échangeaient leurs places encore une fois, répétant l'hymne à chaque position nouvelle, de telle sorte que chacun d'eux lançait la proclamation aux quatre points cardinaux. Puis, porteur de la couronne blanche, le roi et sa procession se dirigeaient vers deux chapelles de Horus et de Seth, où un prêtre lui présentait un arc et des flèches. Il tirait quatre flèches, une au Sud, une au Nord, une à l'Est, une à l'Ouest et puis on l'intronisait quatre fois, tourné successivement vers chacun des quatre points cardinaux 7 .

L'un de ses titres était « Roi de la Haute et Basse-Egypte ». Un autre les « Deux Dames », c'est-à-dire la déesse cobra de Basse-Egypte et la déesse vautour de Haute-Egypte. Ces titres

5 . Ibid., pp. 2 0 6 - 2 0 7 . 6 . FRANKFORT : Kingship and the Gods, p. 1 3 2 . 7 . Ibid., pp. 1 3 5 - 1 3 6 .

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correspondent à la division en deux du royaume. Il avait pour la même raison deux vizirs, deux trésoriers et à certaines époques, deux capitales. On le désignait aussi du nom de « Deux Seigneurs » c'est-à-dire Horus et Seth. Ces deux personnages appartiennent au mythe d'Osiris, le dieu tué chaque année par Seth, pleuré par sa sœur Isis et vengé par son fils Horus. On a émis l'hypothèse que ce dernier titre ne reflète pas seulement l'unification des deux royaumes mais la réconciliation en la personne du roi de tous les antagonismes, qu'ils soient naturels ou sociaux. On considérait la fonction royale comme double de par sa nature même. Le montre clairement la croyance — assurément très ancienne — que chaque roi avait un frère jumeau mort-né, représenté par son placenta 8 . De plus, tout comme on identifiait le roi avec le soleil, on pensait que son jumeau était devenu le dieu-lune. La dualité du roi exprimait la dualité de l'univers. Pour toutes ces raisons et sans nier l'origine politique du double royaume, Frankfort a bien souligné que ce principe de dualité, qui est une caractéristique si marquée de la monarchie égyptienne, ne se réduit pas à un concept purement politique : « Cette conception extraordinaire exprimait sous forme politique la tendance profondément enracinée chez les Egyptiens à comprendre le monde en termes dualistes comme une série de couples de contrastes en équilibre stable. On parlait de l'univers dans son ensemble en l'appelant " ciel et terre " . Dans le cadre de cette conception, la " terre " à son tour se représentait par une dualité, comme " nord et sud ", les " parties de Horus et les parties de Seth ", " les deux pays ", ou " les deux rives (du Nil) ". Le dernier de ces synonymes montre avec une clarté particulière leur caractère non politique. Chacun d'eux est équivalent au second élément du couple plus vaste, " ciel et terre ". Ils appartiennent, non pas à l'histoire ou à la politique, mais à la cosmologie. Cependant, chacun d'eux était susceptible de décrire le domaine du roi, car c'est l'ensemble de l'humanité, avec tous les pays du monde, qui était sujet du pharaon. On décrivait souvent son royaume comme étant " ce dont le soleil fait le tour ", la terre; et les Grecs... rendaient " les deux pays " par he oikoumène, " toute la terre habitée ". Quand le pharaon prenait des titres dualistes ou s'appelait " seigneur des deux pays ", il mettait l'accent non pas sur l'origine divisée mais bien sur l'universalité de son pouvoir 9. »

8. FRANKFORT : ibid., p. 110. 9. Ibid., pp. 44-45 (traduction modifiée).

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Indéniablement cette interprétation est correcte, mais je ferais une seule réserve. On a démontré dans les pages précédentes que loin d'être particulière à l'Egypte, l'idée de l'unité des contraires est fondamentale dans la pensée primitive et, en fait, aussi vieille que la société elle-même. En Egypte, pourtant, elle prit une forme particulière qui s'éclaire si on la compare avec la forme chinoise. En Chine, nous avons trouvé en plus des quatre points cardinaux, un cinquième point, le centre, occupé par le roi dont la fonction est de régler les contraires qui par leur perpétuelle interaction maintiennent en mouvement le monde. En Egypte, les deux contraires s'immobilisent en la personne du roi. Au lieu d'un conflit dirigé, nous avons un équilibre immuable. Pour les Egyptiens, comme le remarque Frankfort, l'univers était statique. Si l'on cherche pourquoi, on en trouve la raison dans l'exceptionnelle stabilité de la monarchie, conditionnée par le besoin d'un contrôle unifié de la crue du Nil et affermie par l'isolement du pays. Après la VI e Dynastie et de nouveau après la XII*, la monarchie s'effondra et s'ensuivit une période de chaos politique qui ne se termina qu'avec la restauration de l'autorité centrale. Plus tard, après la formation du Premier Empire sous la XVIII e Dynastie, les pharaons établirent des relations avec des monarques étrangers qui avançaient de semblables prétentions devant leurs propres peuples et c'est ainsi que les pharaons cessèrent de pouvoir se faire passer sans réserve pour seuls maîtres du monde. La doctrine de la royauté divine devint paradoxale 1 0 . Ce qui est donc remarquable dans le cas des rois égyptiens, c'est que, grâce aux conditions dans lesquelles ils étaient venus au pouvoir, ils purent mieux que d'autres faire ce que tous les rois ont toujours recherché, à savoir utiliser les idées nées de la centralisation du pouvoir comme un instrument qui permette de tenir la classe exploitée dans une sujétion spirituelle. Comment ceci fut atteint, Caudwell l'a fort bien expliqué :

« Avec une civilisation agricole hautement développée se forme un roi-dieu au sommet de la pyramide et il semble détenir toute la puissance sociale. L'esclave isolé semble peu de chose comparé avec la puissance du travail social que détient le roi-dieu. Associé, l'esclave détient une formidable puissance, la puissance des pyramides. Mais cette puissance n'apparaît pas à l'esclave comme sienne, elle semble appartenir au roi-dieu qui la dirige. C'est pourquoi l'esclave s'humilie devant sa propre puissance collective; il déifie le roi-dieu et tient

1 0 . FRANKFORT : ibid., p. 9 3 .

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toute la classe dirigeante pour sacrée... Cette aliénation de la personne n'est que le reflet de l'aliénation de la propriété qui l'a produite. L'humiliation de l'esclave est la marque non seulement de son esclavage mais de la puissance d'une société qui a atteint l'étape où l'esclavage existe et fournit une puissance sociale considérable. Cette puissance s'exprime au pôle opposé à l'esclave par la magnificence divine des rois-dieux d'Egypte, de Chine, du Japon et des cités-Etats de Sumer, de Babylone et d'Akkadie... Comme Marx, étudiant le phénomène religieux, l'avait aperçu dès 1844 H . »

3. La royauté mésopotamienne.

Les communautés de Mésopotamie ont des origines semblables à celles d'Egypte. Le noyau au départ, c'est une petite bande de terrain alluvial que dégagent les eaux qui se retirent et peu à peu le travail collectif l'agrandit en un réseau de fossés et de canaux. Les habitants sont organisés en une assemblée ouverte à tous les adultes, hommes et femmes, et en un conseil des anciens, composé des chefs de famille, avec à leur tête un grand-prêtre qui en vérité joue le rôle de chef de la communauté. Il a la charge du temple, ou sanctuaire, qui abrite le grenier et les instruments communaux; il administre les terres arables que l'on travaille et possède en commun 12.

Certains ont supposé qu'il formait avec ses subordonnés une fraternité magique comme on en trouve dans les tribus les plus avancées de Polynésie et d'Amérique I 3 . Le dieu ou la déesse vénérés dans le temple symbolisent la solidarité de la communauté et l'autorité que les prêtres détiennent en *ant qu'organisateurs de la production. L'expansion de ces communautés les fait se fondre en cités-Etats. A la base de la cité, il y a, combinés, une agriculture à grande échelle et un artisanat hautement développé, métallurgie comprise, pour laquelle il faut importer les matières

11. CAUDWELL : Illusion and Reality, 2 e éd., Londres, 1947, pp. 39-40. MARX : Critique du droit politique hégélien, Editions sociales. 12. FRANKFORT : Kingship and the Gods, pp. 289, 295, 296. JACOBSEN : « Primitive Democracy in Ancient Mesopotamia », Journal of Near Eastern Studies, Londres, t. 2, pp. 163-172. 13. CHILDE Y. G. : What Happened in History, London, 1942, pp. 124-125.

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premières. Les vallées alluviales du Tigre et de l'Euphrate, comme celle du Nil, ne contiennent aucun métal. Mais alors que les rois d'Egypte ont les mines de cuivre du Sinaï, juste de l'autre côté de leurs frontières, les cités mésopotamiennes doivent s'approvisionner en Elam et vendre leurs surplus de grain en échange aux tribus de montagnards. Le besoin de métaux impulse le commerce. Ensemble organisé de communautés villageoises, la cité possède plusieurs temples, chacun ayant son dieu, et l'un d'eux l'emporte sur les autres; c'est le dieu protecteur de la cité. Les prêtres consolident leur position de classe dominante en usurpant les droits du conseil et en s'appropriant les terres. Une partie des terres est divisée en petites parcelles qui appartiennent à des paysans libres, la plus grande part appartient aux temples. Elle est cultivée par des esclaves, prisonniers de guerre, et par des petits propriétaires, à qui les prêtres imposent la corvée. Les artisans sont exploités de même, obligés qu'ils sont d'abandonner aux prêtres une bonne partie de leur temps de travail ou de leurs produits. On maintient la fiction d'une propriété en commun par la doctrine selon laquelle les terres du temple appartiennent au dieu qu'on y vénère. De la même manière on considère que la cité tout entière est propriété de son dieu protecteur, de qui la tient le grand prêtre qui supervise toute chose d'intérêt général : l'irrigation par exemple, le commerce, et les relations extérieures. Ces conditions étaient plus favorables au progrès de la production marchande que celles qui prévalaient au début en Egypte où l'on administrait le pays tout entier comme domaine royal. De fait la production marchande se développa suffisamment pour qu'on se servît de lingots d'argent comme moyen d'échange. Mais les choses s'arrêtèrent là car la puissance et la fortune énormes que les prêtres tiraient de leur contrôle de l'irrigation les rendaient assez forts pour maintenir un monopole presque complet du commerce des métaux et pour interdire par là-même la montée d'une classe indépendante de marchands 14. En Mésopotamie comme en Egypte le commerce était réservé à la classe dirigeante des propriétaires qui transformait en marchandises une portion du surplus prélevé sur ceux qui travaillaient la terre, sous forme de tribut. Les relations entre cités étaient généralement instables. Car si elles dépendaient les unes des autres dans le domaine vital pour elles de l'approvisionnement en eau, l'accroissement de

14. FRANKFORT : Kingship and the Gods, p. 298; CHILDE : What Happened in History, pp. 173-174.

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la population et de la production marchande en faisait des rivales. Depuis des temps reculés la classe dirigeante complétait sa force de travail par des expéditions dans les montagnes dont on ramenait des esclaves. Et ces esclaves, propriété soit des temples soit de particuliers, constituaient une partie très importante de la communauté. En temps de guerre, la cité élisait un chef de guerre (Lugal) à qui l'on confiait un pouvoir absolu pour une période limitée. Le titre, qui signifiait littéralement « grand homme », s'employait aussi pour un propriétaire foncier ou un propriétaire d'esclaves 15. L'intensification de la lutte de classe et l'extension des combats aidant, il arrivait fréquemment qu'un « grand homme » élu en période de crise refusât de quitter la place la crise passée. Ou bien le gouverneur d'une cité, en ayant vaincu une autre, s'imposait à cette dernière comme son « grand homme » ou son propriétaire. Avec le temps, certains de ces rois, comme nous pouvons désormais les nommer, ayant assuré leur pouvoir sur une importante partie du pays, s'efforcèrent de le consolider en formulant des prétentions à la divinité. C'est ce que firent Naram-Sin d'Akkad, la 3° dynastie d'Ur, les rois d'Isin et d'autres. Le même Naram-Sin se proclama — titre emprunté au dieu-soleil — « Roi des quatre quartiers 16 ». Les rois d'Assyrie se donnèrent le titre de « Rois de l'univers » et l'un d'eux, combinant le titre akkadien et l'assyrien, était connu comme « le Roi des quatre quartiers du monde 17 ».

On voit que si la doctrine de la divinité du roi ne réussit pas à s'imposer en Mésopotamie, ce ne fut pas par excès de modestie de la part des prétendants mais plutôt parce que la concurrence était trop forte. Les titres royaux qui viennent d'être cités montrent que les peuples de Mésopotamie partageaient la conception primitive d'un univers circulaire divisé en quatre. D'autres documents invitent à la même conclusion. Le plus caractéristique des chefs-d'œuvre de l'architecture mésopotamienne c'est la ziqqourat ou tour à étages, « la Tour qui touche aux cieux » 18, selon la description des Israélites. Description pertinente car ces bâtiments étaient conçus comme des marches entre la terre et le ciel, qui permettaient au roi de monter et au dieu de descendre. C'étaient en réalité des modèles de l'univers. De même que l'étage supérieur était censé toucher le ciel, de

15. FRANKFORT : Kingship and the Gods, p. 293. 16. FRANKFORT : ibid., p. 305. 17. Ibid., p. 307. 18. Bible, Genèse, verset 11, ligne 4.

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même, à la base, on avait construit un bassin empli d'eau qui représentait « les eaux sous la terre » 1 9 . La ziqqourat d'Assour se nommait « la maison de la montagne de l'univers ». Les étages étaient soit rectangulaires soit carrés et orientés en fonction des quatre points cardinaux 2 0 . En l'état actuel des ruines il n'est pas facile de déterminer le nombre des étages mais il semble qu'aux origines il y en avait généralement trois ou quatre 2 1 . Ainsi la ziqqourat d'Erech IV, telle qu'elle est représentée sur un cylindre d'argile, avait trois étages, avec trois niches pour l'étage inférieur, deux pour l'intermédiaire et deux pour le supérieur, ce qui donnait sept niches au total 2 2 . La ziqqourat de Babylone, selon la description d'Hérodote qui l'avait visitée, avait huit étages 2 3 . Des sources babyloniennes, il ressort, cependant, qu'il n'y en avait que sept et la contradiction s'explique si l'on suppose qu'Hérodote a compté pour un étage de base (kigal), qui est invisible de l'extérieur 2 3 b. La ziqqourat de Borsippa avait, nous en sommes sûrs, sept étages. On l'appelait « la maison des sept conducteurs du ciel et de la terre ». Cette appellation montre bien que les étages représentaient les sphères des sept « planètes » (Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, le soleil et la lune). On pense qu'à l'origine ils étaient colorés en noir, orange, rouge, blanc, bleu, jaune, or et argent 2 4 . Ainsi le monument correspondait aux sept « planètes », aux sept grands dieux, aux sept portes du monde d'en-bas, aux sept vents et aux sept jours de la semaine. Dans la langue sumérienne l'idée de l'univers s'écrivait à l'aide du signe employé pour le nombre sept 25. Cette conception d'un univers à sept éléments trouve sa transcription graphique la plus saisissante sur une tablette cunéiforme connue sous le nom de carte babylonienne du monde, dont l'interprétation est due à Lewy26. n y a deux cercles concentriques avec au centre la cité de Babylone. On voit l'Euphrate sur toute sa longueur, de sa source dans les montagnes aux marais par lesquels il se jette dans la mer. L'espace entre les cercles c'est « le fleuve amer », connu

1 9 . LANGDON : Ancient History, Cambridge, 1 9 2 5 - 1 9 3 9 , t. 1 , p. 3 3 9 . 2 0 . PARROT : Ziggurats et Tour de Babel, 1 9 4 9 , p. 1 0 2 . 2 1 . LANGDON : ouv. cité, t 1 , pp. 3 9 0 - 3 9 1 . 2 2 . PARROT : ouv. cité, p. 1 0 7 . 2 3 . HÉRODOTE : Histoires (voir Ed. Budé, les Belles lettres, Paris, 1 9 6 4 ) , livre 1 , p. 1 8 1 . 2 3 b. PARROT : ouv. cité, p. 2 7 . 2 4 . Ibid., p. 2 0 4 . 2 5 . LEWY : The Origin of the Week and the Oldest West Asiatic Calendar » in Hebrew Union College Annual, Cincinnati, t. 1 7 , pp. 1 6 - 1 7 . 2 6 . Ibid, pp. 1 0 - 1 1 .

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des Grecs sous le nom d'Océan. Les bords de la tablette sont endommagés mais ce qui reste suffit à montrer que le cercle extérieur traversait la base de sept triangles isocèles placés à intervalles réguliers si bien que l'ensemble se présentait sous la forme d'une étoile à sept pointes. Chacune de ces sept pointes porte, ou portait, inscrit le mot na-gou-ou, « région », et l'une d'elles porte en plus cette définition : « le pays où l'on ne voit pas le soleil ». Lewy poursuit en montrant que ces sept triangles sont en fait les sept montagnes, résidences des sept vents, ailleurs décrits comme « les sept dieux de l'univers ». Le sommet des montagnes supporte les deux tandis que la base dissimule l'entrée du monde souterrain. L'ensemble forme un cercle qui entoure la terre, et le long duquel se rejoignaient, croyait-on, le ciel et l'enfer.

Il y a peu de raisons pour douter de la justesse de cette interprétation. Elle s'accorde avec le fait que la ziqqourat, qui servait aussi de lien entre le ciel et l'enfer, était tenue pour une montagne. Lewy va même plus loin et après avoir montré, preuves à l'appui, qu'il y avait sept sortes de vents différents, il soutient que l'on croyait qu'un vent de chaque sorte avait pour résidence chacune des sept cités importantes de la période babylonienne : Ur, Nippour, Eridou, Koollab, Lagash, Kesh et Shourouppak 27. Ainsi les ziqqourats de ces cités représentaient les sept montagnes de l'univers avec au centre leur capitale, Babylone.

Reste la question de l'origine de ce caractère sacré du nombre sept. D'où vient, en d'autres termes, notre semaine de sept jours que nous avons héritée de Babylone par l'intermédiaire de la religion juive ? On a parfois supposé que le nombre tirait sa signification des quatre quartiers de la lune. Mais, comme l'a fait remarquer Nilsson, il n'est pas possible que la division du mois en quatre soit née de l'observation simple : « C'est dans sa nature même un système numérique 28. > Là-dessus Lewy est d'accord avec lui. Le nombre sept ne fut pas obtenu en divisant les jours du mois. C'est au contraire le mois qu'on divisa par le nombre sacré. Or le mois babylonien comprenait cinq « sabbats » ou jours néfastes; le 7, le 14, le 19, le 21 et le 28. On y joint le 19 parce que, Lewy le remarque, c'est le 49 e (sept fois sept) depuis le début du mois précédent. Ce fait joint à d'autres l'amène à conclure que l'ancien calendrier assyrien avait pour base non pas le mois

2 7 . L E W Y : ouv. cité, p. 37. 2 8 . NILSSON : Primitive Time Reckoning, Lund-Oxford, 1911, p. 171.

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lunaire mais sept périodes de sept semaines, que l'on comptait de cinquante jours pour plus de facilité 2 9 . Passant ensuite au rapport entre le système à sept unités et le système à quatre unités, il cite un certain nombre de passages où les deux systèmes se combinent. On lit, par exemple, dans un exorcisme sumérien : « Par les sept vents, par les quatre régions de la terre... » Lewy soutient que le système à sept unités est le plus ancien des deux : « De nombreux textes mentionnent quatre vents principaux qui donnent leur nom aux quatre directions principales et qui correspondent approximativement à nos quatre points cardinaux. Toutefois, ... cette division en quatre de l'horizon semble avoir remplacé un autre système dans lequel sept vents définissaient sept directions principales et divisaient l'horizon en sept zones 3 0 . » Quelle était donc l'origine du système à sept unités ? Après avoir attiré l'attention sur le mot « jour » en akkadien, qui signifie aussi « vent », et les signes sumériens désignant le « jour », qui s'employaient aussi pour « vent » et « orage », Lewy assemble des preuves pour démontrer que dans le Proche-Orient il y a une « alternance régulière et quotidienne des vents de la terre et des vents de la mer ». C'est ce qui, selon lui, explique l'emploi du même mot ou signe pour « jour » et pour « vent » et il conclut que la semaine de sept jours « fut créée en dédiant un jour à chacun des sept vents 3 1 » . Nous nous demandons toujours : pourquoi sept vents ? La question que nous posions au début reste toujours sans réponse. C'est pourquoi il nous faut revenir en arrière. Les preuves avancées pour donner priorité au système à sept unités ne sont pas décisives. Cette objection vaut pour tous les passages qu'il cite à ce propos mais surtout pour le texte sur lequel il s'appuie pour identifier les sept sortes de vents. Elles sont définies comme suit : 1. les « vents bienfaisants » ou « vents de vie », représentés sous forme humaine; 2. les « vents gardiens », dépeints avec des ailes et des têtes d'oiseaux; 3. les vents porteurs de pluie, figurés sous l'aspect de poissons, et dont l'eau était censée posséder une vertu purificatrice;

2 9 . LEWY : ouv. cité, p. 5 1 . 3 0 . Ibid., pp. 7 - 8 . 3 1 . LEWY : ouv. cité, p. 1 9 .

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4. et 5. des vents porteurs de pluie, représentés de même sous l'aspect de poissons et jouant un rôle particulier dans la croissance de la végétation. 6. et 7. les orages, figurés avec des cornes de cuivre et des armes, accompagnés d'éclairs et dotés d'un pouvoir de destruction et de ravage. Si nous considérons la forme sous laquelle on représentait ces vents, nous voyons qu'il n'y avait que quatre sortes (hommes, oiseaux, poissons, cornes), et que la troisième et la quatrième sorte se trouvent subdivisées pour donner sept. La division par quatre est plus ancienne. Pourquoi donc le système à quatre unités s'est-il élargi jusqu'à sept? La réponse est donnée au Mexique. Les Aztèques croyaient en un monde supérieur pour les dieux, en un monde intermédiaire pour les hommes, en un monde inférieur pour les morts et par voie de conséquence se figuraient le monde comme s'étendant, à partir de son centre, horizontalement en quatre directions et verticalement en deux. Les Babyloniens professaient semblable croyance, et l'exprimaient par la ziqqou-rat et tout spécialement dans la ziqqourat de Babylone elle-même qui était le centre du monde. Pour eux aussi l'univers se divisait horizontalement en quatre régions à partir d'un centre commun et verticalement en trois niveaux ce qui donnait sept points en tout.

4. Le nouvel an à Babylone.

Jacobsen caractérise ainsi la conception mésopotamienne du cosmos : « L'origine de l'ordre du monde est conçue comme un conflit prolongé opposant deux principes, les forces qui poussent à l'action et celles qui poussent à l'inaction 3 2 . » Il nuance cette formulation en disant qu'il définit le concept en termes modernes. S'il avait défini le concept chinois du yang et du yin, aucune réserve n'eût été nécessaire. Le principe mésopotamien est le même que le chinois, mais la forme sous laquelle on l'exprimait est moins civilisée. Elle est mythique et concrète, l'autre est abstraite et philosophique. La même

3 2 . JACOBSEN in FRANKFORT et WILSON : Before Philosophy, Londres, 1949, p. 187.

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différence peut s'observer dans la pensée égyptienne si on la compare avec celle de Chine. Mais l'idéologie de Mésopotamie est plus barbare que celle d'Egypte. Elle est pénétrée d'un esprit agressif et brutal, reflet de la montée soudaine de la classe dirigeante, de son insécurité et de ses antagonismes internes comme de la violence par laquelle elle se maintenait au pouvoir. On peut donner pour exemple de la forme sous laquelle se manifestait en Mésopotamie le conflit des contraires, l'analyse des fêtes du Nouvel an à Babylone 3 3 . La fête se célébrait au mois de Nisan qui coïncidait avec l'équinoxe de printemps. Elle durait onze jours, pendant lesquels toute l'activité ordinaire de la cité s'arrêtait. Les premiers jours étaient consacrés aux lamentations. Tandis que les prêtres accomplissaient les rites expiatoires dans les temples, le peuple prenait le deuil et disait que le dieu Mardouk était en prison dans la montagne, c'est-à-dire mort et enterré. La « montagne », le lieu supposé de son emprisonnement, c'était sans doute la ziqqourat. Au soir du quatrième jour les prêtres psalmodiaient YEnouma elish, l'Hymne de la création. Le cinquième, le roi pénétrait dans la chapelle de Mardouk et là le grand-prêtre lui arrachait les emblèmes de la royauté, le giflait, lui tirait les oreilles. De cette manière, comme Langdon le note, « il était à ce moment ramené au rang de simple particulier » 3 4 . n protestait de son innocence, à genoux, puis le prêtre lui redonnait l'investiture et l'assurait que Mardouk allait accroître son empire. Pendant ce temps la population pleurait toujours son dieu, en parcourant les rues et demandant : « Où le tient-on prisonnier ? »; une déesse s'éloignait de la ville en gémissant. Il semble bien qu'elle était aussi censée descendre vers le monde souterrain pour y être emprisonnée.

Le sixième jour de nombreux bateaux d'apparat arrivaient à Babylone venus de toutes les cités importantes du royaume, portant chacune la statue de la déesse ou du dieu protecteurs de la cité. En même temps que les gens engageaient des simulacres de combats dans les rues. Le septième, Mardouk se trouvait libéré par son fils Nabou, le dieu de Nippour. Le huitième on plaçait les statues par ordre d'importance, sous la direction du roi, dans une partie du temple nommé Oubhsou-oukkinna,

3 3 . LANGDON : The Babylonian Epic of Creation, Oxford, 1 9 2 3 . FRANK-PORT : ouv. cité, p. 4 0 5 . 3 4 . LANGDON : ouv. cité, p. 2 6 .

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« le lieu où les dieux s'assemblent ». Là, selon l'interprétation du rituel, les dieux désignaient Mardouk pour être leur champion. Suivait un rite symbolisant un duel entre Mardouk et le monstre Tiamat, et dans lequel le rôle de Mardouk était tenu par le roi. Le neuvième jour, le roi, les prêtres et toutes les statues défilaient en procession jusqu'au Temple des fêtes en dehors de la cité, où l'on proclamait l'écrasement de ses ennemis par Mardouk. Le jour suivant, après célébration de la victoire par un banquet, la procession rentrait dans la cité et cette nuit-là le dieu s'unissait à la déesse par le mariage. On n'est pas certain que le roi tint dans ce rôle le rôle du dieu à Babylone, mais il le tenait dans un rite correspondant à Ssin et dans d'autres cités. Le dernier jour, se tenait une seconde assemblée des dieux, de nouveau représentés par leur statue, et pendant laquelle ils < fixaient le destin » pour l'année à venir. Le matin suivant, on attaquait les labours et les semailles, la cité reprenait sa vie normale. L'année nouvelle était commencée. Du contenu de YEnouma elish, l'hymne psalmodié du quatrième jour, on peut donner le résumé suivant : nouvellement créés, les dieux de l'ordre subissaient l'assaut des puissances du chaos, conduites par le monstre femelle Tiamat. Terrorisés ils s'assemblaient et choisissaient le plus courageux d'entre eux, Mardouk, pour être leur roi. Venait ensuite une bataille rangée. L'ennemi vaincu prenait la fuite, à la seule exception de Tiamat, que Mardouk rencontrait en combat singulier. Il jetait sur elle un filet dont les quatre coins étaient rabattus par les quatre vents et décochait dans son ventre béant une flèche qui lui perçait le cœur et la tuait. Puis il lui écrasait le crâne et lui ouvrait le corps en deux comme une huître. Il élevait l'une des moitiés et la fixait pour former le ciel. Enfin, après avoir créé l'humanité, il recevait les remerciements des dieux qui lui bâtissaient un temple où ils puissent chaque année s'assembler et « fixer le destin » pour leurs adorateurs humains. Voici comment on peut reconstituer l'évolution de cette fête. Sous le communisme primitif tout d'abord, les jeunes gens et les jeunes femmes des deux moitiés se rencontraient au printemps pour une célébration qui était non seulement une union sexuelle collective, assurant et la reproduction de la communauté humaine et le renouveau des puissances de fertilité de la terre, mais aussi un rite d'initiation impliquant que les participants mouraient pour renaître : « A l'origine l'initiation était chaque année une fête de l'été pour un groupe assez large mais bien défini par l'âge et comprenant tous ceux des deux

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sexes qui venaient d'atteindre la puberté. Le rite de la mort et de la renaissance humaines remonte ainsi à une forme où il est inséparable de la mort et de la renaissance de la végétation. La vie humaine évoluait en accord étroit avec la nature. La même pulsation battait chez l'une et chez l'autre » 3 5 . Deuxièmement, aux stades avancés de la société tribale, avec le développement des fraternités magiques, l'initiation cessa d'être générale et tendit, particulièrement chez les hommes, à prendre la forme d'une épreuve ou d'un combat (Vol. I, p . 48). En même temps on remplaçait l'union collective par le mariage sacré, rite qui avait toujours pour but de ranimer les forces de la nature mais qui s'accomplissait en secret, au nom de la communauté, par des fraternités magiques.

Troisième étape, avec les progrès de l'agriculture fondée sur l'irrigation, qui exigeait comme nous l'avons vu que la force de travail fût coordonnée : la célébration fut associée avec le calendrier. Le vieux calendrier lunaire de 354 jours, fondé sur la simple observation, n'exigeait aucunes connaissances spéciales, mais n'était d'aucune utilité pour l'organisation de l'agriculture, qui dépend du soleil. La découverte de l'année solaire de 365 jours ne fut pas une mince affaire. Elle était le secret des prêtres qui comme organisateurs de l'agriculture devaient résoudre le problème de la coordination du calendrier lunaire avec l'année solaire. Ils y arrivèrent en insérant un intervalle de 11 jours entre la fin d'une année lunaire et le début de la suivante. L'intervalle pouvait être placé à chacune des dates clefs de l'année solaire : les deux solstices ou les deux equinoxes. A Babylone on le faisait à l'équinoxe de printemps juste avant qu'on ne commence les labours. Durant ces onze jours, tout était en suspens comme si le monde s'était arrêté.

Dernière étape : avec la naissance et le développement de l'Etat, on présenta le roi comme l'agent qui maintenait le monde à l'existence par un combat annuel avec les puissances du chaos. La durée de sa charge, à l'origine limitée à un an, devint permanente, soumise au début à un renouvellement annuel qui fut plus tard ramené à une simple formalité. On donnait en même temps à sa fonction une sanction divine grâce au mythe de Mardouk, le dieu qui sauvait les autres dieux de leur perte et devenait par là leur roi et le créateur du monde. Le mythe de la création a pour origine la réalité de la royauté mais dans la conscience humaine, divisée par la lutte

3 5 . THOMSON : Aeschylus and Athens, 2 " éd., Londres, 1 9 4 6 , p. 1 3 2 .

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de classe, ce rapport se trouva inversé, et le rôle du roi dans le rituel fut pris pour la commémoration de ce que le dieu avait accompli au commencement. Il est possible que le rite du cinquième jour, où le roi était « ramené au rang de simple particulier », ait été conçu par les prêtres avisés comme un rappel à leur souverain qu'il ne devait pas sa position à lui seul mais à la classe dirigeante qu'il représentait. Même ainsi, il n'en reste pas moins qu'ils ne pouvaient pas plus se passer de lui que lui d'eux. Sans lui ils n'auraient pu maintenir leur emprise sur l'esprit de la population.

5. Le couple originel.

L'Enouma elish, tel que nous le possédons, est écrit en akkadien et date du milieu environ du second millénaire avant notre ère, lorsque les rois de Babylone tenaient sous leur contrôle l'ensemble du pays. Il repose toutefois sur une version antérieure dans laquelle le héros n'était pas Mardouk de Babylone mais le dieu-vent sumérien Enlil, qui appartenait à Nippour36. Si ce fut le dieu-vent qui coupa Tiamat en deux et éleva une moitié de son corps pour former le ciel, l'épisode devient compréhensible. Car c'est une croyance répandue dans le monde entier que le ciel et la terre, qui à l'origine ne faisaient qu'un, furent séparés de force par le vent ou par la lumière 3 7 . En Chine, Shang Ti, le dieu de la création, était par un de ses enfants séparé de la déesse mère avec laquelle il était uni et il montait alors au ciel pour y produire la pluie fertilisante 3 8 . En Polynésie, Rangi (le ciel) et Papa (la terre) étaient serrés l'un contre l'autre dans leur étreinte jusqu'à ce que leurs enfants, qui n'avaient jamais vu la lumière, les écartent de force l'un de l'autre, « si bien que la lumière fut elle aussi rendue manifeste » 3 9 . En Egypte les sexes sont inversés, sans doute parce qu'en l'absence de pluie, la terre était considérée comme la source de la fertilité. La déesse du ciel, Nout était représentée courbée sur Geb, le dieu-terre allongé, dont elle était séparée par leur enfant, Shou, le dieu-vent 4 0 .

3 6 . JACOBSEN, in FRANKFORT : Before Philosophy, pp. 1 8 3 - 1 8 4 .

3 7 . MARÖT : « Die Trennung von Himmelund Erde » in Acta antiqua, Berlin, t. 1 , p. 3 5 . 3 8 . EBERHARD : History of China, Londres, 1 9 5 0 , p. 1 9 . 3 9 . MAKEMSON : The Morning Star Rises : an Account of Polynesian Astronomy, New-Haven, 1 9 4 1 , pp. 4 9 - 7 4 . 4 0 . ROSCHER : Ausfürliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie, t. 2 , p. 1 0 1 0 ; t. 3 , p. 4 8 7 .

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En restituant Enlil à la place de Mardouk, nous avons expliqué le sort subi par Tiamat. Mais il reste une autre anomalie. L'histoire de la séparation du ciel et de la terre a déjà été contée sous une autre forme au début du poème. On trouve de pareilles répétitions dans d'autres théogonies. Des poèmes de cette espèce sont composés sur une longue période par la combinaison d'anciens mythes dont la signification première a dans beaucoup de cas cessé d'être comprise. Voici l'histoire racontée au début du poème. Au commencement il y avait le chaos, dans lequel le mâle Apsou (eau douce) se mêlait à la femelle Tiamat (eau salée). Naissaient d'eux Lahmou et Lahamou qui représentaient le limon. Naissaient de ceux-ci, Anshar et Kishar représentant le bord du ciel et de la terre et de ces derniers, Anou et Noudimmout... Anou est le dieu-ciel. Noudimmout est un autre nom d 'Ea .à l'origine En-Ki, « Seigneur de la terre ». Il semble qu'à ce point il y ait une élaboration nouvelle et on croit qu'à l'origine la troisième paire était An-Ki, le ciel et la terre, qui furent écartés de force par le vent 4 1 . De ces deux-là naquirent les dieux qui mirent de l'ordre dans le chaos. Nous lisons pareillement dans un texte égyptien qu'il y avait au commencement deux paires de serpents, mâles et femelles, et deux paires de crapauds, mâles et femelles aussi, qui représentaient les eaux primordiales et l'obscurité qui s'étendait sur elles, et de ces paires sortit le dieu-soleil 4 2 . On a classé toutes les cosmogonies de ce type, de toute évidence très primitif, sous le terme de « généalogiques » parce qu'elles se fondent sur l'idée que l'univers naturel fut créé par reproduction sexuelle. On peut accepter cette désignation, mais avec une réserve. Pour nous qui sommes familiers avec la monogamie et les réalités de la procréation, le couple originel semble n'être que la projection du couple des époux. C'est une vue fausse. Les choses n'ont pas pu se présenter ainsi aux yeux des sauvages chez lesquels l'idée s'en forma, pour la simple raison que dans leur société le mariage était collectif et l'idée d'une parternité physique inconnue. Pour eux, le couple originel n'était pas un couple d'individus mais deux moitiés, désignées comme mâle et femelle parce que les mâles d'une moitié s'accouplaient avec les femelles de l'autre. En d'autres termes, ces cosmogonies généalogiques sont toutes des variations, plus ou moins élaborées, du thème contenu dans le mythe australien de l'aigle et de la corneille (p. 55), l'idée

4 1 . JACOBSEN : ouv. cité, p. 1 8 5 . 4 2 . FRANKFORT : Kingship and the Gods, p. 2 1 1 .

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de reproduction sexuelle est une image sociale. L'évolution et l'organisation de l'univers se présentent sous une forme que déterminent l'évolution et l'organisation de la tribu.

6. Le rôle de la royauté.

Frankfort écrit : « Les peuples de l'Antiquité, de même que les sauvages de la période moderne considèrent toujours l'homme comme faisant partie de la société et la société comme enracinée dans la nature et sous la dépendance de forces cosmiques. Pour eux la nature et l'homme ne s'opposent pas l'un à l'autre et n'exigent donc pas d'être appréhendés par des modes différents de connaissance > 4 3 . C'est exact mais insuffisant. Dans la mentalité sauvage, comme nous l'avons déjà souligné, la nature est identifiée à la société parce qu'elle n'est connue que pour autant qu'elle pénètre dans les rapports sociaux grâce au procès de production lequel, se trouvant à un bas niveau de. développement, restreint tout à la fois les rapports entre l'homme et la nature et les rapports humains (p. 55). Mais ces peuples de l'Antiquité n'étaient pas des sauvages. S'il est exact que les penseurs babyloniens ou égyptiens n'ont jamais réussi à considérer la nature objectivement, comme obéissant à ses propres lois, indépendantes de l'homme, leur pensée diffère pourtant de la pensée sauvage tout comme leur société marque un progrès sur le communisme primitif. Si nous comprenons comment ce progrès fut atteint, nous comprendrons aussi pourquoi ils ne purent pousser plus loin.

Ces royaumes du Proche-Orient sont nés, nous l'avons vu, sur la base d'une division entre travail intellectuel et travail manuel qui entraîne d'une part un progrès extraordinairement rapide des forces productives et d'autre part la division de la société en classes antagonistes, l'une qui jouit de loisirs et l'autre qui travaille. Ce n'est qu'après la division de la société contre elle-même qu'il devient possible de distinguer société et nature. Mais au Proche-Orient dans l'Antiquité cette possibilité ne se réalise pas parce que le progrès intellectuel de la classe dirigeante se trouve restreint par les contradictions inhérentes à ses conditions d'existence.

4 3 . FRANKFORT : Before Philosophy, p. 1 2 .

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A Babylone comme en Egypte se forment grâce au progrès de la production et plus particulièrement des échanges, les éléments d'une classe nouvelle de marchands, située entre la classe dirigeante de prêtres ou de nobles, qui détiennent le contrôle de l'irrigation et la classe des exploités, paysans ou esclaves. Il semblerait que dans l'une des cités sumériennes, Lagash, les marchands réussissent à s'emparer du pouvoir pour une courte période lors de l'usurpation d'Ourookagina (2400 avant notre ère environ), mais ils sont renversés 4 4 . Les réformes d'Hammourabi (1792-1750 avant notre ère), de la l r 8 dynastie de Babylone, sont dues à une pression qui vient d'eux et l'on peut reconnaître une pareille évolution en Egypte dans les progrès de la bureaucratie à la fin de la 12' dynastie. Mais dans aucun des deux pays les marchands ne s'installent au pouvoir ou même prennent conscience d'eux-mêmes comme d'une classe révolutionnaire. Ils restent sur le plan économique et idéologique dans la dépendance de la classe des propriétaires fonciers : « La division du travail... se manifeste aussi dans la classe dominante sous forme de division entre le travail intellectuel et le travail matériel, si bien que nous aurons deux catégories d'individus à l'intérieur de cette même classe. Les uns seront les penseurs de cette classe (les idéologues actifs, qui réfléchissent et tirent leur substance principale de l'élaboration de l'illusion que cette classe se fait sur elle-même) tandis que les autres auront une attitude plus passive et plus réceptive en face de ces pensées et de ces illusions, parce qu'ils sont, dans la réalité, les membres actifs de cette classe qu'ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leurs propres personnes. A l'intérieur de cette classe cette scission peut même aboutir à une certaine opposition et à une certaine hostilité des deux parties en présence. Mais dès que survient un conflit pratique où la classe tout entière est menacée, cette opposition tombe d'elle-même; tandis que l'on voit s'envoler l'illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées de la classe dominante et qu'elles auraient un pouvoir distinct du pouvoir de cette classe. L'existence d'idées révolutionnaires à une époque déterminée supose déjà l'existence d'une classe révolutionnaire » 4 5 .

4 4 . AVDEEV : Histoire de l'Orient antique (en russe), Moscou-Leningrad, 1 9 4 8 , pp. 5 4 - 5 6 .

4 5 . MARX-ENGELS : L'Idéologie allemande, Editions sociales, bilingue, 1 9 7 2 , p. 1 4 7 .

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C'est pourquoi en dépit de toutes les acquisitions techniques dans le domaine des grands travaux, de l'architecture, de la chimie, de l'astronomie et des mathématiques, les idéologues de l'époque doivent subordonner leur savoir à l'idée que la structure existante de la société fait partie de l'ordre de la nature. Perpétuer cette illusion c'est le rôle qui incombe à la royauté. Le roi est indispensable à la classe dirigeante sur le plan politique et idéologique. Dans l'ordre politique, il commande l'armée, l'arme principale de l'Etat. Dans l'ordre idéologique, il incarne ce que Marx appelle « la substance imaginaire de la tribu » 4 6 , c'est-à-dire, l'illusion de son unité et de son égalité perdues. Tout l'attirail mystificateur dont les prêtres l'entourent a pour objet de le présenter dans cette lumière. Toutes les fêtes du calendrier étaient mises au point pour amener, selon la formule de Frankfort, « une réaffirmation de la liaison étroite et harmonieuse de la nature et de la société en la personne du souverain » 4 7 . Cette idée se trouve réaffirmée avec tant d'insistance précisément parce qu'elle a cessé de correspondre à la compréhension que les hommes ont de la réalité. La superstructure idéologique élaborée pendant la transition du communisme primitif à la société de classe finit par devenir un poids mort qui empêche tout progrès des forces productives. Et c'est ainsi qu'en dépit de toutes leurs réalisations techniques — tours qui touchent au ciel ou pyramides défiant la mort — ces sociétés de l'Age du bronze n'ont rien pu créer qui mérite le nom de philosophie. Sur ce point Langdon écrit : « Il se peut que l'impuissance à bâtir un système philosophique soit due à l'habitude systématique de supprimer toute conception qui contredise le fatalisme orthodoxe. Quoi qu'il en soit nous n'entendons parler d'aucun penseur babylonien qui soit persécuté en raison de ses idées ou qui se risque à écrire sur un sujet philosophique autre que l'éthique » 4 8 . L'appréciation de Frankfort est encore plus catégorique : « Il y a très peu de passages qui montrent la discipline, la précision du raisonnement que nous associons à la pensée » 4 9 . En formulant pareille appréciation il nous faut toutefois nous rappeler que la classe dominante de l'époque faisait simplement

4 6 . M A R X : « Formes qui précèdent la production capitaliste » in Sur les sociétés précapitalistes, Editions sociales, 1 9 7 0 . 4 7 . FRANKFORT : Kingship and the Gods, p. 1 9 0 . 4 8 . LANGDON : « The Babylonian conception of the Logos » in Journal of the Royal Asiatic Society, Londres, p. 4 3 9 . 4 9 . FRANKFORT : Before Philosophy, p. 1 1 .

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ce qu'a fait après elle chaque classe dominante jusqu'à ce jour. Analysant la conception bourgeoise de l'individu, qui reflétait l'initiative privée de la période d'expansion du capitalisme, Marx observe qu' « on le considérait non comme un produit de l'histoire mais comme une donnée de la nature », et ajoute que < cette illusion caractérise chaque époque nouvelle jusqu'à maintenant » 5 0 . Elle se manifeste très clairement chez Frankfort lui-même dans sa façon d'aborder notre sujet. Ayant décrit la manière de penser caractéristique du Proche-Orient antique comme « un mode d'appréhension intuitif et presque visionnaire », auquel il donne le nom de « pensée spéculative », il poursuit : « A notre époque, la pensée spéculative trouve son champ d'application plus strictement limité qu'à toute autre période historique précédente. Car avec la science nous possédons un autre instrument pour l'interprétation de notre expérience, un instrument qui a fait merveille et conserve toute sa puissance de fascination. En aucun cas nous ne permettons à la pensée spéculative d'empiéter sur le domaine sacré de la science... Dans quel domaine donc la pensée spéculative est-elle autorisée à se manifester de nos jours ? Son principal objet est l'homme : sa nature, ses problèmes, ses valeurs et son destin. Car l'homme ne réussit pas entièrement à devenir pour lui-même un objet de science. Son besoin de transcender le chaos de l'expérience et la contradiction des faits l'entraîne à chercher une hypothèse métaphysique capable de clarifier ses problèmes les plus urgents. A propos de son moi, l'homme s'entête, même encore aujourd'hui, à spéculer » 51.

Fermé à la réalité des rapports de classes, perdu dans le chaos de l'expérience et la contradiction des faits, l'homme — c'est-à-dire l'homme bourgeois — cherche la solution du mystère non dans la science qui a élucidé tant de mystères et l'a fait ce qu'il est mais dans une « hypothèse métaphysique » qui va d'une manière ou d'une autre, il l'espère, mettre de l'ordre dans le chaos. Ainsi, et bien que ziqqourats et pyramides soient en ruine, l'illusion qui les a inspirées est toujours entretenue, obstinément, aujourd'hui encore, bien que pour un tiers des habitants du monde elle ait été brisée par la classe ouvrière qui, ayant su situer l'homme dans l'histoire, travaille à la réunification de la société et à la transformation de la nature.

5 0 . MARX : Contribution à la critique de l'économie politique, Ed. sociales, 1972, p. 1 4 9 . 5 1 . FRANKFORT : ouv. cité, p. 1 2 .

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7. Les prophètes hébreux.

A mi-chemin entre l'Egypte et la Mésopotamie s'étendait la terre de Chanaan, de sol moins fertile mais doté de ressources naturelles dont ces deux pays manquaient. A une date indéterminée, dans la seconde moitié du deuxième millénaire, elle fut colonisée par les Hébreux, union de tribus de nomades du désert qui fondèrent sous Salomon un royaume de même nature, quoique moins riche et moins puissant, que ses puissants voisins du sud et de l'est. A la mort de Salomon le royaume se coupa en deux et jamais les Hébreux ne devaient retrouver leur unité et leur indépendance. Pourtant, malgré leur faiblesse sur le plan politique, ils allaient se tailler dans l'histoire une place comparable seulement à celle des Grecs. C'est un lieu commun de dire que ces deux cultures, unies dans le christianisme, forment la base sur laquelle s'édifia la civilisation européenne. Et pourtant, pour ce qui concerne leur histoire ancienne, la plupart des historiens les ont traitées isolément comme s'il n'y avait aucun profit à examiner ce qu'elles avaient en commun et pourquoi leur évolution fut si différente. Tout ce qu'il est possible de tenter ici c'est d'attirer l'attention, au cours de la démonstration de ma thèse principale, sur certains traits de l'histoire des Juifs qui puissent servir à illustrer ce lien. Le premier de ces exemples peut trouver sa place en conclusion de notre analyse du despotisme oriental.

L'Egypte et la Mésopotamie devaient importer leurs métaux et leur bois. En Egypte les mines de cuivre du Sinaï étaient assez proches pour qu'on puisse les garder sous contrôle direct, mais pour du bon bois de construction il fallait aller jusqu'au Liban. La Mésopotamie manquait encore de pierre. On importait le cuivre d'Arménie, le cuivre et l'étain de Syrie, le cuivre et l'argent de Cappadoce, le bois de construction de Syrie et de Palestine, la pierre d'Elam. En échange les deux pays offraient dès le début leurs surplus de grain et plus tard, avec les progrès de l'artisanat, un large éventail d'articles fabriqués avec les matières premières importées. Les courants d'échange qui s'établissaient de la sorte firent connaître aux peuples voisins l'usage du bronze et les entraînèrent dans le sillage des progrès économiques et sociaux qui s'étaient déjà produits dans les vallées des grands fleuves. Au cours du second millénaire, il se constitua trois grandes puissances : l'Egypte au sud, la Babylonie à l'est et le royaume

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cappadocien des Hittites à l'ouest. Ces puissances commerçaient entre elles et se faisaient la guerre, se disputant la maîtrise du territoire qui les séparait. La Syrie et la Palestine servaient de champ de bataille. En 1288 avant notre ère les Egyptiens furent vaincus en Syrie par les Hittites. Un siècle plus tard, le royaume hittite s'effondrait devant une attaque venue de l'ouest. Peu après, Babylone tombait aux mains des Assyriens qui envahirent toute la région et finirent par conquérir l'Egypte. Puis leur empire s'effondra aussi, et après un court intermède où Babylone retrouvait sa suprématie, l'ensemble du Proche-Orient, de l'Elam à l'Ionie et de l'Egypte à l'Arménie, tombait aux mains des Mèdes et des Perses. L'empire perse marquait un progrès sur ses prédécesseurs en ce qu'il était organisé de façon systématique sous le commandement de satrapes responsables devant un gouvernement central au lieu de vivre de tributs extorqués à des rois locaux récalcitrants.

Il découle de ces considérations que la région intermédiaire, qui comprend la Syrie et la Palestine, présente certains traits particuliers qui tiennent aux conditions géographiques et historiques.

En premier lieu, sa longue côte possède plusieurs bons ports sur la Méditerranée. Au cours de l'âge de bronze grandirent sur la côte ou à proximité une série de cités-Etats commerciales. Les plus importantes furent Ougarit, Byblos et Alalakh en Syrie, et les cités phéniciennes de Tyr et de Sidon. Ces Etats au début, comme ceux d'Egypte ou de Mésopotamie, étaient des royautés hiératiques basées sur l'agriculture. Mais grâce au peu d'importance relative de l'irrigation et à la croissance plus rapide du commerce, la classe des marchands se fit relativement forte et réussit non pas il est vrai à renverser la royauté mais à l'utiliser comme instrument favorisant le commerce.

En second lieu, parce qu'elles vivaient dans l'ombre de voisins aussi puissants, aucune de ces cités ne put se soumettre les autres dans le cadre d'un royaume unifié englobant toute la région. Leur développement interne fut favorisé par le maintien de leur autonomie locale et par la concurrence serrée qu'elles se faisaient.

Nous entendons parler pour la première fois des Phéniciens au xvi 8 siècle avant notre ère comme fournisseurs de navires de guerre et d'équipages pour les rois d'Egypte de la 18* dynastie, dont l'autorité s'étendait sur la majeure partie de la Pales-

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tine 52. Us formaient une ligue assez lâche de cités échelonnées sur la côte au nord du Mont Carmel. A l'est et au sud, entre la côte et le désert, se forma le royaume des Hébreux, qui parlaient une langue très proche du phénicien. Les Hébreux avaient adopté un mode de vie agricole et sédentaire, mais sans abandonner complètement leurs habitudes pastorales 53. Leur dieu, Jéhovah, était un dieu tribal, comme les dieux des tribus voisines, le Chemosh des Moabites par exemple ou le Milcam des Ammonites 54. Deux facteurs devaient modeler leur destinée historique. D'une part, la principale route commerciale entre l'Egypte et la Mésopotamie traversait leur territoire. Des caravanes de marchands allaient et venaient constamment traversant la plaine d'Esdrelon et passant les collines de Judée 55. Les Hébreux furent ainsi dès l'origine associés au courant du commerce international, toujours comme partenaires d'importance secondaire mais l'effet fut durable sur leurs rapports sociaux 56. Les rois s'efforcèrent de consolider leur position en face des prêtres en favorisant le commerce mais leurs efforts furent privés de succès par leur faiblesse dans le domaine international. A de nombreuses reprises la plaine d'Esdrelon devait être traversée par des armées étrangères, pillant sur leur passage, et les populations durent subir invasions répétées, massacres, colonisation et déportation. Aucun autre pays n'a été aussi longtemps exposé sans défense aux ravages de la guerre. Pourtant, du fait de sa situation intermédiaire entre les deux grandes puissances en conflit, jamais il ne fut définitivement conquis. Ce fut l'arène du Proche-Orient.

D'autre part, le grand désert s'étendant de Galaad au Golfe Persique restait un réservoir inépuisable de tribus de pasteurs. Ces nomades étaient toujours en mouvement, et de temps en temps certains s'établissaient dans les collines de Judée 57. Grâce à ces contacts avec ses propres institutions ancestrales, le peuple d'Israël non seulement préservait ses traditions tribales mais s'y accrochait avec une indomptable ténacité en les voyant menacées par l'évolution économique et sociale qu'en-

52. SCHAEFFER : Cuneijorm Texts of Ras Shamra, Londres 1939, pp. 14-15. 53. ROBINSON et OESTERLEY : History of Israël, Oxford 1932, t. 1, p. 49. 54. COOK : In Cambridge Ancient History, t. 3, p. 429. 55. ROBINSON : ouv. cité, t. 1, p. 29. 56. lbid., t. 1, pp. 353-354, p. 363. 57. ROBINSON : ouv. cité, t. 1, pp. 345-346; COOK : ouv. cité, t. 3, p. 433.

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traînaient le commerce et la guerre. Ses porte-parole furent les prophètes, qui ont été comme on l'a souligné, « les héritiers et les gardiens des principes démocratiques qu'Israël avait préservés depuis l'époque du nomadisme » 5 8 .

La réunion de ces circonstances historiques était unique. Nous rencontrerons quelque chose d'approchant dans la Béotie d'Hésiode et l'Attique de Solon. Mais en aucun lieu du monde antique nous ne trouvons, comme dans l'Israël des rx" et vin" siècles, les souffrances des masses exploitées rapportées de leur point de vue propre. Hésiode était un petit paysan qui incitait les travailleurs à poursuivre leur travail en dépit de tout et les consolait en leur contant des histoires qui se rapportaient à un âge d'or irrémédiablement enfoui dans un passé éloigné 5 9 . Amos était un pâtre qui ne s'adressait pas aux travailleurs mais parlait en leur nom, menaçait leurs oppresseurs de la colère de Jéhovah et leur promettait un nouvel âge d'or pour les années à venir. Les paysans attiques de l'époque de Solon ont dû souffrir autant mais le seul porte-parole de leur misère dont on ait conservé témoignage, était un noble, qui utilisait leurs revendications pour servir les intérêts de sa propre classe. Chez les prophètes hébreux, pour la première fois dans l'histoire, s'entend la voix de la paysannerie dépossédée, voix que l'écriture a transmise et qu'ont préservée jusqu'à ce jour comme un trésor des générations de paysans d'Europe en lutte contre les mêmes maux et portés par la même espérance :

« Amacia dit à Amos : " Va-t-en, visionnaire, fuis au pays de Judas; là tu mangeras ton pain et là tu prophétiseras. Mais à Bethel, tu ne continueras pas à prophétiser; car c'est un sanctuaire du roi, un temple royal. " Amos répondit à Amacia : " Je ne suis ni prophète, ni fils de prophète; je suis berger et je fais la cueillette des fruits du sycomore. Mais Yahvé m'a pris derrière les brebis et les chèvres, et Yahvé m'a dit : Va, prophétise contre mon peuple d'Israël !... " » 6 0 .

« Ecoutez ceci, vous qui vous attaquez à l'indigent et qui opprimez les pauvres du pays ! Vous dites : " Quand sera passée la nouvelle lune, afin que nous puissions vendre du blé, et le sabbat, pour que nous puissions ouvrir nos greniers, nous diminuerons l'épha, nous alourdirons le poids et nous fausserons les balances pour tromper, de façon à acheter les pauvres

5 8 . Ibid., t. 1 , p. 3 2 5 . 5 9 . THOMSON : ouv. cité, p. 6 8 . 6 0 . Bible. Les livres prophétiques, Amos, verset 7 , ligne 1 2 .

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pour de l'argent et l'indigent pour une paire de sandales; nous vendrons jusqu'à la criblure du blé ! " Yahvé le jure par l'orgueil de Jacob : Je n'oublierai jamais aucune de leurs actions » 61 . « Voici que les jours viennent, dit Yahvé, où se suivront de près le laboureur et le moissonneur, celui qui foule les raisins et celui qui répand la semence. Les montagnes découleront de moût; toutes les collines se fondront en vin » 62. Voici qu'enfin, presque trois mille ans plus tard, la prophétie d'Amos se réalise. Si Salomon avait pu consolider son royaume, on eût supprimé les prophètes. Les circonstances ayant été ce qu'elles furent, ils perpétuèrent l'idéal de l'unité tribale sous une forme que conditionnaient les particularités de l'histoire de leur peuple. Comme le faisait la royauté, le monothéisme des Hébreux incarne « la substance imaginaire de la tribu », mais sous une forme différente et plus pure. L'idée de la royauté fut imposée au peuple par la classe dirigeante afin de consolider son pouvoir. L'idée de Jéhovah fut créée par le peuple lui-même, pour être le symbole de son passé et de ses aspirations. Sa grandeur morale tient à ce qu'elle est historiquement la vision d'une société sans classe qui avait disparu et qui devait renaître.

61. Ibid., verset 8, ligne 4. 62. Ibid., verset 9, ligne 13.

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troisième partie de Babylone à Milet

Les nations n'empruntent que ce qu'elles sont presque en état de trouver par elles-mêmes.

FERGUSON.

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I le calendrier grec

1. La Syrie et la Crète.

En Egypte et en Mésopotamie, la naissance de l'Etat fut déterminée par deux progrès dans le domaine des forces productives : le travail du bronze et l'irrigation. L'irrigation eût été impossible sans outils de bronze et sans irrigation il n'y aurait pas eu d'agriculture à grande échelle. Le surproduit agricole dont la classe dirigeante s'emparait était énorme. Son utilisation demandait un système de comptabilité qui était une forme de travail intellectuel d'une qualification égale à la technique de l'irrigation. Le surproduit était partiellement employé à la production de marchandises et l'on créa en Mésopotamie une forme rudimentaire de monnaie d'argent. Il est toutefois important de noter que, mis à part les produits alimentaires, la production marchande se limitait essentiellement, même en Mésopotamie, aux articles de luxe. Les excédents s'échangeaient contre des métaux, du bois de construction et autres matières premières qu'on ne pouvait se procurer qu'à l'étranger, mais l'économie interne restait essentiellement naturelle et consistait à produire de simples valeurs d'usage ou des valeurs qu'on

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cédait sous forme de tribut et qu'on échangeait directement sur le marché local.

Les cités de Mésopotamie étaient poussées à s'agrandir par le besoin de matières premières dont elles s'emparaient sous forme de tribut ou qu'elles achetaient en échange de produits agricoles et d'articles manufacturés. Ce genre de commerce explique l'importance du royaume hittite qui avait le contrôle des mines d'argent du Mont Tauros. Au cours du 3* millénaire, la Mésopotamie, l'Anatolie et l'Egypte sont reliées les unes aux autres par un réseau de pistes pour caravanes, traversant les déserts intermédiaires et ayant accès à la mer le long des côtes de Syrie et de Palestine.

C'est dans ces conditions que se forment le long de la côte de Syrie plusieurs cités-Etats, petites mais prospères, peuplées de Phéniciens, de Hittites, de Hourrites et de Mitanniens. Les vallées sont fertiles et les montagnes abondent en bois de construction, en pierre et en étain de très bonne qualité. Les ports naturels sont bons et la traversée n'est pas longue jusqu'à Chypre, qui tire son nom de sa richesse en cuivre. De ces avantages naturels les plus importants pour l'avenir sont les forêts et les ports.

Pour le vieux monde continental de l'Egypte et de la Mésopotamie ces ports syriens sont le débouché sur la Méditerranée qui permet des transports à bon marché et un commerce fructueux de matières premières et d'articles de luxe avec les pays sous-développés d'au-delà de la mer. Ces cités se distinguent de celles de Mésopotamie à plusieurs titres. D'une part, l'irrigation joue un rôle meindre dans l'agriculture et l'excédent agricole est plus faible. Par contre le volume relatif de la production industrielle est plus grand. En plus de la fabrication de bijoux, de cosmétiques et autres articles de luxe, il y a des teintureries pour teindre la laine avec la pourpre marine qu'on extrait de la coquille du murex, des fonderies de cuivre pour fondre les minerais importés de Chypre, des ateliers pour la fabrication d'outils de bronze et des chantiers navals d'où sortent de nombreux types de navires et notamment des bateaux capables de transporter quatre-vingt-dix hommes 1 . Plus important encore est le trafic entre la Méditerranée et la Mésopotamie. Ces cités doivent leur prospérité en très grande partie à l'accumulation du capital marchand. Les tablettes cunéiformes retrouvées à Ougarit nous apprennent qu'il n'y avait pas moins de sept langues en usage

1. SCHAEFFER : ouv. cité, pp. 3 8 - 3 9 .

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De Babylone à Muet

dans la cité. Parmi les tablettes, il y a des fragments de dictionnaire bilingue qui comportent l'article suivant sous le titre de « coût » : « Le prix; prix fort; bas prix; piètre prix; prix fixe; bon prix; prix ferme; juste prix; prix de ville... > C'est dans ces cités et pour répondre aux besoins du commerce 2 qui exigent de chaque négociant la connaissance de plusieurs langues et de plusieurs écritures qu'on invente l'alphabet phénicien. Il se forme en Crète pendant la même période une série de cités-Etats semblables, qui devaient être par la suite unifiées sous l'autorité de Cnossos. Située à l'entrée de la mer Egée, l'île était bien placée pour le commerce et la protection de la mer libérait ces cités de lourdes dépenses pour leur défense. Sur le plan de l'organisation économique et politique, elles ressemblaient de près à celles de Syrie. A la tête de la communauté se trouvait un prêtre-roi qui avait hérité des traditions royales de Mésopotamie mais transformées par les progrès du commerce. Le caractère commercial de la royauté minoenne a été noté dans le volume précédent (p. 28). Il reste seulement à ajouter ici que ces cités syriennes et minoennes maintenaient entre elles d'étroites relations commerciales et culturelles. L'importance de ce fait pour les origines de la civilisation grecque est telle qu'il vaut la peine d'examiner ce que disent là-dessus les archéologues. Rendant compte en 1939 de ses fouilles à Ougarit, Schaeffer écrit : « Nous avons la conviction que la poursuite des recherches sur les sites protohistoriques de la Syrie et des régions avoisinantes apportera de nouvelles lumières sur les origines de la civilisation dans les pays de la Méditerranée orientale. En particulier, pour ce qui est de l'Egée, il semble nécessaire de réduire l'influence jusqu'ici reconnue à l'Egypte prédynastique et protodynastique, de porter plutôt les recherches en direction de l'Asie. Il ne faut pas oublier qu'entre la Crète et l'Egypte les marins de l'époque devaient affronter l'une des plus vastes étendues d'eau de la Méditerranée. Par contre, les nombreuses îles de la Mer Egée, la côte de l'Asie mineure et Chypre étaient autant de jalons pour passer de Crète en Syrie et à l'hinterland mésopotamien le plus proche. C'était entre l'Est et l'Ouest le plus ancien et le plus important itinéraire commercial, et Ougarit en fut l'une des principales étapes à partir du 4* millénaire 3. » Woolley devait aboutir aux mêmes conclusions dix ans plus

2. Ibid., p. 40. 3. Ibid., p. 3.

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tard à la suite de ses fouilles à Alalakh : « On ne saurait douter que la Crète doive le meilleur de son architecture, et ses fresques, au continent asiatique. Et il est possible d'aller plus loin. L'échange de produits par le commerce international est une chose, c'est une chose importante, mais elle a ses limites. On ne peut embarquer sur un bateau un palais pour l'exporter, et " l'art et le secret " de la fresque ne sont pas non plus une forme de marchandise. Ces techniques professionnelles exigent des contacts directs, et nous sommes obligés de considérer que des spécialistes, des membres des corporations d'architectes et de peintres, furent invités d'Asie (et peut-être d'Alalakh même, puisqu'elle avait son port méditerranéen), et qu'ils s'embarquèrent afin de construire et de décorer les palais des monarques de Crète 4 . » Plus tard encore, à la suite d'une nouvelle expansion, il se créa un certain nombre de petits Etats sur la péninsule grecque et l'un de ceux-ci, Mycènes, finit par arracher à Cnossos le rôle dirigeant et dominer pour une courte période le trafic méditerranéen. Des autres cités, les plus puissantes, d'après la tradition antique, furent Sparte, Pylos, Thèbes et Orcho-mène. Grâce à ce mouvement d'expansion commerciale les réussites techniques du Proche-Orient, ainsi que les idées et les traditions qui s'y trouvaient liées se transmirent à la Grèce.

Dans quelle mesure ces cités de la fin de l'âge de bronze reposaient-elles sur l'esclavage ? Il n'est pas encore possible de répondre avec précision à cette question. Nous savons que le capital marchand fut associé à toutes les époques à la piraterie et aux razzias et que les Phéniciens et les Ioniens de la période suivante étaient célèbres pour ce genre d'expéditions. Il est donc probable que le trafic des esclaves connut le même développement que les autres formes de commerce Nous savons qu'il y avait à Ougarit des esclaves d'Etat et des esclaves privés et il est vraisemblable qu'en Syrie et en Grèce, comme en Babylonie, la forme type de cette institution, celle qui en employait le plus grand nombre, c'était l'esclavage dépendant des temples et recruté non pas tant auprès des marchands d'esclaves que parmi des débiteurs insolvables, les enfants enlevés et surtout les prisonniers de guerre.

Il semble pourtant qu'en général dans toute la période de l'âge de bronze la force de travail nécessaire à l'exécution des travaux publics s'obtint par la réquisition des paysans libres. La Grande Pyramide, selon Hérodote, fut construite par des

4. WOOLEY : A forgotten Kingdom, Londres, 1953, p. 77.

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De Babylone à Milet

équipes successives de 100 000 hommes, chaque équipe travaillant trois mois de suite, et la réalisation de l'ensemble, y compris la construction des routes des carrières à l'emplacement choisi, prit vingt ans 5. D'après la description, les travailleurs sont égyptiens et ne sont donc pas des esclaves. Pareillement, dans le récit que nous possédons de la construction du temple par Salomon, à Jérusalem, le travail forcé et l'esclavage sont deux catégories bien distinctes : « Salomon leva une corvée dans tout Israël et la corvée comprenait trente mille hommes. Il les envoya au Liban : dix mille par mois par relèves; ils restaient un mois dans le Liban, puis deux mois à la maison. Adoniram était préposé à la corvée. Salomon avait aussi soixante-dix mille porteurs-chargeurs et quatre-vingt mille carriers dans la montagne, sans compter les officiers nommés par les préfets et qui étaient préposés au travail, soit trois mille trois cents qui avaient autorité sur les gens exécutant le travail.

« Le roi ordonna d'extraire de grandes pierres, des pierres de prix, pour poser en pierres de taille les fondations de la Maison. Puis les maçons de Salomon et les maçons de Hiram, ainsi que les Giblites, taillèrent et préparèrent les bois et les pierres pour construire la Maison... 6 »

« Tout ce qui restait de la population des Amorrhéens, des Hittites, des Periziens, des Hévéens, des Jésubéens, eux qui n'étaient pas des fils d'Israël, leurs fils qui après eux étaient restés dans le pays, ceux que les fils d'Israël n'avaient pu vouer à l'anathème, Salomon les leva pour la corvée d'esclave, ce qui dure jusqu'à ce jour. Mais des fils d'Israël, Salomon n'en réduisit aucun à l'esclavage, car ils étaient hommes de guerre et ils étaient ses serviteurs, ses officiers, ses écuyers, les chefs de ses chars et de ses cavaliers?. »

Sans aucun doute certains chiffres sont forcés et, de toute façon, il est invraisemblable que les rois de Cnossos et de Mycènes aient pu disposer d'une force de travail aussi nombreuse. Mais il n'y a pas de raison de penser que dans la Grèce de cette époque on se soit écarté de façon décisive des méthodes d'exploitation traditionnelles.

5. HÉRODOTE : Histoires, livre 2, p. 124; cf. DIODORE DE SICILE : livre 1, paragraphe 63. 6. Bible, Premier livre des Rois, II, « Salomon le bâtisseur », verset 5, lignes 27 à 32. 7. Ibid., verset 9, lignes 20-22.

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Les premiers philosophes

2. Le calendrier en Egypte et en Mésopotamie.

Nous savons que ces cités-Etats de l'âge de bronze étaient gouvernées par des rois, probablement des prêtres-rois. Les textes cunéiformes d'Ougarit suggèrent que la royauté y était de même nature qu'en Mésopotamie. Pour des renseignements précis sur la royauté minoenne, il nous faut attendre le déchiffrement de l'écriture minoenne mais en attendant nous pouvons, dans une certaine mesure, contribuer à combler cette lacune en étudiant l'histoire lointaine du calendrier grec. Car dans cette région comme dans d'autres, l'évolution du calendrier se fit en association étroite avec la royauté. A la fin de notre enquête nous verrons que cela éclaire les origines de la philosophie grecque. Chez les peuples primitifs le calendrier est entièrement réglé sur la lune 8 . L'unité de base est le mois qui correspond à une lunaison complète et se divise en deux ou trois parties en fonction des phases de la lune. Le mois lunaire (synodi-que) comprend 29,23 jours et douze mois donnent une année de 354,36 jours. Il y a ainsi une différence d'environ onze jours entre l'année lunaire et l'année solaire astronomique de 365,24 jours, qui correspond au cycle des saisons. Cet écart est une gêne même pour les peuples primitifs mais, avec le progrès de l'agriculture, il devint absolument indispensable d'inventer un moyen de coordonner le calendrier lunaire et l'année solaire. On peut résoudre le problème de deux façons. Le calendrier lunaire peut se compléter de temps en temps par l'adjonction d'un treizième mois afin de le faire coïncider à nouveau avec l'année solaire. C'est le calendrier luni-solaire. Ou bien l'on ne prend plus pour base la lune; on conserve les mois, mais ils sont allongés ou adaptés à la période qui correspond plus ou moins exactement au cycle saisonnier de 365,24 jours. C'est le calendrier solaire. Les Egyptiens inventèrent un calendrier solaire dès le début du troisième millénaire. Ils divisèrent l'année en trois saisons et douze mois de trente jours chacun, avec un supplément de cinq jours au commencement, que l'on déterminait en se référant au lever de Sirius en juillet. On utilisait ce calendrier dans l'administration civile, mais les fêtes religieuses continuaient de suivre l'ancien calendrier lunaire, avec pour résultat qu'elles retardaient de onze jours chaque année sur le calendrier solaire.

8. NILSSON : ouv. cité, pp. 148-223.

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De Babylone à Milet

Afin de pallier cet inconvénient on employa un calendrier luni-solaire aux environs de 2500 avant notre ère. Il était lié au calendrier solaire par l'intercalation d'un troisième mois pour neuf années sur vingt-cinq 9 . C'est le cycle de vingt-cinq ans : (25 X 365) = (16 X 354,36) + (9 X 383,89) = 9 125. En Mésopotamie, d'après Neugebauer, le calendrier demeure strictement lunaire, sans aucune intercalation systématique, jusqu'au cinquième siècle avant notre ère 1 0 . On élabore alors un calendrier luni-solaire en intercalant un treizième mois sept années sur dix-neuf. C'est le cycle de dix-neuf ans :

(19 X 365,24) = (12 X 354,36) + (7 X 383,89) = 6 939,5. S'il en est bien ainsi — et la chose n'est pas absolument certaine — le caractère arriéré du calendrier mésopotamien, comparé à celui d'Egypte, doit probablement s'expliquer par l'autonomie administrative des cités-Etats. En Grèce aussi chaque Etat réglait indépendamment son calendrier, mais sa structure semble avoir été partout la même 1 1 . L'année se divisait en douze mois dont la longueur était alternativement de vingt-neuf jours ou de trente jours, et le déficit de onze jours se rattrapait en intercalant un treizième mois trois années sur huit. C'est le cycle octennial : (8 X 365) = (8 X 354) + (2 X 29) + 30 = 2 920. On voit que puisque l'année lunaire comprend en réalité 354,36 jours et non 354, les phases de la lune ne coïncidaient pas en réalité avec les jours du mois auxquels la tradition les associait. Et c'est pourquoi les écrivains grecs avaient coutume de distinguer, lorsque les circonstances l'exigaient, entre la nouvelle lune réelle et la nouvelle lune nominale 1 2 . Le principal problème de ce chapitre est de savoir si ce calendrier luni-solaire fut inventé indépendamment par les Grecs et, dans le cas contraire, d'où et comment ils l'obtinrent.

9 . PARKER : The Calendars of Ancient Egypt, Chicago, 1 9 5 3 . 1 0 . NEUGEBAUER : The Exact Sciences in Antiquity, Princeton, 1 9 5 2 , pp. 9 7 , 1 0 1 , 1 2 3 . 1 1 . BISSCHOFF : « Calendrier » in l'Encyclopédie Pauly-Wissowa. N I L S -SON : « Die Entstehung und religiose Bedentung des griechischen Kalenders » in Lund Vniversitets Arsskrift, t. 1 , pp. 1 4 - 2 1 . « Sonnen-ialender und Sonnenreligion » in Archiv fur Religionswissenschaft, t. 3 0 , p. 1 4 1 , Fribourg. 1 2 . THUCYDIDE : Guerre du Péloponnèse, livre 2 , paragraphe 2 8 . C'est pourquoi, dans la dernière partie des Travaux et des jours (y. 7 6 5 - 8 2 8 ) , traitant des associations traditionnelles de certains jours, qui toutes tiraient leur origine des phases de la lune, il n'est pas fait mention de la lune.

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3. Le calendrier grec. Ses origines lointaines.

Il y a de nombreuses correspondances entre les fêtes grecques et babyloniennes qui suggèrent que les deux calendriers ont une base commune. En Babylonie, les offrandes aux morts se faisaient au mois de teshrït, le premier du second semestre (septembre-octobre). A Athènes, les Genésies, fêtes des ancêtres, tombaient au mois correspondant, celui de boèdromiôn. Au mois de kislev (novembre-décembre) on apportait des boissons en offrande à Ereshkigal, déesse du monde souterrain, pour faire fructifier la terre. Les Halôa attiques, fêtes agraires en l'honneur de Déméter, avaient lieu au mois de poseidéôn (décembre-janvier). Langdon a attiré l'attention sur ces concordances 13. Il y en a beaucoup d'autres. La diversité était grande en Grèce pour ce qui est du commencement de l'année I 4 . A Athènes et à Delphes, elle commençait à la première nouvelle lune qui suivait le solstice d'été. En Béotie et à Délos, à celle qui suivait le solstice d'hiver. A Chios, d'autre part, elle commençait à l'équinoxe de printemps. A Sparte, Rhodes, en Crète et à Milet, à l'équinoxe d'automne. Ces différences n'ont pas été expliquées. Elles peuvent être dues à des circonstances locales ou bien elles peuvent avoir été inhérentes au calendrier grec dès le départ. A Babylone, on s'en souvient, la fête du nouvel an se situait à l'équinoxe de printemps mais à Ur et à Erech on la répétait au commencement du deuxième semestre, c'est-à-dire à l'équinoxe d'automne 1 5 , et certains documents indiquent que l'ancienne année sumérienne commençait au solstice d'hiver 1 6 . En dépit de ces contradictions, nous trouvons un peu partout en Grèce des survivances d'une année bipartite divisée, comme en Babylonie, à l'équinoxe.

La fédération des tribus connue sous le nom d'Amphictionies se réunissait à Delphes deux fois par an, au printemps et à l'automne 1 7 . Lorsque Thésée partit pour la Crète tuer le Minotaure (Vol. I, p. 383), il quitta Athènes, le 6* jour de

1 3 . LANGDON : Babylonian Menologies and Semitic calendars, Londres, 1 9 3 5 , pp. 8 6 - 8 7 . 1 4 . Encyclopédie Pauly-Wissowa, article cité (« calendrier »). 1 5 . GADD, in HOOKE : Myth and Ritual, Oxford 1 9 3 3 , p. 4 6 . 1 6 . LANGDON : in Cambridge Ancient History, t. 1 , p. 4 6 2 . 1 7 . STRABON : Géographie, C 4 2 0 , voir trad. Fr. Lasserre, éd. Budé, Les Belles lettres, Paris 1 9 7 1 ; cf. Démosthène, 1 8 , paragraphes 1 5 4 - 1 5 5 .

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mounychiôn (avril-mai) et revint six mois plus tard, le 7* jour de pyanopsiôn (octobre-novembre) 1 8 . Dans le culte d'Apollon de Délos, les oracles ne se rendaient que pendant les six mois d'été. Dans le culte du même dieu à Patares en Lycie, ils ne se rendaient que pendant les six mois d'hiver 1 9 . Les liens entre ces deux centres sont très anciens. Les habitants de Délos possédaient d'anciens hymnes à Apollon qu'ils attribuaient à Olène de Lycis (Vol. I, p. 483), et ceux qui fondèrent l'Ionie choisirent pour rois des Glaukides, famille grecque originaire de Xanthos (Vol. I, p. 165). On notera qu'à Délos la saison des oracles ne correspond pas à l'année du calendrier qui commençait, pour la période historique, avec le solstice d'hiver.

A Athènes, les jeunes qui avaient l'âge de l'initiation (éphèboi) commençaient leur préparation en boèdromiôn (septembre-octobre) et devaient s'acquitter d'importants devoir en élaphè-boliôn (mars-avril). Ce mois-là, sous la direction de Yarchôn, ils sacrifiaient un taureau à Dionysos 2 0 . A Magnésie du Méandre, on présentait un taureau à Zeus Sôsipolis à la nouvelle lune de croniôn (octobre-novembre) en priant pour la sécurité de la cité, la paix, l'abondance, une bonne moisson et l'ayant engraissé tout l'hiver, on sacrifiait ce bœuf le 12' jour d'arté-misiôn (avril-mai) 2 1 . Le sacrifice était accompli par le stépha-nèphoros, prêtre que nous retrouvons dans plusieurs cités ioniennes. Il avait droit à une couronne et aussi à des vêtements de pourpre, semble-t-il, symboles de royauté 2 2 , et il donnait son nom à l'année 2 3 . On peut donc l'assimiler à Yarchôn basileus d'Athènes qui exerçait les fonctions sacrées dont l'origine remontait à la royauté préhistorique. Une fête semblable se célébrait à Milet 2 4 .

1 8 . PLUTARQUE : « Vie de Thésée », in Vies parallèles, paragraphes 1 8 - 2 2 . 1 9 . Servius, commentaire de VIRGILE : Enéide, éd. Tbilo et Hagen 1 9 0 2 , livre 4 , v. 1 4 3 ; cf. HÉRODOTE : Histoires, livre 1 , p. 1 8 2 ; DIODORE DE SICILE, livre 2 , p. 4 7 . 2 0 . MOMMSEN : Feste der Stadt Athen, Leipzig, 1 8 9 8 , p. 1 7 6 . Corpus inscriptorum Atticorum Académie royale de Prusse, éd. Kirchhoff, Berlin 1 8 7 3 , t. 2 , n° 4 7 1 ; (Inscriptiones graecae, Académie des lettres de Prusse, Berlin, 1 9 2 4 , n° 4 7 1 ) ; cf. CI .A. , t. 4 , n° 3 1 8 6 ; I.G., t. 2 , p. 4 7 8 . [Dans la suite des notes, ces ouvrages ainsi que « Corpus inscriptorum graecorum, Académie royale de Prusse, éd. Aug. Boeckh, Berlin 1 8 9 8 » seront indiqués C.I.A., I.G. et C.I.G. (N.d.R.)] 2 1 . S.I.G. 5 8 9 . Croniôn est le même mois que pyanopsiôn car il coïncide avec les semailles tandis qu'on peut assimiler artémisiôn à mounychiôn, par déduction, étant donné la position d'artémisiôn à Délos, d'artamitios à Rhodes, Côs et ailleurs et d'artémisiôs dans le calendrier macédonien. 2 2 . STRABON : C 6 4 8 , cf. 6 3 3 . 2 3 . S.I.G. 5 8 9 , 1 . 2 4 . HÉSYCHIOS : Aiôs Bous (art. dans Lexikon).

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A Olympie, les prêtres appelés basilai offraient des sacrifices à Sôsipolis sur la Colline de Cronos lors de l'équinoxe de printemps. Il est possible qu'il y ait eu un lien entre ce rite et les Jeux qui avaient lieu six ou sept mois plus tôt 2 5 . On ne nous dit pas quelle était la victime mais l'origine des basilai se voit à leur nom (« rois ») et le parallélisme avec Magnésie est confirmé par le fait que l'on associait dans les deux cultes le dieu Sôsipolis au serpent 2 6 . Le dieu Dionysos, dont les rapports étaient étroits avec Zeus, était adoré sous la forme du taureau et du serpent 2 7 . A Côs, un taureau spécialement choisi était sacrifié à Zeus Polieus par le géraphoros basiléôn, dont l'origine royale est une fois de plus évidente (< porteur des attributs des rois »), le vingtième jour de batron-nios (probablement février-mars). Mais ici, il n'y a aucune trace d'un rite correspondant six mois plus tôt 2 8 . Tous ces faits suggèrent qu'il existait dans plusieurs Etats grecs une ancienne coordination de rites équinoxiaux correspondant à la fête mésopotamienne du Nouvel an, qu'on observait en nisan (mars-avril) et de nouveau en teshrit (septembre-octobre). Le cinquième jour de ces fêtes, le roi célébrait une cérémonie, qui annonçait la victoire de Mardouk sur ses ennemis, et cela en présence d'un taureau blanc auquel il s'adressait en l'appelant « taureau divin d'Anou, glorieuse lumière qui éclaire les ténèbres ». Que l'on sacrifiât ensuite le taureau n'est pas précisé dans nos documents qui sont fragmentaires mais il devait certainement représenter la constellation du Taureau, allusion au fait que le soleil se trouvait dans le signe du Taureau à l'équinoxe de printemps lorsque cette cérémonie avait été créée. Telle était la position du soleil à cette époque-là de l'année pendant tout le quatrième et troisième millénaire. Il devait quitter le Taureau pour entrer dans le Bélier aux environs de 1900 avant notre ère 2 9 . Le rôle du taureau a donc dû être une caractéristique ancienne de ces fêtes. Il s'ensuit que si les fêtes grecques mentionnées ci-dessus eurent leur origine lointaine en Mésopotamie, elles ont dû passer en Grèce dans la période minoenne, vraisemblablement par l'intermédiaire de la Crète. Cette conclusion correspond à ce que nous savons de la reli-

2 5 . PAUSANIAS, livre 6 , paragraphe 2 0 1 . 2 6 . HAREISON : Themis, Cambridge 1 9 1 2 , p. 2 4 1 , fig. 6 1 . 2 7 . lbid., p. 4 4 9 ; Prolegomena to the Study of Greek Religion, 3 ' éd., Cambridge 1 9 2 2 , pp. 3 9 8 - 4 0 0 . 2 8 . S . I . G . 1 0 2 5 . 2 9 . GAAD, in HOOKE : Myth and Ritual p. 5 4 ; LANGDON : The Babylo-nian Epie of Création, p. 2 6 .

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gion minoenne dans laquelle le taureau et le serpent faisaient l'objet d'une vénération toute spéciale, le taureau étant associé à la royauté. Elle correspond aussi à ce que nous apprennent les documents syriens. Dans les textes d'Ougarit le dieu phénicien El, qui correspond au dieu grec Cronos, est décrit comme le taureau El (Shor-El), et une sculpture en pierre nous le montre assis sur son trône sous un disque solaire ailé, ce qui implique qu'on l'associait à l'année solaire 3 0 . Au mois de skirophoriôn, juste avant le solstice d'été, les Athéniens sacrifiaient un bœuf à Zeus Polieus 3 1 . A Samos, ce mois s'appelait croniôn, le mois de Cronos 3 2 . Le mois suivant à Athènes, le premier de l'année nouvelle, où l'on célébrait la fête de Cronos, s'appelait hécatombaiôn dans la période historique mais nous savons qu'on l'avait appelé auparavant « le mois de Cronos 3 3 ». H semblerait donc que la fête de Cronos était associée au solstice d'été puisqu'elle avait lieu juste avant ou juste après. Tout ceci demande une étude plus poussée mais les documents dont nous disposons confirment l'hypothèse que le culte d'un taureau associé au calendrier passa de Mésopotamie en Grèce par l'intermédiaire de la Crète et de la Syrie.

3. Le calendrier grec. Ses origines immédiates.

Nilsson, dont Le Calcul du temps chez les primitifs est l'ouvrage classique sur les débuts du calendrier, a soutenu que le calendrier grec n'avait pas une origine grecque et qu'il n'avait été introduit qu'au septième siècle, au plus tôt le huitième, sous la direction des prêtres de Delphes 3 4 . La première partie de cette conclusion est assurément correcte, en ce sens que le calendrier grec n'appartenait pas à la tradition propre des populations de langue grecque qui envahissaient l'Egée. Elles l'empruntèrent aux civilisations avec lesquelles elles entrèrent en contact. Mais à quelle date ? S'il s'agit d'un produit de la religion, comme Nilsson le croit, il

3 0 . SCHAEFFER : ouv. cité, p. 6 0 , planche 3 1 . 3 1 . MOMMSEN : ouv. cité, p. 5 1 2 . 3 2 . S . I .G . 9 7 6 . 3 3 . PLUT ARQUE : « Vie de Thésée » in Vies parallèles, p. 1 2 . 3 4 . NILSSON : « Die Entstehung und religiöse Bedentung des griechischen Kalenders », p. 2 9 ; Lund Universitets Arskrift, 1. 1 4 , 1 9 1 8 ; Primitive Time Reckoning, Lund-Oxford 1 9 1 1 , p. 3 6 5 .

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y a de fortes chances qu'il provienne, comme tant d'autres choses dans la religion grecque, de l'époque minoenne et il y a des raisons précises de penser qu'il est plus ancien et dépend moins de Delphes que Nilsson ne l'accorde. Si son élaboration datait d'une période relativement récente et s'était faite à Delphes, nous devrions nous attendre à y trouver une certaine uniformité pour ce qui est du début de l'année et du nom des mois. Mais il n'en est rien. Ce n'est qu'à Athènes et à Samos que l'année commence, comme à Delphes, au solstice d'été. Les noms de cinq mois delphiens se retrouvent ailleurs, sporadiquement, mais tous les autres sont uniques 3 5 . De plus, la comparaison des noms attiques-ioniens et doriens suggère que leur histoire suit celle des dialectes eux-mêmes.

La nomenclature attique s'accorde très bien avec celle de Délos 3 6 , et renvoie à un modèle attique-ionien antérieur à la migration ionienne. Nous songeons aussitôt à la Béotie. Nous y trouvons un mois de Yênaiôn, que mentionne Hésiode et qu'on retrouve à Délos et dans toute l'Ionie. A Athènes, la fête des lènaia avait lieu le même mois et il est certain qu'elle venait, comme d'autres cultes de Dionysos, de Béotie. De même possidéôn, qu'on ne retrouve que dans les calendriers d'Ionie, rappelle le culte pan-ionien de Posseidôn Hélikonios qui, son nom l'indique, est originaire de Béotie.

ATHÈNES DÉLOS RHODES DELPHES

*hécatpmbaiôn hécatombaiôn panamos *apellaios metageitmon metageitnion boèdromiôn bouphoniôn pyanopsiôn apatouriôn maimaktèriôn aresiôn

karneios boukatios dalios boathoos

*thesmophorios hèraios sminthios daidophorios

poseidéôn gamèliôn anthestèriôn élaphèboliôn mounychiôn thargèliôn skirophoriôn

poseidéôn *lénaiôn hiéros galaxiôn artémisiôn thargèliôn panemos

diosthyos theudaisios pedageitnyos badromios artamitios agrianios hyakinthios

poitropios amalios bysios theoxenios endyspoitropios hérakleios ilaios

premier mois de l'année.

35. L'explication de certains d'entre eux est difficile, par exemple : amalios, bysios, ilaios. A endyspoitropios correspondait en dialecte attique endoprostropaios; mais quelle est la signification du m o t ? 36. En plus des homonymes purs et simples, les mois de Délos : apatouriôn, Iénaiôn et galaxiôn correspondent tous à des fêtes attiques. Panamos (panemos) est macédonien.

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De Babylone à Milet

La nomenclature dorienne est différente mais en elle-même remarquablement uniforme. Karneios et hyakinthios, rappelant d'anciennes fêtes doriennes, sont presque universels. Il en est de même de pedageitnyos, badromios et theudaisios. Les deux premiers du second groupe, bien que situés différemment, ont le même nom que les mois attiques-ioniens de métageitniôn et boèdromiôn. Et badromios ou boèdromiôn correspondent pour le sens au boathoos de Delphes. Mais leurs positions différentes dans le calendrier ne permettent guère de supposer qu'on les emprunta à Delphes, à une époque aussi tardive que le huitième ou le septième siècle. Enfin Yagrianos dorique qui apparaît à Egine, Sparte, Rhodes, Côs, Kalymnos et Byzance, ne se retrouve nulle part ailleurs qu'à Thèbes et dans trois autres villes de Béotie (Chéronée, Lébadeia, Orôpos). De même, la fête d'Agriana n'est mentionnée qu'en Béotie et à Argos (Vol. I, p. 195-196) et il est évident qu'elle parvint à Argos par la Béotie. A Argos on l'associait aux Proitides, qui jouent le même rôle que les Minyades d'Orchomène, et à Mélampous, qui descendait de Minyas (Vol. I, p. 226). Où et quand ce mois a-t-il pénétré dans le calendrier dorien ? Ce n'est pas à Argos, parce que cela n'expliquerait toujours pas sa large distribution dans d'autres communautés doriennes. Il semble qu'elles ont dû l'emprunter à la Béotie avant qu'elles n'entrent dans le Péloponèse.

Si les calendriers attique-ionien et dorien remontent à une source commune en Béotie, il faut situer leur origine dans la période minoenne. Ce qui nous fait nous poser une nouvelle question : quel rapport y a-t-il entre le calendrier de Boétie et celui de Delphes ? Ici point de réponse, car les documents béotiens sont fragmentaires. Si ces calendriers remontent à la période minoenne, il n'y a pas de raison de donner à Delphes la priorité sur Thèbes ou Orchomène. Tout ce que nous pouvons dire c'est que les calendriers attique-ionien et dorien ont une source préhistorique située en Grèce centrale. Si l'on accepte cette hypothèse, elle nous fournit aussitôt le lien que nous cherchions avec l'Orient. Cadmos, le fondateur de Thèbes, était Phénicien et lié par Europe à Minos de Cnossos. On se souvient qu'Europe fut enlevée de Phénicie par Zeus sous la forme d'un taureau et qu'un des textes religieux d'Ou-garit nous apprend comment le dieu-taureau El s'accoupla avec la déesse-mère Asherat (Vol. I, pp. 376-377). Si le calendrier grec a une origine minoenne comment se fait-il, pourra-t-on se demander, qu'un seul mois se trouve nommé dans Les Travaux et les jours d'Hésiode, poème con-

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sacré aux travaux agricoles de l'année, et qu'aucun ne le soit chez Homère ? Pour ce qui est d'Hésiode, la réponse est que, du fait du système grec de l'intercalation, qui sera l'objet de la section suivante, les mois du calendrier n'avaient aucune valeur pour son propos qui était de prescrire avec exactitude le moment de l'année où l'agriculteur devait commencer ses différents travaux. Ce qu'on pouvait obtenir par référence à l'année solaire que le mouvement annuel des étoiles permettait de connaître. Pour ce qui est d'Homère, c'est une erreur de supposer, comme l'a fait Nilsson 37, que les Grecs de ce temps-là ne possédaient pas de noms de mois pour la seule raison que les poèmes n'en mentionnent point. Puisqu'ils cherchaient à présenter une image idéale du passé héroïque, les poètes épiques évitaient de mentionner tout détail n'ayant qu'une valeur locale ou contemporaine. C'est en application de ce principe que furent exclues les allusions au calendrier parce que la nomenclature variait d'une cité à l'autre 38.

Nous trouverons dans Les Travaux et les jours des arguments en faveur de l'hypothèse que les calendriers grecs, tels que nous les connaissons, ont leur origine dans la Béotie préhistorique. Mais avant de poursuivre sur ce sujet, il nous faut examiner le système de l'intercalation en Grèce.

5. L'intercalation.

Quand les Grecs ont-ils commencé à user systématiquement de l'intercalation ? J'ai déjà cité l'opinion de Neugebauer qui ne trouve pas trace en Mésopotamie d'une intercalation systématique avant le cinquième siècle. Il suit en cela Kugler, qui niait l'existence en Mésopotamie d'une intercalation systématique

37. NILSSON : ouv. cité, pp. 345-346. 38. n y a, semble-t-il, une allusion dans l'Odyssée à une fête du calendrier. Ulysse débarque à Ithaque « à la fin du mois » (ch. 14, v. 162, ch. 19, v. 306), il n'y a pas de lune (ch. 14, v. 457), et cinq jours plus tard les crieurs annoncent une fête pendant laquelle on doit offrir une hécatombe à l'Apollon de la nouvelle lune (ch. 20, v. 276-278, ch. 21, v. 258-259, scholie). Il s'agit certainement des Hécatombées qui se célébraient à Athènes le 7 e jour à!hécatombaiôn (S.I.G. 615) ainsi qu'à Delphes (C.I.G. 1715). C'est pourquoi Ulysse prie Apollon de diriger sa flèche contre les prétendants (ch. 22, v. 7) qui, puisqu'ils sont au nombre de 108, forment une hécatombe symbolique.

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avant 528 3 9 . Acceptant ce point de vue et partant de l'idée que les Babyloniens ont dû élaborer un tel système avant les Grecs, Fotheringham et Langdon conclurent qu'il n'y eut pas d'intercalation systématique en Grèce avant le quatrième siècle 4 ° . N'ayant aucune connaissance des langues sumérienne et akkadienne, je ne puis reprendre l'interprétation des documents qui concernent Babylone et je me contenterai d'une mise en garde. Tout système d'intercalation qui utilise le mois comme unité intercalaire n'est au mieux qu'un expédient maladroit. Prenons le cycle de huit ans. La date correcte pour Lénaiôn, le premier mois de l'année à Délos, c'est la lunaison qui suit le solstice d'hiver. Après être tombé à cette date une certaine année, il tombait onze jours plus tôt l'année suivante et la troisième année, s'il n'y avait pas d'intercalation, il tombait vingt-deux jours trop tôt. Par contre, si l'on intercalait un mois la seconde année, Lénaiôn tombait sept jours trop tard la troisième année. L'inconvénient de ces inexactitudes répétées est évident et l'on a sans doute parfois trouvé commode de s'écarter de la méthode régulière d'intercalation pour répondre à des nécessités précises. Nous savons qu'Agesilaos de Sparte intercalait irrégulièrement un treizième mois afin de grossir les revenus de l'année 4 1 et qu'à Rome le calendrier républicain fut complètement perturbé par la répétition d'interventions de ce genre 4 2 . Les prêtres de Mésopotamie ont dû connaître la même tentation. Le fait qu'un système d'intercalation n'ait pas été utilisé régulièrement ne prouve pas qu'il était inconnu. Mais revenons à la Grèce. Le terrain pour nous y est plus solide. Hérodote écrit : « Les Grecs intercalent un mois tous les deux ou trois ans en considération des saisons. Les Egyptiens ont douze mois de trente jours et ajoutent cinq jours supplémentaires chaque année, si bien que le cycle des saisons est ramené à son point de départ 4 3 . »

Dans le calendrier solaire égyptien, qui est ici correctement décrit, il n'y a pas d'additions intermittentes à l'année. Sensible aux avantages de cette solution, Hérodote l'oppose à la méthode grecque qui consiste à intercaler un mois « tous les

3 9 . NEUGEBAUER : ouv. cité, p. 9 7 ; voir NILSSON : ouv. cité, p. 2 6 0 . 4 0 . FOTHERINGHAM : « Cleostratus » in Journal of Hellenic Studies, Londres, t. 3 9 , p. 1 7 9 ; LANGDON : ouv. cité, p. 1 0 9 . 4 1 . PLUTARQUE : « Vie d'Agis » in Vies parallèles, p. 1 6 . « Les rois d'Egypte prêtaient serment lors de leur couronnement de ne jamais toucher à l'année. » PARKER : ouv. cité, p. 5 4 . 4 2 . FOWLER : Roman Festivals, Londres 1 8 9 9 , p. 4 . 4 3 . HÉRODOTE : Histoires, livre 2 , § 4 - 1 .

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deux ou trois ans » (dia triton eteos). Ce passage, négligé par Fotheringham et Langdon, prouve qu'une intercalation systématique, fondée sur le cycle de huit ans se pratiquait dans toute la Grèce au cinquième siècle. Peut-on découvrir des traces plus anciennes ? Hésiode décrit lénaiôn comme un mois du milieu de l'hiver 4 4 . C'était le cas du gaméliôn attique au cinquième siècle et du pénaiôn à Délos au troisième. Si ce vers est authentique, il existait un rapport constant entre le calendrier et les saisons et donc un système régulier d'intercalation, au temps d'Hésiode. Certains érudits ont nié son authenticité. Nilsson le rejette comme étant « une interpolation postérieure » 4 5 . La terminaison, « ôn », nous dit-on, est attique-ionienne et non pas béotienne, aucun mois béotien tirant son nom des lénaia n'est connu de Plutarque; enfin c'est la seule mention d'un mois du calendrier dans tout le poème. Ces objections sont de peu de poids. La terminaison ionienne est dictée par le dialecte épique. Les autres documents de Béotie sont de plusieurs siècles postérieurs à Hésiode et le nom des mois était sujet à changement. La raison du traitement spécial de ce mois pourrait bien être que, venant le premier après le solstice d'hiver, il marquait le début de l'année béotienne. En outre, si nous supprimons ce vers, il faut en faire autant avec les vers 557-558 où le même mois se trouve mentionné à nouveau et alors, c'est l'ensemble du passage compris entre ces vers, et qui contient des pointes caractéristiques du style d'Hésiode, qui perd toute justification. Il n'y a pas en fait une seule raison sérieuse de rejeter ce vers.

Dans la Grèce ancienne, d'après l'astronome hellénistique Geminos, on intercalait un mois tous les deux ans 4 6 . Il est permis de supposer que c'est là le principe qui est à la base des fêtes grecques célébrées tous les trois ans, qui étaient associées presqu'exclusivement avec Déméter et Dionysos, donc

4 4 . HÉSIODE : Les travaux et les jours, v. 5 0 4 . La convention de la hene kai nea, conçue à l'origine pour neutraliser le 3 0 des mois « pleins » afin de, les faire coïncider avec le véritable mois lunaire de 2 9 , 5 jours, passe pour avoir été introduite à Athènes par Solon (Dio-GÈNE LAËRCE : Vies et opinions des philosophes illustres, livre 1, § 5 7 ; PLUTARQUE, Vie de Solon, p. 2 5 ) ; mais elle était déjà connue d'Hésiode (Les Travaux et les Jours, v. 7 7 1 ; cf. NILSSON, art. cité, p. 2 7 ) et probablement aussi d'Homère (Odyssée, chant 1 4 , v. 1 6 2 , chant 1 9 , v. 3 0 6 ) . Ce qui prouve que le calendrier grec de 1 2 X 2 9 , 5 jours remontait au moins au huitième siècle. 4 5 . NILSSON : art. cité, p. 4 1 ; cf. Studia de Dionysiis atticis, Lund, 1 9 0 0 , pp. 1 -5 . 4 6 . GEMINOS : Elementa astronomica 8 . 2 6 , cf. 8 . 3 3 .

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avec l'agriculture et la viticulture 4 7 . Mais avec ce système les intercalations sont trop grandes. Au bout de huit années le calendrier a gagné un mois entier sur l'année solaire. On le modifia donc en sautant l'une des quatre intercalations de chaque cycle de huit ans. Les intercalations tombaient alors à des intervalles de trois, deux et trois ans, par exemple la troisième, la cinquième et la huitième année. En d'autres termes, on ajoutait tantôt un mois et tantôt deux alternativement à chaque cycle quadriennal. C'est le système que décrit Hérodote.

En plus des fêtes célébrées tous les trois ans que nous avons citées plus haut, nous entendons parler de quatre fêtes célébrées tous les neuf ans, et toutes les quatre sont situées précisément dans la région que nous venons d'identifier comme le berceau du calendrier grec. Ce sont les Daphnaphories de Thèbes et la Charila, les Stepteries et Herois de Delphes 4 8 . De plus nous savons que les Jeux pythiques de Delphes, que nous connaissons quadriennaux, avaient jadis été des fêtes de ce type. Cette période de huit ans était appelée indifféremment une octaétéris ou une ennaétéris parce que, comme l'explique Censorinus, une nouvelle période commençait tous les neuf ans 4 9 . Elle correspond au cycle de huit ans utilisé pour l'inter-calation.

Nous nous heurtons ici à une contradiction de nos sources antiques que Fotheringham a utilisée pour les rejeter. Censorinus dit que le cycle de huit ans fut inventé par Kléostratos de Ténédos qui était contemporain de Thaïes, mais plus jeune et peut-être son élève. Les fêtes célébrées tous les huit ans que nous avons mentionnées sont sûrement plus anciennes que cela. « Si », soutient-on, « Censorinus a raison d'expliquer les fêtes célébrées tous les huit ans par l'octaétéris, il a tort d'attribuer l'octaétéris à Kléostratos. » Et la première hypo-

4 7 . PAUSANIAS : Description de la Grèce, livre 2 , § 4 . 1 ; livre 4 , § 3 4 . 9 ; livre 6, § 2 6 . 2 ; livre 8 , § 1 5 . 2 ; livre 8 , § 2 3 . 1 ; livre 8 , § 2 9 . 1 ; livre 1 0 , § 3 . 4 ; Aelius V . H . 1 3 ; DIODORE DE SICILE : Histoires, livre 4 , § 3 ; OVIDE : Fastes, livre 1, v. 3 9 3 ; Métamorphoses, livre 9 , v. 6 4 0 (voir éd. Budé, les Belles lettres, Paris); Remédia Amoris, v. 5 9 3 ; PROBUS, commentaire à Virgile, Georgiques, chant 3 , v. 4 3 ; Firminus matemus 8 4 ; C . I . G . , t. 3 , p. 2 8 2 ; C . I . G . ( I . M . Aeg 1 0 8 9 ) ; HOMÈRE : Hymne à Dionysos (III) v. 1 1 (Ed. Budé, Les Belles lettres, Paris, 1 9 5 9 ) ; Odyssée, chant 5 , v. 1 2 5 ; ROSCHER : ouv. cité, art. Triptolemos, Prott-Zichen Leges graecorum sacrae ex titulis collecta, 2 6 , Leipzig, 1 8 9 6 - 1 9 6 2 . 4 8 . PROCLUS : Chrestomathie, p. 2 6 ; PAUSANIAS, livre 9 , § 1 0 . 4 ; PLUTAR-QUE : Morales 2 9 3 c, 4 1 8 a; AELIUS V . H . 3 . 1 . 4 9 . CENSORINUS : De Die Natali 1 8 . 4 . 6 . Les cérémonies pythiques commencèrent sous la forme d'une fête musicale (Strabon : C 4 8 1 ) en rela-

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thèse est alors rejetée comme « une invention postérieure 50 ». La logique ne nous impose pas cette conclusion. Il se peut que Kléostratos ait été le premier à donner la formule mathématique du cycle de huit ans, dont on se servait depuis longtemps mais empiriquement. D'autre part Censorinus dit que ce cycle avait différentes formes, différant les unes des autres par la distribution des mois intercalaires, et il les attribue à différentes autorités dont Kléotratos. Ainsi pouvons-nous lui reconnaître la paternité de la forme classique du cycle sans nier pour autant son existence sous d'autres formes bien avant.

L'hypothèse qui fait remonter le cycle de huit ans à la période minoenne nous permet de résoudre l'un des plus difficiles problèmes du calendrier grec : la date des Jeux olympiques. Les Jeux pythiques se tenaient tous les quatre ans, le 7 de bou-katios 51. Etant donné que l'octaétéris comprend quatre-vingt-dix-neuf mois, ils devaient tomber à des intervalles tantôt de quarante-neuf et tantôt de cinquante mois. Et pour les maintenir dans le même mois, il fallait intercaler un mois dans la moitié qui comptait quarante-neuf mois et intercaler deux mois dans celle qui en comptait cinquante. La date du 7 tenait bien sûr au fait que ce jour, marquant le premier quartier de la lune, était dédié à Apollon (Vol. I, p. 293). Toutefois, dans la pratique, vu la différence entre le mois du calendrier grec (de 29 ou 30 jours) et le véritable mois lunaire de 29,53 jours, les lunaisons ne coïncidaient pas avec les mois du calendrier. La liaison du 7 avec le premier quartier était donc nominale. Les Jeux olympiques se tenaient aussi à des intervalles de quarante-neuf et de cinquante mois 52, mais ils se distinguaient des jeux pythiques sur deux points. Nous savons, tout d'abord, qu'ils duraient cinq jours, du onze au seize, et qu'ils se tenaient à la pleine lune, qui tombait

tion avec les Steptéries (Fragmenta Historicorum Graecorum 2.189, 4.359. Aelius V.H. 3-1). Il y avait une fête tous les 8 ans à Pisidie qui durait encore au 11-111" siècle de notre ère (ABC 16.117). Les cérémonies pythiques furent probablement rendues quadriennales en 582 avant notre ère, date des premiers Jeux. NILSSON : Primitive Time Reckoning, pp. 364-365. 50. FOTHERINGHAM : art. cité, p. 176. Il ajoute : « Et en réalité il est plus facile d'expliquer les intervalles entre deux fêtes comme de simples puissances de deux. Nous avons des fêtes biennales, des fêtes quadriennales, des fêtes ayant lieu tous les huit ans ». Explication qui n'explique rien. 51. FARNELL : Cuits of the Greek States, Oxford, 1896-1909, t. 4, p. 421. 52. PORPHYRE : Questionum Homericarum ad lliadem pertinentium reliquiae, 10.252; BACCHYLIDE 7.2.3 (Ed. Teubner 1958); PINDARE, 3 e Olympique, v. 33 scholie; 5° Olympique, v. 14 scholie.

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nominalement le 15. Pindare parle de la pleine lune qui brillait lorsque la première course fut courue par le fondateur des jeux, Héraclès 5 3 , JJ est donc probable qu'ils avaient lieu pour la pleine lune, comme les Karneia de Sparte 5 4 , les dates données n'ayant qu'une valeur nominale. S'agissant d'un rassemblement panhellénique cette disposition avait pour avantage de permettre d'en calculer la date sans référence aux calendriers locaux. Deuxièmement, au lieu de revenir au même mois, comme les jeux pythiques, ils tombaient tantôt en apollonios et tantôt en parthênios. Apollonios était le huitième mois après le solstice d'hiver et parthênios était sans doute le neuvième, parce qu'on nous a dit que ces deux mois correspondent à mesori et à thot, qui étaient deux mois consécutifs du calendrier égyptien. Apollonios était donc l'équivalent du boukatios delphique et du métageitniôn attique. L'explication donnée par Weniger de cette disposition, reprise par Cornford, est célèbre 5 5 ; si les jeux avaient eu lieu régulièrement en apollonios, ils auraient porté tort à une autre fête quadriennale, les Heraia, qui étaient fixées à la nouvelle lune des parthênios. Pour éviter cette difficulté on organisa les jeux alternativement tous les quatre ans, tantôt une quinzaine avant tantôt une quinzaine après les Heraia. Dans mon livre Aeschylus and Athens, j 'ai accepté cette solution du problème 5 6 mais je suis maintenant convaincu qu'elle est insoutenable. On peut accorder que le nom de parthênios vient de Héra Parthénos (Vol. I, p. 282) et que c'était le mois des Heraia, bien que nous n'ayons sur ce point aucun renseignement. Le seul argument à l'appui de l'hypothèse suivante prétendant que la fête se célébrait pour la pleine lune, c'est un témoignage nous disant que la nouvelle lune était à Rome consacrée à Junon 5 7 . La vérité c'est que la date des Heraia est inconnue. Et même si la supposition de Weniger était exacte, il resterait encore à expliquer pourquoi la rencontre des deux fêtes, si elle créait des difficultés, ne fut pas tout simplement évitée par une disposition des cycles de quatre ans telle que les deux fêtes ne tombent jamais la même année 5 8 .

5 3 . PINDARE : 3 E Olympique, v. 1 7 - 2 2 . 5 4 . EURIPIDE : Alceste, v. 4 4 5 à 4 5 1 . 5 5 . WENIGER : « Das Hochfest des Zeus in Olympia » Klio, Leipzig, t. 5 , p. 1 ; CORNFORD : « The Origin of the Olympic Games » in Harrison, Themis, Cambridge, 1 9 1 2 . 5 6 . THOMSON : Aeschylus and Athens, 2 " éd., Londres, 1 9 4 6 , pp. 1 1 5 - 1 1 6 . 5 7 . Jo LYDUS : De mens, 3 6 . 5 8 . Fotheringham suppose que l'alternance de quarante-neuf et de

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On peut supposer que les jeux ont existé sous une forme ou une autre bien avant 776 qui est la date traditionnelle de leur fondation (Vol. I, p. 369). Il est vrai que jusqu'à présent les fouilles n'y ont révélé que de rares traces mycéniennes, mais ce témoignage négatif n'est pas décisif et l'on peut lui opposer deux choses. Selon la tradition locale les jeux furent fondés par l'Héraclès du Mont Ida, venu de Crète (Vol. I, pp. 288-289). Pindare, de son côté, dit qu'ils furent fondés par l'Héraclès dorien venu d'Argos 5 9 . Dans la première hypothèse, il est facile de comprendre comment, après la conquête dorienne, et plus encore après la domination argienne de Pheidôn (Vol. I, p. 561), l'honneur a pu passer de l'Héraclès de Crète à l'Héraclès dorien. Mais dans l'hypothèse inverse, il est difficile d'expliquer comment ce dernier, héros si vivant, fut amené à céder la place au partenaire effacé de la déesse-mère minoenne. De plus, la Grotte idéenne sur la Colline de Cronos, la Colline de Cronos elle-même avec ses prêtres-rois, les Basilai, et son culte d'Eileithyia et du serpent — tout cela renvoie à la période minoenne et plus particulièrement à la Crète, et l'on trouve dans différentes régions d'Arcadie des traits semblables dans des cultes locaux se rapportant à Rhéa et à la naissance de Zeus60.

Puisque les jeux pythiques avaient lieu à l'origine tous les huit ans, il s'agissait donc d'une fête du calendrier n'ayant aucun rapport fonctionnel avec l'année agricole. Mais il n'y a aucune raison de supposer que les jeux olympiques aient jamais eu lieu tous les huit ans. Qu'ils dépendent de l'octaé-téris tient simplement au fait que ce cycle était à la base du calendrier. Or s'il est tout à fait compréhensible qu'on ait institué une fête tous les huit ans pour célébrer la fin de l'oc-taétéris, il n'existe pas de cycle de quatre ans et donc aucun

cinquante lunes n'était pas un procédé systématique mais qu'elle « signifiait simplement qu'il y avait parfois mais pas toujours intercalation entre fhosythias et les jeux » (p. 1 7 8 ) . Ceci est impossible. N o n seulement Porphyre contredit ce point de vue, mais si l'intercalation avait été épisodique, comme Fotheringham cherche à le prouver, l'intervalle normal entre deux célébrations n'aurait pas été de quarante-neuf ou de cinquante mois mais de quarante-huit. Nilsson rejette le point de vue de Fotheringham et sa propre solution, bien que confuse, montre la bonne voie (Primitive Time Reckoning, p. 3 6 5 ) ; cf. THOMSON : « The Greek Calendars » in Journal of Hellenic Studies, t. 6 3 , pp. 6 0 - 6 1 , Londres. 5 9 . PINDARE : 3 " Olympique. 6 0 . PAUSANIAS : livre 8 , § 2 8 - 2 ; livre 8 , § 3 8 - 2 ; livre 8 , § 4 1 - 2 ; STRABON : C 3 8 7 , cf. PAUSANIAS, livre 4 , § 3 1 - 9 ; livre 4 , § 3 3 - 1 . Il se peut qu'ils aient été apportés en Grèce par les Kydènes : STRABON C 3 4 8 ; Odyssée, chant 1 9 , v. 1 7 6 .

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fondement dans le calendrier pour une fête quadriennale. Le caractère quadriennal des jeux olympiques est donc dû à quelque circonstance extérieure. Si la fête devait attirer des concurrents d'autres Etats il y avait une objection évidente à ce qu'elle ait lieu tous les ans. Elle serait constamment entrée en conflit avec d'autres manifestations locales du même genre. Les Karneia de Sparte, par exemple, se déroulaient à la même pleine lune 61. C'est pourquoi je pense que les jeux ont commencé par être une fête saisonnière annuelle et qu'on les rendit quadriennaux en 776, année à partir de laquelle on compta les Olympiades dans le but de leur donner un statut panhellénique 62. Apollonios était le mois de la cueillette des fruits, qui a lieu normalement vers la fin août. Le prix olympique pour le vainqueur était une couronne d'olives sauvages cueillies sur les arbres sacrés qui poussaient dans le sanctuaire et l'on avait coutume de dire qu'Héraclès Idéen et ses compagnons se reposaient après les exercices sur des lits de feuilles d'olivier 63 . Il est pour toutes ces raisons probable qu'il y eut à l'origine de la fête une cérémonie d'initiation associée à la récolte des fruits. L'organisation des jeux était assurée par deux familles sacerdotales, les Samides et les Klytides. On retrouve l'origine des Samides au nord-ouest de l'Anatolie 64. Les Klytides se disaient les descendants de Melampous, ce qui signifie qu'ils venaient d'Orchomène, en Béotie (Vol. I, p. 191). On peut supposer que le calendrier lui aussi était tenu par ces prêtres qui l'avaient peut-être introduit. Etant donné que l'octaétéris avait pour but de faire coïncider le calendrier et l'année solaire elle doit, lorsqu'elle fut instituée pour la première fois, avoir tenu compte de ce qu'on considérait comme étant le rapport convenable entre les deux. Supposons qu'on intercale un mois à la fin de la troisième, de la cinquième et de la huitième année, et voyons comment une fête fixée par le calendrier va changer de position par rapport

61. NILSSON : Griechische Teste mit religiôse Bedeutung mit Ausschluss der Attischen, Leipzig 1906, p. 118. 62. On peut observer un stade intermédiaire du même processus avec les Petites Panathénées (annuelles) et les Grandes (quadriennales). 63. PAUSANIAS : Livre 5, § 7-7; livre 5, § 15-3; STRABON C 353; THOMSON : Aeschylus and Athens, p. 115. 64. Iamos était un fils d'Euadna, fille de Pitana (PINDARE, 6" Olympique, v. 28-30; cf. PAUSANIAS : livre 4, § 2-5), fille d'Eurotas, fils de Lelex, roi des Lélèges de Sparte (Apollodore 3.10.13; PAUSANIAS, livre 3, § 1-1) voir vol. 1, pp. 332-429.

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à l'année solaire. Si nous admettons que la première année la lune de la récolte est pleine le 22 août, nous obtenons les dates suivantes pour la fête des récoltes des autres années de l'octaétéris : 2 e : 11 août; 3 ' : 1 " août; 4 e : 18 août; 5* : 7 août; 6° : 27 août; 7 e : 16 août; 8 e : 4 août 65. Les seconde, troisième, cinquième et huitième années la fête tombe 11, 21 , 15 et 18 jours avant la date normale de la récolte. On pouvait surmonter cette difficulté en ayant recours au principe de la fête mobile qui était certainement familière à l'époque où l'on n'employait aucune intercalation régulière. En ces années-là on reculait la fête jusqu'à la pleine lune suivante. Si telle était la méthode habituelle à Olympie lorsqu'on rendit les jeux quadriennaux, le résultat de cette modification aurait bien donné les dates olympiques que nous connaissons :

apollonios parthénios 1. 22 août 5. 6 septembre 50* mois 9. 22 août 49* mois Voici en termes généraux la solution que nous proposons de ce problème : lorsqu'on rendit la Fête olympique quadriennale, sa date, pour les raisons données, avait si souvent varié d'apollonios à parthénios qu'on les tenait tous deux pour consacrés et c'est pourquoi ils se partagèrent cette fête 66. Si le cycle de huit ans s'utilisait à Olympie en 776 sur la base d'une tradition religieuse provenant en partie de la Béotie préhistorique, il n'y a aucune difficulté à supposer qu'Hésiode l'ait connu.

6. L'almanach du paysan.

Les Travaux et les Jours d'Hésiode sont un almanach de paysan, contenant un guide des saisons et que l'on peut résumer ainsi : « Commencez la moisson au lever des Pléiades et le labourage à leur coucher (383-4).

65. Les dates, prises à titre d'exemple, sont tirées de la table de Weniger, (art. cité, p. 21). J'ai choisi la forme 3 - 5 - 8 de l'octaétéris parce que c'est celle qu'on utilisait généralement (GEMINOS : Elementa astronomica, 8-33), mais les autres variantes conviendraient tout aussi bien. 66. Le mois où les Jeux se tenaient, que ce soit apollonios ou par-thénos, s'appelait olympikos. Weniger, art. cité, p. 8.

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« Lorsque Sirius passe au-dessus de vos têtes, coupez votre bois de construction (417-22). « Soixante jours après le solstice d'hiver, la constellation d'Arc-ture commence à monter à la nuit : taillez les vignes (564-70). « Au lever des Pléiades, aiguisez vos faucilles et préparez-vous pour la moisson (571-75). « Lorsque apparaît Orion c'est l'époque où l'on foule le blé (597-9). « Quand Orion et Sirius atteignent le milieu du ciel, cueillez le raisin (609-11). « Quand se couchent Orion et les Pléiades, n'oubliez pas de labourer et l'année se termine. » On peut rapprocher ces conseils du traité hippocratique, Du Régime :

« Selon la pratique établie, je divise l'année en quatre parties : l'hiver, du coucher des Pléiades à l'équinoxe de printemps; le printemps, de l'équinoxe au lever des Pléiades; l'été, de ce moment jusqu'au lever d'Arcture; l'automne, jusqu'au coucher des Pléiades 6 7 . >

Coucher des Pléiades 7 nov. 43 jours

HIVER Solstice d'hiver 21 déc. 92 jours

PRINTEMPS Equinoxe de printemps 21 mars 48 jours

Lever des Pléiades 8 mai 43 jours

E T É Solstice d'été 21 juin 92 jours

AUTOMNE Equinoxe d'automne 21 sept 48 jours

Coucher des Pléiades 7 nov.

D'autres détails fournis par la suite dans le traité nous permettent de reconstruire le schéma complet, qui est le même que celui d'Hésiode.

6 7 . HIPPOCKATE : Des maladies aiguës, livre 3 , § 6 8 (éd. Littré, 1 8 3 9 -1 8 6 1 ) , voir traduction R . Joly (éd. Budé, Les Belles lettres).

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A cette tradition d'une année divisée en quatre saisons on en associait une autre, qui a joué un rôle important dans la cosmologie grecque : le concept d'un univers composé de quatre éléments : « La lumière et les ténèbres, le chaud et le froid, le sec et l'humide se partagent équitablement l'univers. Si le chaud l'emporte, c'est l'été; si le froid l'emporte, c'est l'hiver; si le sec l'emporte, c'est le printemps; si l'humide l'emporte, c'est l'automne 6 8 . » De plus nous apprenons par un autre traité hippocratique, De la nature humaine, que le corps contient quatre humeurs qui prédominent à tour de rôle selon les saisons de l'année. Et, enfin, Aristote69 nous dit que les quatre tribus « ioniennes » d'Attique correspondaient aux quatre saisons, suggérant par là qu'elles avaient des fonctions saisonnières à remplir tour à tour (Vol. I, p. 105). Ainsi, toutes ces idées touchant au calendrier, à la cosmologie, à la physiologie, ont une base tribale tout comme les idées semblables que nous avons rencontrées dans d'autres parties du monde.

Pour revenir à Hésiode, le prestige et la popularité connus par les Travaux et les Jours tiennent en partie au contenu idéologique. En tant que fils d'émigrant (Vol. I, p. 566), devenu propriétaire d'une terre privée distincte de la communauté villageoise, Hésiode formule la mentalité individualiste du paysan de type nouveau à une époque où disparaissent les vieux liens du clan. Mais le poème avait aussi son utilité pratique. Dans le passé le sol avait été travaillé collectivement sous la direction d'un chef qui connaissait bien le calendrier; mais avec l'abolition du travail collectif, le paysan était dans l'obligation d'être son propre astronome. En outre, le calendrier officiel ne lui était d'aucun secours, en admettant qu'il le connût, car il s'écartait constamment de l'année solaire. Il ne pouvait trouver réponse à ses besoins que par la connaissance des étoiles. C'est ce qu'Hésiode lui apportait. Il avait rassemblé et présenté sous une forme facile à comprendre et à retenir toutes les connaissances astronomiques traditionnelles qu'avaient utilisées auparavant pour l'établissement du calendrier les rois-prêtres de Thèbes, d'Orchomène et de Delphes.

6 8 . DiOGÈNE LAËRCE, 2 4 ; HIPPOCRATE : De la nature humaine, § 7 . L'indo-européen commun n'avait de noms que pour trois saisons, cf. NILSSON : Primitive Time Reckoning, p. 1 7 1 . 6 9 . ARISTOTE : La Constitution d'Athènes, fragment 3 (éd. Budé, p. 7 5 ) . ( N . d . T . )

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7. L'octaétéris et la royauté.

Nous pouvons maintenant accepter sans réserve les indications nombreuses dans la mythologie grecque d'un lien entre l'octaétéris et la royauté. Tous les huit ans la fonction des rois de Sparte était confirmée par les éphores après examen des étoiles 7 0 . JJ s'agit certainement d'une ancienne coutume venue avec eux de Grèce centrale. Car ils se disaient les descendants et de Hyllos, fils d'Héraclès, né à Thèbes, et de Cadmos. Tous les huit ans Minos, roi de Cnossos, se retirait dans la Caverne de Zeus pour communier avec son dieu 7 1 . Tous les huit ans les Athéniens lui envoyaient un tribut de sept garçons et sept filles à sacrifier, obligation dont les délivra Thésée qui alla tuer le Minotaure en Crète 7 2 . Le mythe de Thésée et du Minotaure était représenté dans la Danse des Grues qui imitait le cheminement sinueux dans le Labyrinthe, devant l'autel encorné d'Apollon à Delphes 7 3 . On ne donne pas la date de la danse mais elle avait probablement lieu le septième jour de thargèliôn au cours de la fête qui célébrait la naissance d'Apollon et d'Artémis 7 4 . Cela expliquerait le nombre des victimes, sept pour Apollon, et sept pour Artémis. C'est le sixième jour de thargèliôn, que les Athéniens chaque année envoyaient un groupe de pèlerins à Délos pour commémorer la fin de ce tribut dont on les avait délivrés 7 5 . A Athènes aussi, une fête commençait le 6. C'étaient les Thargélies qui voyaient la mise à mort de deux victimes humaines, l'une pour les femmes et l'autre pour les hommes. La tradition voulait que ce rite eût été institué pour expier la mort d'Androgé, qui était le fils de Minos 7 6 .

7 0 . PLUTARQUE : « Vie d'Agis » in Vies parallèles, § 1 1 . 7 1 . Odyssée, chant 1 9 , v. 1 7 8 - 1 7 9 ; PLATON : Minos, 3 1 9 c, Les Lois, 6 2 4 a-b; STRABON, C 4 7 6 , C 4 8 2 ; DIODORE DE SICILE, livre 5 , § 7 8 . 7 2 . PLUTARQUE : « Vie de Thésée » in Vies parallèles, § 1 5 . 7 3 . lbid., § 2 1 ; CALLIMAQUE : Hymne à Délos, v. 3 0 7 - 3 1 3 ; Iliade, chant 1 8 , v. 5 9 0 - 6 0 6 . 7 4 . HESYCHIOS : ÔapyrjXia, (Les Thargélies); DIOGÈNE LAËRCE : livre 2 , chap. 4 4 ; anonyme, Vie de Platon, 6 (Ed. Cobet); PLUTARQUE : Morales, 7 1 7 d. 7 5 . XENOPHON : Les mémorables, livre 4 , chap. 8 - 2 ; PLATON : Phédon, 5 8 a-b. 7 6 . DIOGÈNE LAËRCE : livre 2 , § 4 4 ; PHOTIOS : Lexique cpapjAocxôç (pharmakos), éd. de J.A. Naber, 1 8 6 4 - 1 8 6 5 ; SUIDAS : Pharmakous, éd. ' de G . Bernhardy, 1 8 3 4 - 1 8 5 3 . PHOTIOS, Bibliothèque, 5 3 4 .

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Les fêtes qui tous les huit ans se tenaient à Thèbes et à Delphes étaient associées au calendrier et à la royauté. Lors des Daphnaphories les jeunes filles portaient en procession un tronc d'olivier d'où pendaient des sphères symbolisant le soleil, la lune et les étoiles et 365 couronnes représentant les jours de l'année solaire 7 7 . Lors des steptèries, un rite représentait Apollon tuant le monstre de Delphes (Vol. I, p. 216) et il se déroulait dans une cabane qui figurait un palais royal 7 8 . Ce qui nous rappelle Cadmos tuant le dragon de Thèbes, mythe que nous examinerons dans le chapitre suivant.

De nombreux faits témoignent du caractère sacré du nombre neuf dans la religion minoenne. Les fouilles de Pergame ont révélé l'existence d'une terrasse à neuf marches, attenante au temple de Demeter. On a trouvé une autre terrasse à neuf marches à l'extérieur du temple de la même déesse à Lykosoura. A Lato, en Crète, il y a encore une terrasse à neuf marches, et, cette fois, elle se trouve sur la place du marché 7 9 . Dans la Crète minoenne ces terrasses étaient toujours attenantes au palais du roi qui faisait face habituellement à la place du marché, comme le palais de Priam à Troie et le Portique royal (stoa basileios) à Athènes 8 0 . Leur destination est encore inconnue. Peut-être servaient-elles à disposer des groupes de prêtres pour des chœurs, comme les neuf surveillants (aisym-nétai) qui réglaient la danse sur le marché, en Phéacie (Vol. I, p. 479). On ne sait guère si ces dignitaires avaient un lien précis avec la royauté mais on peut déduire qu'au moins à l'époque minoenne leur nombre avait une valeur fonctionnelle. Car ce ne peut être par un simple hasard qu'on en retrouve l'équivalent avec les neuf hellanodikai qui étaient les juges des jeux olympiques et avec les neuf archontes qui prirent la succession de la royauté athénienne 81.

De même lorsque Télémaque débarque à Pylos, Nestor et son peuple sont en train de sacrifier neuf groupes de neuf taureaux, correspondants aux neuf territoires de son royaume (Vol. I, pp. 361-362). C'étaient là sans doute des divisions tri-

7 7 . PROCLUS : Chrestomathie, 2 6 , cf. PAUSANIAS, livre 9 , § 1 0 - 4 . 7 8 . PLUTARQUE : Morales, § 4 1 8 a. 7 9 . TRITSCH : « Die Agora von Elis und die altgriechische Agora », Jarheshelft des österreichischen archäologischen Institutes, Vienne, t. 1 8 , p. 1 0 0 . 8 0 . Iliade, chant 2 , v. 7 8 8 - 7 8 9 ; TRITSCH : art. cité, p. 9 8 , p. 1 0 2 . 8 1 . Les hellanodikai sont expressément décrits comme époptai des Jeux (PAUSANIAS, livre 5 , § 9 - 5 ) , ce qui concorde avec mon interprétation de ce dernier terme (Àeschylus aund Athens, pp. 1 2 5 - 1 2 6 ; « The Wheel and the Crown », in Classical Review, Oxford, t. 5 9 , p. 9 ) .

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baies, comme les « neuvièmes » (énatai) qui divisaient chacune des tribus doriennes à Côs et à Sparte. A Côs, le taureau sacrifié à Zeus Polieus était choisi parmi vingt-sept taureaux offerts par les tribus, trois par < neuvième » 82. Aux Karneia de Sparte on construisait neuf huttes, chacune logeant neuf hommes, trois de chaque phratrie 83. Dans d'autres cas, ce nombre n'a pas de valeur fonctionnelle mais est simplement choisi pour ses résonances traditionnelles. Il n'y a pas lieu de chercher d'autre explication des neuf Muses, des neuf Kourètes qui prennent soin de l'enfant Zeus en Crète 84, des neuf jours de purification à Lemnos ou des neuf garçons et neuf filles qui marchaient en tête de la procession lorsque à Magnésie on offrait un taureau à Zeus Sôsipolis 85. Et lorsque nous lisons qu'en Lycie, Bellérophon fut nourri pendant neuf jours de neuf bœufs et que l'on choisissait pour le sacrifice des animaux de neuf ans 86, il faut simplement penser que l'on trouvait que le nombre parfait s'imposait pour un festin ou un sacrifice parfait. Enfin, étant donné qu'à la fin du cycle le soleil, la lune et les étoiles étaient revenus à leur position du début, la période de huit ans, ou « grande année » comme on l'appelait, devint le symbole du renouveau et de la renaissance universels, un cycle de naissance, de mort et de résurrection du monde. Héraclès travaille pendant huit ans pour expier le meurtre de ses enfants 87. Cadmos endura huit années de pénitence pour avoir massacré le dragon de Thèbes 88. C'est la neuvième année que Perséphone délivre l'âme des morts, qui naissent à nouveau, pour être « exaltés comme sages, comme athlètes et comme rois, et rester sur terre dans le souvenir des hommes comme des héros à jamais sacrés 89 ».

L'idée que le cycle de huit ans remonte à la période minoenne une fois acceptée, reste toujours le problème de savoir où

82. S.I.G. 1025. 83. ATHENEE : Le Banquet des sophistes (les Deignosophistes), § 141 e-f (trad. A . M. Desrousseaux, éd. Budé, Les Belles lettres, 1956). 84. STRABON : C 473, livre 10, § 3-20 à 3-22. 85. PHILOSTRATE : Les Héroïques, 740; S.I.G. 589. 86. Iliade, chant 6, v. 174; Odyssée, chant 10, v. 19 et 390; cf. Iliade, chant 18, v. 351; THÉOCRITE, 26-29; HÉSIODE : Les Travaux et les Jours, v. 436. 87. APOLLODORE, 2.5.11. 88. Ibid., 3.4.2, cf. SERVIUS : Commentaire de Virgile, Enéide, chant 7, v. 761; HÉSIODE : Théogonie, v. 801. 89. PINDARE, fragment 133, cf. fragment orphique, 295; ROHDE : Psyché : Seelenkult und UnterblichKeitsglaube der Griechen, Fribourg, 1898, t. 2, p. 211.

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et quand il fut inventé. Pas en Egypte ni, semble-t-il, en Mésopotamie car même si l'on y connaissait un système d'in-tercalation dès une époque reculée, ce ne peut guère avoir été le cycle de huit ans ou nous en trouverions trace dans la mythologie et la religion. Le nombre sacré chez eux n'était pas huit, ni neuf, mais sept, nombre qui réapparaît en Grèce dans le culte d'Apollon. Peut-être aurons-nous réponse à cette question quand de nouvelles fouilles en Syrie auront livré un calendrier. En attendant, nous nous contenterons de dire que les Minoens l'ont peut-être, par l'intermédiaire de la Syrie, reçu des Hittites, chez lesquels nous trouvons trace d'un cycle de huit ans en liaison avec la royauté 90.

90. Voir page 148.

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II les Cadméens

1. Les origines de la rhétorique grecque.

Dans son livre From Religion to Philosophy, publié en 1912, Cornford étudie l'enseignement des premiers philosophes grecs à la lumière de la documentation rassemblée par Durkheim et d'autres touchant la nature de la pensée primitive et il aboutit à la conclusion qu'il y avait à la base du travail de ces philosophes certaines idées religieuses qui plongeaient leurs racines dans la structure de la société tribale. A la fin de sa vie, il devait reprendre ce problème avec des résultats que nous examinerons au chapitre suivant.

Entre temps, un autre érudit avait examiné la question d'un point de vue différent. Dans son livre Agnostos Thêos, paru en 1913, Norden étudie l'Aréopagitique et montre que les auteurs grecs et latins utilisaient dans la poésie comme dans la prose certaines tournures de langage d'origine liturgique que l'on retrouve dans l'Ancien Testament. Ces deux traditions hellénique et hébraïque, issues de la Mésopotamie et de l'Egypte, fusionnent à nouveau dans le Christianisme, en particulier chez Saint Paul qui, de par sa naissance et

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son éducation, les possédait toutes deux. Plus tard, dans la liturgie byzantine, elles furent renforcées par un troisième courant, celui de Syrie, dont l'origine lointaine est la même 1 . Ces deux ouvrages, qui parurent simultanément, sont complémentaires. Cornford se préoccupe du contenu de la pensée grecque, Norden de sa forme. Et tous deux arrivent à la même conclusion. Les sources de la philosophie grecque se trouvent dans les religions anciennes du Proche-Orient. Dans le présent chapitre, en guise d'introduction à l'œuvre de Cornford, je vais résumer quelques-unes des principales conclusion de Norden et montrer comment elles s'accordent avec celles de Cornford pour trouver à cette philosophie une origine hiératique.

Le plus ancien de ces philosophes dont les écrits aient survécu en quantité suffisante pour donner une idée de son style c'est Heraclite d'Ephèse. Et il était célèbre pour son style. La doctrine essentielle de sa philosophie se trouve dans ce qulil appelle le logos, qu'il présente comme s'il s'agissait bien d'un mystère, à la manière des legomena d'Eleusis ou des hiéroi logoi orphiques. On peut en termes modernes la définir comme le principe de l'interpénétration des contraires, et elle donne la clé de son style. Si sa pensée est dialectique, son style est antithétique. Mots et propositions s'opposent brutalement afin de mettre à nu la contradiction des idées qu'ils expriment. L'effet, selon la description qu'en donne Platon, ressemble à des volées de flèches tirées par un groupe d'archers 2 . Dans une langue aussi riche en flexions que le grec, un tel style s'accompagne nécessairement de rimes et d'assonances constantes et Heraclite y ajoute l'usage du jeu de mots, caractéristique universelle du langage primitif ayant pour but de lui communiquer une valeur magique ou mystique. Ce style est si étroitement lié à son contenu qu'on ne peut le qualifier de rhétorique et pourtant il possède tous les traits qui devaient plus tard devenir si familiers dans les écoles qu'on inventa pour eux des termes techniques : antithesis, asyndeton (propositions juxtaposées sans mot de liaison), parisosis (propositions possédant le même nombre de syllabes), paromoiosis (assonance), paronomasia (jeu de mots) 3 . On peut l'appeler, pour sim-

1. NORDEN : Agnotos theos, Leipzig-Berlin, 1 9 1 3 , p. 2 0 7 , pp. 2 6 0 - 2 6 1 ; CANTARELLA : 1 poeti byzantini, Milan 1 9 4 8 , t. 2 , pp. 2 8 - 3 7 . 2 . PLATON : Théétète, 1 8 0 a. 3 . ARISTOTE : Rhétorique, livre III, chap. 9 ; DEMETRIOS, 1 9 2 ; CICERÓN : De Oratore, livre 2 , chap. 6 3 , chap. 2 5 6 (éd. Budé, Les Belles Lettres, 1 9 5 9 , t. 2 , p. 1 1 4 ) .

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plifier, « le style antithétique » (le Satzparallelismus de Norden). La rhétorique grecque, de l'avis général, fut fondée par Gorgias de Léontium qui vint à Athènes en 428 et y fit sensation par son style oratoire flamboyant. Par le style, il ressemble à Heraclite, en plus raffiné. Chez Heraclite, il y a unité parfaite entre la forme et le contenu. Chez Gorgias, la forme est travaillée pour elle-même. L'impression qu'il fit sur les Athéniens fut profonde, comme on peut lé voir d'après le discours que Platon met dans la bouche d'Agathon dans son Symposium. Chez Thucydide aussi son influence se fait fortement sentir, particulièrement dans les discours, mais dans le style de Platon l'influence est bien moins forte. Il en est de même pour Xéno-phon, Isocrate, Démosthène et tous les orateurs attiques. Ils emploient à l'occasion des « figures à la Gorgias », comme on les appelait, mais avec prudence. Mais entre-temps, au troisième siècle avant notre ère, ce qu'on appelle le « style asiatique » est introduit en Ionie et y fleurit pendant plusieurs siècles, particulièrement dans les cités helléniques du Proche-Orient. Il est plus simple que celui de Gorgias, mais pour l'essentiel c'est le même. Enfin le même style, encore modifié mais toujours reconnaissable, réapparaît en certaines parties du Nouveau Testament et s'épanouit ensuite dans l'idiome si particulier de la liturgie byzantine. Il vaut sans doute la peine de citer un extrait de la Deuxième épître aux Corinthiens qui donne, même en traduction, une idée de la qualité propre de ce style :

« C'est maintenant le temps favorable; c'est maintenant le jour du salut. Nous ne donnons à personne aucun sujet de scandale, de crainte que le ministère [apostolique] ne soit tourné en dérision. A tous égards nous démontrons que nous sommes de vrais ministres de Dieu : par une grande patience dans les afflictions, dans les détresses, dans les angoisses, sous les coups, dans les cachots, dans les émeutes, dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes; — par la pureté, par la science, la longanimité, par la bonté, par l'esprit de sainteté, par l'amour sincère, par la parole véridique, par la puissance de Dieu; — par les armes offensives et défensives de la justice, par l'honneur et par la honte, par l'opprobre et par la louange; — regardés comme des imposteurs bien que véri-diques, comme des inconnus quoique bien connus, comme des mourants, et pourtant nous vivons, comme des hommes sous le coup du châtiment, et pourtant nous ne sommes pas mis à mort, comme des affligés, nous qui sommes toujours

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joyeux, comme des mendiants, nous qui enrichissons tant d'autres, comme des indigents, alors que nous possédons tout 4 . »

Quelle est l'origine de ce style ? Norden pense que Gorgias a copié Heraclite mais c'est invraisemblable. Gorgias n'a pas fondé l'école de rhétorique sicilienne. Empedocle d'Agrigente, Korax et Teisias de Syracuse l'avaient précédé 5. L'autre supposition possible c'est qu'ils s'inspiraient tous d'un même modèle liturgique. Gorgias et ses prédécesseurs firent pour la rhétorique ce que Stesichore fit pour le lyrisme choral (Vol. I, p. 466) : ils reprirent l'ancienne forme liturgique, lui ôtèrent son cadre rituel et la transformèrent en une forme d'art désacralisée.

L'un des fragments conservés de Gorgias faisait partie d'une oraison funèbre et il nous fournit les renseignements de valeur. L'oraison funèbre (épitaphios) était liée au chant funèbre (thré-nos), dont elle se différenciait par le fait qu'elle était parlée et non chantée, liée aussi à l'éloge (enkomion) qui était un discours à la gloire des vivants. L'éloge ressemblait à l'hymne (hymnos) dont il différait par le fait qu'il était parlé, et non chanté, et qu'il s'adressait à un homme, non à un dieu 6. Toutes ces formes s'appuient sur un même rituel. Chez toutes nous retrouvons un certain nombre d'idées qui de toute évidence étaient traditionnelles. Voici les plus fréquentes. Premièrement, l'orateur dit ses craintes de ne pas trouver les mots qui conviennent 7 . Deuxièmement, son hésitation initiale prend souvent la forme d'une question 8 . Troisièmement, l'hésitation est attri-

4 . Bible, « Nouveau testament. Saint Paul, 2 E épître aux Corinthiens », chap. 6 , v. 2 - 1 0 ; voir THOMSON : « From Religion to Philosophy » in Journal of Hellenic Studies, Londres, t. 7 3 , pp. 7 9 - 8 1 . 5 . DIOGENE LAËRCE : livre 8 , § § 5 8 - 5 9 ; Quintilien, 3 . 1 . 8 . 6. ARISTIDE : Ars rhetorica, livre 1 , § 1 6 0 , (Rhetores graeci, 5 . 6 0 , éd. Walz). 7 . GORGIAS : fragment 6 ; PLATON : Le Banquet, 1 8 0 d, 1 9 4 c; Ménéxène, 2 3 6 e; THUCYDIDE : livre 2 , § 3 5 - 2 ; DÉMOSTHÈNE, 6 0 , § 1 ; ISOCRATE : Eloge d'Hélène, § § 1 2 - 1 3 ; LIBANIOS : Panégyrique de Constance, § 5 . 8 . DÉMOSTHÈNE, 6 0 , § 1 5 ; PLATON : Ménéxène, 2 3 6 e; LYSIAS : Oraison funèbre, § § 1 - 2 ; ESCHYLE : Choéphores, v. 8 5 4 - 8 5 5 , cf. v. 3 1 4 - 3 1 5 , v. 4 1 7 - 4 1 8 ; Agamemnon, v. 7 7 5 - 7 7 8 , v. 7 8 3 - 7 8 6 , v. 1 4 9 0 - 1 4 9 1 ; THEO-CRITE, 1 7 . 1 1 ; EUMATHE, 1 0 . 1 1 (éd. Ph. Lebas, 1 8 5 6 , Didot); ANAXIMÈNE : Ars rhetorica, 3 5 ; MÉNANDRE, 1 1 . 1 7 ; LIBANIOS : Eloges, 3 . 1 ; ANDREAS DE CRÈTE : Megas Kanon (CANTARELLA : I poeti byzantini, livre 1 , pp. 1 0 0 -1 0 1 , Milan 1 9 4 8 ) ; Cantarella n° 4 1 (livre 1 , p. 7 7 ) . On peut comparer ces passages à de nombreux hymnes commençant par un chanteur qui est incapable de trouver le mot juste pour invoquer le dieu. NORDEN : Agnostos theos, Leipzig-Berlin, 1 9 1 3 , pp. 1 4 4 - 1 4 7 .

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buée à l'idée que l'éloge peut provoquer l'envie 9. Quatrièmement, après ces préliminaires l'orateur aborde son sujet principal en rappelant les ancêtres des personnes en question 10. Cinquièmement la personne dont il est question est invoquée ou décrite par une série d'images surprenantes 11. Enfin il est dit que la mémoire des morts est impérissable ou tout simplement que les morts vivent 12. La lecture de l'oraison funèbre de Gorgias nous montre qu'elle est composée selon ces idées traditionnelles. Le contenu en a été emprunté au rituel. Il en est de même pour la forme. Si nous étudions les exemples qui nous sont parvenus d'oraisons funèbres, de chants funèbres, d'éloges et d'hymnes nous découvrons qu'ils contiennent à un exceptionnel degré les traits du style antithétique qui est si frappant chez Gorgias et Heraclite 13. En vérité il est remarquable que dans certains chants funèbres la structure antithétique n'est pas simplement formelle, comme chez Gorgias, mais déterminée par le contenu, comme chez Heraclite 14.

9. PLATON : Les Lois, 802 a (éd. Pléiade), cf. HÉRODOTE, livre 1, § 32-7; GORGIAS : fragment 6; PLATON : Hippias Majeur, 282 a; ESCHYLE : Agamemnon, v. 894, v. 904; BACCHYLIDE : 3.67; 5.187, 12-199 (éd. Teubner, 1958); PINDARE : 8* Olympique, v. 54; THUCYDIDE : livre 2, chap. 35-2; DÉMOSTHÈNE, 60, § 14. 10. THUCYDIDE : livre 2, § 36.1; LYSIAS : Oraison funèbre, § 3 (voir trad. Gernet-Bizos, éd. Budé, Les Belles Lettres, 1959); ISOCRATE : Eloge d'Hélène, chap. 16, Businis, § 10, (voir trad. Mathieu-Brémond, éd. Budé, Les Belles Lettres, 1928); PLATON : Ménéxène, 237 a-b, Le Banquet, 178 b; LIBANIOS : Eloges, 3.1, cf. 2.1, 3.2, 4.1; APHTONIOS : Exercices préliminaires, § 8. 11. PLATON : Le Banquet, 197 d-e; ESCHYLE : Agamemnon, v. 887-890, v. 896-899; EURIPIDE : Andromaque, v. 891; ANTONIADIS : La place de la liturgie dans la tradition des lettres grecques, Leidcn, 1939, p. 354; VALETAS : 'AvfloXoyia T^Ç Sï)LtoTiz-«; T t e Ç o Y p a o t a ç , Athènes, 1947-1949. t. 1, pp. 88-89; I.S. 37. 12. GORGIAS : fragment 6, LYSIAS : ouv. cité, §§ 19-80; SIMONIDE, 121; ESCHYLE : Choéphores, v. 502, 504; I .S. 124 .Notons particulièrement le dernier exemple, qui est d'un style aussi puissant que celui d'Heraclite lui-même : « O mon Seigneur, mon Dieu, je vais chanter pour toi un hymne funèbre, un chant d'enterrement. Car par ton enterrement tu m'as ouvert les portes de la vie et par ta mort tu as mis à mort la Mort. » 13. Voici quelques passages parmi bien d'autres que l'on pourrait ajouter à ceux déjà cités : THUCYDIDE : livre 2, § 40-1; DÉMOSTHÈNE ; 60, § 3-7; SIMONIDE, 5; ACHILLE TATIUS, 1.13; EUMATHE, 7-9 (éd. Ph. Le-bas, 1856, Didot); LUCIEN : Du Deuil, § 13; LIBANIOS : Mont, de Nico, 12; ESCHYLE : Choéphores, v. 326, v. 328; Les Sept contre Thèbes, v. 91-93, v. 93-95; Les Perses, v. 702-704, v. 700-702; SOPHOCLE : Les Trachi-niennes, v. 947; Electre, v. 197; EURIPIDE : Les Bacchantes, v. 1153. 14. ESCHYLE : Les Sept contre Thèbes, v. 941-945 : v. 961-964; SOPHOCLE : Ajax, v. 394. Il semble que ce soit l'origine de la figure de

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Passant aux mystères d'Eleusis, et bien que quelques rares formules liturgiques seulement aient survécu, nous découvrons qu'elles relèvent toutes, certaines de façon frappante, du style antithétique 15. Enfin deux faits touchant à Heraclite lui-même méritent l'attention. Nous savons qu'il eut des disciples, les hérakleiteioi 16, et nous pouvons supposer qu'ils formaient une société religieuse, comme les Orphiques, les Pythagoriciens ou d'autres écoles philosophiques. Nous savons aussi qu'il appartenait à la famille royale d'Ephèse, qu'il était un descendant de son fondateur, Androklos, dont le père, Kodros, avait été roi d'Athènes (Vol. I, pp. 191-192 et p. 544). Lui-même eût été roi s'il n'avait renoncé en faveur de son frère 1 7 . L'un des privilèges royaux c'était le sacerdoce de Déméter Eleusinia. Ce privilège nous pouvons supposer qu'il avait été acquis par ses ancêtres au titre de rois d'Athènes, car le magistrat athénien responsable des Mystères d'Eleusis était Yarchôn basi-leus 1 8 . Heraclite donc descendait d'une ancienne famille royale. Lui-même était prêtre-roi de naissance. C'est la raison pour laquelle il écrivit dans un style hiératique.

2. Les Thélides.

Au début du deuxième siècle avant notre ère les citoyens de Milet construisirent un nouvel Hôtel de Ville 1 9 . Ils y placèrent une statue d'Anaximandre. Il est clair qu'il s'agit du grand philosophe de ce nom. C'était une vieille statue du sixième siècle qu'ils avaient enlevée de son premier emplacement sur la Voie sacrée qui menait de la cité au grand temple d'Apollon à Branchides, qui eut dans tout le monde grec la

rhétorique connue sous le nom d'oxymoron (expression contradictoire) et qui est un trait marquant du style d'Eschyle, reflet de son sens profond de la dialectique. 1 5 . CLÉMENT D'ALEXANDRIE : Protreptique, 2 . 1 4 ; Firminus maternus, § 1 8 ; DÉMOSTHÈNE, 1 8 , § 2 5 9 ; PLUTARQUE : Prov 1 6 ; PROCLUS : Commentaire à Platon, Timée, 2 9 3 c; 5AINT-HIPPOLYTE : Réfutation de toutes les hérésies, 5 . 7 . 1 6 . PLATON : Théétète, 1 8 0 a; DIOGÈNE LAËRCE : Vie et opinions des philosophes illustres, livre 9 , chap. 6 . 1 7 . Ibid, livre 9 , § 6 . 1 8 . STRABON : Géographie, § C 6 3 3 ; ARISTOTE : A . R . 5 7 . 1 .

1 9 . S . I . G . 3 .

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réputation d'être un sanctuaire à oracles. Branchos est présenté comme un descendant de Delphos 2 0 . La signification de cette tradition est sans doute que le sanctuaire de Bran-chides fut transformé par les colons ioniens de Milet sous la direction de Delphes. Car on nous dit ailleurs que le culte était antérieur à la colonisation ionienne 2 1 . Milet elle-même, selon la tradition, fut fondée par Sarpedon, fils de Zeus et d'Europe, frère de Minos et qui était parti de Milatos de Crète 2 2 . On a découvert plusieurs autres statues du sixième siècle sur la Voie sacrée. L'une est un lion de marbre dédié à Apollon par Thaïes, Pasiklès, Hégésandros (le nom du quatrième est illisible), et Anaxileos, tous fils d'Archegos, fils de Python. Une autre est offerte par les fils d'Anaximandre, fils de Man-dromachos. Une troisième, toujours à Apollon, par Histiaios 2 3 . Le Thaïes et l'Anaximandre de ces inscriptions ne peuvent pas être les philosophes, mais les noms suggèrent qu'ils appartenaient au même clan. Anaximandre le philosophe était fils de Praxiades et parent de son maître, Thaïes 2 4 . Thaïes, fils d'Examyes par Kléobouline, faisait partie du clan des Thélides25. Qui étaient les Thélides? Diogène Laërce nous dit qu'ils formaient une branche des Cadméens 2 6 . Ce que confirme Hérodote, qui dit que Thaïes était « Phénicien d'extraction », faisant par là allusion à l'origine phénicienne de Cadmos 2 7 . Que ce soit bien là ce qu'il veut dire, un autre passage le montre dans lequel il dit des Gephyraioi, autre branche des Cadméens, que ce sont des « Phéniciens qui vinrent avec Cadmos dans le pays qu'on nomme maintenant Béotie » (Vol. I, pp. 123-124). Comme preuve supplémentaire, on peut rappeler que les Cadméens de Thèbes avaient participé à la colonisation de ITonie (Vol. I, pp. 390-391). Priène, séparée de Milet par une baie, fut fondée par des hommes venus de Thèbes sous la direction de Philotas 2 8 , qui faisait probable-

2 0 . STRABON : C . 4 2 1 . 2 1 . PAUSANIAS : livre 7 , § 2 - 6 . 2 2 . EPHORE, § 3 2 : STRABON, C 9 4 1 . 2 3 . S . I . G . 3 . Pour le nom Pasiklès, cf. HÉRODOTE, livre 9 , § 9 7 . Pour d'autres noms en mandro, voir S . I . G . 3 g; S . E . G . 4 . 6 1 . 4 ; APULÉE : Florida, 1 8 (Ed. Helm, Valette, 1 9 2 4 ; éd. Budé en cours); S . I . G . 9 6 0 . 5 , 1 0 7 9 , 1 0 6 8 . 3 ; HÉRODOTE : livre 4 , § 8 8 . 2 4 . STRABON : livre 7 ; DIOGÈNE LAËRCE, livre 2 , § 1 ; SUIDAS (passim). 2 5 . DIOGÈNE LAËRCE, livre 1 , § 2 2 .

2 6 . lbid. 2 7 . HÉRODOTE : livre 1 , § 1 7 0 . 3 . 2 8 . STRABON : C . 6 3 3 .

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ment partie des Cadméens, puisqu'on nous dit qu'on appelait parfois la cité Cadmé en son honneur 2 9 . il est possible que ces traditions aient été tirées de Cadmos de Milet, dont on se souvenait comme un des premiers historiens de la cité et dont le nom parle de lui-même 3 0 . A Mycale, de l'autre côté de la baie, il existait un culte des Potniai — c'est-à-dire Déméter et Perséphone — qui venait bien sûr de Potnies près de Thèbes 3 1 . Le culte thébain de Déméter avait jadis été un culte palatial des Cadméens (Vol. I, p. 125, p. 193). Enfin, compte-tenu de leurs liens ancestraux avec l'Apollon de Delphes, il se pourrait fort bien que les Thélides aient occupé une place spéciale dans le culte de l'autre Apollon à Branchides. Ce qui expliquerait pourquoi on dressa leurs statues sur la Voie sacrée.

Ainsi Thaïes et Anaximandre, qui ont fondé l'école de philosophie de Milet, appartiennent eux aussi à une ancienne famille de prêtres-rois.

3. La Béotie préhistorique.

Thaïes et Anaximandre s'intéressaient principalement à l'astronomie et à la cosmologie, et ils descendaient des Cadméens, prêtres-rois, préhistoriques de Thèbes, en Béotie. Le livre d'Hésiode Les Travaux et les Jours traite en grande partie d'astronomie, sa Théogonie de l'origine des dieux et du monde. Hésiode naquit à Askra et sa mémoire était entretenue à Thespies par une confrérie religieuse qui portait son nom (Vol. I, p. 485). Askra et Thespies ne sont qu'à quelques kilomètres de Thèbes. Ainsi, même si l'on avait perdu ses poèmes et que soit impossible toute comparaison précise entre son œuvre et celle d'Anaximandre, nous pourrions quand même conclure, en nous appuyant sur ces données extérieures, qu'ils s'inspiraient d'une même tradition, originaire de la Crète minoenne et, en dernière analyse, de Syrie. Il est vrai qu'en parlant de Cadmos comme d'un Phénicien, Hérodote pense aux Phéniciens de son époque qui n'étaient pas

2 9 . Ibid, C 6 3 6 ; Hellanikos, 9 5 ; Philotas appartenait lui-même aux Béotiens; PAUSANIAS, livre 7 , § 2 3 . 3 0 . SUIDAS (Cadmos), passim. 3 1 . HÉRODOTE : livre 9 , § 9 7 .

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installés en Syrie mais plus au sud sur la côte, à Tyr et à Sidon. Mais ces Phéniciens descendaient d'un peuple, appelé parfois proto-phénicien, qui, avec d'autres peuples, avaient occupé la Syrie pendant l'Age de bronze. Il faut aussi se rappeler que tout en étant considéré comme Phénicien, Cadmos avait des liens avec la Crète minoenne, ayant pour sœur Europe, mère de Minos. Et si ces liens apparaissent moins dans la tradition, c'est uniquement parce que l'occupation dorienne de la Crète les a détruits (Vol. I, p. 384). Cadmos représente la royauté minoenne qui, nous le savons maintenant, avait des rapports étroits avec celle de Syrie. C'est ce que prouvent d'autres détails de son histoire. Avant d'atteindre la Boétie, il voyagea tout autour de l'Egée 32 e t il découvrit, dit-on, les mines d'or du Mont Pangée, en Thrace33. C'est en Béotie pourtant qu'il laisse le souvenir le plus durable, certainement pour la raison que ses descendants dans ce pays formèrent des dynasties minoennes des plus puissantes. Si nous faisons l'examen des traditions locales conservées sur cette partie de la Grèce, nous y trouvons bien d'autres liaisons entre les civilisations phénicienne et minoenne, les unes en rapport avec Cadmos ou sa sœur Europe, les autres avec la Théogonie d'Hésiode.

Aphrodite, dont les affinités minoennes-phéniciennes sont bien connues (Vol. I, p. 512), était adorée à Thèbes sous la forme d'effigies en bois dont on disait qu'elles avaient été sculptées dans le bois des navires ayant amené les Cadméens en Béotie 34. Elle avait un autre culte à Tanagra 53. A Thespies, il y avait un culte d'Eros (Amour) 36. D'autres cultes d'Eros sont connus à Leuctres en Laconie, fondée à partir de Leuctres en Béotie (Vol. I, p. 395) et à Parion, fondée à partir d'Erythres, qui était l'une des premières colonies ioniennes et tirait sans doute son nom de l'Erythres de Béotie 37. Aphrodite comme Eros jouent un rôle important dans la Théogonie d'Hésiode, et l'on retrouve Eros, sous le nom de Pothos (Désir), dans la cosmogonie phénicienne.

Déméter, autre déesse minoenne, était associée aux Cadméens, à Thèbes et ailleurs en Béotie. A Lébadeia on l'adorait sous le

32. ROSCHER : ouv. cité (voir Cadmos). 33. CLÉMENT D'ALEXANDRIE : Stromates (Mélanges), livre 1, § 307 b; PLINE l'Ancien : Histoire naturelle, livre 7, § 57-197; cf. HÉRODOTE : livre 6, § 47. 34. PAUSANIAS : livre 9, § 16.3. 35. Ibid., livre 9, § 22.1. 36. Ibid., livre 9, § 27.1; livre 9, § 31.3. 37. Ibid., livre 9, § 27.1.

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nom de Déméter Europe (Vol. I, p. 124). Sur la route menant de Thèbes à Mykalessos se trouvait un village appelé Teu-mèsos où Europe, disait-on, avait été cachée par Zeus 38. n s'agit évidemment là d'une variante locale de la légende qui veut qu'elle ait été conduite en Crète. Sur la route de Thèbes à Thespies, et à Anthedon aussi, on trouvait des cultes communs de Déméter et de Cabires 39. Le même culte avait lieu à Lemnos et à Samothrace, où Cadmos, disait-on, y fut initié 40. Le nom des Cabires a été rapproché de la racine sémitique kbr qui signifie « grand ». Ce n'est qu'une conjecture, mais il y a à son appui le fait qu'en grec on les appelait aussi les Mégaloi Théoi, les « grands dieux ». Apollon tue le dragon de Delphes, Cadmos tue le dragon de Thèbes — Zeus tue le monstre Typhée. Ce sont autant de variantes du même thème. Selon l'une des traditions, apparemment connue d'Hésiode, le combat de Zeus et de Typhée eut lieu près de Thèbes, sur un mont appelé Typhaonion 41. Une autre la situe sur le mont Kasios, qui surplombe Ougarit, et l'on nous dit que Zeus dut son salut à Cadmos venu à son secours 42. Nous lisons dans les textes cunéiformes d'Ougarit comment Baal, fils d'El, tue le serpent à sept têtes Lotan, qui est le Léviathan hébreux 43 . Toutes ces traditions remontent à un modèle commun qui se trouve préservé dans YEnouma elish. Enfin, on se rappelle que Rhéa sauve le nouveau-né Zeus de Cronos, son père, qui a dévoré tous leurs enfants, en lui donnant une pierre enveloppée de langes qu'il avale en la prenant pour le petit enfant 44. Dans la Théogonie l'épisode est situé en Crète mais il y avait d'autres traditions béotiennes qui le plaçaient à Platée ou à Chéronée 45. Le même thème a récemment réapparu dans ce qu'on appelle l'Epopée de Koumarbi, cosmogonie hittite-hourrite qui offre de nombreux parallèles avec YEnouma elish d'une part et Hésiode de l'autre. Déjà, avant la publication de ce document, Cornford avait soutenu que la cosmogonie d'Hésiode était parvenue en Grèce par l'intermédiaire d'Ougarit et de la Crète minoenne.

38. Ibid., livre 9, § 19.1. 39. Ibid., livre 9, § 25.5; livre 9, § 22.5. 40. ROSCHER : ouv. cité (Mégaloi Thcoi). 41. PINDARE : 4* Olympique, v. 11 scholie (voir trad. Puech, éd. Budé, Les Belles Lettres, 1961); HÉSIODE : Le Bouclier d'Héraclès, v. 32; HÉSYCHIOS : Lexique (Tucptoi). 42. NONNUS DE PANOPOLIS : Dionysiaques, livre 1, v. 481-534. 43. SCHAEFFER : ouv. cité, p. 65. 44. HÉSIODE : Théogonie, v. 481 à 500. 45. PAUSANIAS : livre 9, § 41.6.

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III la théogonie grecque

1. Les sources.

Sur la fin de sa vie Cornford reprit le problème qu'il avait soulevé dans son livre Front Religion to Philosophy. Dans son dernier ouvrage, inachevé et publié neuf ans après sa mort, il fit une étude détaillée de la Théogonie d'Hésiode à la lumière de YEnouma elish, utilisant aussi d'autres versions du même sujet, et démontra que les idées qui forment le contenu de ces poèmes se retrouvent, transformées mais toujours recon-naissables, dans la cosmologie d'Anaximandre. C'est là assurément sa plus grande réussite car cette contribution dépasse la recherche érudite et intéresse l'histoire de la pensée. Elle n'aboutit pas, comme nous le verrons, à la solution complète du problème mais elle montre néanmoins qu'il était allé plus loin qu'aucun autre historien bourgeois de la philosophie. Ses limites sont les limites de la philosophie bourgeoise elle-même.

Si ses conclusions générales sont claires, la démonstration qui les justifie est rendue complexe par la nature des sources. En premier lieu, YEnouma elish pose en lui-même un certain

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nombre de problèmes. Dans la version que nous possédons il appartient pour l'essentiel au milieu du 2" millénaire avant J . -C, lorsque Babylone était le centre politique et culturel de la Mésopotamie; son héros est par conséquent Mardouk, dieu protecteur de cette cité. Cependant comme nous l'avons déjà fait remarquer (p. 96) ce n'est pas là sa forme originelle : « Derrière la version que nous possédons actuellement et dont Mardouk est le héros, il y a sans aucun doute une version antérieure dans laquelle le rôle principal était tenu non pas par Mardouk mais par Enlil de Nippour. L'existence de cette forme plus ancienne peut être déduite à partir de nombreuses indications contenues dans le mythe lui-même. La plus importante c'est qu'Enlil, bien qu'il fût toujours demeuré le second par l'importance des dieux mésopotamiens, ne semble jouer .aucun rôle dans le mythe tel que nous le possédons, alors que tous les autres dieux ont un rôle qui convient à leur rang. De plus le rôle tenu par Mardouk ne correspond pas au caractère de ce dieu. Mardouk à l'origine était une divinité agricole ou peut-être solaire, tandis que le rôle essentiel de YEnouma elish est tenu par un dieu de l'orage, comme l'était bien Enlil. A vrai dire, un exploit capital attribué à Mardouk dans le récit — la séparation du ciel et de la terre — est précisément l'exploit que d'autres documents mythologiques mettent au compte d'Enlil, et à juste titre, car c'est le vent qui, placé entre le ciel et la terre, les tient écartés comme les deux flancs d'un sac de cuir qu'on aurait gonflé. Il semble donc qu'Enlil fut à l'origine le héros du récit et qu'on le remplaça par Mardouk lorsque la plus ancienne version que nous possédions fut composée, vers le milieu du second millénaire avant notre ère. Jusqu'à quelle époque renvoie le mythe, nous ne pouvons le dire avec certitude. Il contient des éléments et reflète des idées qui remontent au 3* millénaire 1. »

En second lieu, les matériaux nécessaires pour reconstruire les chaînons intermédiaires entre les deux poèmes sont fragmentaires, et posent les mêmes problèmes. Il s'agit des textes cunéiformes qui rapportent les mythes hittites-hourrites et ceux d'Ougarit, de la théogonie phénicienne telle que la rapporte Philon de Byblos, et du Livre de la Genèse ainsi que d'autres passages de l'Ancien Testament. Toutes ces versions sont originaires de Mésopotamie mais il n'est pas encore possi-

1 JACOBSEN, in FRANKFORT : Before Philosophy, Londres, 1 9 4 9 , pp. 183-1 8 4 .

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ble de déterminer avec précision la relation qu'elles entretiennent avec YEnouma elish. Il reste enfin la lacune qui ne serait comblée que par l'éventuelle découverte d'une version crétoise-minoenne du mythe. Heureusement, dans notre perspective, il n'est pas nécessaire d'entrer dans toutes ces complications. Quelques références occasionnelles à d'autres sources mises à part, nous allons limiter notre étude aux deux poèmes principaux et résumer la thèse de Cornford selon laquelle la théogonie d'Hésiode est une version grecque d'un mythe mésopotamien basé sur le rituel du despotisme oriental et qui contient certaines idées que l'on retrouve comme prémices de la philosophie grecque présocratique. Sur quelques points de détail mon interprétation s'écarte de la sienne et il sera tenu compte des documents qui ont été découverts depuis sa mort. UEnouma elish peut se diviser en six épisodes : 1° naissance des dieux; 2" les dieux se combattent; 3° Mardouk devient roi; 4° le combat de Mardouk et Tiamat; 5° la construction des deux et la création de l'homme; 6° l'érection du temple et la fixation du destin. Ces épisodes seront tour à tour résumés et comparés aux événements correspondants de la Théogonie.

2. La naissance des dieux.

UEnouma elish débute par la description de l'état de chose au commencement : « Lorsque le ciel en haut n'avait pas été mentionné, Et que le nom de la terre ferme en bas n'avait pas été pensé; Lorsque seul Apsou, qui fut en premier et les engendra, Et Moummou et Tiamat, elle qui à tous donna naissance, Mêlaient leurs eaux ensemble; Lorsqu'aucun marais ne s'était formé et qu'on ne trouvait

[aucune île; Lorsqu'aucun dieu n'était apparu, N'avait été nommé d'un nom et n'avait eu son sort fixé; Alors furent créés les dieux en leur sein; Lahmou et Lahamou apparurent et furent nommés. » Dans le chaos primitif d'eau douce (Apsou), d'eau salée (Tiamat) et de brume (Moummou), rien n'avait forme distincte et donc rien ne portait de nom. Le début du Tao Te Tching est tout à fait semblable : « Lorsque le Tao n'avait pas de nom ce fut le commencement du ciel et de la terre; puis,

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lorsqu'il eut son nom, ce fut la mère de tout ce qui fut créé 2 . »

C'est l'idée qu'une chose qui n'a pas de nom n'existe pas et qu'elle vient à l'existence par le fait qu'on la nomme. Cette notion primitive trouve son parallèle en psychologie de l'enfant dans le fait qu'en apprenant à dessiner les petits enfants ont tendance à ne dessiner d'un objet que les parties dont ils connaissent le nom (p. 35). Cette idée sous-tend toutes les croyances primitives au pouvoir magique des noms (Vol. I, pp. 46-47) et elle repose sur cette vérité simple que ce n'est que par l'intermédiaire de la parole, agent de la production sociale, que l'homme a pris conscience de la réalité objective du monde extérieur.

Malinowski remarque : « La conquête de la réalité, qu'elle soit technique ou sociale, progresse parallèlement à la connaissance des mots et de leur emploi... Que le nom d'une chose soit familier c'est toujours le résultat d'une familiarité avec l'utilisation de cette chose... La croyance qui veut que connaître le nom d'une chose c'est avoir prise sur elle est donc empiriquement juste 3 . >

Le début du poème, énumérant les quatre couples successifs, mâle et femelle, a été commenté dans un précédent chapitre (p. 97) où l'on a souligné que la séparation du ciel et de la terre que réalise la génération de ces couples se répète plus loin dans le poème lorsque Mardouk coupe en deux le corps de Tiamat. La contradiction n'est guère sensible par le fait que les deux récits sont très différents l'un de l'autre. Dans le second, qui constitue la partie la plus longue du poème, les protagonistes sont dépeints concrètement comme des êtres vivants; le premier a forme humaine ou plutôt surhumaine, tandis que l'autre est un monstre du type de ceux qui vivaient, croyait-on, dans la mer. Dans le premier récit, les couples divins sont traités de façon presque impersonnelle. Il est vrai que Lahamou a un rôle à jouer dans l'épisode suivant et qu'il était comme les autres, l'objet d'un culte; mais au début du poème, ils atteignent presque le plan des idées abstraites.

Ce qui nous rappelle les deux premiers chapitres de la Genèse. Dans le premier chapitre, on nous dit que Dieu créa le monde en sept jours : le jour et la nuit, les cieux et la terre, la terre ferme et la mer et l'herbe et les arbres, les corps célestes, les oiseaux et les poissons, et pour finir les animaux terrestres,

2 . HUGHES : ouv. cité, p. 1 4 5 . 3 . MALINOWSKI : Coral Gardens and their Magic, Londres, 1 9 5 3 , p. 2 3 3 .

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l'homme et la femme. Dans le chapitre second on nous dit qu' « il n'y avait encore aucune plante des champs » et que « Iahvé forma l'homme de la poussière du sol ». La contradiction entre les deux récits est cette fois flagrante, et l'on s'accorde pour dire que le premier, le plus abstrait, est aussi des deux le plus tardif. La même répétition se rencontre dans la Théogonie. On nous dit dans l'introduction comment après Chaos naquirent Terre et plus tard Ciel, mais la première est décrite comme « l'assise sûre de toute chose » et le second comme « le séjour éternel des dieux bienheureux 4 » comme si eux-mêmes n'étaient pas du tout des dieux. Et puis avec le début du récit, ils se mettent à vivre en couple d'époux querelleurs. Là encore nous allons trouver des raisons de penser que l'introduction est plus tardive que la suite; ce qui explique qu'on ne l'examinera qu'après avoir étudié le reste du poème.

3. Les dieux se combattent.

Les dieux nouvellement créés se rassemblent pour danser : « Les divins compagnons se rassemblèrent Et comme ils s'agitaient ils troublèrent Tiamat Troublèrent son ventre Dansant en son sein où les cieux ont assise. Apsou lui aussi fut troublé et alla voir Tiamat accompagné de

[son serviteur Moummou : Apsou se mit à parler Et dit à Tiamat la pure « Leur conduite m'est devenue haïssable Ils ne me laissent aucun repos de jour, aucun sommeil de nuit; Je vais les supprimer et mettre fin à leur conduite, Pour qu'à nouveau règne la paix, que nous dormions. » A cette nouvelle les dieux furent pris de panique; mais l'un d'eux, Ea, ayant jeté sur Apsou un sort qui l'endormit, le tua, s'empara de sa couronne et construisit sa demeure au-dessus de lui. (Ce qui signifie que les eaux douces sont confinées où il convient, sous terre.) Puis il s'empara de Moummou, le châtra et lui brisa le crâne.

4 . HÉSIODE : Théogonie, v. 1 1 7 - 1 2 8 .

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Les premiers philosophes

L'épisode correspondant de la Théogonie peut se résumer ainsi 5 : après avoir donné naissance à Ciel, et aux Montagnes, et à la Mer, Terre s'accoupla avec Ciel et enfanta les Titans, dont Cronos, qui est décrit comme « le plus jeune et le plus rusé de ses enfants et il avait pris son père en haine ». Suit la naissance des Cyclopes et des Géants aux Cent Bras. Ciel, nous dit-on, avait en haine ses enfants et, à la naissance de chacun d'eux, il les cachait dans le sein de la Terre, ne leur permettant pas de monter à la lumière, si bien que Terre gémissait en ses profondeurs car elle étouffait. C'est alors qu'elle fabriqua une faucille et fit appel à ses fils pour qu'ils tirent vengeance de leur père. Mais tous eurent peur, à l'exception de Cronos, qui promit de faire comme elle demandait. Aussi lui donnât-elle la faucille et le plaça en embuscade : « Et le ciel vint, amenant la nuit, tout avide d'amour et recouvrit la Terre tout entière et se coucha sur elle et le fils, de son poste étendit la main gauche et faucha les bourses de son père et les jeta derrière lui 6 . » C'est d'elles que naquit Aphrodite. A première vue il peut sembler que ces deux épisodes n'ont aucun lien entre eux mais ils possèdent deux points communs : les enfants de la déesse sont d'abord enfermés dans son sein, et un dieu est châtré. L'importance de ces deux points est démontrée par d'autres versions. Dans la cosmogonie polynésienne que rapporte Grey, le Ciel et la Terre étaient unis l'un à l'autre, jusqu'à ce que leurs enfants, enfermés dans l'obscurité, les séparent de force, créant par là la lumière. Dans une autre version, les bourses du ciel sont tranchées au cours de la lutte et sont changées en pierre ponce 7 . Dans la cosmogonie phénicienne que rapporte Philon de Byblos, la Terre repousse les embrassements du Ciel et l'un de ses fils, Cronos (El) vient à son secours. Armé d'une lance et d'une faucille de fer, il livre bataille à son père, le détrône et le châtre « à un endroit qu'on montre encore à ce jour », et le sang de ses parties mutilées s'écoule dans les sources et les fleuves. L'endroit dont il est question est probablement Aphaka, à la source du fleuve Adonis, dont on disait que ses eaux charriaient du sang au printemps 8 . Dans

5 . Ibid., v. 1 2 6 à 2 0 6 . 6 . Ibid., v. 1 7 6 à 1 8 2 . 7 . TYLOR : Primitive Culture, 2 « éd., Londres, 1 8 9 1 , t. 1 , pp. 3 2 2 - 3 2 5 ; ROSCHER : ouv. cité, t. 2 , pp. 1 5 4 2 - 1 5 4 3 ; CORNFORD : Principium sapientae, Cambridge, 1 9 5 2 , p. 2 0 5 . 8 . PHILON DE BYBLOS : 2 . 2 2 . Ed. J . C. Mûller, fragmente hist. graeco-rum, 1 8 4 9 ; BURROWS in HOOKE : The Labyrinth, Londres, 1 9 3 5 , p. 5 2 .

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l'épopée de Kourmarbi, Alalou, premier roi du ciel, après un règne de neuf ans, fut renversé par Anou qui devait aussi régner neuf ans et être ensuite renversé par Koumarbi, qui le fit tomber du ciel et lui trancha les bourses de ses dents. Alors Anou lui dit : « J'ai planté en toi trois dieux terribles qui sont les fruits de mon corps. » Sur quoi Koumarbi les cracha et ils naquirent de la Terre 9 . Enfin, dans le mythe égyptien de Geb (terre) et Nout (ciel) les deux parents sont séparés par leur progéniture Shou (vent) 1 0 . Pour revenir à YEnouma elish, il semble, à la lumière de ces versions parallèles, que l'épisode où le dieu-père est renversé par un des enfants qui troublaient leurs parents en dansant dans le ventre de leur mère, ne soit qu'une variante, abrégée et désormais incomprise, de la séparation du ciel et de la terre.

4. Le roi des dieux.

Mardouk, fils d'Ea, est né très grand, rusé, terrible à voir, avec quatre yeux et quatre oreilles, et crachant le feu. Mais Tiamat prépare sa revanche. Elle lève une armée de monstres marins et les place sous les ordres de son nouvel époux, Kingou, à qui elle a confié le pouvoir suprême, que représentent les tablettes de la destinée qu'elle attache sur sa poitrine. De nouveau les dieux sont pris de panique. Ea se décide enfin à sortir à la rencontre de Tiamat, espérant la vaincre à l'aide d'un charme, mais il revient terrifié. Puis Anou va prononcer contre elle la décision unanime de tous les dieux mais sans résultat, les dieux sont au désespoir. Enfin la proposition est faite et acceptée : Mardouk sera leur champion. Mardouk accepte à certaines conditions : < Si je dois être votre champion Pour vaincre Tiamat et vous délivrer Il faut que votre assemblée proclame la supériorité de mon

[destin. Laissez-moi fixer la destinée comme vous par mes paroles Que tout ce que j'aurai voulu ne soit changé Et que les ordres que j'aurai prononcés ne soient changés. »

9 . GÛTEKBOCK : Kumarbi Istambuler Schriften 1 6 , Istambul, 1 9 4 6 ; GURNEY : The Hittites, Londres, 1 9 5 2 , p. 1 9 0 . 1 0 . FRANKFORT : Before philosophy, p. 6 3 .

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Voici le commentaire de Jacobsen sur ce passage : « Mardouk est un dieu jeune. Il a toute la force, toute la bravoure de la jeunesse et il envisage l'épreuve avec pleine confiance. Mais en tant que jeune homme, il manque d'autorité. Il veut être sur un pied d'égalité avec ses puissants aînés de la communauté. Un cumul de pouvoirs tout nouveau, sans précédent, est ici envisagé. L'exigence de Mardouk annonce la formation de l'Etat, qui combine la force et l'autorité en la personne du roi i l . »

Les dieux s'assemblent et à la suite d'un festin proclament Mardouk roi : « Nous t'avons donné royauté et puissance sur

[toute chose Prends place au conseil et ta parole l'emportera. »

Après avoir renversé son père, Cronos eut un certain nombre d'enfants de sa sœur Rhéa, mais il les avala tous de peur que lui-même à son tour ne soit renversé par l'un d'eux. Sur le conseil de sa mère, Rhéa mit Zeus au monde en Crète, où il fut caché dans un antre, et sa mère offrit à Cronos une pierre enveloppée dans des langes, qu'il avala consciencieusement. Il devait plus tard être obligé de recracher sa progéniture, pierre comprise, qui fut déposée à Delphes. Mais Zeus devenait un homme, délivrait les Cyclopes et les Géants Cent-Bras, que le Ciel avait enchaînés sous terre. S'il le fit c'est qu'on lui avait prédit qu'avec leur aide il renverserait son père et les Titans. Appelant les autres dieux à son aide, il leur promit, en cas de victoire sur les Titans, de confirmer tous ceux qui lui prêteraient main forte dans leurs privilèges actuels et d'en octroyer de nouveaux à ceux qui n'en possédaient point. En conséquence, après la victoire, les autres dieux lui demandèrent d'être leur roi. La bataille eut lieu en Thessalie, entre deux montagnes, l'Olympe et l'Othrys. Elle dura dix années et se termina par la défaite de Cronos et des Titans, qui furent détenus sous terre 12.

Cronos et les Titans correspondent à Kingou et à son armée de monstres marins mais ceux-ci ne combattent pas. A la vue de Mardouk, ils tournent le dos et s'enfuient, laissant Tiamat l'affronter seule. Mardouk est proclamé roi par l'assemblée des dieux avant la bataille; Zeus devient roi parce qu'on le lui demande après la bataille. La version mésopotamienne conserve le reflet d'une assemblée tribale en pleine possession de ses droits, alors que l'accession de Zeus nous est présentée

1 1 . JACOBSEN in FRANKFORT : ouv. cité, p. 1 9 2 .

1 2 . HÉSIODE : Théogonie, v. 4 5 3 - 5 0 6 , v. 6 1 7 - 7 3 5 .

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comme un accord entre chefs dont chacun détient une position privilégiée dans sa tribu ou son clan personnel. Par là, la version grecque reproduit les conditions réelles dans lesquelles les chefs achéens accédaient au pouvoir (Vol. I, pp. 328-331). Le thème du père que renverse son fils est absent de YEnouma elish; Mardouk pourtant réussit en fait là où son père a échoué et, par conséquent, il prend sa place. Le thème du père qui avale ses enfants n'a laissé aucune trace. Dans l'Epopée de Koumarbi, toutefois, le premier thème joue un rôle important, nous l'avons vu, et le deuxième se rencontre sous une forme différente : on nous dit que Koumarbi conçut un fils fait de pierre diorite. Ce qui s'accorde avec la cosmogonie phénicienne où l'un des fils du Ciel et de la Terre est appelé Baitylos : baitylos est un mot grec signifiant météorite et nous savons qu'il s'employait pour désigner la pierre avalée par Cronos 1 3 . On peut en déduire que ce détail provient du culte, anatolien ou syrien, d'un fétiche de pierre.

Il n'est pas nécessaire que nous nous arrêtions longtemps sur la fin du récit. La rencontre de Mardouk et de Tiamat et le sort du corps de celle-ci ont été décrits plus haut. Après avoir façonné et mis en place le soleil, la lune et les étoiles, le roi victorieux convoque l'assemblée et accuse Kingou de rébellion. Kingou est lié et exécuté et de son sang les dieux façonnent des êtres humains pour que ceux-ci leur offrent des sacrifices. Une fois de plus, les dieux s'assemblent et, à la suite d'un festin, confirment les pouvoirs qu'ils ont conférés à leur roi en récitant les cinquante noms qui définissent ses diverses fonctions. Le combat avec Typhée suit les mêmes lignes, à l'exception du sort qui est réservé au cadavre, tout simplement jeté dans le Tartare où il donne naissance à des vents tempestueux. Reste la création de l'homme. Sur ce point Hésiode garde le silence. Les Orphiques possédaient une tradition semblable à celle de Babylone : l'homme, disaient-ils, sortit du sang de Dyonisos lorsque les Titans l'eurent tué 14. Si Hésiode n'en dit rien c'est que les familles de la noblesse grecque prétendaient descendre des dieux; en conséquence l'origine de l'humanité n'appelait aucune autre explication. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, les Grecs restaient beaucoup plus proches de leurs origines tribales (Vol. I, pp. 499-500).

1 3 . BARNETT : « The Epie of Kumarbi and the Theogony of Hesiod », Journal of Hellenic Studies, Londres, t. 4 5 , p. 1 0 0 ; HÉSYCHIOS, passim; cf. ROSCHER : ouv. cité, t. 1 , p. 7 4 7 . 1 4 . Orphicorum fragmenta, pp. 2 1 0 - 2 3 2 .

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5. La cosmogonie d'Hésiode.

On a déjà fait remarquer que dans les deux premiers chapitres de la Genèse la création de l'humanité se répète, tout comme la séparation du ciel et de la terre dans YEnouma elish; la raison en est, dans les deux cas, que des variantes du même thème ont été combinées en un seul récit lorsque leur première signification se fut obscurcie. Pareille contradiction se présente à l'intérieur même du premier chapitre : Voici le début du récit : « Au commencement Elohim créa les cieux et la terre. La terre était déserte et vide. Il y avait des ténèbres au-dessus de l'Abîme et l'esprit d'Elohim planait au-dessus des eaux. » « Elohim dit : " Qu'il y ait de la lumière ! " et il y eut de la lumière. Elohim vit que la lumière était bonne et Elohim sépara la lumière des ténèbres 15. » Ce fut le premier jour. Le quatrième : « Elohim fit donc les deux grands luminaires, le grand luminaire pour dominer sur le jour et le petit luminaire pour dominer sur la nuit et aussi les étoiles. Elohim les plaça au firmament des cieux pour luire sur la terre, pour dominer sur le jour et sur la nuit, pour séparer la lumière des ténèbres 16. » L'explication est simple. Pour que la création puisse s'inscrire dans la semaine des sept jours il fallait supposer que le jour en tant qu'unité temporelle existait dès le commencement. La semaine de sept jours était d'origine babylonienne mais son association avec la création fut une idée hébraïque qui entendait sanctifier le Sabbat; et l'on modifia en conséquence le récit de la création. Ce ne fut d'ailleurs pas la seule modification : « Au commencement Elohim créa les cieux et la terre. » C'était le premier jour. Le second, « il créa le firmament » et « appela le firmament Cieux », et le troisième jour il fit apparaître la terre sèche et « l'appela Terre ». Nous avons là une autre répétition, et, cette fois-ci encore, c'est le premier des deux passages qui a été ajouté. Dans la tradition primitive, il n'y avait rien d'autre au commencement que le « vide », le « désert » et les « ténèbres ». Cette masse amorphe était ensuite séparée par « l'esprit d'Elohim » — c'est-à-dire le vent — en deux parties, le ciel et la terre. La séparation du ciel et de la terre fut le premier événement.

15. Bible : Genèse, verset 1 (N.d.T.). 16. Ibid. (N.d.T.).

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En Grèce, les Orphiques ont conservé intacte la tradition primitive : « Orphée contait par ses chants comment le ciel, la terre et la mer, qui jadis ne faisaient qu'un, avaient été séparés par la violence; comment les étoiles, la lune et la course du soleil sont un signe éternel dans le ciel; et comment se sont formées les montagnes, et les cours d'eau jaseurs avec leurs nymphes, et toutes les créatures qui rampent 1 7 . »

Ce passage date de la période hellénique, mais la tradition est beaucoup plus vieille, comme nous l'apprennent ces lignes d'Euripide : « L'histoire n'est pas de moi — je la tiens de ma mère : Le Ciel et la Terre jadis ne formaient qu'un et une fois séparés l'un de l'autre ils ont donné naissance à toutes choses et les ont amenées à la lumière : arbres, créatures ailées, monstres marins et l'homme 1 8 . » On imaginait aussi cet événement comme la séparation d'un œuf en deux moitiés. Ce symbole joue un grand rôle dans la littérature orphique et se rencontre aussi dans les Oupanishads : « Au commencement il n'était pas; il vint à l'existence, il grandit; se transforma en œuf; l'œuf fut couvé un an; l'œuf s'ouvrit; une moitié était d'argent, l'autre d'or; la moitié d'argent devint notre terre, celle d'or le ciel... Et ce qui en naquit fut Aditya, le soleil 1 9 . »

L'idée que le monde est un œuf ne se trouve pas, sauf erreur, dans la littérature babylonienne mais on sait qu'un œuf cosmique figurait dans le rituel égyptien 2 0 . On a aussi suggéré qu'un vestige de la même croyance subsistait dans la Genèse; car dans la phrase « l'esprit d'Elohim planait au-dessus des eaux », le sens du texte hébreu est plutôt couvait, car la formule s'emploie pour l'incubation d'un œuf 2 1 . Nous pouvons maintenant aborder l'introduction de la Théogonie d'Hésiode. Voici le texte : « Le premier, Chaos vint à l'existence, puis Terre au large sein, assise éternelle de toute chose, et Amour (Eros), le plus beau d'entre les dieux immortels, qui amollit les membres et dompte la sagesse et la volonté, des dieux comme des mortels. De Chaos naquirent Ténèbres et Nuit noire et puis de Nuit, Ciel et Jour qu'elle

1 7 . A . R . 1. 4 9 6 . 1 8 . EURIPIDE, fragment 4 8 4 . 1 9 . Chandogya Oupanishad 3 . 9 1 . 2 0 . LEFEBVRE : « L'Œuf divin d'Hermopolis » in Annales du service des Antiquités, t. 2 3 , p. 65; LANGE : « Magical Papyrus Harris » Danske Videnskabernes Selskab, Hist. Fil. Med., 1 9 2 7 , t. 1 4 , p. 1 8 . 2 1 . SKINNER : Critical and Exegetical Commentary on Génesis, p. 1 8 , 2' éd., Edimbourg, 1 9 3 0 .

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conçut et mit au monde après s'être accouplée avec Ténèbres. Et Terre enfanta d'abord Ciel étoile, égal à elle-même, qu'il puisse la couvrir complètement et être le séjour éternel des dieux bienheureux, et puis les hautes Montagnes, plaisantes retraites des Nymphes qui vivent dans les vallées des montagnes, et les flots furieux, l'Océan — tous ceux-là elle les mit au monde sans rapports sexuels. Ensuite elle s'accoupla avec Ciel et engendra... 2 2 . » Suivent les noms des Titans et des autres enfants qu'elle eut du Ciel, comme décrit plus haut. Cette façon d'expliquer le monde est beaucoup plus composite que le récit qui va suivre. D'une part, Chaos et Ténèbres sont des abstractions impersonnelles; d'autre part, les montagnes et la mer sont des réalités naturelles. La Terre est décrite tout à la fois comme ayant « un large sein » et comme étant « l'assise sûre de toute chose ». La première formule est mythique, la seconde est rationnelle, puisqu'il faut indubitablement la rattacher à la croyance, adoptée par Thaïes, que la terre est une sorte de disque ou de tambour en bois qui flotte sur les eaux. De même, lorsqu'on nous dit qu'elle donne naissance au « Ciel étoile, égal à elle-même, qu'il puisse la couvrir complètement », il y a là une allusion à la conception traditionnelle, probablement orphique, de la « Nuit à la robe étoilée » : ce qui veut dire qu'on tenait le ciel, la nuit, pour une robe semée d'étoiles qui envelopperait la terre 2 3 . Toutefois le noyau primitif peut toujours se reconnaître si l'on compare ce passage à d'autres variantes grecques du même thème. La plus importante est la cosmogonie orphique que parodie Aristophane : « Au commencement il y eut le Chaos et la Nuit, les sombres ténèbres et le large Tartare, mais ni terre ni air ni ciel; et dans le sein sans limites des ténèbres la Nuit aux ailes noires a pondu l'œuf du vent, de qui au cours du cycle des saisons sortit, comme un tourbillon de vent, l'Amour tant attendu, ses ailes d'or resplendissant sur son dos 2 4 . »

L'amour est ici le moteur initial (eros « l'amour », eroe « le

2 2 . HÉSIODE : Théogonie, v. 1 1 6 - 1 3 3 . 2 3 . ESCHYLE : Prométhêe enchaîné, v. 2 4 (Ed. P . Mazon, éd. Budé, Les Belles Lettres); EURIPIDE, 1 0 , v. 1 1 5 0 ; Alexis 8 9 ; (éd. A . Merneke, Comicorum graecorum fragmenta, 1 8 3 9 - 1 8 5 7 ) ; NONNUS DE PANAPOLIS : Dionysiaques, livre 2 , v. 1 6 5 - 1 6 6 ; livre 1 6 , v. 1 2 4 ; LOBECK : Aglaopha-mus Kônisberg, 1 8 2 5 , pp. 3 7 9 - 3 8 0 , p. 5 5 1 . 2 4 . ARISTOPHANE : Les Oiseaux, v. 6 9 2 - 6 9 7 (voir éd. Budé, Les Belles Lettres, 1 9 6 4 ) .

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mouvement ») qui sépare l'œuf de force et amorce par là le processus de différenciation. Et ses ailes resplendissent car désormais la lumière existe. Nous sommes très proches du mythe. Au commencement le ciel et la terre sont un; puis leur progéniture, le vent, les sépare de force, créant ainsi la lumière. Et il n'est pas absolument contradictoire que l'Amour qui au commencement sert à séparer les choses, devienne par la suite la force qui les réunit; car, après la division initiale, l'impulsion qui la produisit se divise elle-même en deux tendances : l'une qui rapproche les choses (Amour) et l'autre qui les éloigne (Conflit). En commençant par le Chaos, Aristophane suit Hésiode. Mais, selon la remarque de Cornford, chaos en grec n'avait pas la signification que nous donnons à ce mot mais signifiait plutôt « abîme », « gouffre » et cet auteur poursuit : « Or, si la cosmogonie commence par la constitution d'un gouffre béant entre le Ciel et la Terre, cela veut sûrement dire qu'auparavant, selon la formule d'Euripide, " le Ciel et la Terre ne formaient qu'un " et la première chose à se produire fut " leur séparation ". Hésiode ne peut guère avoir voulu dire autre chose 2 5 . » Ce n'est pas Hésiode qui veut suggérer cela mais ses prédécesseurs. L'interprétation d'Hésiode est confuse et il n'est pas difficile d'en trouver la raison. Dans la suite du récit, le Ciel et la Terre sont présentés de façon anthropomorphique comme des êtres humains, un couple d'époux querelleurs. Cette image n'est pas compatible avec l'idée qu'ils sont un à l'origine. En conséquence, cette idée est rejetée et l'on nous dit à la place que le Ciel naquit de la Terre, qui était dans la tradition grecque « la mère de toute chose 2 6 ». Ce premier enfant n'avait pas de père mais cela ne créait aucune difficulté car l'idée de telles naissances virginales était familière aux Grecs comme à d'autres peuples primitifs (Vol. I, p. 287). Le résultat de ces modifications c'est que l'Amour, la force qui divise, et Chaos, le gouffre créé entre les deux éléments, se trouvent privés de leur rôle dans la suite des événements. Leurs noms sont cités par respect de la tradition mais ils ne servent plus à rien. Ces anomalies une fois expliquées, nous n'avons aucun mal à réconcilier la version d'Hésiode avec la forme primitive du mythe. Il y avait au commencement une matière originelle, semblable à un œuf; puis quelque chose se mit à bouger à l'intérieur si bien qu'elle éclata en deux, terre et ciel; entre

2 5 . CORNFORD : ouv. cité, p. 1 9 5 . 2 6 . ESCHYLE : Prométhée enchaîné, v. 9 0 (voir trad. P. Mazon, éd. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1 9 6 3 ) .

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eux la lumière fut créée. Plus tard le soleil, la lune et les étoiles se formèrent dans le ciel, créant le jour et la nuit; puis sur terre les montagnes se soulevèrent, et la terre sèche émergea de la mer. Il reste encore un point qu'il nous faut expliquer. On se souvient que, dans le récit qui suit l'introduction, le Ciel cache ses enfants dans le sein de la Terre, qui gémit car elle étouffe; et nous avons reconnu là une allusion à l'unité originelle du couple, bien que dans le récit d'Hésiode ce ne soit plus compris. Plus tard, lorsque Cronos a tendu son embuscade, « le Ciel vint, amenant la nuit, tout avide d'amour et recouvrit la Terre tout entière et se coucha sur elle 27 ». L'implication est claire. Pendant le jour, Ciel et Terre sont séparés et il y a par conséquent de la lumière; mais lorsque tombe la nuit, ils se rejoignent et la lumière s'éteint. La réunion du couple divisé est donc ici utilisée pour expliquer l'alternance du jour et de la nuit. Ailleurs elle sert pour le cycle annuel de l'été et de l'hiver, le Ciel étant le progéniteur par qui la Terre conçoit et porte fruit, comme dans ces lignes qu'Eschyle met dans la bouche d'Aphrodite : « Le ciel pur avide d'amour aspire à blesser la Terre, Et la Terre, elle aussi aspire amoureusement à s'unir, Jusqu'à ce que du mari céleste les averses tombent Sur l'épousée, qui met au jour pour l'humanité Le bétail qui paît et le blé de Déméter, Sa précieuse humidité faisant mûrir les fruits Jusqu'à leur plénitude d'Automne. A tout cela je prends

part 28. » Eschyle fait probablement allusion aux Mystères d'Eleusis, au cours desquels, lors d'une cérémonie, les initiés levaient au ciel les yeux et criaient « Pluie ! » et puis abaissaient les yeux sur la terre et criaient : « fructifie ! » 29. On comprend maintenant pour quelles raisons Hésiode donne tant d'importance à la nais-naisance d'Aphrodite : la déesse qui naît de la séparation du Ciel et de la Terre incarne la force qui va les réunir. Ce thème n'a aucun équivalent dans YEnouma elish. L'amour dans ce poème ne joue aucun rôle, bien que la fête où on le récitait comprît un mariage sacré. Compte tenu des affinités phéniciennes d'Eros et d'Aphrodite, nous sommes conduits à supposer pour cet élément de la tradition d'Hésiode une ori-

27. HÉSIODE : Théogonie, v. 176-178. 28. ESCHYLE : fragment 44. 29. PROCLUS : Commentaire de Platon, Timée, 293 c; SAINT HIPPOLYTE : Réfutation de toutes les hérésies, livre 5, § 7.

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gine phénicienne. L'hypothèse se trouve confirmée par le fait que dans la cosmogonie phénicienne que rapporte Philon de Byblos, le commencement est décrit comme un sombre chaos où soufflent des vents, qui s'anime lui-même et dont l'agitation crée Désir (Pothos) dont la progéniture est Mot 3 0 . H est admis que la cosmogonie de Philon est une compilation tardive, mais elle contient quelques éléments dont l'ancienneté est indubitable et l'un d'eux est le dieu Mot, dont on trouve le nom dans les textes cunéiformes qui viennent d'Ougarit 3 1 .

6. La séparation de la société et de la nature. Nous pouvons maintenant résumer nos conclusions. Les cosmogonies babylonienne, grecque, hébraïque sont le produit accumulé d'une longue époque dans l'évolution de la pensée, du stade inférieur de l'état sauvage aux stades supérieurs de la barbarie. Leur noyau est un mythe simple dans lequel la structure de la société se trouve projetée sur la nature. Le monde extérieur pour le sauvage primitif est inséparable de ses relations sociales, grâce auxquelles il en a pris conscience. De même que sa qualité de membre de la tribu est la seule conception de son existence personnelle dont il soit capable, de même le monde de la nature est inextricablement mêlé aux relations tribales auxquelles tout son être participe. Nature et société ne font qu'un. Donc, sous sa forme la plus primitive, le mythe de la séparation du ciel et de la terre est la simple projection de l'organisation fondamentale de la tribu. Avec les progrès accomplis de l'état sauvage à la barbarie et plus encore avec la naissance et le développement de la royauté, qui a pour fonction de perpétuer l'unité idéologique de la société tribale après la disparition de sa base économique, le mythe cesse d'être intelligible sous sa forme primitive et il reçoit une nouvelle interprétation. Dans YEnouma elish trois versions de ce mythe sont combinées en un seul récit. La plus ancienne se trouve dans le passage où les dieux nouveau-nés créent une perturbation en dansant dans le ventre de leur mère; mais le sens n'en est plus compris désormais. Lors du combat entre Mardouk et Tiamat l'idée de la séparation joue toujours un grand rôle, maintenue qu'elle était par le rituel dont le poème faisait partie, mais elle a été adaptée, comme le rituel, de façon â présenter le roi comme un dieu créateur victorieux et tout-puissant, dont le pouvoir est absolu sur le

3 0 . PHILON DE BYBLOS, 2 .

3 1 . SCHAEFFER : ouv. cité, pp. 6 9 - 7 5 .

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sort de son peuple. En conséquence, afin de créer un décor pour cet épisode, qui est le cœur du poème, on a ajouté en introduction une généalogie sommaire des couples divins qui représentent la formation de l'univers naturel. Sur le plan intellectuel c'est de toutes les parties du poème la plus avancée sans dépasser pourtant les cadres de la pensée primitive, l'évolution du monde s'exprimant en termes de reproduction sexuelle. La Théogonie et la Genèse se distinguent de YEnouma elish en ce qu'elles sont complètement détachées du rituel. De plus, dans leur forme actuelle elles datent d'une époque où la royauté — moins forte toujours en Grèce et en Judée qu'elle ne l'avait été à Babylone — a disparu. Chez elles donc le mythe primitif est le siège d'une transformation. Dans la Théogonie, le combat de Zeus et de Typhée a perdu tout contact avec la création; parallèlement la querelle entre le Ciel et la Terre est décrite sans aucune compréhension de la signification cosmique qu'elle avait à l'origine. Ce ne sont plus guère que des légendes populaires. L'introduction conserve l'idée d'une reproduction sexuelle mais seulement de façon superficielle. La plupart des divinités concernées ne sont pas à proprement parler des divinités mais des noms donnés à des phénomènes naturels. Les caractéristiques de l'univers naturel commencent à être reconnues pour ce qu'elles sont en elles-mêmes. A ce point, donc, nous voyons surgir un nouveau mode de pensée, première étape vers la connaissance scientifique du monde. D'un point de vue historique, le premier chapitre de la Genèse est encore plus avancé. D'une part, les différents aspects de l'univers sont complètement objectivés et conçus comme phénomènes naturels extérieurs à l'homme; leur évolution est décrite comme un processus matériel. D'autre part, ce processus n'est pas naturel mais artificiel; c'est l'ouvrage d'un être supérieur qui parle, voit, travaille et se repose de ses efforts, tout comme un homme. La subjectivité à peine bannie du monde réel se réaffirme sur le mode fantastique par l'idée du dieu. Ce dieu hébreu qui créa le monde en sept jours ne fait en aucune manière partie de la nature, comme en faisaient partie les dieux de YEnouma elish et de la Théogonie, mais il est, au contraire, surnaturel. Pareille distinction est absolument étrangère à la pensée primitive. Elle reflète une différenciation entre la conscience que l'homme a de lui-même en tant qu'homme et la conscience qu'il a de la nature, ce qui naît, comme nous allons le voir, d'une différenciation correspondante de la société.

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IV l'École de Milet

1. La cosmologie ionienne.

Il est admis que Thaïes, Anaximandre et Anaximène, tous de Milet, ont jeté les bases de la philosophie européenne. Toutefois en les appelant philosophes, nous n'employons pas ce terme dans son sens habituel. Ils s'intéressaient principalement à des problèmes touchant ce que nous appellerions les sciences de la nature, et non point aux lois de la pensée qui n'étaient pas encore devenues un sujet d'étude. Le champ de leurs recherches s'étendait à toute la nature dans la mesure où ils pouvaient la connaître. Ils se distinguaient d'Hésiode ou d'autres poètes qui avaient traité de ces choses par cela que, sans nier l'existence des dieux, ils assimilaient le divin avec le mouvement, propriété qu'ils tenaient pour inhérente à la matière. Ils n'établissaient aucune distinction entre le naturel et le surnaturel. Pour cette raison on les a parfois considérés comme les premiers savants et il ne fait aucun doute que leur œuvre marque une étape sur le chemin qui conduit aux sciences de la nature. Mais cette œuvre ne repose que sur l'observation et non sur l'expérimentation. Les expériences qu'on leur attribue sont insignifiantes. C'est pour toutes ces

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raisons que nous ne lui donnons pas le nom de science mais celui de philosophie de la nature. Même de nos jours, où la cosmologie est une science, les théories qui ont cours sur l'origine et l'évolution de l'univers comportent une bonne part de spéculation. Mais si elle se trouve « libre » de tout contrôle par l'observation et l'expérience, il ne s'ensuit pas qu'une telle spéculation ne connaisse aucun contrôle. Elle est au contraire d'autant plus rigoureusement sous le contrôle de présupposés qui proviennent de la structure de la société. Il ne faut pas oublier non plus que ces présupposés jouent aussi un rôle dans l'interprétation des faits observés et le choix des expériences. Ils représentent l'élément subjectif, ou idéologique, de la science moderne; il ne peut pas s'éliminer mais seulement être contrôlé dans la mesure où il devient l'objet d'une théorie scientifique de la société l. S'il en est ainsi de la science moderne, il est clair que les spéculations cosmologiques des premiers philosophes de la nature appartiennent exclusivement au domaine de l'idéologie. Nous devons, dans ce cas, les étudier à la lumière des présupposés sociaux qu'elles reflètent. Nous découvrons alors que, s'ils continuent la tradition mythique que nous avons étudiée, on peut dire aussi en un sens qu'ils ont rompu avec elle. Ils n'ont pas rejeté la tradition pour ce qui est de son contenu mais ils ont rompu avec elle pour ce qui est de sa forme. Le contenu ancien se trouve modifié. Lorsque nous en aurons fait la démonstration, nous pourrons poser la question fondamentale : Quelles sont les causes historiques et sociales de cette transformation ? La question est fondamentale car sa réponse nous mettra en mesure de comprendre l'originalité de la civilisation grecque de l'Antiquité. VHistoire de Diodore débute par une brève explication de l'origine du monde qui est visiblement empruntée aux philo-

1. Cf. LÉNINE, Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, t. 1 4 , pp. 1 1 6 -1 1 8 . « A u point de vue du matérialisme moderne, c'est-à-dire du marxisme, les limites de l'approximation de nos connaissances à la vérité objective absolue sont historiquement relatives, mais l'existence même de cette vérité n'est pas contestable, comme il n'est pas contestable que nous en approchons... En un mot, toute idéologie est historiquement relative, mais c'est un fait absolu qu'à chaque idéologie scientifique (contrairement à ce qui se produit, par exemple, pour l'idéologie religieuse) correspond une vérité absolue, une nature absolue... La dialectique matérialiste de Marx et Engels embrasse sans contredit le relativisme, mais ne s'y ramène pas, c'est-à-dire qu'elle convient de la relativité de toutes nos connaissances non au sens de la négation de la vérité objective, mais au sens de la relativité historique des limites de l'approximation de nos connaissances à cette vérité. »

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sophes ioniens : « Dans la composition originelle de l'univers le ciel et la terre n'avaient qu'une forme, leurs natures se trouvant confondues. Plus tard, avec la séparation de ces deux corps, tout l'ordre visible en fit partie. L'air acquit la propriété du mouvement perpétuel et, puisqu'il est léger et actif de nature, sa partie flamboyante se rassembla dans les régions supérieures, avec pour conséquence que le soleil et les autres corps célestes furent entraînés dans le tourbillon général. En même temps la partie visqueuse et boueuse, la condensation des parties humides s'opérant, s'établit au fond en raison de son poids. Puis, remuées et malaxées continuellement, les parties humides formèrent la mer, tandis que les parties solides se transformaient en une terre boueuse et molle. Figée par la chaleur du soleil, la surface de la terre fermenta. Puis, en de nombreux endroits, les parties humides formèrent des tumeurs libérant des exhalaisons putrides et couvertes de fines membranes telles qu'on peut en voir sur les marais quand de l'air très chaud passe soudain sur un sol gelé. De ces tumeurs, des créatures vivantes furent produites par la chaleur... 2 »

L'origine mythique de cette théorie est évidente. Diodore n'en nomme pas l'auteur mais il est clair qu'elle vient de l'école des penseurs ioniens, et même qu'elle rappelle Anaximandre lui-même.

2. Thaïes et Anaximandre.

D'après Aristote, les premiers philosophes grecs avaient pour but la découverte « d'un principe matériel dont toute chose existante tire son être..., dans lequel finalement elle disparaît, et dont la substance survit en dépit de tous les changements de conditions 3 ». Cette opinion a été reprise par de nombreux auteurs modernes qui ont traité la question. Cornford fait la remarque suivante : « Induits en erreur par l'habitude d'Aristote de considérer que l'on trouvait chez ses prédécesseurs l'anticipation plus ou moins correcte d'une ou de plusieurs des quatre causes de son propre système (matérielle

2. DIODORE DE SICILE : Histoire, livre 1, § 7.1. 3. ARISTOTE : Métaphysique livre A (ou 1) chap. 3, 983 b 6 (voir trad. J. Tricot, éd. Vrin), Paris, 1966, t. 1, p. 27.

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- formelle - motrice - finale), les historiens de la philosophie qui nous ont précédé ont accepté l'idée que les premiers Ioniens ne s'intéressaient qu'à " des principes d'ordre matériel ", comme l'eau ou l'air. C'est ainsi qu'on a dit d'eux qu'ils se posaient la question suivante : Quelle est l'unique substance (matérielle) dont toutes les choses soient faites ? Mais si nous examinons leurs systèmes, nous constatons qu'ils répondent à cette autre question : comment un monde divers et ordonné a-t-il pu sortir de l'état de choses qui régnait primitivement 4 ? »

Cette remarque n'est que partiellement valable. Il est exact qu'Aristote fut dans une certaine mesure entraîné par la tendance, fréquente chez les philosophes, à découvrir dans l'œuvre des prédécesseurs l'anticipation de conclusions personnelles. Pourtant, lorsque nous étudions l'évolution de la philosophie ionienne, nous remarquons qu'il se produit avec l'école de Milet un subtil déplacement du centre d'intérêt et que l'on y passe de la question : comment cela est-il venu à l'existence ? à l'autre question : de quoi cela est-il fait ? Présenté tout d'abord comme une genèse, le monde tel qu'ils le conçoivent devient peu à peu un système autorégulateur. Le changement est d'importance. Il montre que l'œuvre de ces philosophes, qui ont révolutionné la forme de la pensée primitive, contient aussi le germe d'un contenu nouveau. De même, il est exact qu'ils ne considéraient pas de manière explicite leur premier principe comme un principe matériel, car pour eux il n'existait pas de distinction entre le matériel et le non-matériel. Mais il est significatif qu'Aristote, idéaliste s'opposant consciemment aux matérialistes de son époque, les décrive de cette manière. Ils étaient des matérialistes primitifs. Sur Thaïes nous ne savons que peu de choses. Il passe pour s'être occupé d'astronomie, de géométrie, de technique, de spéculation commerciale aussi bien que philosophique. Il enseignait que le monde que nous connaissons était sorti d'un état de choses originel où il n'y avait que de l'eau, et que la terre flottait sur l'eau. Ce qui correspond à la conception traditionnelle « des eaux qui se trouvent sous la terre », Yapsou de Babylone.

Anaximandre fit une carte du monde et écrivit un ouvrage de cosmologie dont quelques fragments ont survécu. Ces fragments, ajoutés à ce que nous apprennent sur ses idées Aristote et d'autres auteurs, nous permettent de nous faire une idée

4. CORNFORD : ouv. cité, p. 159; cf. CHERNISS : Aristotle's Criticism of Presocratic Philosophy, Baltimore, 1935, p. 348.

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générale de son système, bien que de nombreux détails nous échappent. Le commencement des choses est défini comme « l'illimité », qui est « immortel et indestructible », c'est-à-dire doté de mouvement et par là divin. Conséquence de ce mouvement : les contraires (le chaud, le sec, l'humide et le froid) se sont séparés de la façon suivante. Une partie de l'illimité, gros de ces contraires, se sépare du reste et il surgit en elle le chaud et le froid. Le chaud se déplace vers l'extérieur où il forme une sphère de feu. Le froid se déplace vers l'intérieur et se sépare en terre et en air, la terre se trouvant au centre, entourée d'air. Puis, sur terre, l'humide et le sec sont séparés par la chaleur qui vient de la sphère de feu. Inversement le froid brise la sphère de feu en plusieurs cercles distincts, entourés d'air, mais possédant de nombreuses ouvertures. Ces ouvertures, par lesquelles est visible le feu, ce sont le soleil, la lune, les étoiles. Ainsi l'univers se compose de feu, d'air, de mer et de terre, qui correspondent aux deux couples de contraires : le chaud et le froid, l'humide et le sec. Enfin, il est probable, mais pas certain, qu'Anaximandre pensait que les créatures vivantes étaient sorties de l'humidité de la terre que le soleil faisait évaporer.

A la base de cette théorie se trouvent trois présupposés : l'origine unique, le mouvement perpétuel et la lutte des contraires, tous trois provenant, comme nous l'avons vu, de la pensée primitive et n'étant à l'origine rien d'autre que la projection de la structure tribale. Comme pour mettre les points sur les i, Anaximandre lui-même, dans la seule phrase complète de ses écrits qui nous soit parvenue, dit de l'illimité : « C'est en sortant de lui que les choses viennent à l'existence, et c'est en lui qu'elles disparaissent selon la nécessité; car elles se rendent réparation pour leurs méfaits réciproques selon l'ordre du temps 5. » La formule que j'ai traduite par « rendre réparation » (diken kai tisin didônai) s'applique au sens propre au règlement des litiges entre clans rivaux (Vol. I, p., 134). Contre cette interprétation on a fait valoir que nous n'avons pas le droit de tirer un tel parti de ce qui n'est après tout qu'une métaphore, bien naturelle et, à vrai dire, indispensable à une époque où n'existait pas de terminologie scientifique. C'est une erreur, toutefois, de supposer que la terminologie scientifique est pure de toute métaphore. Le terme de « loi de

5. ANAXIMANDRE : fragment A . 9 (éd. Diels Kranz).

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la nature », pour prendre un exemple, est une métaphore empruntée aux rapports sociaux et la recherche de ses origines montrerait qu'elle plonge dans l'idéologie féodale des racines tout aussi profondes que celle d'Anaximandre dans l'idéologie tribale. La vérité c'est que chez l'homme la conscience du monde extérieur s'est formée grâce au progrès des rapports sociaux dans l'activité productive, et que, de même, son langage, par lequel cette conscience acquiert une forme matérielle communicable à d'autres, reflète nécessairement son origine sociale.

Derrière cette objection se découvre l'ignorance complète des empiristes bourgeois touchant leurs propres rapports sociaux, qui conditionnent leur pensée. Ils s'imaginent que l'individu peut connaître le monde par un acte « pur » d'appréhension immédiate, indépendamment de la société, et que si la société intervient, ce ne peut être qu'un obstacle s'opposant à la connaissance. Il est vrai que dans les conditions d'une société de classe le progrès de la connaissance peut effectivement se trouver bloqué de cette manière, comme ce fut le cas en Babylonie et en Egypte. Mais dans la société qui ne connaît pas encore de classes, il n'y a pas de tel obstacle mais seulement des limites qu'imposent le bas niveau des forces productives et la simplicité correspondante des rapports sociaux. La grandeur des philosophes de Milet c'est précisément d'avoir exprimé sous une forme nouvelle, abstraite et objective, les vérités essentielles qui s'étaient imposées à la conscience de l'homme primitif mais qui n'avaient jusque-là trouvé expression que sous la forme concrète et subjective du mythe.

C'est dans cette optique qu'il nous faut juger de la valeur des trois postulats qu'Anaximandre emprunte à la pensée primitive et dont il fait le fondement de sa cosmologie. Tout a une même origine; autrement dit, l'univers a évolué a partir d'une masse indifférenciée unique. Cette vérité fut rejetée par les philosophes grecs qui suivirent et ne fut réaffirmée qu'à l'époque capitaliste moderne, où elle reçut un fondement scientifique : « Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle — une fois donné le fameux choc initial — en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d'une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu'étant donné qu'il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour 6 . »

6. ENGELS : Anti-Duhring, Editions sociales, 1971, p. 52.

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Comme nous le verrons, Anaximandre avait tiré la même conclusion. De même, toute chose est en perpétuel mouvement. Sur ce point Cornford écrit : « Si nous voulons comprendre les philosophes du vi* siècle, il nous faut libérer notre esprit de la conception atomiste d'une matière sans vie soumise à un mouvement mécanique ainsi que du dualisme cartésien de la matière et de l'esprit. Il nous faut revenir à l'époque où le mouvement était le symbole incontesté de la vie et où il n'était nul besoin de chercher ailleurs une « cause motrice ». La matière ou le corps n'exigent une cause motrice que lorsqu'on les a vidés de leur propre vie interne 1. » Là encore la position d'Anaximandre est fondamentalement celle de la science moderne. « Le mouvement est le mode d'existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n'y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l'espace de l'univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l'univers participe à chaque instant donné à l'une ou l'autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n'a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée 8 . » On ne devait retrouver cette vérité qu'après une longue lutte opiniâtre menée contre la classe dirigeante de la société féodale, qui était bien décidée à l'anéantir. E pur si muove. Enfin, le mouvement c'est la lutte des contraires. Les penseurs bourgeois ont accepté ce principe dans les sciences de la nature mais l'ont rejeté, depuis quelque temps du moins, dans l'étude de la société, à cause de ses implications évidentes : « L'identité des contraires... c'est la reconnaissance (la découverte) des tendances opposées, contradictoires, ^excluant mutuellement, dans tous les phénomènes et processus de la nature (y compris l'esprit et la société). La condition d'une connaissance de tous les processus du monde dans leur " autodynamique ", dans leur développement spontané, dans leur vie vivante est leur connaissance en tant qu'unité des contraires. Le développement est une " lutte " des contraires 9 . »

7 . CORNFORD : ouv. cité, pp. 1 7 9 - 1 8 0 . 8 . ENGELS : ouv. cité, p. 9 0 . 9 . LÉNINE : « Sur la question de la dialectique » in Cahiers philosophiques, Œuvres, t. 3 8 , p. 3 4 3 .

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Les spécialistes de l'Antiquité ont souvent débattu avec leurs collègues scientifiques le problème de savoir dans quelle mesure les philosophes grecs méritent l'honneur d'avoir anticipé les découvertes de la science moderne. Le débat reste souvent sans conclusion parce que la question est mal posée. Il n'est pas vrai que les Grecs de l'Antiquité aient anticipé les résultats de la science moderne; ce sont les savants modernes qui ont réussi à réaffirmer certaines vérités fondamentales mais oubliées et à leur donner la base solide d'une démonstration expérimentale 10. Les premiers philosophes grecs n'étaient pas éloignés des débuts de la société de classes. Les savants bourgeois modernes ne sont pas éloignés de sa fin. Dans l'œuvre d'Anaximandre, les mythes cosmogoniques du communisme primitif sont en train d'être transformés par la « raison pure » de la nouvelle classe dirigeante, mais leur contenu dialectique reste intact. Dans l'œuvre de Kant et plus encore dans celle d'Hegel, le nouveau contenu dialectique, infiniment plus riche que l'ancien, est sur le point de briser les entraves que lui impose la « raison pure » de la société bourgeoise. La dialectique primitive de ces premiers matérialistes grecs est au matérialisme dialectique d'aujourd'hui ce que le communisme primitif est au communisme moderne.

Anaximandre considérait la lutte des contraires comme un processus au cours duquel les contraires s'éliminent périodiquement et perdent ainsi leur identité propre en se trouvant réabsorbés dans cette forme indifférenciée de matière dont ils sont sortis. C'est ce qu'il veut dire lorsqu'il écrit qu'ils « se rendent réparation de leurs méfaits réciproques selon l'ordre du temps ». L'univers est perpétuellement en mouvement, sous la forme d'une série de mouvements cycliques, le chaud et le froid, l'humide et le sec l'emportant à tour de rôle et produisant ainsi l'été et l'hiver, le printemps et l'automne pour ce qui est du cycle de l'année. Toute cette théorie ressemble à la doctrine chinoise du yin et du yang, dont le mouvement contradictoire détermine la succession des saisons. Et tout comme les philosophes chinois croyaient en un cycle de cinq dynasties, qui correspondaient à leurs cinq éléments, de même Anaximandre affirmait que l'univers était périodiquement réabsorbé dans l'illimité pour être ensuite recréé comme il l'était avant. C'est ce qu'il voulait dire en qualifiant l'illimité « d'immortel et d'indestructible ».

10. ENGELS : « Ludwig Feuerbach » in Etudes philosophiques, Editions sociales 1968, p. 68.

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Si nous poursuivons la comparaison avec la cosmologie chinoise, nous remarquons une différence significative. D'une part, les philosophes chinois ont donné à la lutte des contraires une formulation abstraite, le yin et le yang. Ce progrès est lié à la royauté, à qui l'on attribue le pouvoir de régulariser leur conflit. Dans le système d'Anaximandre les contraires ne sont conçus que dans leurs manifestations concrètes, chaud et froid, humide et sec, et l'on n'en fait pas des qualités mais des choses. D'autre part, ce n'est que chez Anaximandre que l'on trouve le principe de la dissolution périodique appliqué à l'ensemble de l'univers. Nous avons déjà rencontré ce principe dans la cosmologie aztèque (p. 60) mais dans la Chine de l'Antiquité il n'y a pas de cycle cosmique mais seulement un cycle dynastique (pp. 71-72). Là encore peut se voir, l'influence de la royauté qui, en Chine comme en Egypte, entendait être un trait permanent de l'ordre de la nature.

Or, si le monde d'Anaximandre est entraîné dans ce cycle éternel de naissance et de disparition, Aristote a raison de définir son « commencement » comme « ce dont toute chose existante tire son être, en quoi finalement elle disparaît et dont la substance survit en dépit de tous les changements de conditions ». Concevoir le changement comme un processus cyclique implique que ce qui subit ce changement revient régulièrement à son état initial et qu'il reste donc, dans cette mesure, inchangé. Le germe de cette idée, nous l'avons vu, se trouve dans le cycle socialement organisé des saisons. Comme Cornford le remarque, il était traditionnel dans la pensée grecque de représenter le mouvement perpétuel sous forme circulaire, le cercle étant « sans limite », c'est-à-dire n'ayant ni début ni fin. Néanmoins sous la forme qu'Anaximandre lui donne, l'idée était neuve. Elle contenait en outre une contradiction interne, germe d'un développement futur. Si le monde passe par un cycle de changements éternellement répétés, alors, pouvait-on soutenir, chaque « commencement » est aussi une « fin »; il n'y a pas de « commencement » absolu, donc pas d'évolution. Cet aspect du système d'Anaximandre allait être développé par quelques-uns de ses successeurs, notamment par Heraclite et Parménide, de façon telle que l'on refusa la prémisse primitive d'une origine commune et d'une évolution dans le temps.

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3. Anaximène.

Anaximène, le dernier penseur original de l'école de Milet, choisit pour son « commencement » non pas l'eau ni l'illimité mais l'air, dans lequel il inclut la brume et l'obscurité. Il enseignait que le monde tel que nous le connaissons s'était formé par raréfaction et condensation de cette substance originelle. Par raréfaction l'air donnait le feu, par condensation l'eau et la terre. Il disait : « Tout comme l'âme, faite d'air, assure notre cohésion, de même le souffle ou l'air entoure tout l'univers. » On rapporte aussi qu'il liait la raréfaction à la chaleur et la condensation au froid. Il semble donc qu'à la place de la rotation d'Anaximandre, de son « tourbillon », Anaximène postulait un double mouvement comme pour la respiration, l'un condensant l'air en eau et en terre, l'autre le raréfiant en feu.

En choisissant l'un des quatre éléments pour sa substance originelle, Anaximène revenait à la position de Thaïes et l'on a parfois suggéré que c'était là un pas en arrière. En un sens c'est exact. La transition de la pensée primitive à la pensée civilisée s'accomplit dialectiquement, chaque pas en avant y est aussi un pas en arrière. Pour le moment, il suffit de noter qu'en faisant ce pas Anaximène avançait dans la direction générale que la philosophie grecque allait emprunter. Thaïes, pour autant que nous le sachions, n'essaya pas d'expliquer par quel processus sa substance originelle était devenue le monde que nous connaissons. Ce problème fut la préoccupation principale d'Anaximandre. Partant de l'existence des quatre éléments, il reconnut qu'ils étaient quantitativement différents, les uns plus lourds, les autres plus légers, et se servit de cette différence pour expliquer leur distribution dans l'espace. L'humide et le froid étaient attirés vers le centre. Le sec et le chaud remontaient en flottant jusqu'à la circonférence. Le résultat, pourtant, était un changement qualitatif : l'humidité et le froid se transformaient en eau et en terre, le sec et le chaud se transformaient en air et en feu. Un changement quantitatif donnait un changement qualitatif. Bien sûr, Anaximandre ne conçut pas, ne pouvait pas concevoir, la chose en ces termes. Mais c'est la conception qu'il s'efforçait d'approcher lorsqu'il avançait l'hypothèse de l'illimité. Anaximène, lui, explique l'aspect qualitatif du processus en le réduisant à une expression quantitative. Les différentes parties de l'univers ne sont pas faites de choses différentes,

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mais diffèrent entre elles simplement parce qu'elles contiennent une plus ou moins grande quantité de la même chose. Par là, il sape la dernière des trois prémisses primitives, car s'il n'y a pas de différences qualitatives, il ne peut y avoir lutte des contraires. Cette conclusion ne fut pas tirée immédiatement. Pythagore comme Heraclite s'efforceront de combiner la lutte des contraires d'Anaximandre et le principe de la différenciation qualitative d'Anaximène, mais l'un et l'autre systèmes partagent cette contradiction interne, dont Parménide devait se saisir, qui niait l'origine, le mouvement et le changement, rompant ainsi complètement avec les notions primitives et engageant la spéculation philosophique dans une voie entièrement nouvelle, qui correspondait aux progrès nouveaux des rapports de production.

4. Burnet et Cornford.

C'est le grand apport de Cornford d'avoir montré que YEnouma elish, la Théogonie d'Hésiode et la première philosophie grecque sont autant d'étapes d'une évolution continue dans l'histoire de la pensée. Et jusqu'ici notre exposé a suivi de près le sien sur cette question. Mais voici qu'il nous faut prendre congé de notre guide et cela nous oblige à examiner pour quelles raisons il ne put pousser plus loin son analyse. De ses livres sur la philosophie grecque, tous, sauf le premier et le dernier, sont consacrés à l'étude de Platon. Toutefois, bien loin d'être présenté comme une étape ultérieure d'une même évolution, le platonisme semble en être séparé par un infranchissable fossé. Dans les dernières années de sa vie Cornford abandonna Platon pour reprendre son enquête sur les origines de la philosophie, les cherchant, comme avant, dans le mouvement de la société. A lire la conclusion de son Principium Sapientiœ, qu'il laissa inachevé, il est clair qu'il entendait élargir le champ de ses recherches jusqu'à la philosophie indienne et chinoise, mais sans y inclure le platonisme pourtant plus proche. Par là ses travaux sur la philosophie ressemblent à ceux de son contemporain Chadwick sur la poésie. C'étaient tous deux de grands savants qui ont remarquablement éclairé la préhistoire de leur sujet mais laissé dans l'ombre son histoire. Pourquoi donc son analyse tourne-t-elle

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court au moment même où elle promettait les résultats les plus féconds ? C'est le côté négatif de son œuvre. En l'examinant, il nous faut prendre garde à ne pas obscurcir son côté positif, qui n'est pas encore apprécié à sa juste valeur. Nous commencerons donc par comparer son œuvre et celle d'un rival dont l'influence dans les milieux universitaires fut beaucoup plus étendue. Bien que datant de 1912, le livre de Cornford, De la religion à la philosophie, n'a jamais été réédité. L'aurore de la philosophie grecque de Burnet fut publiée en 1892. Une seconde édition parut en 1908 et une troisième en 1920. Du même auteur, La philosophie grecque de Thaïes à Platon fut publié en 1914 et a connu plusieurs rééditions. On n'y trouve aucune mention de l'œuvre de Cornford. Ce livre débute par un rapide examen des influences babyloniennes et égyptiennes possibles, qui sont tenues pour négligeables : « La vérité c'est que nous risquons beaucoup plus de sous-estimer l'originalité des Grecs que de l'exagérer 11. » La philosophie indienne est écartée parce qu'elle est inférieure et faite d'emprunts. La philosophie chinoise n'est pas mentionnée. Burnet devait réaffirmer sa position en 1920 en ces mots : « J'ai voulu montrer qu'une chose nouvelle vient au monde avec les premiers penseurs ioniens — une chose que nous appelons la science — et qu'ils montrent les premiers le chemin que l'Europe a suivi depuis, si bien que, pour reprendre une formule que j'ai employée ailleurs, c'est une définition exacte de la science de dire qu'elle est " la manière grecque de penser le monde ". C'est pourquoi la science n'existe que chez les peuples qui ont subi l'influence grecque 12. »

S'il en est ainsi, il s'agit là d'un fait d'une importance historique considérable. Comment allons-nous l'expliquer ? La réponse de Burnet à cette question c'est qu'il n'y a pas d'explication : « Jamais personne ne réussira à écrire l'histoire de la philosophie. Car les philosophies, comme les œuvres d'art, sont choses toutes personnelles. Platon pensait même qu'aucune vérité philosophique ne se pouvait communiquer par écrit, que par une sorte de contact immédiat seulement une âme pouvait transmettre le feu à une autre... Ce ne sera donc que pour autant que l'historien pourra reproduire ce contact platonicien des âmes que son travail sera valable. Dans une certaine mesure c'est possible. La foi religieuse paraît souvent capable

11. BURNET : Greek Philosophy : Thaïes to Plato, Londres, 1914, p. 9. 12. BURNET : L'aurore de la philosophie grecque, passim, Paris, 1952 (traduction Auguste Reymond).

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de briser les barrières de l'espace et du temps pour appréhender directement son objet. Mais cette foi est quelque chose de personnel et d'incommunicable et de la même façon la reconstruction du passé par l'histoire est avant tout valable pour lui-même. Ce n'est pas quelque chose qu'il puisse offrir tout fait à d'autres. Il n'y a rien de mystérieux dans cet aspect de la foi religieuse ou de l'interprétation philologique. Au contraire, c'est le propre de toute connaissance 13. » On comprend difficilement pourquoi, avec pareil postulat, l'impossibilité d'écrire l'histoire serait limitée au domaine de la philosophie et de l'art. Les espoirs, les craintes, l'amour, les haines, les attentes — bref les volontés — d'innombrables êtres humains sont aussi « choses toutes personnelles ». C'est pourtant de cela, de cet ensemble, que l'histoire est faite : « L'histoire sociale des hommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel, qu'ils en aient conscience ou non. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise 14. »

Ayant réduit « toute connaissance » au « contact platonicien des âmes », Burnet aurait fort bien pu dire qu'il s'était libéré de l'obligation de fournir des explications. Il va toutefois donner deux raisons expliquant pourquoi ce fut le peuple grec et aucun autre qui fit cet apport unique à l'histoire de l'homme : « La réussite grecque tient en premier lieu à ce qu'ils étaient des observateurs-nés. La précision anatomique de leur sculpture dans sa meilleure période le prouve, bien qu'ils n'en parlent jamais dans leur littérature, considérant apparemment que cela allait de soi... Ensuite les Grecs ont toujours essayé de donner une explication rationnelle des phénomènes qu'ils avaient observés. Leurs facultés de raisonnement étaient exceptionnelles, comme on le constate par les travaux de mathématiques qu'ils nous ont laissés 15. » Donc leur réussite tient à ce qu'ils étaient doués de facultés innées. Ils étaient « des observateurs-nés », « leurs facultés de raisonnement étaient exceptionnelles ». Que ce fût un don de Dieu — étincelle divine, peut-être — ou simplement héréditaire, on ne nous le dit pas. Dans mon livre Aeschylus and Athens, je me suis risqué à

13. BURNET : Greek Philosophy : Thaïes to Plato, Londres, 1914, p. 1. 14. MARX : « Lettre à Annenkov, 2 8 déc. 1846 », in Etudes philosophiques, p. 148. 15. BURNET : Greek Philosophy : Thaïes to Plato, Londres, 1914.

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signaler, dans un autre contexte, quelques failles dans les raisonnements de Burnet et je fus, comme il convient, admonesté pour ma témérité par un spécialiste éminent, qui écrivit : « Je ne puis terminer sans condamner les propos que le professeur Thomson se croit obligé de tenir sur quelques grands savants d'une précédente génération. Il accuse Burnet de « raisonnement peu rigoureux, qui passe avec une aisance trompeuse à côté de toutes les questions importantes » — ce qui est une absurdité pour ceux qui ont bien connu Burnet et se rappellent combien la rigoureuse logique de son esprit stimulait et terrorisait tout à la fois ses amis l f i . » Je ne puis qu'alléguer, comme circonstances atténuantes de ce crime, que ceux qui n'ont pas eu le privilège de ce « contact platonicien des âmes » n'ont d'autre choix que de juger le maître sur ses écrits et d'exprimer leur surprise de voir de pareils raisonnements s'imposer encore à des spécialistes de ces questions. Nous ne devons pas oublier cet arrière-plan lorsque nous examinons les faiblesses de la thèse de Cornford. Il commence son Principium Sapientae en affirmant, contre Burnet, qu'à l'exception de la médecine, les Grecs n'ont rien produit qui se puisse appeler science avant l'époque d'Aristote : « Le problème dont nous nous occupons ne fait pas partie du domaine de la médecine, de l'industrie ou des beaux-arts. La question est de savoir si les philosophes d'Ionie employaient couramment des méthodes d'observation, de généralisation, d'expérimentation. Ils n'appliquaient point leur ingéniosité à guérir les malades, à creuser des tunnels ou à faire des statues. Leurs problèmes n'étaient pas de ceux, d'ordre pratique, qui nous imposent quotidiennement d'aiguiser notre intelligence afin de surmonter quelque obstacle mécanique. Ces problèmes ne pouvaient se résoudre par l'expérience entendue au sens large d'essais. Et nous avons vu que les philosophes négligeaient, dans une mesure qui nous paraît vraiment étonnante, de contrôler leurs affirmations par des expériences scientifiques, c'est-à-dire qui consistent à poser à la nature des questions dont la réponse ne pouvait être prévue 17. »

Abordant ensuite l'œuvre d'Epicure, il examine « l'opinion habituelle qui veut que cette dernière expression de la philosophie ionienne de la nature soit au plus haut point scientifique » pour conclure qu' « il n'en est rien et qu'il s'agit d'une

16. Pickard-Cambridge, in Classical Review, t. 56, p. 26. 17. CORNFORD : Principium Sapientae, pp. 10-11.

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construction dogmatique qui repose sur des a priori 1 8 » . Dans la suite du livre, le même test est appliqué à Anaximandre : « Ayant maintenant esquissé un tableau du plus ancien système ionien, nous pouvons essayer d'y distinguer les éléments qui pouvaient être tirés de l'observation immédiate et ceux qui ont dû être transmis par la tradition 1 9 . » Il poursuit : « Tout lecteur est frappé par le rationalisme qui distingue ce système des cosmogonies mythiques. Il ne faut certes pas minimiser cette caractéristique... Le système de Milet place au tout début des choses des phénomènes aussi familiers et ordinaires qu'une averse. Il fait de la formation du monde un événement non plus surnaturel mais naturel. Grâce aux Ioniens et à personne d'autre, c'est devenu le postulat universel de la science moderne. Mais il reste à ajouter quelque chose en sens inverse. Si nous renonçons à l'idée que la philosophie ou la science puissent être une Athéna sortie toute faite, une discipline entièrement nouvelle qui ne vient de nulle part et tout à coup s'impose à une culture jusqu'alors sous la domination de théologiens mystiques et poètes, nous découvrons que le travail de rationalisation date d'avant la naissance de Thaïes... Et si nous étudions plus attentivement le système milésien, nous y voyons nombre d'éléments qu'il n'est pas possible d'attribuer à une déduction rationnelle qui s'appuierait sur une observation non dogmatique des faits 2 0 . »

Cette dernière idée est réaffirmée : « Ce que nous prétendons avoir établi jusqu'ici c'est que la cosmogonie ionienne, en dépit de ses apparences de rationalisme parfait, n'est pas une pure construction de l'esprit raisonnant à partir de l'observation directe du monde réel. » Après ce premier travail préparatoire, il va ensuite démontrer que les idées de base du système proviennent, par l'intermédiaire d'Hésiode, de la cosmogonie mythique de YEnouma elish, créée pour être le reflet du rituel du Nouvel An. C'est ainsi qu'est établie l'histoire de ces idées jusqu'à leur origine, qu'elles tirent d'une institution sociale conçue pour satisfaire un besoin matériel. Cette conclusion n'est pas incorrecte, dans ses propres limites, mais ne va pas jusqu'à la solution du problème. Le livre nous laisse insatisfaits. C'est ce que reflètent les dernières remarques

1 8 . CORNFORD : Principium Sapientae, p. 1 5 9 . 1 9 . Ibid., p. 1 8 7 . 2 0 . Ibid., p. 2 0 1 .

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de celui qui a procuré l'édition. Après avoir résumé quelques considérations supplémentaires tirées des manuscrits de l'auteur, Guthrie écrit : « Le danger de terminer sur ce résumé imparfait c'est qu'il puisse donner l'impression fausse que les premiers philosophes grecs (de tous les peuples de l'Antiquité c'est chez les Grecs seuls que se fait ce passage du mythe à la philosophie) n'ont fait que répéter la leçon des mythes à l'aide d'une terminologie nouvelle 21. » Le même passage s'opéra à la même époque chez les Chinois, nous l'avons vu au chapitre III, et il est déjà évident que ce parallèle ne sera vraisemblablement pas étranger à la solution du problème. Mais, cette erreur mise à part, la remarque se justifie. Cornford a bien vu que dans les systèmes d'Ionie le contenu du vieux mythe se trouve transformé par sa rationalisation. Mais s'il a décrit la transformation, il n'a pas essayé de l'expliquer. Il ne semble même pas concevoir la nécessité d'une explication. A vrai dire, il n'a jamais dépassé Durkheim.

Selon Durkheim, la structure de la pensée humaine, y compris les catégories et classes logiques, les concepts d'espace, de temps, de force et de causalité, est faite de « représentations collectives » qui sont des projections sur le monde extérieur, de structures de la société humaine. Appliquant ce principe à la pensée primitive, Durkheim et ses collègues ont rassemblé une grande quantité d'informations utiles montrant qu'il s'agit pour tous les points essentiels d'une projection ou d'un reflet du système tribal, jusque-là rien de faux. Mais si le progrès de la pensée dépend du progrès de la société, de quoi dépend le progrès de la société ? Et quel rapport la pensée civilisée entretient-elle avec la société civilisée ? Devant ces problèmes, qui ne peuvent recevoir de réponse si l'on ne reconnaît pas l'existence de la lutte de classe, Durkheim fut absolument impuissant et ne réussit qu'à embrouiller une question que Marx et Engels avaient posée si clairement dans la génération précédente. Cinquante ans plus tard, elle est plus claire et plus brûlante que jamais. Loin d'essayer de surmonter les limites de Durkheim, Cornford choisit délibérément d'y conformer son travail. Dans From Religion to Philosophy, il écrit : « A certaines étapes initiales de l'histoire de la société, la structure et le comportement du monde sont considérés comme le prolongement (la simple extension ou la simple projection) de la structure et du comportement de la société humaine 22. »

2 1 . CORNFORD : Principium Sapientae, p. 2 5 9 . 2 2 . CORNFORD : From Religion to philosophy, p. 5 5 .

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Aucune tentative n'est faite d'expliquer ce que sont ces « étapes initiales », en quoi elles se distinguent de celles qui les suivent. Par ces mots au contraire, Cornford écartait tacitement ces étapes ultérieures du champ de ses recherches. Telle était sa position en 1912 et il ne devait jamais la modifier. Dans ses dernières années, au contraire, comme il comprit que le seul autre choix était le marxisme, il s'y accrocha avec d'autant plus d'acharnement. Matérialiste à l'égard des présocratiques, il était idéaliste à l'égard des postsocratiques.

Nous pouvons comprendre maintenant pourquoi la conclusion de Principium Sapientae n'est pas satisfaisante. Au contraire de la pensée préscientifique, qui est socialement conditionnée, on tient la pensée scientifique pour une « pure construction » reposant sur une « observation immédiate » et « non dogmatique », libre de toute intervention d'idées préconçues. Existe-t-il dans la conscience humaine quelque chose qui soit « une observation immédiate », c'est-à-dire, un pur acte de perception physique qui ne soit en aucune manière conditionné par des rapports sociaux ? Toute la physiologie moderne nous enseigne que cela n'existe pas. La société devenant plus complexe, le processus du conditionnement fait de-même, mais il ne disparaît pas. En outre, même si nous acceptions l'idée qu'à une certaine étape de son développement la société par quelque mystérieuse transformation donne naissance à la pensée < pure », il nous resterait toujours à expliquer pourquoi certains penseurs n'ont pas su tirer parti de ce don qui leur tombait du ciel. On nous dit que les philosophes ioniens « firent de la formation du monde un événement non plus surnaturel mais naturel » et que * cela est devenu le postulat universel de la science moderne ». Mais s'ils furent capables de cette découverte, comment se fait-il que certains de leurs successeurs, Platon compris, l'aient rejetée pour réaffirmer les thèses théologiques sur le surnaturel ? A ces questions Cornford n'apporte pas de réponse. Son postulat de « l'observation non dogmatique » n'est pas une déduction rationnelle mais une prémisse a priori qui n'est pas moins dogmatique que celle qu'il découvrait chez Epicure et qui montre que sur la question de la lutte de classe son esprit était fermé.

Comment alors expliquer le rationalisme de la philosophie ionienne de la nature ? Voici la réponse de Farrington : « Les Milésiens n'étaient pas de simples observateurs de la nature. C'étaient des observateurs de la nature dont le regard avait été aiguisé, dont l'attention avait été attirée, dont le choix des phénomènes à observer avait été déterminé par leur fami-

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liante avec un certain ordre de techniques. La nouveauté de leur mode de pensée n'est pas négativement expliquée par leur rejet d'une intervention mystique ou surnaturelle. Ce qui est décisif, c'est le contenu positif de cette pensée. Ce contenu positif est tiré des techniques de l'époque 2 3 . » S'il en était ainsi, nous devrions nous attendre à trouver le même rationalisme chez les Sumériens et les Egyptiens de l'Antiquité qui surpassent de beaucoup les Grecs pour ce qui est de l'invention technique. Mais ce qui distingue leur mode de pensée de celui des Grecs, c'est précisément l'absence de cet élément nouveau. Les premiers philosophes grecs doivent ce qu'il y a de nouveau dans leur œuvre non à leur familiarité avec les techniques de la production, mais aux nouveaux progrès des rapports de production qui en transformant la structure de la société ont entraîné une conception nouvelle du monde.

Comme le dit Staline : « La superstructure n'est pas liée directement à la production, à l'activité productrice de l'homme Elle n'est liée à la production que de façon indirecte par l'intermédiaire de l'économie, par l'intermédiaire de la base. Aussi la superstructure ne reflète-t-elle pas les changements survenus au niveau du développement des forces productives d'une façon immédiate ni directe, mais à la suite des changements dans la base, après réfraction des changements de la production en changements de la base 2 4 . » Ce sont ces changements que nous devons maintenant étudier.

2 3 . FAMUNGTON : Greek Science, Londres, 1 9 4 4 - 1 9 4 9 , t. 1 , pp. 3 6 - 3 7 . 2 4 . STALINE : A propos du marxisme en linguistique, Ed. de la Nouvelle critique, 1 9 5 1 , p. 1 7 .

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quatrième partie les républiques nouvelles

« Thou visible god that solder'st close impossibilities, And mak'st them kiss. »

SHAKESPEARE.

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I la base économique

1. La production marchande.

Dans les dernières pages de L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Engels définit ainsi la civilisation : « La civilisation est donc le stade de développement de la société où la division du travail, l'échange qui en résulte entre les individus et la production marchande qui englobe ces deux faits, parviennent à leur plein déploiement et bouleversent toute la société antérieure 1. » Nous pouvons remarquer que cette définition est supérieure à la définition traditionnelle, courante chez les archéologues bourgeois, et selon laquelle la civilisation est « la culture des cités 2 ». Bien entendu, il est exact qu'un certain degré de développement urbain est une des caractéristiques générales de la civilisation, mais elle n'en est qu'une parmi d'autres, comme l'utilisation de l'écriture ou la division de la société en classes. Le mérite de la définition d'Engels est d'être analytique et non pas simplement descriptive. Elle considère la civilisation comme l'aboutissement d'un processus organique de transformation économique et sociale.

La division du travail implique un excédent, une production qui dépasse les besoins immédiats des producteurs. Cet accroissement de la productivité du travail est dû à de meilleurs

1. ENGELS : L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions sociales, 1972, p. 182. 2 CLARK : From Savagery to Civilisation, Londres 1946, p. 8 9 .

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outils, à une plus grande habileté, autrement dit au progrès des forces productives. Il s'accompagne de changements correspondants dans les rapports de production. La production en se spécialisant devient moins collective. Il en est de la consommation comme de la production. De cette manière, la division du travail « sape la communauté de production et d'appropriation, elle érige en règle prédominante l'appropriation individuelle et fait naître ainsi l'échange entre individus » jusqu'à ce que « peu à peu, la production marchande [devienne] la forme dominante 3 ». L'accroissement de la production marchande entraîne en premier lieu, la montée d'une nouvelle classe, les marchands. Le marchand, c'est quelqu'un qui vit non de la production mais de l'échange de ce que les autres ont produit, qu'il achète bon marché et vend cher : « L'échange de marchandises lui-même ainsi que les opérations qui le mettent en œuvre — distinctes de la production et accomplies par le non-producteur — ne sont que des moyens d'accroître non seulement la richesse, mais la richesse sous sa forme sociale générale, la valeur d'échange 4. »

En second lieu, cet accroissement tend à saper les rapports collectifs fondés sur la propriété commune des moyens de production pour les remplacer par des rapports individuels fondés sur la propriété privée : « Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l'homme et par conséquent, aliénables. Pour que l'aliénation soit réciproque il faut tout simplement que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables et, par là-même, comme personnes indépendantes. Cependant un tel rapport d'indépendance réciproque n'existe pas encore pour les membres d'une communauté primitive... 5 » « La circulation élargit la sphère de la permutation matérielle du travail social, en émancipant les producteurs des limites locales et individuelles, inséparables de l'échange immédiat de leurs produits. De l'autre côté, ce développement même donne lieu à un ensemble de rapports sociaux, indépendants des agents de la circulation, et qui échappent à leur contrôle 6. » Et, troisièmement, il crée le besoin d'une marchandise spé-

3. ENGELS : ouv. cité, p. 182. 4. M A R X : Le Capital, Editions sociales, livre 3, t. 1, p. 335. 5. M A R X : Le Capital, livre 1, t. 1, p. 98. 6. Ibid., p. 120.

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ciale, faite d'une matière uniforme et durable, qui serve de moyen d'échange et soit capable d'exprimer par elle-même la valeur de toutes les autres marchandises :

« Si l'on se souvient que les valeurs des marchandises n'ont qu'une réalité purement sociale, qu'elles ne l'acquièrent qu'en tant qu'elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans les transactions sociales, dans les rapports des marchandises les unes avec les autres. 7 »

« Comme aucune marchandise ne peut se rapporter à elle-même comme équivalent, ni faire de sa forme naturelle la forme de sa propre valeur, elle doit nécessairement prendre pour équivalent une autre marchandise dont la valeur d'usage lui sert ainsi de forme valeur 8. » « La forme générale de la valeur relative embrassant le monde des marchandises imprime à la marchandise équivalente qui en est exclue le caractère d'équivalent général 9. »

Dans l'Orient antique nous avons vu que la marchandise choisie pour jouer le rôle d'équivalent général était l'argent, dont on pesait une certaine quantité en échange d'autres marchandises, leurs valeurs relatives s'exprimant sous la forme d'une certaine quantité d'argent. C'était une forme de monnaie, mais rudimentaire, car aussi longtemps que l'on ne garantissait pas que le métal répondait à certains critères de pureté, il n'était pas débarrassé de ses différences qualitatives et ne pouvait dans cette mesure faire fonction d'équivalent général des autres marchandises, c'est-à-dire « quelque chose qui leur soit commune à toutes, et dont elles représentent une plus ou moins grande quantité ». Cette condition n'est réalisée qu'au septième siècle avant notre ère avec l'invention de la monnaie.

Enfin, avec le progrès de la production marchande et de la division entre travail manuel et travail intellectuel, s'opère la scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée : « Cette scission se maintint pendant toute la période civilisée. L'esclavage est la première forme de l'exploitation, la forme propre au monde antique; le servage lui succède au Moyen Age, le salariat dans les temps modernes. Ce sont là, les trois grandes formes de la servitude qui

7. MARX : Le Capital, livre 1, t. 1, p. 62. 8. Ibid., p. 79. 9. Ibid., p. 79.

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caractérisent les trois grandes époques de la civilisation. »

Engels donne ensuite une définition plus précise de la base économique qui correspond à l'apparition de la civilisation : « Le stade de la production marchande avec lequel commence la civilisation est caractérisé, au point de vue économique, par l'introduction : 1° de la monnaie métallique et, avec elle, du capital-argent, de l'intérêt et de l'usure; 2° des marchands en tant que classe médiatrice entre les producteurs; 3° de la propriété foncière privée et de l'hypothèque et 4° du travail des esclaves comme forme dominante de la production 1 0 . »

Etant donné que Marx et Engels meurent avant que les fouilles ne nous aient restitué l'histoire ancienne de l'Egypte et de la Mésopotamie, leur analyse doit-elle être modifiée à la lumière des découvertes ultérieures ? Deux questions se posent de ce point de vue.

Premièrement, le travail des esclaves constituait-il la forme de production dominante de l'âge de bronze ? D'après les sources dont nous disposons, il semble que si l'esclavage en Mésopotamie et en Egypte remonte aux époques les plus reculées, ce n'est qu'au premier millénaire qu'il se développe au point de dominer la production. C'est ce qu'a vu Marx lui-même, qui reconnaît que même dans l'histoire de la Grèce ou de Rome, qui pour lui se situait tout entière au premier millénaire, il y a une période où l'esclavage ne s'est pas encore « emparé sérieusement de la production H ». On peut aussi remarquer que dans « son tableau schématique du développement des forces productives », Staline passe directement de la pierre au fer sans mentionner le bronze 1 2 . On peut supposer qu'il considérait la découverte du fer

1 0 . ENGELS : L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, p. 1 8 4 .

1 1 . M A R X : Le Capital, t. 2 , p. 2 7 : « La petite culture et le métier indépendant, qui, tous deux, forment en partie la base du mode de production féodale, une fois celui-ci dissous, se maintiennent en partie à côté de l'exploitation capitaliste; ils formaient également la base économique des communautés anciennes à leur meilleure époque, après que la propriété orientale originairement indivise se fut dissoute, et avant que l'esclavage se fut emparé sérieusement de la production. » (Cf. livre 3 , t. 3 , p. 1 8 5 . ) « Cette forme de propriété de petits fermiers s'occupant de leurs propres affaires en tant que norme dominante constitue d'une part la base économique de la société à la grande époque de l'Antiquité classique, et elle est d'autre part, dans les nations modernes, une des formes qui naît de la dissolution de la propriété foncière féodale. » 1 2 . STALINE : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 2 3 .

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comme l'étape décisive dans le passage de la pierre au métal, le bronze n'étant qu'une transition.

Deuxième question : dans quelle mesure les autres traits caractéristiques de la civilisation selon la définition d'Engels existent-ils à l'âge de bronze ? Il n'est pas encore possible de donner autre chose qu'une réponse générale. Il y a un développement considérable de la production marchande, mais essentiellement dans le domaine des articles de luxe. Autrement dit, cela ne concernait qu'une partie de la plus-value que la classe dirigeante obtenait de ceux qui travaillaient la terre. Pour la grande masse de la population, les rapports de la communauté primitive s'étaient transformés en une obligation de payer un tribut, mais cela n'entraînait pas de modifications plus décisives.

Nous pouvons donc conclure qu'à l'âge de bronze les conditions définies par Engels n'avaient pas encore atteint leur complet développement. La transformation décisive de la base économique s'opéra à l'âge de fer et, en premier lieu, dans les régions qui permettaient le mieux de tirer parti des progrès nouveaux des forces productives. C'était en Grèce et en Palestine, mais surtout en Grèce. Pendant presque huit siècles, les Grecs et les Phéniciens se disputent le contrôle économique de la Méditerranée jusqu'au moment où, les Grecs ayant pris la première place, les deux peuples sont soumis par les Romains, qui détruisent la même année Corinthe et Carthage (146 avant notre ère).

D'autres traits particuliers aux Etats de l'âge de bronze confirment cette conclusion.

2. Base et superstructure à l'âge de bronze.

Voici, selon Lénine, l'une des différences entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste : « Une des distinctions essentielles entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, c'est que pour la révolution bourgeoise qui naît de la féodalité, on voit se créer progressivement au sein de l'ancien régime de nouvelles organisations économiques qui modifient, progressivement, tous les aspects de la société féodale. Une seule tâche se posait à la révolution bourgeoise :

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balayer, rejeter, détruire toutes les entraves de l'ancienne société 1 3 . » Staline reprend la même idée : « La révolution bourgeoise commence ordinairement lorsque les formes du régime capitaliste, qui ont grandi et mûri au sein de la société féodale dès avant la révolution ouvertement déclenchée, sont déjà plus ou moins prêtes, tandis que la révolution prolétarienne commence alors que les formes toutes prêtes du régime socialiste font complètement, ou à peu près complètement, défaut 1 4 . > Il s'ensuit que dans la révolution socialiste « le progrès des nouveaux rapports de production et celui des forces productives ne sont pas spontanés, comme pour le capitalisme, mais se font consciemment 1 5 » . En remontant encore plus loin, jusqu'à la période de transition de la société antique au féodalisme, il serait possible de montrer que les rapports féodaux se développèrent encore moins consciemment, plus spontanément que les rapports capitalistes dans la période suivante. Et lors de la transition du communisme primitif à la société antique le même trait s'observe encore plus nettement. Le progrès graduel et spontané des nouveaux rapports économiques a pour corollaire la survivance également longue et tenace de l'ancien ordre social et des idées qui en assurent la cohésion. Jamais attaquées ou mises en question, les institutions et les idées, qui remontent aux origines mêmes de la société, freinent beaucoup les rapports nouveaux en développement, et elles leur cèdent si lentement qu'elles laissent la communauté pratiquement ignorante du changement. C'est ce qui explique qu'en Mésopotamie et en Egypte, avec la formation de la royauté, le souvenir des institutions tribales se trouve presque entièrement effacé. Les Sumériens se distinguaient des barbares en affirmant que ceux-ci « ne savaient pas ce qu'était une cité » et « n'avaient pas de roi 1 6 ». Ils ignoraient que la cité était issue du camp tribal et que le roi descendait du chef de tribu. La transition s'était faite assez lentement pour être imperceptible et donc ce qu'ils pouvaient saisir, lorsqu'ils se comparaient aux barbares, ce n'étaient pas deux étapes successives d'un seul développement mais deux modes de vie sans aucun lien entre eux. Le peu de conscience du change-

1 3 . L É N I N E : Remarques sur la guerre et la paix, p . 4 0 3 .

1 4 . S T A L I N E : Questions du Léninisme, E d i t i o n s s o c i a l e s , 1 9 4 7 , t. 1 , p . 1 2 1 .

1 5 . G L E Z E R M A N : « B a s i s a n d Supers truc ture » i n Communist Review, 1 9 5 1 , p . 2 9 .

1 6 . H O O K B : Myth and Ritual, O x f o r d , 1 9 3 3 , p . 4 4 .

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ment qu'il y eût ne se trouvait que dans la classe dirigeante, plus spécialement dans l'esprit des prêtres, ses principaux penseurs. Ils se rendaient compte que quelque chose avait changé mais, étant donné que leur but premier consistait à persuader la population que rien n'avait changé, que jamais rien ne pourrait changer, ils réussirent dans une certaine mesure à se tromper eux-mêmes. Ainsi quelle que soit l'importance que puissent prendre les autres fonctions de la royauté : administration, armée, justice, l'une de ses principales fonctions était idéologique. C'est l'institution qui, accompagnée de tous les procédés possibles pouvant la faire passer pour inviolable et sacrée, servit plus qu'aucune autre à soumettre l'esprit de la masse à la domination de la classe dirigeante, qui prétendait qu'en honorant le roi le peuple faisait ce que ses ancêtres avaient toujours fait et ce que ses descendants continueraient de faire. Cette fonction de la royauté fut poussée à l'extrême en Egypte, où une part immense de la richesse produite par la paysannerie était engloutie dans les pyramides, ces tombes royales dressées par l'effort de ces mêmes paysans qui cultivaient le sol. Ces monuments d'ingéniosité dénaturée offraient à la classe dirigeante le moyen d'utiliser la force de travail excédentaire des ouvriers de manière telle que s'en trouvait renforcée l'institution qui les maintenait dans les fers.

Enfin, aussi longtemps que la royauté se maintenait, il était possible que se développent la lutte de classe, la production marchande et d'autres caractéristiques de la civilisation mais sans que se produise cette radicale transformation de la base économique qui était nécessaire pour que soient « balayées, rejetées, détruites toutes les entraves de l'ancienne société ».

3. Les Phéniciens.

Les inventions les plus importantes constituant la base technique des premières civilisations de l'âge de bronze au Proche-Orient 1 7 furent la poterie, le filage, la fonte et le moulage du cuivre, la fabrication du bronze avec le cuivre et l'étain, la

17. L I L L E Y : Men, Machines and History, L o n d r e s , 1 9 4 8 , p p . 1-8.

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charrue, la charrette à roues, le harnais, le bateau à voile. Suivirent, au début du troisième millénaire, le soufflet, les pinces, et le moulage du bronze par le procédé de la cire perdue 1 8 . Dans la dernière partie du troisième millénaire, le rythme des inventions se ralentit et reste à un faible niveau jusqu'à la fin de l'âge de bronze 1 9 . Ce déclin est significatif, car il est évident qu'on était loin d'avoir épuisé toutes les possibilités d'utilisation des inventions déjà faites. La roue et la charrue étaient toutes deux connues, mais il n'y avait pas de charrue à roues. Il n'aurait pas été difficile d'un point de vue technique, d'adapter le harnais, inventé pour les bœufs, afin qu'il puisse s'employer avec les chevaux sans qu'il les étrangle, ou de remplacer par le gouvernail la rame de direction, qui exige une grosse dépense de travail. Mais en réalité, aucune de ces inventions ne se produisit avant que la société esclavagiste n'eût cédé la place au féodalisme 2 0 . Ces simples améliorations ne se sont pas produites parce que l'utilisation du travail humain était meilleur marché en dépit de son faible rendement. Il est remarquable que l'Egypte était moins en avance que la Mésopotamie. La charrette à roues, le soufflet et les pinces de bronze s'employaient en Mésopotamie plusieurs siècles avant leur introduction en Egypte 2 1 .

La technique de la fusion du fer fut découverte, croit-on, en Arménie 2 2 . Elle était connue des Hittites mais ils ne l'utili-saient pas beaucoup 2 3 . A la fin du second millénaire, le nouveau métal se travaillait en de nombreux endroits et l'utilisation des outils et des armes de fer se généralisa rapidement dans tout le Proche-Orient. Les circonstances restent obscures mais il doit y avoir un lien entre ce grand progrès technique et les remous de ce Völkerwanderung qui jette la confusion en Méditerranée orientale et met fin en Grèce à l'âge de bronze avec l'invasion dorienne (Vol. I, p. 23, p. 401).

1 8 . L I L L E Y : Men, Machines and History, L o n d r e s , 1 9 4 8 , p p . 1 2 - 1 3

« O n m i t a u p o i n t p o u r l e m o u l a g e l e p r o c é d é e x t r ê m e m e n t i n g é n i e u x d e l a c ire p e r d u e . O n f a b r i q u e e n c ire u n m o d è l e d e la f o r m e dés irée . P u i s o n l e r e c o u v r e d ' u n e c o u c h e d'argi le e t o n l e m e t d a n s u n f o u r o ù la c ire f o n d e t s ' é c h a p p e t a n d i s q u e l 'argi le d u r c i t e n cu i san t e t d o n n e u n m o u l e . D u m é t a l e n f u s i o n e s t a lors v e r s é d a n s c e m o u l e e t après r e f r o i d i s s e m e n t , o n s e d é b a r r a s s e d e l 'argi le e n la b r i s a n t » 1 9 . Ibid., p p . 1 4 - 1 5 .

2 0 . Ibid., p p . 1 6 - 1 7 .

2 1 . Ibid., p . 1 8 . 2 2 . Ibid.. p . 2 1 . 2 3 . G U R N E Y : ouv. cité, p p . 8 2 - 8 4 .

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La fusion du fer est plus difficile que celle du cuivre car elle demande une température plus haute, mais lorsque le travail de ce métal fut techniquement mis au point, ce fut un progrès considérable sur le cuivre et sur le bronze. Non seulement il donnait des outils meilleurs mais le minerai était plus largement réparti et donc moins cher. On avait employé le bronze essentiellement pour des articles de luxe et des armes. Ce n'est qu'avec le fer qu'on pût utiliser du métal pour fabriquer socs, haches, couteaux, marteaux, faucilles. Le résultat devait entraîner une modification fondamentale des rapports entre l'industrie et l'agriculture. « La forte augmentation de la productivité agricole fournit un surproduit capable de faire vivre un grand nombre d'artisans spécialisés. La production des artisans se répandit au lieu d'être le monopole des riches. En particulier, l'artisan put fournir au paysan les outils grâce auxquels celui-ci augmentait la productivité de son travail. C'est ainsi que pour la première fois il se créait entre l'industrie et l'agriculture, des rapports équilibrés qui remplaçaient l'ancienne relation à sens unique qui voyait l'agriculture fournir la nourriture de l'artisan alors que la production de l'artisan ne parvenait qu'à un petit nombre de privilégiés 2 4 . »

Ajoutons qu'en accroissant la productivité et en rendant par là possibles de nouvelles divisions du travail, l'usage du fer poussa plus loin encore la transformation en appropriation et production privées de l'appropriation et de la production en commun. C'est donc une étape nouvelle dans la croissance de la production marchande. La communauté villageoise, qui reposait sur la propriété commune et l'abandon du surplus sous forme de tribut, est remplacée par une communauté de propriétaires individuels dont chacun produit indépendamment pour le marché (Vol. I, pp. 356-358). C'est le cas de la polis grecque, fondée sur l'usage du fer.

Woolley écrit à propos de la fin de l'âge de bronze en Syrie : « La grande migration des "_Peuplesi_de_la mer " qui submerge Boghazkevi, se dirige ensuite au sud pour pénétrer en Syrie, l'armée principale s'avançant sur terre, accompagnée des femmes et des enfants dans de lourds chariots à deux roues que traînent des bœufs, la flotte suivant à même allure la côte de Syrie. Une par une les cités tombent devant eux et sont dévastées, les survivants des Etats vaincus venant

2 4 . L I L L E Y : ouv. cité, p . 2 1 .

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grossir les rangs des envahisseurs. Carchemish est prise, puis Alep; à Alalakh les ruines brûlées des maisons situées sur les hauteurs prouvent que la cité a partagé le sort de ses voisines plus puissantes. Ceci se passe en 1194 avant notre ère 2 5 . » Les envahisseurs sont écrasés par Ramsès III à la frontière égyptienne (Vol. I, p. 401). Des survivants, une partie prend la mer, d'autres restent au sud de la Palestine où ils forment le royaume de Philistie. Pourquoi les cités de Syrie ne se sont-elles pas relevées de ce coup ? Elles avaient survécu à bien d'autres invasions au cours de leur longue histoire. La réponse est donnée par Schaeffer dans sa description de la chute d'Ougarit : « Il ne fait aucun doute qu'Ougarit ne survécut pas à l'invasion des Peuples de la mer, et que la ville cessa pratiquement d'exister après le xn" siècle. La disparition d'Ougarit coïncide donc avec la fin de l'âge de bronze. Ce n'est pas un simple hasard. Assurément les destructions causées par l'invasion au début du xir siècle donnent le coup de grâce à cette ville autrefois florissante. Mais la cause de ce déclin est aussi d'ordre économique. Jusqu'à cette date, l'importation de Chypre de minerais de cuivre et le travail du bronze comptaient parmi les industries les plus prospères d'Ougarit. Mais à cette date la consommation de cuivre se met à diminuer car le fer tend de plus en plus à remplacer le cuivre pour la fabrication des outils et des armes 2 6 . »

Non seulement l'industrie du bronze était l'une des plus florissantes de la cité mais la puissance de la classe dirigeante reposait sur le monopole de ce métal coûteux. Maintenant qu'on pouvait se procurer du fer à bon marché, son pouvoir était détruit. Il ne fait aucun doute que des transformations semblables s'opéraient en Egée. Mycènes n'eut pas à affronter les Peuples de la mer mais sa prospérité n'en déclina pas moins. Lorsque les Doriens pénètrent dans le Péloponnèse, ils ne rencontrent que peu de résistance. Les premiers peuples à tirer parti des possibilités offertes par le nouveau métal sont naturellement ceux qui jouissaient de la plus grande liberté pour développer le commerce. En Egypte et en Mésopotamie l'ancienne classe dirigeante était, pour les raisons déjà données, si puissante qu'elle put assimiler les nouveaux rapports de production sans perdre le pouvoir. En Egypte, les Pharaons abordent la deuxième étape de leur

2 5 . W O O L E Y : A Forgotten Kingdom, L o n d r e s , 1 9 5 3 , p . 170 .

2 6 . S C H A E F F E R : ouv. cité, p. 2 8 .

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déclin économique et culturel. En Mésopotamie, les rois d'Assyrie mettent tous leurs espoirs dans la guerre. Leurs conquêtes surprennent mais durent peu. Les Perses, qui leur font suite, après un bref intervalle au cours duquel Babylone retrouve la suprématie, assoient leur empire sur une base qui est mieux adaptée aux conditions nouvelles. Le commerce est autorisé et même encouragé en tant que source de revenus mais on veille à ce qu'il laisse intact l'ancien système de la tenure des terres, fondé sur une économie naturelle, dont le surproduit est prélevé sous forme de tribut payé au gouvernement central. Dans ces conditions, le commerce traditionnel de Cnossos et de Mycènes ayant momentanément disparu du fait de l'invasion dorienne, les cités phéniciennes de Tyr et de Sidon passent au premier plan. Au rxe siècle, les Phéniciens sont établis en plusieurs points de Chypre, ont créé de nombreux centres commerciaux en Egée et fondé des colonies nombreuses en Méditerranée occidentale. La plus grande c'est Carthage 2 7 . Là, la royauté fut supprimée et remplacée par une oligarchie de marchands. Il y a deux magistrats chargés de l'exécutif, les shophetim, qui correspondent aux juges hébreux et sont responsables devant le Sénat, dont les membres élus sont des chefs de famille. L'assemblée du peuple a survécu mais siège rarement sauf en période de crise. L'Etat est sous le contrôle des chefs de famille qui s'emparent en peu de temps de vastes territoires en Espagne et en Afrique, habités par des peuples primitifs et riches en ressources agricoles et minérales. Aris-tote dit que la constitution carthaginoise ressemblait beaucoup à celle de Sparte 2 8 . Dans les deux cas un peuple de conquérants, qui a conservé ses institutions tribales, les a adaptées pour consolider son pouvoir de caste dirigeante. La principale différence tient en ce que les Carthaginois, comme les Romains, avaient la possibilité d'étendre très loin leurs conquêtes. Ils maintinrent leurs positions en Méditerranée occidentale contre les Grecs et faillirent anéantir la puissance grandissante de Rome. Ils échouèrent car les Romains possédaient deux atouts : une solide base paysanne et des liens étroits avec les Grecs qui, à cette époque, avaient dépassé les Phéniciens. A la fin du vm* siècle, les Grecs ont brisé le monopole des Phéniciens sur le commerce de l'Egée et leur font concur-

2 7 . W E I L L : Phoenica and Western Asia, L o n d r e s , 1 9 4 0 , p p . 1 7 7 - 1 9 3 .

2 8 . A R I S T O T E : La Politique, l ivre 2 , c h a p . 1 1 , 1 2 7 2 b (voir trad. J. Tr ico t , éd . Vr in , Par i s , 1 9 6 2 , p . 1 5 3 ) .

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rence au Levant. Au vn° siècle, ils fondent un grand nombre de colonies en Italie méridionale et en Sicile orientale et quelques autres, dont Massilia (Marseille), plus à l'ouest encore. Puis en 549 avant notre ère, les Phéniciens sont vaincus par les Perses et finalement éliminés de la compétition. Dans les années suivantes, les Grecs ont à faire face au même danger mais grâce à leur situation géographique et plus encore à leurs institutions démocratiques, ils résistent à la menace perse et en triomphent.

Avant de quitter les Phéniciens, voyons le Livre d'Ezechiel, où se trouve un tableau valable du commercë^~TyF"3àns les premières années du vi° siècle : « Tu disais : je suis un navire d'une beauté achevée. Tes constructeurs t'avaient dressée au cœur des mers : ils avaient parachevé ta beauté. C'est en cyprès du Senir qu'ils avaient fait toutes tes planches. Ils avaient pris un cèdre du Liban pour te dresser un mât. Avec des chênes du Bachân ils avaient fabriqué tes rames. Ils avaient orné ta charpente d'ivoire incrusté dans du buis provenant des îles des Kittiens. Le fin lin brodé de l'Egypte avait fourni ta voile pour te servir d'étendard. Des étoffes de pourpre violette et rouge venant des rivages d'Elicha formaient ta tente. Les habitants de Sidon et d'Arvad étaient tes rameurs; les plus habiles [des marins] de Cémer faisaient partie de ton équipage; ils te servaient de pilotes. Les anciens et les [artisans] les plus habiles de Guebal étaient à ton bord pour réparer tes avaries. Tous les navires de la mer et leurs matelots venaient chez toi pour prendre part à tes échanges... Tarsis trafiquait avec toi à cause de l'abondance de tes richesses de toutes sortes; elle apportait sur ton marché de l'argent, du fer, de l'étain et du plomb. Yawân, Toubal et Méchek commerçaient avec toi; ils t'apportaient comme matière d'échange des esclaves et des objets de bronze. De la maison de Togarma on amenait sur ton marché des chevaux de trait, des chevaux de selle et des mulets. Les gens de Dedân commerçaient avec toi; de nombreuses îles participaient à ton trafic, t'apportant en paiement des défenses d'ivoire et du bois d'ébène. Edom trafiquait avec toi à cause du grand nombre des produits dont tu disposais; il apportait sur ton marché des escarboucles, des étoffes de pourpre, des tissus brodés, du byssus, des perles et des rubis. Judas et le pays d'Israël commerçaient avec toi; ils t'apportaient comme matière d'échange du froment de Minnit, de la cire, du miel, de l'huile et du baume. Damas commerçait avec toi à cause de l'abondance de tes richesses de toutes sortes : c'est le vin de

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Helbôn et la laine de Cahar qu'elle apportait. Dedân faisait avec toi commerce de housses pour monter à cheval. L'Arabie et tous les princes de Qédar trafiquaient avec toi; ils faisaient avec toi le trafic des agneaux, des brebis et des boucs 2 9 . » Senir, c'est le Mont Hermon au Liban. Le Bachân, c'est le plat pays qui s'étend à l'est et au nord-ouest du lac de Galilée. Les « îles des Kittiens », qui tirent leur nom de Kition de Chypre, désignent les îles de la Méditerranée. On pense qu'Elicha peut être soit Carthage, soit la Sicile. Arvad est Arados (notre moderne Rouad) au nord de Sidon. Guebal c'est Byblos, en Syrie. Tarsis est probablement Tartessos, colonie phénicienne de la côte d'Espagne. Yawân désigne l'Ionie. Toubal et Méchek sont respectivement Tibarenoi et Moschoi sur la côte anatolienne de la mer Noire. Togarma c'est l'Arménie et Dedân l'Arabie.

Si l'on a longuement cité ce passage c'est qu'il n'y a aucune raison pour mettre en doute son authenticité (bien que — faut-il le dire ? — elle ait été mise en doute) et qu'il donne une image plus complète que celles que les sources grecques nous offrent, de la nature et de l'importance du commerce en Méditerranée, au vi* siècle. Les points suivants peuvent être notés. En premier lieu les importations de Tyr sont essentiellement constituées de matières premières et de produits alimentaires. Sont exportés des articles travaillés, c'est-à-dire fabriqués par les artisans de Tyr à partir des matières premières importées. Ce sont des articles de luxe. L'échange se fait sous la forme du troc. On ne parle pas de monnaie. La grande extension de leur commerce qui englobait toute la Méditerranée permettait aux marchands de tirer parti des différences de valeur locales : ils achetaient bon marché et vendaient cher. Tyr était ainsi une cité commerciale typique dont la richesse prenait la forme d'un capital marchand. Il est important de faire observer que la croissance du capital marchand ne présuppose en aucune manière un haut niveau de production : « La circulation de l'argent et des marchandises peut relier des sphères de production de structures les

2 9 . Bible : L e s l ivres p r o p h é t i q u e s E z e c h i e l 2 7 . 3 . 2 1 . Y a w â n e s t c i t ée c o m m e e x p o r t a n t d e l a l a ine (27 -19) e n l i a i s o n a v e c l e c o m m e r c e d e la l a i n e d e M i l e t ( A T H É N É E : Le Banquet des sophistes, § 5 4 0 d, § 5 3 3 b ) p o u r u n c o m m e n t a i r e d e c e p a s s a g e cf. C O O K E : The Book of Ezechiel, E d i m b o u r g , 1 9 3 6 , p p . 2 9 6 - 3 0 6 . ( T r a d u c t i o n m o d i f i é e à p r o p o s d e D e d â n — N . d . T . )

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plus diverses que leur organisation interne oriente encore essentiellement vers la production de la valeur d'usage. Cette autonomie du procès de la circulation dans lequel les sphères de production sont reliées par un tiers a une double signification : d'une part, la circulation ne s'est pas encore emparée de la production; c'est celle-ci qui en est la donnée préalable; d'autre part, le procès de production ne s'est pas encore intégré à la circulation comme simple phase 3 0 . »

Si cela est vrai de l'Europe médiévale, à laquelle songe ici Marx, ce l'est plus encore de l'antiquité : « Le commerce des premières villes et des premiers peuples commerçants autonomes et hautement développés reposait, en tant que commerce intermédiaire pur, sur la barbarie des peuples producteurs entre lesquels il jouait le rôle d'intermédiaire 3 1 . >

En second lieu, les Ioniens sont associés à deux peuples de la mer Noire, les Tibarenoi et les Moschoi, dont d'autres sources nous apprennent qu'ils travaillaient le bronze et le fer 3 2 . A l'époque dont il est question, les côtes de la mer Noire avaient été fortement colonisées par Milet, qui détenait le contrôle de l'Hellespont et de la Propontide (Vol. I, p. 545). Puisque la mer Noire était fermée aux Phéniciens, il est donc probable que leur commerce avec cette région s'opérait par l'intermédiaire des Ioniens et que les esclaves que les marchands ioniens expédiaient par bateaux à Tyr venaient des colonies nordiques de Milet. Il se trouve que l'une de nos plus anciennes inscriptions ioniques, provenant de la colonie milésienne de Kyzikos sur le Propontis, conserve le souvenir d'un vote de la population accordant aux membres d'une certaine famille, qui portent des noms phrygiens, des exemptions d'impôts, au nombre desquels l'impôt sur l'utilisation des balances publiques, l'impôt sur la vente des chevaux, et l'impôt sur la vente d'esclaves 3 3 . H y avait donc un commerce régulier d'esclaves en Egée, au vr* siècle. A vrai dire, il semble vraisemblable que l'un des principaux motifs de la colonisation, qu'elle fut grecque ou phénicienne, c'était la recherche d'esclaves que l'on achetait à des spécialistes de la razzia dans les régions arriérées où leur valeur était faible en raison du bas niveau de la production, et que

3 0 . M A R X : Le Capital, l ivre 3 , t. 1, p . 3 3 7 . 3 1 . Ibid., l ivre 3 , t. 1, p . 3 3 8 . 3 2 . D U S S A U D : Prélydiens, Lydiens et Achéens, Par i s , 1 9 5 3 , p p . 1 4 1 - 1 7 0 . 3 3 . S.I .G. , t. 1, 4 .

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l'on acheminait vers les principaux centres industriels où leur valeur était plus grande.

Enfin, l'alphabet phénicien de vingt-deux lettres, inventé pour répondre aux besoins du commerce, marque un grand progrès sur les écritures de Mésopotamie et d'Egypte. Ces dernières étaient si compliquées et si lourdes qu'elles exigeaient des scribes professionnels et les scribes étaient si bien organisés, sous la protection de l'Etat, qu'ils s'opposèrent victorieusement à toute simplification de leur art. Les Grecs empruntèrent l'alphabet phénicien, probablement au rx' siècle, et lui ajoutèrent des signes pour les voyelles.

On peut comparer l'invention de l'alphabet à celle du fer. Si le fer permettait de généraliser l'usage des outils, l'écriture nouvelle rendait techniquement accessibles à tous l'écriture et la lecture. Nous n'avons aucun moyen de déterminer le pourcentage de ceux qui savaient lire et écrire au Proche-Orient, mais dans les démocraties grecques la grande majorité des citoyens devaient en être capables, car la procédure de l'ostracisme, institution typiquement démocratique, exigeait d'eux qu'ils inscrivent leur vote par écrit. La statue colossale de Ramsès II à Abou Simbel témoigne éloquemment de ce progrès de la connaissance. Des mercenaires ioniens ont visité le site vers l'année 589 avant notre ère et, pour occuper un moment de loisir, ont gravé leur nom sur la jambe de sa divine majesté 3 4 .

L'alphabet s'appuyait sur un principe nouveau. Pictogrammes ou idéogrammes, les formes antérieures de l'écriture étaient concrètes : le symbole écrit était l'image visuelle de l'idée qu'il représentait, n n'était pas nécessairement figuratif, pas plus que le mot parlé n'était nécessairement une onomatopée, mais il était concret. L'écriture alphabétique, au contraire, n'utilise pas d'image visuelle. Le mot écrit est une combinaison de symboles qui en eux-mêmes n'ont aucun sens, car ils ont pour but de représenter les plus petits éléments phonétiques auxquels on puisse réduire le mot. En ce sens, ce nouveau procédé marquait un progrès dans l'histoire de la pensée abstraite, permettait que la parole et la pensée deviennent objets de connaissance et ouvrait ainsi la voie à deux sciences : la grammaire et la logique.

3 4 . S .I .G. , 1 . 1 , l .

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4. Croissance du commerce grec.

Les spécialistes bourgeois de l'histoire économique de la Grèce ancienne adoptent des points de vue extrêmes et opposés. Beloch et Pöhlmann décrivent l'expansion économique du vin" et du vu* siècles comme si elle impliquait une production industrielle d'un volume considérable et' suffisamment spécialisée dans les villes les plus importantes pour servir de base à un commerce international hautement organisé. A la suite de Mommsen, ils n'hésitent pas à parler de classe capitaliste, de prolétariat, et même de socialisme, comme autant de catégories applicables à cette période de l'histoire. Leur position a été combattue par Hasebroek, qui soutient que leur interprétation des faits est déformée par le recours injustifié à des analogies modernes. Il ne fait aucun doute que pour l'essentiel Hasebroek a raison, bien qu'il soit incapable d'analyser l'erreur qui est à la base de telles interprétations. Marx avait déjà donné cette analyse. Il explique qu'il ne peut y avoir de capitalisme sans l'existence d'une classe de travailleurs libres vendant leur force de travail, et qu'il faut donc nettement différencier le capitalisme des formes précapitalistes de production, qui peuvent parfois être très avancées dans d'autres domaines mais ne possèdent pas cette caractéristique essentielle. « De l'autre côté, l'échange des produits doit déjà posséder la forme de la circulation des marchandises pour que la monnaie puisse entrer en scène. Ses fonctions diverses comme simple équivalent, moyen de circulation, moyen de paiement, trésor, fonds de réserve, etc., indiquent à leur tour, par la prédominance comparative de l'une sur l'autre, des phases très diverses de la production sociale. Cependant, l'expérience nous apprend qu'une circulation marchande relativement peu développée suffit pour faire éclore toutes ces formes. Il n'en est pas ainsi du capital. Les conditions historiques de son existence ne coïncident pas avec la circulation des marchandises et de la monnaie. Il ne se produit que là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient y vendre sa force de travail, et cette unique condition historique récèle tout un monde nouveau. Le capital s'annonce dès l'abord comme une époque de la production sociale 3 5 . »

3 5 . M A R X : Le Capital, l ivre 1 , t. 1 , p . 1 7 3 , cf. p . 1 7 1 , n o t e 1 . « O n t r o u v e s o u v e n t c h e z l e s h i s tor i ens ce t te a f f i rmat ion auss i e r r o n é e q u ' a b s u r d e ,

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Ainsi donc l'erreur de Mommsen et des autres tient à ce qu'ils ont cru que le mode de production capitaliste ne reposait que sur le développement du capital marchand. « Ce n'est pas non plus du commerce, mais du caractère de l'ancien mode de production que dépend le résultat du processus de dissolution, c'est-à-dire le mode de production nouveau qui remplacera l'ancien. Dans le monde antique, l'action du commerce et le développement du capital marchand aboutit toujours à une économie esclavagiste; ou suivant son point de départ, elle peut aboutir à la simple transformation d'un système d'esclavage patriarcal orienté vers la production de moyens de subsistance directs en un système orienté vers la production de plus-value. Par contre, dans le monde moderne, l'action du commerce conduit au mode capitaliste de la production. Il s'ensuit que ces résultats eux-mêmes étaient encore conditionnés par des circonstances autres que le développement du capitalisme marchand 36. »

Quant à Hasebroek voici comment il conclut : « Concluons donc en résumant ce que nous savons de source sûre de l'état du commerce dans la période qui précède les guerres médiques. Il était concentré dans un certain nombre de ports et de villes particulièrement favorisés par leur situation géographique pour devenir des centres commerciaux. Les principaux étaient Corinthe, Egine et Athènes en Grèce proprement dite; Milet en Asie Mineure (l'entrepôt commercial entre l'Asie Mineure et la Méditerranée); Naucratis en Egypte (pour le commerce entre la Méditerranée et l'Egypte); et à l'ouest, Carthage et Massilia (Marseille)... Les marchandises échangées étaient surtout des marchandises de grande valeur; ce n'étaient jamais, pour autant que nous le sachions, des articles de consommation courante. Les principales marchandises étaient l'or, l'argent, l'ivoire, des objets coûteux en métal travaillé (par exemple des épées incrustées), des vases de valeur, des tissus, des ornements (tant appréciés des guerriers de

q u e d a n s l 'ant iqui té c l a s s i q u e l e c a p i t a l é ta i t c o m p l è t e m e n t d é v e l o p p é à l ' e x c e p t i o n p r è s q u e « l e travai l leur l ibre e t l e s y s t è m e d e crédi t f a i s a i e n t d é f a u t ». M . M o m m s e n , lu i aussi , d a n s s o n Histoire Romaine e n t a s s e d e s e m b l a b l e s q u i p r o q u o s l e s u n s sur l e s autres . » A l 'autre e x t r ê m e R . M . C o o k t o m b e d a n s u n e absurd i té auss i g r a n d e ( C O O K : « I o n i a a n d G r e e c e » Journal of Hellenic Studies, L o n d r e s , t. 6 6 ,

p . 9 0 ) : « L ' i n v e n t i o n d e la m o n n a i e e s t d u e p o u r u n e part a u h a s a r d p u i s q u e l e s L y d i e n s e t l e s I o n i e n s d e ce t te é p o q u e n e conna i s sa i en t p a s u n n i v e a u d e d é v e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e supér i eur à ce lu i atte int p a r l e s s o c i é t é s p r é c é d e n t e s . » 3 6 . M A R X : Le Capital, l i vre 3 , t. 1 , p . 3 4 0 .

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l'époque homérique) et, en tout premier lieu, des esclaves, hommes et femmes. La demande pour de telles marchandises fut toujours considérable et on les échangeait de nation à nation depuis une époque très reculée. Le marchand les achetait dans tel ou tel marché à tel ou tel artisan. S'il les revendait avec bénéfice, il revenait se réapprovisionner et il pouvait parfois fournir à l'artisan des matières premières rares dont il avait besoin. Car, en plus du commerce des produits finis, il s'intéressait sûrement aussi aux produits naturels qui bien qu'indispensables sont rares en certaines régions — le fer, par exemple (que Mentes de Taphos échangeait contre le cuivre), l'étain, le bois pour la construction des navires, l'huile et le vin 3 7 . »

L'utilisation par Hasebroek des sources sur lesquelles il appuie cette conclusion, est partiale et parfois trompeuse, mais pour ce qui est de la nature du commerce grec à cette époque, son tableau peut être accepté. Le lecteur remarquera qu'il correspond très exactement à l'image que donne Ezechiel du commerce de Tyr à la même époque. Pourtant ce tableau souffre d'un défaut sérieux qui demande qu'on s'y arrête, car il se retrouve chez quelques historiens marxistes qui, s'écartant d'Engels, ont tendance à sous-estimer les conséquences politiques et sociales de l'expansion commerciale qui se produit dans la période précédant les guerres médiques. Au iv e siècle, le commerce grec était entre les mains d'hommes qui n'étaient pas citoyens et s'appuyait essentiellement sur le capital usuraire. La démonstration en est fournie par Hasebroek, bien que là encore son interprétation ne soit pas très sûre dans le détail des faits. Au vi" siècle, pourtant, la situation était toute différente. Les documents pour la période antérieure sont rares mais clairs. On ne peut considérer comme sérieuse la façon dont Hasebroek les interprète. Aussi faut-il les examiner d'un peu près. Au cours du vu* siècle, un bateau de Samos, ayant Côlaios pour capitaine, se dirigeait vers l'Egypte lorsqu'une tempête venue de l'Est l'écarta de sa route; il fit halte à Platéa, près de Cyrène, où Côlaios laissa des provisions pour un an à un groupe d'émigrants de Théra qui avaient échoué là. De Platéa il avait l'intention de revenir vers l'Egypte, mais le vent d'Est qui soufflait toujours l'entraîna au-delà des Colon-

37 . H A S E B R O E K : Trade and Politics in Ancient Greece, L o n d r e s , 1 9 3 3 ,

p. 6 8 .

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nés d'Héraclès (le détroit de Gibraltar) jusqu'au port de Tartessos, qu'aucun Grec jusque-là n'avait visité. Il y vendit ses marchandises avec un bénéfice de 60 talents — le plus fort jamais réalisé par un Grec, dit Hérodote, exception faite de « Sôstratos d'Egine ». Cette aventure fut le début des relations amicales qui unirent Samos et Cyrène 3 8 . Sans entrer dans tous les détails de cette histoire, nous remarquons que les lieux mentionnés : Samos, Cyrène, Tartessos, Egine, sont connus par d'autres sources comme des centres commerciaux importants. Nous n'avons donc aucune raison de mettre en doute l'authenticité de cette aventure. Côlaios de Samos et Sôstratos d'Egine étaient des marchands aventuriers. En ce qui concerne Sôstratos, il faut noter que Pindare, deux siècles plus tard, parle des Bassides d'Egine comme d'une riche famille de capitaines qui commercent pour leur propre compte 3 9 . Comme autres membres de la même classe, c'est-à-dire des nobles qui se sont mis au commerce, il y a Charaxos de Lesbos, le frère de Sapho, qui expédie par bateau du vin à Naucratis 4 0 , e t Solon d'Athènes, qui selon Aristote voyage en Egypte « à la fois pour affaires et pour voir le monde 4 1 » . Ces exemples montrent qu'il n'était pas rare au septième et au sixième siècles que des membres de la noblesse se lancent dans le commerce maritime. Nous pouvons même aller plus loin. Deux cas nous sont parvenus où nous les trouvons engagés dans le processus même de la production. Pisistrate d'Athènes affermit son pouvoir de tyran grâce aux revenus qu'il tirait de ses mines de Thrace 4 2 , et peu de temps après ses rivaux, les Alcméonides, refirent leur fortune en exécutant leur contrat pour la reconstruction du temple de Delphes, qu'un incendie avait détruit 4 3 . Que dit Hasebroek de ces faits qui contredisent sa thèse qu'à aucun moment avant la période hellénistique le commerce ne s'est trouvé aux mains de riches citoyens ? L'histoire de Côlaios est rejetée sans discussion comme « une légende composée au cinquième siècle pour donner une explication historique de l'amitié liant Samos et Cyrène ». Sôstratos est cité sans commentaire mais on nous affirme « que les expéditions maritimes qu'entreprenaient les familles nobles d'Egine et dont, selon Pindare, ils tiraient leur célébrité, n'étaient que

3 8 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 4 , p . 1 5 2 .

3 9 . P I N D A R E : 6 E Néméenne, v . 3 2 - 3 4 .

4 0 . S T R A B O N 8 0 8 ; A T H É N É E : § 5 9 6 b ; H É R O D O T E , l ivre 2 , p. 1 3 5 .

4 1 . A R I S T O T E : A . R . 2 . 6 ; cf. P L U T A R Q U E : Vie de Solon 5 . 2 5 .

4 2 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 1 , p . 6 4 .

4 3 . P H I L O C H O R E : f r a g m e n t 7 0 .

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des pillages et n'avaient absolument rien à voir avec le commerce 4 4 » .

C'est vouloir séparer deux choses qui vont de pair. Comme Marx l'explique : « Là où le capital marchand domine, il représente, par conséquent partout, un système de pillage tout comme d'ailleurs son évolution chez les peuples commerçants des peuples anciens et nouveaux est directement liée au pillage par la violence, à la piraterie, au rapt d'esclaves, à la soumission (dans les colonies) 4 5 . »

On nous dit encore que « le frère de Sapho n'est pas un commerçant même s'il transportait du vin à Naucratis et qu'il n'avait pas pour occupation le « commerce maritime »; c'est simplement un grand propriétaire de Lesbos qui vendait les produits de son vignoble sur un marché étranger 4 6 ». La vérité c'est que nous ignorons tout de la situation matérielle de la famille de Sapho et que si nous voulons faire des suppositions, la conjecture la plus vraisemblable est que Charaxos s'occupait de vendre à l'étranger le produit de la propriété familiale et peut-être aussi celui d'autres propriétés. Il est difficile de saisir en quoi cette occupation n'est pas du « commerce maritime ». Enfin, Hasebroek se débarrasse des revenus thraces de Pisistrate et des travaux de construction des Alcméonides en les passant sous silence. Le résultat c'est que ses positions sont encore plus vulnérables que celles de ses adversaires qui, quelles que soient leurs erreurs d'interprétation, ont au moins le mérite de citer les faits.

5. La monnaie.

La conclusion à tirer des considérations qui précèdent c'est qu'il y eut en Grèce, pendant le vu' et le vi* siècles, un mouvement d'expansion commerciale qui, bien que limité au regard des normes modernes, n'en a pas moins constitué dans l'évolution de la société antique, une étape, marquée par la montée d'une classe de marchands qui s'empara de l'Etat dans de nombreuses cités et y instaura des constitutions

4 4 . H A S E B R O E K : ouv. cité, p . 69 , p . 2 1 . 4 5 . M A R X : Le Capital, l ivre 3 , t. 1, p p . 3 3 9 - 3 4 0 . 4 6 . H A S E B R O E K : ouv. cité, p p . 13 -14 .

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démocratiques. La nature de cette révolution démocratique sera étudiée par la suite. Pour l'instant, nous traitons de sa base économique.

C'est en Grèce, dans la période considérée, que l'on inventa la monnaie. Selon les Grecs eux-mêmes les premières pièces furent frappées par les rois de Lydie et il n'y a pas de raison

i de mettre en doute la validité de cette tradition 4 7 . La Lydie était riche en or et en argent, elle était traversée par les principaux itinéraires des caravanes venues de l'Est, qui descendaient les vallées de l'Hermos et du Méandre pour atteindre Smyrne, Milet et les autres villes d'Ionie. D'Ionie l'invention traversa l'Egée pour atteindre Egine, Eubée, Corinthe, Athènes et, un peu plus tard, les colonies grecques d'Italie et de Sicile. La société grecque fut ainsi la première qui eût pour base une économie monétaire. L'importance de ce progrès a été rarement saisie.

Hasebroek écrit : « Nous devons hésiter à dire de la Grèce de cette époque qu'elle possédait une économie monétaire. Les métaux précieux, il est vrai, servaient pratiquement partout d'étalons mais les pièces qu'on en tirait à partir du vii* siècle, n'eurent au début qu'une valeur purement locale et il fallut attendre longtemps pour qu'elles servent à des paiements internationaux 4 8 . »

Ceci n'est guère exact pour ce qui est des faits et les implications en sont trompeuses. Les difficultés rencontrées pour situer exactement le lieu d'origine des premières pièces ioniennes indiquent déjà que leur circulation dépassait le cadre local et sur le continent grec nous trouvons dès le début témoignage d'une forte concurrence entre la monnaie dite d'Egine et celle dite d'Eubée. De plus, même celles des monnaies qui n'avaient pas cours en dehors de l'Etat qui les émettait prouvent, du fait même de leur existence, que la production marchande pénétrait de plus en plus profondément les relations sociales et « abolissait, sapait l'état de choses ancien » (cf. citation de Marx plus haut). Dans un prochain chapitre, après avoir étudié l'ancien état de choses ainsi sapé, nous pourrons mieux juger de l'importance de cette révolution. Enregistrons pour l'instant les impressions de ceux qui l'ont vécue. L'invention de la monnaie fut conservée dans la mémoire populaire par la légende de Midas, le roi de Phrygie, qui

4 7 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 1, p . 9 4 .

4 8 . H A S E B R O E K : ouv. cité, p . 7 1 .

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transformait en or tout ce qu'il touchait, et par celle de Gygès de Lydie, qui grâce à son anneau d'or au chaton magique, se rendait invisible, s'introduisait dans le palais royal, tuait le roi pour devenir roi lui-même 4 9 . « L'argent c'est l'homme. » Le sens du proverbe, courant dès le vn" siècle, est clair : il n'est rien que l'argent ne puisse acheter; il n'est rien que l'homme ne puisse devenir avec de l'argent 5 0 . Nous retrouvons cette même vérité dans un autre dicton de l'époque : « Les richesses n'ont pas de limites 5 1 . » On avait inventé l'argent pour faciliter les échanges : vendre afin d'acheter; mais on l'employa bien vite dans un but nouveau : acheter afin de vendre; le marchand achète à bas prix pour vendre cher 52. Gagner de l'argent a cessé d'être un moyen pour devenir une fin en soi. Ce processus n'a pas de limites. Le cycle se répète indéfiniment jusqu'à ce qu'un jour, pour une raison imprévue et incontrôlable, dépréciation monétaire par exemple, l'homme d'argent se retrouve comme Midas, mourant de faim au milieu de son or 5 3 . C'est pourquoi on en vint à considérer l'argent comme une force universelle, subversive, échappant aux calculs :

« L'argent gagne les amis, l'honneur, le rang et la puissance, Et place l'homme au niveau du fier tyran. Tous les sentiers battus et ceux qui sont encore inexplorés, Sont réservés à la fortune agile et le pauvre Doit renoncer à ses ambitions. D'un homme difforme de nature et sans éducation L'argent fera quelqu'un d'agréable pour l'œil et pour l'oreille; L'argent lui procurera la santé, le bonheur, Et l'argent seul peut couvrir l'injustice 5 4 . » Tous ces témoignages — bien d'autres pourraient être cités dans le même sens — montrent que le point de vue d'Engels sur ce sujet est correct : « Mais les Athéniens devaient apprendre avec quelle rapidité, une fois né l'échange entre individus et du fait de la transformation des produits en marchandises, le produit établit sa domination sur le producteur. Avec la production marchande apparut la culture du sol par

4 9 . P L A T O N : La République, l ivre , 3 5 9 d. 50 . A L E M A N : 1 0 1 .

5 1 . S O L O N : f r a g m e n t 1, v . 7 1 .

52 . A R I S T O T E : La Politique, l ivre 1, c h a p . 9 , 1 2 5 7 (trad. T r i c o t , t. 1, é d . V r i n 1 9 6 2 , p p . 55 -58 ) . 5 3 . Ibid., 1257 b . 5 4 S O P H O C L E : f r a g m e n t 8 5 .

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des particuliers pour leur propre compte et bientôt, du même coup, la propriété foncière individuelle. L'argent vint également, marchandise universelle contre laquelle toutes les autres étaient échangeables; mais, en inventant la monnaie, les hommes ne pensaient pas qu'ils créaient encore une force sociale nouvelle, l'unique force universelle devant laquelle la société tout entière devait s'incliner. Et ce fut cette force nouvelle, jaillie tout à coup, à l'insu et sans la volonté de ses propres créateurs, qui, dans toute la brutalité de sa jeunesse, fit sentir aux Athéniens sa domination 5 5 . » Ce qui est dit ici d'Athènes vaut également pour l'Ionie. Nous l'avons vu, la production marchande se développait depuis très longtemps en différentes régions du Proche-Orient, mais ce n'est qu'alors, avec l'apparition de la monnaie, qu'elle parvint « à son complet déploiement et bouleversa toute la société antérieure ».

6. L'esclavage.

Les deux siècles qui précèdent les guerres médiques voient naître l'usage des ciseaux pour la tonte des moutons, du moulin rotatif, du pressoir à vin et de la grue. Après cela il n'y a plus trace d'aucune invention avant la période hellénistique 5 6 . Ainsi le cinquième siècle est un moment décisif pour le progrès industriel comme pour le progrès commercial. Quelle est la cause de cet arrêt ? La réponse est qu'en ce siècle « l'esclavage s'empare sérieusement de la production ». D'une manière générale, rien ne poussait l'esclave à accroître la production, car la totalité de son surproduit lui était enlevée. D'autre part, tant que l'approvisionnement se faisait sans difficulté, on pouvait faire travailler l'esclave à mort, comme on fait aujourd'hui du mineur africain. Sa production coûtait moins cher que celle du travailleur libre. Cette force de travail n'était pas qualifiée mais elle n'était pas coûteuse. On en retirait profit, mais seulement à un bas niveau de production. De plus, surmené, mourant jeune, privé de toute vie familiale, l'esclave ne pouvait dans ces conditions acquérir

5 5 . E N G E L S : L'origine de la famille, p . 1 2 1 .

5 6 . L I L L E Y : our. cité, p . 2 8 .

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ou transmettre une qualification, même si on l'avait encouragé dans cette voie. Par là l'esclavage bloquait le progrès technique. Les hommes libres n'avaient aucun intérêt à s'unir aux esclaves pour lutter contre leurs communs exploiteurs. Ils visaient plutôt à s'acheter à leur tour des esclaves et ils en conservaient l'espoir tant que le prix en restait bas. La principale source c'était le rapt et la conquête. Ainsi non seulement l'esclavage empêchait l'accroissement de la richesse, mais il en entraînait la destruction par des guerres intestines au cours desquelles des Grecs enchaînaient d'autres Grecs. Dans ces conditions, il devint plus pratique de mettre à mort les hommes adultes que leur formation militaire rendait peu dociles et l'on ne garda plus que les femmes et les enfants. Cette habitude était assez générale au v" siècle. Malgré tous ces faits, quelques historiens, voulant à tout prix présenter « le miracle grec » sous l'éclairage le plus favorable, ont sous-estimé la part du travail des' esclaves et ont même déclaré que « la société grecque n'était pas esclavagiste 5 7 > . Pour juger de la valeur de pareilles affirmations il n'est que de consulter l'œuvre d'Hérodote ou de Thucydide.

Parmi les mots grecs signifiant « esclave » certains avaient un sens vague, mais il y avait un mot à signification très claire. Le mot andrapodon, esclave, signifie littéralement créature à pied humain, et elle est formée par analogie avec tetrapoda, les bestiaux quadrupèdes. De même andrapodistès et andra-podokapèlos désignaient respectivement « celui qui réduit en esclavage » et « le marchand d'esclaves ». Dans toutes les citations qui suivent c'est le mot andrapodon qui est employé.

Le mot apparaît pour la première fois dans l'Iliade où Euneos de Lemnos offre du vin en échange de métaux, de bœufs, de peaux, et d'esclaves (Vol. I, p. 356). Les esclaves vendus à Kyzikos étaient des andrapoda (p. 199). La première cité grecque à utiliser le bétail humain fut Chios qui eut un marché d'esclaves pendant toute l'Antiquité et il faut noter que cette île connut dès 600 avant notre ère une constitution démocratique 5 8 . Vers la même époque Périandre, tyran de Corinthe, envoie 300 jeunes gens d'une colonie corinthienne, Corcyre, jusqu'à Sardes où ils seront châtrés et serviront d'eunuques 5 9 . Un siècle plus tard nous entendons parler, à Chios toujours,

5 7 . Z I M M E R N : Solon and Croesus, L o n d r e s , 1 9 2 8 , p . 1 6 1 .

5 8 . A T H É N É E : Le Banquet des Sophistes, § 2 6 5 b ; T O D : Greek Historical Suscriptions, O x f o r d , 1 9 3 3 - 1 9 4 8 , t. 1 , p . 2 .

5 9 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 3 , § 5 0 .

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d'un certain Panionos qui se fit une belle fortune en se procurant de beaux jeunes gens grecs, qu'il châtrait et revendait à Ephèse ou à Sardes 6 0 . La population d'Arisba, l'une des six anciennes cités de Lesbos, fut réduite en esclavage par ses voisins de Méthymme 6 1 . Des prisonniers originaires de Lesbos étaient employés par Polycrate, tyran de Samos, aux travaux de fortification de l'île 6 2 . Un groupe d'émigrants de Samos qui s'était installé en Crète fut attaqué par les habitants du lieu aidés de quelques marins d'Egine et réduit en esclavage 6 3 . Pour pousser les Perses à soumettre Naxos, qui était alors sous un régime démocratique, on leur fit valoir que l'île possédait une très forte population d'esclaves 6 4 . Lorsque les Perses firent la conquête de l'Ionie, les citoyens de Samos s'embarquèrent pour la Sicile, où ils s'emparèrent de la cité grecque de Zanclé. Ils y réussirent avec l'aide d'Hippo-crate, tyran de Géla, qui reçut pour cela la moitié des esclaves ainsi que la majorité des citoyens qu'il enchaîna dans ses équipes de forçats 6 5 . Lorsque les Perses envahirent la Grèce, ils avaient ordre de réduire en esclavage les habitants d'Erétrie et d'Athènes et de les expédier à Suse. Ils remplirent leur mission en ce qui concerne les Erétiens, qui furent finalement établis aux environs de la capitale perse. Mais les Athéniens leur échappèrent 6 6 . H semble que dès cette époque il existait en Anatolie de vastes domaines qui employaient des esclaves. Car lorsque Xerxès pénétra en Phrygie à la tête de son armée, il fut reçu par un certain Pythios qui passait pour son sujet le plus riche et qui lui offrit de grosses sommes d'or et d'argent, ajoutant qu'il avait encore de quoi vivre largement avec les revenus de ses fermes et de ses esclaves 6 7 .

Exploitant leur victoire sur la Perse, les Athéniens s'emparèrent d'Eion en Thrace et vendirent les habitants comme esclaves 6 8 . ns s'embarquèrent ensuite pour Skyros, réduisirent les habitants en esclavage et les remplacèrent par des colons venus d'Athènes 6 9 . Entre-temps Gélon, tyran de Syracuse, avait fait prisonnier le petit peuple de Mégare, Hyblaia et

6 0 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 8 , § 105 -6 . 6 1 . Ibid., l ivre 1, § 1 5 1 . 6 2 . Ibid., l ivre 3 , § 39 . 6 3 . Ibid., l i vre 3 , § 59 . 6 4 . Ibid., l ivre 5 , § 3 1 . 65 . Ibid., l ivre 6, § 2 3 . 6 6 . Ibid., l ivre 6, § 9 4 , § 119 . 6 7 . Ibid., l ivre 7, § 2 8 . 6 8 . T H U C Y D I D E : La guerre du Péloponnèse, l ivre 1, § 9 8 - 2 . 6 9 . Ibid., l ivre 1, § 9 8 - 2 .

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d'Eubée, deux colonies grecques de Sicile, et l'avait vendu au loin 7 0 . En 430, lorsque éclate la guerre de Péloponnèse, les Athéniens prennent Argos d'Amphilochie et vendent les habitants comme esclaves 7 1 . En 427, les Thébains attaquent la cité voisine de Platée, exécutent deux cents hommes, réduisent en esclavage femmes et enfants 7 2 . En 425, les démocrates de Corcyre massacrent les oligarques et réduisent leurs femmes et leurs enfants en esclavage 7 3 . En 421, les Athéniens s'emparent de Toron et de Skiônè. A Toron, ils expédient les hommes à Athènes et réduisent femmes et enfants en esclavage 7 4 . A Skiônè, ils massacrent les hommes, réduisent femmes et enfants en esclavage, et repeuplent la région avec des colons de Platée 7 5 . En 416, ils sont vainqueurs de Melos, massacrent les hommes, réduisent les femmes et enfants en esclavage et repeuplent l'île de colons venus d'Athènes 7 6 . Pendant la campagne de Sicile une armée athénienne naviguant le long de la côte nord mouille à Hykkares, enlève les habitants et va les vendre à Catane 77. Après la défaite complète des Athéniens, on précipite dans les carrières au moins 7 000 prisonniers athéniens ou alliés, qui meurent en grand nombre et dont les survivants sont vendus comme esclaves 78. Ce sont là des cas où des Grecs enchaînent d'autres Grecs. Du trafic régulier d'esclaves barbares les auteurs anciens ne nous disent presque rien parce qu'ils le tiennent pour normal. Mais Aristophane et d'autres sources attiques nous apprennent qu'il y avait à Athènes des esclaves venus de pays aussi lointains que l'Ulyrie, la Thrace, la Scythie, le Caucase, la Cappa-doce, la Phrygie, la Lydie, la Carie, la Syrie, l'Egypte, l'Arabie 7 9 . Quant aux prix, le meilleur témoignage nous est donné

7 0 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 7 , § 1 5 6 . U n e i n s c r i p t i o n n o u s a p p r e n d q u ' e n 4 4 6 u n e e x p é d i t i o n a t h é n i e n n e e n M é g a r i d e rev in t a v e c 2 . 0 0 0 art-drapoda ( T O D : ouv. cité, t. 1 , n . 4 1 ) . E n 4 3 2 l e s A t h é n i e n s a c c u s e n t l e s M é g a r i e n s d e d o n n e r as i l e à d e s e s c l a v e s q u i s e s o n t e n f u i s d ' A t h è n e s ( T H U C Y D I D E : l i vre 1 , § 1 3 9 - 2 ) .

7 1 . T H U C Y D I D E : La guerre du Péloponnèse, l i vre 2 , § 6 8 - 7 .

7 2 . Ibid., l i vre 3 , § 6 8 - 2 .

7 3 . Ibid., l ivre 4 , § 4 8 - 4 .

7 4 . Ibid., l ivre 5 , § 3 - 4 .

7 5 . Ibid., l ivre 5 , § 3 2 - 1 .

7 6 . Ibid., l i vre 5 , § 1 1 6 - 4 .

7 7 . Ibid., l ivre 6 , § 6 2 .

7 8 . Ibid., l i vre 7 , § 8 6 - 3 - 4 ; P L U T A R Q U E : « V i e d e N i c i a s », § 2 9 in Vies parallèles. 7 9 . A R I S T O P H A N E (vo ir é d . et trad. B u d é , L e s B e l l e s Let tres , 1 9 6 4 ) : Les Fêtes de Cérès, v . 1 0 0 1 , Lysistrata, v . 1 8 4 , Les Archaniens, v . 2 7 3 , Les Guêpes, v . 8 2 8 , La Paix, v . 1 1 3 8 , Les Fêtes de Cérès, v . 2 7 9 , v . 2 9 3 ,

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par une inscription datant de l'année 414, et qui nous apprend que 16 esclaves appartenant à un métèque ont été vendus aux enchères à des prix allant de 70 à 301 drachmes, le prix moyen pour un homme étant de 168 drachmes et pour une femme de 147 1/2 drachmes 8 0 . On peut comparer ces sommes aux salaires donnés à des répétiteurs professionnels chargés de l'éducation des fils de familles fortunées. Euenos de Paros proposait un cours traitant « de la vertu humaine et politique » pour 500 drachmes, somme alors considérée comme très modique 81. Tout ceci montre bien que dans la période examinée il y eut une demande continuelle d'esclaves. Nous n'en connaissons pas le nombre. Tout ce que nous pouvons dire c'est qu'à Athènes il semble être monté en flèche dans la seconde moitié du v* siècle. Ainsi Thucydide rapporte qu'en 458-457, lorsque les Athéniens décidèrent de fortifier la cité dans des circonstances qui exigeaient la plus grande célérité, toute la population se mit au travail, enfants et femmes compris 8 2 . Il ne parle pas d'esclaves, comme on peut penser qu'il l'aurait fait s'ils avaient été disponibles en grand nombre. Le même auteur indique qu'en 413, plus de 20 000 esclaves, travailleurs manuels pour la plupart, passent aux Spartiates, qui ont occupé Décélie 8 3 . On peut en déduire qu'on les employait dans les carrières et les mines 8 4 . Nous savons que dans cette même génération Nicias qui dirigeait l'expédition malheureuse de Sicile, possédait 1 000 esclaves qu'il louait pour le travail des mines, ce qui lui rapportait chaque année environ 10 talents 8 5 . Si l'on suppose qu'il les achetait au prix moyen de 168 drachmes chacun (chiffre vraisemblablement trop fort puisque seuls les esclaves les moins chers étaient envoyés à la mine), on peut calculer qu'il faisait un bénéfice annuel de 35 %. Un bénéfice aussi important pour les investissements dans ce domaine entraînait très certainement une tendance générale au maintien de taux d'intérêt élevés. C'était évi-

La Paix, v . 1 1 4 6 , Les Oiseaux, v . 1 1 3 3 , Les Grenouilles, v . 1 0 4 6 , Les Oiseaux, v . 5 2 3 et Scholie, Les Guêpes, v . 4 3 3 , Les Oiseaux, v . 7 6 2 - 7 6 4 ,

L'assemblée des femmes, v . 8 6 7 ; cf. H É R O D O T E : Histoires, l i vre 8 ,

§ 7 5 - 1 .

8 0 . T O D : ouv. cité, t. 1 , p . 7 9 . 8 1 . P L A T O N : Apologie de Socrate, 2 0 b . 8 2 . T H U C Y D I D E : l ivre 1 , § 9 0 - 3 .

8 3 . Ibid., l ivre 7 , § 2 7 - 5 .

8 4 B U R Y : History of Greece, L o n d r e s , 1 9 5 1 , 3 E éd . , p . 4 8 5 .

8 5 . H i p p o n i k o s p o s s é d a i t 6 0 0 e s c l a v e s e t l e s ut i l isait d e la m ê m e m a n i è r e . X E N O P H O N : Des revenus, l ivre 4 , § § 1 4 - 1 5 , Les Mémorables, l ivre 2 ,

§ 5 - 2 ; P L U T A R Q U E : « V i e d e N i c i a s » in Vies parallèles, § 4 .

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demment chose courante pour ceux qui ne possédaient que quelques esclaves de les utiliser de cette façon avec un bénéfice quotidien pour chacun d'eux d'une obole ou plus. Les mines mises à part, la plus grande concentration dont nous ayons témoignage à Athènes c'est la fabrique d'armes de Képhalos qui employait 120 esclaves 8 6 . Chiffre assurément exceptionnel. A la génération suivante, on nous parle d'une famille riche dont les biens comprennent une maison en ville, deux fermes à la campagne, et une boutique de cordonnier, qui emploie dix ou onze esclaves 8 7 . Le S esclaves étaient employés en grand nombre comme domestiques et aussi pour la prostitution. L'estimation de Glotz c'est qu'une maison athénienne ordinaire comprenait de trois à douze esclaves 8 8 . Il ne s'agit là que d'une simple supposition, mais il est important de noter que même les citoyens pauvres semblent avoir eu un ou deux esclaves. Chremylos, dans La richesse d'Aristophane, est un paysan pauvre. Il possède pourtant plusieurs esclaves 8 9 . Esclaves et citoyens pauvres étaient engagés dans les mêmes conditions pour les travaux publics. Dans quelle mesure le travail servile remplaçait le travail libre à Athènes vers la fin du v* siècle, on s'en fera une idée d'après les comptes concernant l'Erechteion, qu'on construisit en 408. Sur les 71 hommes engagés à ce travail, il y avait 16 esclaves, 35 métèques et 20 citoyens 9 0 . La raison pour laquelle le troisième chiffre est si faible c'est évidemment que les citoyens avaient des droits civiques, ce qui leur permettait de gagner de l'argent comme jurés, d'avoir leur part de viande et de vin distribués gratuitement aux fréquentes fêtes publiques, et de faire tirer au sort leur nom pour les terres des colonies. Dans une certaine mesure la démocratie les protégeait.

8 6 . A N D O C I D E : C o e d . H e r 2 0 , Des Mystères, § 3 8 ; H Y P E R I D E : f r a g m e n t 1 5 5 ; E S C H I N E : Contre Timarque, § 9 7 (vo ir é d . B u d é ) ; L Y S I A S : Contre Eratosthène, § 8 (vo ir é d . B u d é ) . 8 7 . E S C H I N E : Contre Timarque, § 9 7 .

8 8 . G L O T Z : Le travail dans la Grèce ancienne, 1 9 2 0 , p . 2 0 0 .

8 9 . A R I S T O P H A N E : La richesse, v . 2 6 , v . 2 2 8 , v . 1 1 0 5 . M ê m e c h e z H é s i o d e , l ' é q u i p e m e n t m i n i m u m d u pet i t f e r m i e r c o m p r e n d u n e e s c l a v e (Les Travaux et les Jours, v . 4 0 5 - 4 0 6 ) . L e t é m o i g n a g e d 'Ar i s t o p h a n e e s t rejeté p a r A . H . M . J o n e s s o u s p r é t e x t e q u e « l a c o m é d i e é ta i t après t o u t é c r i t e p a r d e s auteurs r i c h e s e t q u e l e s e s c l a v e s é ta ient u n e s o u r c e d'effets c o m i q u e s ». O n p o u r r a i t a jouter q u e l e s h i s to ires m o d e r n e s d ' A t h è n e s n e s o n t « après t o u t » q u e l 'œuvre d 'h is tor iens r i ches . N o n s e u l e m e n t J o n e s r a m è n e A r i s t o p h a n e a u n i v e a u d'un c o m é d i e n d e m u s i c - h a l l m a i s i l o u b l i e q u e C h r e m y l o s p o s s è d e d e n o m b r e u x e s c l a v e s e n p l u s d e ce lu i q u i j o u e u n rô le sur s c è n e . 9 0 . L G . , t. 1 , 3 7 3 - 3 7 4 .

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LE MONDE ÉGÊÊN MÉRIDIONAL

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Quelle sera donc notre conclusion ? Voici ce qu'écrit Ehren-berg : « La question du travail libre et du travail servile se ramène en réalité à la question de la fabrication à petite ou à grande échelle. Puisque nous ne croyons pas à une prédominance économique de la grosse ergastéria, où l'on préférait en général faire travailler des esclaves, nous ne croyons pas au rôle prédominant du travail servile en général. Il était nécessaire et utile partout mais plutôt en tant qu'appoint et non comme élément de base de la vie économique. Les hommes libres n'ont jamais considéré l'esclavage comme un danger, presque jamais comme une gêne 9 1 . » Pour étayer ce point de vue, il utilise le témoignage de Westermann, qu'il présente comme « le plus grand spécialiste vivant de toutes les questions concernant l'esclavage en Grèce » : « Les esclaves étaient employés aux mêmes travaux que les hommes libres, côte à côte généralement et apparemment sans préjugé ni conflit. La société grecque ne reposait pas sur l'esclavage si l'on veut dire par ce mot soit que les esclaves l'emportaient sur les hommes libres soit que les cités grecques faisaient preuve d'une mentalité esclavagiste 9 2 » . Il est un principe fondamental d'économie politique que ces auteurs négligent : « Si c'est faire œuvre scientifique que de réduire le mouvement visible, simplement apparent, au mouvement interne réel, il va de soi que dans les têtes des agents de production, et de circulation capitalistes naissent nécessairement des conceptions sur les lois de la production qui, s'écartant complètement de ces lois, ne sont plus que le reflet dans leur conscience du mouvement apparent 9 3 . » Les citoyens d'Athènes ne voyaient aucun danger ni même aucun désavantage à faire travailler des esclaves aussi longtemps qu'ils purent les exploiter directement ou indirectement par les méthodes mentionnées plus haut. Et c'est exactement ce qu'ils firent. Au rv* siècle, ils se transformèrent en une classe de rentiers vivant de revenus qui ne leur demandaient aucun effort et pleins de mépris pour le travail manuel,, tout juste bon pour des barbares ou des esclaves. Naturellement, ils n'avaient pas conscience d'avoir une mentalité d'esclavagistes. Au contraire, ils invoquaient cette vérité évidente que puisque l'esclave tenait son infériorité de la nature, il

9 1 . E H R E N B E R G : T h e P e o p l e o f A r i s t o p h a n e , 2 E é d . , L o n d r e s , 1 9 5 3 , p p . 1 8 3 - 1 8 4 .

9 2 . W E S T E R M A N N : « A t h e n a e n s a n d t h e s l a v e s o f A t h e n s » i n Athenian Studies, p r e s e n t e d t o F e r g u s o n , C a m b r i d g e , m a r s 1 9 4 0 , p . 4 7 0 .

9 3 . M A R X : Le Capital, l ivre 3 , t. 1, p . 3 2 2 .

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avait intérêt à ce qu'on le traite en esclave. Tout comme les sophismes avancés aujourd'hui par les colons blancs et leurs descendants en Afrique et en Amérique, ce n'était là que < le reflet dans la conscience du mouvement apparent > et ne prouve rien d'autre que la capacité d'une classe exploiteuse à se tromper elle-même. Si nous laissons de côté ces facteurs idéologiques pour nous occuper des rapports objectifs de production, que reste-t-il de la thèse d'Ehrenberg ? Ceci simplement : l'économie athénienne s'appuyait essentiellement sur une production de faible envergure et l'esclavage ne peut donc pas y avoir joué un rôle important. L'erreur est évidente. En réalité c'est précisément parce qu'elles avaient pour base une production de faible envergure que les cités grecques, dont la croissance correspondait au progrès des forces productives, en particulier dans les domaines de la métallurgie et de la monnaie, furent capables sous le régime démocratique d'utiliser peu à peu dans toutes les branches de la production le travail des esclaves et de créer ainsi l'illusion qu'elles obéissaient en cela à la nature. C'est alors que « l'esclavage s'empara sérieusement de la production ». Ce fut le point culminant de l'évolution de la société antique que devait suivre un long déclin où se firent de plus en plus sentir les limites inhérentes à une économie esclavagiste, bloquant le progrès ultérieur des forces productives et détournant les énergies sociales de l'exploitation de la nature pour y substituer l'exploitation de l'homme.

7. L'individu.

« On pourrait fournir de nombreuses preuves montrant que les premiers grecs connaissaient un mode de vie semblable à celui des barbares d'aujourd'hui 9 4 . » Cette proposition n'a pas d'équivalent dans la littérature de Babylonie ou d'Egypte. Ce n'est peut-être pas l'effet du hasard si son auteur, Thucydide, était de par sa naissance tout à la fois un noble Athénien et un barbare. Il appartenait par son père à l'illustre clan des Philaïdes, qui prétendaient descendre d'Ajax

9 4 . T H U C Y D I D E , l ivre 1 , p . 6 , § 6 .

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(Vol. I, p. 121). La branche du clan à laquelle il appartenait possédait depuis des générations des intérêts dans des mines de Thrace. L'un de ses ancêtres paternels, Miltiade, avait été tyran de la Chersonese de Thrace (Vol. I, p. 572) et avait épousé une princesse thrace. Son propre père portait un nom thrace, Oloros, et sa mère était la fille d'un chef thrace 95. Ainsi les circonstances qui entourèrent sa naissance et son éducation l'ont peut-être aidé à voir sous son vrai jour le rapport entre Grecs et barbares. Mais son cas n'est pas unique. Ce n'est que l'exemple frappant qui illustre une vérité générale. Les Grecs étaient sortis si rapidement de la barbarie qu'en passant au stade de la civilisation ils conservèrent beaucoup d'institutions et d'idées tribales avec la conscience très nette de leur origine. C'est dans ces conditions qu'ils créèrent une forme nouvelle d'Etat, la république démocratique, caractérisée par l'adaptation des institutions tribales aux derniers progrès du mode de production. On fit valoir au peuple que la constitution démocratique lui restituait sous une forme nouvelle les principes égalitaires de la tribu dont ses ancêtres avaient joui de temps immémoriaux jusqu'à ce qu'ils en soient dépouillés par l'aristocratie foncière 96.

C'était une illusion, Marx et Engels l'appellent « l'illusion de l'époque 97 »; c'était exactement l'inverse de la réalité. Destinée à faciliter la croissance de l'économie marchande, la république démocratique créait les conditions pour que soient éliminés les anciens rapports tribaux, gentilices, traditionnels, patriarcaux et personnels. Telle était la contradiction qui s'imposait à la conscience grecque. Avant d'étudier les formes politiques et idéologiques par lesquelles elle fut consciemment exprimée nous résumerons notre analyse de sa base économique. A l'époque du communisme primitif la propriété avait été quelque chose d'inséparable de l'homme lui-même : « La propriété ne signifie donc à l'origine que le comportement de l'homme vis-à-vis de ses conditions naturelles de production en tant qu'elles lui appartiennent, qu'elles sont les siennes, qu'elles sont présupposées avec sa propre existence; comportement vis-à-vis de ces conditions en tant qu'elles sont les présupposés

9 5 . T H U C Y D I D E : Vita, § 1. 9 6 . T H O M S O N : Aeschylus and Athens, p p . 2 0 7 - 2 0 8 ; « Let tre à la r é d a c t i o n », in Vestnik drevnei istorii, M o s c o u - L e n i n g r a d , 1 9 5 4 , t. 4 , p . 1 0 9 . 9 7 . M A R X - E N G E L S : L'idéologie allemande, Ed i t , soc ia l e s , b i l ingue , 1972 , p . 1 3 1 .

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naturels de l'homme lui-même et pour ainsi dire le prolongement de son corps. A proprement parler, il n'a pas de rapport avec ses conditions de production; mais il existe doublement, aussi bien subjectivement, en tant qu'il est sa propre personne, qu'objectivement, dans ces conditions naturelles inorganiques de son existence. Les formes de ces conditions naturelles de production sont doubles : 1° son existence en qualité de membre d'une structure communautaire; par conséquent l'existence de cette structure communautaire qui, sous sa forme originale, est une structure tribale plus ou moins modifiée; 2° le comportement vis-à-vis du terroir par la médiation de la structure communautaire, en tant que ce terroir est le sien, la propriété collective du sol, en même temps possession particulière pour l'individu particulier, ou bien de telle sorte que seuls les fruits de la terre sont partagés; mais le sol lui-même et sa mise en culture demeurent communs 9 8 . » Ces rapports se maintenaient encore dans certaines parties de la Grèce au vi* siècle (Vol. I, p. 320). Les colonies que les Grecs fondèrent dans tout le bassin Méditerranéen étaient organisées selon le même principe, avec pourtant cette modification qu'elles reposaient non sur la propriété en commun, mais sur une union de familles, chacune détenant à perpétuité une parcelle de terre héritée de l'un des fondateurs de la colonie (Vol. I, p. 314). La famille était inséparable du sol sur lequel elle vivait : « La condition première pour l'appropriation de la terre c'est d'être membre de la communauté; mais en tant que membre de la communauté, l'individu est maintenant un propriétaire privé. Sa propriété c'est à ses yeux à la fois un terrain et son propre statut de membre de la communauté 9 9 . » Son terrain c'est en grec son ousia, sa substance, ce à quoi lui-même et les autres membres de sa famille, passés et présents, doivent leur existence; c'est la source et de leurs biens matériels et de leur statut social. Dès l'origine, pourtant, la cité grecque, unie à l'intérieur, est en conflit constant avec ses voisins, Grecs ou non; elle vole et est volée, elle enchaîne et est enchaînée. De cette manière, dans le cadre du rapide développement de l'économie monétaire, son unité interne est contredite par la lutte pour la terre et plus tard par l'antagonisme entre les esclaves et leurs propriétaires. Dans chaque Etat les citoyens s'unissent contre

98 . M A R X : « F o r m e s qui p r é c è d e n t la p r o d u c t i o n cap i ta l i s t e » in Sur les sociétés précapitalistes, C . E . R . M . , Edi t , s o c i a l e s 1 9 7 0 , p . 2 0 1 . 99 . Ibid., 10 -11 .

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les esclaves, et pourtant ils se divisent entre eux par la concurrence qu'ils se font pour s'emparer de la plus-value produite par les esclaves. Ces tendances se manifestaient dès l'âge de bronze mais des despotes théocratiques les avaient contenues. Maintenant elles se donnent libre cours. Dans la démocratie grecque, l'individu se trouve « libéré » de toute relation à l'exception de celle que crée le lien mystérieux des échanges. En même temps, du fait du bas niveau de la production marchande, cette liberté individuelle n'atteignit jamais le niveau que connaît la société capitaliste moderne. Le corps des citoyens, les propriétaires d'esclaves, s'efforcèrent de maintenir leur solidarité en face du nombre croissant d'esclaves en excluant la terre du circuit des échanges. A Athènes, sous la constitution de Clisthène et pendant tout le Ve siècle, les droits du citoyen sont identifiés, nominalement au moins, avec les droits de la propriété foncière; il en résulte que le commerce se développe aux mains des métèques. Ce n'est qu'au siècle suivant que nous trouvons des indices sûrs prouvant que la terre redevenait librement aliénable, comme elle l'avait été, dans une certaine mesure, au vr* siècle. Le résultat ce fut la dissolution de la cité. Nous pouvons donc dire que l'un des facteurs fondamentaux qui ont déterminé l'évolution de la cité, ce fut cette contradiction entre l'ancien statut de la propriété foncière et la force nouvelle de la production marchande.

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I I

1. La démocratie antique.

La démocratie est une forme de l'Etat. L'Etat est un organisme permettant à une classe d'en réprimer une autre par la force. La démocratie est la forme de l'Etat qui reconnaît le principe de la subordination de la minorité à la majorité 1. Il y a trois types principaux de démocratie : la démocratie antique, esclavagiste; la démocratie bourgeoise et la démocratie socialiste. La démocratie antique est la dictature des propriétaires d'esclaves; la démocratie bourgeoise est la dictature de la bourgeoisie; la démocratie socialiste est la dictature du prolétariat. Le troisième type se distingue qualitativement des deux autres en ce qu'il est la dictature de la majorité sur la minorité et mène directement au communisme qui verra la disparition de l'Etat. Les deux premiers types se distinguent par le fait qu'ils reposent respectivement sur le travail servile et sur le travail salarié. Les esclaves de la société antique étaient eux-mêmes des marchandises, dénués de toute liberté, nominale ou réelle. Les prolétaires de la société bourgeoise sont théoriquement libres mais puisque leur force de travail est une marchandise qu'ils sont obligés de vendre s'ils veulent vivre, ils sont en réalité privés de liberté. En dépit de cette différence fondamentale, ces deux types de démocratie ont entre eux certains traits communs qui, bien que superficiels, ne doivent pas pour autant être tenus pour négligeables. Ce sont tous deux des dictatures d'une

1. L É N I N E : L'Etat et la Révolution, Edi t , s o c i a l e s 1 9 7 2 , p . 1 2 2 .

2 2 1

l a révo lu t ion démocra t ique

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minorité. Tous deux furent institués sous la direction d'une classe nouvelle qui tirait sa richesse de l'industrie et du commerce, qui avait le soutien de la paysannerie et devait lutter contre une oligarchie héréditaire de propriétaires fonciers. Et tous deux virent le jour dans une période marquée par la croissance rapide de la production marchande. Par révolution démocratique de la Grèce ancienne (elle n'eut lieu nulle part ailleurs dans l'Antiquité) nous entendons le passage du pouvoir d'Etat des mains de l'aristocratie terrienne à celles de la nouvelle classe des marchands. On a objecté que le terme était trop vague puisqu'il pouvait tout aussi bien s'appliquer à la révolution bourgeoise ou à la révolution socialiste 2 . C'est exact mais sans grande importance. L'absence d'un terme plus précis provient du manque de nom spécifique pour ce qu'Engels appelle, dans son tableau de la Grèce ancienne « la nouvelle classe des riches industriels et commerçants ». Par conséquent, lorsque nous parlons de révolution démocratique, il faut comprendre que nous pensons aux Grecs de l'Antiquité qui, après tout, ont un certain droit de priorité, puisque la démocratie est toujours désignée par le nom qu'ils lui ont donné. Cette révolution fut en général précédée par une phase de transition qu'on appelle la tyrannie. Nous pensons donc distinguer trois étapes : l'oligarchie qui est la domination de l'aristocratie terrienne, la tyrannie et la démocratie. Cette évolution est typique mais il est évident qu'elle ne se produisit pas partout au même rythme ou avec la même régularité. Dans certains Etats retardataires l'étape finale ne fut jamais atteinte. Dans certains des Etats les plus avancés l'évolution fut arrêtée ou même l'on revint en arrière. Dans les dernières années du v e siècle la lutte que se livraient démocrates et oligarques prit la forme d'une guerre panhellénique entre Athènes et Sparte. Les premiers tyrans appartiennent à la seconde moitié du vu" siècle : Cypsélos et Périandre à Corin-the, Théagénès à Magare, Orthagoras à Sicyône, Thrasyboulos à Milet, Pythagore (ce n'est pas le philosophe) à Ephèse. Dans quelques cités la tyrannie fut évitée ou anticipée par un aisymnètes, ou « arbitre », désigné d'un commun accord par les factions rivales pour exercer pendant une période limitée des pouvoirs dictatoriaux. C'est le cas de Pittacos de Mytilène et de son contemporain Solon d'Athènes (594). En 545 Polycrate devint tyran de Samos et, cinq ans plus tard,

2 . T H O M S O N ; « Let tre à la r é d a c t i o n » in Vestnik drevnei istorii, 1954 , t. 4 , p p . 1 0 9 - 1 1 3 .

2 2 2

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aidé par un autre tyran Lygdamis de Naxos, Pisistrate réussit à imposer la tyrannie à Athènes. Les premières démocraties qui nous soient connues existaient à Chios (600) et à Mégare (590). A Mégare, quelques années plus tard, les oligarques organisèrent avec succès une contre-révolution, peut-être avec le soutien des Bacchides, qui peu après la mort de Périandre avaient repris le pouvoir à Corinthe. A Milet, la mort de Thrasyboulos fut suivie d'une guerre civile qui dura deux générations, après quoi la cité retrouva sa prospérité antérieure sous la tyrannie d'Histiaios. Entre-temps, à Naxos la tyrannie de Lygdamis avait cédé la place à une démocratie. Et à Samos aussi, après la mort de Polycrate (523), il y eut une révolution démocratique mais elle fut vaincue à la suite de l'intervention perse. Partout, après leur conquête de l'Ionie (545) les Perses avaient mis en place des tyrans qui leur étaient favorables. Aussi lorsque les Ioniens se révoltèrent (499) et à nouveau lorsque les Perses furent vaincus à la bataille de Mycale (479), la démocratie fut en général restaurée.

En Italie et en Sicile, cette évolution commença plus tard et n'eut pas le même résultat. Les peuples non-grecs de l'Italie du Sud et de la Sicile se trouvaient à un niveau culturel bien inférieur à celui des Lydiens et des Cariens et, par conséquent, il était plus facile de les exploiter. A Syracuse et probablement aussi dans d'autres cités, les Grecs des classes inférieures firent cause commune avec les indigènes contre l'aristocratie terrienne. La lutte faisait déjà rage vers le milieu du vi e siècle mais dans plusieurs cités la tyrannie n'apparaît pas comme une transition vers la démocratie mais plutôt comme l'instrument de l'unification par la violence de cités voisines. Nous savons que le philosophe Empédocle était à la tête du parti démocratique à Agrigente vers 470 3 , et un autre philosophe, Archytas le Pythagoricien, était le dirigeant élu de la démocratie à Tarente aux environs de 400 4 .

C'est seulement pour Athènes que la suite des événements est conservée avec assez de précision pour former un récit continu et nous serons donc obligés de considérer son histoire comme, en gros, représentative des autres cités. Après avoir suivi la montée du mouvement démocratique à Athènes,

3 . D I O O È N E L A Ë R C E : l ivre 8 , § 6 6 .

4 . S T R A B O N 2 8 0 .

223

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nous examinerons son reflet dans la pensée athénienne, et ayant ainsi reconstitué dans ses lignes essentielles l'idéologie de la démocratie, nous utiliserons nos résultats pour l'étude des premiers philosophes.

2 . L'oligarchie.

Lorsque les Doriens occupèrent le Péloponnèse leur organisation tribale était encore intacte pour l'essentiel. L'établissement dorien de Sparte devait son caractère particulier au fait que le système tribal, réservé aux conquérants, se transforma en une caste dirigeante rigide et très fermée. Etant si peu nombreux, les Spartiates ne purent maintenir leurs serfs sous le joug qu'en tenant constamment sur le pied de guerre leur organisation militaire, qui était tribale. C'est ce qui explique que loin de s'effacer peu à peu, comme dans le reste de la

f Grèce, la royauté se maintint. Pour la même raison, cherchant à supprimer les effets subversifs de la production marchande, les Spartiates firent tout leur possible pour conserver dans leurs rangs le système tribal de la propriété en commun.

I La terre fut divisée en domaines familiaux inaliénables, cultivés par les serfs qui cédaient plus de 50 % du produit

, et fournissaient ainsi à chaque Spartiate sa contribution aux ; repas en commun. Car même après le mariage les hommes con

tinuaient à vivre ensemble. Ils ne frappèrent jamais de mon-' naie et se refusèrent à publier un code de lois, sans lequel tout

commerce organisé reste impossible. Des inégalités apparurent malgré tout. La loi interdisant l'aliénation fut tournée et il se créa une classe de Spartiates sans terre. On résolut ce problème par une politique expansionniste. Cette prudence s'imposait, car une défaite militaire aurait donné aux serfs l'occasion qu'ils attendaient.. C'est pour la même raison que la politique extérieure de Sparte était guidée par la volonté de consolider autant que faire se pouvait la suprématie de la classe des propriétaires fonciers dans les autres Etats. En Attique, on datait traditionnellement du règne de Thésée (Vol. I, pp. 362, 365) les premières étapes de la formation de l'Etat, processus qui se poursuivit sans interruption pendant et après l'invasion dorienne du Péloponnèse. Ce fut dans cette période que les chefs de clan de l'Attique assurèrent soli-

.224

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dement leur position d'oligarchie héréditaire, formée des Eupatrides, qui concentraient entre leurs mains de plus en plus de terres (Vol. I, pp. 357-358). Par des prêts de semences et de bétail à la suite d'une mauvaise saison le gros propriétaire devenait le créancier du petit paysan, et poussait son avantage jusqu'à ce que ce dernier ne puisse se dégager de sa dette qu'en aliénant sa liberté personnelle. Ce fut aussi à cette période qu'on modifia, dans l'intérêt de la nouvelle classe, les coutumes tribales touchant l'homicide. Dans la société tribale, celui qui avait tué était obligé de s'enfuir et de rechercher la protection d'un étranger qui l'accueillait comme suppliant et l'adoptait (Vol. I, p. 133). Mais dorénavant les Eupatrides, qui avaient transformé les anciens cultes des clans en un sacerdoce héréditaire, inventèrent la pratique de la purification, qui était une forme modifiée de l'adoption, leur commune origine remontant à l'initiation primitive (Vol. I, p. 48). De cette façon-là, en stipulant que celui qui avait tué ait à s'adresser à eux, ils se réservaient de traiter comme bon leur semblait un délit que la croissance de la propriété encourageait.

Nous avons des preuves que dans la période immédiatement consécutive aux invasions doriennes l'Attique prit une part active à la renaissance du commerce maritime 5 . Mais au vu" siècle, cette tendance fut bloquée par la concurrence d'Egine, au Sud, et de l'Eubée, au Nord, qui se trouvaient mieux situées par rapport à l'itinéraire commercial transégéen. Egine, en particulier, fut la première du continent grec à frapper sa monnaie, mais Chalcis et Erétrie, les deux grandes cités de l'Eubée, en firent autant peu après. La circulation monétaire renforçait l'exploitation des paysans de l'Attique par les commerçants et les prêteurs, dont le taux d'intérêt pouvait atteindre 50 %. En même temps cela affaiblissait la classe dirigeante dont la puissance reposait sur la richesse foncière. Vers 632, un noble du nom de Cylon, qui avait épousé une fille de Théagénès, tyran de Mégare, tenta de prendre le pouvoir à Athènes. Etant donné que Théagénès semble avoir eu des intérêts dans le commerce de la laine, qui faisait la célébrité de Mégare, il se peut que Cylon ait eu lui aussi des intérêts commerciaux. Si c'est le cas, les commerçants athéniens n'étaient pas encore assez forts pour lutter avec succès contre les propriétaires terriens, car la tentative de Cylon échoua 6 . Ayant cherché refuge dans le temple

5 . U R E : The Origin of Tyranny, C a m b r i d g e , 1 9 2 2 , p p . 3 2 1 à 3 3 1 .

6 . H É R O D O T E : Histoires, l ivre 5 , § 7 1 ; T H U C Y D I D E , l ivre 7 , § 1 2 6 .

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d'Athéna Polias, il fut mis à mort à l'instigation de Mégaclès, le chef des Alcméonides. On condamna la famille de Cylon au bannissement perpétuel, mais ses membres obtinrent à leur tour le bannissement des Alcméonides, parce qu'ils avaient violé le sanctuaire. Quelques années plus tard, les Eupatrides publièrent un code de loi élaboré par Dracon. Il est probable que là encore ce fut une concession accordée à la nouvelle classe des marchands.

Puis, au début du vi' siècle, ce fut la première crise. Les paysans étaient au bord de la révolte, ils exigeaient un nouveau partage des terres. Les plus pauvres d'entre eux ne pouvaient conserver que le sixième seulement de leur produit (Vol. I, pp. 591-592). Beaucoup avaient été contraints de vendre tous leurs biens et ils étaient partis au loin comme vagabonds ou comme esclaves tandis que d'autres vivaient sans toit sur des terres qui leur avaient autrefois appartenu 1. Les Eupatrites comprirent que s'ils voulaient éviter un soulèvement paysan, il leur fallait négocier un compromis avec les marchands, qui s'inquiétaient autant qu'eux de toute atteinte à la propriété privée. On confia donc des pouvoirs dictatoriaux à Solon, membre de la famille des Codrides, qui s'intéressait activement au commerce. Si Solon avait été un révolutionnaire, il se serait transformé en tyran. Mais, de toute évidence, si telle avait été son intention on ne l'eût pas nommé. Les Eupatrides savaient à qui ils avaient à faire.

Il commença par améliorer la situation économique de la paysannerie en supprimant les dettes importantes et en interdisant l'esclavage pour dette. Ainsi évitait-il de satisfaire à la demande d'un nouveau partage des terres. Il ne fit rien pour diminuer les taux d'intérêt couramment pratiqués. Le petit paysan restait menacé d'expropriation par l'usurier. En même temps, il prit des mesures d'encouragement pour l'industrie et le commerce. Il créa un étalon officiel de poids et de mesures et fit frapper la première monnaie de l'Attique. On peut supposer que c'est à cette époque qu'on commença l'exploitation des mines d'argent du Laurion. Ces mines — les plus riches de Grèce à l'exception de celles de Siphnos qui devaient s'épuiser à la fin du siècle — furent l'assise matérielle de la prospérité et de la puissance d'Athènes. En outre, en interdisant l'exportation du blé, qui trouvait des débouchés réguliers à Mégare et Egine, il diminua le prix des produits alimentaires. Toutes ces mesures constituaient une aide directe aux com-

7 . S O L O N : f r a g m e n t 2 4 .

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Carte VIII

GRÈCE MÉRIDIONALE

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merçants et aux artisans et avantageaient indirectement la paysannerie en donnant du travail à ceux qui avaient été chassés de la terre. Le nombre des esclaves à cette époque n'est pas connu, mais il ne peut avoir été très important. Les seuls qu'on pouvait alors se procurer étaient des paysans ruinés et il est probable que la majorité de ceux-ci avaient été expédiés à Egine ou à Mégare. Solon devait plus tard s'enorgueillir d'avoir ramené chez eux beaucoup d'Athéniens vendus à l'étranger 8 . Et il apparaît clairement que l'occasion s'en présenta lorsque sur son instance les Athéniens firent la guerre aux Mégariens et leur arrachèrent l'île de Salamine et le port de Nisaia^. Il est fort probable que les Athéniens ramenèrent avec eux des Mégariens esclaves en plus des Athéniens libérés. Mais comme il s'agissait de la première guerre de cet ordre dans l'histoire de la Grèce, le nombre des prisonniers étrangers travaillant en Attique à cette époque ne devait pas être élevé. En second lieu, Solon fit participer les classes populaires au gouvernement en faisant revivre l'Assemblée du peuple. C'était cet organisme qui désignait, en conjuguant l'élection et le tirage au sort, les premiers magistrats de l'Etat, c'est-à-dire les archontes (Vol. I, p. 364). Il se réunissait aussi pour prononcer des jugements dans d'autres cas de procès que l'homicide. D'autre part, à côté de l'Assemblée, Solon créa un nouvel organisme, le Conseil des Quatre-Cents, ainsi nommé parce qu'il se composait de quatre cents membres choisis, probablement par tirage au sort, dans chacune des quatre tribus. Aristote dit que les quatre tribus correspondaient aux quatre saisons (Vol. I, p. 105). Et l'on peut entendre par là que leurs représentants au nouveau conseil de Solon remplissaient certaines fonctions à tour de rôle au cours de l'année. En créant ce nouvel organisme, il avait pour but de limiter à la fois les pouvoirs de l'Assemblée et ceux du Conseil de l'Aréopage, nom que portait maintenant l'ancien Conseil des Eupatrides. Le résultat fut donc la consolidation des positions de la nouvelle classe moyenne. En troisième lieu, Solon mit fin au privilège des aristocrates d'exercer l'archontat par droit de naissance et ouvrit l'accès de son conseil et des charges publiques auxquelles il pourvoyait par élection, à tous les citoyens qui possédaient blé, huile ou vin, d'une valeur au moins égale à 200 médines de blé. Ce cens excluait les paysans pauvres et les artisans, mais

8 . S O L O N : f r a g m e n t 2 4 , v . 8 - 1 2 d.

9 . Ibid., f r a g m e n t 2 .

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non les riches commerçants, qui purent acquérir des terres soit par l'achat, soit en s'unissant par le mariage à des familles nobles. En même temps il prenait trois autres mesures pour limiter la puissance des clans. Il limita officiellement la participation financière publique aux réceptions de vainqueurs aux Jeux Olympiques (Vol. I, pp. 480-481). Et il fit reconnaître par la loi à un homme qui mourait sans héritiers la liberté de tester, au lieu de laisser son domaine à ceux de son clan, comme il était jusqu'alors tenu de le faire. Le résultat global des réformes de Solon et l'intention qui les animait apparaissent clairement dans les considérations d'Adcock sur ce sujet : « Les limites qu'il fixa à l'Assemblée eurent pour résultat de conserver l'administration et l'initiative politique aux mains des riches ou de la classe moyenne. Il est vrai que des années de gouvernement aristocratique avaient laissé le peuple sans éducation politique et que d'ambitieux chefs pouvaient facilement le tromper. Les poèmes de Solon nous le montrent très conscient des dangers que représentent les aspirations d'un peuple sans instruction. Mais la solution contraire consistant à priver le peuple de tout pouvoir politique représentait un plus grand mal et un danger plus sérieux et Solon pouvait espérer que le nouvel ordre économique apporterait aux Athéniens pauvres trop d'occupations ou trop de satisfactions pour qu'ils se laissent entraîner à des factions. Ayant reçu le peu de pouvoir qui était suffisant pour lui, le peuple pourrait ne pas être poussé à vouloir l'augmenter de force. La politique comme la justice exigeaient, s'il ne gouvernait pas en fait, qu'ils soit protégé contre de mauvais gouvernements et contre l'injustice 1 ° . » Les espoirs de Solon furent déçus. Dans les années qui suivirent les Athéniens pauvres eurent vite acquis assez d'éducation politique pour comprendre que la seule façon d'obtenir une protection contre un mauvais gouvernement et contre l'injustice c'était de gouverner par eux-mêmes.

3. La tyrannie.

Au cours des trente années suivantes, l'argent continuant à saper l'ancien état de chose, la noblesse terrienne commença de

10. A D C O C K , in Cambridge Ancient History, t. 4 , p . 5 5 .

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se désintégrer. Solon lui-même était un aristocrate qui s'était fait commerçant et maintenant d'autres familles nobles suivaient l'exemple, notamment, chez les Alcméonides, Mégaclès dont le père avait noué des liens commerciaux avec Sardes H , et Pisistrate. Ils avaient contre eux Lycourgos, un Boutade, et en même temps ils s'opposaient entre eux. Voici comment Aristote décrit les trois factions : « Il y avait trois factions. Le Parti de la Côte (paralioï) dont le chef était Mégaclès, fils d'Alcméon, qui semblait vouloir une république répondant aux intérêts de la classe moyenne; le Parti de la Plaine (pediakoï) avait pour chef Lycourgos, qui voulait une oligarchie, en troisième lieu il y avait le Parti de la Montagne (dia-crioi) avec à sa tête Pisistrate, qui passait pour le plus démocrate. Dans ce dernier parti se rangeaient des hommes qu'avait appauvris la perte des dettes qui leur étaient dues, et d'autres qui avaient peur parce que leur naissance n'était pas pure. La

i preuve en est qu'après le renversement de la tyrannie on prit la décision de réviser les listes de citoyens, le motif étant que bien des gens jouissaient des droits politiques qui n'y avaient aucun titre. Chaque parti tirait son nom de la région que ses membres cultivaient 1 2 . »

Dans mon livre Aeschylus and Athens, j'ai adopté l'interprétation de ce passage proposée par P.N. Ure dans Origin of Tyranny (1922). Pourtant puisque son point de vue est passé sous silence dans la Cambridge Ancient History et qu'il n'est pas facile d'en prendre connaissance, il me faut ici l'exposer de nouveau.

Le Parti de la Plaine avait pour base territoriale les grands domaines fonciers des meilleurs secteurs agricoles, particulièrement la vallée au Nord d'Athènes et la plaine de Thria au nord-est d'Eleusis. Il n'y a aucun désaccord sur ce point. Le territoire du Parti de la Côte c'était la paralia, qui désignait toute la côte de l'Attique et non pas uniquement la côte Sud 1 3 .

C'était le parti des commerçants, petits et grands. Certains, c'est une hypothèse plausible, avaient acheté des propriétés près de la mer pour y produire du vin et de l'huile d'exportation; d'autres étaient de petits propriétaires possédant leur

1 1 . H É R O D O T E , l ivre 6 , § 1 2 5 . 1 2 . A R I S T O T E , A . R . 1 3 . 4 . L a t h è s e d ' U r e a r é c e m m e n t é t é r é e x a m i n é e p a r O l i v a d a n s u n e n o u v e l l e é t u d e c o n s a c r é e à c e p r o b l è m e . ( R a n â r e c k â T y r a n n i s , P r a g u e , 1 9 5 4 . ) 1 3 . T H U C Y D I D E , l ivre 2 , § 5 5 ; H É R O D O T E , l i vre 5 , § 8 1 ; S T R A B O N C 3 9 5 ,

C 4 0 0 ; C.I.A., t . 2 , 1 0 5 9 (cf. S T R A B O N 3 9 8 ) , 1 1 9 4 - 5 , 1 2 0 6 b ; U R E : ouv. cité, p . 3 1 3 .

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propre bateau et qui se livraient à un commerce modeste avec Egine et l'Eubée. Le problème essentiel c'est l'identification du Parti de la Montagne.

Voici comment Adcock l'identifie : « La région des Montagnes (la Diacria) ne pouvait connaître ni la prospérité agricole de la Plaine ni l'expansion commerciale de la Côte. Dans ce dédale de petits vallons vivaient des bergers, des gardiens de troupeaux, et de petits cultivateurs dont beaucoup sans aucun doute avaient reçu de Solon la liberté mais non la terre. En la personne de Pisistrate ils trouvèrent un chef qui fasse valoir leurs revendications et sache gagner leur affection, si bien qu'ils lui restèrent fidèles même dans l'échec et dans l'exil 1 4 . >

Avec de tels partisans, aussi fidèles fussent-ils, Pisistrate aurait peut-être pu jouer les Rob Roy 1 5 , mais sûrement pas s'emparer du pouvoir à Athènes. On notera qu'Aristote, dans le passage cité, ne parle pas des bergers et des petits cultivateurs qui plus que tout autre groupe social pouvaient prétendre être c les fils de la terre » (Vol. I, p. 266); il mentionne au contraire des demi-étrangers et des usuriers ruinés. Ces catégories sociales ne pouvaient guère être développées dans le dédale des vallons de l'Attique 1 6 . Elles se seraient rencontrées là où l'on avait besoin de main-d'œuvre. C'est pourquoi nous concluons avec Ure que ces « Montagnards » sur qui Pisistrate s'appuya travaillaient dans les metalla, c'est-à-dire dans les mines et les carrières. Il y avait des carrières de marbre sur la Montagne de Pentélè, entre Cèphisia et Marathon, et sur le mont Hymette, à l'est d'Athènes. Il y avait aussi des mines d'argent sur les monts du Laurion qui atteignent la côte au promontoire rocheux de Sounion 1 7 .

L'identification de la Diacria que propose Ure est confirmée par plusieurs données topographiques. On connaît deux villages qui se trouvaient dans cette région. L'un d'eux, Plôtheia, se trouvait entre Cèphisia et Marathon. L'autre, Semachides,

14. F . E . A D C O C K : in Cambridge Ancient History, t. 4 , p . 6 2 . 15 . R o b R o y ( 1 6 7 1 - 1 7 3 4 ) , hors - la - lo i d e s H i g h l a n d s d ' E c o s s e , é l e v e u r d e béta i l e t c h e f d e c l a n , h é r o s d ' u n r o m a n h i s tor ique d e W a l t e r S c o t t e t d'un p o è m e d e W o r d s w o r t h ( N . d . T . ) . 16 . C o m m e U r e l e fa i t r e m a r q u e r A r i s t o t e s o u l i g n e q u e d e t o u t e l a p o p u l a t i o n l e s p a y s a n s e t l e s g a r d i e n s d e t r o u p e a u x s o n t l e s m o i n s révo lut ionna ires . A R I S T O T E : La Politique 1 3 1 8 b - 1 3 1 9 a. 17. P A U S A N I A S , l ivre 1, § 19 -6 , l ivre 1, § 3 2 - 1 ; S T R A B O N C 3 9 9 .

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était bâti près du Laurion, au cœur du pays minier 1 8 . Aristote nous raconte comment Pisistrate, devenu tyran, exempta d'impôts un homme qu'il vit travailler les pentes pierreuses de l'Hymette 1 9 . Aristote ne dit pas que ce petit cultivateur travaillait aussi dans les carrières des environs, mais c'était probablement le cas. A cette époque, la main-d'œuvre des carrières et des mines était composée de paysans sans terre et d'immigrants étrangers qui s'étaient installés en squatters sur les terres non cultivées de la région. En se faisant le champion des intérêts de ces Bergmänner, Pisistrate gagna l'appui des seules concentrations importantes de main-d'œuvre du pays.

A eux seuls ces faits seraient déjà significatifs, même si l'on ignorait les liens de Pisistrate avec l'industrie minière. Sur cet aspect de la question nous possédons des témoignages directs.

Pisistrate appartenait à l'un des clans attiques descendant des Nèléides de Pylos, qui se réfugièrent à Athènes à la suite de l'invasion dorienne (Vol. I, p. 192). La propriété de sa famille se trouvait à Philaïdes près de Braurôn, et il est donc fort probable que des liens très anciens l'unissaient au clan de ce nom, dont le chef de son vivant, Miltiade, était l'un des nobles les plus influents du pays, car il avait remporté la course de char à Olympie20. Pisistrate s'empare du pouvoir une première fois en 561-560, sans doute avec l'appui de Miltiade. Cinq ans plus tard il est obligé de fuir le pays, Mégaclès et Lycourgos s'étant unis contre lui. Nous ne savons pas où il passe son premier exil, mais en 550-549, ayant conclu un accord avec Mégaclès, il revient à Athènes, et

1 8 . L ' e m p l a c e m e n t d e P l ô t h e i a e s t c o n n u p a r d e s p ierres t o m b a l e s (American Journal of Archaeology, t. 3 , p . 4 2 6 , C o n c o r d U . S . A . ) . U n e i n s c r i p t i o n (Mitteilungen des deutschen archäologischen Instituts : A t h e n i s c h e A b t e i l u n g , t. 3 5 , p . 2 8 6 , Ber l in) p a r l e d 'une c o n c e s s i o n m i n i è r e p r è s d u L a u r i o n e t l a décr i t c o m m e s i tuée a u n o r d d e l a r o u t e m e n a n t à R h a g o n e t à S é m a c h e i o n . L e S é m a c h e i o n étai t l e t e m p l e d e S é m a c h o s , é p o n y m e d e s S é m a c h i d e s ( P h i l o c h o r e : f r a g m e n t 7 8 ) .

1 9 . A R I S T O T E : A r . 1 6 . 6 . S e l o n ce t te h i s to i re , l e t yran r e n c o n t r a sur l e s p e n t e s d e l ' H y m e t t e u n h o m m e q u i travai l la i t e n u n e n d r o i t q u i n 'éta i t q u e p ierres e t Pis i s trate e n v o y a s o n e s c l a v e l u i d e m a n d e r q u e l p r o f i t i l e n retirait . « J e n 'y g a g n e r ien d 'autre q u e d u travai l e t d e s s o u c i s , répondi t - i l , e t s u r c e travai l e t c e s s o u c i s i l m e f a u t e n c o r e p a y e r u n d i x i è m e à Pis i s trate . » H e u r e u x d e ce t te r é p o n s e , l e tyran l ' e x e m p t a d e l ' i m p ô t . 2 0 . H É R O D O T E : l i vre 6 , § 3 5 .

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l'histoire nous dit qu'il fait son entrée dans la ville avec à ses côtés dans son char une bouquetière thrace costumée en Athéna21. Puis il se brouille avec Mégaclès et est de nouveau chassé. Cette fois il se rend en Macédoine, où il fonde une ville en un point qu'on appelle Rhaikélos, sur le golfe Theimaïque 22. Ses intentions ne sont pas précisées, mais ce ne peut être l'effet d'un pur hasard s'il s'installe aussi près des monts métallifères de Mygdonie. Par la suite il passe à l'est du fleuve Strymon et vit dans les environs du mont Pangée, la plus riche région minière de Thrace. Il y rassemble de l'argent et des mercenaires et, ayant conclu des alliances avec des chefs thessaliens et avec Lygdamis de Naxos, il retourne en Eubée et débarque avec ses troupes à Marathon. Citadins ou campagnards, ses partisans viennent l'y rejoindre en masse et au bout de quelques jours, après la défaite des oligarques à Pallène, il est de nouveau maître d'Athènes. Ainsi, comme le dit Hérodote, « il implanta la tyrannie au moyen de ses mercenaires et des revenus qu'il tirait du fleuve Strymon et de l'Attique elle-même 23 ».

Peu après Miltiade quitte Athènes pour la Chersonese de Thrace, où il devient le chef des tribus indigènes et s'allie par le mariage avec la famille d'Oloros, roi de Thrace 24. Il ne fait guère de doute qu'il s'agit là d'un plan, élaboré avec Pisistrate, afin d'étendre l'influence athénienne sur toute la côte de Thrace et de s'assurer le contrôle de l'Hellespont (Vol. I, pp. 572-573). Il est probable qu'on exportait déjà en Grèce du blé des colonies de la mer Noire. Car lorsque Xerxès atteignit l'Hellespont à la tête de son armée en 481, il vit des vaisseaux grecs naviguer dans le détroit et apprit qu'ils transportaient du blé à Egine25. En même temps, compte tenu de ses liens avec la Thrace, il aura certainement joué un rôle dans le développement de ces propriétés minières dont Thucydide devait hériter au siècle suivant (p. 217). En outre, puisque l'on sait qu'il fut en rapport avec des tribus nomades de Scythie, qui devaient même le chasser de la Chersonese pendant une période, il est vraisemblable qu'il prit part à l'envoi à Athènes du premier contingent de ces esclaves

21. A R I S T O T E : A . R . 1 4 . 4 .

22. Ibid., 12.2. 2 3 . H É R O D O T E : l i vre 1, § § 6 2 - 6 4 .

2 4 . Ibid., l ivre 6 , S 3 6 ; T H U C Y D I D E : V i t a , § 1. 2 5 . H É R O D O T E : l ivre 7 , § 1 4 7 . 2 .

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scythes qui constituèrent dès lors la police de la cité 2 6 . Enfin il se peut qu'il ait expédié des mineurs aussi bien que des agents de police. L'un des villages miniers près de Laurion s'appelait Maronée. On y ouvrit une veine riche en 483 2 7 . H y avait une ville du même nom sur la côte thrace, et cet établissement était ancien, car son fondateur, Maron, se trouve mentionné dans l'Odyssée 2 8 . Ses pièces de monnaie les plus anciennes datent de la dernière partie du vi" siècle, et ont pour motif caractéristique la partie antérieure d'un cheval qui piaffe 2 9 , motif que l'on retrouve sur des pièces attiques de la même période et que l'on a identifié comme étant un emblème des Pisistratides 3 0 . n est donc possible que le village attique ait dû son nom aux mineurs de Thrace qui s'étaient installés là sous Pisistrate ou ses fils. Après les guerres médiques, les mines d'argent de l'Attique devinrent propriété d'Etat et n'employèrent pratiquement plus que des esclaves qui restaient propriétés privées. C'est ainsi que Nicias, fils de Nikeratos, loua 1 000 esclaves à un Thrace du nom de Sosias pour les faire travailler dans les mines 3 1 . Lequel Sosias était probablement un esclave lui-même que l'Etat employait comme entrepreneur de travaux publics (pôlètès). Des faits examinés plus haut on peut conclure que les mines passèrent aux mains de l'Etat sous le règne de Pisistrate et que le travail servile devint prédominant dans la même période. Il est probable que Pisistrate saisit l'occasion offerte par la fuite de ses adversaires oligarques pour résoudre la question agraire. Les paysans furent transformés en petits propriétaires grâce au partage des domaines confisqués 3 2 . En même temps il s'assura le soutien continuel des commerçants et des artisans en facilitant les progrès de la monnaie, en encourageant le

2 6 . D e s a g e n t s d e p o l i c e s c y t h e s appara i s sen t p o u r la p r e m i è r e fo i s sur d e s v a s e s a t t iques à l ' é p o q u e d e Pis i s trate (Cambridge Ancient History, p l a n c h e s , t. 1, p . 2 8 2 ) . 2 7 . A R I S T O T E : A . R . 2 2 . 7 .

2 8 . Odyssée, c h a n t 9 , v . 197 -198 . 2 9 . H E A D : Historia Numorum, 2 e éd . , O x f o r d , 1 9 1 1 , p . 2 1 5 . 30 . S E L T M A N : Athens, its History and Coinage, C a m b r i d g e 1 9 2 4 , p . 3 0 . 3 1 . X E N O P H O N : Des revenus, l ivre 4 , §§ 1 4 - 1 5 . 3 2 . n n'est p a s dit d a n s n o s s o u r c e s q u e Pis i s trate pr i t ce t te m e s u r e , m a i s n o u s s a v o n s q u e l e tyran C y p s e l o s e x p r o p r i a l e s B a c c h i d e s ( N I C O L A S D E D A M A S , 5 8 ) , e t l a red i s tr ibut ion d e s terres é ta i t l ' u n e d e s m e s u r e s t rad i t i onne l l ement a s s o c i é e s a v e c l a tyrannie ( P L A T O N : La République, l ivre 8 , §§ 5 6 5 . 6 ) . I l es t p o s s i b l e q u e Pis i s trate ait d o n n é d e s terres à s e s part i sans , l e s D i a c r i o i , à u n e é p o q u e o ù i l s é ta i ent é v i n c é s d e s m i n e s par le travai l serv i le .

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commerce d'exportation de l'huile, du vin et de la poterie et en se lançant dans un ambitieux programme de travaux publics, dont la démolition de l'ancien mur de la ville et la construction d'un aqueduc. Il acheva le temple d'Athèna Polias, pour lequel il importa du marbre de Paros et commença le grand temple de Zeus Polieus, projet si ambitieux qu'il ne fut achevé que plus de six cents ans plus tard par l'empereur romain Hadrien. Afin de combattre l'influence religieuse des clans aristocratiques, il fit officiellement reconnaître Jes jcuLtes_ populaires de Dionysos et ses fils construisirent une nouvelle salle d'initiation pour les Mystères d'Eleusis, qui furent alors soumis au contrôle de l'Etat 3 3 . n transforma les Dionysies de la ville en fêtes avec représentations théâtrales et créa des récitations publiques des poèmes homériques (Vol. I, pp. 571-575).

Pisistrate meurt en 528-527 et ses fils Hipparque et Hippias lui succèdent. Hipparque est assassiné huit ans plus tard par Harmodios et Aristogiton de Gephyra. Des aristocrates athéniens du siècle suivant ont propagé une légende selon laquelle les assassins étaient responsables du renversement de la tyrannie et donc de l'établissement de la démocratie. Mais en réalité Hippias garda le pouvoir pendant encore huit ans. L'impopularité croissante de la fin de son règne avait pour cause essentielle les changements qui avaient eu lieu dans le rapport des forces politiques. En consolidant « la nouvelle classe des riches industriels et commerçants », Pisistrate avait si bien accompli sa tâche que cette classe se sentait maintenant assez forte pour se passer de la protection d'une dictature. Elle supporta donc de plus en plus mal les dépenses que cela entraînait, tandis qu'Hippias connaissait des difficultés financières dont il ne pouvait sortir que par dé nouvelles charges. Ainsi, de progressive qu'elle était à ses débuts, la tyrannie devenait un obstacle au progrès. Le coup de grâce fut donné en 512-511 lorsque la conquête de la Thrace par les Perses priva Hippias de ses principales sources de revenus. Il fut chassé deux ans plus tard.

La tyrannie avait joué un rôle de transition. Parce qu'elle avait su pour un temps battre en brèche la domination de l'aristocratie terrienne, elle permit à la classe moyenne d'accroître ses forces pour la dernière étape de la révolution démocratique, qui impliquait le renversement de la tyrannie

3 3 . R O B E R T S O N : Greek and Roman Architecture, C a m b r i d g e , 1 9 2 9 , p . 1 6 9 .

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elle-même. C'est pourquoi la tradition grecque la condamne à la quasi-unanimité. La tyrannie fut d'abord condamnée par les oligarques parce qu'elle marquait un progrès et condamnée ensuite par les démocrates parce qu'elle était devenue réactionnaire. Dans le cas de Pisistrate, toutefois, il y avait une tradition populaire, qu'Aristote a préservée, disant que son règne était un retour à l'âge de Cronos 3 4 . Cette légende de l'âge d'or de Cronos où tous les hommes vivaient heureux sans avoir à gagner leur pain à la sueur de leur front, était un souvenir populaire du communisme primitif 3 5 . Et qu'on l'ait associée avec le règne de Pisistrate témoigne éloquemment de la force et de l'ampleur du soutien populaire qu'il connut. La violence des résistances que le mouvement démocratique eut à vaincre se reflète dans la poésie de Théognis de Mégare, aristocrate bon vivant qui ne manque pas d'identifier la civilisation aux privilèges de sa classe : « La honte n'existe plus; l'orgueil et l'insolence l'ont emporté sur la justice et possèdent le monde... « La cité reste une cité, mais la populace a changé; jadis elle ne connaissait rien aux lois, se couvrait les flans de peaux de biques, et vivait comme des chevreuils en dehors de l'enceinte; mais maintenant, ils sont nobles et les ci-devant nobles ne sont plus rien. Mais qui peut supporter pareil spectacle 7 « Ecrasez-les et que leur joug soit lourd : c'est le moyen de leur faire aimer leurs maîtres... « La masse de la population ne connaît qu'une vertu, la richesse; rien d'autre n'a d'importance... « Mieux vaudrait ne pas être né, ne pas voir le soleil; ou une fois né franchir aussi vite que possible les portes de la mort et reposer sous un peu de terre 3 6 . » Parce que le vieux système des castes qui datait de l'âge de bronze s'était effondré, parce que les serfs n'acceptaient plus de crouler sous leurs charges; et parce qu'aussi l'ancien code non écrit des biens personnels et des largesses patriarcales était remplacé par l'argent, il fallait que la civilisation soit morte. Mais la civilisation n'attendait pas Théognis. La vieille culture se désintégrait, mais de nouvelles aspirations, de nouvelles valeurs, de nouvelles idées venaient à la vie.

3 4 . A R I S T O T E : A . R . 16 .7 .

3 5 . R O S C H E R : ouv. cité, art. « C r o n o s ». 3 6 . T h é o g n i s : P o è m e s é l é g i a q u e s , l i v r e 1, v . 2 9 1 , v . 5 3 , v . 8 4 7 , v . 6 9 9 , v . 4 2 5 (vo ir trad. J . Carr ière , é d . B u d é , L e s B e l l e s Le t t re s , 1 9 4 8 ) .

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4. La révolution de Clisthène.

Le renversement d'Hippias se fit par l'opposition conjuguée de Clisthène (fils de l'ennemi de Pisistrate : Mégaclès), agissant pour son propre compte, et des autres oligarques exilés qui voyaient dans l'affaiblissement de la tyrannie la possibilité d'une contre-révolution. Pendant leur exil, les Alcméo-nides avaient reconstitué leur fortune. C'est dans ces années-là qu'ils reconstruisent le temple de Delphes (p. 204) et qu'ils usent de leur influence en ce lieu pour briser les bonnes relations que Pisistrate avait entretenues avec Sparte. En 510-509, Clisthène pénètre en Attique avec le roi de Sparte, à la tête d'une armée Spartiate. L'intention des Spartiates était évidemment que la chute d'Hippias soit suivie de la restauration de l'oligarchie. Mais Clisthène cherchait à prendre la place et lorsque cela devint clair, Isagoras, chef du parti oligarchique, demanda une seconde intervention Spartiate. Clisthène répondit en faisant appel au peuple. S'inspirant de l'exemple de Pisistrate, il opposa aux oligarques plusieurs réformes démocratiques et accorda à des centaines de métèques et d'esclaves le titre de citoyen. Aussi, lorsque le roi de Sparte réapparut en Attique pour y restaurer l'ancien régime, Isagoras jouant pour lui le rôle d'espion, il se trouva enfermé avec ses troupes dans l'Acropole et ne fut autorisé à en sortir qu'après s'être engagé à cesser là son intervention. Ce fut une grande victoire pour le peuple.

La bataille constitutionnelle avait essentiellement porté sur les droits civiques. Pour être citoyen il fallait faire partie d'une phratrie. Comme les phratries étaient des groupes de clans, cela signifiait que le corps des citoyens demeurait nominalement une communauté tribale, composée des anciens clans attiques. Il est probable qu'une grande partie de la paysannerie n'avait jamais été comprise dans ces clans (Vol. I, p. 113). Mais tant qu'il n'eurent affaire qu'à des paysans, les nobles purent faire prévaloir leurs intérêts. Toutefois, maintenant, grâce à la politique d'expansion commerciale poursuivie par Solon et Pisistrate, un nombre important d'artisans s'étaient installés en Attique. Et l'on avait promulgué une loi qui stipulait que les phratries devaient être ouvertes aux personnes qui n'appartenaient pas aux clans (Vol. I, p. 107). Il est pourtant évident que les oligarques avaient réussi dans une grande mesure à s'opposer aux effets de cette décision, car nous avons vu que les

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partisans de Pisistrate comprenaient de nombreux immigrants qui s'étaient fait exclure des phratries ou craignaient d'en être exclus. Ce que devait cette classe à la tyrannie un fait le montre : après sa chute, l'une des premières mesures d'Isagoras fut de priver de droits civiques un grand nombre de citoyens incapables de prouver la pureté de leurs origines athéniennes. Peu après, lorsque les Spartiates envahirent l'Attique, pas moins de 700 familles furent exclues. Ceci montre bien que l'influence oligarchique dans les phratries restait forte. C'est pourquoi dans la nouvelle constitution de Clisthène les fonctions publiques des phratries furent une fois pour toutes abolies. La façon dont on procéda est caractéristique. Une réorganisation du système tribal n'avait rien de nouveau. Cela s'était fait dans d'autres Etats grecs (Vol. I, p. 319) et en Attique même, après l'invasion dorienne du Péloponnèse (Vol. I, p. 392). Malgré tout, la structure sociale, au sein de laquelle leurs ancêtres avaient vécu depuis que la société avait pris forme, avait si profondément marqué l'esprit des hommes que cette structure s'imposait comme l'assise naturelle et nécessaire de tout ordre social. En conséquence, en Attique comme dans d'autres régions de la Grèce, lorsque le système tribal primitif se trouvait remplacé, l'apparence extérieure de l'ordre ancien était fidèlement reproduite dans l'ordre nouveau. Et lorsqu'un historien moderne considère « qu'inventer un système plus artificiel que les tribus et les trittyes de Clisthène pourrait bien dépasser les possibilités de l'imagination humaine 3 7 », on peut lui répondre que, quel que soit notre point de vue personnel, c'était pour les Grecs de cette époque la chose la plus naturelle du monde.

L'unité fondamentale du nouveau système était le démos, qui désignait à l'origine le campement d'un clan (Vol. I, pp. 326-327). Il était donc traditionnellement associé au clan, bien que, du fait de la dissolution du système clanal de la propriété de la terre, ce rapport se fût en grande partie effacé. La réforme de Clisthène consiste à grouper les hommes résidant dans chaque dème en un organisme indépendant ayant son chef élu (dèmarchos) et plusieurs fonctions, dont la tenue d'un registre où l'on portait le nom de chaque individu mâle dès qu'il était majeur. L'inscription sur ce registre donnait droit au titre de citoyen. Les premiers membres du dème furent les hommes adultes qui résidaient dans

3 7 . W A L K E R : i n Cambridge Ancient History, t. 4 , p . 1 4 3 .

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ses limites à l'époque où la nouvelle constitution fut adoptée. Mais pour les générations suivantes l'appartenance à un dème était un droit que l'on tenait de sa famille. Quel que soit son lieu de résidence, le fils appartenait au même dème que son père. Ainsi, avec le temps, cette unité devint un organisme groupant des gens vraiment liés entre eux, avec son chef, son activité et ses traditions. Clisthène n'aurait pas pu trouver de meilleur moyen de combler le vide laissé dans l'esprit des gens par la dissolution du clan. Les dèmes, dont le nombre total s'élevait environ à deux cents, étaient répartis en trente groupes, appelés trittyes, ou cantons. En tant que groupes de dèmes, le canton était à la phratrie ce que le dème était au clan. Il n'avait aucune fonction à remplir, c'était une unité purement géographique. Mais il fournissait aux promoteurs de la réforme une couverture qui leur permit d'introduire discrètement la disposition vraiment révolutionnaire du nouveau système. Sur ces trente cantons, dix se composaient de dèmes situés à l'intérieur ou aux abords de la ville, dix de dèmes, situés dans les districts côtiers, dix de dèmes situés à l'intérieur du pays. Le pourquoi de cette disposition devient clair lorsque nous considérons la façon dont les cantons se groupent en tribus. Il y avait eu jusque-là quatre tribus. Leur nombre passait maintenant à dix. Et chacune de ces dix tribus comprenait trois cantons, l'un de la ville, l'autre des régions côtières, le troisième de l'intérieur du pays. Ce qui signifiait que les habitants de la ville étaient représentés dans chaque tribu et que, toutes les assemblées se tenant dans la ville, leur situation leur permettait de réunir un nombre de voix supérieur, proportionnellement, à leur importance numérique. Par là, la classe moyenne des commerçants et des artisans s'assurait un avantage permanent sur les cultivateurs et les intérêts des campagnes se trouvaient subordonnés à ceux de la ville. L'augmentation du nombre des tribus était liée à une réforme du calendrier. On conservait l'ancien calendrier luni-solaire pour la vie religieuse de la communauté mais, pour les besoins de l'administration de l'Etat, on divisait l'année en dix périodes de trente-six ou trente-sept jours. En même temps le Conseil des Quatre Cents passait à cinq cents membres, chacune des dix tribus en fournissant cinquante. Et ces dix groupes de cinquante citoyens remplissaient à tour de rôle tout au long de l'année les fonctions de comité permanent du Conseil. Les membres du nouveau Conseil étaient tirés au sort, et la

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même méthode fut appliquée quelques années plus tard pour désigner les plus hauts magistrats de l'Etat, les archontes. Pendant quelque temps, toutefois, l'accession à l'archontat fut soumise à un cens, qui en excluait les classes inférieures. Cette restriction, qui montre bien que la révolution était l'œuvre des classes moyennes, ne fut supprimée qu'après une dure bataille en 456. Ainsi était mise en place, pour la première fois dans l'histoire, une constitution qui permettait à tout citoyen de participer au gouvernement de l'Etat. Et parce qu'elle s'inspirait des anciennes structures tribales, le peuple y vit la restauration de ses antiques droits, par quoi se trouvaient réconciliées les forces contradictoires de la précédente période.

Telle était la forme de la révolution démocratique, l'aspect sous lequel elle se présenta à la conscience de ceux qui se battirent pour elle et qu'elle inspira. Mais par son contenu elle était le contraire de ce qu'elle paraissait. Les démocrates triomphaient. Leurs espoirs s'étaient réalisés. Le résultat pourtant fut le contraire de ce qu'ils souhaitaient. En s'inspirant d'aussi près du modèle tribal la constitution nouvelle déguisait d'autant mieux le fait que les principaux obstacles au développement de la production marchande, et avec eux les derniers vestiges des rapports sociaux primitifs, se trouvaient éliminés. Les possesseurs de marchandises s'opposaient maintenant sur un pied d'égalité et jouissaient de la « liberté » du marché. Le mot d'ordre de la démocratie, isonomia, « égalité des droits civiques », considérée par ses tenants comme « le plus beau de tous les mots 3 8 », se révéla par la suite être un mot et rien de plus. Car selon la remarque d'un historien grec ultérieur, « l'égalité devant la loi ne sert à rien sans l'égalité des biens 3 9 », e t il ne pouvait pas y avoir d'égalité avec la propriété privée des marchandises. La conséquence c'est que, loin d'être résolue, la lutte de classe se fit plus violente. Au lieu de l'ancien conflit entre nobles et roturiers, tous membres de la communauté des hommes, il y eut conflit entre les esclaves et leurs propriétaires, les premiers étant à la fois les parias de la société et les producteurs de ses richesses. Cette contradiction, tout en ouvrant de nouveaux domaines à la connaissance, mit fin à la démocratie

3 8 . H É R O D O T E : l ivre 3 , § 8 0 . 6 .

3 9 . D I O D O R E D E S I C I L E : Histoire, l ivre 2 , § 3 9 .

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et créa dans la société et dans l'individu une séparation radicale entre la consommation et la production^entre la pensée et l'action : « A l'étape de la civilisation appartiennent toute la grandeur et la beauté jusqu'ici connues par l'homme, mais aussi la faille au cœur de la société humaine 4 0 . »

4 0 . T O R R : « P r o d u c t i v e F o r c e s : S o c i a l R e l a t i o n s » in Communist Review, m a i 1 9 4 6 , p . 1 6 .

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I I I

1. La justice sociale.

Solon meurt en 560-559, Anaximandre, peu après la chute de Sardes (546). Ils sont donc presque contemporains. Ayant renoncé à sa charge, Solon partit à l'étranger, parcourut de nombreux pays, notamment l'Ionie et la Lydie, où il a très bien pu rencontrer Anaximandre ou son maître, Thaïes. Il n'y a pourtant aucun lien direct entre son œuvre et la leur. Les traits communs sont l'effet, comme nous allons voir, d'un même point de vue de classe. Tous trois appartiennent à d'anciennes familles aristocratiques, dont les traditions remontent à l'âge de bronze, qui se sont engagées dans les opérations commerciales et par là sont devenues ce qu'on peut appeler une aristocratie mercantile, occupant une position intermédiaire entre l'oligarchie des propriétaires fonciers au pouvoir d'une part, et la masse du peuple de l'autre.

Pour la pensée primitive, société et nature ne faisaient qu'un. Thaïes et Anaximandre réussirent à séparer la nature de la société et à la donner pour une réalité extérieure existant indépendamment de l'homme. Parallèlement, Solon réussit à séparer la société de la nature et à la donner pour un ordre moral fondé sur des obligations propres à l'homme. Autrement dit, Anaximandre confère l'objectivité à la nature et Solon confère l'objectivité à la société. Ce qui révèle le mieux comment on y parvint c'est l'étude de l'évolution de la loi touchant l'homicide. Dans la société primitive, on n'établissait aucune distinction

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l ' idéologie démocra t ique

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entre un homicide volontaire ou accidentel, c'est-à-dire que l'on considérait que le délit tenait objectivement à la nature de l'acte et non à l'attitude subjective du délinquant. En même temps, on faisait une très nette différence entre le meurtre d'un membre du même clan et celui d'un homme appartenant à un autre clan. La procédure adoptée dans les deux cas (Vol. I, pp. 89-90, pp. 135-137) manifeste la solidarité interne du clan et l'antagonisme originel entre clans. Dans le deuxième cas, on évaluait objectivement le délit comme une perte de force de travail qu'il fallait réparer par compensation ou rétribution. Dans le premier cas, on traitait le délinquant exactement comme s'il avait contracté une maladie contagieuse, c'est-à-dire qu'il était banni (Vol. I, p. 226). Il risquait de contaminer tous ceux qui entraient en contact avec lui et de désorganiser le fonctionnement de l'ordre de la nature. Toute la Grèce, disait-on, avait souffert de la sécheresse à cause d'un meurtre qu'avait commis Pélops 1 . Le meurtre de son père par Œdipe fut la cause d'une peste et le meurtre de sa mère par Alcméon celle de très mauvaises récoltes 2. Dans YOrestie d'Eschyle, les Erinyes, personnifications myüiiques^jle la malédiction du clan, menacent

~cswî qui ont donné asiïe à leur victime de voir leurs récoltes frappées d'un terrible fléau et leurs femmes de stérilité 3 .

Lors de la transition de la tribu à l'Etat, ces pratiques et ces croyances furent adaptées de manière à ce que le jugement de l'homicide passe sous le contrôle du clergé aristocratique. La notion de pollution s'élargit au-delà du clan pour englober toute la communauté mais en même temps on en limita l'application par la nouvelle pratique de la purification, qui donnait au clergé la possibilité d'absoudre le coupable. Cela revenait à dire au peuple : Nous sommes tous de la même famille, tous fils de la mère patrie et l'homicide constitue donc un délit contre toute la communauté, qui doit être du ressort des autorités reconnues. Telle était la situation lorsqu'on fit appel à Solon pour réformer la constitution. Sa législation donnait à chaque citoyen le droit d'engager des poursuites pour des délits commis aux dépens de ses concitoyens, même s'il n'était pas personnelle-

1 . A P O I X O D O R E d ' A t h è n e s , 2 . 1 2 . 6 . 2 . Ibid., 3 . 7 . 5 . n y e u t u n e é p o q u e o ù l a m o r t a l i t é in fant i l e é ta i t e n d é m i q u e c h e z l e s A i g i d e s d e Sparte , q u i d e s c e n d a i e n t d e s K a d m e i o i , e t i l s n e furent guér i s qu 'après qu' i l s e u s s e n t f o n d é u n sanc tua ire e n l ' h o n n e u r d ' Œ d i p e e t d e s E r i n y e s d e L a ï u s Q K R O D O T E : l ivre 4 , § 1 4 9 ) .

3 . E S C H Y L E : Eumênides, v . 7 8 1 - 7 9 6 : v . 7 7 8 - 7 9 2 .

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ment victime, et chaque citoyen pouvait faire appel à l'Assemblée contre les arrêts des magistrats. Il voulait que « ceux qui n'étaient pas victimes ne se préoccupent pas moins que les victimes de punir les coupables 4 » et créer par là une communauté « unanime dans l'amour et la haine 5 ». Ces décrets et l'esprit qui les animait furent plus tard considérés comme des principes essentiels de la démocratie. Il s'ensuit que la cause de la bonne ou de la mauvaise fortune n'est ni naturelle ni surnaturelle mais sociale : « L'anarchie entraîne pour la cité de graves difficultés, tandis que le respect de la loi rend toute chose nette et propre, entrave constamment le criminel, calme les emportés, s'oppose aux excès, rabaisse l'orgueil et fait se faner les fleurs de la ruine 6 . » Les « fleurs de la ruine » c'est la moisson que l'on rentre lorsque les Erinyes ont jeté un sort sur la récolte. C'était l'ancienne conception. Ce que Solon veut dire ici c'est qu'avec la coopération active de tous ses membres, le bien-être de la société peut être assuré par un système de contrôle interne. En disant cela, il n'exclut évidemment pas les dieux, mais il entend que telle est la volonté des dieux et que si la cité connaît des jours sombres, la faute incombe aux citoyens eux-mêmes : « Jamais notre cité ne périra par une décision de Zeus ou par la volonté des immortels, tant est grande la protection que nous accorde Athéna, qui veille sur nous et étend sur nous les mains. Mais ce sont les citoyens eux-mêmes qui volontairement la détruisent par leur folie et l'attrait de l'argent et les buts injustes des chefs du peuple, eux qui cèdent si volontiers à l'orgueil qui conduit au désastre?. »

Mais pourquoi les citoyens furent-ils assez pervers pour aller contre leur propre intérêt? En affrontant ce problème, qui se posait nécessairement à lui du fait de l'impuissance de ses réformes à mettre fin aux luttes entre les citoyens, Solon révèle la contradiction fondamentale de la démocratie antique telle qu'il la conçoit du point de vue de sa classe. Il a fixé une limite à l'anarchie mais il lui faut bien admettre que les richesses « n'ont pas de limite ». Il a fondé l'égalité devant la loi (isonomià) mais pas l'égalité de la propriété (isomoiria). Au contraire, il s'est obstinément opposé à l'exigence paysanne d'un nouveau partage des terres. Bien plus, en soumettant l'accès aux charges publiques à toute une échelle de condi-

4 . P L U T A R Q U E : « V i e d e S o l o n », i n Vies parallèles, § 1 8 .

5 . E S C H Y L E : Euménides, v . 9 8 5 - 9 8 7 .

6 . S O L O N : f r a g m e n t 3 , v . 3 2 - 3 5 .

7 . Ibid., 3 , v . 1 - 8 .

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tions censitaires, il a assuré aux riches une puissance politique qui est précisément fonction de ce facteur dont il reconnaît qu'il échappe à tout contrôle : « Beaucoup d'hommes mauvais sont riches et beaucoup d'hommes de valeur sont pauvres. Nous n'échangerons pourtant pas l'honnêteté contre la richesse, car l'honnêteté est quelque chose de sûr, alors que la richesse passe constamment d'un homme à un autre 8 . »

En conséquence, tandis que la vendetta tribale et la malédiction héréditaire avec leur cortège de calamités naturelles ont été supprimées, la communauté est maintenant travaillée par une force nouvelle, la circulation de l'argent, qui libère un nouveau conflit entre forces contraires, conflit qui oppose pauvres et riches. Les riches exploitent les pauvres jusqu'à ce qu'ils s'appauvrissent eux-mêmes en voulant obtenir toujours plus. Les pauvres se révoltent et volent les riches pour subir à leur tour le même sort. Ainsi, exactement comme dans l'univers d'Anaximandre, ils « se rendent réparation pour leurs méfaits réciproques selon l'ordre du temps » (p. 169).

Dirigeant de la nouvelle classe moyenne, Solon adopte une position intermédiaire entre les paysans et les propriétaires, accordant aux premiers le pouvoir qui à ses yeux leur suffit et conseillant aux seconds la modération, n'accordant ni aux uns ni aux autres une injuste suprématie. Lorsqu'il devient clair que sa médiation a échoué, il a recours à l'argument selon lequel les vraies richesses ne sont ni matérielles ni objectives mais spirituelles et subjectives : « L'homme qui a des mulets, des chevaux, de grands terrains couverts de blé, beaucoup d'argent et beaucoup d'or est aussi riche que celui qui ne possède une sensation de bien-être au ventre, aux flancs et aux pieds 9 . »

Ce paradoxe, soutenu par le pionnier de la démocratie athénienne, en laisse prévoir l'effondrement final. S'il en est ainsi, pourrait-on soutenir, la condition humaine n'est pas meilleure que celle des animaux. Elle est même pire, car ces derniers ignorent les ambitions insatisfaites et leur tourment. C'est la conclusion que tirera en propres termes un poète athénien, quelque trois siècles plus tard, lorsque la lutte entre riches et pauvres sera devenue plus violente que jamais : « Trois fois bienheureuses sont les bêtes qui n'ont pas de raison en ces domaines, pas de problèmes ni aucune autre chose inutile et

8. S O L O N : f r a g m e n t 4, v . 9-12.

9 . Ibid, 1 4 .

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dangereuse. Leur loi c'est leur propre nature; mais la vie de l'homme dépasse ce qu'il peut supporter : il est l'esclave de son imagination, il a inventé les lois 1 0 . »

2. Moira et métron.

Dans le premier volume de ces recherches, il fut montré que la notion de moira remontait au communisme primitif, où chaque membre de la communauté recevait sa juste part du produit de son travail collectif. Personnages mythiques, les Moirai représentaient les ancêtres féminins du clan matriarcal, et, selon la tradition, elles défendaient cette égalité des droits. Parallèlement, les Erinyes n'étaient à l'origine rien d'autre que ces mêmes ancêtres sous leur aspect négatif, ayant pour fonction de punir ceux qui ne respectaient pas les règles ancestrales personnifiées par les Moirai. Il fut également montré que, dans la période de transition de la société tribale à l'Etat, ces personnages furent rattachés et subordonnés à Zeus, qui représente la royauté, et plus tard à Dike (Vol. I, pp. 345-346). Nous sommes maintenant en mesure de mieux saisir la signification de Dikè. L'évolution du mot lui-même a déjà été examinée : 1° « chemin »; 2° « coutume »; 3° « vengeance » ou « punition »; 4° « jugement »; 5° la déesse de la justice; 6° l'idée abstraite de justice (Vol. I, pp. 134-135). Les deux derniers sens apparaissent pour la première fois dans la poésie d'Hésiode et de Solon. La signification du remplacement des Erinyes par Dikè ressort très nettement du passage suivant de Solon : « Les hommes sont tentés de s'enrichir par des actes injustes. Ils se volent et se dépouillent sans épargner les biens sacrés ou publics et sans prendre garde aux terribles fondements de la justice, qui note en silence tout ce qui se produit et ce qui était auparavant, et vient immanquablement à son heure tirer vengeance. Alors enfin la cité tout entière connaît une incurable maladie et tombe bientôt dans la servitude, d'où naissent la guerre et les luttes intestines, si bien que beaucoup périssent dans la fleur de la jeunesse H . »

1 0 . P H I L E M O N : f r a g m e n t 9 3 (éd . M e i n c k e , c o m i c o r u m g r a e c o r u m f r a g m e n t a 1 8 4 7 ) .

1 1 . S O L O N : f r a g m e n t 3 , v . 1 1 - 2 0 .

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Ainsi, Dikè intervient dans les affaires humaines pour châtier les coupables et son intervention affecte toute la communauté et entraîne mort d'homme. Elle agit donc en tout point comme les Erinyes, à une différence près : la maladie qu'elle inflige n'est pas physique mais sociale; ce n'est pas une épidémie ou la famine mais l'oppression et la guerre civile.

Nous pouvons donc dire que Dikè protège l'ordre nouveau comme les Erinyes protégeaient l'ancien. Les Erinyes punissaient les violations de Moira, et Dikè punit les violations de Métron. Qu'est-ce que Métron? Sous le règne de l'aristocratie terrienne, ceux qui travaillaient la terre devaient payer au chef une part de leur produit. Dans les poèmes homériques, le mot métron n'est employé que dans les sens concrets de bâton pour arpenter ou de quantité mesurée de blé, d'huile ou de vin. Mais chez Hésiode, il est aussi employé pour désigner une abstraction morale : « la juste mesure » ou « la modération 1 2 ». Les nouveaux rapports de production trouvaient leur reflet dans un principe moral qui en retour leur conférait une justification apparemment extérieure. Donc Métron est la nouvelle forme de Moira, l'accent étant mis maintenant sur l'aspect négatif : « rien de trop », comme disait le proverbe. Les mots « connais-toi toi-même », inscrits sur le temple de Delphes, avaient le même sens : l'homme doit prendre conscience de ses limites et ne pas s'exposer au châtiment qu'entraîne la volonté de s'égaler aux dieux. Cette conception condamne nécessairement les grandes espérances et les hautes ambitions. Ainsi, alors que Moira avait désigné la « part » égale qui revenait de droit à chaque homme, Métron signifie qu'il a droit à une « mesure » limitée, qu'il ne doit pas dépasser. Telle était la conception aristocratique.

Solon en donna une nouvelle interprétation afin de lui rendre un peu de son aspect positif. Par sa réforme, nous avons vu qu'il affirmait avoir donné au peuple « le pouvoir nécessaire » pour empêcher les propriétaires de l'acculer aux réactions extrêmes. D'une manière générale, il croyait que l'application de ce principe pouvait permettre non pas certes d'éliminer le conflit mais du moins d'en garder le contrôle. « Comme il est difficile », dit-il dans un de ses fragments, « de découvrir la mesure cachée d'intelligence qui seule maintient la limite des choses 1 3 ». Le contexte est perdu, mais le

1 2 . H É S I O D E : Les Travaux et les Jours, v . 6 9 4 .

1 3 . S O L O N : f r a g m e n t 1 6 .

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sens est clair. C'est une attitude rationnelle devant la lutte de classes. Si l'on peut amener les classes antagonistes à comprendre qu'un conflit sans frein ne peut conduire qu'à leur ruine commune, alors dans leur propre intérêt elles lui fixeront une limite. C'était une illusion. Il avait limité l'oppression politique mais nullement l'exploitation économique et par là l'oppression politique réapparut de nouveau. Il l'a lui-même reconnu : « Les richesses n'ont pas de limite 1 4 . » Par cet aphorisme, en dépit de sa conception subjective de la valeur, il exprime une vérité économique objective : « La circulation simple — vendre pour acheter — ne sert que de moyen d'atteindre un but situé en dehors d'elle-même, c'est-à-dire l'appropriation de valeurs d'usage, de choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l'argent comme capital possède au contraire son but en elle-même; car ce n'est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n'a donc pas de limite 1 5 . »

Avant de suivre l'évolution ultérieure de ces idées, il nous faut voir comment dans cette même période la conception tribale de la Moira se trouvait réinterprétée par les masses populaires. Les paysans attiques vendus comme esclaves n'eurent pas d'Arnos, mais, unis aux artisans, ils jouèrent un rôle actif dans la révolution démocratique et donc apportèrent leur contribution propre à l'idéologie de la démocratie.

3. L'orphisme.

« Les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque 1 6 . » Les idées de la classe opprimée sont toujours étouffées et déformées par la classe

1 4 . S O L O N : fragment 1, v. 71. 1 5 . M A R X : Le Capital, l ivre 1 , t. 1 , p . 1 5 6 ; cf. A R I S T O T E : La Politique, l ivre 1 , c h a p . 9 , p a r a g r a p h e 1 3 . « D e m ê m e q u e c h a q u e art q u i n 'es t p a s u n m o y e n e n v u e d 'une f in m a i s u n e f in e n l u i - m ê m e n e c o n n a î t p a s d e l imi te d a n s s e s b u t s , p a r c e qu' i l c h e r c h e à a p p r o c h e r t o u j o u r s d e p lus près sa f in , t a n d i s q u e c e u x d e s arts q u i s 'a t tachent a u x m o y e n s e n v u e d 'une f in n e s o n t p a s i l l imi tés , p u i s q u e , l eur b u t i m p o s e u n e l imite , d e m ê m e p o u r l 'argent : i l n 'y a p a s d e l i m i t e à s o n b u t , q u i cons i s t e e n r i chesse d e c e genre , e n p o s s e s s i o n d'argent . » 1 6 . M A R X - E N G E L S : L'idéologie allemande, Ed i t , s o c i a l e s , b i l i n g u e , 1 9 7 2 ,

p . 1 4 5 .

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dominante, sauf dans les périodes révolutionnaires, lorsquelles sont en train de devenir les idées dominantes. De plus, puisque la société de classe repose sur la division entre travail manuel et travail intellectuel, les idées de la classe opprimée sont plutôt pratiques, concrètes et subjectives que théoriques, abstraites et objectives. Comme nous l'avons vu, la naissance de la philosophie de la nature, en Grèce comme en Chine, impliquait certains progrès intellectuels — en particulier, la capacité d'abstraire et d'objectiver — que seule pouvait faire une classe ayant des loisirs parce qu'elle ne participait pas au travail productif. Comme nous le verrons plus loin, cette séparation entre la théorie et la pratique atteignit rapidement un point tel que la théorie elle-même tendit à décliner, coupée qu'elle était de ses racines dans le processus de production. L'un des traits caractéristiques d'une période révolutionnaire, important du double point de vue de l'idéologie et de la politique, c'est qu'une fraction de la classe dominante, particulièrement la partie de cette classe qui s'intéresse aux problèmes théoriques de son évolution, passe aux côtés de la nouvelle classe révolutionnaire et joue un rôle actif dans la formulation de la nouvelle idéologie 1 7 . De cette façon la nouvelle classe dominante reprend et développe tout ce qui est valable dans les idées anciennes en même temps qu'elle exprime ses propres idées, jusqu'alors étouffées et déformées. La nouvelle idéologie est élaborée à partir de ces deux sources et atteint à l'unité dans la mesure où la nouvelle classe elle-même est unie. Toutefois nous trouvons généralement dans ces périodes non pas une seule classe opprimée mais deux, l'une qui dirige la révolution et l'autre qui est amenée à s'y rallier. Dans ces conditions, ce sont les idées de la classe révolutionnaire dirigeante qui dominent, idées qui sont très proches de celles de l'autre classe de l'alliance, car à vrai dire elles en sont issues exactement comme la classe dirigeante elle-même s'est différenciée de l'autre au cours du développement du mode de production.

Si nous utilisons ces considérations pour la période examinée, nous pouvons distinguer dans la pensée démocratique trois courants principaux. Le premier, représenté à Milet par Anaximandre et à Athènes par Solon, est formé de l'ancienne tradition aristocratique transformée et développée par la fraction de l'aristocratie qui a lié son sort à celui de la nouvelle classe commerçante. Ce courant a été étudié. Le second, expri-

1 7 . M A R X - E N G E L S : Manifeste du Parti Communiste, Ed i t , soc ia l e s , b i l ing u e , 1 9 7 2 , p . 5 9 .

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niant les traditions et les aspirations de la paysannerie ruinée n'est, en raison même de sa nature, représenté par aucun nom célèbre. Mais on peut l'étudier dans les cultes mystiques associés au personnage mythique d'Orphée. Cette étude nous occupera jusqu'à la fin du présent chapitre. Le troisième courant, que l'on peut considérer comme la synthèse des deux autres, c'est le Pythagorisme.

Dans le cadre de sa politique qui cherchait à mobiliser le peuple derrière lui dans la lutte contre l'ancienne noblesse, Pisistrate encouragea officiellement les cultes de Dionysos, qui prenaient alors de nouvelles formes, bien que par leurs origines ils fussent très anciens — antérieurs en réalité à la divinité dont ils portaient le nom, puisqu'ils remontent à la magie agraire primitive. Il était normal que de tels cultes eussent survécu dans la paysannerie, qui cultivait la terre, et non dans l'aristocratie, qui en était propriétaire.

Pisistrate ne fut pas le premier tyran qui poursuivit cette politique. Périandre de Corinthe avait accueilli à sa cour un poète, Arion, originaire de Methymne de Lesbos, qui inventa sous son patronage le dithyrambe, forme d'ode chantée, adressée à Dionysos. L'histoire d'Arion est rapportée par Hérodote 1 8 . Après un long séjour à la cour de Périandre, il s'en va en Occident, où il s'enrichit considérablement. Désirant retourner à Corinthe, il loue un bateau corinthien et embarque à Tarente, en Italie du Sud. Pendant la traversée, les marins se préparent à le tuer pour s'emparer de son argent. Arion découvre leur projet et les implore de lui laisser la vie sauve. Ils refusent mais, curieux d'entendre un chanteur aussi célèbre, ils acceptent de le laisser sauter par-dessus bord après avoir chanté une dernière chanson. Revêtu de son costume rituel, il prend sa lyre, chante sa chanson et saute à l'eau. Un dauphin l'y attendait qui le transporte sain et sauf jusqu'au rivage du Cap Ténare.

Ce n'est pas un récit historique mais un mythe. Dionysos lui-même passait pour avoir été enlevé par des pirates 19; et dans un autre mythe, basé sur le rituel, il se jetait à la

1 8 . H É R O D O T E : l ivre 1 , p a r a g r a p h e s 2 3 - 2 4 .

1 9 . H O M È R E : Hymne à Dionysos, cf. A P O L L O D O R E , 3 . 5 . 3 : « D i o n y s o s l o u a u n b a t e a u a p p a r t e n a n t à d e s p ira te s t yrrhén iens p o u r qu' i l l e t r a n s p o r t e d'Icarie à N a x o s . I ls l ' e m m e n è r e n t a u - d e l à d e N a x o s e t m i r e n t l e c a p sur l ' A s i e m i n e u r e o ù i l s a v a i e n t l ' in tent ion d e l e v e n d r e . M a i s il c h a n g e a l e s r a m e s e t l e m â t e n serpent s , r e m p l i t l e n a v i r e d e l ierre et d 'une m u s i q u e d e f lû te s , s i b i e n q u e l e s p irates d e v i n r e n t f o u s , s e jetèrent à l ' e a u e t s e c h a n g è r e n t e n d a u p h i n s .

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mer 2 0 . La tête d'Orphée fut jetée dans un fleuve, l'Hèbre, après qu'il eut été dépecé par les Bacchantes sur le mont Pangée 2 1 . Le cap Ténare était l'une des entrées de la demeure d'Hadès, et c'est par là qu'Orphée descendit chercher sa femme Eurydice 2 2 . Mais, bien que mythique, la légende a un décor historique. Corinthe fut probablement la première cité du continent à voir s'établir une tyrannie et à cette époque Lesbos aussi était gouvernée par un dictateur, Pittacos. Une tradition rapportait que la tête d'Orphée avait échoué sur les rivages de Lesbos et qu'on l'avait préservée comme une relique sacrée. A Méthymne de Lesbos, la ville natale d'Arion, on rapporte que des pêcheurs ont relevé dans leurs filets un masque en bois d'olivier représentant la tête de Dionysos 2 3 . Enfin, les pièces les plus anciennes de Tarente, où Arion s'est embarqué pour son voyage de retour, portent le dessin d'une forme humaine chevauchant un dauphin 2 4 . Ces pièces datent de l'époque de Pythagore. La conclusion qui ressort de ces données c'est que le mouvement orphique partit de Thrace et gagna dans le sillage du commerce Lesbos et Corinthe, et de là l'Italie et la Sicile. Ce qui correspond aux traditions se rapportant à Orphée lui-même, qui s'accordent toutes à le présenter comme natif de Macédoine ou de Thrace 2 5 . Les Orphiques étaient représentés à Athènes à l'époque de Pisistrate qui protégeait leur chef, Onomacritos, auteur d'un livre intitulé Initiations (Vol. I, p. 571). On ne peut pas prouver que le mouvement soit venu en Attique directement de la Thrace. Mais, compte tenu des attaches du tyran avec le mont Pangée, cela n'est pas improbable, surtout lorsque nous découvrons qu'il y avait dans le village minier de Semachides un sanctuaire de Dionysos, appelé le Sémacheion, et qu'une tradition locale parlait de l'arrivée du dieu en cet endroit 2 6 . L'hypothèse selon laquelle le mouvement serait né dans la paysannerie se trouve encore confirmée par une comparaison de la littérature orphique et des poèmes d'Hésiode. A Homère les poètes orphiques ne doivent presque rien, mais leur dette envers Hésiode est importante. Ce qui est significatif car, petit paysan lui-même, Hésiode composait ses poèmes avant tout à l'intention de la paysannerie.

2 0 . H O M È R E : Hymne à Dionysos, cf. A P P O L L O D O R E , 6 , 1 3 0 - 7 .

2 1 . K E R N : Ophicorum fragmenta, Ber l in , 1 9 2 2 , p p . 3 3 - 4 0 .

2 2 . Ibid., p . 6 5 . 2 3 . P H I L O S T R A T E : Les Héroïques, 2 . 3 6 ; P A U S A N I A S : l ivre 1 0 , § 1 9 . 3 .

2 4 . S E L T M A N : A B o o k o f G r e e k C o i n s , L o n d r e s , 1 9 5 2 , p . 1 1 . 2 5 . K E R N : ouv. cité, p p . 1 0 - 1 3 .

2 6 . P H I L O C H O R E : f r a g m e n t 7 8 .

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Les Orphiques avaient leur propre théogonie, avec plusieurs versions différentes, mais sa parenté avec celle d'Hésiode est manifeste. Au commencement était le Temps. Puis naquirent Ciel (Ether) et le Vide, et à partir d'eux Temps façonna un œuf d'argent, dont sortit Phanès ou Amour. Zeus a les mêmes parents que chez Hésiode mais, lorsqu'il s'est emparé du pouvoir, il avale Phanès et s'identifie ainsi avec lui. Persephone lui donne un fils, Dionysos, dont les Titans s'emparent encore enfant et qu'ils dévorent après avoir rompu son corps. On représentait cet épisode du mythe dans le rituel orphique et Yomophagia, forme de sacrement totémique, au cours duquel les initiés, qui normalement suivaient un régime végétarien, mangeaient la chair crue d'un taureau. Lorsque Zeus découvre le forfait des Titans, il les frappe de la foudre et le dieu assassiné ressuscite, le détail de cet épisode variant selon les versions. Lorsque la foudre frappe les Titans, ils sont encore pleins du sang de leur victime. C'est de ce mélange de cendres et de sang que naît la race humaine. C'est pourquoi la nature humaine est à la fois bonne et mauvaise : elle est divisée 2 7 . Dans leur conception de la justice également, les Orphiques suivaient Hésiode. Dans Les Travaux et les Jours, Dikè est assise à la droite de Zeus et attire son attention sur la méchanceté des nobles qui rendent des sentences torses 2 8 . Les écrits orphiques nous la montrent de même à côté du trône de Zeus regardant du haut du ciel et surveillant la vie de l'homme 2 9 . Enfin la conception de l'Amour comme puissance créatrice qu'on trouve chez Hésiode est développée en opposition directe à la pensée aristocratique. Pour la noblesse l'amour était dangereux car il impliquait le désir, l'ambition, l'insatisfaction. La pensée aristocratique avait tendance à diviser, à maintenir les distances. Pour les Orphiques l'amour était objet de vénération car il accomplissait la réunion de ce qui avait été séparé et redonnait ce qui s'était perdu. Dans la philosophie d'Empédocle, qui partage beaucoup des idées orphiques, c'est l'Amour qui réalise l'unité du monde, la Lutte qui le divise de force, et le monde connaît son état le meilleur lorsque l'Amour l'emporte sur la Lutte. La pensée populaire avait tendance à unir. L'essence de l'Orphisme est dans ses enseignements mystiques, issus de la magie agraire et, en dernière analyse, de l'initiation

2 7 . Orphicorum fragmenta, n ° 2 2 0 , n ° 2 3 2 . 2 8 . H É S I O D E : Les Travaux et les Jours, v . 2 5 4 - 2 6 0 . 2 9 . P s e u d o - D é m o s t h è n e , 2 5 , 11 ( K E R N : ouv. cité, p . 9 4 ) .

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primitive. Dans les mystères orphiques, comme dans ceux d'Eleusis, du christianisme et en fait de toutes les religions mystiques, la forme de l'initiation primitive est reprise et dotée d'un contenu nouveau. Le but de l'initiation primitive avait été la préparation de l'adolescent à la vie réelle (Vol. I, p. 45). Le but de l'initiation mystique est la préparation du candidat à l'autre monde et non à celui d'ici-bas, à la mort et non à la vie. Dépouillés de leurs droits élémentaires, les exploités et les expropriés se détournent par désespoir du monde réel et entretiennent l'espoir de retrouver l'héritage perdu dans un au-delà illusoire (Vol. I, p. 347). Comme arme idéologique dans la lutte des classes, un mouvement mystique de ce genre a deux aspects contradictoires. D'une part, dans la mesure où il est l'expression d'une misère réelle et la protestation contre cette misère, une direction révolutionnaire peut le transformer en un mouvement politique doué d'une conscience de classe. D'autre part, en l'absence de cette direction, il peut tout aussi bien devenir aux mains de la classe dominante un instrument servant à détourner l'attention de la lutte véritable et à perpétuer la misère dont il est issu. Dans l'Attique du sixième siècle, la première tendance est représentée par l'Orphisme, qui se distingue des mystères d'Eleusis par ses origines plus directement populaires et son indépendance à l'égard de l'Etat. Mais pendant le siècle suivant il perd cet aspect positif et n'est plus qu'un culte mystique parmi d'autres — comme ceux d'Eleusis, de Bendis, d'Attis — se faisant concurrence pour offrir des recettes garanties qui assurent votre salut dans l'autre monde.

Selon la doctrine orphique, la vie est une pénitence par laquelle l'homme expie le péché des Titans. La partie immortelle de l'homme est contenue dans la partie mortelle : l'âme est prisonnière du corps. Le corps est le tombeau de l'âme 3 0 . Nous sommes la propriété des dieux, qui nous délivreront, quand ils l'auront décidé, de la prison de la vie 3 1 . La vie tout entière est une préparation de la mort. Ce n'est que par la mort que l'âme peut espérer s'évader de sa prison et être délivrée des vices du corps. La vie est la mort et la mort est la vie 3 2 . Après la mort l'âme est soumise à un jugement. Si elle est incurablement corrompue par le corps, elle est condamnée à un tourment éternel dans les prisons souterraines

3 0 . P L A T O N : Gorgias, 4 9 2 - 4 9 3 , Cratyle, 4 0 0 c; E U R I P I D E , f r a g m e n t 3 8 ; P H I L O L A O S , B 14 ( E d . D i e l s K r a n z ) . 3 1 . P L A T O N : Phédon 6 2 d. 3 2 . E U R I P I D E : f r a g m e n t 6 3 8 .

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du Tartare. Si elle peut guérir, elle est purifiée et châtiée puis renvoyée sur terre pour y subir à nouveau sa pénitence. Lorsqu'elle a vécu trois vies sans être souillée par le corps, elle est à jamais délivrée et va rejoindre au ciel la compagnie des bienheureux 3 3 . Tel est l'état de la doctrine que nous trouvons chez Platon. Il a dû falloir un certain temps pour qu'elle trouve sa forme définitive et sans aucun doute, au sixième siècle, elle était encore rudimentaire. Mais un fil rouge la parcourt : l'idée que l'homme est à dieu et le corps à l'âme ce que l'esclave est à son maître. L'âme est de droit le chef et le maître, le corps est le sujet et l'esclave 3 4 . Ce dualisme est nouveau dans la \ pensée grecque. Nulle part dans la philosophie de Milet ou j dans les poèmes homériques ne se rencontre quelque chose qui l corresponde à cette conception d'une différence générique j entre l'âme et le corps, l'une pure et divine, l'autre cor- | rompue et mortelle. L'origine sociale de cette conception a / déjà été indiquée en termes généraux. Nous allons maintenant la préciser par l'examen du symbolisme traditionnel utilisé pour exposer cette doctrine.

4. Les origines du dualisme.

C'est précisément à cette époque, où sont emportés les derniers vestiges de la société tribale, que surgit aux côtés de j Moira le personnage orphique d'Anankè. La traduction habi- j ruelle de ce mot est « nécessité », ce qui convient dans de >. nombreux passages, mais le sens précis, plus concret, est : j « obligation » ou < coercition ». Dans la littérature, Anankè apparaît pour la première fois dans les écrits d'Heraclite et de Parménide qui subirent tous deux l'influence de l'Orphisme. Heraclite groupe Anankè et Moira ensemble et les tient pour virtuellement identiques. Parménide confère les mêmes attributs à Moira, Dikè et Anankè 3 5 . Un siècle plus tard, dans

3 3 . P I N D A R E : f r a g m e n t 1 2 9 - 1 3 3 ; P L A T O N : Phédon, 7 0 c, 107 c - 1 1 4 c, Phèdre, 2 4 8 c-d. 3 4 . P L A T O N : Phédon, 6 2 b - d . 35 . H E R A C L I T E : f r a g m e n t A 8 ( éd . D i e l s K r a n z ) ; P A R M É N I D E : f rag m e n t 1, v . 14 , v . 2 8 ; 8 . v . 1 4 ; v . 3 0 , v . 3 7 ; 1 0 . v . 6 (éd . D i e l s K r a n z ) ; vo l . 1, p . 3 4 5 .

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La République de Platon, Anankè détrôna Moira et se trouve même dotée de sa quenouille 3 6 . Dans toute la littérature grecque, depuis Homère, l'idée d'Anankè, « obligation », et celle de douleia, « esclavage », sont intimement liées, la première s'employant constamment pour désigner à la fois l'état d'esclave et les durs travaux et les tortures que subissaient les esclaves 3 7 . Le spectacle des esclaves attelés pour des transports ou peinant par équipes, sous le fouet, suggérait l'image d'un joug ou d'un attelage de bœufs. C'est pourquoi zygon, le joug, est la métaphore qu'on associe traditionnellement à la fois avec douleia et avec anankè 3 8 . Sur une peinture orphique du monde souterrain nous voyons Sisyphe, le pécheur condamné, qui pousse sa pierre vers le haut, tandis qu'au-dessus de lui, brandissant le fouet, se tient le gardien d'esclaves Anankè 3 9 . Anankè incarne le principe selon lequel les membres de la société qui travaillent n'ont pas droit à leur part du produit de leur travail et ne reçoivent que le minimum indispensable pour qu'ils continuent à travailler. Lorsque Moira devient Anankè elle se transforme en son contraire. Voici l'une des formules que les Orphiques apprenaient pour la réciter dans l'autre monde : « J'ai fui la roue du malheur Et atteint de mes pieds agiles la couronne tant désirée 4 0 » . Le deuxième vers reprend l'idée, qui vient de l'initiation primitive, que la vie est une épreuve ou une course (Vol. I, p. 48). Mais c'est le premier qui nous intéresse ici. Dans la Roue de la naissance, le Destin ou la Nécessité, comme on pouvait également l'appeler, nous reconnaissons le cycle toté-mique de la naissance et de la mort. Mais le concept primitif a été modifié et un symbole contemporain l'exprime : la roue était un instrument de torture utilisé pour punir les esclaves

3 6 . P L A T O N : La République, 6 1 6 c. 3 7 . Ibid., l i vre 6, 4 5 8 ; T Y K T É B : f r a g m e n t 5 , v . 2 (vo ir é d . J. D e f r a d a s , L e s é l é g i a q u e s g r e c s ) ; E S C H Y L E : Agamemnon, v . 1 0 2 6 - v . 1 0 4 2 , v . 1 0 5 5 -v. 1 0 7 1 ; Les choéphores, v . 7 4 - 7 6 - v . 7 6 - 7 7 ; Les Perses, v . 5 8 7 - 5 9 0 ; E U R I P I D E : Hécube, v . 1 2 9 3 - 1 2 9 5 e tc . ; H É R O D O T E : l ivre 1, § 116; A N T I P H O N , § 6 2 5 e t c .

3 8 . E S C H Y L E : Agamemnon, v . 2 1 8 - v 2 2 8 ; Prométhée enchaîné, v . 1 0 7 -1 0 8 , v . 6 9 8 - 6 9 9 - v . 6 7 1 - 6 7 2 ; S O P H O C L E : Philoctète, v . 1 0 2 5 ; E U R I P I D E :

Oreste, v . 1 1 3 0 ; cf. E S C H Y L E : Agamemnon, v . 9 4 4 - v . 9 5 3 , v . 1 2 2 5 -v. 1 2 2 6 ; S O P H O C L E : f r a g m e n t 5 3 2 (vo ir Tragicorum graecorum fragmenta, é d . A . N a u c k ) e t c . 3 9 . G U T H R I E : Orpheus and Greek Religion, L o n d r e s , 1 9 3 5 , p . 2 0 9 . 4 0 . Orphicorum fragmenta, 3 2 c 6-7; T H O M S O N : « T h e W h e e l a n d t h e C r o w n » i n classical Review, t. 5 9 , p . 9 .

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qu'on y attachait par les mains et les pieds 4 1 . Ainsi, échapper à la roue de la naissance c'était fuir les souffrances de la condition de mortel.

Gardant ces idées en mémoire, essayons maintenant de nous représenter les conditions de travail dans les mines d'argent du Laurion.

Voici la description qu'en donne Frazer : « Voici comment se présentent les monts du Laurion; ils s'étendent sur environ 18 kilomètres du nord au sud, et sur 8 kilomètres de l'est à l'ouest. Par endroits, les puits et les galeries des anciennes mines d'argent font penser à une termitière et partout l'on peut voir des tas de scories et les mines des fourneaux. On a compté plus de 2 000 anciens puits. Les uns sont verticaux et leur profondeur varie de 20 à 120 mètres. Sur le côté de ces puits verticaux, il y a des trous où venaient probablement se fixer des échelles. D'autres puits sont obliques et l'on y a taillé des marches. La forme des puits est presque toujours carrée et ils mesurent environ 1,80 m de large. A une profondeur de 25 à 40 m, c'est le départ des galeries. Le plafond de ces galeries est soutenu par des piliers qui consistent soit en morceaux de rocher de l'endroit qu'on a laissés là, soit en pieds-droits construits. Comme les piliers en rocher du pays contenaient du minerai, la cupidité des propriétaires les poussait à les supprimer. Cette pratique dangereuse était au regard de la loi un crime passible de la peine de mort, et du temps de l'orateur Lycurgue la peine capitale fut infligée à un certain Diphilos, qui s'était enrichi par ce procédé éhonté. Sur le côté des puits comme des galeries on peut voir des niches pour les lampes; certaines des lampes des mineurs, faites d'argile, ont été retrouvées et sont exposées dans le petit musée d'Ergastiria (ou Lavrion comme on appelle la ville moderne). Les anciens remarquèrent l'atmosphère dangereuse des mines du Laurion et des puits d'aération y furent installés dont certains, retrouvés, descendent à des profondeurs de 50 à 70 mètres. Il semble que le minerai était remonté à la

4 1 . P L A T O N : Menon, 5 0 9 c; L U C I E N : Dialogues des Dieux, 6 -5 ; A N A -

C R É O N 5 4 - 7 ; A R I S T O P H A N E : La Paix, v . 4 5 2 ; Platon, 8 7 5 ; A N D O C I D E :

Sur les Mystères, § 4 3 (vo ir é d . B u d é , L e s B e l l e s Let tres , 1 9 6 0 ) ; A N T I

P H O N : Sur le meurtre d'Hérode, § 4 0 (vo ir é d . B u d é , L e s B e l l e s Le t t re s , 1965 ) ; D É M O S T H È N E , 3 9 , § 4 0 ; P L U T A R Q U E : Morales, § 19 c, § 5 0 9 c , cf. P L A T O N : La République, 3 6 1 e ; Gorgias, 4 7 3 c ; Orphicxrum fragmenta n ° 2 4 0 ; D I O G È N E L A Ë R C E : l ivre 8 , § 1 4 .

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surface en partie par des machines, en partie par des esclaves 4 2 . » Faut-il ajouter que les machines dont parle Frazer étaient si simples qu'elles méritaient à peine cette appellation ? A la fin du H* siècle avant notre ère, lorsqu'il y eut une révolte, les esclaves employés dans ces mines se comptaient par dizaines de milliers. Au vi* siècle, le nombre des travailleurs, esclaves et hommes libres, était certainement beaucoup plus faible. On peut se faire une certaine idée des conditions de travail d'après la description par Diodore de Sicile, au i" siècle avant notre ère, des mines d'or égyptiennes. Ce témoignage, bien qu'indirect, est tout à fait valable car le travail d'extraction du minerai, qui employait le plus grand nombre d'hommes, ne demandait aucune qualification et n'a donc vraisemblablement pas varié : « Aux frontières de l'Egypte et dans les régions adjacentes de l'Arabie et de l'Ethiopie, il y a de nombreuses mines d'or importantes, intensivement exploitées à grand renfort de souffrance et d'argent. Le roc est noir avec des déchirures et des veines d'un marbre à la blancheur si éblouissante que rien n'en surpasse l'éclat. C'est là que les surveillants préparent l'or avec une foule de travailleurs. Les Rois d'Egypte envoient dans ces mines des criminels, des condamnés, des prisonniers de guerre, tous ceux qui ont été victimes de fausses accusations ou qu'on a emprisonnés pour avoir encouru la disgrâce du roi, parfois accompagnés de toute leur famille. C'est donc tout à la fois une punition pour les coupables et une source de profits fournis par l'exploitation de leur travail. Ils s'y pressent, nombreux, tous enchaînés, tous maintenus continuellement au travail, nuit et jour. Il n'y a ni remise de peine ni possibilité d'évasion. Les prisonniers parlant en effet une grande variété de langues, ils ne peuvent corrompre les gardes par le moyen de conversations amicales ou de petits gestes d'amitié. Là où la roche aurifère est très dure, on commence par la brûler au feu et lorsqu'elle s'est suffisamment amollie pour céder à leurs efforts des milliers et des milliers de malheureux l'attaquent avec des pics sous la direction du spécialiste qui examine la pierre et leur dit par où commencer. Les plus forts de ceux que l'on condamne à cet infortuné labeur attaquent le marbre avec des pics en fer. Aucune habileté n'est ici nécessaire, seulement la force. Les

4 2 . F R A Z E R : Pausanias' Description of Greece, L o n d r e s , 1 8 9 8 , t. 2 ,

p . 4 . (c i té par D o d w e l l e t L e a r e ) .

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puits ne sont pas creusés en ligne droite mais suivent les veines de la pierre luisante. Là où les méandres de l'exploitation ne permettent pas à la lumière du jour d'arriver, les hommes portent des lampes attachées au front, et c'est là que, pliant leur corps en fonction des accidents du rocher, ils jettent les fragments arrachés sur le sol, suant et soufflant sans répit sous le fouet impitoyable du surveillant. De jeunes enfants descendent par les puits jusqu'aux entrailles de la terre pour y ramasser à grand-peine les pierres qui sont jetées et les porter jusqu'au jour à l'entrée du puits, où les pierres sont alors prises par des hommes ayant dépassé la trentaine, chacun d'eux recevant une quantité fixée, qu'ils brisent sur des mortiers de pierre avec des pilons de fer et réduisent en morceaux pas plus gros qu'une vesce. Puis on les passe à des femmes et des hommes plus âgés qui les disposent sur des rangées de meules et, par groupes de deux ou trois personnes, les écrasent et les réduisent en une poudre aussi fine que la meilleure farine de blé. Personne ne pourrait contempler la saleté de ces malheureux, qui n'ont même pas une loque pour se couvrir les reins, sans s'apitoyer sur leur sort. Que ce soient de faibles femmes, qu'ils soient malades, invalides, âgés, ils ne connaissent aucun répit, ils n'ont droit à aucune indulgence. Tous sont pareillement maintenus au travail par le fouet jusqu'à ce qu'accablés de souffrance ils meurent dans leurs tourments (en tais anankais). Leur sort est tel qu'ils craignent l'avenir plus encore que le présent, tellement les punitions sont sévères, et qu'ils accueillent la mort comme un état plus désirable que la vie 4 3 . »

Ce passage, où l'observation personnelle est si évidente, est digne de prendre place à côté de la description par Sir Thomas More des souffrances de la paysannerie anglaise 4 4 . C'est le seul exemple dans toute la littérature classique d'un écrivain qui eût le courage intellectuel et moral de découvrir par lui-même et de décrire l'étendue de la misère humaine sur laquelle reposait sa civilisation. Il donne le même tableau des mines d'argent d'Espagne : « Les travailleurs de ces mines produisent d'incroyables bénéfices pour les propriétaires, mais ils passent leur vie sous terre, dans la roche, usant et épuisant leur corps nuit et jour. Beaucoup meurent tant leurs souffrances sont grandes. Ils n'ont droit à aucun repos, aucun répit dans leur travail.

4 3 . D I O D O R E D E S I C I L E : Histoire, l ivre 3 , § 1 1 .

4 4 . M O R E : L'Utopie, E d i t i o n s s o c i a l e s , c la s s iques d u p e u p l e , 1 9 7 0 .

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Les épreuves que le fouet du surveillant les oblige à endurer sont si dures que, si l'on excepte quelques individus à qui leur force physique et leur courage moral permettent de résister longtemps, ils abandonnent la vie, parce que la mort semble préférable 4 5 . »

Ici, sans apparemment s'en rendre compte, Diodore est tombé dans la terminologie traditionnelle de l'Orphisme. La vie est la mort et la mort est la vie. Telles sont donc les réalités qui sont à l'origine des images sur lesquelles sont construites tant de paraboles orphiques sur cette vie ici-bas et sur la vie future : la Caverne platonicienne, dans laquelle les hommes sont enchaînés dès l'enfance et n'ont jamais vu la lumière du jour, la topographie du Tartare avec son réseau souterrain d'eau, de boue, de feu et de soufre, ou encore les régions supérieures, sous un ciel serein, où les âmes des justes connaissent le repos : « Ceux dont on reconnaît qu'ils ont mené des vies d'une exceptionnelle pureté sont libérés et délivrés des régions souterraines comme d'une prison, et sont conduits à la surface de la terre pour s'y établir. Tandis que ceux qui se sont suffisamment purifiés par la recherche de la sagesse, jouissent d'une vie éternelle, complètement libérés de leur corps, dans le plus beau de tous les séjours, dont il serait difficile de faire la description, même si nous en avions le temps. Aussi, Simmias, devons-nous pour toutes ces raisons faire tout notre possible pour atteindre de notre vivant la vertu et la sagesse. La récompense est belle et grande notre espérance 4 6 . » Platon n'était pas mineur — il s'en faut — mais il s'inspirait de la tradition orphique. C'est dans les mines que les hommes pour la première fois conçurent la vie comme une prison et le corps comme le tombeau de l'âme. Si l'on veut se rendre compte de la grossièreté de la doctrine orphique, il n'est que de la comparer à l'œuvre des philosophes de Milet. Ce serait pourtant une erreur d'y voir un recul de la pensée grecque, et cela pour deux raisons : En premier lieu, les Orphiques lancèrent un défi au code consacré de la moralité aristocratique. L'espoir est dangereux, l'amour est dangereux; il est dangereux de viser trop haut, dangereux de vouloir s'égaler aux dieux; ne dépassez par la mesure en toute chose, contentez-vous de ce que vous avez. Les Orphiques libérèrent les hommes de ces mensonges

4 5 . D I O D O R E D E S I C I L E : Histoire, l ivre 5, § 3 8 .

4 6 . P L A T O N : Phédon, 1 1 4 c .

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timides et intimidants. Ils ne pouvaient se contenter de ce qu'ils avaient, parce qu'ils n'avaient rien, et que leurs espoirs étaient à la mesure de leurs désirs, infinis. La vie entière n'était qu'effort et lutte et pourvu qu'il participât avec courage à la course, personne n'était si humble ou si avili qu'il ne pût remporter le prix glorieux et devenir un dieu. Sur tous ces points les Orphiques manifestaient — sous une forme inversée, mystique — les possibilités objectives du mouvement démocratique. Il restait au peuple, tiré de sa léthargie, à traduire ce mysticisme en action. En second lieu, bien qu'elle conserve de nombreux éléments qui proviennent sans grand changement des mythes et du rituel primitifs, la pensée orphique n'est pas primitive. Elle dépasse la pensée primitive autant que le fait la philosophie de Milet, mais dans la direction contraire. Dans la philosophie de Milet, l'ancien contenu est présenté sous une forme nouvelle. Avec le mysticisme orphique, l'ancienne forme est dotée d'un nouveau contenu. La conscience primitive était essentiellement pratique. Elle était fondée sur l'union, à un très bas niveau, de la théorie et de la pratique, ce qui correspondait au caractère collectif de la production et de la consommation. C'était là son trait positif. Toutefois son niveau était si bas que le sujet (la société) et l'objet (la nature) étaient indifférenciés. A l'époque dont nous nous occupons maintenant, vu le complet développement de la production marchande et la division de la société en classes qui s'opposent consciemment, cette distinction est opérée mais de telle façon que l'unité du sujet et de l'objet se trouve brisée. Les Milésiens présentent la nature comme existant indépendamment de l'homme; ils excluent le sujet. Les Orphiques présentent l'homme comme existant indépendamment de la nature; ils excluent l'objet. De l'une des tendances sort le matérialisme objectif (c'est-à-dire déterministe), de l'autre l'idéalisme subjectif. Dans la période suivante, ce problème fondamental — « la question essentielle de la philosophie » — s'impose à la conscience de la société et divise les philosophes entre les deux camps opposés du matérialisme et de l'idéalisme, dans lesquels on les a depuis rangés jusqu'à ce jour.

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cinquième partie la raison pure

« Qui ne se souvient ici du bon Dogberry *, et de la leçon qu'il donne au veilleur de nuit Seacoal : " Etre un homme de bien est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, cela nous vient de la nature ". » K . MARX.

* V o i r Beaucoup de bruit pour rien, de S h a k e s p e a r e .

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1. Les pythagoriciens de Crotone.

Pythagore était originaire de Samos et contemporain du tyran Polycrate, qui fut mis à mort par les Perses vers 523. Son père, Mnesarchos, était graveur sur pierres précieuses 1 . Il se livra à la recherche scientifique, particulièrement sur la théorie des nombres, et passe pour être le premier qui poussât l'étude des mathématiques au-delà des nécessités du commerce 2 . C'était aussi un esprit religieux et mystique qui croyait à la métempsycose. Puis vers le milieu de sa vie il émigré à Crotone en Italie du Sud. C'était une cité commerciale prospère, renommée pour son école de médecine d'où sortent, précisément à cette époque, deux hommes célèbres. L'un d'eux, Démokèdes, contemporain de Pythagore, devint le médecin de l'empereur de Perse 3 . L'autre, Alcméon, était un peu plus jeune. Pythagore créa une secte religieuse qui détint pour quelque temps le pouvoir politique à Crotone et dans plusieurs autres cités de la région, dont la plus riche était Sybaris. La guerre éclata entre ces deux cités et en 510 avant notre ère Sybaris fut détruite. C'est peu après que Pythagore se retire à Métaponte où il semble avoir passé le reste de ses jours. Les Pythagoriciens conservent leur organi-

1 . H E R A C L I T E : f r a g m e n t 1 2 9 . H É R O D O T E : l ivre 2 , § 1 2 3 . C L É M E N T

D ' A L E X A N D R I E : Stromates ( M é l a n g e s ) , l ivre 1 , § 6 2 (vo ir E d i t i o n s P o t t e r 1 7 5 7 ) .

2 . A R I S T O X Ê N E : Eléments d'harmonique, 8 1 .

3 . H É R O D O T E : l ivre 3 , § 1 2 5 , § 1 3 1 .

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le n o m b r e

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sation et poursuivent leurs activités jusqu'à ce qu'aux environs de 450 la secte soit dissoute et les membres expulsés de force. La suite de leur histoire ne nous concerne pas pour le moment. C'est là tout ce que nous pouvons prétendre savoir de la vie de Pythagore. Les détails supplémentaires que fournissent les écrits de l'Antiquité sont d'une authenticité douteuse.

Une question se pose. Quel programme politique Pythagore et ses collègues appliquèrent-ils lorsqu'ils furent au pouvoir à Crotone et dans d'autres cités de l'Italie du Sud et sur quelle classe s'appuyaient-ils ? On n'a donné que des réponses vagues et contradictoires sur ce point. Il est affirmé par Porphyre dans sa Vie de Pythagore que celui-ci quitta Samos pour ne plus subir la tyrannie de Polycrate qui se faisait plus brutale*. Certains ont déduit de là que Pythagore était un aristocrate et d'autres qu'il était un démocrate. Il faut bien reconnaître que nous ne savons que fort peu de choses sur la politique intérieure de Samos en cette période et que la version de Porphyre sur ce point ne peut être acceptée en l'absence de confirmation sûre. Nous ne pouvons donc qu'écarter ce témoignage. Il est dit par Diogène Laërce qu'à Crotone les disciples de Pythagore « exerçaient si bien (arista) le pouvoir que leur gouvernement était pour ainsi dire une aristocratie (aristo-kratia) 5 », on a déduit de là qu'ils représentaient les intérêts de la noblesse terrienne. Il est pourtant évident que le mot aristo-kratia est employé ici dans son sens littéral et philosophique de gouvernement des meilleurs, et nullement dans un sens politique. On ne peut en conclure que les Pythagoriciens représentaient les grands propriétaires fonciers. Au contraire, on peut d'un point de vue général considérer comme extrêmement improbable, sinon comme impossible, qu'un emigrant de Samos se retrouve à la tête d'une oligarchie héréditaire de propriétaires fonciers dans un Etat qui avait été fondé presque deux siècles avant son arrivée. Enfin, il est dit par Apollo-nios que les Pythagoriciens avaient deux adversaires : Cylon, présenté comme un des citoyens les plus importants par la naissance et la richesse, et un démocrate du nom de Ninon 6. Ce qui fait penser qu'ils étaient des démocrates modérés, occupant une position intermédiaire comme celle de Solon à Athènes, à cette différence près que celui-ci était noble

4 . A R J S T O X È N E : Eléments d'harmonique, 4. 5. D I O G È N E L A Ë R C E : l ivre 8, § 3 .

6. J A M B L I Q U E : Vie de Pythagore, 2 . 48 ( E d . L . D e u b n e r , Le ipz ig , 1 9 3 7 ) .

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Carte X

ITALIE MÉRIDIONALE ET SICILE

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tandis que Pythagore ne l'était pas. Là encore, toutefois, on ne peut tirer aucune conclusion certaine car le témoignage n'est pas sûr. Sans autres documents, nous n'aurions pas d'autre choix que le recours à des considérations générales tirées du contenu de leur doctrine. Et toute conclusion obtenue sur cette base se trouverait affaiblie par la difficulté de déterminer parmi les thèses exposées par les Pythagoriciens ultérieurs celles qui peuvent être attribuées au fondateur de la secte, qui n'a laissé aucun écrit. De ce point de vue, Pythagore nous pose le même problème que Confucius (cf. p. 74). Toutefois, fort heureusement, il y a des données archéologiques qui, correctement interprétées, ne laissent aucun doute. Voici ce que Seltman dit des premières pièces de monnaie de Crotone et des cités qui lui étaient associées : « Mnesarchos, graveur sur pierres précieuses qui vivait à Samos, eut un fils célèbre, Pythagore. Ce dernier, penseur profond, versé dans le travail des métaux, dans les mathématiques et la musique, émigra vers 535 à Crotone, où il créa la monnaie, enseigna une philosophie et fonda des fraternités pythagoriciennes qui exercèrent vite le pouvoir politique dans plusieurs cités prospères. Et dans certaines de celles-ci apparut une monnaie de même modèle que celle de Crotone mais différente par l'aspect de toute autre monnaie grecque. Chaque pièce représentait en relief le blason de l'Etat et quelques lettres de son nom, le tout entouré d'une bordure torsadée, et chaque pièce portait sur l'autre face le même motif mais creusé en intaille. Les plus célèbres après Crotone avec un trépied apollinien, étaient Sybaris avec un taureau qui regarde derrière lui, Métaponte avec un gros épi d'orge, Caulônia avec une statue d'Apollon, Tarente avec son personnage porté par un dauphin et Poseidônia avec la reproduction d'une statue de son dieu tutélaire, Poséidon. Toutes ces pièces semblent avoir été frappées dans les trente années qui précèdent 510 avant notre ère 7 . »

7 . S E L T M A N : A Book of Greek Coins, L o n d r e s , 1 9 5 2 , p p . 1 0 - 1 1 . Cf. Greek Coins, L o n d r e s , 1 9 3 3 , p p . 7 6 à 7 9 . « T h e p r o b l e m o f t h e first I ta l io te c o i n s » in Numismatic Chronicle, 6' sér ie , t. 9 , p . 1. D ' a u t r e s auteurs o n t s o u t e n u q u e la d a t e d e c e s p i è c e s n e p e u t g u è r e ê tre pos tér ieure à 5 5 0 a v a n t n o t r e è r e e t qu 'e l l e s s o n t p a r c o n s é q u e n t t r o p a n c i e n n e s p o u r da ter d e P y t h a g o r e . M a i s p o u r r é p o n d r e à c e t t e o b j e c t i o n , o n a r é c e m m e n t m o n t r é q u e P y t h a g o r e p e u t f o r t b i e n ê tre v e n u e n Ital ie b i e n a v a n t 5 3 5 ( W H I T E : « T h e D u r a t i o n o f t h e S a m i a n T y r a n n y » in Journal of Hellenic Studies, t. 7 4 , p . 36 ) . L e s P y t h a g o r i c i e n s c r o y a i e n t q u e l e h a u t e t l e b a s d e l 'univers « é t a i e n t d a n s l e m ê m e rapport a v e c

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De ces données, qui sont contemporaines, et tangibles, on peut tirer deux conclusions.

En premier lieu, la période de gouvernement par les Pythagoriciens coïncide avec l'introduction de la monnaie. Ce fait posé, la classe que Pythagore représente doit être nécessairement « la nouvelle classe de riches industriels et commerçants ». Bien sûr, la classe des commerçants aurait pu imposer une telle mesure sans prendre elle-même le pouvoir, comme nous savons que ce fut le cas à Syracuse. Mais la monnaie nouvelle que décrit Seltman fut frappée tout de suite après l'arrivée au pouvoir des Pythagoriciens et par conséquent l'initiative ne peut être venue que d'eux. Ainsi, se séparaient-ils des philosophes de Milet pour se rapprocher de Solon par leur active participation à la lutte politique pour le progrès de la production marchande. Mais ils se séparaient des premiers comme du second par leur origine roturière et donc par leur liaison plus étroite avec le mouvement populaire. Ces différences, nous le verrons, ont leur reflet dans la doctrine enseignée.

En second lieu, les Pythagoriciens réussirent pour une courte période à mettre sur pied une sorte de fédération groupant un certain nombre de cités-Etats indépendantes. Sur le but visé on ne peut faire que des hypothèses. Il est possible qu'il ait ressemblé au plan que Thaïes passe pour avoir soumis aux Ioniens. Il leur demandait avec insistance de constituer une capitale commune à Teos, les autres cités devant être réduites au rang de dèmes 8 . Selon Hérodote, qui nous rapporte la proposition, elle fut soutenue comme mesure défensive contre les Perses après la chute de Sardes. Mais puisque dans de telles circonstances ce plan eût été non seulement inutile mais dangereux d'un point de vue militaire, il semble plus vraisemblable qu'on l'ait avancé avant que l'hinterland de Lydie ne tombe aux Perses, dans le but d'unifier l'économie de la région côtière. Si le but des Pythagoriciens était semblable, il était condamné à l'échec. Une fédération démocratique des cités n'aurait pu tenir qu'à la condition que les forces productives fussent assez développées pour une division organisée du

l e centre , m a i s inversé s » ( P H I L O L A O S : f r a g m e n t 17) . C'es t e x a c t e m e n t le rapport qu' i l y a entre l e s d e u x f a c e s d e c e s p i è c e s , l e m ê m e m o t i f s e t r o u v a n t d e c h a q u e c ô t é , m a i s i n v e r s é . H e s t d o n c é v i d e n t , c o m m e l 'a m o n t r é S e l t m a n il y a b i e n d e s a n n é e s , qu 'e l l e s d e v a i e n t s y m b o l i s e r l 'unité p y t h a g o r i c i e n n e d e s contra ire s (Greek Coins, p p . 7 6 à 7 8 ) .

8. H É R O D O T E : l ivre 1, § 1 7 0 .

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travail entre les cités fédérées. Or cette condition était exclue par l'importance croissante de l'esclavage. Marx écrit : « Dans les Etats de l'Antiquité, en Grèce et à Rome, l'émigration forcée, revêtant la forme d'établissements périodiques de colonies, formait un chaînon constant de l'organisation sociale. Le système entier de ces Etats était fondé sur une limitation déterminée du chiffre de la population qu'il ne fallait pas dépasser, si l'on ne voulait compromettre l'existence même de la civilisation antique. Et pourquoi cela ? parce qu'on ignorait l'application des sciences naturelles à la production matérielle. Pour rester civilisés, il fallait être peu nombreux. Sans quoi l'on serait devenu la victime de ces durs travaux corporels qui transformaient le citoyen libre en esclave 9 . »

Il est exact qu'après les guerres médiques les Athéniens réussirent à former la Confédération de Délos. Mais il s'agissait d'une union fondée sur l'hégémonie de l'un des membres. Elle devait d'ailleurs sa cohésion à l'intensité de la lutte entre démocrates et oligarques, qui atteignit au V siècle une extension panhellénique. Ce stade n'était pas atteint au vi' siècle en Italie et le plan pythagoricien, si tel était son sens, s'écroula du fait de la rivalité entre Crotone et Sybaris. Néanmoins, le seul fait que la création d'une fédération fut tentée indique que sous le gouvernement des Pythagoriciens ces cités d'Italie furent pour une courte période à l'avant-garde du monde grec.

Tout ce qui vient d'être dit de la politique pythagoricienne se rapporte à la génération de Pythagore lui-même, lorsque la secte était effectivement au pouvoir à Crotone et ailleurs. Il est tout à fait normal de penser que l'expulsion des Pythagoriciens fut suivie d'une modification plus ou moins radicale de leur orientation politique. L'analyse donnée ici de la période initiale précise les conclusions auxquelles est arrivé von Fritz dans l'ouvrage qu'il a consacré à ce problème : « Dans la période suivante de leur histoire, les Pythagoriciens semblent avoir toujours adopté une politique extrêmement conservatrice... Il doit pourtant y avoir eu un temps où ils étaient des nouveaux venus et où par conséquent ce qu'il y avait de neuf dans leurs thèses doit être entré en conflit avec les traditions et les idées reçues. Les luttes qui furent menées dans ces circonstances ont dû par leur caractère être très différentes de celles qui eurent lieu lorsque les Pythagori-

9 . M A R X : « L ' E m i g r a t i o n f o r c é e » New York Daily Tribune, 1 8 5 3 ,

cf. : Sur les sociétés précapitalistes, E d i t i o n s s o c i a l e s , 1 9 7 0 , p p . 1 6 6 - 1 6 7 .

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ciens se furent plus ou moins identifiés avec un régime en place 10. » Cette conclusion est vague mais elle livre la vérité sur cette question. Les Pythagoriciens de Crotone non seulement se sont attaqués aux traditions et aux idées reçues mais ils ont chassé l'aristocratie terrienne du pouvoir et s'en sont servi pour faciliter le progrès de la production marchande. Nous pouvons maintenant passer à l'examen de leurs thèses religieuses et philosophiques pour voir si nous pouvons y reconnaître leurs objectifs sociaux et politiques.

2. La religion pythagoricienne.

Dans le domaine religieux, le Pythagorisme présente tant de points communs avec l'Orphisme que l'on a pu dire que « les Pythagoriciens formaient pratiquement une communauté orphique H ». Il s'agit là d'une exagération. Il y a d'importantes différences entre les deux, qui correspondent comme nous le verrons, à des différences de classes. Mais commençons par examiner les points communs. Du point de vue de l'organisation, les deux sectes formaient ce que l'on peut appeler des sociétés ou fraternités secrètes : thiasoi orphiques, synedria pythagoriciennes. L'admission se faisait par une initiation, impliquant la participation à des rites secrets, la connaissance de doctrines secrètes, qui n'étaient pas révélées aux non-initiés. Cet engagement à garder le secret était exprimé par le symbole pythagoricien du « bœuf sur la langue », qui correspond à la « porte sur la langue » des Orphiques et à « la clé sur la langue » d'Eleusis 1 2 . Les Pythagoriciens en particulier pratiquaient régulièrement la

1 0 . V O N F R I T Z : Pythagorean Politics in Southern Italy, N e w Y o r k , 1 9 4 0 , p p . 9 7 - 9 8 .

1 1 . B U R Y : History of Greece, 3 " éd i t i on , L o n d r e s , 1 9 5 1 , p . 3 1 7 .

1 2 . T H E O G N I S : v. 8 1 5 . E S C H Y L E : Agamemnon, v . 3 7 - 3 7 . S T R A T T I S : 6 7

(Ed. E . M e i n e k e , C o m i c o r u m G r a e c o r u m f r a g m e n t a , 1 8 4 7 ) . H É S Y C H I O S :

( ioùç £7ti YÀ&)0"T), [ B o u s epi g l ô s s e ] . P H I L O S T R A T E : Vie a"Apollonius, A p . 1 . 1 , 6 . 1 1 . E S C H Y L E : F r a g m e n t 3 1 6 . S O P H O C L E : Œdipe à Colone, v. 1052-3 . C R I T I A S : fragment 5 -3 . Anthologie Palatine. T H E O G N I S :

v. 4 1 3 . E U R I P I D E : Oreste, v . 9 0 3 . A R I S T O P H A N E : Les Grenouilles, v . 8 3 8 .

Orphicorum fragmenta, n" 2 4 5 , n" 3 3 4 . P L A T O N : Le Banquet, 2 1 8 b . T H O M S O N : Aeschylus : Orestia, C a m b r i d g e , 1 9 3 8 , t. 2 , p p . 7 - 8 .

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médi ta t ion silencieuse 1 3 . N o u s pouvons supposer que les paroles du maî t re servaient de sujet à ces méditat ions. Aris-tote nous di t q u e les disciples d 'Empédoc le apprenaient par cœur ses poèmes e t é taient capables de les « débiter » bien avant d 'en c o m p r e n d r e le sens; cette compréhens ion « exigeait d u temps , afin qu'i ls pénèt rent p rofondément 1 4 ». D e même , en des formules qui rappel lent ne t tement les Mystères d'Eleusis, Herac l i te déclare q u e sa parole est aussi incompréhensible à la première audit ion qu 'avant qu'elle ait été en tendue 1 5 . Tou tes les doctr ines mystiques ont u n sens p ro fond que les initiés ne peuvent at teindre que par réflexion et répét i t ion continuelles.

N o u s avons dit plus hau t que les Orphiques s 'abstenaient de v iande sauf lors de cérémonies . Po rphyre indique que les Pythagoriciens observaient u n e règle semblable 16. Son témoignage aura i t peu de valeur en lu i -même mais, sur ce point, d 'autres faits le confirment . N o u s savons qu ' au troisième siècle cette règle était observée par ceux des Pythagoriciens qu i prétendaient être fidèles aux aspects religieux de l 'enseignement d u maî t re . E t n o u s possédons des témoignages contemporains qu i mon t r en t que Pythagore lu i -même enseignait qu 'après la mor t , l ' âme des h o m m e s se ré incarnai t dans les an imaux . O n di t qu ' i l le rappe la p o u r protester con t re que lqu 'un qui battai t u n chien 1 7 . Si les premiers Pythagoriciens s 'abstenaient pour ces raisons de bat t re les an imaux , il est probable que, tout c o m m e les Orphiques , ils s 'abstenaient aussi de les manger .

Ces considérat ions on t leur impor tance car elles prouvent que les fraternités orphiques o u pythagoriciennes conservaient certa ines croyances et pra t iques to témiques (Vol. I , p . 51) et qu ' à vra i dire elles n 'é ta ient pas très éloignées de ces fraternités magiques , caractérist iques d u s tade supérieur de la société t r ibale, que nous avons étudiées au chapi t re I I (p. 59). N o u s avons vu que ces fraternités étaient la source première de ces t radi t ions hiérat iques qui donnèren t naissance en Ionie à l 'école phi losophique de Milet. Mais , alors que dans ce cas la filiation est longue et indirecte, passant p a r la Thèbes minoenne , la Crè te , la Syrie e t la Mésopotamie , les fraternités orphiques o u pythagoriciennes n 'on t p o u r ainsi dire

1 3 . PHILOSTRATE : Vie d'Apollonius, 1 . 1 ; STROBEE : Florigium. Anthologie Palatine, 1 0 . 4 6 , 1 4 . 1 , 1 6 . 3 2 5 - 6 . 1 4 . ARISTOTE : Ethique à Nicomaque, 1 1 4 7 a (livre 7 , § 5 ) . 1 5 . HERACLITE : fragment B 1 (Ed. Diels Kranz). 1 6 . PORPHYRE : De Abstinentia, 1 - 2 6 (Ed. A . Nauck). 1 7 . XÉNOPHANE : fragment 7 (Ed. Diels Kranz).

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dépassé la société t r ibale que d 'une seule é tape . P o u r q u o i sont-elles beaucoup plus proches d e leurs origines ? O n peut répondre en termes généraux q u e la classe dominée , précisément parce qu'elle est moins avancée sur le p l an cul turel que la classe dominante , a t endance à conserver plus longtemps les coutumes et croyances primitives. Mais deux considérat ions supplémentaires vont nous permet t re de préciser cet te réponse .

E n premier lieu, le mouvemen t orphique par t i t de Thrace , s'étendit r ap idement aux colonies grecques d'Italie et de Sicile et s'y épanoui t plus largement et plus longtemps que pa r tou t ailleurs en Grèce . Le m o u v e m e n t pythagoric ien par t i t pareil lemen t d'Italie. Ce n'est pas l'effet du hasard . C'est précisément dans ces régions pér iphériques, Thrace , Italie, Sicile, que les Grecs entraient en contac t étroit e t pe rmanen t avec des peuples moins avancés qui avaient conservé leurs institutions tribales. Cont ra i rement aux Ioniens d o n t les concept ions étaient essentiellement laïques et rationnelles, ces h o m m e s de l 'ouest étaient connus p o u r leur religiosité, leur c royance dans les prophéties e t les miracles . E n cela ils ressemblaient aux Hébreux qui , eux aussi, du fait de circonstances historiques particulières, avaient gardé le contac t avec leurs origines tribales (pp. 103-106).

E n second lieu, Py thagore était personnel lement bien p lacé pour réunir les deux tradi t ions, d ' abord parce qu'i l étai t u n Ionien installé en Italie, et ensuite que pa r sa famille et son éducat ion il appar tenai t à la nouvelle classe moyenne . C'est là la por tée d 'une impor tan te r emarque faite pa r Engels . E n Ionie, la nouvelle aristocratie d 'argent « se confondai t dès le début avec l 'ancienne noblesse hérédi ta ire » et d o n c p u t t ransmet t re et ré interpréter les anciennes t radi t ions hiérat i ques. E n Italie, par contre , les p remier Pythagor ic iens étaient en majorité des h o m m e s nouveaux qu i avaient « repoussé l 'ancienne noblesse hérédi ta ire à l 'arrière-plan 18 », e t qu i ainsi, après avoir assimilé l 'apport de la philosophie ionienne, furent capables de l ' intégrer aux tradi t ions populaires qu'ils partageaient avec le peuple.

Les Pythagoriciens observaient d 'autres interdits, ou t re leur refus de manger de la viande, e t ils leur a t t r ibuaient u n e signification morale . P a r exemple : « N 'en jambez pas le fléau d 'une balance », c'est-à-dire ne franchissez pas les l imites de l 'équité. Ils croyaient à la responsabili té mora le d e l 'in-

18. ENGELS : L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions sociales, p. 153.

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dividu p o u r ses actions et lorsqu'ils rentraient chez eux après leur journée de travail ils se demanda ien t : « E n quoi me suis-je t rompé ? Qu'ai-je accompli ? Quelle action ai-je remise que j ' aura is dû exécuter ? » Ils croyaient à l ' immortali té de l 'âme, et que les âmes des h o m m e s purs , une fois libérées de la roue de la naissance, s'élevaient jusqu 'à la région la plus hau te de l 'Hadès , tandis que celles des impurs , les Erinyes les enchaînaient pa r des liens qu 'on ne pouvai t briser. Ils croyaient que l 'air était empli d'esprits gardiens qui visitaient les h o m m e s en songe, car l ' âme s'éveille lorsque le corps est endormi , et que l ' homme était b ienheureux qu 'un esprit bon habitai t . Leurs rites funéraires avaient p o u r but de leur assurer le salut personnel 19.

Sur tous ces points , ils ne se dist inguaient guère des Orphiques. Mais leur dieu tutélaire était Apol lon et non Dionysos. Par tout où ils se rendaient les Orphiques appor ta ient avec eux le culte de leur dieu qu i était extat ique et populai re et contrastait avec le cul te ar is tocrat ique et plus sobre d 'Apollon. Mais en Ionie ce dernier conserva le p remier rang. C'était le dieu de Délos don t o n dit que Pythagore révérai t par t icul ièrement l 'autel. D o n c en tan t qu ' Ionien, Py thagore était t radi t ionnellement a t taché à l 'Apollon de Délos. Il y a une raison supplémentaire au culte de ce dieu par la nouvelle fraternité. E n tant que prophète , musicien et guérisseur, il réunissait sous sa protect ion le côté pra t ique et le côté théor ique de l 'att i tude des Pythagoriciens (philosophie!). Sur le plan prat ique, ils cultivaient la mus ique c o m m e moyen de purifier l 'âme de la contamina t ion du corps . Sur le p lan théorique, ils furent les premiers à étudier les rappor t s ent re la musique et les mathémat iques . Apol lon, qui joue de la lyre et dirige les Muses (Vol. I , p . 484) , était l 'expression divine de cette uni té fondamenta le .

Enfin, bien qu' issue d u mysticisme orphique , la philosophie des Pythagoriciens consti tue un système d'idées ent ièrement neuf, expression d 'une concept ion nouvelle de l ' homme et de la na tu re , concept ion d 'une classe nouvel le qu 'avaient créée les développements nouveaux du m o d e de product ion. Dans les cités grecques de l 'Italie du Sud ces idées furent consciemmen t appliquées à la t ransformat ion de l 'ordre social : « Les nouvelles idées et théories sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant la société des tâches nouvelles. Mais une fois surgies,

19. DIOGÈNE LAËRCE : livre 8, §§ 13-15.

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elles deviennent une force de la plus hau te impor tance qui facilite l 'accomplissement des nouvelles tâches posées pa r le développement de la vie matérielle de la société; elles facilitent le progrès de la société 2 0 . »

3. La théorie des nombres.

Il a été indiqué dans le dernier chapi t re que la doctr ine orphique reposait sur la croyance qu'il existe u n e différence fondamentale et un antagonisme perpétuels ent re l 'âme et le corps .

Ce n'est pas une croyance primitive. P o u r la pensée primit ive, l 'âme est ce p a r quoi les choses se meuvent e t vivent. E t puisque aucune distinction n'est établie ent re l 'organique et l ' inorganique, la possession d 'une âme équivaut au pouvoir , réel ou apparent , de se mouvoir de soi-même. Dans la langue mère indo-européenne, au lieu des deux o u trois genres qui nous sont familiers, il existait deux classes grammaticales , l 'animée et l ' inanimée, et les n o m s des choses étaient rangés dans l 'une ou l 'autre classe selon qu 'on considérait qu'elles se mouvaient d 'elles-mêmes ou pas 21 . Cet te distinction était si importante que des objets dont nous savons qu'i ls sont de même nature se t rouvaient divisés ent re les deux classes parce qu'ils se manifestaient sous des formes différentes. Ainsi, des deux mots signifiant « feu », l 'un, représenté pa r le latin ignis (à l 'origine animé, plus t a rd masculin) , désignait un feu de forêt ou de prair ie ou tout au t re feu échappan t au contrôle humain , l 'autre, représenté par le grec pyr (à l 'origine inanimé, plus t a rd neutre) désignait un feu que l 'on peut produire en frottant des bâtons ou en f rappant des silex, une sorte de feu qui se laisse contrôler . Selon cette façon de voir, dire d 'une créature vivante qu'elle possède u n e âme n'est qu 'une au t re manière de dire qu'elle vit. Cet te conception est si for tement enracinée qu 'encore aujourd 'hui le paysan irlandais, qui accepte sans discussion la doctr ine catholique selon laquelle les an imaux n ' on t pas d 'âme, n 'en

20. STALINE : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Editions sociales, 1959, p. 16. 21. MEILLET : Introduction à l'élude comparative des langues indoeuropéennes, Paris, 1937, pp. 189 à 191, 8 e édition.

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dira pas moins , lorsque meur t sa vache, Thuit an t-anam aiste, « l 'âme est par t ie d'elle ».

A la source de la posit ion orphique , il y a l 'aliénation qui, inhérente à toutes les formes d'exploitation, connaî t avec l 'esclavage sa fo rme extrême. L'esclave a aliéné n o n seulemen t sa force de travail mais sa personne. Le produi t de sor travail et son p ropre corps sont la propr ié té d 'un autre , dont o n peu t disposer c o m m e de valeurs d 'usage ou d 'échange sans p rendre sa volonté personnelle en considération. Les deux é léments font donc au m ê m e titre par t ie de la réalité objective à laquelle il doit faire face en tan t que sujet. E t logiquement le sujet est formé de son moi désincarné, autrem e n t dit, des aspirat ions qu'i l ne réalise pas . Dans ces condit ions, le sujet s 'exprime pa r la négat ion d e l'objet. Le m o n d e réel n'est pas le m o n d e dans lequel il vit et peine mais u n m o n d e imaginaire o ù il n 'y a n i peine ni vie. La vie est la m o r t et la m o r t est la vie. D serait inexact de dire de cette doct r ine qu'elle est u n dual isme phi losophique parce que , p remièrement , ce n 'est en aucune façon u n e théorie phi losophique, et que , deuxièmement , il s'agit plutôt d 'un moni sme inversé, dans lequel , après la séparat ion du sujet et de l'objet, le sujet est tou t et l 'objet n 'est plus rien. D e ce poin t de vue, il s 'oppose d i rec tement au monisme matérialiste des phi losophes ioniens, p o u r lequel l 'objet est tout et le sujet n'est p lus r ien. Toutefois le pr incipe du dualisme y est implicite et c'est ce pr incipe que développent les Pythagoriciens .

E tud ian t ma in tenan t les premières conceptions pythagoriciennes touchan t l 'âme, nous t rouvons u n e théorie qui à p re mière vue semble complè tement différente de celle de l 'Or-phisme. D 'après Phi lolaüs, disciple de Pythagore qui se réfugia en Grèce après la dissolution de la Secte et revint p lus t a rd en Italie, l ' âme réalise u n e sorte d 'accord des contraires corporels , le chaud et le froid, l 'humide et le sec, etc., don t elle assure la cohésion selon de justes proport ions, c o m m e p o u r les cordes d 'une lyre 22. I l s'ensuit que l 'âme ne peu t pas plus survivre à la désintégrat ion d u corps que l 'harmonie des cordres ne peut survivre à la destruct ion de la

22. PLATON : Phédon, 85 c-86 d. Cette doctrine est attribuée, non pas à Philolaüs lui-même, mais à son élève, Simmias, qui avait suivi son enseignement à Thèbes (61 e). Elle semble pourtant avoir été répandue non seulement à Thèbes mais aussi à PHLEIOUS (88 d) où se trouvait une autre société pythagoricienne (BURNET : Greek Philosophy : Thaies to Plato, Londres, 1914, p. 152).

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lyre. Il est évident qu ' une telle concept ion est incompat ib le avec la théorie pythagor ic ienne de la métempsycose .

Toutefois cette contradic t ion peu t s 'expliquer. O n remar quera que, l 'analogie musicale mise à par t , la théor ie de Philolaiis n'est pas en désaccord avec la concept ion des ma té rialistes ioniens p o u r qu i l 'âme est ce qui c o m m u n i q u e la vie au corps. Il est possible, pa r conséquent , que lors d e son séjour en Grèce , où il au ra cer ta inement rencont ré des représentants de l 'école ionienne, Philolaiis se soit p réoccupé de concilier la doct r ine pythagoric ienne avec les théories qui prévalaient dans cet te région. P o u r les Pythagoriciens l ' idée de l 'harmonisat ion était beaucoup plus qu 'une simple analogie. Elle avait p o u r fondement , c o m m e nous allons le voir, les rappor t s numér iques entre les notes fixes et l 'octave, et les premiers Pythagoriciens croyaient que les nombres constituaient l 'ultime réalité. Examinée de ce poin t de vue, la théorie de Philolaiis se présente dans u n e tou te autre lumière . Les intervalles de l 'octave const i tuent u n e réalité numér ique parfaite et pe rmanen te pa r opposi t ion à la réalité incomplète et éphémère de la s imple existence corporel le .

Si l 'on accepte cette interprétat ion, il est possible de reconnaître la doctr ine pythagoricienne originale dans quelques vers célèbres de P indare , qui appar tenai t à la générat ion qui p ré cède Philolaiis : « Le corps est au service de la m o r t toute-puissante, mais il survit une image de la vie, ca r elle seule nous vient des d ieux : tandis que les membres sont actifs elle dort , mais dans les rêves elle donne à ceux qu i do rmen t l ' interprétation des joies et des peines futures 23. >

Cette concept ion est exposée de maniè re plus complè te dans l 'un des traités hippocrat iques : « T a n t que le corps est éveillé, l 'âme n'est pas maîtresse d 'el le-même mais est au service du corps, son at tention est divisée en t re les différents sens corporels : la vue, l 'ouïe, le toucher , la m a r c h e et autres actions corporelles, qu i privent l 'esprit de son indépendance . Mais lorsque le corps est au repos, l ' âme s'éveille, s'affaire et vaque à ses occupat ions, et accompli t el le-même toutes les activités du corps . Pendan t le sommeil le corps n ' éprouve aucune sensation, mais l ' âme éveillée connaî t tout . El le voit ce qui est à voir, entend ce qu'i l faut entendre , marche , touche, souffre et se souvient. Bref toutes les fonctions du corps

23. PINDARE : fragment 131. Cf. ESCHYLE : Agamemnon, v. 189 à 191, v 179 à 181. ACHILLE TATIUS : livre 1, § 6. (Edition G . A . Hirschig, 1857, Didot).

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et de l ' âme tout à la fois soDt accomplies par l 'âme pendant le sommeil . E t en conséquence quiconque sait interpréter les choses possède une grande par t de sagesse 24. » Ces deux passages on t de toute évidence une source commune , p robab lement pythagoric ienne. E t il est évident aussi que l'idée d 'une liberté d 'act ion de l 'âme seulement lorsque le corps est endormi s 'accorde avec la thèse plus générale des Orphiques : la vie est la m o r t et la mor t est la vie.

Il semble donc que la position des premiers Pythagoriciens touchan t le rappor t de l 'âme et du corps soit semblable à celle des Orphiques . C'étaient pour eux des contraires antagonistes, l 'un bon, l 'autre mauvais . Ceci s 'accorde avec nos connaissances générales sur la théorie pythagoricienne des contraires.

Les Pythagoriciens distinguaient dix couples de contraires :

Limite Illimité Impa i r Pai r U n Mult iple Dro i t G a u c h e Mâle Femelle Immobi le Mobi le Dro i t T o r d u Lumière Obscuri té Bien Mal C a r r é Oblong 2 5

I l est évident que l 'on pourra i t allonger la liste indéfiniment. O n limitait t radi t ionnel lement à dix le n o m b r e des couples de contra i res p o u r la raison bien simple qu 'en tant que somme des qua t re premiers nombres premiers , dix était vénéré co mme le chiffre parfai t 2 6 . D e plus, il est net que certains contraires sont moins essentiels que d 'autres. Si nous excluons les moins essentiels, il nous reste quat re couples : limite-illimité; pair-impai r ; un-mult iple , bien-mal . D e plus, é tant donné que l ' impair , l 'un et le b ien part icipent tous de la limite, tandis que leurs contraires part icipent de l'illimité, nous pouvons dire que le système tout entier repose sur l 'opposit ion fondamenta le de la limite ou bien, et de l'illimité ou mal . Ce couple antagoniste est à l 'origine de toutes choses et corres-

2 4 . HIPPOCRATE : Du Régime, livre IV, § 8 6 (voir trad. R . Joly, Editions Budé, t. 6 / 1 , Les Belles Lettres, Paris). 2 5 . AKISTOTE : Métaphysique, livre A (ou 1) , § 5 , 9 8 6 à 1 5 (voir trad. J . Tricot, t. 1 , p. 4 3 , éd. Vrin, 1 9 6 6 ) . 2 6 . BURNET : Early Greek Philosophy, 4 E éd., Londres, 1 9 3 0 , pp. 1 0 2 - 1 0 3 , l'aurore de la philosophie grecque (voir ch. II, Science et religion).

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pond à la substance pr imordia le (l 'eau - l 'illimité - l 'air) de l'école de Milet. Le dual isme implicite dans le mysticisme orphique est ici sys témat iquement formulé c o m m e théor ie philosophique.

E n même temps, si l ' inspiration en est orphique , il n 'y a guère de doute que la formula t ion de cette théorie ait subi l ' influence du monisme ionien, qui devait ê tre familier à Py thagore avant qu'i l n 'émigre en Italie. E n particulier, ce n'est sans doute pas p a r hasard que le second t e rme de ce couple pr i mordial por te le m ê m e n o m que la substance pr imordia le d 'Anax imandre . L a not ion d 'une uni té originelle se divisant en deux contraires , nous avons vu qu'el le provenai t d u my the de la créat ion qui , à son tour , n 'étai t r ien d 'autre à l 'origine que le reflet conscient du conflit universel des contraires s ' imposant c la irement à l ' homme par le biais des rappor t s sociaux dûs aux besoins de la p roduc t ion matérielle. Ainsi, pour Anax imandre et les autres représentants de cette école, le monde est un processus matér iel qui s'inscrit dans le t emps . Pythagore , quan t à lui, en subst i tuant à cette uni té ionienne la prémisse d 'une duali té originelle, accompli t le p remier pas qui devait mener à concevoir le m o n d e c o m m e immatér ie l et intemporel . E t sa prémisse elle aussi avait p o u r origine des rapports sociaux : les rappor ts d 'une société divisée en classes antagonistes.

Comparons , avant de poursuivre, les contrai res pythagoriciens avec le yin et le yang des Chinois (p. 70) . Les deux théories ont en c o m m u n le point suivant : elles postulent toutes deux une série de couples, où à chaque fois, l 'un des é léments est moralement supérieur à l 'autre ; en ou t re , elles s 'accordent pour exclure, ou du moins p o u r rejeter à l 'arrière-plan, u n e origine du monde dans le temps . Mais , quo ique grosse d ' idéalisme et de dualisme, la théorie chinoise reste monis te et matérialiste, le conflit des contraires é tant réconcilié et contrôlé en la personne du roi . L a théor ie chinoise est donc moins avancée que celle des Pythagoriciens. C'est la conception d 'une intelligentsia commerçan te dans u n e société o ù le développement de la product ion marchande est b loqué par le despotisme oriental .

C o m m e n t dans ces condit ions les Pythagoriciens expliquaient-ils la s t ructure de l 'univers ? Il se peut qu'i l faille n u a n c e r la formule qui vient d 'être utilisée, à savoir qu'ils ne concevaient pas d'origine temporel le de l 'univers. Il a été suggéré qu'ils enseignaient que le m o n d e avait grandi à par t i r d 'une

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graine semée pa r la Limite dans l 'Illimité 27. S'il en était ainsi, nous aur ions là u n lien avec le mythe an thropomor-ph ique primitif. Mais le témoignage est fragile et il faut de tou te façon considérer que nous avons affaire à un vestige hér i té d u passé e t n o n à u n é lément constitutif de leur système.

Ce qui est neuf et révolut ionnaire c'est le postulat que le n o m b r e est la substance pr imordia le . L e couple originel, la l imite et l 'illimité, représente le n o m b r e sous ses deux aspects : pa i r et impair . E n tan t que substance matérielle, le nombre possède l 'é tendue. L 'univers est u n aggrégat de quanti tés numér iques . C o m m e n t cet aggrégat s'est consti tué n 'est pas parfa i tement clair. Ma i s il semble qu ' on assimilait l'illimité au vide et q u e la p remière uni té absorbai t u n e por t ion de l'illimi té , le l imitant p a r là e t en m ê m e temps , se divisant en deux. L e m ê m e processus se renouvelant , deux engendrai t trois et ainsi de suite. L a première uni té représentai t le point. Le n o m b r e deux représentai t la ligne, do n t l 'extension est à u n e d imension; trois le tr iangle, don t l 'extension est à deux dimensions; qua t re la pyramide , extension à trois dimensions et ainsi de suite 28. C e qui nous intéresse ici ce n'est pas le détail de l 'opérat ion, qui ent ra îne le recours à de nombreux sophismes, mais le postulat de base . E n exposant la théorie selon laquelle le m o n d e matér iel est fait de nombres , c'est-à-dire d'idées, les Pythagoriciens, sans en avoir alors exactement conscience, se rangeaient sur les posit ions de l ' idéalisme philosophique.

E t pour tan t , u n e fois de plus, si le postulat est neuf, il n'est pas difficile d 'en reconna î t re le point de dépar t dans l 'œuvre de l 'école de Milet. O n a signalé au chapi t re V I I I que la théor ie de la raréfact ion et de la condensat ion chez Anaximène avait p o u r effet de réduire le processus cosmogonique à des é léments quanti tat ifs (p. 174). Au t r emen t dit le m o n d e se t rouvai t implici tement privé de qualités e t présenté c o m m e u n e abstract ion quanti tat ive. Les Pythagoriciens franchirent l 'é tape suivante de l 'assimilation de la substance primordiale aux nombres , exposant par là explici tement ce qui restait implicite chez Anax imène .

P a r quo i avaient-ils été amenés à franchir cette étape ? Pas seulement par leur curiosité p o u r les mathémat iques . Leur curiosité p o u r les mathémat iques était p lutôt une autre manifestation de la m ê m e tendance . U n phénomène aussi fonda-

27. RAVEN : Pythagoreans and Eleatics, Cambridge, 1948, p. 47. 28. RAVEN : ouv. cité, p. 48.

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mental dans le domaine de la pensée n e peut s 'expliquer que si on le conçoit c o m m e le reflet dans la conscience d 'une t ransformat ion tou t aussi fondamenta le dans les rappor t s sociaux de leur t emps . Qu 'y avait-il de nouveau dans la société grecque de l 'Antiquité ? Les chapitres précédents on t répondu à cette quest ion. C'est précisément dans la G r è c e de ce temps-là que la p roduc t ion m a r c h a n d e atteignit son plein développement et révolut ionna l 'ensemble de la société précédente. Anax imène et Py thagore témoignent tous deux de la conception p rop re à la nouvel le classe des commerçan t s , qui étaient lancés dans l 'échange des marchandises à une échelle qui nous semble très limitée selon nos critères modernes mais qui était sans précédent p o u r leur époque . L e facteur essentiel était par conséquent la croissance d 'une société organisée en fonction d e la product ion de valeurs d 'échange et le déclin cor respondant des anciens rappor ts fondés sur la p roduc t ion des valeurs d 'usage.

C'est pourquo i l 'aspect caractér is t ique de leur pensée peut se définir très s implement si l 'on se repor te à la différence fondamentale , ind iquée p a r Marx , en t re la p roduc t ion p o u r l 'usage e t la p roduc t ion p o u r l 'échange : « C h a q u e chose utile, c o m m e le fer, le papier , etc. , peu t être considérée sous u n double point de vue , celui de la quali té et celui de la quan tité. C h a c u n e est u n ensemble de propriétés diverses et peut , pa r conséquent, ê tre utile p a r différents côtés. Découvr i r ces côtés divers et, e n m ê m e temps , les divers usages des choses est une œuvre de l 'histoire. Telle est la découver te de mesures sociales p o u r la quant i té des choses utiles.. . 2 9 »

« Mais , d 'un autre côté, il est évident q u e l 'on fait abst ract ion de la valeur d 'usage des marchandises q u a n d o n les échange et que tout rappor t d 'échange est m ê m e caractérisé pa r cette abstraction. Dans l 'échange, u n e valeur d'utilité vau t précisément au tan t que tou te au t re , pou rvu qu'elle se t rouve en propor t ion convenable . O u bien, c o m m e dit le vieux Barbon : u n e espèce de marchandise est aussi bonne q u ' u n e autre , q u a n d sa valeur d 'échange est égale; il n 'y a aucune différence, aucune distinction dans les choses chez lesquelles cette valeur est la m ê m e . Cent livres sterling en p l o m b ou en fer ont au tan t de valeur que cent livres sterling en argent ou en or.

2 9 . MARX : Le Capital, livre 1 , t. 1 , pp. 5 1 - 5 2 .

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« C o m m e valeurs d 'usage, les marchandises sont avant tout de quali té différente; c o m m e valeurs d 'échange, elles ne peuvent ê t re de différente qual i té 30. »

4. La moyenne. N o u s n ' avons aucune preuve que la théorie de la fusion des contra i res dans la moyenne r emonte à Pythagore lui-même mais cela peut ê t re tenu p o u r probable pour deux raisons. Eschyle la connaissai t bien, qui naqui t avant la mor t de Pythagore , et, c o m m e elle repose sur une é tude mathémat ique de la g a m m e musicale, elle sert de lien entre les deux aspects d e son enseignement , l 'aspect myst ique et prat ique, l 'aspect ra t ionnel e t théor ique . L a mus ique t ient u n rôle impor tant dans la magie thérapeut ique de la médecine primitive (Vol. I, p . 460) . A u x yeux des Pythagoriciens, elle était pour l 'âme ce que la médecine était p o u r le corps, et le secret des deux était d o n n é pa r les mathémat iques .

N o u s pouvons donc at t r ibuer à Py thagore la découverte suivante . L a lyre grecque avait sept cordes, dont trois étaient accordées à des intervalles variables selon les modes utilisés, tandis que les qua t re autres étaient accordées selon les mêmes intervalles p o u r tous les modes . C e qu'i l découvri t c'est que les intervalles séparant les qua t re notes fixes correspondent à la série numér ique 6-8-9-12. C'est u n e découverte qu'il aurai t p u faire très aisément en se servant d 'une seule corde et d 'un chevalet mobile — 6 et 12 sont les extrêmes. 8 est

12 le sub-contraire ou moyenne ha rmon ique (8 = 12 — — =

6 9 est la moyenne ar i thmét ique (9 = 12 — 3 =

6 + 3). Ce sont des faits objectifs mais les Pythagoriciens les interprétaient à la lumière des postulats qui leur étaient p ropres . A n a x i m a n d r e soutenai t que le m o n d e se constituait par la différenciation des contraires issus de l'illimité et se détruisait p a r leurs méfaits réciproques et p a r la fusion et la dissolution q u e cela entraînai t . P o u r lui, le processus de fusion est dest ruc teur . P o u r Py thagore , par cont re , il est constructif : le conflit des contraires est résolu pa r leur interpénétrat ion récip roque , d 'où naî t une uni té solide. Sur ce point sa théorie

30. M A R X : Le Capital, livre 1, t. 1, p. 53.

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est fidèle à la concept ion orphique de l 'Amour c o m m e force d'unification et de créat ion.

Solon prétendai t qu 'en se tenant à mi-chemin entre les classes opposées et en imposant de la mesure à leurs ambi t ions , qui elles-mêmes sont illimitées, il avait réalisé la justice sociale. C'est la première fois qu 'appara î t dans la pensée grecque l'idée de la « moyenne », ou « milieu », c o m m e il faudra i t plutôt l 'appeler {meson). Mais la concept ion pythagor ic ienne est différente. P o u r Solon, la moyenne c'était le po in t situé à mi-chemin des deux extrêmes, et il s ' imposait de l 'extérieur. Pour les Pythagoriciens, c'est u n e nouvelle uni té qui naî t du conflit m ê m e dont elle est négation.

La signification d e cette concept ion devient encore plus claire si nous examinons la terminologie qui l 'exprime. Les Py tha goriciens décrivent l 'accord en mus ique (harmonia) c o m m e « une coordinat ion des contraires , u n e unification du mult iple , une réconciliation de ceux qui ne pensent pas parei l lement 3 1 » . Les mots dicha phronéo, « être en désaccord » et symphro-nasis, < réconciliation » sont dor iques et ont pour équivalents attiques stasis et homonoia, cor respondant aux mots latins certamen et concordia. Tous ces mots ont pour origine des rapports sociaux : stasis signifie faction ou guerre civile (en latin : certamina ordinum); homonoia signifie paix civile ou concorde (en latin : concordia). Ainsi la concorde des Py tha goriciens reflète le point de vue de la nouvelle classe moyenne , intermédiaire entre l 'aristocratie foncière et la paysannerie , et qui prétendait avoir résolu la lut te des classes pa r la démocratie.

Si l 'on désire u n e preuve supplémentai re , il n 'est que d 'opposer leur point de vue à celui de Théognis qu i a é té t émoin dans sa cité natale de Mégare de l 'arrivée au pouvoir des d é m o crates qu'i l détestait : « Chez nos béliers, nos ânes et nos chevaux nous nous efforçons de préserver u n e noble race , et nous a imons les accoupler avec des bêtes de bonne origine. Le noble lui n 'a aucun scrupule à épouser u n e f emme de basse extraction, pourvu qu'elle lui appor te de l 'argent, e t une femme ne repoussera pas non plus u n pré tendant de basse extraction car elle préfère la richesse à la noblesse. Ce qui compte p o u r eux, c'est l 'argent. Les nobles s'unissent à des familles vulgaires, les familles vulgaires aux nobles. La richesse mélange les lignées. N e vous é tonnez donc pas si la race des

31. PHILOLAOS : fragment P 10 (Ed. Diels-Kranz).

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citoyens s'éteint; ca r ce qui est noble est en train de fusionner avec le vulgaire 32. »

Théognis n 'étai t pas phi losophe. Il ne fait que décrire, du point de vue de que lqu 'un qui s'y oppose violemment, les t ransformat ions sociales de son temps . E t que voit-il ? Les contraires , esthloi et kakoi, qu 'en tan t qu 'ar is tocrate il veut mainteni r séparés, il les voit fusionner par l'effet d e l 'argent de la nouvel le classe moyenne .

Cet te interpréta t ion est si évidente q u ' o n peut considérer qu'elle conf i rme l ' idée que la doctr ine en quest ion remonte aux Pythagoriciens de Cro tone . U n e telle philosophie ne peut s 'être const i tuée qu 'à u n e époque d'ascension de la nouvelle classe moyenne . O n peu t t irer la m ê m e conclusion de l 'œuvre d 'Eschyle, qui meur t e n 456 avant no t re ère , à peu près au m o m e n t o ù l 'Ordre Pythagoric ien perd le pouvoir . Il est expressément dit p a r Cicéron, qui avait é tudié à Athènes, qu 'Eschyle était Pythagoric ien 3 3 . E t l 'authentici té de cette t radi t ion se t rouve confirmée pa r l 'étude de ses pièces. Il n 'est pas nécessaire bien sûr de supposer qu' i l fut membre de la Secte, bien qu'i l se soit plusieurs fois rendu en Sicile et qu ' i l ait t rès bien pu y adhérer là. Mais sans aucun doute il en connaissait la phi losophie p o u r laquelle, en tant que démocrate modé ré , il éprouvai t u n e sympathie naturel le . Ses premières pièces da tent du début du v* siècle, alors que Pythagore était peut-être encore en vie. C o m m e je l 'ai mont ré dans m o n livre /Eschylus and Athens, le type de d r ame qu'il créa : la trilogie incarne, aussi b ien p a r sa forme que pa r le contenu, l 'idée d e la fusion des contraires dans la moyenne . Le progrès de l 'humani té , selon lui, avait été u n combat entre des puissances opposées, p a r lequel l ' homme était lentement passé de la barbar ie à la civilisation — comba t qui avait reçu de son vivant sa solution dans l 'unité nouvelle que représenta i t l 'Athènes démocra t ique , la plus bril lante cité que le m o n d e ait jamais contemplée .

A cet te vision eschylienne et pythagor ic ienne de l 'évolution sociale de l ' h o m m e fait assez f idèlement écho, à la générat ion suivante, la concept ion d 'Hippocra te q u e voici : « Si les malades avaient t i ré avantage du m ê m e régime et de la m ê m e nour r i tu re que les personnes qu i se por tent bien, s'il n 'y avait r ien eu de meilleur à t rouver , l 'ar t de la médecine

32. THÉOGNIS : v. 189 à 192. 33. CICÉRON : Les Tusculanes, livre 2, § 23 (voir trad. Jules Humbert, Ed. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1964).

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n'eut jamais été découver t n i m ê m e cherché , pa rce qu' i l eû t été inutile. C'est pa r la force des choses que les h o m m e s furent contraints de chercher et de t rouver la médecine , c'est pa rce que les malades n e t irent pas, et n 'on t jamais t i ré avantage du même régime que ceux qui se por ten t bien. D e plus , je soutiens que no t re façon de vivre aujourd 'hui n ' aura i t j amais été découverte , si les h o m m e s s'étaient contentés d e la m ê m e nourr i ture et d e la m ê m e boisson que les an imaux , bœufs et chevaux par exemple , qui vivent, grandissent e t se développent en mangean t des fruits, du bois et de l 'herbe, sans qu'i ls en souffrent o u qu'ils éprouvent le besoin d e changer de régime. A u commencemen t , selon moi , c 'était là aussi le régime de l 'homme. Je tiens no t re m o d e de vie d 'au jourd 'hu i pour le résultat d 'une longue pér iode d ' invention et d 'é laboration. Aussi longtemps que les h o m m e s ne se sont nourr i s que d'aliments crus, corsés et sans mélanges, leur a l imentat ion grossière leur a infligé de terribles souffrances, celles-là mêmes qu'ils endureraient aujourd 'hui , subissant douleurs aiguës e t maladies graves rap idement suivies de mor t . Il se peut que dans les t emps anciens ils en aient moins souffert, pa rce qu'i ls en avaient l 'habitude, mais , m ê m e alors, leurs souffrances furent grandes . Beaucoup, dont l 'organisme n 'avai t pas la force de le supporter , on t d û périr , mais les plus forts résistèrent, tout com me aujourd 'hui il y a des h o m m e s qu i suppor ten t sans peine des nourr i tures corsées tandis que d 'au t res e n souffrent beaucoup. E t c'est, je crois, la raison p o u r laquelle les hommes ont recherché u n e a l imentat ion qu i s 'harmonise avec leur consti tut ion jusqu 'à la découver te de celle qu i est aujourd 'hui la nô t re 3 4 . »

Hippocra te n 'étai t pas Pythagoricien, mais son œuvre et celle de son école subirent p ro fondément l ' influence d e l ' idée py tha goricienne qui faisait de la santé u n e fusion (en grec krasis, d'où notre « t empéramen t ») des contrai res d u corps — idée qu 'on at tr ibue, dans la première version qu i nous soit pa rvenue, à Alcméon de Cro tone , con tempora in u n peu plus jeune que Pythagore lu i -même (p. 265) . « L a santé c'est l 'exercice de droits égaux (isonomia) pa r les facultés, l 'humide e t le sec, le chaud et le froid, l ' amer et le sucré, et ainsi de suite, tandis que la monarch ie de l 'une ou l 'autre d 'entre elles p ré dispose à la maladie 3 5 . »

Eschyle expliquait la démocra t ie a thénienne à la lumière de

34. HIPPOCRATE : De l'ancienne médecine, § 3. 35. ALCMÉON : fragment B 4 (Ed. Diels).

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la théorie pythagor ic ienne de l 'accord en musique . Alcméon, lui, définit la santé physique en l 'assimilant à une constitution démocra t ique . P o u r l 'organisme h u m a i n c o m m e p o u r l 'organisme poli t ique, la santé naî t de la résolution des contradict ions internes.

Qu'i l y ait quelque chose de c o m m u n entre cette conception et la dialect ique m o d e r n e est évident, mais il est u n e différence capitale. Lénine écrit : « L 'uni té (coïncidence, identité, équivalence) des contrai res est conditionnelle, temporai re , t ransi toire, relative. L a lut te en t re contraires s 'excluant mutue l lement est absolue, c o m m e sont absolus le développemen t et le m o u v e m e n t 3 6 . >

Dans la théorie pythagoric ienne de la fusion des contraires dans la moyenne cette relat ion est inversée. C'est l 'unité qui est absolue, et la lutte relative. Le conflit ent re les contraires a p o u r point cu lminan t leur fusion dans la moyenne qui, une fois réalisée, est considérée c o m m e permanen te . R ien ne suggère que la réalisation de l 'unité sera suivie d 'une reprise d u conflit à u n niveau supérieur . Cet te limite se manifeste de façon très claire dans l 'œuvre d 'Eschyle, qui en révèle en m ê m e temps l 'origine de classe. A la fin de YOrestie, après avoir réconcil ié les Er inyes , qui représentent la société tribale, avec Apol lon, qui représente l 'aristocratie terr ienne, en confiant aux antagonistes u n e por t ion appropriée de la nouvelle const i tut ion démocra t ique , la déesse d 'Athènes p ro me t à ses conci toyens que leur cité vivra à jamais, à une seule condi t ion :

Seulement, qu'ils ne prennent aucune liberté avec leurs lois; Car personne ne peut boire à des sources souillées de fange. J'ordonne à mon peuple de maintenir et d'honorer Le juste milieu entre le despote et l'esclave 3 7 .

La nouvelle consti tut ion, qui représente le juste milieu, ne doit pas être modifiée. Ce qui mont re qu 'Eschyle s'opposait à la poli t ique des démocrates radicaux qui s'efforçaient de la modifier. Il ne fut pas capable de comprendre que sa fusion des contrai res n 'étai t qu 'une uni té transitoire, d 'où nécessairement allaient sort ir de nouvelles contradict ions.

L 'applicat ion de ce principe au domaine mora l devait jouer un rôle de premier p lan dans l 'enseignement des premiers

3 6 . LÉNINE : « Sur la question de la dialectique » in Cahiers philosophiques, œuvres, Paris - Moscou, 1 9 7 1 , t. 3 8 , p. 3 4 4 . 3 7 . ESCHYLE : Euménides, v. 6 9 6 à 7 0 0 , v. 6 9 3 à 6 9 7 .

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Pythagoriciens, car toutes leurs études théoriques , que ce soit en cosmologie, mathémat iques , musique ou médecine avaient p o u r but pra t ique de leur p rocurer une règle de vie qui assure le salut de leur âme. Sur ce point, no t re meil leur t émoin est une fois de plus Eschyle, p o u r qui mora le et poli t ique sont inséparables :

« Il est des moments où la peur est bonne; Oui, il faut continuellement Que, de son trône, dans l'âme, elle veille. Utiles aussi, les difficultés pour enseigner l'humilité. De ceux qui jamais n'ont nourri La peur salutaire dans leur cœur, Qu'ils soient hommes ou cités, qui donc fera preuve De respect pour le bien ? Choisissez une vie libre de tout despotisme, mais soumise au règne de la loi. Dieu gouverne à sa guise mais a néanmoins désigné le juste milieu pour être le maître de toute chose 38.

Cette conception d u juste milieu c o m m e principe mora l se t ransmet , pa r l ' intermédiaire de Pla ton, des Pythagoriciens à Aristote, dont voici la définition de la ver tu : « Je par le de la ver tu morale. Ce qui concerne des sent iments ou des actions, à propos desquels il peut y avoir excès, m a n q u e ou juste milieu. Ainsi, l 'on peut éprouver crainte , courage , désir, colère, pitié, et plus généralement plaisir ou peine, soit t rop fortement, soit t r op faiblement, ce qui dans les deux cas est u n défaut. Eprouver ces sentiments au m o m e n t voulu, lorsque l 'occasion s'y prête , à l 'égard des personnes qui le méri tent, dans u n bu t valable, de façon convenable , c'est le mieux, ou juste milieu, qui relève de la vertu. D e la m ê m e façon il peut y avoir excès, m a n q u e ou juste milieu. Or, ce sont les sentiments et les actions qu i concernent la ver tu , et dans leur cas l'excès ou le m a n q u e sont des erreurs , tandis que le juste milieu est loué et const i tue u n e réussi te; or louange et réussite relèvent de la vertu. L a ver tu donc est en quelque sorte une at t i tude moyenne en ce qu'elle vise au juste milieu. E n outre , s'il y a bien des façons d 'échouer (car, p o u r employer la terminologie des Pythagoriciens, le ma l appart ient à l'illimité, le bien au limité), il n 'y a qu 'une façon de réussir (il s'ensuit qu'il est facile d 'échouer , difficile d e réussir, facile de manque r son but , difficile de l 'at teindre). Aussi c'est u n e

38. ESCHYLE : Euménides, v. 520 à 534, v. 516 à 530.

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ra ison supplémenta i re p o u r que l'excès et le m a n q u e relèvent d u m a l et le juste milieu de la ver tu 3 9 . » U n siècle avant Aris to te , Tsu-Ssu, le petit-fils de Confucius, définissait la ver tu dans les mêmes termes : « Confucius a dit : L ' h o m m e vra iment bien n é est le juste milieu en action. L ' h o m m e qui n e l'est pas est le contraire . Le rappor t de l ' homme bien n é a u juste milieu en act ion consiste en ce qu 'é tan t bien né , il s'en t ient sans défaillance au juste milieu. Le r appor t inverse de l ' homme qui n 'est pas bien né consiste dans le fait qu 'é tan t ce qu'i l est il n ' a aucun sens de la prudence mora le . « L e maî t re a dit : Je sais que la Voie n 'est pas suivie. Les érudi ts vont t r o p loin et les ignorants s 'arrêtent t rop tôt. Je sais pou rquo i la Voie n 'est pas comprise . Les bons vont t rop loin et les mauvais s 'arrêtent t r o p tôt 40. »

L a paren té t ient à ce que Pythagore c o m m e Confucius exprim e n t le po in t de vue d 'une nouvelle classe moyenne , intermédia i re ent re la noblesse e t la paysanner ie , qui doit son existence à l 'appari t ion de la p roduc t ion m a r c h a n d e dans une économie agraire primit ive.

3 9 . ARISTOTE : Ethique à Nicomaque, 1 1 0 6 b (voir trad. J. Tricot, p. 1 0 4 , Ed. Vrin, 1 9 6 7 ) . 4 0 . HUGUES : ouvr. cité, p. 3 3 .

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II

1. Heraclite : sa position politique.

La révolution démocra t ique est u n t ou rnan t dans l 'histoire de la société grecque. C'est le po in t cu lminant de la lut te que se sont livrés les nobles propriétaires fonciers d 'une par t , les marchands et les paysans de l 'autre, et qu i n e t rouve sa solution que pa r le développement de l 'esclavage. P o u r la classe des marchands , qui y voient la réalisation de leurs ambit ions, elle est le cou ronnemen t définitif de la justice sociale et ne laisse r ien à désirer. E n réalité, il n ' en est r ien. Il s'agit plutôt de l 'expression poli t ique de la t ransformat ion radicale dans la s t ructure de classe de la société, décr i te au chapitre IX. C'est la p remière fo rme d 'Eta t adaptée à une c o m m u n a u t é esclavagiste product r ice de marchandises .

Il ne faut év idemment pas conclure de cette consta ta t ion que la lutte cesse entre riches et pauvres à l ' intérieur d u corps des citoyens. Mais elle p rend u n e forme nouvelle, subordonnée à la lut te opposant les esclaves et leurs propriétaires . M ê m e les citoyens pauvres possèdent p o u r la p lupar t au moins u n ou deux esclaves. Ils ne recherchent donc pas l 'unité d 'act ion avec les esclaves p o u r met t re fin à l 'esclavage, mais cherchent au contraire à accroî t re l 'exploitation du travail servile afin d 'en retirer pour eux-mêmes u n plus g rand bénéfice. C'est là p o u r eux u n cercle vicieux. Quelque effort qu'ils fassent p o u r met t re fin à l 'inégalité ent re les riches et eux, le seul résultat est d'élargir le fossé qui engendre cette inégalité. Aussi ent re démocrates et oligarques la lut te continue-t-elle toujours plus

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le devenir

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violente et toujours plus désespérée, ca r elle ne peut recevoir de solution, d a n s les limites de la cité-Etat, si ce n'est par la ru ine c o m m u n e des deux classes qui s'affrontent.

L a révolut ion démocra t ique se produi t selon les cités à des dates différentes qui vont du début du vi" siècle au rv*. Mais , en gros, le point cu lminant du mouvemen t se place au momen t des guerres médiques , qui p rennent fin en 479 . Cet te période Heracl i te et Pa rmén ide l 'ont vécue, dont l 'œuvre, c o m m e vont le m o n t r e r ce chapi t re et les suivants, est u n véritable tournan t dans l 'évolution de la pensée grecque.

Heracl i te appar tena i t à la noblesse d 'Ephèse (p. 144). Il était opposé à la démocrat ie , c o m m e le mont ren t sa condamnat ion violente du peuple p o u r avoir banni son frère, et son mépris p o u r le culte de Dionysos 1. N o u s avons déjà eu l 'occasion de citer un autre aristocrate déclaré, Théognis de Mégare (p. 237) . Séparés p a r l 'un des siècles les plus décisifs de l 'histoire grecque, les points de vue de ces deux nobles formen t u n contras te instructif. Théognis dénonçai t les effets de l 'argent qui mêlai t les contraires , nobles et roturiers qu 'en tant qu 'ar is tocrate il voulait mainteni r séparés. Cette att i tude correspondai t aux premières étapes du mouvement démocrat i que, alors que l 'esclavage n 'étai t pas généralisé. Les Pythagoriciens, représentant les h o m m e s d 'argent, y opposaient l'idée de la fusion des contraires dans la moyenne . La théorie pythagoric ienne subit à son tour les at taques d 'Heracl i te qui affirme que si le m o n d e existe ce n'est pas par la fusion et l 'harmonie , mais p a r la tension et la lutte. C o m m e pour mieux se faire comprendre , il e m p r u n t e ses formules à l 'Apollon pythagoricien, le dieu de l 'arc et de la lyre : « Ils ne comprennen t pas commen t cela s 'accorde par différence-harmonie de tensions contraires c o m m e p o u r l 'arc et la lyre 2. »

P a r la négat ion de la théorie pythagoric ienne, Heracl i te dépasse la simple réaffirmation de l 'ancienne at t i tude des aristocrates. Il lui donne une signification nouvelle qui correspond au nouveau rappor t des forces de classe. E n se p ro nonçan t p o u r la tension et la lut te cont re la fusion et la réconcil iat ion, il rejoint Théognis . Mais la contradict ion n'est plus la m ê m e . Les contraires ne sont plus nobles et roturiers mais h o m m e s libres et esclaves. Cela ressort clairement de ses propres formules : « Le combat est le père de toutes choses,

1. HERACLITE : fragments, B 14-15, 121 (Ed. Diels-Kranz). 2. Ibid., fragment 51.

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le seigneur de toutes choses, il a fait dieux et les h o m m e s , hommes libres et esclaves 3. »

A ses yeux donc , la lutte est absolue, l 'unité relative. C'est la dialectique véri table. L a quest ion principale qu i se pose lorsque nous é tudions son œuvre concerne les condi t ions qui ont rendu possible u n e contr ibut ion aussi bril lante à la pensée humaine .

2. Heraclite et les mystères.

Si le Pythagorisme peut se définir c o m m e résul tant de la rencontre du rat ionalisme ionien et du mysticisme orphique , on peut dire que l 'œuvre d 'Heracl i te vient de la rencont re du Pythagor isme et du rat ional isme ionien. Il par le avec mépris de Pythagore et des cultes populaires de Dionysos . Mais , à la différence des prédécesseurs de Milet , il se préoccupe beaucoup de la santé de l ' âme et cherche dans la s t ructure de l 'univers des indications p o u r la condui te de la vie. Ses conceptions toutefois sont aristocrat iques et réservées à un petit nombre . Il a u n groupe de disciples, les Héracl i -téens, mais qui n 'ont aucun p r o g r a m m e de réformes poli t iques ou sociales, et dont l ' influence n'est pas comparab le à celle qu 'on t exercée les fraternités pythagoriciennes. D e ce point de vue, il annonce l ' individualisme de Socrate, de Démocr i t e et d 'Epicure .

Il écrivit u n livre et le déposa dans le temple d 'Ar témis d 'Ephèse. Il nous en est pa rvenu environ 130 fragments , courts et sans liens p o u r la p lupar t , mais qu i suffisent à nous donner une idée générale de la forme et du contenu de son enseignement . O n a mont ré au chapi t re V I que sa prose est d 'un style hiérat ique et l i turgique, c o m m e il est no rma l de la par t d 'un m e m b r e de la famille royale qui détenait la prêtr ise héréditaire de D e m e t e r Eleusinia (p. 144). E t on a émis l 'hypothèse que son livre était u n discours présenté à la manière des hieroi logoi o rphiques ou des legomena des mystères d'Eleusis (p. 140). Cet te hypothèse se t rouve confi rmée par l 'examen des paragraphes introductifs qui ont survécu à peu près intacts : « Il est sage de prê te r l 'oreille, non à moi -

3. HERACLITE : fragment 53.

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m ê m e , mais au Verbe , et d 'accorder que toutes choses ne font qu 'une . « C e Verbe , qu i est éternel , les h o m m e s la première fois qu'ils l 'entendent n e le comprennen t pas mieux qu 'avant de l 'avoir entendu. Bien que toute chose s 'accomplisse conformément à ce Verbe , les h o m m e s semblent n e pas avoir d 'expérience lorsqu'ils font l 'expérience des mots et des faits que j 'expose e n divisant chaque chose selon sa na tu re et mont ran t ce qu'elle est. Les autres humains ne savent pas ce qu'ils font lorsqu'i ls sont éveillés, tou t c o m m e ils oublient ce qu'ils font pendan t leur sommeil . « Ils sont c o m m e les sourds, écoutant sans comprendre . C'est d 'eux que le proverbe dit : présents, ils sont absents. « Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les h o m m e s , s'ils ont l 'âme barbare 4 . »

Le sens de logos, t radui t pa r « le Verbe », sera examiné dans u n instant. Ici, il expr ime l 'idée d 'un discours myst ique (hieros logos). Les h o m m e s se répartissent en trois catégories : ceux qu i on t en tendu et compris le Verbe , c o m m e Heracl i te lui-m ê m e ; ceux qu i l 'ont en tendu pour la première fois et ne l 'ont pas encore compr is ; enfin ceux qui n e l 'ont pas en tendu 5 . Ceux qui ont en tendu et compris appar t iennent au deuxième degré de l ' initiation, appelé epopteia. Ceux qui ont en tendu mais pas encore compris appar t iennent au premier degré (myésis), ce sont les nouveaux initiés. Ceux qui n 'on t pas en tendu sont les non-init iés (amyetoi). Que ce soit là ce qu 'a i t voulu dire l 'écrivain, les considérat ions suivantes le p rouven t : Premièrement , le sens part iculier d'epopteia, p o u r désigner le second degré des Mystères , était si familier que dans la littér a tu re grecque, à par t i r de Pla ton , nous t rouvons le deuxième stade, le plus avancé, de toute é tude o u recherche constammen t décrit c o m m e s'il s'agissait du second degré de l'itinérai re d 'un initié 6 . Deuxièmement , le mo t asynetos7, appliqué ici à « ceux qui ne comprennen t » pas le Verbe , s'employait c o u r a m m e n t p o u r désigner « ceux qu i ne comprennen t

4 . HERACLITE : fragment B 1, 3 4 , 1 0 7 . 5 . Cf. PASCAL : Pensées, p. 2 5 7 (Ed. Brunschvicg) ou p. 1 6 0 (Ed. Laflima) :11 n'y a que trois sortes de personnes; les unes qui servent Dieu, l'ayant trouvé; les autres qui s'emploient à le chercher, ne l'ayant pas trouvé; les autres qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. 6. LOBECK : Aglaophamus, Könisberg, 1 8 2 5 , pp. 1 2 7 à 1 3 1 . THOMSON : Aeschylus : Orestia, t. 2 , p. 2 0 4 . « The Wheel and the Crown » in Classical Review, t. 5 9 , p. 1 0 . 7 . LOBECK : ouv. cité, p. 1 5 à 1 9 0 . THOMSON : ouv. cité, pp. 1 1 1 - 1 1 2 .

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pas » les secrets mystiques, au t rement dit les non-init iés. Trois ièmement , o n excluait les barbares des mystères parce que leur langue était incompréhensible (asynetos). Le sens de la dernière phrase est donc que ceux qui n e comprennen t pas le Verbe ne peuvent pas se fier au témoignage de leurs sens. Enfin, c o m m e Cornfo rd l'a fait r emarque r o n re t rouve la formule « sans expérience des mots » dans u n passage des Grenouilles où Ar is tophane parodie la proc lamat ion officielle lancée chaque année à Athènes avant la célébrat ion des mystères d'Eleusis. Voici les termes employés par Ar i s tophane : « Que se t ienne en paix et cède la place à no t re compagnie , qui est sans expérience de ces mots , qui n 'est pas pu r d'esprit 8 . »

Il n'est pas nécessaire de supposer qu 'Heracl i te faisait explicitement allusion à la formule a thénienne puisque nous avons des documents qui p rouven t que l 'on suivait u n e p rocédure semblable dans les mystères orphiques . C'est ainsi que l 'un des hieroi logoi débute par ces mots « je chantera i pour ceux qui peuvent comprendre », et l 'hymne à Dionysos dans les Bacchantes d 'Euripide c o m m e n c e pa r ces vers :

Qui va là ? Qui approche ? Qu'i l s 'en aille, qu' i l nous quit te, qu 'aucune lèvre n e remue , silence ! N o u s allons main tenan t glorifier Dionysos selon l 'antique t radi t ion.

Bienheureux ceux qui mènen t u n e vie pu re , sont pa r grâce divine instruits des mystères, et sanctifiés, purifiés, part icipent au groupe sacré qui pa rcour t d 'un pied rapide la colline et est empli du souffle de Bacchus 9. » Ainsi, Heracl i te présente sa concept ion de l 'univers sous la forme d 'un discours myst ique inspiré des t radi t ions hiérat iques qu'il tient de sa famille. Il suit en cela l 'exemple des Py thagoriciens qui formaient ent re eux des fraternités myst iques semblables à celles de l 'Orphisme. C o m m e eux, il se p réoccupe n o n seulement du m o n d e na ture l extérieur à l ' homme mais aussi de l ' homme en tan t que par t ie du m o n d e naturel . E n m ê m e temps, il rejette leur dual isme et reprend, sous u n e fo rme nouvelle, consciemment élaborée, le monisme de l 'école milésienne.

8. ARISTOPHANE : Les Grenouilles, Sapientiae, Cambridge, 1952, p. 113. 9. Orphicorum fragmenta n° 334. à 77.

v. 354-355. CORNFORD : Principium

EURIPIDE : Les Bacchantes, v. 6 8

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3. Le logos.

Le mot logos, tel qu 'Herac l i te l 'emploie, a trois sens princip a u x qui sont : discours, raison, propor t ion . O n peut le définir c o m m e la formula t ion correcte de la compréhension juste de la loi universelle qui gouverne la na ture , h o m m e s et dieux compris . Ce n 'est pas u n e loi his tor ique ni une loi de l 'évolut ion. A u contra i re , elle est intemporelle , co mme est éternel le m o n d e où elle règne, bien qu'il soit le siège d 'un perpétuel changement . C e n'est pas non plus une loi de la nature en tendue dans u n sens excluant le surnature l ou le divin. Il faut p lu tô t dire que le logos s'identifie au divin, dans la mesure où il s'agit d 'une abstract ion immatériel le qui représente tout ce qui est général et absolu dans l 'univers par opposition à tout ce qui est part iculier et relatif. C'est en ce sens que « toutes choses ne font qu ' une ». Il y a u n e plurali té des choses en ce sens que chacune est ce qu'elle est e t n o n pas autre chose. Mais cette identité d 'une chose avec soi est éphémère et relative, ca r tou t est toujours en train de se t ransformer en son contra i re . L a seule chose qui soit pe rmanen te et absolue, donc divine — « immorte l le et indestructible », comme l'illimité d 'Anax imandre — c'est ce conflit des contraires, ou p lu tô t la loi qui le soustend, la loi du changement perpétuel . Telle é tan t la na tu re de la vérité, sa découverte est nécessairement difficile. N o n que la vérité soit t ranscendante . Elle relève au contra i re d 'une réalité matérielle que les sens perçoivent. « Les choses qu ' on peut voir, entendre et apprendre sont celles que je mets le plus hau t 1°. » Les cinq sens et la ra ison se rencont ren t chez tous les h o m m e s : « L a pensée est c o m m u n e à tous H . » O n saisira donc la vérité par la raison et l 'observation du m o n d e extérieur. O n ne la saisira pas , c o m m e les Pythagoriciens l 'affirment, pa r le rêve, qui n 'est pas u n reflet exact du m o n d e extér ieur : « Ceux qui sont éveillés on t u n seul et m ê m e monde , mais ceux qui d o r m e n t s 'enferment chacun dans u n m o n d e particulier 12. » Refuser les données des sens c'est « agir et par ler c o m m e des do rmeur s 13 ». Ces hommes- là « sont en désaccord avec ce qu'i ls connaissent le mieux 14 » ? D o n c « nous devons suivre

10. Orphicorum fragmenta, n° 334; EURIPIDE : Les Bacchantes, v. 55. 11. HERACLITE : fragment B 113 (Ed. Diels-Kranz). 12. Ibid., 89. 13. Ibid., 73. 14. Ibid., 72.

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ce qui est c o m m u n à tous ; pour tant , quo ique m o n Verbe le soit, la foule vit c o m m e si chaque individu possédait sa p ropre sagesse 1 5 ». Cela provient de ce qu'ils suivent de faux maîtres . « Hés iode est le maître de la p lupar t des gens; ils sont persuadés qu'i l savait beaucoup de choses; et pou r t an t il ne savait pas que le jour et la nui t n e font q u ' u n » 1 6 . D e vastes connaissances ne suffisent pas. « U n savoir mult iple ne donne pas la sagesse, sans quoi il l 'aurait donnée à Hés iode et à Py thagore 1 7 ». Pythagore « qui s'est donné plus que tout aut re à l 'étude » se targuai t d 'une sagesse qui n 'étai t « qu 'érudi t ion et illusion 1 8 ». E t ainsi de tous les autres : « O n devrait chasser des jeux H o m è r e et Archi loque aussi 1 9 ». Ces faux maî t res profitent de la folie de l ' homme : « Le sot est mis en émoi p a r la moindre paro le 2 0 . » Le sage « refuse d ' admet t re par scepticisme », et « les chiens aboient après ceux qu'ils ne connaissent pas 2 1 » .

E n quoi ces faux maîtres se t rompent- i ls ? Pas en cherchan t à accumuler les connaissances. Cela est souhaitable et nécessaire : « Les h o m m e s qui a iment la sagesse doivent apprendre à connaî t re bien des choses 2 2 . » Mais c'est qu'ils se sont contentés d 'observations superficielles et de conjectures non vérifiées : « N e por tons pas de jugements hasa rdeux sur les choses essentielles 2 3 . » Celui qui cherche la vérité doit supporter des peines infinies. « Ceux qui cherchent de l 'or creusent beaucoup p o u r n 'en t rouver qu ' un peu 2 4 . » H doi t procéder à des observations soigneuses s'il veut aller jusqu 'à l 'essence des choses. « La mul t i tude n e se soucie guère de ce qui se présente à elle, et ne le c o m p r e n d pas u n e fois instruite, bien qu'elle s ' imagine le comprendre 2 5 . » Us sont pa r conséquent incapables de voir la vérité qui ne se t rouve pas à la surface des choses : « La na tu re a ime à se cacher . » L a vérité est ainsi différente de ce qu'elle para î t ê t re : « Si vous ne vous a t tendez pas à l ' inat tendu, vous ne le t rouverez pas ; sa découverte est difficile et dé rou tan te 2 6 . » i l s 'ensuit

1 5 . HERACLITE : fragment 2 . 1 6 . Ibid., 5 7 . 17 . Ibid., 4 0 . 1 8 . Ibid., 1 2 9 . 1 9 . Ibid., 4 2 . 2 0 . Ibid., 8 7 . 2 1 . Ibid., 9 7 . 2 2 . Ibid., 3 5 . 23. Ibid., 22. 2 4 . Ibid., 1 7 . 2 5 . Ibid., 1 2 3 . 2 6 . Ibid., 1 8 .

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qu 'on n e peut l 'exposer en u n langage immédia tement intelligible, mais seulement de manière obl ique et énigmatique, c o m m e fait l 'orable de Delphes. « Le Seigneur à qui appartient l 'oracle de Delphes ne par le ni ne dissimule : il indique 27. » C'est pourquo i les h o m m e s ne peuvent s 'attendre à comprendre la vérité lorsqu'i ls l 'entendent pour la première fois, pareils aux nouveaux initiés tout d ' abord saisis de peur et d ' é tonnement pa r ce qu'ils voient et entendent . Ce n'est qu 'après s'être pénét rés de la révélation et l 'avoir méditée à de nombreuses reprises qu'ils commenceron t à la comprendre .

Mais en quoi consiste cette sagesse ? « L a sagesse est une chose un ique qui accepte et refuse d'être appelée du n o m de Zeus 28 » ? Elle accepte d 'être appelée du n o m de Zeus (Zenos), parce qu'el le est le principe de vie (zen); elle refuse, parce que la vie est la mort . « L a sagesse est u n e : connaî t re la fin qui pilote toutes choses à t ravers tout 29. » Cet te fin, ce principe directeur sont ainsi définis : « Le monde , qui est le m ê m e p o u r tous , n ' a été créé par aucun dieu ni par aucun h o m m e ; il a toujours été , il est main tenant , il sera à jamais fin à jamais vivant, s 'a l lumant pa r mesures et s 'éteignant par mesures 30. »

L a substance pr imordia le est ainsi p o u r Heracl i te le feu, qui cor respond à l 'eau, l 'illimité ou l'air de l'école de Milet. Mais le feu chez lui n 'est pas pr imordia l au sens où il serait originel. Son m o n d e n ' a pas d 'origine. Il a toujours existé. Heracl i te sur ce point se sépare de ses prédécesseurs. Ils étaient tous partis du postulat t radi t ionnel , tiré de la mythologie et, pa r son intermédiaire , de la société elle-même, qu'il y avait u n e genèse de l 'univers dans le temps. L 'univers d 'Heracl i te est in temporel et autorégulateur . Le feu auquel il l ' identifie n 'est donc pr imordia l que dans la mesure où il symbolise la loi fondamenta le de l 'existence de cet univers, la loi d u changement perpétuel et de la lut te des contraires. Cet te loi est symbolisée avec exacti tude pa r l 'élément dont le m o u v e m e n t cont inuel est manifeste et don t le contac t t rans-

j fo rme tout . Mais ce n 'est qu ' un symbole . L a réalité qu'il recouvre est u n e abstract ion. Ainsi, chez Heracl i te , la substance pr imordia le de la cosmologie milésienne perd toute valeur concrè te p o u r devenir une idée abstraite. Les « mesures » qui font qu 'a l ternat ivement ce feu universel

27. HERACLITE : fragment 93. 28. Ibid., 32. 29. Ibid., 41. 30. Ibid., 30.

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s 'allume et s'éteint fo rment u n cycle autorégula teur de t ransformations, un i forme a u total mais inexorablement soumis à une série de fluctuations. Le cycle est le suivant : feu - air -eau - terre - eau - air - feu; « Le feu vit la mor t de l 'air et l 'air vit la mor t du feu; l 'eau vit la m o r t de la te r re et la terre vit la mor t de l 'eau 3 1 . » Ainsi, « mouvemen t ascendant et mouvement descendant sont identiques 3 2 ». C'est ce cycle éternel qui maint ient le m o n d e en existence. « Sur la circonférence d 'un cercle le début et la fin sont confondus 3 3 . » Tout début est une fin, toute fin est u n début . Il n 'y a donc ni début , n i fin. Le m o n d e est éternel.

Il est clair toutefois que si, au cours de leurs échanges, les é léments gagnaient exactement ce qu'ils on t perdu , ce m o n d e perpétuel lement en mouvemen t demeurera i t extér ieurement le même . Mais ce n'est pas le cas. D e t emps à aut re le feu p rend plus qu'il ne donne et son accroissement est excessif. Mais puisqu'i l se nourr i t des autres éléments , l 'accroissement est suivi d 'une diminut ion cor respondante . Il en va de m ê m e pour les autres éléments. « Le feu est satiété et disette 3 4 . » Ainsi, sans arrêt, chaque élément tour à t ou r gagne sur les autres puis leur cède. Plusieurs de ces f luctuations, d ' importance variable, expliquent la périodicité des faits nature ls : jour et nuit , ma t in et soir; été et hiver, pr in temps et a u t o m n e ; veille et sommeil , prophét ie et rêve; vie et mor t , enfance et vieillesse. La vie, le sommei l et la m o r t cor respondent au feu, à l 'eau et à la terre . A u soleil dans le m o n d e cor respond l 'âme dans l 'homme. T o u t ce qui vit meur t , et tou t ce qui meur t renaît . L ' h o m m e devient dieu et dieu devient h o m m e 3 5 .

Ce perpétuel comba t des contraires , sans lequel le m o n d e n'existerait pas, ne consti tue pas u n e injustice c o m m e Anaxi -mandre le disait, mais il est la justice : « Il nous faut savoir que la guerre est universelle et que le comba t est la justice 3 6 . » E t encore : « H o m è r e avait tor t de prier p o u r que le combat disparaisse de la terre ; car si sa pr iè re ' avai t été exaucée, tout aurai t disparu 3 7 . » Rien ne peut exister sans son contraire , ou plus exactement , cet te lut te des contraires est dans la na ture des choses; « Les couples sont et ne sont

3 1 . HERACLITE : fragment 7 6 . 3 2 . Ibid., 6 0 . 3 3 . Ibid., 1 0 3 . 3 4 . Ibid., 6 5 . 3 5 . Ibid., 6 2 , 8 8 . 3 6 . Ibid., 8 0 . 3 7 . Ibid., A 2 2 .

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pas des unités, accord à la fois et désaccord, consonance et dissonance 38. » D e m ê m e , « c'est la maladie qui rend la santé agréable, le ma l qui engendre le bien, la faim l 'abondance , l 'épuisement le repos 39 ». Aussi, « quoique les h o m mes t iennent certaines choses pour bonnes et d 'autres pour mauvaises », la vérité c'est que « p o u r Dieu tout est juste, bon et b ien », car « « le bien et le ma l ne font q u ' u n i t ) ». Telle est « l 'harmonie cachée » des choses, que seul peut saisir le sage.

E n ce qui concerne leurs rappor ts matériels, les éléments sont égaux entre eux, mais ils sont soumis à une hiérarchie des valeurs , avec au sommet le feu. Le sommeil est supérieur à la m o r t et la veille au sommeil c o m m e l 'eau est supérieure à la terre et le feu à l 'eau. Mais c o m m e nous l 'avons mont ré , ce feu est bien plus que le phénomène matériel connu sous ce n o m : il est le vivant, l 'intelligent, le divin. Le divin ne doit pas être assimilé à l 'un des couples de contraires , c o m m e l'enseignait Py thagore , mais à l 'unité de tous les contraires : « Dieu est le jour et la nuit , l 'été et l 'hiver, la guerre et la paix, la satiété et la faim. » Ainsi peut-on définir le logos d 'une par t c o m m e la p ropor t ion des échanges entre les éléments ou plus généra lement c o m m e la loi d ' interpénétrat ion des contraires, et d 'aut re par t , c o m m e la compréhens ion de cette loi, à laquelle l ' homme peut dans u n e cer taine mesure prétendre , mais qui n 'est parfai te qu ' en Dieu.

Cet te concept ion de l 'univers c o m m e unité organique de la mat ière et de l 'esprit suppose u n m o d e part iculier de raisonnement , qui fait aussi par t ie du logos. Rétrospect ivement la logique d 'Heracl i te peut se définir c o m m e la négat ion des règles de la logique formelle. D ' u n point de vue historique, il serait plus exact de dire des règles de la logique formelle qu'elles sont la négat ion de la logique d 'Heracli te . N o u s reprendrons ce p rob lème de la logique dans l 'Antiquité après avoir analysé l 'œuvre de Pa rmén ide . N o u s ne voulons ici que souligner le contras te .

Cr i t iquant du point de vue du matérial isme dialectique moderne les lois de la logique formelle, Caudwel l écrit : « Les lois de la logique sont sociales. Ce sont des règles approximat ives qu'i l faut suivre si l 'on veut que le langage accomplisse sa fonct ion sociale. Mais elles ne sont pas l'ex-

38. HERACLITE : fragment B 10. 39. Ibid., 111. 40. Ibid., 102.

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pression exacte de la na ture de la réalité.. . Il n 'est pas exact qu 'une chose soit ou A ou non A. Hier elle était A ; aujourd 'hui elle est non A. Il n 'est pas exact qu ' une chose ne puisse à la fois être et ne pas être A . Aujourd 'hui je suis vivant, u n jour je serai mor t . D e m a i n je serai ou n e serai pas mor t . Les deux termes de l 'alternative sont également vrais . L 'ut i lisation de la fo rme verbale « est » donne u n e véri té t r ompeuse aux règles méthodologiques de la logique. Elle impl ique u n m o m e n t universel. Mais nous savons pa r la physique de la relativité que c'est impossible. I l n 'y a qu ' un m o m e n t social 41 . » Toutes ces proposit ions, à l 'exception de la dernière phrase , sont implicitement chez Heracl i te : « L 'eau de la m e r est à la fois très pure et très impure 42. » « C'est la m ê m e chose en nous qui est vivante et mor te , éveillée endormie , jeune et vieille 43. » « N o u s descendons et nous ne descendons pas dans le m ê m e fleuve; nous sommes et ne sommes pas 44. » Heracli te ignorait tout de la physique de la relativité. Il niait pour tant la possibilité d 'un m o m e n t universel. C e qui l 'en rendait capable c'est qu 'une telle possibilité était é t rangère à la pensée primitive. A u lieu de ce m o m e n t universel , Heracl i te pose u n principe qu i était implicite dans la pensée primitive mais qu 'on n 'avait jamais fo rmulé avant lui : le principe de l 'unité des contraires .

4. La dialectique objective.

Commentan t le f ragment qui se rappor te au « feu à jamais vivant « (p. 296), Lénine écri t : « T rès b o n exposé des éléments du matérial isme dialectique. » C e qui nous r amène à no t re question : commen t se fait-il qu 'Heracl i te soit arrivé si près des positions du matérial isme dialectique moderne ? L a réponse est implici tement contenue dans le passage suivant d'Engels : « Lorsque nous soumet tons à l ' examen de la pensée la na ture ou l 'histoire huma ine ou notre p ropre activité

41. CAUDWELL : Further Studies in a Dying Culture, Londres, 1949, pp. 252-253. 42. HERACLITE : fragment B 61 (Ed. Diels-Kranz). 43. Ibid., 88. 44. Ibid., 49 a.

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menta le , ce qui s'offre d 'abord à nous , c'est le tableau d 'un enchevêt rement infini de relations et d 'actions réciproques, où r ien ne reste ce qu'i l était , là où il était, et co mme il était, mais o ù tout se meut , change , devient et périt... Cet te manière primitive, na ïve , mais correc te quan t a u fond, d'envisager le m o n d e est celle des phi losophes grecs de l 'Antiquité, et le premier à la formuler c la i rement fut Heracl i te : Tou t est et n'est pas , car tout est fluent, tou t est sans cesse en t ra in de se t ransformer , de devenir et de périr . Mais cette manière de voir, si cor rec tement qu'el le saisisse le caractère général du tableau que présente l 'ensemble des phénomènes , ne suffit pour tan t pas à expliquer les détails don t ce tableau d 'ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n 'ayons pas non plus u n e idée net te du tableau d'ensemble. P o u r reconnaî t re ces détails, nous sommes obligés de les dé tacher de leur encha înement na ture l ou his tor ique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets part iculiers, etc . C'est au premier chef la tâche de la science de la na tu re et de la recherche historique, branches d'investigations qui, p o u r d'excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la pér iode classique qu 'une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les maté r iaux 45. »

Le matér ial isme dialectique est la concept ion du m o n d e du prolétariat , pa r opposi t ion à la concept ion métaphysique, qu'elle soit idéaliste ou matérialiste, de la bourgeoisie. C o m m e la destinée his tor ique du prolétar ia t est d'abolir toute exploita t ion et par là de met t re fin à la lut te de classe, sa concept ion du m o n d e se caractérise p a r la réunification de la théorie et de la pra t ique . Avan t l 'appari t ion des classes sociales, la théorie fait tel lement corps avec la pra t ique qu'elle ne s'en distingue pra t iquement pas et n 'est guère que son reflet passif. L a conscience primitive est plus pra t ique que théorique de m ê m e que la connaissance primitive est plus sensible que rat ionnel le . Toutefois cette concept ion est intui t ivement dialectique et matérialiste. Mouvemen t , t ransformat ion, conflit passent pour des vérités d 'évidence. Avec la division de la société en classes, la théorie progresse, mais seulement dans la classe dominan te et non dans l 'ensemble de la société. Elle a par conséquent t endance à se couper de la prat ique, de m ê m e que la classe dominan te se coupe du travail productif.

C o m m e ses devanciers de l'école de Milet, Heracl i te apparte-

45. ENGELS : Anti-Diihring, Editions sociales, 1971, pp. 50-51.

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nait à l 'ancienne aristocrat ie sacerdotale. C o m m e eux, il a conservé le con tenu matérialiste des vieilles t radi t ions tribales, com m e eux encore il a donné à ce con tenu u n e fo rme nouvelle. Son œuvre m a r q u e u n progrès sur la leur, car , si le contenu reste essentiellement le m ê m e , la fo rme qu' i l lui donne est plus complexe, plus théorique et plus abstraite. Son œuvre se situe à u n niveau plus élevé dans l 'histoire de la pensée abstraite. O r nous avons vu que ce progrès étai t r endu possible, était dé terminé par les progrès de la p roduc t ion mar chande. D a n s l 'œuvre d 'Heracl i te l 'application en est si magistrale que sa base économique se révèle p ra t iquement d'elle-même . Le concept d 'un cycle autorégula teur des t ransformat ions perpétuelles de la mat ière est le reflet idéologique d 'une économie fondée sur la p roduc t ion m a r c h a n d e . P o u r reprendre sa p ropre formule , « toutes choses s 'échangent con t re du feu et le feu cont re toutes choses exac tement c o m m e des marchandises s 'échangent contre de l 'or et l 'or cont re des marchandises 46 ». Da ns sa cosmologie le feu se t rouve avec les autres éléments dans le m ê m e rappor t que l 'argent avec les autres marchandises : il s'en est séparé p o u r servir d 'équivalent universel. Si nous comparons son système au my the primitif de la séparat ion du ciel et de la ter re , don t il est issu, nous constatons qu'il représente la conscience fausse, socialement nécessaire, d 'une société dans laquelle les liens de parenté ont été remplacés par le réseau de l 'échange des mar chandises.

De plus, si Heracl i te surpasse Py thagore p o u r la maîtr ise de la dialectique, cet avantage s 'explique lui aussi pa r sa posit ion de classe. C o m m e ennemi de la démocra t ie , Heracl i te en découvri t plus rapidement les contradict ions internes, qui devaient inévitablement la perdre , et il pu t ainsi saisir cette vérité que seuls sont absolus le conflit, le mouvemen t , la t ransformat ion. Alles, was besteht, ist wert, dass es zugrunde geht.

5. La tragédie.

Heracli te est le p remier phi losophe qui propose u n e théorie complète de la causalité. N o t r e analyse a révélé que sa loi de l ' interpénétration des contrai res était la project ion dans la

4 6 . HERACLITE : fragment B 9 0 .

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na tu re des schemes pa r lesquels les nouveaux rapports de p roduc t ion se reflètent dans la conscience humaine . C'est u n e image sociale. C e qui ne veut pas dire qu'elle n ' a aucune valeur objective. A u contra i re , de telles théories cont iennent nécessairement u n e par t de vérité, précisément parce que ce sont des images sociales. C a r la société fait par t ie de la na ture et les catégories pa r lesquelles l ' homme apprend à connaî t re la na tu re sont nécessairement sociales. E n fait la théorie d 'Heracl i te cont ient u n e g rande vérité qu'i l fut capable de saisir précisément parce que sa puissante intelligence, appliquée aux concept ions tradit ionnelles du m o n d e transmises par ses devanciers d 'Ionie, pu t aller plus loin grâce aux nouvelles catégories sociales 47. Son système, élaboré en opposition consciente au dual isme pythagoricien, était le nec plus ultra d u monisme matérialiste. L a philosophie grecque après lui se divise en deux c a m p s opposés, celui du monisme idéaliste et celui d u plural isme matérialiste. Ce fut la rup ture définitive avec la concept ion du m o n d e du communi sme primitif.

L e chapi t re précédent compara i t Py thagore et Eschyle. Il est possible de faire le m ê m e parallèle ent re Heracl i te et Sophocle. Dans l 'histoire du théâ t re Sophocle est à Eschyle ce qu 'Heraclite est à Py thagore dans l 'histoire de la philosophie. Chez Sophocle, c o m m e chez Heracl i te le conflit a remplacé la réconcil iat ion c o m m e centre d'intérêt. Avec Sophocle arrive à matur i té le genre théât ra l que nous appelons tragédie. Dans la Poétique d 'Aris tote la t ragédie se t rouve définie c o m m e la présentat ion d 'une action qui comprend u n revers de fortune involonta i rement causé pa r quelque e r reur commise par le protagoniste . Ce revers est habi tuel lement catastrophique. C'est, p o u r citer Aristote lu i -même : « u n e t ransformat ion de l 'act ion en son contra i re 1 ». C'est l 'expression p a r le théâtre de la loi héracl i téenne de l ' interpénétrat ion des contraires. Elle atteint à la perfection avec Sophocle, et le plus bel exemple en est donné p a r son chef-d 'œuvre, Œdipe-roi.

47. CAUDWEIX : The Crisis in Physics, Londres, 1938, p. 25. « Plus le génie est grand, plus il sera profondément pénétré des qualités de son expérience. En science, cela signifie que plus le génie est grand, plus les catégories sociales seront en ses mains capables de pénétrer la nature... Aussi le génie n'échappe-t-il pas plus aux catégories de son époque qu'un homme n'échappe au temps et à l'espace, mais la mesure de son génie est son aptitude à donner un contenu à ces catégories — ce qui peut même entraîner leur explosion. Toutefois cette explosion dépend à son tour d'une certaine maturité des catégories en question. ». ARISTOTE : La Poétique, 1452 a (voir trad. J. Hardy, Ed. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1965).

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Œdipe est u n des descendants de C a d m o s . C o m m e leurs mythes cosmogoniques avaient été rationalisés, leurs mythes généalogiques furent semblablement humanisés , d ' abord par les poètes épiques (Vol. I, pp . 555-556) et ensuite par les dramaturges . C'est pou rquo i les mythes grecs sont à nos yeux tellement plus séduisants que ceux de Mésopotamie ou d'Egypte, qui sont le plus souvent inhumains .

Laïus et Jocaste sont roi et reine de Thèbes . Au Sud de Thèbes se t rouve Corinthe. A l 'Ouest Delphes et son Oracle d 'Apollon, dont le temple por te ces mots : « Connais- toi toi-m ê m e . » Ils ont u n fils, Œd ipe , dont on a prédit qu'il tuerai t son père et épouserait sa mère . P lu tô t que d'élever pareil enfant, ils le donnent à u n berger de leurs esclaves avec mission de l ' abandonner à la mor t dans les montagnes . Le berger prend pitié de lui et le donne à u n au t re berger de Cor in the , qui l 'emporte chez lui. Le roi et la reine de Cor in the , don t le berger est l 'esclave, n 'on t pas d 'enfant et élèvent celui-ci comme leur fils.

Vingt ans plus tard , le jeune Œ d i p e est accusé de ne pas être le vrai fils de ceux qu'il p rend p o u r ses parents . Ceux-ci tentent de le rassurer sans lui révéler la vérité mais peu convaincu, il se rend à Delphes p o u r consulter le dieu. La seule réponse qu'il obt ienne est une reprise de l 'ancienne p ro phétie, qu'il entend p o u r la première fois, à savoir qu'il tuera son père et épousera sa mère . Résolu à n e jamais re tourner à Corinthe, il suit la rou te qu i le m è n e dans la direct ion contraire : la route de Thèbes . O r les Théba ins souffrent à ce moment des ravages du Sphinx, mons t re femelle qu i chaque jour prend des vies humaines aussi longtemps que personne n ' aura t rouvé réponse à l 'énigme qu'i l propose . La ïus est en route pour Delphes don t il veut à ce sujet consul ter l 'oracle. Il condui t u n char et p a r m i ceux qui l ' accompagnent se t rouve son esclave, le vieux berger . Rencon t ran t Œ d i p e , il veut l 'obliger à lui laisser le passage. Œ d i p e résiste. Laïus le frappe de son fouet. Œ d i p e r épond et le tue . Il tue aussi ceux qui l ' accompagnent à la seule exception du berger qui s'enfuit et rappor te à Thèbes l 'horrible nouvelle : le ro i a été tué sur la route de Delphes pa r une bande de voleurs. Œ d i p e gagne Thèbes et c o m m e n c e par chercher le Sphinx dont voici l 'énigme :

Il est une chose qui possède une voix, Tantô t quat re pieds, tantôt deux, tantôt t rois; Aucune chose plus changeante Ne se meut sur terre , sur mer ou dans le ciel.

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Lorsque cette chose se déplace sur tous ses pieds Ses forces sont au plus bas, son allure est la plus lente 4 8 .

Œ d i p e devine la réponse : c'est l ' homme. Il se connaî t lui-m ê m e . E t pour t an t il ne se connaî t pas, c o m m e la suite va le mont rer . Le peuple reconnaissant l 'accueille en sauveur et le n o m m e roi . C'est alors que le berger, qui l 'avait reconnu mais a décidé de garder la chose p o u r lui, obtient de Jocaste la permission de passer le reste de ses jours à l 'écart, dans les montagnes . Le nouveau roi épouse la reine. Les années passent, ils ont des enfants. Puis les Théba ins subissent u n nouveau fléau, u n e épidémie cette fois. Résolu à les aider, Œdipe dépêche u n émissaire pour consul ter l 'oracle. L a réponse c'est que l 'épidémie finira lorsqu 'on a u r a chassé le meurt r ier de Laïus . L a recherche du meur t r ie r mystérieux est conduite par Œ d i p e qui le maudi t .

U n au t re que le berger connaî t lui aussi la vérité, c'est Tirésias, le devin aveugle. Lui aussi est décidé à se taire. In ter rogé pa r Œ d i p e , il refuse de répondre . Œ d i p e entre en colère et l 'accuse de m a n q u e r de loyauté. Alors Tirésias lui aussi s 'emporte et dénonce Œdipe . L ' intervent ion de Jocaste met fin à la querelle. E n réponse aux questions de son mari , elle lui dit ce qu'elle sait de la m o r t de Laïus : il a é té tué sur la route de Delphes p a r une bande de voleurs. La route de Delphes, Œ d i p e se souvient. Mais la bande de voleurs ? il voyageait seul. L a reine l 'assure que l 'on peut prouver l 'exacti tude d e ce second point si l 'on fait chercher le seul survivant , le vieux berger dans la montagne . C'est ce qu 'Œdipe lui c o m m a n d e de faire, dans l 'espoir que ce témoignage va l ' innocenter .

Mais voici qu 'un messager de Cor in the appor te la nouvelle de la m o r t du roi de cette cité et de la nomina t ion d 'Œdipe p o u r lui succéder. Œ d i p e est main tenan t au sommet de sa gloire, il règne sur deux cités. Jocaste voit dans cette nouvelle la p reuve que l 'ancienne prophét ie est fausse puisque le père d 'Œdipe était m o r t de mor t naturel le . Rassuré sur ce point, Œ d i p e néanmoins assure qu'il ne re tournera jamais à Corinthe de peur d 'épouser sa mère . Désireux de le rassurer sur cet au t re point , le messager explique qu'i l n 'é tai t pas leur véritable fils mais u n enfant t rouvé. Ent re- temps le vieux berger est arrivé. Il reconnaî t dans le messager de Cor in the le berger

4 8 . SHEPPARD : The Œdipus Tyrannus of Sophocles, Cambridge, 1 9 2 0 , p. XVIII.

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qu'il a rencont ré dans les montagnes , il y a b ien des années . Il fait de son mieux p o u r ne pas répondre aux quest ions du roi , mais il y est obligé car on le menace de la to r ture . L a vérité enfin se sait. Œ d i p e se précipite dans le palais et se crève les yeux avec u n e b roche ar rachée sur le cadavre de sa mère , qui s'est déjà pendue . Généra t ions des mortels , C'est néant , à mes yeux, que votre vie. E t je dis : en fait de bonheur Voici à quoi peut pré tendre u n morte l : Para î t re et ne pas être, et puis, après l 'apparence, l 'échec 4 9 .

Depuis le début de la pièce r ien n'est changé objectivement, mais subjectivement tout est changé. T o u t ce qui s'est p rodui t c'est qu 'Œdipe a appris ce qu'i l est pa r opposi t ion à ce qu'i l croyait être. Il finit sa vie c o m m e il l 'a commencée , bann i de la société. D ans l ' intervalle ce n 'étai t que para î t re . Pour tan t , si le paraî t re est l 'être, ce bann i qui devient roi, ce ro i qui est banni , est devenu deux fois le contra i re de ce qu'i l était. Ces étranges muta t ions se sont produi tes cont re la volonté de tous les protagonistes et pour tan t grâce à leur involontaire participation. Les parents exposent l 'enfant p o u r éviter à lui comme à eux u n e vie p i re que la mor t . L e berger le sauve par pitié, si bien qu'i l grandi t dans l ' ignorance de sa lignée. Quand o n la me t en doute , le jeune h o m m e consulte l 'oracle. Quand l 'oracle lui révèle son destin, il cherche à y échapper en prenant la rou te de Thèbes . Il tue son pè re en légitime défense. Lorsque le berger le reconnaî t , il se tait, et le laisse libre d 'épouser sa mère . Lorsque l 'oracle exige l 'expulsion du meurtr ier , Œ d i p e mène l 'enquête et suit chaque piste jusqu 'à ce qu'il se t rouve face à face avec lu i -même. L e prophè te ne l 'aurait jamais dénoncé s'il n 'avai t lu i -même dénoncé le p ro phète . Ses accusations contre Tirésias sont injustifiées. Sa véhémence à ce m o m e n t est l 'erreur qui entra îne sa perte . Mais cette er reur n'est que l'excès de sa plus g rande quali té : le zèle qu'i l apporte à servir son peuple . Enfin, le vieux berger, convoqué p o u r prouver qu'i l n ' a pas tué son père, fait le jeu du messager corinthien qui, en cherchant à lui ô ter la crainte d 'épouser sa mère , prouve qu'i l a déjà commis ce qu'il craignait de commet t re . Cet te t ransformat ion continuelle des intentions en leur contra i re se poursui t jusqu 'à la ca tas t rophe avec l 'automatisme effrayant d 'un rêve.

49. SOPHOCLE : Œdipe roi, v. 1 1 8 6 - 1 1 9 2 .

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Qui est donc Œdipe , et qui est Apol lon, l'invisible dieu qui l 'a pris dans ses rets ? Œ d i p e c'est l 'homme, l ' homme nouveau, l ' individu propr ié ta i re de la société marchande , coupé des liens familiaux tradit ionnels , indépendant , libre mais pris, par une sorte de puissance su rhumaine insaisissable et inéluctable, dans « u n ensemble de rappor t s sociaux, indépendants des agents de la circulation, et qui échappent à leur contrôle ». Si le jeu d 'Heracl i te est « l 'équivalent universel », l 'Apollon de Sophocle est « le niveleur radical qui efface toutes les distinctions 50 », et en t ra îne l 'étranger solitaire dans d 'abominables rappor ts avec ses plus proches parents .

50. MARX : Le Capital, livre 1 , t. 1 , p. 1 3 7 .

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III

l 'Être

1. L'école d'Elée.

Elée était une colonie de la Côte de Lucanie , fondée vers 540 par des emigrants de Phocée qui s 'étaient réfugiés en Occident après la conquête de l 'Ionie par les Perses 1 . El le était située à quelque quarante-cinq ki lomètres de Poseidônia qui faisait partie de la fédération pythagor ienne. L 'une des premières pièces trouvées jusqu 'à présent en Occident provient d ' E l é e 2 . Il s'agit d 'un spécimen isolé, qui ne ressemble pas aux types de pièces qu'util isaient les cités pythagoriennes , mais elle suggère du moins qu 'Elée n'était pas en re tard sur elles p o u r le commerce . Or Elée fut, elle aussi, le berceau d 'une nouvelle philosophie.

L'école d 'Elée fut, selon la t radit ion, fondée p a r X é n o p h a n e de Colophon, qui avait lui aussi émigré p o u r ne pas tomber sous le joug des Perses. C o m m e Théognis , c'était u n noble bon vivant et qui savait fort bien chanter à la fin d 'un repas. Les fragments de ses chansons nous apprennent qu'i l croyait en « un dieu, le plus g rand d 'entre les dieux et les hommes , ne ressemblant aux mortels ni pa r l 'aspect n i pa r l ' intelligence; tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend, il meut tout sans effort pa r l'effet de son intelligence 3 » . On ne sait guère toutefois dans quelle mesure il convient de

t. HÉRODOTE : livre 1 , § 1 6 7 . 2 . SELTMAN : A Book of Greek Coins, Londres, 1 9 5 2 , pp 6 - 1 0 . 3 . XÉNOPHANE : fragments B 2 3 et B 2 5 , Ed. Diels-Kranz.

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le ra t tacher à l 'école d 'Elée ni dans quelle mesure il faut le considérer c o m m e phi losophe, bien qu'il soit fort possible que ses idées aient influencé Parménide , qui étai t natif d 'Elée et fut plus vra isemblablement le véri table fondateur de l'école.

X é n o p h a n e avait connaissance des enseignements de Pythagore et ses p ropres enseignements étaient connus d 'Heracli te . Pa rmén ide naqui t dans le dernier quar t du vi" siècle et se t rouvai t donc être u n jeune con tempora in d 'Eschyle. Il prit u n e pa r t active à la poli t ique et rédigea u n code de lois pour sa cité nata le . A ses débuts , il eut pour ami int ime u n Pythagoricien du n o m d 'Ameinias et il est fort probable qu'i l fut lu i -même m e m b r e de la Secte. Mais il devait par la suite s'en séparer et composer u n long poème pour exposer ses propres posit ions phi losophiques, p renan t ouver tement par t i contre le Pythagor isme et tous les systèmes précédents .

2. Parménide et les mystères.

Le poème débute pa r une in t roduct ion (prooimion), sur le modèle des hymnes qu i précédaient les récitations des poèmes épiques (Vol. I, p . 490) .

« Mes chevaux m 'on t empor té aussi loin que m o n cœur le souhaitai t sur la rou te de la déesse qui condui t de cité en cité l ' homme qui comprend . Sur cette rou te d'habiles chevaux t i raient m o n char , de jeunes vierges nous précédaient . La vitesse fit chanter l'essieu f lamboyant ent re les roues lorsque les filles d u Soleil eurent quit té la maison de la N u i t et ôté le voile de leur visage c o m m e elles m'ent ra îna ient vers la lumière . L à se dresse très hau t le porche du Jour et de la Nu i t avec au-dessus son linteau, son seuil de pierre en bas ; de grandes portes le ferment don t la déesse de la Justice garde les clés. Les vierges lui par lèrent et elle t i ra aussitôt le ver rou . Les bat tants s 'écartèrent s 'ouvrant sur une large avenue pa r laquelle les vierges conduisirent le char et les chevaux. L a déesse m e prit la ma in droite, me salua et m e dit : « Sois le bienvenu, jeune h o m m e qu 'ont amené jusqu 'à m a demeure ces auriges immortels . Ce n'est pas u n sort funeste mais le droi t et la justice qui t 'on condui t si loin des sentiers bat tus des h o m m e s . T u apprendras tout , le cœur inébranlable

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de la vérité a r rondie aussi bien que les imaginat ions des hommes où ne se t rouve aucune vraie c r o y a n c e 4 . » Tou t dans ce passage est emprun té aux Mystères . « L ' h o m m e qui comprend », c'est l 'initié, c o m m e chez Heracl i te (p . 292) . Le char, c'est le char myst ique d 'Eschyle, de Sophocle , de Pla ton et après eux de bien d 'autres écrivains païens et chrétiens 5. Les voiles des filles d u Soleil sont ceux que por ten t les candidats à l ' initiation lors des rites de purification 6. L ' un des traits les plus connus du rituel d'Eleusis c'est le m o m e n t où l 'on appor ta i t des torches p o u r dissiper les ténèbres pa r u n flot de lumières 7 — tout c o m m e en Grèce m o d e r n e o n al lume des chandelles à minui t le Samedi de Pâques 8. Les portes sont celles du sanctuaire intérieur, o ù se déroulaient les cérémonies réservées aux initiés du deuxième degré 9.

Ce passage ne doit pas être interprété c o m m e u n e allégorie mais bien com m e le récit fidèle d 'une expérience religieuse qui a pris la forme tradit ionnelle d 'une init iation myst ique. E n tant que pythagoricien, Pa rmén ide connaissait bien les rites d 'une société secrète qui était à la fois religieuse et scientifique. 11 est vrai que de nos jours les trai tés de logique n 'ont que peu de rappor ts avec les textes qu i se préoccupen t de révélation divine. Mais celui dont on peut d i re qu' i l a créé cette science, n e peut guère avoir conçu son travail dans u n e autre perspective. E n outre , dans la mesure o ù le poème avait p o u r objet de réfuter le Pythagor isme, o n a d û

4. PARMÉNIDE : fragment 1, cf. BOWRA, C M . « The proem of Parménide » in Classical Philology, Chicago, t. 39, p. 97. 5. ESCHYLE : Les Choéphores, v. 790-795, v. 939-941, v. 1020-1022, v. 1022-1024; SOPHOCLE : Electre, v. 680 à 763; PLATON : Phèdre, v. 247 a - 2 5 6 e; PLUTARQUE : Morales, v. 561 a, 593 d-e; CLÉMENT D'ALEXANDRIE : Protreptique,, 12.93 p; DIODORE DE SICILE : 3.937 p; PORPHYRE : De Abstinentia, 1.30, Nouveau Testament, « Epitres aux Hébreux », verset 12, lignes 1-2; THOMSON : Aeschylus and Athens, pp. 124-125. 6. THOMSON : ouv. cité, pp. 122-173. 7. ESCHYLE : Les Choéphores, v. 960-961; SOPHOCLE : Œdipe à Colone, v. 1048 à 1050; ARISTOPHANE : Les Grenouilles, v. 154-155; PLUTARQUE : Morales, v. 81 c, Anim. 6.4; D I O N CASSIUS : Histoire romaine, 1.387 R (Philosoph. Cruice, 170); J. FIRMINUS MATERNUS : De Errore profanarum reltgionum, § 22 (cop. Vird., t. 2, Ed. Halm, 1867); THOMSON : Aeschylus : Orestia, t. 2, pp. 240-382-383, Aeschylus and Athens, p. 123. 8. SIKELIANOS : A Lyrikos Bios, Athènes, 1946-1947, t. 3, p. 209. 9. PLUTARQUE : Morales, v. 81 e; HÉLIODORE : Les Ethiopiques, 9.9, Ed. Maillon, 1943, Budé; ATHÉNÉE : Le Banquet des Sophistes, § 167 f; THEMISTIUS : Discours, § 570-1, Ed. G . Dindorf, 1833; W A L Z : Rheto-res Gracci, p. 114; THOMSON : Aeschylus : Orestia, t. 2, p. 240, « The Wheel and the Crown », p. 10.

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vouloir en faire le témoignage d 'une ferveur religieuse égale à celle de la doctr ine a t taquée.

Le reste du poème , à la suite de l ' introduction, se divise en deux part ies, la Voie de la Vér i té et la Voie de l 'Apparence. D a n s la Voie de la Véri té , Pa rmén ide livre sa théorie personnelle sur la na tu re de l 'univers. L ' un des traits les plus originaux en est le rejet catégorique des données sensibles. Dans la Voie de l 'Apparence , qui fait suite, les données sensibles sont acceptées. Cet te reconnaissance est mise dans la bouche de la m ê m e déesse qui a exposé la Voie de la Véri té . Elle admet que cette connaissance est t rompeuse mais elle assure néanmoins à Pa rmén ide que lorsqu'il l 'aura entendue, personne n e l ' empor tera sur lui pa r l 'intelligence. Les fragments qui nous sont parvenus mon t r en t que cette part ie contenait u n e cosmologie de type habi tuel , qui n 'étai t n i pythagoricienne, ni ionienne mais appa remmen t l 'œuvre de Parménide lu i -même, et pour tan t incompatible en tous points avec la théorie exposée dans la Voie de la Véri té . C o m m e n t expliquer cette anomal ie ?

La réponse que donne Simplicius, philosophe athénien de la pér iode byzant ine, est p robablement correcte p o u r l'essentiel. Selon lui, la Voie de la Vér i té se rappor te au m o n d e intelligible, la Voie de l 'Apparence au m o n d e sensible 1". Burnet a raison de faire r e m a r q u e r que c'est là u n anachronisme parce que Pa rmén ide ne peut avoir distingué les deux mondes en ces termes H . Il avait malgré tout conscience que le monde perçu pa r les sens, don t il niait la réalité dans la Voie de la Véri té , avait au moins une existence illusoire, don t certaines théories rendaient mieux compte que d 'autres. Dans la Voie de l 'Apparence, il donnai t donc celle qu i lui paraissait la meil leure. C'est main tenan t l 'explication généralement admise, et elle se t rouve confirmée par l ' examen des fragments conservés du point de vue de l ' initiation myst ique.

Selon la Voie de l 'Apparence, l 'univers se compose de deux substances contraires et incompatibles : la lumière et les ténèbres . E t en son centre se t ient la déesse de la Nécessité (Ananke), qui « dirige le cours des choses ». Cet te distinction entre la lumière et les ténèbres, placée au commencemen t de la Voie de l 'Apparence , a cer ta inement pour bu t de rappeler la Voie de la Véri té , qui s 'ouvre avec l 'arrivée du jeune

10. SIMPLICIUS : « Commentaire sur Aristote », La Physique, 39.10, Ed. S. Karsten, 1865. 11. BURNET : Early Greek Philosophy, p. 183.

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h o m m e aux portes du Jou r et de la Nui t . L 'entrée franchie, il est accueilli p a r la déesse de la Justice (Dike), en qui nous pouvons reconnaî t re la déesse de la Nécessité, mais vue cette fois dans sa réalité véri table, et il apprend d'elle que le m o n d e n'est pas divisé en t re le Jou r et la Nui t , la lumière et les ténèbres. C'est u n e illusion des sens. La vérité c'est qu' i l n'existe rien d 'au t re que la lumière qui n'est qu ' un au t re n o m pour désigner ce qui est. Ainsi peut-on considérer la Voie de l 'Apparence c o m m e une prépara t ion à la Voie de la Vér i té . Elle est le meil leur exposé du m o n d e sensible, parce que le mieux conçu pour amener celui qui cherche à reconnaî t re que ce m o n d e n'est qu'illusion e t le p réparer ainsi à la révélation de la vérité. Il ma rque u n e étape de l ' itinéraire suivi par le mystique.

3. L'Un.

Venons-en à la Voie de la Véri té dans laquelle Pa rmén ide développe sa théorie personnelle qui contredi t tous ses devanciers. Il connaissait bien sans aucun doute la philosophie de l'école de Milet et p robablement aussi celle d 'Heracl i te . Mais , puisqu'il avait été lu i -même u n tenant du Pythagor isme, école qui dominai t à son époque l 'Italie de langue grecque, o n ne sera pas surpris de découvrir qu'i l p rend l 'enseignement de Pythagore p o u r cible principale. La chose est r endue pra t iquement certaine par u n e allusion qui se t rouve au commence ment de la Voie de l 'Apparence , où, présentant les principes de la lumière et des ténèbres , il dit : « Ils ont décidé de n o m m e r deux formes, don t l 'une ne devrai t pas être n o m m é e , et c'est là qu'ils se sont fourvoyés 12. »

C'est manifestement rejeter le dualisme pythagoricien. Selon Parménide , les contraires sont incompatibles . Si la lumière existe, il n e peut y avoir de ténèbres ; si le bien existe, point de mal ; si l 'être existe, il n 'y a pas de non-être . Ce faisant, il s 'enferme dans une contradict ion, car de ce postulat on devrait conclure que si la vérité existe il ne peut pas y avoir d 'erreur. Il s'efforce de répondre à cette difficulté en assimilant l 'erreur au non-être . L a Voie de l 'Apparence est e r ronée et

12. PARMÉNIDE : fragment 8, v. 53-54, Ed. Diels.

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pa r conséquent n'existe pas vraiment . Il est déjà évident qu ' avec Pa rmén ide , p o u r la première fois dans l 'histoire de la pensée occidentale, nous avons affaire à u n e concept ion métaphysique de l 'être s 'opposant à la concept ion dialectique du devenir qui avait régné jusque-là sans par tage .

E n conséquence , la Voie de la Vér i té s 'ouvre par l 'affirmation de ce postulat : il est, et la négat ion de son contraire : il n'est pas : « E h bien ! Je vais parler , et toi, écoute et retiens mes paroles : on ne peut concevoir que deux voies d'investigation. L 'une dit qu'î7 est, et qu' i l ne peut pas ne pas être; c'est la voie de la persuasion, car la véri té l 'accompagne. L 'autre dit qu ' i / n'est pas, et qu' i l doit nécessairement ne pas être; c'est, je le pré tends , u n chemin absolument impossible à découvrir ca r nu l ne peu t connaî t re ce qui n'est pas ou en parler ; c'est impossible.. . C'est la m ê m e chose qui peut être pensée et qui peut être 13. »

Ce passage mon t r e que Pa rmén ide n 'avait pas saisi la distinct ion entre le sensible et l'intelligible, que Simplicius lui attribue . Il accepte encore l 'idée primitive que les choses sans n o m n'existent pas (p. 152).

L'objet de son a t taque cont re le non-êt re c'est de réfuter la thèse : il est et il n'est pas. « C'est la première voie d'investigat ion don t je t 'écar te . L a seconde les h o m m e s l ' imaginent qui ont double visage dans leur ignorance; car l ' impuissance guide leurs pensées égarées et t ou t hébétés ils se laissent emporter, aveugles et sourds , mul t i tude sans discernement, soutenant que c'est et ce n 'est pas u n e m ê m e chose et une autre, et que toutes choses refont chemin inverse... Jamais on ne prouvera que ce qui n 'est pas , est. Aussi éloigne tes pensées de cette voie d'investigation, et ne laisse pas la force de l 'habitude te faire engager sur ce chemin u n regard sans but , u n e oreille bou rdonnan t e ou bien t a langue, mais fais appel à la raison p o u r juger quand tu l 'auras en tendue d e m a bouche , la p reuve si contestée 1 4 . »

N o u s reconnaissons dans cette « mul t i tude sans discernement » la foule désordonnée des non-init iés à laquelle il est fait si souvent allusion dans la l i t térature myst ique 1 5 . Cet te seconde voie d' investigation est celle d 'Heracl i te , qui croyait à l 'interpénét ra t ion des contraires , et celle de Pythagore , qui croyait

1 3 . PARMÉNIDE : fragment 4 . 1 4 . Ibid., fragments 6 - 7 . 1 5 . Orphicorum fragmenta, n° 2 3 3 ; HOMERE : Hymne, 2 , v. 2 5 6 - 2 5 7 , Ps. Pyth. Aur. Carm, 5 5 ; PLUTARQUE : Anim, 6 . 3 , cf. PARMÉNIDE : 1 .3 .

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à la fusion des contraires dans la moyenne , celle en fait de tous les devanciers de Parménide , qui tous croyaient que les choses viennent à l 'existence puis disparaissent et acceptaient les données des sens. P o u r Pa rménide , la vérité ne peut ê t re saisie p a r les sens (le « regard sans but , l 'oreille b o u r d o n n a n t e et la langue ») mais un iquement par la « raison » (logos), c'est-à-dire, « la raison p u r e ». Ce passage justifie sa pré tent ion d'être le p remier phi losophe de « la raison pure », le premier métaphysicien.

Reste la Voie de la Vér i té : « Il ne m e reste plus qu ' à par ler du chemin qui dit : il est. D e n o m b r e u x signes mont ren t que ce qui est est incréé et impérissable, car il est un i forme, immobile, n ' a pas de fin. Il n ' a jamais é té et n e sera pas car il est, tout entier, présent , un , cont inu ! 6 . »

Puis sont développés les at tr ibuts de l 'Un.

D 'abord , il est intemporel . I l n ' a n i passé ni futur mais existe ent ièrement dans le présent . Il ne connaî t donc ni naissance ni mort , ni commencemen t ni fin. « Quelle naissance lui chercheras-tu ? C o m m e n t et à part i r de quoi aurait-il g randi ? Je ne te permet t ra i p a s de dire ou de penser qu'i l a grandi à part ir de rien, car on ne peut dire ou penser d 'une chose qu'elle n'est pas 17. »

Il est probable que cet a rgumen t vise les Pythagoriciens, qui croyaient que le m o n d e était const i tué pa r l 'action sur l 'Illimité de la Limite, qui l 'attirait hors du vide envi ronnant . Selon Pa r ménide il ne peut y avoir de vide. L 'espace vide n'existe pas , car l 'espace vide n'est pas. Il poursui t son ra i sonnement en disant que même s'il avait pu sort ir de r ien, il n ' en resterait pas moins impossible d 'expliquer p o u r quelle raison il serait sorti plutôt à u n m o m e n t qu 'à u n aut re . E n out re , s'il était sorti de quelque chose, il nous faudrai t croire à l 'existence de quelque chose en plus de ce qu i est : « E t s'il a c o m m e n c é à part i r de rien, quelle nécessité l 'aurait fait pousser à tel o u tel momen t ? Aussi doit-il ê tre tou t entier ou pas du tout . L a force de la croyance ne suffira pas n o n plus p o u r que sorte de ce qui n 'est pas quelque chose en plus de ce qui est. Aussi la Justice ne relâche pas ses liens et n e pe rmet à r ien de naî tre ou de pér i r ; mais maint ient f e rmement ce qui est. N o t r e jugement en ce domaine por te sur cette question : est-il ou n'est-il pas ? No t re jugement consiste donc obl igatoirement à rejeter l 'un des chemins parce qu'i l est sans n o m et inconce-

16. PARMÉNIDE : fragment 8, v. 1-6. 17. Ibid., fragment 8, v. 7-8.

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vable (il n'est pas vrai) et à penser que l 'autre chemin est et est vrai . C o m m e n t ce qui est pourrait-i l être dans le futur ? C o m m e n t pourrai t - i l venir à l 'existence ? S'il est déjà venu à l 'existence, il n'est pas, n o n plus que s'il doit y venir dans l 'avenir 18. »

Deuxièmement , il est indivisible : « Il n'est pas non plus divisible, ca r il est pa r tou t semblable, sans aucune inégalité qui empêche sa cohésion : il est plein par tout de ce qui est. 11 est donc cont inu : l 'être touche l 'être 19. » Trois ièmement , il est immobi le : « Il est immuable , prisonnier de liens puissants, sans commencemen t ni fin, parce que la venue à l 'existence et la dispari t ion ont été rejetées et chassées pa r la véri table croyance . Il est le même , au m ê m e endroit , tout seul, et reste donc constant . C a r la puissante Nécessité le maint ient enchaîné pa r la l imite qui l 'enserre de tous côtés 20. » Il est immobile et constant parce qu'il est u n et, é tant un, il est l imité. Au t r emen t dit, l 'erreur fondamenta le des Pythagoriciens c'est de postuler le mult iple c o m m e contraire de l 'un et l 'illimité c o m m e contraire de la limite. A chaque fois le contra i re est suppr imé. D e plus, é tant limité, il doit être fini dans l 'espace, car s'il était infini il serait illimité. Il est sphé-r ique, car la sphère, c o m m e le cercle, b ien que limitée n 'a pou r t an t n i commencemen t ni fin. « E tan t donné qu'il a une limite ext rême, il est complet de chaque côté, c o m m e u n e masse ronde et sphér ique également équilibrée en toutes direct ions à par t i r du centre . C a r il ne peut être ni plus grand ni plus petit en aucune direction 21 . »

La Voie de la vérité se te rmine pa r u n résumé de ses thèses : « L a pensée d 'une chose e t la chose pensée ne font qu 'un ; car tu ne t rouveras pas de pensée sans ce qui est, en quoi la pensée est n o m m é e . Il n 'y a, il n 'y aura jamais r ien d 'autre en plus de ce qui est, pa rce que Moi r a a encha îné ce qui est pour qu' i l soit entier e t immuab le . Aussi toutes ces choses que les mortels on t inventées, les c royant vraies, co mme la venue à l 'existence et la disparit ion, l 'être e t le non-être , le changement de place et de couleur , ne sont que des noms vides 22. »

Il nous faut ma in tenan t analyser les présupposés qui sont à la base de cette conclusion é tonnante .

18. PARMÉNIDE : fragment 8, v. 9-21. 19. Ibid., fragment 8, v. 22-24. 20. Ibid., fragment 8, v. 25-31. 21. Ibid., fragment 8, v. 42-45. 22. Ibid., fragment 8, v. 34-41.

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4. Le second Isaïe.

Examinons p o u r commence r une position analogue qui n 'est pas aussi éloignée de Pa rmén ide qu'il peut sembler.

La fondat ion d 'Elée en Extrême-Occident fut la conséquence de la chute de Sardes, prise en 546 pa r Cyrus, rois des Mèdes et des Perses. Laissant à son général Harpagos la conquê te de l 'Ionie, Cyrus se dirigea vers l'est et en t ra sept ans plus t a rd à Babylone. Il y fut b ien accueilli pa r les Juifs exilés qu i n 'avaient jamais cessé de pr ier p o u r leur rapa t r iement et en 538 ils ent repr i rent la t raversée d u désert, à p lus de quaran te mille, pour re tourner au pays na ta l . A aucun m o m e n t de leur histoire l 'avenir n e leur avait semblé aussi lumineux. U n e fois de plus pour t an t leurs espoirs furent déçus. N o n seulement ils furent ma l accueillis pa r leurs voisins, les Edomites , les Moabi tes et les Samari ta ins , si bien qu'ils rencont rèrent des difficultés inat tendues p o u r reconst rui re Jérusalem, mais bientôt ils se t rouvèrent u n e fois de plus divisés pa r des antagonismes de classe don t l 'évolution était ma in tenan t accélérée par l ' introduct ion de la monna ie . I l se f o r m a u n e nouvelle classe de marchands qui consolida ses positions, d 'une par t en utilisant à fond les possibilités commercia les qui s'offraient à elle sous la domina t ion perse et d 'aut re part , en organisant le peuple en u n e c o m m u n a u t é théocra t ique contrôlée pa r des prêtres d 'un type nouveau , qui employèrent leurs très grandes capacités intellectuelles à t ransformer les anciennes tradit ions tribales en u n système de croyances essentiellement abstrait et métaphysique. O n a donné cette définition de la nouvelle concept ion de Jehovah : « L 'ancienne not ion de l 'unité du groupe devient celle de la solidarité universelle. Jehovah est présenté c o m m e le seul créateur , le Dieu un ique et éternel. . . Il est omniscient , incomparable , il exerce sa toute puissance sur la na ture et l ' homme. Il est, d 'une façon absolue, sacré et juste 23. »

O n peut pour illustrer cette concept ion, citer quelques passages célèbres du Deuxième Isaïe : « N e le sais-tu pas, ne l 'as-tu pas appris ? Y a h v é est u n Dieu éternel , qui a créé les extrémités de la te r re ! Il n e se fatigue pas ; il n'est jamais las; nul ne peut sonder sa sagesse 24. » E n cela il ressemble au « seul dieu » de X é n o p h a n e qui

23. COOK in Cambridge Ancient History, t. 3, p. 489. 24. Bible, Les livres prophétiques, « Isaïe », verset 40, ligne 28.

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meut tou t sans effort p a r l'effet de son intelligence (p. 308). « T o u t e créa ture est semblable à l 'herbe et toute sa grâce à la fleur des champs . L 'herbe sèche, la fleur se fane, quand le vent de Y a h v é souffle sur elle, en vérité le peuple est semblable à l 'herbe. L 'herbe sèche; la fleur se fane; mais la parole de no t re Dieu demeure à perpétui té 25. >

Ce qui veut dire que le m o n d e matériel est transitoire et relatif, D ieu seul est pe rmanen t et absolu.

« Souvenez-vous de cela et soyez couverts de honte ; rebelles, réfléchissez !

Souvenez-vous du passé, des choses d'autrefois : Je suis Dieu et il n 'y en a pas d 'aut re ; je suis Dieu et nu l ne m'est semblable. Je prédis dès le commencemen t l 'avenir, d 'avance ce qui n 'est pas encore arr ivé 26. »

Les h o m m e s oublient le passé, mais en Dieu se fondent passé, présent et futur.

« N o u s sommes tous devenus des impurs ; nos actes de justice [eux-mêmes] sont c o m m e u n vê tement souillé. N o u s nous sommes tous flétris c o m m e des feuilles et nous sommes emportés pa r nos iniquités c o m m e pa r le vent 27. »

Les valeurs morales ne sont pas moins relatives que le monde matériel lu i -même. E t an t relatives, elles se t ransforment const a m m e n t en leur contra i re . Dans la réalité tout part icipe au flux du changement perpétuel : « Que toute vallée soit comblée ; que mon tagnes et collines soient toutes abaissées; que les crêtes se changent en plaines et les pentes escarpées en vallons ! toutes les créatures ensemble le verront , ca r la bouche de Yahvé l 'a p romis 28. »

Qu'est-ce donc que ce Dieu ? F rank fo r t répond : « Le Dieu des H é b r e u x est l 'être pur , sans limite, ineffable. Il est sacré. Ce qui signifie qu'il est sui generis. Cela signifie pas qu'il est tabou, ou qu'i l est la puissance. Cela signifie que toutes les valeurs sont en dernière analyse des at tr ibuts de Dieu seul. Tous ces phénomènes concrets sont donc dévalués 29. »

Ainsi malgré tout ce qui sépare les t radi t ions culturelles des deux peuples, nous pouvons reconnaî t re en Jéhovah l 'équivalent hébreux de l 'Un de Parménide . T o u s deux sont des

25. Bible, Les livres prophétiques, « Isaïe », verset 40, lignes 6-8. 26. Ibid., verset 46, lignes 8-10. 27. Ibid., verset 64, ligne 6. 28. Ibid., verset 40, lignes 4-5. 29. FRANKFORT : Before Philosophy, pp. 241-242.

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conceptions abstraites de l 'être pu r auxquelles on est pa rvenu en excluant du m o n d e matériel tou t é lément concre t ou qualitatif. Tous deux sont donc le produi t d u nouveau m o d e de pensée suscité pa r les rappor t s sociaux nés d 'une économie monéta i re . Il convient pour t an t d ' indiquer u n e différence. S'il est vrai que dans le Second Isaïe toute c réa ture est semblable à l 'herbe et seule la parole divine demeure à perpétuité, cette paro le inclut le destin de Son peuple élu. D a n s cette mesure Jehovah reste u n dieu tr ibal en qu i s ' incarnent les aspirations populaires exprimées ~psœ A m o s (p. 107) : « Les ma lheureux et les pauvres qui cherchent d e l 'eau sans en t rouver et dont la langue est desséchée pa r la soif, je les exaucerai , moi Yahvé ; moi , le dieu d'Israël , je ne les abandonnera i pas . Sur les hauteurs dénudées , je ferai jaillir des fleuves et des sources dans les vallées. J e changera i le désert en étang et la terre ar ide en fontaines 30. »

Il se distingue par là de l 'Apollon de Sophocle , figure bien plus complexe et qui poursui t son œuvre subversive sans se préoccuper de la mora le , t i rant par t i avec u n e précision fatale des intentions les plus généreuses de ses victimes.

5. Parménide et Heraclite.

Il nous faut ensuite examiner de plus près la posit ion de Pa rmén ide par rappor t à Heracl i te . Lequel vient avant l 'autre ? N o u s avons admis dans les pages précédentes que le floruit d'Heracl i te devait se placer dans les dernières années du vi* siècle, lorsque ITonie se t rouvai t sous domina t ion perse. C'est la t radi t ion t ransmise pa r Diogène et elle est cor roborée par les lettres qu'il est censé avoir écrites au roi Dar ius . Ces lettres sont des faux, mais cela n ' infirme pas la valeur de leur témoignage sur ce point . C a r leur auteur , qui se mont re très au fait des questions qu'i l aborde a na ture l lement pris soin qu'elle ne contredisent pas des faits connus . U n e confirmation supplémentaire est fournie pa r Pa rmén ide lui-même qui condamne l'idée vulgaire que « c'est et ce n 'est pas une m ê m e chose et une au t re » (p. 312). Il est exact que cette not ion est implicite dans l ' idée m ê m e du devenir, que les

30. Bible, Livre d'isdie, verset 41, lignes 17-18.

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gens ordinaires tenaient p o u r évidente, de m ê m e que les philosophes de Milet . Mais Heracl i te fut le premier à la formuler de façon aussi p rovocan te en faisant ressortir la contradict ion qu'elle contenait . I l est pa r conséquent logique de supposer que Pa rmén ide pensait à lui .

A ces a rguments s 'oppose u n e tradit ion, t ransmise pa r Eusèbe, qui place le floruit d 'Heracl i te environ c inquante ans plus tard, faisant de ce phi losophe un con tempora in de Zenon qui fut l 'élève de Pa rmén ide . Cet te date est acceptée pa r certains spécialistes qui citent à l 'appui le passage suivant de Pla ton : « Dans not re par t ie d u monde , la gent éléatique, qui remonte à X é n o p h a n e ou peut-ê t re m ê m e plus haut encore , développe pa r ses mythes l 'idée que ce que nous appelons " toutes choses " n'est en fait qu ' une seule chose. Pa r la suite, certaines muses d ' Ionie et de Sicile se sont rendu compte qu'il était plus sûr de combiner les deux explications en disant que le réel est à la fois mult iple et un et qu'il doit sa cohésion à l 'hostilité et à l 'amitié 3 1 . »

Les « Muses d ' Ionie et de Sicile » sont Heracl i te et E m p é -docle respectivement, aucune incert i tude sur ce point. Toute fois Pa rmén ide n'est pas n o m m é , mais seulement Xénophane . Rien dans ce passage ne prouve que Pa rmén ide a précédé Heracl i te . O n doit donc rejeter l 'affirmation d 'Eusèbe.

J e me suis ar rê té sur ce point , ca r la date la plus tardive a été r écemment soutenue de nouveau par Szabo dans une étude pa r ailleurs excellente de la dialectique chez les premiers philosophes grecs. Voici c o m m e n t Szabö conçoit le développement de la pensée grecque de Pa rmén ide à Heracl i te . N o u s avons d 'abord la c royance populai re que la réalité est multiple (thèse). Pa rmén ide la contredit , qui soutient que la réalité est u n e (antithèse). Cet te posit ion est à son tour contredite par Heracl i te , qui soutient que la réalité est à la fois une et mult iple (synthèse). Jolie formule mais qui ne cadre pas avec les faits. Car , sans par ler de la chronologie, elle néglige Py thagore qui soutient que la réalité est double . D e plus cette formule repose, il me semble, sur une appréciat ion incorrecte de la place d 'Heracl i te dans l 'histoire de la pensée grecque.

Pa rce qu 'Herac l i te est si proche des posit ions du matérial isme dialect ique nous sommes tentés de conclure que son œuvre est l ' achèvement de la première philosophie grecque. Ce qui,

3 1 . EUSÈBE : § 8 1 , v. 1 -3 ; PLATON : Le Sophiste, v. 2 4 2 d; REINHARDT : Parmenides und die Geschichte der Griechischen Philosophie, Bonn, 1 9 1 6 , pp. 1 5 5 - 1 5 6 , pp. 2 2 1 - 2 2 3 .

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en u n sens, est d'ailleurs exact. Il faut toutefois que nous prenions garde à n e pas nous laisser en t ra îner pa r cet te analogie avec la philosophie moderne . Il ne nous faut pas oublier que le passage du matér ial isme à l ' idéalisme est la t endance générale de la philosophie ant ique tandis que la phi losophie moderne opère le passage inverse, de l ' idéalisme au matér ialisme. Il y a ainsi u n e certaine affinité en t re Heracl i te et Hegel . Ils sont tous les deux à u n tou rnan t de la pensée. Mais

la dialectique hégélienne représente ce qui est neuf et se développe, la dialectique d 'Heracl i te représente ce qui est ancien et qui meur t . Cette distinction est capitale. L a dialect ique de la pensée primitive, formulée p o u r la première fois par l 'école de Milet, t rouve chez Heracl i te son expression complète et définitive, par sa rencont re avec le Pythagor isme, étape nouvelle dans le développement de la pensée abstraite et qui mène à l ' idéalisme. Or, p o u r cette raison m ê m e , le matérial isme d 'Heracli te est gros déjà de son cont ra i re . N o u s avons vu que son feu toujours changeant et pour tan t éternel est une abstraction. La régulari té m ê m e des t ransformat ions dont il est le siège appelle cette objection qu'i l n 'y a en réalité aucun besoin de postuler le moindre changement . C'est la position que va défendre Pa rmén ide . E n n ian t la réalité du changement , il ne fait que développer ce qu ' impl i quait logiquement chez son prédécesseur la théorie du changement perpétuel . Pa rmén ide pousse toujours plus loin l 'abstract ion et substitue au feu héracli téen son être absolu et un . Aussi pouvons-nous dire que d 'Heracl i te à Pa rmén ide il y a passage de la quant i té à la quali té dans l 'évolution de l 'idéalisme. C'est donc l 'œuvre de Pa rmén ide , plutôt que celle d 'Heracli te, qui témoigne de l 'appari t ion de ce qu i est nouveau et se développe dans la pensée ant ique . C'est l 'él imination des derniers obstacles présentés pa r l ' idéologie de la société pr i mitive.

6. Idéologie et économie monétaire.

N o u s touchons main tenan t à la fin de no t re é tude de la philosophie grecque, de Thaïes à Pa rmén ide . Quelle est sa t endance profonde, et commen t peut -on ra t tacher cette t endance au mouvement de la société qui la produi t ? Voici nos réponses provisoires à ces questions.

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Aristote écrit : « L a p lupar t des premiers philosophes ne considéraient p o u r origines des choses que celles qui ont une forme matérielle. Ce don t toutes choses existantes t irent leur existence, ce don t elles sor tent en venant à l 'existence, ce en quoi elles disparaissent, sa substance survivant à tous les changements de condit ions. C'est cela qu'ils n o m m e n t commencemen t ou pr incipe des choses, et considèrent pa r suite qu' i l n e vient à l 'existence ni n e périt, puisque sa nature , conformément à la description qui vient d 'en être donnée, se conserve toujours 32. »

Aristote résume ici leurs thèses dans son langage propre , que ces phi losophes aura ient difficilement reconnu. Pour tan t ce qu'il dit est fondamenta lement exact. Lorsque nous passons de Thaïes à Anax imandre et à Anaximène , des Milésiens à Py thagore et Heracl i te , et f inalement à Parménide , nous voyons le concept de mat ière perdre progressivement ses aspects qualitatifs et concrets , jusqu 'au m o m e n t où Parménide nous offre u n e abstract ion pure , intemporel le et absolue. L ' U n de Pa rmén ide est la première tentative de formuler la not ion de « substance », idée développée pa r P la ton et Aristote mais qui n e connaî t son épanouissement complet que dans la pér iode m o d e r n e chez les philosophes bourgeois . Quelles sont les origines de cette c o n c e p t i o n ?

G a r d a n t à l 'esprit le fait q u e la société o ù ces philosophes vivent et travaillent se caractérise par le rapide développemen t d 'une économie monéta i re , repor tons-nous à l 'analyse que donne M a r x des marchandises : « L a valeur d 'usage des marchandises u n e fois mise de côté, il ne leur reste plus qu 'une qualité, celle d 'être des produi ts du travail . Mais déjà le p ro duit d u travai l lu i -même est mé tamorphosé à no t re insu. Si nous faisons abstract ion de sa valeur d 'usage, tous les éléments matériels et formels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à la fois. Ce n 'est plus pa r exemple une table, ou une maison, ou du fil, o u u n objet uti le que lconque; ce n'est pas non plus le produi t du travail du tourneur , du maçon, de n ' impor te quel travail productif dé terminé. Avec les caractères utiles part iculiers des produi ts du travai l disparaissent en m ê m e temps , et le caractère utile des t ravaux qui y sont contenus , et les formes concrètes diverses qui distinguent u n e espèce de travail d 'une autre espèce. Il ne reste donc plus que le carac tère c o m m u n de ces t ravaux, ils sont tous ramenés au m ê m e t ravai l huma in , à u n e dépense de force humaine

32. ARISTOTE : La Métaphysique, livre 1, c. 3, 983 b 6.

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de travail sans égard à la forme part iculière sous laquelle cette force a été dépensée. . . « La dernière t race de leurs formes usuelles et des t ravaux concrets dont elles t irent leur origine ayant ainsi disparu, il ne reste plus que les échanti l lons uniformes et indistincts du même travail social 33. »

D a n s Le Capital, M a r x a donné la première analyse scientifique de ces choses mystérieuses qu 'on appelle marchandises . U n e marchandise est u n objet matériel mais il ne devient marchandise que pa r la ver tu de ses rappor ts sociaux avec d 'autres marchandises . Son existence en tant que marchandise est une réalité pu remen t abstraite. C'est en m ê m e temps, nous l 'avons vu, le critère de la civilisation, que nous avons définie co mm e l 'étape pendant laquelle la product ion m a r c h a n d e « parvient à son plein déploiement ». Donc , ce qui domine la pensée civilisée des origines à nos jours c'est ce que M a r x a appelé le fétichisme de la marchandise , c'est-à-dire, la « conscience fausse » engendrée p a r les r appor t s sociaux de la product ion marchande . A u x débuts de la philosophie grecque nous voyons cette « conscience fausse » se former peu à peu et imposer au m o n d e des catégories qui v iennent de la product ion marchande , c o m m e si ces catégories appartenaient à la na tu re et n o n à la société. L ' U n de Pa rmén ide , de même que la not ion ul tér ieure de « substance », peut donc être défini c o m m e le reflet ou la project ion de la substance de la valeur d 'échange.

P o u r démont re r cette conclusion, il serait nécessaire d 'étudier à fond u n certain n o m b r e de problèmes fondamen taux de la philosophie m o d e r n e et de la philosophie ant ique. C'est impossible ici. C'est pourquoi j ' a i dit de cette conclusion qu'elle était provisoire. Je pense néanmoins en avoir dit assez p o u r indiquer que la forme monéta i re de la valeur est u n facteur d 'une impor tance décisive pour tou te l 'histoire de la philosophie.

33. MARX : Le Capital, Ed. Sociales, livre 1, t. 1, pp. 54-118.

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IV

1. La philosophie et la science.

Avec Parménide nous quittons le domaine de la pensée primitive pour nous engager dans une nouvelle période de la philosophie grecque qui n'entre pas dans le cadre de la présente étude, exception faite de quelques considération générales. Telle qu'il l'a laissée la philosophie contenait certaines impuretés, vestiges de la chrysalide dont elle était sortie. Mais elles devaient rapidement s'éliminer et dans l'œuvre de ses successeurs la philosophie s'élève au royaume de la « raison pure », où elle s'est maintenue jusqu'à ce jour. A u fil de son histoire, elle a assimilé des connaissances fournies par la science et fait certains apports à la science, mais entre elles l'union n'a jamais été solide et aujourd'hui le fossé est si large que, nous l'avons vu au chapitre premier, la plupart des philosophes bourgeois, tout en prétendant être des spécialistes de l'étude de la pensée, poursuivent leurs controverses sans tenir compte de ce qu'ont découvert les savants touchant le fonctionnement réel du cerveau humain.

La société primitive ignorait un tel fossé, pour la simple raison que ni la philosophie ni la science n'existaient. La conscience primitive était pratique et concrète, et non théorique et abstraite. Le progrès du raisonnement théorique et abstrait dépendait de la division entre travail manuel et travail intellectuel, ce qui à son tour dépendait de la division de la société en classes. Même une fois ces conditions créées, ce progrès fut longtemps retardé par la survivance de modes de pensée

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matér ia l i sme et idéa l isme

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primitifs déformés qui servaient à déguiser la réalité de l'exploitation de classe. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu'on ne fit pas des découvertes techniques que d'un point de vue purement empirique l'on pourrait considérer comme des réussites scientifiques. A u contraire, les réussites techniques des Sumériens ou des Egyptiens de l'Antiquité furent considérables. Sur ce plan-là, ils dépassent de beaucoup les Grecs dont on peut dire qu'ils ont construit sur les fondations qu'avaient posées leurs prédécesseurs. C'est même très exactement le rapport qu'ils entretiennent entre eux. A l'exception, importante, de la monnaie, la base technique de la société antique fut pour l'essentiel créée en Mésopotamie et en Egypte. Les Grecs eux réorganisèrent sur la base d'une économie monétaire la superstructure idéologique et politique. C'est donc en Grèce que nous trouvons les débuts de la philosophie et de la science, unies sous la forme d'une philosophie de la nature. Pourtant elles venaient à peine de faire leur apparition qu'elles se mirent à se fausser compagnie. Les découvertes scientifiques de la Grèce appartiennent principalement à la période hellénistique. Le progrès le plus remarquable de la période précédente a lieu en médecine, branche qui connaît des acquisitions importantes dès le vi° siècle. Ce qui appelle ici un bref examen, car c'est un exemple qui éclaire la nature du conflit entre la science et la philosophie.

Hérodote dit des Grecs qu'ils diffèrent des autres peuples en ce qu'ils sont « plus fins, plus dégagés d'une sotte naïveté 1 » . On ne saurait accepter cette affirmation sans réserves, mais elle vaut pour la médecine. En Mésopotamie et en Egypte l'art de soigner les malades ne s'est jamais dégagé de la magie. En Mésopotamie, particulièrement, on tenait couramment le malade pour possédé par un esprit mauvais et le traitement qu'il recevait tenait plus par conséquent de la magie que de la médecine. E n Grèce aussi certaines maladies, en particulier « la maladie sacrée », c'est-à-dire l'épilepsie, étaient attribuées par la croyance populaire à une possession et traitées en conséquence. Mais dans le traité hippocratique sur ce sujet, qui date probablement des dernières années du v* siècle, cette attitude superstitieuse se trouve ridiculisée : « C'est ici un traité sur la maladie sacrée. Elle ne me semble pas plus sacrée ou divine qu'aucune autre. Elle a une cause naturelle et les gens ne la considèrent comme divine qu'en

1. HÉRODOTE : livre 3, § 60.3.

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raison de son caractère particulier qui provoque l'étonnement... Mais s'il faut la tenir pour divine parce qu'elle est étonnante, il doit y avoir de nombreuses maladies sacrées car comme je le montrerai il y en a d'autres non moins étonnantes que personne ne tient pour sacrées... Mon opinion personnelle c'est qu'un caractère sacré fut d'abord attribué à cette maladie par des hommes qui entendaient se faire passer pour exceptionnellement pieux et supérieurement instruits, comme les magiciens, les purificateurs, les charlatans et les imposteurs d'aujourd'hui 2 . »

En Grèce, comme ailleurs, la médecine s'était constituée à partir des croyances et des pratiques magico-religieuses, en particulier l'athlétisme et la divination. Les fêtes publiques, qui remontaient à la fête du clan, étaient un trait universel de la vie sociale des cités grecques. Et un rôle important y était tenu par l'athlète dont l'entraînement comportait un régime surveillé, et par le sacrificateur qui examinait les entrailles de la victime afin de prédire l'avenir. Nul le part ailleurs dans l'Antiquité on n'a apporté tant d'attention au régime, à la notation des symptômes et à l'établissement de dossiers sur différents cas. C'est sur cette base que les médecins grecs purent élaborer, en termes généraux, quelques vérités fondamentales. Ainsi Alcméon de Crotone (p. 265) savait que le cerveau est le siège de la conscience et que l'homme se distingue des animaux en ce que sa conscience n'est pas seulement sensorielle mais conceptuelle. C'est ce qu'il exprimait en disant que « l'homme se distingue des autres animaux en cela que lui seul comprend alors que les autres sentent sans comprendre 3 ». Rapprochée à l'idée, qui était déjà à son époque un lieu commun, que l'homme se distingue des animaux par la raison ou la parole (logos), on peut considérer cette thèse comme un apport sérieux à la connaissance scientifique.

Après Alcméon, le centre des études de médecine passe de Crotone à Cos, pays natal d'Hippocrate. La dette de l'école hippo-cratique envers celle de Crotone a dû être importante car sa littérature révèle de nombreuses marques d'une influence pytha-gorienne qui lui aura vraisemblablement été transmise par l'intermédiaire de l'œuvre d'Alcméon. En réalité il s'agissait vraisemblablement d'un développement de la même tradition. La meilleure preuve s'en trouve dans le traité Airs, eaux et

2. HIPPOCRATE : La Maladie sacrée, § § 1 - 2 . 3. ALCMÉON : fragment B la.

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lieux dont o n pense qu'il a été écrit par Hippocrate lui-même.

Malgré ce qu'elle a de grossier on peut à bon droit considérer cette œuvre comme un traité de médecine sociale. Elle débute ainsi : « Celui qui a l'intention d'étudier correctement la médecine devrait procéder de la manière suivante. Premièrement, il devrait considérer les saisons de l'année et leurs effets respectifs. Car elles diffèrent beaucoup aussi bien en elles-mêmes que dans les transitions de l'une à l'autre. Deuxièmement, il devrait considérer les vents chauds et les vents froids, d'abord ceux qui sont universels puis ceux qui sont particuliers à chaque pays. Il devrait aussi considérer les diverses influences des eaux, qui se différencient par leur poids et leur saveur. Puis, à son arrivée dans une cité qu'il n'a jamais encore visitée, il devrait examiner sa situation par rapport aux vents dominants et au lever du soleil. Chaque aspect, du nord, du sud, de l'est, de l'ouest, a une influence différente. En plus de cela, il doit examiner comment ils s'approvisionnent en eau, s'ils boivent une eau marécageuse et douce ou une eau dure provenant d'un terrain élevé ou rocheux, ou bien s'il est inégal et plein de fougère. D e même pour le sol qui peut être dépouillé et sec ou boisé et arrosé, bas et surchauffé ou élevé et frais. D e même pour le genre de vie choisi par les habitants qui peuvent paresser, boire beaucoup et manger plus d'un repas complet par jour ou bien aimer l'exercice et l'athlétisme, bien manger mais peu boire 4 . »

La conception du travail du médecin avancée dans ce traité est un produit de l'âge de la colonisation. A u cours d'innombrables expéditions maritimes, l'expérience avait appris aux Grecs que fonder une colonie outre-mer qui eût quelque chance de succès était une entreprise considérable qui exigeait une soigneuse préparation, comprenant non seulement la détermination du nombre des colons, leur choix, la préparation de leur départ mais encore l'étude du territoire à coloniser, le choix du site de la nouvelle cité, la division de la terre arable en autant de parcelles qu'il était nécessaire, tout en tenant compte de la situation de la terre, des sources d'eau, du climat et des autres facteurs du milieu. Des opérations de ce genre furent menées à bien tout au long des vu" et vi" siècles, principalement à partir de l'Ionie, et dirigées surtout vers les côtes de l'Italie méridionale et de la Sicile orientale. C'est dans ces conditions que la médecine grecque acquit son caractère

4 . HIPPOCRATE : Traité des airs, § 1 .

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scientifique. Et dans ces circonstances, il est aisé de comprendre pourquoi la plus ancienne école de médecine appartint à la principale des régions colonisées.

Ainsi le même mouvement social produit la médecine et la philosophie grecques. Dès le v* siècle pourtant nous les trouvons en conflit. Le traité sur la Médecine antique qui remonte probablement à l'époque d'Hippocrate, sinon à Hippocrate lui-même, fut écrit pour défendre la théorie médicale telle que l'avaient fondée l'observation et l'expérience des praticiens organisés, contre les interventions importunes de philosophes qui se préoccupaient avant tout de démontrer la vérité de dogmes a priori et incidemment seulement de soigner le malade :

« Ceux qui, lorsqu'ils se mettent à discourir ou à écrire sur la médecine, partent de postulats tout personnels tels que le chaud, le froid, le sec, l'humide, ou n'importe quel autre produit de leur imagination, et qui par là ramènent tous les cas de maladie et de mort à la même cause fondamentale, la faisant dépendre d'un ou de deux postulats, non seulement commettent une erreur manifeste dans leur explication des faits, mais une erreur particulièrement sérieuse puisqu'elle touche à un art auquel les hommes ont recours dans les circonstances les plus graves et dont les praticiens expérimentés sont tenus en haute estime. Il existe de bons et de mauvais praticiens et ce ne serait pas le cas s'il n'existait pas un tel art, fondé sur l'observation et la découverte. Chacun dans ce cas serait également ignorant et inexpérimenté, et le traitement des malades tiendrait du pur hasard. E n réalité, il y a en médecine autant de degrés dans l'habileté théorique et pratique que dans les autres arts. Par conséquent la médecine n'a nul besoin de postulats vides, à la différence des disciplines obscures et difficles de l'astronomie et de la géologie, pour lesquelles il faut partir de postulats. Quelque explication qu'on donne dans ces domaines, on ne peut ni la prouver ni l'infirmer car aucune expérience ne peut la contrôler... 5 » « Je n'arrive pas à comprendre comment ceux qui font dépendre cet art de postulats, au lieu de s'en tenir à Ja méthode traditionnelle, peuvent appliquer leurs suppositions au traitement des patients. A ma connaissance, ils n'ont pas découvert de chaud, de froid, de sec, d'humide absolus qui ne participeraient d'aucune autre forme. Je suppose qu'ils ont à leur disposition les mêmes aliments et les mêmes boissons que

5. HIPPOCRATE : De l'ancienne médecine, § 1 .

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nous autres mais en même temps ils leur attribuent la propriété d'être froids, chauds, secs ou humides. Parce qu'il serait évidemment absurde d'ordonner à un malade de prendre " le chaud ". Il répondrait aussitôt : " Plaît-il. " Aussi leur faut-il avoir recours à l'une de ces substances connues ou alors raconter des sornettes... 6 » « Certains médecins et philosophes affirment que pour comprendre la médecine il est nécessaire de savoir ce qu'est l'homme. C'est là un problème de philosophie, l'affaire de ceux, comme Empédocle, qui ont écrit sur l'homme, sa nature, ses origines et sa structure. Mon opinion personnelle est que les écrits des médecins et des philosophes sur ce sujet ont autant de rapports avec la médecine qu'avec la peinture. Je considère en outre que la médecine est la seule source dont on puisse tirer des explications valables en ce domaine et cela seulement lorsque la médecine a été correctement comprise, sans quoi elle reste impossible, cette connaissance exacte de ce qu'est l'homme, des causes de son évolution et autres problèmes 7 . »

Les écrits de ces praticiens sont animés d'un esprit tout à la fois scientifique et humain qui leur donne une place à part dans la littérature antique. Pourtant, malgré la résistance acharnée qu'ils opposent aux philosophes, ils n'ont pas réussi à faire progresser leur science et même ont régulièrement perdu du terrain. Il est important d'en saisir la raison. Cette controverse ne mettait pas directement aux prises la science et l'idéologie, 1' « observation ouverte » et « les prémisses a priori ». Au contraire, comme toute branche de la science à toutes les étapes de la société de classes, la médecine grecque comprenait un élément idéologique, fait de présuppositions sociales identiques à celles qui devaient déterminer l'évolution de la philosophie grecque. Le développement de la science médicale fut avant tout limité par le bas niveau des forces productives. Vu l'absence de tout instrument tant soit peu perfectionné, l'observation la plus fine ne permettait pas de constituer une connaissance complète de l'anatomie ou de faire plus en soignant les malades qu'aider l'évolution naturelle. Toutefois, ce défaut était inhérent à la structure de la société antique qui reposait sur l'esclavage. Plus que tout autre, c'est ce phénomène qui a limité les progrès de la médecine.

6 . HIPPOCRATE : De l'ancienne médecine, § 1 5 . 7 . HIPPOCRATE : De l'ancienne médecine, § 2 0 .

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Il n'est pas besoin de pousser loin l'étude des écrits hippo-cratiques pour se rendre compte que le traitement qu'ils prescrivaient ne pouvait être suivi que par ceux-là seuls qui avaient les moyens d'être malades. Ils sont en cela d'accord avec Platon : « Quand un menuisier est malade, dit Socrate, il demande au médecin un remède rapide — vomitif, purge, cautérisation ou bistouri — et c'est tout. Si on lui dit de se mettre au régime ou de s'envelopper la tête et de se tenir au chaud, il répond qu'il n'a pas le temps d'être malade, que cela ne vaut pas la peine de continuer à vivre uniquement pour soigner sa maladie s'il doit interrompre son travail. Aussi remercie-t-il le médecin et reprend-il son travail et, soit il s'en remettra, vivra et continuera à gagner sa vie, soit il en mourra et sera débarrassé de son malheur de cette manière.

« Je comprends, dit Glaucon, et c'est évidemment le meilleur usage de la médecine pour un homme de ce rang 8. » La conséquence ne fut pas seulement qu'il était laissé libre cours à la propagation des maladies épidémiques qui ne connaissent aucune barrière de classe — on pourrait citer ici des situations modernes semblables — mais aussi que le médecin lui-même était abaissé. Lui aussi était un artisan et dans une société où l'artisanat devenait un objet de mépris et une occupation qu'aucun citoyen n'acceptait d'assurer. Il est vrai que le médecin semble avoir mieux résisté à cette tare que d'autres travailleurs manuels, sans doute parce qu'il entrait en relation étroite, de par son travail, avec les plus riches de ses concitoyens. Aristote néanmoins nous apprend que, de son temps, il y avait trois catégories de médecins : l'ouvrier manuel, le directeur et l'amateur cultivé 9. W. H. S. Jones évalue ainsi le résultat : « Le génie transcendant de Platon, si remarquable par ce pouvoir de persuasion qu'il a tant condamné, remporta la victoire complète. La ferveur philosophique qui recherchait ardemment une réalité stable, qui faisait preuve d'un hautain mépris pour le monde matériel et ses phénomènes perpétuellement mouvants, qui aspirait à gagner une région céleste où des Idées immuables pourraient être appréhendées par une pure intelligence libérée de toute souillure corporelle, c'était un adversaire trop puissant pour des hommes qui désiraient soulager la souffrance humaine

8. PLATON : La République, p. 406;c/. FAMUNGTON : Head and Hand in Ancient Greece, Londres, 1947, pp. 35-36. 9. ARISTOTE : La Politique, livre 3, c. 11, 1282 a (voir trad. J . Tricot, t. 1 , p. 218, Ed. Vrin, 1962).

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par une patiente étude des phénomènes auxquels Platon précisément dénuait toute valeur 1 0 , *

Toutefois, il est un philosophe qui s'est servi de la tradition hippocratique. Aristote, le créateur des sciences biologiques, est fils de médecin et appartient aux Asclépiades (Vol. I, p. 333).

2. La théorie atomique.

Après Parménide la question fondamentale de la philosophie — matérialisme ou idéalisme — se posa clairement. Cela ne se produisit pas tout de suite. Ses successeurs immédiats concentrèrent leur attention sur le problème du mouvement. Pour réaffirmer la réalité du monde sensoriel, il était nécessaire de trouver au mouvement une cause. Jusque là on avait supposé que le mouvement était une propriété de la matière. Mais il y a dorénavant une tendance de plus en plus forte à soutenir l'hypothèse inverse, selon laquelle la matière est inerte d'elle-même et ne se meut que sous l'influence de quelque force extérieure, par exemple l'Amour et la Discorde d'Empédocle, l'Esprit d'Anaxagore et le Premier moteur d'Aristote. La nouvelle hypothèse est le reflet de la contradiction principale de la nouvelle époque de la société grecque, l'antagonisme entre homme libre et esclave. Pour Aristote, le principe de la subordination est une loi universelle de la nature. Ce que l'esclave est à son maître, la femme l'est à son mari, le corps à l'âme, la matière à l'esprit, l'univers à Dieu. Son Premier moteur est l'expression idéologique de la possession d'une force homogène de travail servile telle qu'on la trouve dans la production marchande de l'Antiquité.

Empédocle d'Agrigente était un démocrate connu en même temps qu'un prophète et un thaumaturge qui se prétendait l'incarnation d'un dieu H . Sa doctrine religieuse se distingue difficilement de l'Orphisme et il semble avoir entretenu aussi certains liens avec la Secte pythagoricienne 1 2 . H étudia particulièrement la médecine. Pourtant, bien qu'il eût fort proba-

1 0 . JONES : Hippocrates, Londres - New York, 1 9 2 3 - 1 9 3 1 , t. 1 , p. 8 . 1 1 . EMPÉDOCLE : fragment B 1 1 2 , Ed. Diels-Kranz. 1 2 . T I M . 8 1 , Suidas, passim. ATHÉNÉE : Le Banquet des Sophistes, § 5 e.

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blement connaissance de l'œuvre de l'école de Crotone, il ne lui fit faire aucun progrès mais, au contraire, sa position fut en retrait par rapport à celle d'Alcméon. Tandis que celui-ci avait distingué la pensée de la sensation et identifié le cerveau comme l'organe de la pensée, Empédocle ne faisait pas la distinction et croyait que l'homme pense avec son sang 13. C'est en particulier à ses thèses que les auteurs bippocratiques pensaient lorsqu'ils protestaient contre l'intrusion de présupposés philosophiques dans leur art. Selon Empédocle, l'univers n'est ni indivisible ni immobile, comme Parménide le soutenait, mais il se compose de quatre « racines » — terre, air, feu et eau — qui constamment pénètrent l'une dans l'autre et en ressortent causant ainsi dans sa structure des changements. Ils sont maintenus en mouvement par les deux forces contraires de l'Amour et dé la Discorde, car l'Amour les attire tandis que la Discorde les repousse. Ainsi qu'Aris-tote nous l'apprend, il ne réussit pas à expliquer si ces deux forces étaient des susbstances comme les quatre éléments ou, dans le cas contraire, ce qu'elles étaient 14. E n réalité, ce sont des figures tirées du monde mythologique. Comme beaucoup d'idées primitives, elles contiennent le germe d'une vérité scientifique, mais la forme sous laquelle elles sont conçues demeure mythique.

Anaxagore de Clazomènes vint s'établir à Athènes, où il eut le privilège d'avoir pendant plusieurs années le patronage de Périclès. Vers 450 , les adversaires de Périclès l'accusèrent d'irréligion pour la raison qu'il soutenait que le soleil est une masse de métal fondu. Il dut quitter Athènes et s'établir à Lampsaque, colonie de Milet. Il y passa le reste de ses jours et après sa mort on érigea à sa mémoire sur la place du marché un monument dédié à l'Esprit et à la Vérité 15. Dans son système, le nombre des éléments, ou des « semences » comme il les appelle, est infini, et chacune d'elle contient une quantité plus ou moins grande de tous les contraires — le chaud et le froid, l'humide et le sec et ainsi de suite — si bien que « la neige elle-même est noire » et qu'il y a « une portion de toute chose en toute chose 16 ». Cette loi générale n'admet qu'une seule exception. L'une des « semences », la plus fine

13. EMPÉDOCLE : fragment B 105. 14. ABISTOTE : La Métaphysique, livre A , c. 10, 1075 b 3 (trad. J. Tricot, p. 709). 15. ARISTOTE : La Rhétorique, livre 2, c. 23, 1938 b 15 (trad. M . Dufour, t. 2, p. 120, éd. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1960). 16. ANAXAGORE : fragment B 6, 11, A 97 (Ed. Diels-Kranz, die Vorsokra-tiker).

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et la plus légère de toutes, est simple, sans mélange. C'est cet élément, appelé Esprit, qui en pénétrant les autres les met tous en mouvement, les mélangeant et les isolant et, par le moyen de ces combinaisons et séparations, causant ce que les hommes appellent à tort la venue des choses à l'existence et leur disparition 17. C'est la réponse ionienne à Parménide. Anaxagore rejoint Heraclite lorsqu'il croit que toute chose est une unité de contraires et que l'un des éléments est supérieur aux autres. Mais il s'écarte de lui lorsqu'il postule une cause au mouvement et s'écarte aussi bien de lui que des Milésiens par son refus d'une unité originelle. Comme Empé-docle, Anaxagore est pluraliste.

Ces deux systèmes avaient pour but de sauver la réalité du monde perçu par les sens tout en évitant les pièges de la logique éléatique. A la même époque, pourtant, les Eléates défendaient le point de vue de Parménide. Zenon d'Elée entendait démontrer, avec une habileté dialectique qui ne le cédait en rien à celle de son maître, que loin d'améliorer les choses les pluralistes s'étaient engagés dans une interminable série de contradictions logiques. N o u s examinerons ses arguments dans un instant. La théorie de Parménide fut reprise, avec certaines modifications, par un autre membre de la même école, Melissos de Samos, qui disait :

« Si les choses étaient multiples il leur faudrait avoir les mêmes qualités que celles que l'Un selon moi possède. S'il y a la terre et l'eau, l'air et le fer, l'or et le feu, si une chose est vivante et une autre morte, si les choses sont noires ou blanches et tout ce que les gens disent qu'elles sont, s'il en est bien ainsi, et si nous voyons et entendons juste, alors chacune de ces choses doit être ainsi que nous en avons décidé. Elle ne peut pas être changée ou modifiée, mais doit être exactement ce qu'elle est. Or, nous déclarons que nous voyons, entendons et comprenons juste et pourtant nous croyons que le chaud devient froid et le froid chaud, que le dur devient doux et le doux dur, que le vivant meurt et que les choses naissent de ce qui est sans vie, et que toutes ces choses ont changé et que ce qu'elles sont est absolument différent de ce qu'elles étaient... Or ces croyances sont contradictoires. N o u s avons dit que les choses sont multiples et éternelles, possèdent des formes et une force à elles et pourtant nous supposons qu'elles sont toutes soumises à transformations et qu'elles ont changé à chaque fois que nous les

1 7 . ANAXAGORE : B . 1 7 .

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voyons. Par là, il est évident que nous nous trompons malgré tout lorsque nous voyons, et que nous avons tort de croire que toutes ces choses sont multiples. Si elles étaient réelles elles ne changeraient pas. Chacune serait exactement ce que nous croyons qu'elle est, car rien n'est plus fort que l'être véritable. Si elle a changé, ce qui était a disparu et ce qui n'était pas est venu à l'existence. C'est pourquoi si les choses étaient multiples, il leur faudrait être de la même nature que l 'Uni» . »

Ce raisonnement fournit son point de départ à la théorie atomique qu'Anaxagore avait déjà annoncée. Prenant Mélissos au mot et empruntant à Anaxagore ses « semences », Leucippe de Milet soutient, premièrement que l'univers se compose d'un nombre infini de particules, chacune possédant les propriétés de l 'Un de Parménide, et deuxièmement que ces particules se combinent et se séparent continuellement au cours de leurs mouvements dans l'espace vide, qu'il identifie avec le non-être de Parménide 19. Ces idées sont développées par Démocrite (460-360), riche citoyen d'Abdère en Thrace, qu'Aristote surpasse seul pour l'étendue encyclopédique d e l'investigation philosophique. Postulant un nombre infini d'atomes indivisibles, indestructibles, sans poids, tombant dans le vide, se heurtant et se combinant pour former le monde, l 'homme compris, il bâtit sur cette base une théorie déterministe de l'univers pour laquelle chaque événement est le produit de la nécessité (anankè). Dans son système, l'idée d'anankè s'est débarrassée de ses associations mythiques pour devenir une idée abstraite semblable au concept scientifique moderne de loi de la nature. Enfin Epicure d'Athènes (342-268) qui appartient comme Thucydide aux Philäides (p. 217) , modifie ce système en attribuant aux atomes la propriété d'être pesants afin qu'ils contiennent en eux-mêmes la cause de leur propre mouvement, et il postule aussi qu'ils possèdent, en plus du mouvement vertical un mouvement oblique ou déviation de la ligne droite 20. D e cette manière, à la nécessité (anankè) s'ajoute le hasard (tychè); les atomes deviennent libres.

Epicure a vécu dans la période de dissolution des cités grecques. Ses disciples et lui ont renoncé à jouer un rôle dans une société qui avait cessé d'être conforme à la raison, et ils prônaient l'autonomie de l'individu. L'atomisme fut

18. MÉLISSOS : fragment B 8 (Ed. Diels-Kranz). 19. LEUCIPPE : fragment A 7 (Ed. Diels-Kranz). 20. MARX : Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure (trad. J. Ponnier, Ed. Ducros, Bordeaux, 1970).

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chez eux le complément de l'individualisme. Le mot atomon lui-même, signifie à la fois « atome » et « individu ». Ils rendirent les éléments de l'univers impassibles et imperturbables parce que dans une société déchirée par la discorde c'est l'idéal qu'eux-mêmes recherchaient. Leur refus de la vie publique, par lequel ils espéraient se libérer de tout ce qui pouvait troubler la tranquillité de leur esprit, était un acte libre. C'est pourquoi ils introduisirent au sein du déterminisme de Démocrite le hasard.

Farrington a considéré l'atomisme de la Grèce antique « comme le point culminant dans l'Antiquité du mouvement de spéculation rationnelle sur la nature de l'univers commencé par Thaïes 2 1 ». Cette appréciation est correcte. Elle est pardessus tout valable de ce que les atomistes avaient à dire sur la nature de la société humaine. C'est ainsi que rejetant la conception idéaliste de Platon sur la justice absolue, Epicure écrit : « Jamais il n'y a eu de justice absolue mais uniquement un contrat résultant des relations sociales, différant d'un lieu à un autre et d'une époque à l'autre, pour prévenir les torts réciproques... Tous les éléments de ce qui est légalement tenu pour juste possèdent ce caractère dans la mesure où les nécessités sociales prouvent qu'ils sont efficaces, qu'ils soient ou non les mêmes pour tous. Et si une loi se révèle incompatible avec les nécessités de la vie sociale, elle cesse d'être juste. Et même si cette nécessité qu'exprime la loi ne correspond que pour un temps à cette conception, elle n'en est pas moins juste pour cette période, aussi longtemps que nous ne nous embarrassons pas de formules creuses et que nous considérons simplement les faits 2 2 . »

D u progrès humain il écrit : « Nous devons comprendre que la nature humaine a beaucoup appris par la force brutale des circonstances et puis, reprises par la raison, ces leçons ont été développées et augmentées de découvertes nouvelles, la rapidité du progrès étant variable selon les peuples et selon les époques 2 3 . »

On ne trouve rien de semblable dans la littérature égyptienne ou babylonienne. On peut dire la même chose de la cosmologie atomiste, bien qu'une réserve importante s'impose cette fois. La ressemblance de la théorie atomique de Démocrite et d'Epicure avec la

2 1 . FARRINGTON : Greek Science, Londres, 1 9 4 2 - 1 9 4 9 , t. 1 , p. 6 0 . 2 2 . DIOGENE LAËRCE : livre 1 0 , § § 1 5 0 - 1 5 2 . 2 3 . Ibid., livre 1 0 , § 7 5 .

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théorie atomique de la physique moderne est à première vue si frappante que nous sommes tentés de considérer comme scientifique l'œuvre de ces savants. Ce serait une erreur. L'atomisme antique ne relève pas de la science mais de l'idéologie. Tout autant que le monisme de Parménide et l'idéalisme de Platon, il est un exercice de « la raison pure » qui reflète la structure de la société dans laquelle il est né. Comme je l'ai déjà signalé, il est l'expression idéologique de l'individualisme qui caractérise une section de la classe dirigeante dans la période de dissolution de la cité.

C'est ce qu'indiquait Marx, il y a bien des années, dans sa thèse sur ce sujet. « La déclinaison de l'atome de la ligne droite n'est pas, en effet, une détermination particulière, apparaissant par hasard dans la physique épicurienne. La loi qu'elle exprime pénètre au contraire toute la philosophie d'Epicure, mais de telle façon, naturellement, que la forme déterminée de son apparition dépend de la sphère où elle est appliquée... D e même donc que l'atome se libère de son existence relative, la ligne droite, en en faisant abstraction, en s'en écartant, de même toute la philosophie épicurienne s'écarte du mode d'être limitatif partout où la notion d'individualité abstraite, l'autonomie et la négation de toute relation avec autre chose, doit y être exprimée. Ainsi le but de l'action est l'abstraction, l'effacement devant la douleur et tout ce qui peut nous troubler, Fataraxie24. »

Si dans le monde antique l'atomisme physique était le reflet idéologique de l'individualisme social, comment expliquer sa ressemblance avec la théorie scientifique moderne ? La réponse c'est que la théorie moderne comme toutes les théories scientifiques nées dans une société de classes, renferme un élément idéologique qui dans ce cas reflète un trait analogue de la société bourgeoise. Caudwell fut le premier qui attira l'attention sur cette importante vérité : « N o u s comprenons maintenant comment il se fait que le monde newtonien offre une aussi étrange ressemblance avec la société bourgeoise telle que l'envisagent les bourgeois. Il est formé d'atomes. Il se compose d'individus qui ne font que suivre leurs propres lignes droites accomplissant ce que la force immanente de chacun rend nécessaire. Chaque particule se meut d'elle-même

2 4 . MARX : Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure, pp. 168-169.

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spontanément. Cela correspond au « libre » producteur bourgeois tel qu'il s'imagine 2 5 . »

En même temps, la théorie atomique moderne est dès le départ infiniment supérieure à celle de l'Antiquité du fait que dans le cadre de ces prémisses idéologiques elle rassemble quantité de vérités que la pratique a confirmées. Et comme il ne cesse pas de grossir, cet ensemble de connaissances fait constamment éclater les limites de l'idéologie bourgeoise. C'est ainsi que progresse la science. Mais la théorie atomique de l'Antiquité, limitée par la base économique et le niveau intellectuel de la société esclavagiste, était incapable d'évoluer en ce sens. C'était une construction purement idéologique.

La philosophie d'Epicure est le point culminant du matérialisme philosophique de l'Antiquité. Son sens de la dialectique, que révèlent sa conception de l'interdépendance de la nécessité et du hasard, du rapport entre l 'homme et la nature et du développement inégal du progrès humain, appelle la comparaison avec la dialectique intuitive du matérialisme ionien, qu'Heraclite porte à son point culminant. En ce sens on peut considérer qu'arrivent à maturité chez Epicure les éléments les meilleurs de la pensée primitive. D'un autre côté, son matérialisme, comme celui de Démocrite, est plutôt passif qu'actif. Les Epicuriens ne cherchent pas à changer le monde mais à s'en retirer. Leur éthique vise à l'autonégation du sujet. Ils forment un cercle fermé d'amis dévoués l'un à l'autre et à la recherche du bonheur sur cette terre mais coupés autant que possible du reste du monde. Leur refus de la cité était une condamnation hardie de la société esclavagiste exprimée selon les catégories de la société condamnée. C'était le corollaire négatif de l'affirmation par les stoïques d'un monde fraternel qui exprimait de façon positive les tendances à l'unification du monde méditerranéen.

On peut pour ces raisons soutenir que c'est Aristote plutôt qu'Epicure qui montre la voie véritable du progrès. Car, bien qu'idéaliste, il ne fuit pas le monde mais au contraire l'étudié concrètement dans le détail afin d'en dégager le but profond. Il nie que la matière puisse se mouvoir d'elle-même et rapporte le mouvement à l'activité d'un Premier moteur, lui-même immobile, immatériel, divin. Mais cela ne l'empêche pas d'affirmer que la matière est en perpétuel mouvement.

2 5 . CAUDWELL : The Crisis in Physics, Londres, 1 9 3 8 , pp. 4 8 - 4 9 . « La particule doit son mouvement à une impulsion divine exactement comme la liberté individuelle du bourgeois est un don de Dieu. »

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Pour lui A peut être non B et contenir pourtant en puissance la possibilité de devenir B. Son système est téléologique. C'est une reprise de l'évolutionisme ionien, matérialiste par le contenu, idéaliste par la forme.

3. La dialectique subjective.

La dialectique, selon Lénine, est « l'étude de la contradiction dans l'essence même des choses; les phénomènes ne sont pas seuls à être transitoires, mouvants, fluides, séparés par des limites seulement conventionnelles, mais tout cela est bien vrai également de Y essence des choses ».

D'après cette définition on peut considérer la dialectique de deux points de vue. Il y a d'abord le conflit des contraires qui existe objectivement dans le monde extérieur indépendamment de notre conscience. C'est la dialectique de l'objet, la dialectique objective. En second lieu, puisque la conscience humaine est une image sociale du monde extérieur, les contradictions inhérentes à ce monde se reflètent nécessairement en elle. Pour citer Lénine, de nouveau : « Les concepts humains ne sont pas immobiles mais se meuvent perpétuellement, passent les uns dans les autres, s'écoulent l'un dans l'autre sans quoi ils ne reflètent pas la vie vivante 26. » C'est la dialectique de la pensée humaine, la dialectique subjective.

Analysant l'histoire de la philosophie grecque avec à l'esprit cette distinction, nous constatons que l'œuvre de Parménide est un tournant. Ses prédécesseurs avaient l'ambition de rendre compte fidèlement de l'ordre de la nature dont l'homme lui-même fait partie. La question qu'ils se posaient, ils la tenaient des débuts de la société de classe : comment le monde est-il devenu ce qu'il est ? A v e c la consolidation de la structure de classe de la société et le développement de la production marchande, leur réponse à cette question se fit peu à peu plus théorique, plus abstraite, plus rationnelle. En même temps, la question elle-même devint : de quoi le monde est-il fait ? Quelle est la nature de la réalité? Ainsi se créèrent les conditions nécessaires à la formulation d'une question entièrement nou-

26. LÉNINE : Cahiers philosophiques, résumé des « Leçons d'histoire de la philosophie » de Hegel, œuvres, 1971, t. 38, p. 238.

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velle qui marque une nouvelle étape de l'histoire de la pensée abstraite : comment pouvons-nous connaître ?

Cette question Parménide ne la pose pas mais elle découle de son œuvre. Alors que les philosophes ioniens avaient considéré l'homme comme partie intégrante de la nature et donc soumis à ses lois, Parménide, lui, soutient que la nature telle que les sens la perçoivent, est une illusion, car elle est contraire à la raison. Il est clair que ce concept de raison ne correspond à rien dans le monde naturel extérieur. D e même que son univers de l'être pur, dépouillé de tout élément qualitatif est le reflet mental du travail abstrait incarné par les marchandises, de même sa raison pure, qui rejette tout élément qualitatif, est un concept fétiche qui reflète la forme monétaire de la valeur. Loin de refléter le monde extérieur cette théorie le rejette. Elle est la négation de l'objet. Et pourtant il est impossible dans le domaine de la pratique de rejeter le monde où nous vivons. Parménide lui-même fut contraint de le reconnaître. Car, on s'en souvient, il fournit à ses disciples une Voie de l'Apparence pour leur période probatoire, qui sera plus tard rejetée, comme l'échelle de Wittgenstein. La conséquence lointaine de cette façon de raisonner, ce sera la théorie platonicienne des Idées, qui autorise le monde matériel à posséder une existence seconde en tant qu'image imparfaite de l'idéal. Entre temps d'importants progrès vont se produire dans le domaine de la connaissance.

La conclusion de Parménide, que le mouvement et le changement sont impossibles parce que contraires à la raison, va être reprise contre les pluralistes par son disciple, Zenon d'Elée, en une série de paradoxes. Voici le plus célèbre : « Achille ne rattrapera jamais la tortue. Il lui faut d'abord atteindre le point dont elle est partie. Mais à ce moment-là la tortue l'aura dépassé. Il faut donc qu'Achille parcoure cette distance mais à ce moment-là la tortue aura de nouveau avancé. Achille se rapproche constamment mais ne la rattrape jamais 27. »

Le postulat c'est qu'une ligne est faite d'un nombre infini de points, lesquels parce qu'ils sont infinis ne peuvent être parcourus, en un temps fini. Il utilise un raisonnement semblable pour prouver qu'une flèche qui vole ne se déplace pas. « La flèche qui vole est en repos. Car, étant donné que toute chose est en repos lorsqu'elle occupe un espace égal à elle-même

27. AJUSTOTE : Physique, livre 6, chapitre 9, 239 b 14, Ed. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1969.

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et que ce qui vole à un moment donné occupe toujours un espace égal à lui-même, donc il ne peut se déplacer 28. » Zenon tient le concept de mouvement pour illusoire et le rejette parce qu'il contient une contradiction. Comme son maître, en effet, il soutient que seul est réel ce qui n'est pas contradictoire. La vérité, bien sûr, c'est que précisément parce qu'il renferme une contradiction le concept de mouvement est un fidèle reflet de la réalité. Si nous étudions le mouvement non dans l'abstrait mais tel qu'il se présente à nous dans la réalité, nous constatons qu'il est le mode d'existence de la matière : « La distance pure est une notion qui n'a aucun sens car elle est inconnaissable. La distance ne peut se connaître que par le mouvement de quelque chose entre des repères car la distance physique implique une relation physique. Cette relation est nécessairement le mouvement. En ce sens la distance est secondaire par rapport au mouvement. Le mouvement est la condition première de toute relation spatiale en tant que telle. Par conséquent le mouvement est l'existence. La contradiction qui s'y trouve enracinée, l'activité interne de ce qui y constitue l'espace et le temps, c'est l'existence de l'atome 29. »

Il en est de même pour le concept d'infini : « U n e chose est claire : l'infini qui a une fin, mais pas de commencement, n'est ni plus ni moins infini que celui qui a un commencement, mais pas de fin... Toute la duperie serait impossible sans l'habitude mathématique d'opérer avec des séries infinies. Comme en mathématique il faut partir du déterminé, du fini pour arriver à l'indéterminé, à l'infini, toutes les séries mathématiques, positives ou négatives, doivent commencer par l'unité, sans quoi elles ne peuvent servir au calcul. Mais le besoin logique du mathématicien est bien loin de constituer une loi obligatoire pour le monde réel... L'infini est une contradiction, et il est plein de contradictions. C'est déjà une contradiction qu'un infini ne soit composé que de valeurs finies, et pourtant c'est le cas. Le caractère limité du monde matériel ne conduit pas moins à des contradictions que son caractère illimité, et toute tentative pour éliminer ces contradictions conduit, comme nous l'avons vu, à des contradictions nouvelles et plus graves. C'est précisément parce que l'infini est une contradiction qu'il est un processus infini, se déroulant sans fin dans le temps et dans l'espace. La suppression de la contradiction serait la fin de l'infini. Hegel en avait déjà jugé

28. ARISTOTE : Physique, livre 6, chapitre 9, 239 b. 30. 29. CAUDWELL : ouv. cité, p. 171.

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très justement et c'est pourquoi il traite avec le mépris qu'ils méritent les messieurs qui ergotent sur cette contradiction 3t>. » Les paradoxes des Eléates furent critiqués dès l'Antiquité par Protagoras d'Abdère : < L'homme est la mesure de toutes choses; pour celles qui sont, de leur existence; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence 31. » Ce qui signifie d'abord que la connaissance est un rapport entre deux termes, la connaissance et le connu, le sujet et l'objet. D'autre part, l'objet de la connaissance est le monde sensible. Si nous écartons le témoignage des sens, il ne peut y avoir connaissance de quoi que ce soit. Les Eléates donc ne connaissaient rien. Que ce soit bien là la pensée de Protagoras, son attitude envers les dieux le prouve. Les dieux ne peuvent pas normalement être perçus par nos sens quoique certains hommes aient prétendu les avoir vus ou entendus. Existent-ils, n'existent-ils pas ? Protagoras n'en sait rien : « Pour ce qui est des dieux je ne puis ni savoir s'ils existent, ni s'ils n'existent pas, ni quelle peut être leur forme; car il y a beaucoup d'obstacles à la connaissance, parmi lesquels l'obscurité du sujet et la brièveté de la vie humaine 32. » E n second lieu, dans la mesure où l'homme et le monde environnant sont soumis au changement toute connaissance est nécessairement relative. La même chose paraîtra différente à la même personne à des moments différents, au même moment à des personnes différentes. Cette position toutefois est loin d'être un pur relativisme. D u fait des caractères communs à tout homme, dont le langage, qui nous permet d'échanger notre expérience, nous avons un large domaine en commun. Ainsi la connaissance est-elle un produit social.

C'est à ce point qu'on inventa le terme de « dialectique ». Le mot grec dialektikê, de dialegomai, « converser » ou « débattre », signifie « l'art de la discussion ». La cité démocratique offrait des possibilités illimitées de discussion à l'assemblée et dans les tribunaux, et il surgit un nouveau type de philosophe, le sophiste, pédagogue professionnel qui donnait à ses élèves une éducation générale en insistant particulièrement sur l'art du discours et du débat public, grammaire comprise. Cet « art de la discussion », Zenon l'invente, Soc rate et Platon le développent. Les dialogues de Platon en sont le produit le plus célèbre. La démarche consiste en ce qu'une proposition soit formulée par l'un des deux personnages prin-

30. ENGELS : Anti-Diihring, Editions sociales, 1971, pp. 81-82. 31. PLATON : Théétête, 151 c-152 a. 32. PLATON : La République, 600 c, scholie.

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cipaux, contredite par l'autre, et finalement qu'elle soit ou bien rejetée complètement ou bien formulée sous une forme nouvelle acceptable pour les deux parties. Ainsi la discussion s'avance vers la conclusion par résolution de contradictions 3 3 . Ce n'est qu'une description sommaire de cette démarche, mais elle suffit, car il n'en est fait ici mention que pour servir d'introduction à la dialectique subjective de Platon et d'Aristote.

Platon pense comme Parménide que seul est connaissable ce qui est exempt de contradiction et que le mouvement comme le changement étant contradictoires, le monde sensible n'est donc pas connaissable. Dans l'élaboration de cette théorie, il fit quelques découvertes d'importance, non dans le domaine du monde matériel mais dans celui des idées. Certains sophistes avaient soutenu que l 'homme ne peut rien apprendre : « On ne peut chercher ni ce qu'on connaît ni ce qu'on ne connaît pas, ce qu'on connaît, parce que, le connaissant, on n'a pas besoin de le chercher; ce qu'on ne connaît pas, parce qu'on ne sait même pas ce qu'on doit chercher 34. »

Les sophistes appliquaient alors à la théorie de la connaissance la conception de Parménide touchant l'être. D e même que l'être exclut le non-être, l'ignorance exclut la connaissance et la connaissance exclut l'ignorance. Ils excluent l'étude, transition de l'ignorance au savoir, par le même raisonnement que Zenon lorsqu'il exclut le mouvement : ils impliquent une contradiction. Voici la solution de Platon à ce problème. La connaissance est une faculté de l'âme, qui est immortelle. Lorsqu'elle habite un corps humain, sa connaissance est enfouie au contact du corps et temporairement oubliée mais on peut la retrouver, même en cette vie, par l'étude théorique et surtout par la spéculation philosophique, qui a pour but de libérer l'âme de la contamination du corps. Ainsi l'étude est la récupération d'une connaissance perdue. On peut donc dire de l'homme qui étudie que, tout à la fois, il sait et ne sait pas. Ainsi l'idée de l'étude contient une contradiction — c'est une unité de contraires.

Il se posait un autre problème du même ordre : comment un homme peut-il communiquer à un autre son expérience personnelle ? Vous avez votre expérience et j'ai la mienne. Votre expérience ne peut être la mienne. Si nous sommes

33. BURNET : Greek Philosophers, pp. 134-135, p. 164. 34. PLATON : Ménon, 80 c (Trad. A. Croiset, Ed. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1949).

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capables de partager nos expériences, il faut donc qu'elles ne soient pas seulement différentes l'une de l'autre mais, dans une certaine mesure, identiques. Chaque cas concret diffère de tous les autres. A 1 est A 1 et non A 2 ; A 2 est A 2 et non A 1

et ainsi de suite. Et pourtant tous sont A. Ils sont et ne sont pas la même chose. C'est là l'unité du particulier et de l'universel que Platon a reconnue bien que sous une forme idéaliste. Il croyait que les différentes maisons n'existent que dans la mesure où elles participent de l'idée de « maison », qui existe dans l'absolu, car, étant abstraite et universelle, elle est exempte de mouvement et de changement. Ainsi, à la place du monde de l'être de Parménide, opposé au monde de l'apparence qui, en réalité, n'a aucune existence, Platon suppose deux mondes, le monde des idées, qui correspond au monde de l'être de Parménide, et le monde sensible, qui diffère du monde de l'apparence de Parménide en ce qu'il n'est pas pure illusion, mais existe comme image imparfaite de l'idéal. Cette conception fausse du rapport entre la chose et l'idée, Aristote la corrige qui écrit pour contredire Platon : « Nous ne devons pas supposer que « maison » existe indépendamment de certaines maisons 3 5 . » Autrement dit l'universel n'existe pas indépendamment du particulier. Et c'est la position du matérialisme dialectique telle que Lénine l'expose : « Donc , les contraires (le particulier est le contraire du général) sont identiques : le particulier n'existe pas autrement que dans cette liaison qui conduit au général. Le général n'existe que dans le particulier, par le particulier. Tout particulier est (de façon ou d'autre) général. Tout général est (une parcelle ou un côté ou une essence) du particulier. Tout général n'englobe qu'approximativement tous les objets particuliers. Tout particulier entre incomplètement dans le général, etc. Tout particulier est relié par des milliers de passages à des particuliers d'un autre genre (choses, phénomènes, processus), etc. Il y a déjà ici des éléments, des embryons du concept de nécessité, de liaison objective de la nature, etc. Le contingent et le nécessaire, le phénomène et l'essence sont déjà ici, car en disant : Jean est un homme, Médor est un chien, ceci est une feuille d'arbre, etc., nous rejetons une série de caractères comme contingents, nous séparons l'essentiel de l'apparent et nous opposons l'un à l'autre 3 6 . »

Dans quelle mesure Platon avait approché cette compréhension

3 5 . ARISTOTE : La Métaphysique, livre 3 , chapitre 4 , 8 - 9 . 3 6 . LÉNINE : « Sur la question de la dialectique » in Cahiers Philosophiques, Œuvres complètes, t. 3 8 , p. 3 4 5 .

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de l'unité des contraires représentés par le général et le particulier, on en jugera d'après le passage suivant : « Diviser ainsi par genres et ne point prendre pour autre une forme qui est la même ni, pour la même, une forme qui est autre, n'est-ce point là, dirons-nous, l'ouvrage de la science dialectique ? — Oui, nous le dirons. — Celui qui en est capable, son regard est assez pénétrant pour apercevoir une forme unique déployée en tous sens à travers une pluralité de formes dont chacune demeure distincte; une pluralité de formes, mutuellement différentes, qu'une forme unique enveloppe extérieurement... 3 7 . » Taylor commente ainsi ce passage : « Pour la première fois dans la littérature, la logique est ici envisagée comme une science autonome ayant pour tâche de reconnaître les principes supérieurs de propositions affirmatives et négatives (combinaisons et « séparations ») 3 8 . » C'est une question non tranchée et qu'il n'est pas utile d'aborder ici, que celle de savoir si l'invention de la logique formelle doit être portée au crédit de Platon ou à celui de son élève Aristote 3 9 . Ce qui nous intéresse ici pour l'instant c'est de constater qu'il s'agit d'une nouveauté. Ainsi, la nature dialectique de l'être, qu'Heraclite avait reconnue pour le monde matériel, que Parménide avait ensuite niée, Platon la réaffirme mais uniquement dans le domaine des idées. Son œuvre pourtant marque un progrès. En effet, si Heraclite ne pouvait exprimer son sens de la dialectique que sous la forme semi-mystique du logos, la méthode dialectique de Platon procède systématiquement par analyse et synthèse. Ce n'est donc pas par hasard que le terme de « dialectique » fut inventé pour l'étude des idées où se reflète le monde matériel plutôt que pour l'étude du monde matériel lui-même. Demandons-nous une fois encore comment ce progrès fut acquis, Et, fidèle à notre principe directeur selon lequel les idées des hommes sont déterminées par les rapports de production, nous allons chercher la réponse dans le développement ultérieur de ces rapports, dont nous avons déjà constaté le rôle décisif pour l'histoire de la philosophie. Le feu dans le système d'Heraclite sert d'équivalent universel. Mais quel est le rapport entre cet universel et ses manifestations particu-

3 7 . PLATON : Le Sophiste, 2 5 3 d (Trad. A . Diès, Les Belles Lettres). 3 8 . TAYLOR A . E . : Plato, the Man and his Work, 2 * édition, Londres, 1 9 2 7 , p. 3 8 7 . 3 9 . CORNFORD : Plato's Theory of knowledge, Londres, 1 9 3 5 , p. 2 6 4 .

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Hères et quels sont les rapports entre ces particuliers eux-m ê m e s ? A ces questions, Heraclite ne peut fournir qu'une réponse générale, à savoir qu'ils se transforment les uns dans les autres « comme des marchandises s'échangent contre de l'or et l'or contre des marchandises ». La réponse de Platon est beaucoup plus subtile et, si nous voulons la comprendre d'un point de vue historique, nous devons une fois de plus revenir à l'analyse de la marchandise par Karl Marx : « Considérons la chose de plus près : pour chaque possesseur de marchandises, toute marchandise étrangère est un équivalent particulier de la sienne; sa marchandise est par conséquent l'équivalent général de toutes les autres. Mais comme tous les échangistes se trouvent dans le même cas, aucune marchandise n'est équivalent général, et la valeur relative des marchandises ne possède aucune forme générale, sous laquelle elles puissent être comparées comme quantités de valeur. En un mot, elles ne jouent pas les unes vis-à-vis des autres le rôle de marchandises mais celui de simples produits ou de valeurs d'usage.

« Dans leur embarras, nos échangistes pensent comme Faust : au commencement était l'action. Aussi ont-ils déjà agi avant d'avoir pensé, et leur instinct naturel ne fait que confirmer les lois provenant de la nature des marchandises. Ils ne peuvent comparer leurs articles comme valeurs et, par conséquent, comme marchandises qu'en les comparant à une autre marchandise quelconque qui se pose devant eux comme équivalent général. C'est ce que l'analyse précédente a déjà démontré. Mais cet équivalent général ne peut être le résultat que d'une action sociale. U n e marchandise spéciale est donc mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette marchandise devient ainsi la forme équivalente socialement valide. Le rôle d'équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue, et elle devient argent 40. »

La puissance d'abstraction que manifestent la théorie platonicienne des idées et la logique d'Aristote est le produit intellectuel des rapports sociaux créés par le processus abstrait de l'échange des marchandises. En disant que les règles de la logique sont socialement déterminées, nous ne mettons nullement en doute leur vérité objective, bien au contraire. Car'la vérité est un produit social.

40 . MARX : Le Capital, Editions sociales, livre 1, t. 1, p. 97.

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4 . La bataille des dieux et des géants.

La question fondamentale de la philosophie, pour Engels, « est celle du rapport de la pensée à l'être ». « Selon qu'ils réponi daient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l'esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût, — et cette création est souvent chez les philosophes, par exemple chez Hegel, beaucoup plus compliquée et plus impossible encore que dans le christianisme — ceux-là formaient le camp de l'idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l'élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme 41. »

Les Ioniens et les atomistes sont matérialistes, la position de Pythagore et de Parménide sert de transition vers l'idéalisme. Les Pythagoriciens enseignent que la matière se compose de nombres. Les Eléates nient qu'elle soit perçue par les sens. Le premier à affirmer la primauté de l'esprit sur la matière, c'est Platon, le créateur de l'idéalisme philosophique.

L'idéalisme n'a rien à voir avec la science. C'est un produit de « l'idéologie » au sens particulier de ce terme que Marx emploie pour désigner la mystification métaphysique de la réalité qui se renouvelle constamment dans la pensée d'une société de classe. L'étude qu'il a consacrée à cette question et qui intéresse directement la théorie platonicienne des Idées, mérite d'être lue en entier. N o u s nous contenterons ici de donner un résumé schématique de son raisonnement.

L'idéologie commence par ôter aux êtres et aux choses la réalité qui leur appartient et elle l'attribue à des abstractions. Puis, à partir de ces abstractions, elle entreprend de reconstruire le monde, tirant des abstractions l'être concret et la réalité. Prenons l'idée de fruit. Si nous réduisons les divers fruits, pommes, poires, pêches, etc., au concept de fruit, et si nous considérons que ce concept, existant indépendamment d'eux, constitue leur essence, nous avons fait de ce concept la « substance » des fruits. Par conséquent, nous pouvons

41. ENGELS : « Ludwig Feuerbach », in Etudes philosophiques, Editions sociales, 1968, pp. 25-26.

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considérer les pommes et les poires comme de simples modes d'existence de cette substance. D o n c l'essence de la pomme ou de la poire ne réside pas dans son être concret mais dans l'abstraction ou le concept que nous avons mis à sa place. Les fruits réels, particuliers, ne sont que des apparences de fruit. Leur essence est la substance, le fruit considéré en lui-même. Si le fruit, qui n'existe réellement que comme substance, se manifeste sous différentes formes — ce qui contredit l'unité de la substance — la raison en est que le fruit considéré comme concept n'est pas une idée abstraite mais une entité vivante, dont les différentes variétés de fruits ne sont que des manifestations différentes. Des fruits réels, pommes ou poires, ne sont que les différents degrés de développement du concept de fruit. Après avoir ainsi réduit des objets réels à une substance, nous les recréons en les considérant comme des incarnations de cette substance. L'idée de la chose est devenue sa réalité, et la chose elle-même est devenue une idée 42.

Platon a élaboré sa théorie des Idées dans l'intention consciente de s'opposer au matérialisme. Dans Le Sophiste il écrit : « Au fait, cette querelle à propos de la réalité est une espèce de Bataille entre les Dieux et les Géants. L'un des camps tire toutes choses vers la terre, mettant à proprement parler la main sur les rochers et les arbres, soutenant que seul ce qu'on peut sentir et toucher est réel, identifiant la réalité au corps, et si d'aventure quelqu'un affirme la réalité d'une chose sans corps, ils le traitent avec mépris et ne veulent pas en entendre plus. « — Je sais, ce sont des malins. J'en ai beaucoup connu.

« — Aussi leurs adversaires, se tenant sur les hauteurs de l'invisible, défendent leur position avec une grande habileté, affirmant de toutes leurs forces que la véritable existence consiste en certaines formes intelligibles et incorporelles, disant de la vérité prétendue des autres qu'elle n'est qu'un simple devenir fluent, et non pas une réalité, mettant en pièces les prétendus corps dont parlent les autres. Sur cette question, il se livre toujours une terrible bataille 43. » Les Géants sont les matérialistes. Les Dieux, bien sûr, ce sont les idéalistes, Platon compris. Dans Les Lois il montre que cette controverse n'a pas pour lui qu'un simple intérêt théorique :

« — Ils disent que la terre, l'air, le feu et l'eau doivent tous

42. MARX : La Sainte Famille, Editions sociales, Paris, 1972, pp. 73 à 77. 43. PLATON : Le Sophiste, v. 246 a-c.

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leur existence à la nature et au hasard, aucunement à l'art, et que grâce à ces substances complètement inanimées sont nés les corps secondaires : la terre, le soleil, la lune et les étoiles. Mis en mouvement par leurs propriétés respectives et leurs affinités mutuelles, par exemple le chaud et le froid, l'humide et le sec, le dur et le mou et toutes les autres combinaisons que peut former le hasard par le jeu des mélanges de contraires — c'est de cette manière que fut créé le ciel et tout ce qu'il contient, ainsi que toutes les plantes et tous les animaux, et les saisons ont elles aussi la même origine — tout cela sans l'intervention d'un esprit, de Dieu ou de l'art mais, comme je l'ai dit, par la nature et le hasard. L'art naquit après, c'est un produit, et mortel par ses origines, il engendre certains jouets qui ne participent pas vraiment de la vérité mais consistent en une suite d'images comme celles que créent la peinture, la musique et les arts auxiliaires, tandis que les arts qui ont un objet sérieux, coopèrent activement avec la nature, comme c'est le cas pour la médecine, l'agriculture et la gymnastique. Comme c'est aussi le cas dans une certaine mesure pour la politique, mais elle relève essentiellement de l'art. D e même la législation relève entièrement de l'art et non de la nature et ses principes n'ont pas de vérité.

« — Que veux-tu dire ?

« — Les Dieux, mon ami, d'après ces gens-là, tiennent leur existence non de la nature mais de l'art, ils sont un produit des lois qui varient selon les lieux, suivant les conventions adoptées par les législateurs. La bonté naturelle n'est pas la même chose que ce qui est bon selon la loi. La justice naturelle n'existe pas. Ils sont constamment en train de discuter de la justice et d'y apporter des changements. Et puisqu'elle relève de l'art et de la loi, non de la nature, tous les changements qu'ils y apportent de temps à autres sont valables sur le moment. Voilà ce que nos jeunes gens entendent de la bouche de poètes professionnels ou de certaines autres personnes qui prétendent que la force est le droit. La conséquence c'est que ces jeunes tombent dans l'impiété, convaincus que les dieux ne sont pas ce que la loi prétend les leur faire concevoir, et qu'ils tombent dans la sédition, puisqu'on les encourage à vivre selon la nature, c'est-à-dire à dominer les autres au lieu de se soumettre à eux comme la loi le demande.

« — Quel effrayant récit et quelle atteinte à la morale publique et privée de notre jeunesse 4 4 ! »

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44. PLATON : Les Lois, v. 889 b-890 b.

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Et que propose Platon pour arracher la jeunesse à ce matérialisme impie ? U n e éducation fondée sur le mensonge. Dans le même dialogue, après avoir démontré de façon satisfaisante à ses yeux, qu'une vie injuste — c'est-à-dire une vie qui ne se plie pas à son système de loi — est en fait moins agréable qu'une vie juste, il s'efforce de lever les doutes qui pourraient subsister dans l'esprit du lecteur quant à l'efficacité de cette conclusion :

« Et même si cela n'était pas vrai contrairement à ce que notre raisonnement a démontré, est-ce qu'un législateur tant soit peu digne de ce n o m et prêt à dire à la jeunesse un mensonge utile pourrait inventer mensonge plus profitable et plus à même de la convaincre qu'elle doit accomplir librement ce qui est juste ?

« — La vérité est un bien durable. Pourtant il n'est pas facile de la faire accepter.

« — Mais fut-il difficile de faire accepter le mythe de Cadmos et des centaines d'autres tout aussi incroyables ?

« — D e quels mythes veux-tu parler ?

« — D e l'histoire des dents du dragon et de l'apparition des guerriers. Quel exemple instructif pour le législateur et qui témoigne du pouvoir qu'il a de gagner le cœur de la jeunesse ! Cela montre qu'il lui suffit de découvrir la croyance la plus utile à l'Etat et d'utiliser ensuite toutes les ressources à sa disposition pour que tout au long de leur vie les gens ne cessent d'exprimer une seule et même opinion dans les discours, les légendes et les chants 45. »

Eliminer l'apport de la philosophie ionienne de la nature, revenir à la mythologie, voilà le remède que Platon finalement propose contre les maux de la cité à son déclin. On ne s'étonnera donc pas qu'il admire la culture pétrifiée des Egyptiens qui perpétue la mentalité de l'âge de bronze.

« — Quelles sont les dispositions légales à ce sujet en Egypte ?

« — Elles sont tout à fait remarquables. On y reconnaît depuis longtemps le principe dont nous discutons à savoir que la jeunesse doit être habituée à l'usage de belles figures et de belles mélodies. Ils en ont fixé les normes et les temples en fournissent les modèles et aucun artiste dans aucun art n'est autorisé à innover ou à remplacer par de nouvelles les

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45. PLATON : Les Lois, v. 663 b-664 a.

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formes traditionnelles. Vous constaterez que les œuvres d'art qu'on y produit aujourd'hui ont le même style, ni plus beau ni plus laid, que celles d'il y a dix mille ans et je n'exagère pas en disant dix mille ans.

« — C'est extraordinaire.

« — Je dirais plutôt que c'est extrêmement politique. Sans doute trouverais-tu aussi là-bas des points faibles mais ce que j'ai dit de la musique est vrai et très important car cela montre qu'il est parfaitement possible pour un législateur d'imposer en toute confiance des mélodies fondées sur la vérité naturelle. Il est vrai que ce ne peut être l'œuvre que d'un dieu ou d'un être divin. Les Egyptiens disent que les antiques chants religieux qu'ils ont conservés furent composés pour eux par Isis. Ainsi, je le répète, pour peu qu'on trouve les mélodies qui conviennent, il n'est pas difficile d e leur donner force de loi, car le goût de la nouveauté n'est pas assez fort pour corrompre la musique officiellement consacrée. D u moins n'a-t-elle pas été corrompue en Egypte.

« — Oui, cet exemple semble apporter la preuve de ce q u e tu dis 46. »

Ceux qui dénoncent l'immoralité du communisme feraient bien de méditer ces propos tenus par le père de l'idéalisme philosophique.

Certains érudits ont cherché à ce programme éducatif des circonstances atténuantes et ont fait valoir que le Platon qui écrit Les Lois est un vieillard déçu et plein d'amertume. Ce qui est parfaitement exact mais il ne faut pas oublier q u e cette désillusion provient de son incapacité à mettre en application les idées semblables qu'il avait déjà développées dans La République. Il n'est pas inutile ici de dire quelques mots du « noble mensonge » de La République afin de réfuter une tentative récente de le justifier selon le principe Plato veritate amicior.

Ayant divisé la classe dirigeante de son Etat idéal en deux groupes, les Chefs qui détiennent l'autorité du gouvernement et les Auxiliaires qui ont pour devoir de veiller à l'application des décisions des premiers, Platon poursuit :

« — Eh bien, dis-je, comment pourrions-nous mettre au point un de ces mensonges commodes dont nous venons de parler, un noble mensonge, dont nous puissions persuader toute la.

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46. PLATON : Les Lois, v. 656 d-657 b.

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communauté et si possible les Chefs eux-mêmes ?

« — D e quoi s'agit-il ? « — D e rien de neuf, d'une de ces histoires phéniciennes traitant de ce qui s'est déjà passé en de nombreux points du monde, s'il faut en croire les poètes, et d'ailleurs on les croit; mais cela n'est jamais arrivé de nos jours et il serait difficile de faire croire que cela puisse se produire.

« — Tu parais hésiter.

« — Oui, et à juste titre, comme tu le comprendras quand je te l'aurai dit. « — Dis-moi, n'aie pas peur. « — C'est ce que je vais faire bien que je ne sache où trouver la hardiesse et les mots. Je m'efforcerai de persuader tout d'abord les Chefs et les soldats, puis tout le reste de la communauté, de ce que toute l'éducation et l'instruction qu'ils ont reçues de nous n'étaient qu'un songe, qu'en réalité ils se trouvaient pendant toute cette période sous la terre, qu'ils y étaient formés et soignés, que leurs armes et le reste de leur équipement y étaient fabriqués, jusqu'à ce qu'enfin leur mère, la terre, les laisse tous sortir à la lumière du jour; et donc qu'ils doivent considérer leurs pays et le défendre comme leur mère et leur nourrice, et traiter leurs concitoyens comme des frères nés eux aussi de la terre.

« — Je comprends ta gêne à exposer ton mensonge.

« — C'est vrai, mais attends la fin de mon histoire. Vous êtes tous frères, leur dirons-nous, mais lorsque Dieu formait ceux d'entre vous qui sont aptes au commandement, il a mêlé chez certains de l'or; ils ont donc le plus de valeur. Il a mêlé de l'argent dans la composition des Auxiliaires, du fer et du bronze dans celle des paysans et des artisans. Comme vous sortez tous de la même souche vos enfants pour la plupart ressembleront à leurs parents, mais de temps à autre il se peut que de l'or naisse un enfant d'argent, ou de l'argent un enfant d'or et ainsi de suite. Aussi la première des tâches fixées par Dieu aux Chefs, entre toutes leurs responsabilités de Gardiens, c'est de surveiller avec le plus grand soin le mélange des métaux dans l'âme des enfants, afin que si l'un de leurs enfants naît avec un alliage de fer ou de bronze, ils ne cèdent pas à la pitié et le relèguent parmi les paysans ou les artisans, lui assignant ainsi un rang en rapport avec sa nature. Inversement, si l'un de ces paysans ou artisans venait à engender un enfant qui contienne de l'or ou de l'argent, il faut qu'ils en fassent un Gardien ou un Auxiliaire, selon

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sa valeur. Ils croient en effet qu'il leur a été prédit que si la cité tombait aux mains d'un gardien de bronze ou de fer, elle serait perdue. Tel est le conte. Peux-tu suggérer quelque moyen de l'accréditer ?

« — Aucun pour la première génération, mais peut-être est-ce possible pour ses fils, ses descendants et finalement pour toute sa postérité.

« — Cela contribuerait déjà à les rendre dévoués les uns aux autres et envers toute la communauté. Je pense comprendre ce que tu veux dire 47. »

La seule différence importante entre ce passage et celui précédemment cité c'est que si dans Les Lois il approuve l'usage du mensonge sans aucun scrupule apparent, il fait encore ici montre d'une certaine hésitation. Le début de ce passage est traduit par Cornford de la façon suivante : « Or, lui dis-je, pouvons-nous découvrir quelque chose dans le genre de ces fictions utiles dont nous parlions, une de ces envolées hardies de l'imagination, que nous puissions faire accepter à toute la communauté, et si possible aux Chefs eux-mêmes 48. »

Il essaye de justifier cette interprétation en note : « La formule gennaion ti hen pseudomenous est généralement rendue par « noble mensonge », expression contradictoire qui ne s'applique pas plus à l'innocente allégorie de Platon qu'à la parabole du Nouveau Testament ou au Voyage du pèlerin 49, et qui risque de suggérer qu'il se ferait le défenseur des mensonges, en général déshonorants, qui portent de nos jours le nom de propagande 50. »

Il est regrettable qu'un érudit de cette compétence se soit prêté à cette altération de la langue grecque. Le mot gennaios signifie : 1° bien né, de haute naissance, noble; 2° honnête, authentique; 3° de bonne qualité, de valeur; 4° sans réserve, intense, véhément. Rien n'atteste qu'il puisse signifier « dans une proportion généreuse », comme il le soutient, et la formule mazas gennaias, qu'il tire d'un autre passage de La République pour étayer son interprétation, signifie probablement quelque chose comme l'expression anglaise plain bread and butter (de simples tartines beurrées), maza étant l'aliment traditionnel du repas frugal, comme je l'ai montré dans mon commen-

47. PLATON : La République, v. 414 b-415 d. 48. CORNFORD : The Republic of Plato, Oxford, 1941, p. 103. 49. Ouvrage célèbre de John Bunyan (1628-1688). (N.d.T.) 50. CORNFORD : ouv. cité, p. 103.

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taire de l'Orestie 5 1 . A coup sûr l'expression est contradictoire, mais des expressions de ce type sont connues de tout helléniste sous le nom d'oxymoron (p. 143, n° 14) et l'exemple en question n'est qu'une variante de l'expression proverbiale kalon pseudos, c'est-à-dire un mensonge qui apporte un avantage immédiat mais n'en est pas moins inutile, car il ne peut durer 5 2 . Ce que veut Platon, c'est un mensonge qui soit à la fois utile et durable. Cornford n'apporte aucun argument qui montre que pseudos puisse signifier « allégorie » ou même autre chose que « mensonge ». D e toutes façons cette fable ne peut être considérée comme une allégorie. Il est de l'essence même de l'allégorie de ne pas exiger qu'on croit à sa réalité; ce n'est que l'illustration symbolique d'une vérité qu'on avance. Mais Platon admet que cela demandera plusieurs générations avant qu'on puisse faire accepter par le peuple ce pseudos, ce qui montre qu'il veut que le peuple l'accepte non comme une allégorie mais comme un fait réel. Il reconnaît lui-même que ce n'est pas un fait réel. Il s'agit donc d'un mensonge qui n'est noble que pour ceux qui partagent les préjugés de classe de son auteur.

Dans un chapitre précédent, après avoir cité la thèse de Cornford selon laquelle les philosophes d'Ionie « firent de la formation du monde un événement non plus surnaturel mais naturel » et que « c'est devenu le postulat universel de la science moderne », nous avons remarqué l'impossibilité pour Cornford d'expliquer pourquoi certains de leurs successeurs, dont Platon, rejetèrent ce postulat pour revenir au surnaturel. La raison, maintenant, en est claire. En tant que membre de l'ancienne noblesse toujours hostile à la démocratie, Platon, n'envisageait pas d'autre solution aux problèmes de la société que de revenir sur tout ce qu'avait créé la classe des marchands et de rétablir la domination de l'aristocratie foncière. En d'autres termes, il voulait restaurer le passé de façon à ce qu'il reste désormais comme il était et ne subisse plus aucun changement. Toute sa philosophie s'inspire de cette haine du changement et il n'est donc pas surprenant qu'il éprouve pareille admiration pour les prêtres égyptiens qui avaient si bien réussi à juguler tout progrès culturel pour leur peuple. Platon et ses amis oligarques auraient voulu faire de même à Athènes. Ainsi que l'écrit Caudwell : « Cette culture prend la défense du passé qui vit leur force.

5 1 . THOMSON : Aeschylus : Orestia, t. 2 , pp. 1 0 9 - 1 1 0 . 5 2 . ESCHYLE : Agamemnon, v. 6 2 5 - 6 2 6 , v. 6 2 0 - 6 2 1 . SOPHOCLE : fragment 5 9 . THÉOGNIS : v. 6 0 7 - 6 0 9 . THOMSON : ouv. cité, t. 2 , pp. 7 3 - 7 4 .

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Ce passé idéal ne ressemble pas beaucoup au passé réel car il est soigneusement conçu de façon à ne pas engendrer le présent, comme l'avait fait le passé réel. Chez Platon ce passé est idéalisé dans sa République, que dirigent des aristocrates et qui pratique un communisme primitif par quoi Platon espère saper le commerce qui a conduit la classe rivale au pouvoir 53. »

Etant entendu que par sa théorie des Idées Platon apporte une contribution importante à l'épistémologie, et que tous ses écrits (à l'exception des Lois) témoignent d'une grande maîtrise littéraire, sa philosophie est l'expression du point de vue réactionnaire d'une oligarchie égoïste qui s'accroche aveuglément à ses privilèges à une époque où sa base sociale et économique s'effondre. C'est une philosophie qui repose sur la négation du mouvement, du changement, donc de la vie.

5. La fin de la philosophie de la nature.

Au cours du v* siècle, immédiatement à l'ouest du Strymon, grandit un royaume qui par certains côtés ressemble aux premières monarchies militaires telles qu'on les trouve décrites dans les poèmes homériques. Le peuple dominant est formé par les Macédoniens, très proches des Grecs; ayant consolidé leur pouvoir sur leurs voisins, les tribus de Thrace et d'Illyrie, ils étendent leur domination sur toute la côté du Nord de la Mer Egée et commencent à envahir la Grèce. En 360, Philippe devient leur roi. Trente ans plus tard, son fils, Alexandre le Grand, s'est rendu maître de la Grèce, de l'Anatolie et de la Mésopotamie. L'empire perse s'ouvre à lui. En 323 une fièvre l'emporte à l'âge de 33 ans, lorsqu'il a élargi son empire jusqu'à la Haute-Egypte du Sud, jusqu'à la vallée de l'Indus à l'Est.

En Grèce, les Macédoniens rencontrent l'opposition des groupes dirigeants de chaque cité, qui ont personnellement intérêt au maintien de l'autonomie de ces Etats minuscules. Les Macédoniens l'emportèrent parce que leur politique d'expansion offrait en Grèce à la classe des propriétaires terriens prêteurs d'argent le seul moyen d'assurer leur richesse et leur pouvoir

53. CAUDWELL : Illusion and Reality, Londres, 1 9 4 7 , p. 4 7 , 2 " éd.

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contre les attaques des hommes libres pauvres qui, frappés par un chômage généralisé, « formaient autant d'aventuriers armés, n'appartenant à aucune cité, louant leurs services au premier Etat qui avait besoin de guerriers et constituaient pour la société une menace constante 54 ». L'acuité du problème et l'urgence d'une solution, Isocrate (436-338) les a bien vues, qui naquit huit ans avant Platon et mourut seize ans seulement avant Aristote. C'était un médiocre penseur et un orateur ennuyeux mais il avait plus qu'aucun des deux philosophes conscience de ses intérêts de classe : « C'est la seule guerre préférable à la paix car elle ressemble plus à un pèlerinage qu'à une campagne et bénéficie aux partisans de la guerre comme à ceux de la paix, permettant aux premiers de faire fortune au loin et assurant aux seconds la jouissance de ce qu'ils possèdent 55. »

Les conquêtes militaires d'Alexandre le Grand furent suivies, dans le domaine de la technique de la production, des progrès les plus rapides et les plus décisifs que le monde ait connus depuis les débuts de l'âge de bronze. D e nouvelles cités surgissent partout au Moyen-Orient, tous les territoires de l'ancien Empire perse étant ouverts désormais à la circulation marchande. Ce mouvement d'expansion économique n'était pas fondamentalement différent de celui qui avait eu pour centre l'Egée, au v n e siècle, mais ses proportions étaient plus vastes. Et parce qu'il englobait l'Egypte et la Mésopotamie, ces antiques foyers de civilisation se trouvaient pour la première fois réunis à la Grèce sur le plan politique et culturel. Cette unification donne la civilisation qu'on appelle hellénistique et dans laquelle, bien qu'elle englobe de nombreux peuples différents qui continuent à employer leur langue propre, la langue grecque est reconnue comme langue internationale dans le domaine de l'administration, du commerce et de la culture. C'est dans cette période que la science rompt avec la philosophie de la nature et s'émancipe.

Elève de Platon et maître d'Alexandre, la personnalité géante d'Aristote domine cette période de transition. Il est le dernier des grands philosophes, Epicure mis à part, et il est le premier des grands savants. Ses études philosophiques montrent qu'il se libère progressivement mais incomplètement de l'idéalisme de Platon. Le mérite qui fait sa grandeur, son maître l'eût méprisé. Il organise et mène à bien des recherches systématiques en biologie, zoologie, botanique, histoire

54. BURY : ouv. cité, p. 714. 55. ISOCRATE : Panégyrique, § 182.

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et économie. Dans ses traités de zoologie, il décrit plusieurs centaines d'espèces différentes d'animaux d'après des spécimens recherchés et disséqués par lui ou par ses collaborateurs. Son analyse du rôle de l'argent est sans équivalent dans l'Antiquité. Marx s'y réfère constamment et le considère comme « le grand penseur qui a analysé le premier la forme valeur ainsi que tant d'autres formes soit de la pensée, soit de la société, soit de la nature ».

Puisque le rôle de l'argent est essentiel pour l'histoire de la philosophie il vaut la peine de reproduire l'appréciation portée par Marx sur sa contribution en ce domaine : « Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises, que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c'est que la société grecque reposait sur le travail des esclaves, et avait pour base naturelle l'inégalité des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l'expression de la valeur, l'égalité et l'équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu'ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l'idée de l'égalité humaine a déjà acquis la ténacité d'un préjugé populaire. Mais cela n'a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits de travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport social dominant. Ce qui montre le génie d'Aristote, c'est qu'il a découvert dans l'expression de la valeur des marchandises un rapport d'égalité 56. »

Aristote a fondé une école, le Lycée, d'où sont sortis, dans les deux siècles qui suivent sa mort, plusieurs savants qui supportent la comparaison avec lui et des recherches très vastes qui portent, en plus des disciplines mentionnées, sur la mécanique, les mathématiques, l'astronomie, la musique et la grammaire. On peut tenir ces hommes pour les pionniers des sciences expérimentales. U n seul nous intéresse ici, Théo-phraste de Lesbos qui succède à Aristote à la tête du Lycée. Il attaque les postulats de base des philosophes de la nature, qu'ils soient idéalistes ou matérialistes. Contre les idéalistes, il réaffirme cette vérité que le mouvement est une propriété de la matière. Contre les matérialistes, il montre que la théorie des quatre éléments telle qu'ils l'ont employée ne peut pas être valable. Il y parvient en soutenant que le feu n'est pas du tout une substance, comme l'air, la terre ou l'eau, mais

56. MARX : Le Capital, Editions sociales, 1. 1, t. 1, p. 73.

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« une forme de mouvement » : « Les autres éléments ont une existence indépendante, ils n'ont pas besoin d'un substrat. Le feu en a besoin, du moins le feu qui est accessible à nos sens... La flamme est une fumée qui brûle. U n morceau de charbon est un solide qui appartient à la terre. Que le feu soit dans le ciel ou sur la terre ne fait aucune différence. Dans le premier cas le feu brûle de l'air. Dans le second cas ce sont soit les trois autres éléments qui brûlent, soit deux seulement. D'une manière générale le feu vient toujours à l'existence. C'est une forme du mouvement. Il périt au moment où il vient à l'existence. Lorsqu'il abandonne son substrat, il meurt. C'est ce que voulaient dire les anciens qui affirmaient que le feu est toujours à la recherche d'aliments. Ils comprenaient qu'il ne peut subsister de lui-même sans matériau. Pourquoi donc faire du feu un principe premier s'il ne peut subsister sans matériau ? Car nous avons vu qu'il n'est pas une chose simple et qu'il ne peut exister avant son substrat ou matériau. L'on pourrait bien sûr affirmer qu'il existe dans l'espace très éloigné une sorte de feu qui soit chaleur pure et sans mélange. S'il en était ainsi, il ne pourrait brûler, or il est de la nature du feu de brûler 5 7 . »

Cette conclusion et d'autres semblables et tout aussi fondées n'empêchèrent naturellement pas les philosophes de poursuivre leurs débats. Mais pour ce qui est de la découverte de la vérité, leur rôle était terminé. Ils se préoccupèrent de plus en plus de l'éthique, entendant par là la connaissance nécessaire à un homme de loisir, dont les besoins matériels sont assurés par des esclaves, pour mener une vie tranquille vouée aux spéculations intellectuelles, indifférente à toute autre souffrance que celle de ses amis personnels. Même chez Epicure, l'étude de la nature n'est qu'un moyen pour atteindre cette f in : « Si nous n'étions pas inquiétés par les appréhensions que suscitent les phénomènes célestes, par la peur que la mort finalement ait une importance pour nous après tout, par la méconnaissance des limites de la douleur ou des désirs, il nous serait inutile d'étudier la nature... A condition que soit assuré un certain degré de sécurité face aux autres hommes, nous pouvons, si nous avons la force de nous soutenir et la richesse sous sa forme véritable, jouir de la sécurité d'une vie calme à l'écart de la multitude 5 8 . » Tandis que les Epicuriens étudient la nature pour se débar-

57. THÉOPHRASTE : Du feu (d'après la traduction anglaise de Benjamin Farrington, Greek Science), t. 2, pp. 25-26. 5 8 . DIOGÈNE LAËRCE : livre 10, §§ 142-143.

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rasser des craintes que leur causent le surnaturel, les Stoïciens l'étudient pour en découvrir la loi fondamentale et mener une vie qui s'y conforme : « Zenon de Citium le premier proposa pour fin de vivre en accord avec la nature, c'est-à-dire de vivre selon la vertu, car la nature nous mène à la vertu... Et c'est pourquoi la fin est de vivre conformément à notre nature et à celle de l'univers, une vie au cours de laquelle nous nous abstenons de toute action généralement interdite par la loi de l'univers, c'est-à-dire par la raison qui existe en toutes choses, qui est la même chose que Zeus, qui est le suprême administrateur du monde. En cela résident la vertu de l'homme heureux et le cours paisible de sa vie, lorsque toutes ses actions tendent à mettre l'esprit qui l'habite en harmonie avec la volonté du seigneur et gouverneur de toutes choses 59, »

Qu'ils soient idéalistes ou matérialistes, ces philosophes ont en commun leur détachement hautain vis-à-vis du procès de la production. Deux siècles après l'arrivée d'Alexandre aux rives de l'Indus, l'élan qu'ont communiqué ses conquêtes au monde est pratiquement épuisé et, sous la domination de Rome, les Etats esclavagistes de la Méditerranée et du Moyen-Orient entrent dans la dernière période de leur déclin. Les causes qui ont entraîné l'effondrement de la civilisation hellénistique, Walbank les résume bien : « Une fois que l'esclavage s'est étendu de la maison à la mine et à l'atelier, il semble interdire le développement d'une technique industrielle avancée. Car le genre d'esclaves employés dans la grande production, comme l'agriculture ou les mines, n'est pas capable d'utiliser un mécanisme compliqué ou des méthodes avancées d'exploitation naturelle, et encore moins de les améliorer. Aussi l'esclavage s'oppose-t-il au progrès de l'énergie mécanique. Il apporte en même temps peu d'avantages pour ce qui est de la concentration de l'industrie, et offre donc peu de résistance à la tendance de la production à fuir à la périphérie de la zone économique. En outre, quand on peut choisir d'employer des esclaves, le producteur n'est pas poussé à économiser la force de travail. Enfin, lorsque les deux classes entrent en concurrence, comme il arrive souvent dans la période hellénistique, la position du travailleur libre pauvre se trouve automatiquement affaiblie 60. »

59. DIOGÈNE LAËRCE : livre 7, §§ 87-88. 60. WALBANK : « The Causes of Greek Decline » in Journal of Hellenic Studies, t. 64, p. 16.

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Les profits tirés de l'exploitation du travail servile n'étaient pas, pour l'essentiel, réinvestis dans la production, car la base esclavagiste empêchait l'expansion du mode de production. Les profits étaient tout simplement dépensés. La classe dirigeante jouit alors d'un luxe honteux et extravagant dont les philosophes se détournent poliment sans 'protester. Ils ne pouvaient offrir à la masse du peuple rien de plus que ce qu'offrait la religion officielle, de laquelle d'ailleurs ils se rapprochèrent de plus en plus, sans excepter les marionnettes éculées et les mythes rebattus de l'Olympe.

L'espoir se trouvait alors, comme toujours, chez les gens du peuple qui, grâce à leur situation de travailleurs manuels, conservaient une richesse précieuse de la société primitive, que leurs maîtres dans leur raffinement avaient perdue : la capacité de saisir la réalité « comme activité humaine sensible, comme pratique » et, parallèlement, un sens instinctif de la dialectique qu'ils tiraient de leur propre expérience de la lutte de classe :

€ Mon âme magnifie le Seigneur, Et mon esprit tressaille de joie en Dieu, mon Sauveur, Car il a abaissé son regard sur son humble servante. Désormais toutes les générations me diront bienheureuse Parce que le Tout-Puissant m'a fait de grandes choses : Son nom est saint Et sa miséricorde s'étend d'âge en âge Sur ceux qui le craignent. Il a déployé la force de son bras; II a dispersé les hommes au cœur superbe; Il a précipité les puissants de leurs trônes, Et il a élevé les humbles; Il a comblé de biens les affamés, Et renvoyé les riches les mains vides. Il a secouru Israël son serviteur, Se souvenant de sa miséricorde Envers Abraham et sa descendance à perpétuité, Comme il l'avait dit à nos pères 61. »

Le christianisme n'était à ses débuts qu'une croyance parmi bien d'autres, et dans la forme sous laquelle nous la connaissons, c'est le produit complexe de plusieurs cultes différents, originaires d'Egypte, de Syrie et de Mésopotamie. En Palestine où il est né, il est une manifestation du mouvement national juif qui, nous l'avons expliqué plus haut, est un phénomène

61. Bible, « Evangile selon Saint Luc », verset 1, lignes 46 à 55.

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unique dans l'Antiquité et dont l'activité se trouve relancée et stimulée au contact des idées politiques grecques. Produit commun du judaïsme et de l'hellénisme, les deux civilisations les plus originales du monde méditerranéen, opposées l'une à l'autre sur plusieurs points et par là même complémentaires, le christianisme est ainsi le véritable aboutissement idéologique de toute l'évolution de la civilisation antique. Quand plus tard la classe dirigeante le reprend à son compte, le christianisme reçoit, principalement de la philosophie et de la rhétorique grecques, plusieurs idées qui, à l'origine, lui étaient étrangères. Mais la dialectique originelle ne pouvait être éliminée et elle survit jusqu'à ce jour pieusement préservée par la liturgie, tournant en dérision les philosophes qui se montrent incapables de saisir une vérité aussi simple et aussi évidente que celle de l'unité des contraires.

« Salut, Dieu infini qui marques la limite; Salut, porte des divins mystères !

Salut rumeur indécise des infidèles; salut gloire assurée des fidèles !

Salut chariot sacré de celui qui conduit les chérubins, salut palais magnifique de celui qui monte les séraphins,

Salut à toi qui as joint les contraires, salut à toi qui as uni la chasteté et la procréation,

Salut à toi en qui la faute est rachetée, salut à toi par qui s'ouvre le Paradis,

Salut chef du royaume du Christ,

Salut espérance de l'éternelle félicité,

Salut épouse vierge,

Toute la troupe des Anges fut frappée de stupéfaction devant ton grand œuvre d'incarnation, car ils virent leur Dieu inabordable être un homme abordable de tous, partageant notre vie et devant qui tous s'écriaient :

Alleluia ! N o u s voyons les orateurs bavards devenir muets comme des carpes, ô Vierge, car ils sont bien empêchés d'expliquer comment tu as eu le pouvoir de mettre au monde un enfant tout en demeurant vierge. Mais nous, frappés par ce Mystère, nous nous écrions fidèlement :

Salut réceptacle de la sagesse de Dieu, salut trésor de la providence,

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Salut à toi qui as réfuté les philosophes, salut à toi qui as rendu muets les parleurs habiles,

Salut à toi qui as confondu les disputeurs subils,

Salut à toi qui t'es joué des faux thaumaturges,

Salut à toi qui as déchiré les voiles des Athéniens, salut à toi qui as empli le filet des pêcheurs,

Salut à toi qui nous as tirés des profondeurs de notre ignorance, salut à toi par qui la connaissance a éclairé tant d'hommes,

Salut frégate de ceux qui souhaitent le salut, salut havre des voyageurs de la vie,

Salut, épouse vierge 62. »

A u moyen âge, alors qu'à la société esclavagiste avait succédé la féodalité, certains scolastiques très versés en doctrine ecclésiastique posèrent la question de savoir si la matière pouvait penser. C'est d'eux que Marx et Engels ont écrit : « Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son grand scolastique, Duns Scot, s'était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».

« Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu, autrement dit il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. »

Ainsi, sous sa forme moderne comme sous sa forme antique, le matérialisme naît du sein de notre Mère l'Eglise.

62. Tiré du Akathistos Irrmos, Cantarella, ouv. cité, t. 1, pp. 90-91.

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V l a conscience fausse

1. Théorie et pratique.

J. E. Raven, dans son livre Pythagoreans and Eleatics, porte sur la première philosophie grecque l'appréciation suivante : « Le trait le plus remarquable peut-être de la pensée des premiers philosophes grecs c'est le fait qu'ils s'appuient dans une mesure considérable sur le seul raisonnement dogmatique. Peu embarrassée par son ignorance des conditions de la connaissance scientifique, elle cherche à développer une théorie du monde matériel. L'évolution de cette théorie, qui atteint son point culminant avec Leucippe et Démocrite, offre une approximation progressive de la vérité. Or cette approximation, l'un des mérites les plus surprenants du génie grec, fut obtenue non pas tant par l'observation minutieuse des phénomènes que par le heurt continuel d'opinions également arbitraires. La pensée grecque tout au long du V e siècle ressemble ainsi à un long congrès scientifique. Et bien que nous puissions reconnaître, à la lumière de découvertes plus récentes, que les atomistes eurent le dernier mot, on ne saurait mettre en doute que la plus importante contribution au débat c'est le conflit dont nous venons de rechercher le détail et qui opposait les Pythagoriciens aux Eléates. II ne nous reste qu'à récapituler les principaux points de ce conflit et à voir comment le Pythagorisme modifié qui en sort conduit, tout en en restant fort éloigné, à la philosophie platonicienne avec laquelle il devait bientôt se fondre 1. »

1. RAVEN : ouv. cité, p. 175.

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Le premier commentaire à faire sur ces remarques consiste à se demander pourquoi, étant donné qu'à la lumière de découvertes plus récentes les atomistes eurent le dernier mot, l'on considère « que la plus importante contribution au débat » n'est pas leur œuvre mais la controverse qui prépare la théorie platonicienne des Idées. Raven développe cette conclusion à la fin de son livre en ces termes : « Par leur théorie des nombres et de l'harmonie les Pythagoriciens avaient créé une ébauche grossière d'une « science des mesures » et Platon par là est leur débiteur. Toutefois ils n'avaient pas su distinguer les deux espèces « si différentes » qui sont comprises dans le genre metretikê. Ce fut l'apport de Socrate que de tourner l'esprit des hommes vers « la mesure des choses par rapport au juste milieu, à ce qui est nécessaire et moralement juste ». Et ce fut l'apport de Platon, par sa théorie des Idées, d'avoir finalement distingué cette sorte de mesure de l'autre et d'avoir démontré qu'elle est la maîtresse dont l'autre n'est que la servante 2 . »

Raven ici tombe dans les mêmes confusions que Cornford dont il fut l'élève. On reconnaît que les matérialistes ioniens ont cherché « à développer une théorie du monde extérieur », mais ils n'avaient aucune idée « des conditions de la connaissance scientifique ». On admet que les derniers des matérialistes, par la théorie atomique, ont approché la vérité, mais eux aussi ont négligé « l'observation minutieuse des phénomènes ». Ayant ainsi disqualifié les matérialistes, nous sommes libres d'accorder la palme à la théorie platonicienne des Idées, qui ne peut être considérée comme scientifique à aucun point de vue. Elle est plutôt antiscientifique car elle est conçue pour discréditer l'observation minutieuse des phénomènes et pour nier, par là, la possibilité de la connaissance scientifique. Et c'est à cette théorie qu'après avoir rendu un hommage poli à la science, Raven nous demande d'accorder le dernier mot.

U n second point appelle un commentaire. C'est la juste formule qu'il emploie pour caractériser la philosophie grecque : « un débat scientifique prolongé ». Cette comparaison révèle à la fois ses aspects positifs et négatifs. D'une part, il n'y avait à cette époque aucun autre pays au monde où de pareils débats fussent possibles, à la seule exception de la Chine. Le trait distinctif de la première philosophie grecque, comparée à la pensée mésopotamienne ou égyptienne, c'est qu'elle n'est pas

2. RAVEN : ouv. cit., p. 187.

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dogmatique, en ce sens qu'elle n'est pas limitée par un corps de doctrine religieuse consciemment imposé et accepté. Elle est au contraire rationnelle, et se développe pour l'essentiel dans le but conscient d'éliminer le surnaturel. Par là, bien qu'elle ne constitue pas encore une connaissance scientifique, elle est une étape importante sur le chemin qui mène à la science. Mais d'autre part, parce qu'elle se fonde peu sur l'observation et pas du tout sur l'expérience, elle est dogmatique en ce sens qu'elle part de prémisses a priori considérées comme évidentes.

Par ces deux aspects, cette philosophie reflète la structure de la société telle que la détermine le développement des forces productives. C'est l'œuvre d'une classe dirigeante de marchands esclavagistes. Sans les loisirs que les travailleurs rendent possibles, les intellectuels de la classe dirigeante n'auraient pas eu le temps de se consacrer à un débat prolongé. Bien sûr, une classe jouissant de loisirs existait bien avant en Egypte et en Mésopotamie, mais c'était une classe dominée par les prêtres et formée de propriétaires fonciers occupés à lutter pour tenir sous leur contrôle les forces économiques qui devaient finalement amener la classe des marchands au pouvoir. Les Etats orientaux de l'âge de bronze étaient monarchiques et théocratiques, tandis que les nouvelles cités grecques de l'âge de fer sont presque dès leurs débuts des républiques, oligarchiques d'abord, démocratiques ensuite. En même temps, membres de la classe oisive, ces intellectuels ne participent pas au travail productif et c'est pourquoi leurs théories sont détachées de la pratique. Ainsi s'explique leur dédain de l'observation et de l'expérience et leurs suppositions « arbitraires ». A ce propos, il ne faudrait pourtant pas négliger le fait qu'au V e siècle une sorte de science médicale commence à se dégager et qu'elle repose sur l'observation systématique de cas précis. Or, nous l'avons vu, les auteurs de traités sur la médecine protestent avec vigueur contre les suppositions « arbitraires » des philosophes (p. 327). N o u s entendons chez eux pour la première fois la voix authentique de la recherche scientifique.

Mais surtout la première philosophie grecque exprime le point de vue d'une classe engagée dans l'échange des marchandises. Cela ne signifie pas, bien entendu, que chaque philosophe était un marchand, encore que ce fût le cas pour certains, et que beaucoup d'entre eux fussent des hommes politiques qui ont activement participé à la lutte pour faire triompher leurs intérêts de classe. D e plus, nous devons nous garder

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d'exagérer le développement de la production marchande dans l'Antiquité. Limitée par l'esclavage, elle n'eut jamais la force de supprimer complètement les anciens domaines qui reposaient sur une économie naturelle fermée. Aussi la- classe des propriétaires absorbait-elle continuellement un certain nombre de marchands et, à l'époque hellénistique, devant le danger

j des grandes révoltes d'esclaves, les deux classes n'en firent J pratiquement qu'une. Néanmoins, ce développement de la

production marchande est un facteur essentiel de la naissance I et du progrès de la philosophie grecque. Si faible qu'il fût i par son volume, ce développement fut si rapide qu'il ébranla

d'un coup, pour ainsi dire, l'idéologie tribale primitive qui, parce que le progrès historique des Grecs était relativement tardif, avait survécu chez eux jusqu'à la période de la révolution démocratique. Cela explique pourquoi, à la suite de l'invention de la monnaie, la diffusion de l'argent produisit sur la vie et la pensée grecques un choc aussi profond. En quoi donc la philosophie grecque est-elle le reflet des rapports économiques et sociaux créés par la circulation de l'argent? C'est la question que nous nous sommes constamment posée dans les chapitres précédents. Nous ne la posons ici une fois de plus que pour récapituler la thèse principale de ce livre.

La société primitive avait pour base la production de valeurs d'usage. Les moyens de production étaient propriété commune, la production comme la consommation étaient collectives. La division du travail était rudimentaire, les rapports sociaux simples et directs, fondés sur la parenté. Conformément à ces conditions, la conscience primitive était sans exception subjective, concrète, pratique. N'ayant qu'une conscience très imparfaite de l'objectivité du monde extérieur, l'homme ignorait également les limites objectives à sa capacité de le transformer. Ce monde lui apparaissait donc comme un ensemble de qualités sensibles, comme un terrain offert à la satisfaction de ses désirs par l'exercice de sa volonté organisée dans le cadre de l'effort collectif de production. Et puisque la connaissance qu'il en avait, ainsi limitée, il la devait entièrement à sa participation au travail productif qui seul lui avait permis de dépasser la conscience purement sensorielle des animaux, les catégories de son savoir étaient nécessairement des catégories sociales, conditionnées par le niveau des forces productives et par les rapports sociaux auxquels il participait pour les besoins de la production. Aussi dans la mesure où il se montrait capable de penser le monde extérieur comme quelque chose de différent de lui-même, il le pensait comme

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ordre social. La nature et la société ne faisaient qu'un. En conséquence, tout comme ses rapports sociaux étaient l'objet d'un contrôle collectif de la communauté, de même le monde naturel, tel qu'il se l'imaginait, pouvait être dominé et contrôlé par l'action collective. Puisque la communauté humaine se composait d'hommes liés par le sang réunis en groupes totémiques ayant entre eux le lien d'une commune origine, il en allait de même pour la communauté de la nature. Ces conceptions rudimentaires de la nature s'exprimèrent d'une part dans la magie qui servait de technique illusoire de la production suppléant aux carences de la technique réelle, et d'autre part dans les mythes, qui ne furent rien d'autre à l'origine que l'accompagnement oral de l'acte magique mais se transformèrent peu à peu en une théorie rudimentaire de la réalité.

Une fois opérée la division de la société en classes, qui est d'abord une division entre les producteurs et ceux qui organisent la production, division entre travail manuel et travail intellectuel, les conditions sont créées pour d'immenses progrès, non seulement dans la technique de la production, mais aussi dans l'organisation de la société et l'enrichissement de conscience humaine, conduisant à la naissance de la civilisation. En même temps, tout comme la société, la conscience de l'homme est divisée. Ces contradictions internes, constamment mises en mouvement par le progrès continu des forces productives, sont le moteur de l'histoire. Sans elle il n'eût pas été possible que se polarise la richesse nécessaire à la création d'une classe oisive, libre de se consacrer aux recherches théoriques comme les sciences abstraites et la philosophie. Mais du fait de cette division entre travail intellectuel et travail manuel, la théorie s'éloigne constamment de la pratique et perd le contact de la réalité. Sans elle, il n'aurait pu y avoir aucun progrès de la pensée abstraite et donc ni philosophie ni science. Avec elle, la dialectique intuitive de la société primitive, jaillie de l'union de la théorie et de la pratique, se trouve continuellement masquée par des mystifications métaphysiques du genre de celles que décrit Marx (p. 345). Ces conceptions métaphysiques du monde sont bien le reflet de la réalité. Mais la réalité qu'elles reflètent n'est pas seulement, comme les auteurs de ces conceptions le voudraient, le monde naturel. Elle englobe aussi la structure de la société telle que la conçoit la classe dirigeante, qui ne peut se maintenir au pouvoir sans partager l'illusion que ce pouvoir est un produit non de l'histoire mais de la nature. Et pourtant,

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étant donné que les rapports sociaux, d'où ces illusions naissent, sont en transformation et en progrès constants pour répondre au développement des forces productives, les produits intellectuels de la société de classe se transforment et progressent de même, sous la poussée de leurs contradictions internes. C'est là le secret de la logique historique qui, à l'insu des participants, préside à ce « débat prolongé » de la philosophie grecque.

Le trait caractéristique de la société de classe par opposition au communisme primitif, c'est le développement de la production des valeurs d'échange, autrement dit de la production marchande. La production marchande a pour effet de briser les rapports primitifs, fondés sur la production de valeur d'usage et réglés par les liens tangibles et personnels de la parenté, et de créer un tissu nouveau de rapports fondés sur le marché, où les hommes ne se rencontrent qu'en tant qu'individus, en tant que possesseurs de marchandises. Et parce que les lois qui commandent le marché dépassent leur entendement et leur contrôle, le rapport établi entre eux ne leur apparaît pas comme un rapport entre personnes mais un rapport entre des choses. « D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.

« Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déter-

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miné des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles 3. »

Une fois reconnue l'importance de la production marchande pour l'histoire de la pensée, nous n'avons aucune difficulté à comprendre pourquoi la philosophie, indépendante de la mythologie, naît pour la première fois en Grèce et en Chine avec l'invention de la monnaie. Dans les Etats de l'Egypte et de la Mésopotamie à l'âge de bronze, la production marchande n'avait jamais dépassé le cercle des classes supérieures de la société, qui avait par conséquent conservé sous une forme modifiée les rapports personnels et l'idéologie mythique propres au communisme primitif. En Grèce et en Chine, au contraire, les idées et les rapports anciens furent sapés et remplacés par des idées et des rapports nouveaux qui étaient abstraits parce qu'ils reposaient sur l'argent. C'est là l'origine de la philosophie. Dans l'un et l'autre pays, le progrès de ces idées et rapports nouveaux fut par la suite arrêté, mais, particulièrement en Grèce, seulement après que le concept de « la raison pure », reflet des rapports propres à une économie monétaire, eût reçu sa formulation classique. C'est de cette façon que l'homme, le sujet apprit à s'abstraire du monde extérieur, de l'objet, et à voir ce monde comme un processus naturel déterminé par ses lois propres, indépendamment de la volonté du sujet. Mais par le même effort d'abstraction il nourrissait en lui-même l'illusion que les catégories nouvelles de la pensée possédaient une valeur immanente indépendante des conditions historiques et sociales qui les avaient créées. C'est « la conscience fausse socialement nécessaire » qui, d'une part, a fourni jusqu'à nos jours le fondement épistémologique de la science moderne et qui a, d'autre part, empêché les philosophes de reconnaître les limites inhérentes à leur « autonomie de la raison » du fait que ce concept est à l'origine le reflet idéologique de la production marchande.

2. L'illusion de l'époque.

La classe dirigeante a pour caractéristique à chaque époque de considérer l'ordre social existant non comme le produit de l'histoire mais comme le produit de la nature. C'est ce que

3. MARX : Le Capital, Editions sociales, livre 1, t. 1, pp. 84-85.

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Marx et Engels appellent « l'illusion de l'époque ». Formule qui correspond au concept de « la conscience fausse socialement nécessaire », et découle du principe marxiste selon lequel ce n'est pas « la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience ».

Chaque époque a créé une illusion nouvelle, déterminée par les nouveaux rapports de classe, les nouveaux rapports de production. Ainsi le mode d'exploitation caractéristique de la société antique était l'esclavage. Or l'esclavage fut justifié par Aristote sous prétexte que l'esclave était naturellement inférieur à l'homme libre 4 . Le mode d'exploitation caractéristique de la société féodale était le servage. Or le servage fut justifié par John de Salisbury sous prétexte que « selon la loi de l'univers toutes les choses ne sont pas mises en ordre également et immédiatement mais que les plus basses le sont par les intermédiaires et les intermédiaires par les supérieures? ». Le mode d'exploitation caractéristique de la société capitaliste c'est le travail salarié; le travailleur étant « libre » de vendre sa force de travail, sur le marché, comme n'importe quelle autre marchandise. Or cette libre concurrence fut justifiée par le contrat social de Rousseau, « qui entre des sujets indépendants par nature, établit des relations et des liens 6 ».

Ces « illusions » sont inévitablement réfléchies par les théories philosophiques et scientifiques de la classe dirigeante. Le monde naturel et le monde humain sont interprétés à partir de quelques prémisses qui sont acceptées sans question comme des vérités absolues bien qu'en réalité elles soient historiquement déterminées, par la situation d'une classe donnée dans l'époque donnée.

Dans le cadre de la société antique, on considérait que la liberté consistait dans la domination que le propriétaire exerçait consciemment sur l'esclavage. D u point de vue social, cette domination était complète, n'ayant pour limites que les possibilités physiques de l'esclave. Ce rapport a donné naissance aux théories téléologiques de l'univers qui se trouve mis en mouvement et dirigé par un « maître divin » ou un « premier moteur » sans aucun effort physique de sa part mais simplement par un effet de sa volonté. Le concept de

4 . ARISTOTE : La Politique, livre 1 , chapitre 5 , 1 2 5 4 b. (Voir trad. J . Tricot, 1 . 1 , p. 3 9 ) . 5 . JOHN DE SALISBURY : Polycraticus, 6 - 1 0 . 6. M A R X : Contribution à la critique de l'économie politique, Editions sociales, 1 9 7 2 , p. 1 4 9 .

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loi de la nature n'existe pas. On trouve à sa place l'idée d'anankè ou « coercition », qui rappelle le rapport entre maître et esclave.

Dans le cadre de la société féodale, on considérait toujours que la liberté consistait dans la domination consciente de l'homme sur l'homme, c'est-à-dire du seigneur sur le serf. Mais cette domination n'est plus complète du point de vue social, elle est restreinte par le système féodal de la « hiérarchie » qui fait pleinement du serf un membre de la communauté. En conséquence, le système d'Aristote, qui est pris pour fondement de la théologie médiévale, subit sur certains points des modifications. En particulier, le maître divin se manifeste dans les limites des « lois » qu'il s'est lui-même fixées. C'est le commencement du concept de loi de la nature.

Lorsque sont supprimées les restrictions féodales gênant la « libre concurrence », la domination du capitaliste sur le prolétaire se trouve voilée par les rapports qu'entraîne l'échange des marchandises. Privées de toute sanction divine les lois universelles de la société féodale deviennent des lois de la nature. Ce n'est qu'à cette époque que naît la science, au plein sens du terme : « La science se trouve ainsi pour la première fois considérée comme le champ des lois qui relient les phénomènes en une détermination mutuelle et ces lois sont suffisamment expliquées si l'on met au jour la structure de ce déterminisme 7. »

Tout comme le système capitaliste s'étend et se développe en révolutionnant constamment ses instruments et ses rapports de production, de même à cette étape de la société nous remarquons un progrès de la science sans précédent dans l'histoire universelle. Mais en même temps, étant donné que le marché masque maintenant les rapports de production, les lois de la science bourgeoise diffèrent des « lois universelles » de l'idéologie féodale par leur tendance à exclure la société. Les sciences de la nature font de grands progrès, les sciences sociales et historiques retardent. On oppose l'une à l'autre la nature et l'histoire. La nature est considérée comme étant le royaume de la nécessité, extérieur à l'homme, un royaume que l'homme peut dominer à volonté pourvu qu'il en comprenne les lois. Mais l'homme lui-même est pratiquement « libre » et sa liberté est comprise comme « un produit non de l'histoire, mais de la nature ». Dans la société bourgeoise, ainsi que Frankfort l'a reconnu avec franchise, « l'homme

7. CAUDWELL : Further Studies in a Dying Culture, p. 162.

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ne parvient pas tout à fait à devenir pour lui-même un objet d'étude scientifique » (p. 101). D e là naissent les limites de la science bourgeoise : « Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu'ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité 8 . »

C'est l'un des mérites du marxisme que d'avoir dépassé cette limite. A la différence des formes antérieures du matérialisme, qui se limitaient toutes à la contemplation du monde considéré comme un objet extérieur, le matérialisme historique et dialectique embrasse l'homme aussi, le sujet, et par là réunit théorie et pratique. En cela, bien sûr, il exprime le point de vue propre au prolétariat, classe nouvelle qui, par l'abolition de la propriété privée des moyens de production, met fin à la lutte de classe et, par la même occasion, à la division entre travail manuel et travail intellectuel.

A considérer l'ensemble du processus, nous pouvons dire que dans la société primitive l'individu n'a pratiquement pas conscience que lui-même et le milieu naturel existent indépendamment du milieu social formé par son clan et sa tribu. Le pouvoir d'objectiver le monde extérieur naît lorsque les liens de parenté qui unissaient le groupe tribal se trouvent sapés par la division du travail, les échanges entre individus, la production pour l'échange. Avec la croissance de la production

> marchande, ces liens tribaux sont remplacés par des liens de type nouveau qui permettent d'une part de définir l'autonomie subjective de l'individu, et d'autre part de lier objectivement cet individu à d'autres par un tissu de rapports qui, parce qu'ils échappent à sa compréhension et à son contrôle, se présentent à sa conscience non pas tels qu'ils sont en réalité mais comme des vérités absolues de la raison abstraite. C'est pourquoi, comme l'a excellemment dit Sohn-Rethel, « la découverte de la nature comme cosmos physique a pour corollaire la découverte par l'homme qu'il est homme » :

« Dans le cadre de la " pensée pure ", née d'une économie monétaire, l'homme prend conscience de ce qu'il est différent du reste de la nature, mais seulement en se coupant de la pratique, en s'isolant de la nature. C'est pourquoi cette découverte de soi est aussi une mystification de soi. La puissance de la pensée pure et du raisonnement abstrait qu'il attribue à l'esprit, n'est en réalité due qu'au fait que la circulation des

8 . MARX : Le Capital, Editions sociales, livre 1 , t. 2 , p. 5 9 , note 2 .

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marchandises est devenue le lien fondamental de la société. Les concepts intemporels et absolus de la pensée pure, qui servent à définir l'esprit, reposent sur l'élimination de tout ce qui a rapport à l'usage. C'est ainsi que la partie corporelle de notre être qui, à l'échelle de l'histoire humaine, n'a pas changé, apparaît néanmoins comme historique et passagère, tandis que cette part de nous-mêmes qui provient directement de notre histoire, je veux dire notre esprit, apparaît comme intemporelle et incréée 9. »

Ces concepts, qui constituent « l'autonomie de la raison » de Kant, sont le reflet, dans l'esprit, des rapports sociaux engendrés par la production marchande, qui a marqué la base économique de la société de classe à toutes ses étapes successives. Ils font parties de « ces formes communes, formes de conscience » dont parle le « Manifeste du Parti communiste » :

« Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre qu'avec toute modification de leurs conditions de vie, de leurs relations sociales, de leur existence sociale, les représentations, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent aussi ?

« Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante... « L'histoire de toute la société jusqu'à nos jours était faite d'antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques, ont revêtu des formes différentes. « Mais, quelle qu'ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l'exploitation d'une partie de la société par l'autre est un fait commun à tous les siècles passés. Rien, donc, d'étonnant, si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes — formes de conscience qui ne se dissoudront complètement qu'avec l'entière disparition de l'antagonisme des classes. « La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété; rien d'étonnant si dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles îo. » Cette révolution permet enfin à l'homme de voir le monde,

9. SOHN-RETHEL : Intellectual and Manual Labour (inédit). 10. MARX-ENGELS : Manifeste du Parti communiste, Editions sociales, bilingue, 1972, pp. 83-85.

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lui-même compris, tel qu'il est réellement et donc, une fois comblé le fossé qui existait au cœur de la société humaine, de prendre en main son destin et de se rendre maître tout à la fois de la société et de la nature. « La beauté est la vérité, la vérité la beauté 1 1 . » C'est depuis bien longtemps le rêve qu'ont caressé philosophes, prophètes et poètes mais le plus souvent ils en ont situé la réalisation en un monde imaginaire d'outre-tombe. Voici Platon : « Là les saisons sont adoucies pour que les hommes vivent exempts de maladies et beaucoup plus longtemps qu'ici-bas. Pour la vue, l'ouïe, l'intelligence et toutes les autres facultés, ils nous dépassent autant qu'en pureté l'air dépasse l'eau et l'éther l'air. Ils ont des bosquets sacrés et des sanctuaires où résident réellement les dieux; ils ont des voix, des intuitions, des oracles divins et d'autres formes de communication directe avec les dieux, ils voient le soleil, la lune et les étoiles tels qu'ils sont en réalité et jouissent, à tout point de vue, de la félicité qui accompagne tout cela 1 2 . »

Et saint Paul : « A présent nous voyons comme dans un miroir, confusément; alors nous verrons face à face. A présent je connais d'une manière imparfaite; alors je connaîtrai comme je suis connu 1 3 . »

Ou bien si la vision se réalise en cette vie, ce n'est que pour un instant, au moment de la mort, comme lorsque Faust, aveugle, et s'imaginant au milieu d'un peuple libre occupé à un travail créateur dans un paradis terrestre, pousse le cri qui cause sa perte : Verweile doch, du bist so schön 1 4 /

A l'époque moderne toutefois avec la montée du prolétariat des poètes bourgeois ont reflété, les uns confusément, les autres plus consciemment, la détermination grandissante des travailleurs de construire la terre promise de leur propre sueur et de leur propre sang « ici où les hommes sont assis et s'entendent gémir 1 5 ». Alors seulement, libéré de toute illusion, l'homme pourra pleinement « se connaître soi-même 1 6 » . Ecoutons Keats : « Très grande Prophétesse, lui dis-je, libère,

Dans ta bonté, s'il te convient, mon esprit de ses voiles. Nul ne peut prétendre à ce pouvoir, répondit l'esprit

1 1 . KEATS : Ode sur une urne grecque. (N.d.T.) 1 2 . PLATON : Phédon, v. 1 1 1 b-c. 1 3 . Bible, « l r e Epître de Saint-Paul aux Corinthiens », verset 1 3 , ligne 1 2 . 1 4 . « Demeure [instant], tu es si beau », GOETHE : Faust. (N.d.T.) 1 5 . KEATS : Ode à un rossignol (N.d.T.). 1 6 . MILTON : Paradis perdu (N.d.T.).

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A l'exception de ceux pour qui tous les travailleurs du monde Sont le malheur et qui ne trouvent plus de repos 1 7 . »

Ecoutons Shelley : « Le masque hideux est tombé, l'homme [demeure

Sans couronne, libre, illimité, mais homme Egal, sans classe, sans tribu, sans nation, Exempt de frayeur, d'adoration, de hiérarchie, monarque De soi-même 1 8 . »

Ecoutons Hardy :

« Mais voici l'air parcouru d'un frémissement Comme si venait de là-haut l'écho de la joie :

La fureur Des siècles

Va prendre fin, la délivrance va venir des fléaux du passé, Et la conscience, animant le Vouloir, va faire régner partout

[la beauté 19. »

Tant que l'homme ignore les lois qui gouvernent son existence, il en est l'esclave, et elles lui apparaissent comme l'effet de la volonté d'un être supérieur. Mais dans la mesure où il les comprend, il peut s'en rendre maître et les soumettre à sa volonté.

Enfin, la base matérielle de ces visions poétiques, Marx l'a analysée et en a donné une théorie scientifique dont la pratique actuelle démontre la vérité : « La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'esprit, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social 20. »

1 7 . KEATS : La chute d'Hyperion, v. 1 4 5 - 1 4 9 . 1 8 . SHELLEY : Prométhée délivré, v. 3 - 4 . 1 9 . HARDY : Les Dynastes, ad. fin. Cf. THOMSON : « Thomas Hardy and the peasantry » in Communist Review, août 1 9 4 9 . 2 0 . MARX : Le Capital, Editions sociales, livre 1 , t. 2 , p. 9 1 .

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Page 370: les premiers philosophes

table des matières

Préface 9

Préface de la deuxième édition 11

Introduction 13

PREMIÈRE PARTIE : LE MONDE TRIBAL 21

/. Langage et pensée 23

1. Les animaux et l'homme 23 2. Le cerveau et la main 26 3 . La conscience 29 4. La coopération 35 5. La phrase 38

//. Cosmologie tribale 45

1. Rapports naturels et rapports sociaux . . . . 45 2. La magie et le mythe 48 3. L'ordre tribal et l'ordre naturel 5 2 4. Les cosmogonies amérindiennes 55

DEUXIÈME PARTIE : L E DESPOTISME ORIENTAL 63

/. La Chine 65

1. La Grèce et la Chine 65 2. La grande société 68 3. Philosophie de la nature 73

397

Page 371: les premiers philosophes

Les premiers philosophes

II. Le Proche-Orient 77

1. L'agriculture 77 2. La royauté égyptienne 80 3 . La royauté mésopotamienne 85 4. Le nouvel an à Babylone 92 5. Le couple originel 96 6. Le rôle de la royauté 98 7. Les prophètes hébreux 102

TROISIÈME PARTIE : DE BABYLONE A M1LET 1 0 9

/. Le calendrier grec 111

1. La Syrie et la Crète 111 2. Le calendrier en Egypte et en Mésopotamie. 116 3. Le calendrier grec. Ses origines lointaines. 118 4 . Le calendrier grec. Ses origines immédiates. 121 5. L'intercalation 124 6. L'almanach du paysan 132 7. L'Octaétéris et la royauté 135

//. Les Cadméens 139

1. Les origines de la rhétorique grecque . . . . 139 2 . Les Thélides 144 3. La Béotie préhistorique 146

///. La théogonie grecque 149

1. Les sources 149 2. La naissance des dieux 151 3. Les dieux se combattent 153 4 . Le roi des dieux 155 5. La cosmogonie d'Hésiode 158 6. La séparation de la société et de la nature. 163

IV. L'Ecole de Milet 165

1. La cosmologie ionienne 165 2. Thaïes et Anaximandre 167 3. Anaximène 174 4. Burnet et Cornford 175

QUATRIÈME PARTIE : LES RÉPUBLIQUES NOUVELLES 183

/. La base économique 185

1. La production marchande 185 2. Base et superstructure à l'âge de bronze. 189

3 9 8

Page 372: les premiers philosophes

1

Table des matières

3. Les Phéniciens 191 4. Croissance du commerce grec 201 5. La monnaie 205 6. L'esclavage 208 7. L'individu 217

//. La révolution démocratique 221

1. La démocratie antique 221 2. L'oligarchie 2 2 4 3. La tyrannie 229 4. La révolution de Clisthène 238

HI. L'idéologie démocratique 243

1. La justice sociale 243 2. Moira et Métron 247 3. L'orphisme 249 4. Les origines du dualisme 255

CINQUIÈME PARTIE : LA RAISON PURE 263

/. Le nombre 265

1. Les pythagoriciens de Crotone 265 2. La religion pythagoricienne 271 3. La théorie des nombres 275 4. La moyenne 2 8 2

//. Le devenir 289

1. Heraclite : sa position politique 289 2. Heraclite et les mystères 291 3. Le logos 294 4. La dialectique objective 299 5. La tragédie 301

///. L'Etre 307

1. L'Ecole d'Elée 307 2. Parménide et les mystères 308 3. L'Un 311 4. Le second Isaïe 315 5. Parménide et Heraclite 317 6. Idéologie et économie monétaire 319

IV. Matérialisme et idéalisme 323

1. La philosophie et la science 323 2. La théorie atomique 330 3. La dialectique subjective 337

399

Page 373: les premiers philosophes

Les premiers philosophes

4. La bataille des dieux et des géants 345 5. La fin de la philosophie de la nature . . . . 353

V. La conscience fausse 361

1. Théorie et pratique 361 2. L'illusion de l'époque 367

BIBLIOGRAPHIE 375

/. Ouvrages publiés et traduits en langue française 375

//. Ouvrages en langues étrangères 377

///. Périodiques 385

INDEX GÉNÉRAL 387

CARTES

/. Egypte 81

//. Mésopotamie 87

///. Moyen-Orient 103

IV. Syrie et Palestine 107

V. Méditerranée occidentale 197

VI. Le monde égéen septentrional 211

VII. Le monde égéen méridional 215

VIII. Grèce méridionale 227

IX. Attique et Béotie 2 3 3

X. Italie méridionale et Sicile 267

A C H E V E D ' I M P R I M E R L E 3 1 A O U T 1 9 7 3 S U R L E S P R E S S E S D E L A S O C I E T E N O U V E L L E D E S I M P R I M E R I E S D E L M A S A ARTIGUES - PRES - BORDEAUX.

N° d'éditeur : 1461. N° d'imprimeur : 29184.

Dépôt légal : 3 e trimestre 1973.