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UNESCO UNESCO-CEPES CENTRE EUROPÉEN POUR L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR L’Enseignement Supérieur en Europe Dans ce numéro: L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur Vol. XXXI, No. 4, 2006

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UNESCO

UNESCO-CEPES CENTRE EUROPÉEN

POUR L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

L’Enseignement Supérieur en Europe

Dans ce numéro:

L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement

supérieur

Vol. XXXI, No. 4, 2006

L’Enseignement Supérieur en Europe Volume XXXI Numéro 4 2006

TABLE DES MATIERES

De la part des éditeurs associés: L’université européenne et son héritage – L’inspiration pour l’apprentissage et la source des savoirs basées sur le respect des valeurs académiques Jan Sadlak, J. Michael Miller, C.S.B. et Sjur Bergan..................................................347 « L’être humain ne doit pas être sacrifié pour le succès de la science » Message de SS le Pape Benoît XVI ............................................................................351 Les universités européennes répondent aux défis de l’Europe Guido Possa .................................................................................................................355 Comment définir les principes de l’héritage culturel dans l’Espace Européen de l’Enseignement Supérieur Vladimir Filippov.........................................................................................................359 L’héritage culturel européen qui nous interpelle Cardinal Zenon Grocholewsk ......................................................................................363 L'Université en tant qu'héritage culturel européen: une approche historique Hilde de Ridder-Symoens.............................................................................................369 Les horizons axiologiques de l’identité européenne et leur impact sur l’Université Archbishop J. Mirosław Życinski.................................................................................381 Les valeurs humanistes et académiques fondamentales: une réforme prompte et responsable de l’université européenne Balint Magyar .............................................................................................................391 L’université en tant qu’Agora – basée sur des valeurs culturelles et académiques Theodor Berchem ........................................................................................................395 Les défis actuels de la culture universitaire européenne Manuel Braga da Cruz.................................................................................................399 L’université européenne – vers une société basée sur le savoir Paolo Blasi .................................................................................................................403

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Les valeurs de l’université européenne et leur importance dans le contexte contemporain Daithí Mac Sithigh .......................................................................................................409 En quête d’un nouvel équilibre: l'enseignement supérieur européen doit franchir un cap supplémentaire Ján Figel ......................................................................................................................415 Pour une université éthique en et pour l’Europe Cardinal Roger Etchegaray .........................................................................................421 La légitimité culturelle de l’université européenne Andrei Marga...............................................................................................................425 Les universités européennes: leur légitimité culturelle et leur rôle dans la construction de l’Europe René Samuel Sirat, Grand Rabin .................................................................................439 L’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité: le rôle et la légitimité des universités européennes Vidar L. Haanes ...........................................................................................................443 Réflexions sur la culture et les valeurs en tant que blocs fondateurs de la construction européenne Ambassadeur Francis Campbell..................................................................................449 Conclusions – Vers un paradigme humaniste renouvelé de l’université Archevêque J. Michael MILLER, C.S.B.......................................................................457 Tribune La technoscience met-elle en danger la diversité culturelle ? Gilbert Hottois .............................................................................................................471 Comptes-rendus et études bibliographiques ................................................................. 481

Notes sur les auteurs ........................................................................................................... 491

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DE LA PART DES EDITEURS ASSOCIES: L’UNIVERSITE EUROPEENNE ET SON HERITAGE – L’INSPIRATION POUR L’APPRENTISSAGE ET LA SOURCE DES SAVOIRS BASEES SUR LE RESPECT DES VALEURS ACADEMIQUES JAN SADLAK, J. MICHAEL MILLER, C.S.B., et SJUR BERGAN Ce numéro spécial n’aurait pas paru sans un événement qui a été spécial, et pas seulement pour ceux impliqués – les éditeurs associés de ce numéro de la revue. L’événement en cause a été le Séminaire officiel du Processus de Bologne sur L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur, qui a eu lieu du 30 mars au 1er avril 2006 au Vatican. Il a été organisé par le Saint Siège, en collaboration avec la Conférence des recteurs des universités pontificales, les Académies pontificales des sciences, l’UNESCO-CEPES, le Conseil de l’Europe, et sous le patronage de la Commission Européenne. Les articles présentés ici reflètent « la profondeur et l’ampleur » des sujets qui ont été traités durant la réunion, pendant que les conclusions et les recommandations attestent d’un « savoir commun » résultant des discussions. D’un intérêt particulier est aussi le message destiné aux participants au Séminaire par le Pape Benedict XVI au cours d’une audience spéciale. On devrait de rait aussi mentionner le fait que le Séminaire du Vatican a été organisé dans un contexte clair, reflété dans le titre de la réunion: celui du travail effectué par le Groupe de travail du Groupe de suivi de Bologne (Bologna Follow Up Group - BFUG), qui a répondu à la déclaration des ministres du Processus de Bologne dans le Communiqué adopté lors de la conférence ministérielle de Bergen, stipulant que « l’Espace européen de l’enseignement supérieur doit être ouvert et devrait être rendu attrayant pour d’autres parties du monde », suivie par l’idée importante que « nous réitérons que dans le cadre de la coopération académique internationale, les valeurs académiques devraient prévaloir ». Les ministres ont demandé au BFUG « … d’élaborer et de s’accorder sur une stratégie pour la dimension externe ». Le Séminaire du Vatican a été le premier sur une série de trois réunions officielles1 qui ont été organisées afin de formuler des idées pour le documente stratégique censé être présenté à la Conférence des ministres européens responsables de l’enseignement supérieur, qui aura lieu les 17-18 mai 2007 à Londres (Zgaga, 2006).

L’histoire millénaire de l’université en Europe (un terme générique couvrant tous les types d’établissements d’enseignement supérieur qui sont des centres de recherche, d’enseignement et d’apprentissage) atteste sa place centrale pour l’héritage culturel européen (dans ce numéro: Grocholewski, Marga, Życiński). Tous les essais présentés dans ce volume offrent des exemples historiques de cette contribution, y inclus du rôle

1 Deux autres séminaires officiels ont été: le Séminaire d’Athènes « Mettre l’Espace Européen de l’Enseignement Supérieur sur la carte: développer des stratégies pour accroître l’attractivité », organisé par le Ministère grec de l’éducation nationale et les affaires religieuses (les 24-26 juin 2006), et la réunion finale – le Séminaire d’Oslo « Attention ! Bologne dans un cadre global », organisé par le Ministère royal de l’éducation et de la recherche (les 28-29 septembre 2006).

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spécial joué par l’Eglise romane catholique, surtout durant la période classique de l’histoire européenne (dans ce numéro: de Ridder-Symoens). Mais encore plus important est le degré d’accord transdisciplinaire et trans-confessionnel concernant l’importance du cadre culturel et des valeurs académiques pour l’avenir de l’enseignement supérieur européen (dans ce numéro: Campbell, Hannes, Lagarde, Sirat). Pour cette même raison, il est également nécessaire de voir que même si les réformes structurelles sont importantes en vue de la mise en œuvre des buts conduisant à la création de l’Espace européen de l’enseignement supérieur, le Processus de Bologne concerne plus que des structures (dans ce numéro: Braga da Cruz, Figel, Mac Sithigh). Il concerne une communauté académique dont les établissements et les membres:

- sont une source de pensée indépendante, de respect et de l’engagement à chercher des nouvelles connaissances et vérités;

- créent des conditions censées attirer l’employabilité, la présence et la collaboration de personnes qui entreprennent des activités perçues comme « intéressantes et pertinentes » par d’autres membres de la communauté académique;

- possèdent un « solide sens de la réalité » que l’enseignement supérieur est avant tout au service de la société (un bien public), et qu’en tant que tel il requiert un certain détachement par rapport aux programmes politiques actuels ou aux intérêts économiques publics ou privés immédiats;

- adhèrent collectivement et individuellement à des principes éthiques et moraux concernant la recherche, l’enseignement et les engagements externes.

Cela a comme but de rendre la communauté académique fidèle à soi même et à la société dont elle fait partie (dans ce numéro: Berchem, Magyar). Néanmoins, il est également important de voir l’enseignement supérieur dans un contexte plus étendu, dans la mesure où il dessert ses objectifs principaux, comme:

- la préparation pour le marché du travail; - la préparation pour la vie en tant que citoyens actifs dans des sociétés

démocratiques; - le développement individuel; et - le développement et le maintien d’une base de connaissances étendues et

avancées. Dans le contexte susmentionné, la nouvelle perspective envisagée sur le rôle de l’université européenne en tant que contributeur à la « société basée sur le savoir » vaut une mention particulière (dans ce numéro: Blasi). On devrait aussi souligner le fait qu’indifféremment de l’importance de la dimension européenne de l’enseignement supérieur, la dimension internationale (dans ce contexte, la dimension « transeuropéenne », même si on peut soutenir que la dimension européenne est aussi « internationale ») est également importante. Ce qui est fait dans l’enseignement supérieur en Europe affecte aussi les manières dont l’Europe, ses institutions, ses nations, et ses citoyens interagissent avec d’autres parties du monde, et dont l’« Europe » est perçue par d’autres parties du monde (dans ce numéro: Filippov, Miller).

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Dans une réalité de plus en plus complexe, qui est caractérisée, entre autres choses, par la multiplicité d’affiliations et d’identités, une discussion sur les valeurs présente une signification renouvelée. De ce point de vue, aussi, la conférence sur L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur a eu lieu au bon moment. Le degré de complexité augmente encore plus si on fait référence au rôle de la recherche et de la technologie dans le monde d’aujourd’hui (dans ce numéro: Hottois).

En outre, les essais présentés dans ce volume mettent en évidence le fait que les valeurs et l’héritage de l’enseignement supérieur européen sont parmi les facteurs qui le rendent attractif. Les différentes thématiques analysées dans ce numéro peuvent être résumées dans les questions suivantes:

- Quelles sont les plus importantes valeurs de l’enseignement supérieur en Europe, selon la manière dont elles nous sont transmises à travers notre héritage culturel académique ?

- Comment peut la communauté académique européenne s’assurer que ces valeurs continuent d’influencer le développement de l’enseignement supérieur en Europe ?

- L’Europe est une combinaison unique de ce que nous avons en commun et de ce qui est spécifique à chacun d’entre nous: la diversité culturelle se profile sur le fonds d’un riche héritage commun. Lorsqu’on envisage une identité européenne et un Espace européen de l’enseignement supérieur, quel est le juste équilibre entre ce qui est européen et ce qui est national ou local ?

- Comment peut-on convaincre le monde au-delà du monde académique que

l’héritage académique européen est important pour la société contemporaine et pas seulement un luxe pour ceux les plus ayants ?

- Comment peut-on soutenir, à l’époque des pas rapides en avant et des priorités changeantes, la position d’un établissement qui par définition nécessite une planification à long terme ?

L’enseignement supérieur européen connaît les réformes les plus amples au moins depuis la période d’après 1968. Ces réformes sont positives, et elles sont nécessaires. Cependant, au moment même de ces réformes étendues, un moment qui tend à mettre en avant les projets à court terme et la gratification immédiate, il est important que tous ceux impliqués dans l’enseignement supérieur européen tentent de réfléchir sur le fait de savoir pourquoi on est ici et d’où nous venons: sur les buts de l’enseignement supérieur et sur l’héritage académique de l’Europe.

Le Séminaire du Vatican, qui a eu comme résultat, entre autre choses, la publication de ce numéro de la revue, contribue à l’avancement du travail sur l’héritage des universités européennes, un sujet qui a également fait partie de la campagne du Conseil de l’Europe, « L’Europe, un héritage commun » (Sanz et Bergan, 2002).

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L’héritage académique est très important pour le Processus de Bologne du fait de sa valeur intrinsèque et parce qu’il nous offre une perspective plus ample sur la réforme de l’enseignement supérieur. La réforme fait part de notre héritage: les universités, de paire avec l’Eglise et le parlement, sont les plus anciennes institutions ayant fonctionné de façon continue en Europe. L’université a survécu justement parce qu’elle a su se réformer. Toutefois, les universités n’ont pas fait qu’adapter leur forme: elles ont conservé en même temps leur essence et leurs valeurs fondamentales. C’est cette combinaison entre l’adaptation des formes et la préservation des valeurs fondamentales qu’a rendu l’université pertinente pour la société moderne.

Il est important pour la conception de politiques de tenir compte de l’héritage culturel de l’enseignement supérieur comme source de savoirs lorsqu’on envisage la responsabilité publique pour l’enseignement supérieur, ce qui est aussi une des caractéristiques européennes (Weber et Bergan, 2005). Si on veut que l’enseignement supérieur continue d’être reconnu comme une responsabilité publique il faut penser à des manières de porter cette responsabilité dans des sociétés modernes, complexes, afin de s’assurer que l’Europe continue à encourager et à développer l’université comme une lieu de réflexion et de discussion, un lieu qui soit assez proche de la société moderne pour être pertinent et qui garde toutefois la distance nécessaire en vue d’encourager la pensée critique nécessaire non seulement pour des remèdes immédiats mais aussi pour des solutions à long terme.

Il y a des exemples soutenant le fait que, à mesure que les sociétés deviennent plus riches, les traditions et les institutions qui étayent l’engagement et l’attitude prévoyante sont érodées. Les individus vivent de plus en plus pour aujourd’hui que pour demain. Les valeurs traditionnelles qui ont été importantes pour les générations précédentes sont parfois remises en question ou rejetées sans fournir des alternatives qui nous permettraient de façon individuelle et collective d’affronter des défis nouveaux et difficiles.

Si vous êtes d’accord avec les arguments présentés ci-dessus, il résulte que l’université et la communauté académiques sont mises au défi de faire de l’université une agora moderne, qui offre non seulement un lieu commun pour tous les spécialistes de toutes les disciplines académiques – les domaines exacts, de la vie et de réflexion de recherche et d’étude – afin de pouvoir se rencontrer de manière active et d’échanger leurs idées, mais aussi un lieu où la société peut découvrir une meilleure compréhension des phénomènes sociaux et culturels et des réponses crédibles à de différentes problèmes, afin d’établir les bases du développement économique et d’assurer la « croissance intellectuelle » de la société qu’elle dessert.

Les universités et le monde académique doivent avoir une contribution encore plus grande à l’Europe et à ses traditions, valeurs et à son héritage. Des événements récents ont démontré que le peuple d’Europe cherche constamment l’inspiration requise en vue de promouvoir des avancements culturels et sociaux souhaités au niveau mondial, régional et local. Dans ce domaine il existe un lien intrinsèque entre les valeurs universelles (celles qui confirment la place de l’être humain dans la société) et celles qui peuvent être appelées des valeurs culturelles déterminées au niveau local (voir dans ce numéro: Etchegaray). La compréhension, la tolérance et le respect réciproque sont des impératifs de valeurs académiques qui servent en tant que bases pour une solidarité

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renouvelée, qui puisse aussi promouvoir et accroître l’attractivité régionale et mondiale de l’Espace européen de l’enseignement supérieur.

C’est la conviction des éditeurs que tous les textes présentés dans ce numéro spécial de la revue, y inclus les Etudes bibliographiques étendus (dans ce numéro: Gilder) qui closent ce volume, représentent la pensée la plus représentative sur ces questions importantes; toutefois, la discussion reste ouverte et doit continuer tant que les idées proposées sont analysées et testées. Références

SANZ, N. et BERGAN, s. (éds.). The Heritage of European Universities. Strasbourg: Council of Europe Publishing, 2002.

WEBER, L. et BERGAN, S. (éds.). The Public Responsibility for Higher Education and Research. Strasbourg: Council of Europe Publishing, 2005.

ZGAGA, P. Looking out: The Bologna Process in a Global Setting. Oslo: Royal Ministry of Education and Research, 2006.

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MESSAGE De sa sainteté le PAPE BenOIT XVI

« L’être humain ne doit pas être sacrifié pour le succès de la science »

Le texte présenté ici est la version originale du message lu par Sa Sainteté, le Pape Benoît XVI, aux participants du séminaire sur “L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’Université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur”, tenu au Vatican le 1er avril 2006.

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Votre Eminence,

Vénérables Frères épiscopaux et presbytériens,

Mesdames et Messieurs,

J’ai le plaisir de vous souhaiter la bienvenue et de saluer cordialement tous ceux d’entre vous qui prenez part au séminaire sur le thème « L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’Université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur ». Vous venez d’une cinquantaine de pays qui ont adhéré à ce qu’on appelle le Processus de Bologne, auquel le Saint-Siège a également apporté sa contribution. Je salue le cardinal Zenon Grocholewski, préfet de la Congrégation pour l’enseignement catholique, qui m’a parlé courtoisement et respectueusement en votre nom, tout en expliquant les objectifs de votre réunion, et je lui remercie pour avoir organisé cette réunion au Vatican, en collaboration avec la Conférences des recteurs des Universités pontificales, l’Académie pontificale des sciences, l’UNESCO-CEPES et le Conseil de l’Europe, avec le soutien financier de la Commission Européenne. Je salue spécialement les ministres et les représentants des différentes organisations internationales qui ont souhaité y participer. Dernièrement, votre réflexion s’est concentrée sur la contribution que les universités européennes, riches de leurs longues traditions, peuvent apporter à la construction de l’Europe du Troisième millénaire, tenant compte du fait que toute réalité culturelle est à la fois un rappel du passé et un projet pour l’avenir. L’Eglise souhaite apporter sa propre contribution à cette réflexion, comme elle l’a fait au long des siècles passés. Elle a été toujours intéressée par les centres d’études et les universités d’Europe qui, de paire avec le « service de la pensée », ont transmis aux jeunes générations les valeurs d’un patrimoine culturel spécial, riche de deux millénaires d’expérience humaniste et chrétienne (cf. Ecclesia in Europa, No. 59).

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Premièrement, le monachisme a exercé une influence considérable. Ses mérites, à la fois dans le cadre spirituel et religieux, s’étendent aussi aux sphères économiques et intellectuelles. Au temps de Charlemagne, de vraies écoles ont été fondées avec la contribution de l’Eglise, et l’empereur voulait qu’autant de gens que possible en bénéficient. Plusieurs décennies plus tard, l’université est apparue, avec le soutien essentiel de l’Eglise. De nombreuses universités européennes, de l’Université de Bologne à celles de Paris, Cracovie, Salamanque, Cologne, Oxford et Prague, pour ne mentionner que quelques-unes, se sont rapidement développées et ont joué un rôle important dans le renforcement de l’identité européenne et le développement de son héritage culturel. Les établissements universitaires se sont toujours distingués par l’amour du savoir et la quête de la vérité, en tant que vrai but des universités, avec une référence permanente à la vision chrétienne qui reconnaît l’être humain comme le chef d’œuvre de la création, puisqu’il est formé à l’image de Dieu (cf. Genèse 1:26-27). La conviction qu’il existe une profonde union entre la vérité et le bien, entre les yeux de l’esprit et ceux du cœur: « Ubi amor, ibi oculos », comme l’avait dit Riccardo di San Vittore (cf. "Beniamin minor," c. 13), a toujours été la caractéristique de cette vision: l’amour aide l’individu à voir. Les universités sont apparues du fait de l’amour du savoir et de la curiosité de savoir, de savoir ce que le monde est, ce que l’homme est, mais aussi d’un savoir qui mène à l’action, qui mène finalement à l’amour. Distingués invités, si on jette un rapide coup d’œil à l’« ancien » continent il est aisé d’apercevoir les défis culturels auxquels se confronte l’Europe de nos jours, puisqu’elle est cherche résolument à redécouvrir sa propre identité, qui n’est pas exclusivement économique ou politique. La question fondamentale demeure, aujourd’hui comme avant, la question anthropologique: Qu’est-ce l’homme? D’où vient-il ? Où va-t-il? Comment doit-il y aller ? Autrement dit, c’est la question de clarifier la conception de l’être humain à partir duquel on conçoit les nouveaux projets. Et vous faites bien de vous demander quel être humain, quelle image de l’homme, doit l’université servir: un individu retranché sur la défense de ses propres intérêts, une seule perspective des intérêts, une perspective matérialiste, ou une personne qui est ouverte à la solidarité avec les autres à la recherché du vrai sens de l’existence, qui doit être un sens commun qui transcende l’individuel ? Nous nous demandons aussi quel est le rapport entre l’être humain, la science et la technologie. Si aux XIXe et XXe siècles la technologie a enregistré des progrès prodigieux, le commencement du XXIe siècle a vu cela évoluer encore plus: la technologie a pris le dessus, grâce à l’informatique, sur une partie de nos processus mentaux, avec des conséquences qui concernent notre manière de réfléchir et qui peuvent affecter même notre liberté. On doit mettre en évidence avec conviction que l’être humain ne peut et ne doit aucunement être sacrifié pour le succès de la science et de la technologie. C’est la raison pour laquelle la question anthropologique occupe one importante place. Pour nous, les héritiers de la tradition humaniste fondée sur les valeurs chrétiennes, cette question doit être traitée à la lumière des principes inspirateurs de notre civilisation, ayant trouvé dans les universités européennes d’authentiques laboratoires pour la recherche et l’avancement des savoirs.

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« de la conception biblique de l’homme, l’Europe a tiré le meilleur de sa culture humaniste » faisait remarquer Jean-Paul II dans son exhortation post-synodale « Ecclesia in Europa », « et, point dernièrement, a fait évoluer la dignité de la personne en tant que sujet bénéficiant de droits aliénables » (No. 25). Ainsi, « l’Eglise », ajoute mon vénérable prédécesseur, « a contribué à la dissémination et au renforcement des valeurs qui ont rendu universelle la culture européenne » (ibid.). Mais l’homme ne peut pas se comprendre soi-même entièrement s’il ignore Dieu. C’est la raison pour laquelle, au moment où l’Europe du Troisième millénaire est en construction, la dimension religieuse de l’existence humaine ne peut pas être négligée. Ici, le rôle spécial de l’université émerge en tant qu’univers scientifique qui n’est pas uniquement limité à de différentes spécialisations: dans la situation actuelle, l’université doit aller au delà de l’enseignement ou de la formation technique ou professionnelle, qui sont des disciplines très importantes mais qui ne suffisent pas, puisqu’elle doit jouer un rôle éducatif attentif au service des nouvelles générations, puisant dans l’héritage d’idéaux et de valeurs qui ont marqué les millénaires passés. De cette manière, les universités seront en mesure d’aider l’Europe à préserver et à redécouvrir son « âme », revitalisant les racines chrétiennes qui l’ont amenée à l’existence. Mesdames et messieurs, que Dieu fasse que votre travail et vos efforts soient au bénéfice de beaucoup de jeunes gens qui sont l’espoir de l’Europe. J’accompagne ce souhait de l’assurance d’une prière spéciale pour chacun d’entre vous, et j’implore la grâce divine pour vous tous.

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LES UNIVERSITES EUROPEENNES REPONDENT AUX DEFIS DE L’EUROPE GUIDO POSSA

Dans le contexte des changements culturels et économiques rapides qui ont lieu de nos jours dans le monde, l’université européenne doit trouver sa place. Son héritage culturel historique représente une partie de sa force et de son attractivité aujourd’hui, mais elle doit aussi pouvoir s’adapter aux réalités actuelles. Le Processus de Bologne offre un forum européen qui peut aider à répondre à ces défis. Aujourd’hui, nous avons dépassé le mi-chemin vers les onze années prévues pour le commencement du Processus de Bologne de 1999, ce qui fait que les questions concernant le thème de l’héritage culturel des valeurs académiques de l’université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur soient d’un intérêt immédiat et extraordinaire.

Le point de départ doit être établi dans le contexte des plus importantes tendances historiques de nos jours. Parmi les plus essentielles on peut compter le processus de mondialisation économique dans plusieurs pays du monde. Ce processus élimine les divisions du travail établies au niveau international, plaçant les économies des pays industrialisés dans une compétition toujours croissante avec celles des pays en voie de développement, qui ont une production très intensive avec un niveau technologique inférieur. Des conséquences importantes résultent également de l’utilisation étendue de l’infrastructure de l’information et des communications, désormais disponible partout, si on ne pense qu’à la télévision et à l’Internet.

Les cultures ont été vues jusqu’ici de manière relativement isolée, ce qui a montré durant des siècles la capacité de donner aux peuples une identité, un esprit de solidarité et un sens. Aujourd’hui, elles sont soudainement entrées en contact avec des modes de vie apparemment plus attirants puisqu’ils offrent de meilleurs moyens matériaux. Dans les pays pauvres, la confusion créée par ces images accroît la motivation d’un grand nombre de citoyens à se déplacer des zones rurales vers des zones urbaines ou à émigrer vers des pays riches, ce qui provoque souvent une grande souffrance. De l’autre côté, dans les pays riches, l’accroissement de la concurrence internationale, le rythme rapide de l’expansion et le risque grandissant de la délocalisation industrielle contribuent à l’instabilité du lieu de travail et au désistement des programmes conçus pour la formation des travailleurs et le développement professionnel continu.

La mondialisation des marchés, l’accroissement de la concurrence économique, les extraordinaires efforts faits dans le domaine de la recherche, les avancements dans beaucoup de domaines scientifiques et technologiques, auxquels viennent s’ajouter des initiatives politiques d’envergure, comme l’expansion de l’Union Européenne et son intégration progressive, offrent tous ensemble la plus grande force nécessaire pour le changement de la structure productive et sociale de nos pays.

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Dans ce contexte, à l’occasion du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, l’Union Européenne s’est engagée à atteindre un objectif ambitieux: celui de devenir, au plus vite, une société continentale basée explicitement sur le savoir, avec la capacité d’être compétitive sur le marché mondial, tout en continuant de soutenir sa croissance économique et de préserver sa cohésion sociale.

Dans le cadre de ce plan ambitieux, les milliers d’universités européennes ont reçu une tâche essentielle dans le trios domaines suivants: i) la dispensation d’études supérieurs pour le nombre croissant de jeunes gens (dans certains pays, à présent, plus de 50 pour cent des jeunes du segment d’âge de collège sont inscrits dans l’enseignement supérieur); ii) la recherche scientifique et appliquée à tous les niveaux; et iii) la formation professionnelle et l’enseignement continu au lieu de travail. Dans ce milieu complexe et en rapide changement, la sélection des savoirs et des valeurs censées être passées aux jeunes, afin de mieux les préparer à affronter les défis de l’avenir, représente une responsabilité éducative majeure. Il est nécessaire de savoir lorsqu’il faut s’adapter et, dans certains cas, changer, tout en préservant ce qui est essentiel. Il sera déterminé, à travers un tel modèle d’éducation, basé sur un partage honnête et ouvert entre les générations, la continuité et le développement du réseau social européen ainsi que la protection des valeurs européennes.

D’un côté, le riche héritage des traditions gréco-romaine et judéo-chrétienne qui ont contribué à la construction de la culture européenne demeure une partie intégrale de son identité. De l’autre côté, il y a aussi des richesses vastes issues des innombrables disciplines scientifiques et développements techniques, surtout durant les deux dernières décennies, pour ne pas mentionner les plus récentes avancées dans différents domaines, comme les biosciences et la microélectronique.

Pour remplir sa mission dans le domaine de l’enseignement supérieur, l’université européenne doit réussir à réunir les éléments fondamentaux de cet héritage extraordinaire, tout en restant fidèle à la conviction du rapport essentiel entre les savoirs et les valeurs qui a toujours été présent durant son histoire millénaire, qui est implicite au terme même d’« université ». De cette manière, le savoir professionnel, tout en étant influencé par la compétitivité technologique et économique, sera transmis à nos jeunes gens, demeurant parfaitement ancré dans ses fondations méthodologiques et éthiques. Les éléments fondamentaux de cet héritage incluent, avant toute chose, l’inviolable respect pour la vérité, une conscience profonde de la dignité de la personne humaine, l’amour de la liberté, la poursuite de la justice, un esprit de solidarité sociale (qui, en dernier lieu, respecte tous les citoyens du monde), la protection de l’environnement, et le respect pour les générations futures.

Dans un monde caractérisé par une prolifération intense des nouvelles informations, accessibles par le moyen des journaux scientifiques, des brevets, des produits originaux, des processus innovateurs et des nouveaux services, les universités jouent un rôle important dans la protection, le développement et la promotion de l’identité et de la culture nationale. L’Italie, par exemple, avec seulement un peu moins d’un pour cent de la population mondiale, est responsable pour la production de presque quatre pour cent des publications mondiales et un pour cent des brevets pour de nouveaux produits au niveau mondial. Les universités italiennes, cependant, doivent pouvoir s’approprier immédiatement toutes les méthodes de création de nouveaux savoirs développées à travers le monde, et de mettre à jour les processus éducatifs concernés. En outre, puisque le langage a un énorme pouvoir de

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création de l’identité d’un peuple, les universités doivent être capables de traduire et d’intégrer les nouveaux mots, les nouvelles expressions et phraséologies inévitablement liées à la formulation de nouveaux savoirs. Au-delà de ces défis généraux, l’université européenne a reçu l’importante tâche d’attirer des étudiants non-européens.

Il n’y a point de doute concernant l’attractivité potentielle des universités européennes, du fait de leurs laboratoires et départements bénéficiant de hauts standards académiques. D’un grand intérêt pour des étudiants internationaux sont les modèles européens de relations sociales, politiques et internationales, établis et enrichis durant des siècles d’événements historiques complexes, à plusieurs égards uniques dans le monde. De l’autre côté, pour beaucoup de pays européens, l’Italie entre autres, il existe toujours une barrière linguistique. Toutefois, il n’y a point d’hésitation au sujet de la nécessité de développer l’accessibilité éducationnelle en Europe pour les étudiants d’autres pays.

On espère sincèrement que la discussion de ces thèmes sera utile pour l’avancement du Processus de Bologne vers la convergence des structures universitaires dans les pays européens.

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COMMENT DEFINIR LES PRINCIPES DE L’HERITAGE CULTUREL DANS L’ESPACE EUROPEEN DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR VLADIMIR FILIPPOV

Pourquoi sont-elles la définition et la compréhension de l’héritage culturel dans l’Espace européen de l’enseignement supérieur si importantes, et comment s’inscrit ce dernier dans l’enseignement supérieur en Europe et dans le cadre du Processus de Bologne ? L’article suivant examine ces questions, et fait appel à une meilleure compréhension de cet héritage culturel spécifique.

Il est important que notre héritage culturel soit accessible et profitable pour tous les acteurs concernés des systèmes d’enseignement supérieur d’Europe: les ministres de l’éducation, les recteurs et les présidents d’universités, et certainement les étudiants, mais pourquoi le sujet de l’héritage culturel européen dans l’enseignement supérieur a-t-il gagné une telle importance et pourquoi est-il si complexe ? Pour commencer à répondre à cette question il s’impose de préciser où on est avec le Processus de Bologne, où on était au point de départ en 1999, et où on veut être en 2010.

Les principaux problèmes de nos jours ne sont pas en rapport avec la formulation des buts finaux du Processus de Bologne, parce que ceux-ci ont déjà été bien définis (un système d’enseignement supérieur à plusieurs niveaux, un système de crédits, l’assurance de la qualité au niveau national et de l’université, etc.), même si certains détails importants restent encore à définir. Il est normal qu’il y ait des problèmes et de difficultés, voir des obstacles dans l’accomplissement des buts et des objectifs de Bologne, mais la responsabilité de les dépasser relève principalement de la responsabilité de chaque Etat et de chaque université.

Les problèmes auxquels se confronte l’enseignement supérieur en Europe aujourd’hui sont toutefois d’ordre stratégique. Il s’impose de nos jours de définir des solutions stratégiques pour l’Espace européen de l’enseignement supérieur, qui puissent être employées non seulement par les pays signataires du Processus de Bologne, mais aussi par des universités qui cherchent à mettre en œuvre les objectifs du Processus de Bologne.

Pourquoi ne sommes-nous qu’au stade de la recherche de réponses à des questions fondamentales d’ordre stratégique ? Il est évident que cela a été le résultat de l’impossibilité de comprendre entièrement d’où on partait au commencement du Processus de Bologne en 1999. Pour cette raison, il s’impose de retourner au point de départ et de mieux formuler ce que nous voulons changer et ce que nous voulons défendre en tant que « héritage culturel ».

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Le terme de « héritage culturel » est en fait une notion assez vague ou générale, et on ferait probablement mieux d’être précis et de parler d’un « héritage culturel dans les termes de l’Espace européen de l’enseignement supérieur ». L’héritage culturel dans d’autres domaines de la civilisation est probablement plus facilement définissable et évident, par exemple, dans les Beaux-arts ou la sculpture, avec leurs formes concrètes. Ainsi, il serait faux de parler de formes d’enseignement supérieur lorsqu’on tente d’évaluer l’héritage européen dans ce domaine. Un des principes fondamentaux de l’héritage européen dans l’enseignement supérieur est le principe de l’accessibilité. Dans le contexte de l’Education tout au long de la vie et des progrès connus par les technologies de l’information, l’accomplissement du principe de l’accessibilité a conduit à de nouvelles formes et structures, et parfois à de nouveaux types d’établissements d’enseignement supérieur qui diffèrent des universités classiques typiques.

Il est très important de définir les principes qui forment la base de l’héritage culturel de l’enseignement supérieur. Le principe de l’autonomie académique demeure un des fondements de l’enseignement supérieur moderne, non seulement en Europe mais dans des établissements du monde entier, et toutefois il est probablement nécessaire à présent de réaffirmer et de clarifier la signification du principe de l’autonomie académique, pour l’université en tant qu’établissement d’enseignement supérieur, pour les enseignants qui y travaillent et les étudiants qui y étudient.

Il s’impose aujourd’hui, peut-être plus que jamais, non seulement de formuler des principes fondamentaux de l’héritage culturel européen pour tous les systèmes européens d’enseignement supérieur, mais aussi de rendre ces principes de l’héritage culturel dans le domaine de l’enseignement supérieur plus concrets, d’une manière compréhensible pour les universités, les enseignants et les étudiants.

Le contexte de l’héritage culturel devrait être examiné de différents points de vue et devrait tenir compte du cas spécifique de l’enseignement supérieur, et pas seulement de l’enseignement en général. L’héritage culturel dépend du temps, qui est évident et peut-être même notre objectif, mais il est aussi certain que la compréhension de l’héritage culturel dépend aussi des lieux et de la manière dont il diffère d’un lieu à un autre en Europe. Une telle compréhension peut contribuer à la création d’une attitude concernant l’héritage culturel pour et avec les universités, les enseignants et les étudiants de la région européenne.

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L’HERITAGE CULTUREL EUROPEEN QUI NOUS INTERPELLE CARDINAL ZENON GROCHOLEWSKI

Cet article présente les racines historiques de l’université européenne, suivant l’exemple des pratiques de l’université médiévale qui étaient axées sur trois types d’exercices et d’écrits, qui étaient premièrement et principalement trois grands types de rapports avec le savoir: lectio, quæstio et summa.

Lectio et translatio studii: la relation entre ancien et nouveau La lectio médiévale (Chenu, 1954)2 se présentait comme le moyen d'acquisition de la science par l'étude des textes d'un maître dans un domaine donné: par exemple, le Canon d'Avicenne en médecine ou le De inventione de Cicéron en rhétorique. Autrement dit, l'Université s'inscrivait dans une tradition dont elle s'estimait héritière et qu'elle se faisait un devoir de transmettre, non pas passivement, mais activement. La transculturalité caractérise la philosophie médiévale et la transmission des études en est le principe organisateur (Libéra, 1993)3. Plus encore, par la translatio studiorum, l'Université constitue un des maillons les plus sensibles et les plus importants – décisif pour n’importe quelle société – articulant la relation entre l'ancien et le nouveau.

L'Université a hérité cette dynamique de la Bible judéo-chrétienne. La Bible est traversée par un mouvement non seulement historique qui va du passé vers le futur, mais est animée par une différence palpable, unique dans les livres fondateurs, entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Située entre conservatisme et révolution permanente, la foi chrétienne présente le Christ non seulement comme quelqu’un de radicalement nouveau, mais aussi comme celui qui est venu accomplir les promesses des anciens. Irénée de Lyon, l'un des premiers penseurs chrétiens, l'a dit en une parole saisissante: « Omnem novitatem attulit semetipsum afferens, qui fuerat annuntiatus: Il a apporté toute nouveauté, en apportant sa propre personne, qui avait été annoncée » (Contre les Hérésies).

Or, cette fine articulation entre l’ancien et le nouveau constitue l’une des caractéristiques de l'Europe; elle est aussi au cœur des questions sur l'Université européenne du début du troisième millénaire. Aujourd'hui, bien des pays de notre continent sont menacés par le risque d'une rupture avec leurs racines, ce que l'on appelle une « détraditionalisation ». Certes, nous n'avons jamais autant parlé de patrimoine, ni connu une telle inflation de commémorations en tous genres; mais cette mémoire volontariste s'accompagne d'une mise au musée de notre passé. En effet, il existe toujours un risque de fossilisation ou de nostalgie. Le passé, à travers sa nature même, a pour 2 "Toute la pédagogie médiévale est à la base de lecture de textes, et la scolastique universitaire institutionnalise et amplifie ce type de travail". 3 Elle consiste en un "mouvement de transmission et de réactivation permanentes qui, de centres en centres et de siècles en siècles, a permis à la philosophie de survivre à ses morts successives".

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mission d'être dépassé; mais on ne le dépasse véritablement jamais autrement qu'en l’assumant.

Telle est la première question que j'aimerais poser: comment nos Universités européennes peuvent-elles être attirantes en vivant de ce passage de l'ancien au nouveau et en honorant la lectio et la translatio studii?

Quæstio et disputatio: la capacité à questionner Très rapidement, il est apparu aux toutes premières Universités que l'exercice de la lectio ne suffisait pas. En effet, le texte lu et commenté présente toujours des expressions vagues qui demandent des précisions, ou bien fait l’objet d’interprétations différentes. Et c'est là qu'intervient le second exercice de raisonnement qui est au cœur de l'Université médiévale, la quæstio. Et bientôt celle-ci va se détacher du texte commenté, donnant lieu à un genre très proche, la disputatio. Cette « autonomie littéraire est le signe extérieur de l'autonomie des démarches doctrinales et de la curiosité scientifique » (Chenu, 1954, p. 74).

Cette nouvelle dynamique est elle aussi en relation étroite avec l'un des enseignements qui est au centre de la foi chrétienne: la conversion. Dès l'origine, le christianisme a résisté au seul principe de conservation. L'un des titres de l'Empereur romain était celui de « conservateur » (« sauveur » ou « gardien »). Son tout premier devoir était de maintenir le limes face aux différents ennemis, en vue de permettre aux hommes de vivre dans la paix. Il s'est posé aux premiers chrétiens la question de donner au Christ le titre de « conservateur » pour signifier sa mission de Sauveur du monde. Mais les Pères de l'Église le trouvèrent inopportun: certes, la Pax Romana permettait d'asseoir les conditions juridiques assurant la vie chrétienne et la propagation, la mission; toutefois, elle ne pouvait définir l'essence même du message introduit par le Christ. Par conséquent, remarquait le Cardinal Ratzinger, le refus du titre de « conservateur » « mettait en évidence les limites du pur conservatisme, et renvoyait à une dimension de l'existence humaine qui déborde la charge réservée à la politique d'assurer l'ordre et la paix » (Ratzinger, 2005, p. 55).

De même, aujourd'hui, l'Université a pour mission d'introduire l'étudiant dans une véritable quæstio. En questionnant, l'intelligence atteste son autonomie; en apprenant à l'étudiant à interroger, l'Université le rend libre. Le « Sapere aude ! (Ose penser par toi-même !) » des Lumières se traduit d'abord par la capacité à questionner (Kant, 1985, p. 209). Cet esprit critique, toutefois, ne s'identifie pas à l'esprit de critique, car il est tout entier finalisé par la recherche du sens.

Nous savons combien le risque est grand que l'enseignement se réduise à la poursuite d'objectifs fonctionnels et soit guidé par la seule urgence de trouver un travail: la formation ne serait plus que la transmission d' « informations » - un « formatage ». De ce point de vue, il nous est bon de réentendre le propos de John Henry Newman qui, déjà de son temps, devait affronter la tentation de réduire le savoir à un faire: « On me demande quelle est la fin de l'enseignement universitaire […]? J'affirme que le savoir n'est pas uniquement un moyen en vue d'autre chose. Il n'est pas le préliminaire de certaines

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techniques […]. Il est une fin dans laquelle on se repose et qu'on poursuit pour elle-même »4. En essence, la « connaissance est un bien » (Robillard et Labelle, 1968).

Je poserai donc une deuxième question: comment nos Universités européennes peuvent-elles attirer en témoignant des joies d'une quête autonome et exigeante de la vérité?

Summa: la nécessité d'une intégration du savoir Il me faut enfin parler et insister davantage sur le troisième exercice typique de l'institution universitaire médiévale: la Summa. Là encore, il en existe de toutes sortes: en théologie, en droit, en rhétorique, en histoire, etc. La Somme s'inscrit dans la continuité de la quæstio. Au besoin de questionnement s'est vite ajoutée la nécessité d'une intégration du savoir. De l'exigence de la mise en ordre (ordo disciplinæ) naît la Summa qui se caractérise par trois traits: la systématisation, la concision, la tendance à être complet (Glorieux, 1941, col. 2245). J'ai bien dit « tendance à la complétude »: l'universitaire du Moyen-âge sait bien que celle-ci constitue un idéal. De fait, combien de Summæ sont demeurées inachevées, à commencer par la plus célèbre, la Summa theologiæ de Thomas d'Aquin (1266-1273). En tout cas, il se dit aussi un désir de synthèse, d'intégration, englobant aussi bien le regard plus théorique (contemplatif), que celui plus pratique (action).

Là encore, cette uni-diversité qui se lit jusque dans le terme même d'Université n'est pas sans relation avec la Révélation chrétienne: le Christ se présente comme celui qui fait l'unité, notamment entre les païens et les juifs. Et cette unité de la diversité se réalise non pas abstraitement, mais concrètement dans sa personne, ainsi que l'affirme un passage d'une épître de saint Paul (Cf. Eph. 2:14-16). L'Université médiévale, dans la stabilité de son institution, abritait à la fois les sciences profanes et les sciences religieuses, et n'hésitait pas à faire dialoguer les trois grandes religions monothéistes.

a. Qui peut ignorer aujourd'hui que l'une des principales menaces du savoir est sa fragmentation? Celle-ci est d'abord le fruit d'un processus positif dont il faut savoir se réjouir: l'enrichissement considérable des connaissances et la multiplication des disciplines. Mais cette croissance se traduit aussi par une « inflation du savoir » et son émiettement. Plus encore, devant cette multiplication sans unité, le risque est grand que certains savoirs 'prennent le pouvoir'. On sait par exemple combien, depuis l'orée des temps modernes, les sciences jouissent d'un prestige tout particulier5. Et leur succès tient principalement aux techniques: les prouesses technologiques semblent refluer vers les sciences et les créditer d'une efficacité et d'une certitude à laquelle les autres disciplines – pour généraliser, « littéraires » ou humanistes – ne peuvent prétendre.

On dit souvent que l'Europe est le continent de la révolution scientifique, que c'est en son sein que les sciences ont non seulement connu l'essor que nous savons mais ont acquis leur statut épistémologique propre. Ce constat, pour être vrai, est incomplet. L'un des génies propres de l'Europe est de faire l'unité dans le respect de la diversité, ici l'unité entre les disciplines technoscientifiques et les disciplines « littéraires », entre sciences et lettres, entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse dont parlait Blaise Pascal (1623- 4 Il s’agit de la devise des Lumières. 5 Certaines disciplines ne se sont-elles pas détachées de la philosophie pour s'abriter sous ce nom tutélaire: sciences humaines et sciences sociales?

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1662). Il n'est pas inutile de rappeler que celui-ci, à qui l'on doit de nombreuses œuvres scientifiques, est aussi un des plus grands génies philosophiques français. Pour ne pas quitter ce pays, René Descartes (1596-1650) qui, dans son Discours de la méthode, fonde la méthodologie scientifique et fait de la pensée mathématique le modèle de tous les savoirs, est aussi l’un des fondateurs de la philosophie moderne.

b. Mais il faut aller plus loin. Non seulement le discours scientifique et technoscientifique ne saurait exclure les autres discours, mais il a besoin d'eux pour continuer à exister. Horkheimer (1895-1973) et Adorno (1903-1969) ont depuis longtemps montré ce qu'ils ont appelé la dialectique interne au rationalisme, c'est-à-dire le processus d' « autodestruction incessante du rationalisme » (Horkheimer et Adorno, 1944, cité par Staudinger, 1990, p. 199). Précisément, pour ces deux philosophes de l'école de Francfort, la raison qui s'autodétruit est celle qui reconnaît exclusivement pour vrai ce qu'elle peut calculer et expliquer, autrement dit une raison scientifique qui se pose comme un absolu; or, cela suppose qu'elle nie ce dont elle ne peut pas disposer ou le refoule dans le domaine du privé. Cette négation de toutes les autres disciplines rationnelles se paye tôt ou tard. Voilà pourquoi je voudrais ici plaider en faveur d'une Université qui ne fasse pas jouer le poème contre le théorème, mais entrelace les sciences avec la recherche de la sagesse.

Dans ce sens, permettez-moi de citer un discours profond et original prononcé par le Pape Jean-Paul II à Cologne devant des chercheurs et des étudiants, sur les relations entre les sciences et la foi, au tout début de son pontificat (le 15 novembre 1980).

Il part du constat suivant. On sait quelle influence la science exerce actuellement dans la culture. Mais, après une ère d'enthousiasme et d'optimisme, celle-ci semble pessimiste et sceptique à l'égard du discours scientifique. Tout d'abord, « il est devenu clair que le progrès de la civilisation n'améliore pas toujours les conditions de la vie » (Jean-Paul II, 1981, p. 25), ainsi que l'atteste par exemple le « problème écologique ». De plus, aujourd'hui, « la science est essentiellement conçue comme technique »; or, dans la technique, le critère de vérité est le succès et l'utilité. Dès lors « on tient pour connaissance ce qui mène au succès » et « une telle science ne pourra elle-même se comprendre que comme une pure fonction. L'idée de vérité devient alors une chose dont on peut se passer, et de fait on y renonce en effet plus d'une fois, expressément ». Du fait de l'influence de la science, la société et la culture se trouvent donc « pénétrées » par une tendance utilitariste et « fonctionnaliste » (Jean-Paul II, 1981, p. 27). Ainsi, la science subit aujourd'hui une véritable « crise de légitimation » et même une « crise d'orientation de l'ensemble de notre culture scientifique ». Un signe en est certaines réactions « d'hostilité contre la science ». En outre, les conquêtes de la science et de la technique ne sont-elles pas employées à rendre les guerres encore plus meurtrières? Une possible utilisation désordonnée de ces réussites ne menace-t-elle pas l'humanité entière? D'où, surtout, le risque immense d'une prolifération « des idéologies » qui « s'installent dans le vide ainsi créé ». Le discrédit de la rationalité fait les choux gras de « manifestations récentes de superstition, de déploiement des sectes, et de soi-disant religions nouvelles » (Jean-Paul II, 1981, p. 31).

Toutefois, Jean-Paul II récuse la tentation de disqualifier la science et la technique: « On ne peut pas dire que le progrès soit allé trop loin »: sciences et techniques ne peuvent pas se dérober à leur devoir de « service fraternel » envers ceux qui sont dans la détresse. Cette crise n'est pas interne à la science, mais à une certaine vision erronée de

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celle-ci et, par-delà, de la vérité. Si la culture veut «dominer cette crise », il lui faut donc « réexaminer l'expérience et la finalité de la science sous l'angle de la question du sens » (John Paul II, 1981, p. 37).

Il s'agit tout d'abord de s'interroger sur les critères permettant le juste usage de la techno science. Le principal est le suivant: "l'homme est pour lui-même, et non pas moyen pour une fin. Aussi la dignité humaine personnelle est-elle l'instance à partir de laquelle il faut juger toute application culturelle de la connaissance technoscientifique." De plus, Jean-Paul II se fait l'écho de ceux "qui refusent de se satisfaire d'une limitation immanente à la science". En effet, "c'est comme si le savoir et la recherche scientifique s'élargissaient à l'infini, mais qu'ainsi précisément ils se retournaient, de façon irrésistible, sur leurs origines" (Jean-Paul II, 1981, p. 37). Seul un principe externe permet à la science de ne pas emplir tout le champ du savoir. Enfin, si le succès est un bon "garant de la connaissance dont il résulte", on ne peut "concevoir la connaissance seulement comme une méthode" (Jean-Paul II, 1981, p. 31). Le succès est une condition parfois nécessaire, mais jamais suffisante, du savoir. Plus encore, face à l'utilitarisme et au fonctionnalisme menaçants, Jean-Paul II affirme que « la science a son propre sens et sa justification, dans la mesure où sa capacité de vérité est reconnue ». Cela ne signifie pas « qu'elle doive être, par principe, coupée de la praxis, mais que pour agir sur la praxis, elle doit être d'abord déterminée par la vérité, et donc être libre pour la vérité » (Jean-Paul II, 1981, p. 39).

Face à la question de l'éclatement du savoir et la menace d'une absolutisation de la sphère technoscientifique, les Universités européennes se souviennent de l'idéal – toujours poursuivi, jamais totalement atteint – de la Summa qui n'est autre qu’une unité de connaissances mises en dialogue avec une diversité de disciplines. À ce sujet, je souhaiterais ajouter que, dans la perspective de l'intégration du savoir, les sciences ecclésiastiques, au premier rang desquelles figurent la théologie et la philosophie chrétienne (Jean-Paul II, 1979), ont un rôle particulier à jouer.

Je poserai donc une troisième et dernière question: comment nos Universités européennes peuvent-elles être attirantes en donnant une vision intégrale et synoptique 6?

Conclusion Lectio et transmissio, quæstio et disputatio, summa sont autant d'enjeux et de défis. Autant de tensions aussi: entre ancien et nouveau, entre dépendance et liberté, entre unité et éclatement. Et derrière ces tensions, il y va de l'homme. Le penseur danois Sören Kierkegaard (1813-1855) notait combien celui-ci est unité paradoxale car il est cette « synthèse de possibilité et de nécessité » (Tisseau et Jacquet-Tisseau, 1966-1986, p. 197), de finitude et d'infini, de temps et d'éternité. « L'humain – disait-il – c'est l'intériorité cachée dans la passion absolue » (Tisseau et Jecquet-Tissaeu, 1966-1986, p. 196). Et la passion dont il parle est la passion de la vérité (Tisseau et Jecquet-Tissaeu, 1966-1986, p. 185) – cette vérité que nos Universités recherchent et tentent de communiquer.

Qui ignore le jeu de mots désormais célèbre du philosophe espagnol contemporain José Ortega y Gasset (1883-1955)? A qui s'enquérait des raisons de son retour en Europe, il répondait en jouant sur le fait que la langue castillane ne distingue pas les deux mots de

6 C'est ce que le philosophe allemand Ludwig WITTGENSTEIN appelle Übersicht.

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« continent » (l'aire géographique) et « contenant » (ce qui contient): « Europa es el unico continente que tiene un contenido. (L'Europe est le seul continent/contenant qui ait un contenu) ». Et ce contenu, qui est au cœur de l'Université, est la passion pour l'homme. Dès lors, la spécificité de la tradition européenne peut assurément être un enrichissement et un attrait pour l'humanité entière. Références « Textes newmaniens ». VI. L’Idée d’Université. Discours de 1852, V, n. 1, traduits par

Edmond Robillard et Maurice Labelle. Paris: DDB, 1968, p. 216-218, 229. CHENU, Marie-Dominique. (1954). « Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin ».

Études de philosophie médiévale XI, Chapitre 2. Paris: Vrin, p. 66-83. Contre les Hérésies, L. IV, 34, 1. GLORIEUX, P. (1941). « Sommes théologiques ». Dictionnaire de théologie catholique,

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Main: Fischer, I. JOHN PAUL II. (1981). « Speech held to honor the commemoration of the seventh

centenary of the death of Saint Albert the Great ». Coll. Réfléchir. Paris: FAC-Editions. JOHN PAUL II. (1979). Apostolic Constitution Sapientia christiana, Preamble, n. III. KANT, E. (1985). « Réponse à la question: qu’est-ce que les Lumières? », traduit par

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LIBERA, A. (1993). « La Philosophie médiévale ». Coll. Premier cycle. Paris: PUF, p. 192.

RATZINGER, J. (2005). « Visions politiques et pratiques politiques ». In: Ratzinger, Joseph, ed. L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain. Trad. Gabriel Ispérian, Saint-Maurice, Ed. Saint-Augustin, p. 55.

STAUDINGER, H. (1990). “Christentum und Aufklärung”, in Forum Katholische Theolgie, 6, p. 199.

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TISSEAU, P.-H. et JACQUET-TISSEAU, E.-M., éd. Oeuvres completes, Vol. X. Paris: L’Orante, p. 185, 196.

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L'UNIVERSITE EN TANT QU'HERITAGE CULTUREL EUROPEEN: UNE APPROCHE HISTORIQUE7 HILDE DE RIDDER-SYMOENS Le but de cette contribution est de montrer que les discussions actuelles sur le monde de l'enseignement supérieur ont souvent une longue histoire et qu'il est généralement plus aisé de comprendre des phénomènes actuels lorsqu'on connaît leurs origines. C'est la raison pour laquelle l’auteur mettra l'accent sur des faits et évolutions qui ont eu une certaine importance pour les établissements d'enseignement supérieur actuels, comme par exemple les relations avec les autorités, les influences confessionnelles, culturelles et politiques, le concept de liberté académique et la fonction sociale.

Introduction Dans l'historiographie sur les universités européennes, il faut tenir compte de plusieurs faits importants. En premier lieu, il y avait - et il y a encore dans les monographies de type commémoration - une tendance à décrire l'histoire des universités en périodes de grandeur et de déclin, qui allaient de pair avec la liberté académique. En second lieu, la conscience que l'université a de sa propre trajectoire historique et de sa place dans l'histoire joue elle aussi son rôle. Elle guide sa perception du passé, du présent et du futur. En outre, l'historien des universités appartient lui-même au monde académique. Il est difficile pour l'auteur de faire abstraction de sa vision du présent et de sa position dans le débat. Un exemple assez récent de changement drastique qui s'est opéré dans l'historiographie de l'enseignement supérieur est lié à la démocratisation et à la massification des universités dans les années soixante et soixante-dix du vingtième siècle. Elle est connue sous le nom de 'nouvelle histoire des universités', qui focalise sur l'histoire sociale (université et société) au détriment de l'histoire intellectuelle (contenu de l'enseignement et production scientifique). Le projet "A History of the University in Europe" [Une histoire de l’université en Europe], dirigé par la Conférence des Recteurs (CRE, actuellement EUA, European University Association), doit aussi être vu dans ce contexte. L'Universitas Au Moyen Âge, les trois piliers des pouvoirs étaient le studium, le sacerdotium et le regnum. La relation entre université, sacerdoce et royauté était "donnant, donnant" et

7 Il y a une quinzaine d'années, le Conseil de l'Europe a décidé d'inscrire les universités dans sa campagne "L’Europe, un patrimoine commun". L’auteur du présent article a eu l'honneur de participer comme expert aux travaux concernant "L'université en tant qu'héritage culturel européen" sous la direction efficace de Nuria Sanz et Sjur Bergan.

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parfois marquée par des rapports de force précaires et changeants. C'est le caractère spécifique, corporatiste et ecclésiastique de l'université qui est à la base de ce phénomène.

L'université est apparue au cours du douzième siècle comme une corporation, une association de personnes qui accomplissaient des tâches communes et souhaitaient défendre leurs intérêts. Les communautés de personnes ne se sont pas toutes développées jusqu'au stade de la corporation à part entière, appelée à cette époque universitas. Selon une lettre d'environ 1253 du Pape Innocent IV, deux éléments étaient nécessaires à la formation d'une universitas. Tout d'abord, il fallait une volonté commune de transformer une communitas (solidarité) en association (élément intrinsèque); ensuite, cette association devait être reconnue par le pouvoir légitime (élément externe). Ce jugement indique qu'il y avait des conflits et des incertitudes au sujet de la nature et de la reconnaissance des corporations universitaires.

Comme toutes les corporations médiévales, la communauté universitaire avait ses caractéristiques spécifiques: une terminologie propre, une concentration topographique, un sceau, des armes et des insignes, des statuts, des privilèges, des revenus et des dépenses, un conseil élu, des réunions communes, des cérémonies religieuses et profanes (messes, banquets, processions), des fonds de solidarité. Les objectifs de la corporation universitaire n'étaient pas originaux non plus: organisation du travail, aide mutuelle et défense collective contre les opposants externes, dont la population urbaine et les détenteurs du pouvoir, l'acquisition de positions de monopole dans l'exercice de professions. Pour les universitaires ce sont : procurer l'enseignement dans certaines disciplines et octroyer des grades. Pour défendre leurs intérêts, les universités disposaient d'armes puissantes, à savoir un arsenal étendu de prérogatives ou privilèges, et la bienveillance des gouvernants.

Vers le milieu du treizième siècle, ces corporations ont, par les interventions des papes, reçu un contenu canonique: le studium generale (c'est le terme qui désigne l'université au Moyen Âge) est une institution d'enseignement supérieur qui (1) est reconnue ou a été fondée par le pape, (2) dont tous les membres jouissent de tous les privilèges qui leur ont été octroyés par le pape, (3) dont les grades sont reconnus dans toute la chrétienté sur la foi du pape.

Les premières universités comme Paris, Bologne, Oxford et Cambridge ont été fondées spontanément (ex consuetudine), en dehors de l'intervention directe de toute autorité ecclésiastique ou séculière. Par après, ces corporations ont bel et bien été reconnues par ces autorités. À leur création, les universités étaient des institutions quasi ecclésiastiques, notamment parce que beaucoup d'entre elles émanaient d'écoles pré-universitaires, et que celles-ci étaient placées sous l'autorité de l'Église. Au cours d'un processus de longue durée, les universités se sont sécularisées sur le plan interne et externe, c'est-à-dire qu'aussi bien le corps estudiantin et professoral que le contenu et l'approche des matières étudiées, ainsi que la surveillance de l'institution et l'autorité exercée sur elles, se sont progressivement sécularisés. Vers 1500, on peut encore à peine parler d'institutions ecclésiastiques, même si l'Église reste présente de façon tangible.

Avec l'arrivée de la Réforme et de la Contre-réforme au seizième siècle, l'Europe est divisée en deux mondes universitaires, l'un étant plus confessionnel que l'autre. Malgré cela, les caractéristiques de base de l'université médiévale se maintiennent.

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Positions et fonctions de l'université Le lien étroit entre l'université et l'Église est facile à comprendre. Le développement des premières universités coïncide avec la progression administrative de l'Église Romaine à la fin du douzième et au début du treizième siècle. Les papes, et un peu plus tard les évêques également, vont faire des maîtres dans les arts libéraux, les théologiens et les juristes - les piliers du développement d'un appareil du pouvoir centralisé et hiérarchisé. Il est donc bien compréhensible que les grands papes juristes du douzième et du treizième siècle (Alexandre III (1159-1181), Innocent III (1198-1216), Honoré III (1216-1227), Grégoire IX (1227-1241) et Innocent IV (1243-1254)) se soient préoccupés activement de l'enseignement supérieur. Ils ont non seulement octroyé de nombreux privilèges aux jeunes institutions et à leurs membres. Ils se sont également érigés en protecteurs des studia contre les attaques des détenteurs du pouvoir séculier. Comme, selon l'Église, "le savoir est un don de Dieu et doit dès lors être accordé gratuitement à chacun", plusieurs conciles généraux (Latran III, 1179 et Latran IV, 1215) ont insisté sur une meilleure et plus large infrastructure d'enseignement pour chacun. D'autres prérogatives encore ont été octroyées par les papes, notamment en ce qui concerne l'organisation des corporations indépendantes et de la juridiction (privilegium fori), par lesquelles les jeunes universités sont soustraites à l'autorité directe des pouvoirs ecclésiastique et séculier locaux (évêques, communes).

Les papes n'ont pas seulement protégé et stimulé l'enseignement supérieur, mais ils en sont également arrivés à créer eux-mêmes de nouvelles universités sur le modèle des institutions existantes. Leur motif principal était la préservation de l'orthodoxie. C'est ainsi qu'en 1229, le pape Grégoire IX fait pression sur le comte de Toulouse pour que, dans la lutte contre les Cathares, il érige une université pour la formation de cadres orthodoxes. Ce prosélytisme religieux se heurte à une résistance considérable de la part de la population locale. L'université de Toulouse n'est devenue vraiment viable que dans les années soixante du treizième siècle, après qu'elle ait perdu son caractère de prosélytisme; elle est en fait devenue une université de droit, qui assurait la formation des élites locales. Quant à la formation de ses propres fonctionnaires papaux, la curie romaine tint à s'en occuper elle-même en fondant en 1245 une université au sein de la curie proprement dite (studium curiae). Lors de l'exil babylonien (1305-1377), le studium a suivi à Avignon. Il n'a cependant jamais connu un grand épanouissement et a été fusionné au seizième siècle avec l'université municipale de Rome (studium urbis), fondée en 1303 par le pape Boniface VIII.

Si au début les studia generalia étaient encore conçus comme des institutions supranationales qui généraient et propageaient une culture chrétienne internationale, ils ont lentement perdu cette fonction dès le treizième siècle. C'est notamment une conséquence de l'implication de la plus haute autorité séculière dans les affaires universitaires.

A partir du treizième siècle, le même schéma classique a été suivi en Europe pour la fondation des universités: des studia generalia étaient érigés à l'initiative des souverains séculiers, et une confirmation papale subséquente donnait à la nouvelle institution une plus grande autorité et une reconnaissance universelle. Les premières initiatives princières de ce genre virent le jour dans les péninsules italienne et ibérique. Aux quatorzième et quinzième siècles suivirent des fondations par les autorités séculières dans

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l'Empire Germanique, en Scandinavie et en Écosse. L'Irlande a dû attendre jusqu'en 1592 avant de disposer d'une institution propre (Trinity College Dublin).

Tout comme l'Église, les empereurs, les rois et les princes attendaient de ces créations nouvelles une aide intellectuelle et individuelle effective dans le développement et la consolidation des institutions gouvernementales contre les forces centrifuges de l'aristocratie campagnarde et de la bourgeoisie citadine. Les universités ont de plus en plus été mêlées à la politique des états territoriaux dans lesquels elles se trouvaient. Elles étaient surtout considérées comme des centres de formation pour les élites intellectuelles, politiques et administratives de ces états et mini-états, et comme des centres culturels qui apportaient rayonnement et prestige au "sage" souverain. C'est une conception qui fut encore plus puissante au cours de la Renaissance.

Les souverains territoriaux qui, aux quatorzième et quinzième siècles, ne disposaient pas encore d'une institution d'enseignement supérieur, se hâtèrent d'en fonder au moins une dans leur territoire. Dans les chartes de fondation ou autres documents, les souverains parlaient du bienfait des études et du fait que la nouvelle fondation si proche du domicile rendait ces études beaucoup meilleur marché et plus accessibles. Mais en fait, ils servaient leur propre politique. Afin de protéger leurs propres institutions, les souverains édictèrent des lois qui interdisaient à leurs sujets d'aller étudier ailleurs. Souvent, un Berufsverbot y était associé, comme dans l'Empire habsbourgeois. Seuls les diplômés de l'université "nationale" pouvaient obtenir une fonction au service de l'État. Le fait que le système n'était pas parfaitement étanche est prouvé par les nombreux étudiants qui allaient étudier à l'étranger, dans une université de qualité souvent supérieure. Une solution possible consistait, après l'achèvement des études à l'étranger, à effectuer les examens finaux à l'université locale. On pouvait également solliciter une dispense, qui était plus d'une fois accordée.

Les rois de France s'y sont pris d'une manière quelque peu différente pour accroître leur influence dans les affaires universitaires. Ils ont peu de véritables fondations universitaires à leur actif, mais ils se sont occupés intensivement des affaires intérieures des universités qu'ils avaient placées sous leur autorité. D'une part, la domestication des universités constituait une action dans leur lutte contre les papes, qui a culminé vers 1300 avec le conflit entre le roi Philippe le Bel et le pape Boniface VIII; d'autre part, cette domestication était une expression de la centralisation et de la bureaucratisation croissantes du royaume de France. Les souverains français ont d'ailleurs en cela été fortement aidés par les alumni des facultés de droit françaises, qui soutenaient la politique royale. Petit à petit, les universités - et pas seulement en France - ont perdu leur autonomie et la liberté universitaire a été sérieusement grignotée. Ainsi donc, elles se sont transformées en "institutions d'État" au service de l'idéologie qui prévalait. D'une certaine manière, ce sont les universitaires eux-mêmes qui ont introduit le cheval de Troie, surtout à partir du quinzième siècle. Les universités se sont en effet lentement "embourgeoisées", ce qui les a rendues moins capables de se défendre contre l'ingérence des autorités extérieures. Lors des révoltes contre l'ingérence et les chicanes, la communauté universitaire avait de moins en moins gain de cause.

Une des raisons en était que la communauté de professeurs et d'étudiants (universitas magistrorum et scholarum) était devenue moins solidaire et que les intérêts particuliers et parfois opposés se mettaient à primer sur les intérêts communautaires. Les gouvernements ont volontiers profité de l'affaiblissement de la solidarité, car pour mettre

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un terme aux méfaits quasi impunis des étudiants, le pouvoir séculier intervenait autant qu'il pouvait. Dans les états modernes en formation, où devaient régner la loi et l'ordre (pax et justitia), cette communauté universitaire dissolue n'était plus à sa place. Même les conflits entre ville et université, town and gown comme disent si bien les anglophones, étaient moins tolérés. Cela découlait notamment du fait que la ville était de plus en plus concernée par l'université. Ce qui est également intervenu dans ces changements, c'est la place croissante que les studia se mettaient à prendre dans la cité. Ils reçurent des bâtiments (par donations ou achats), le nombre d'étudiants augmenta fortement, les professeurs furent de plus en plus payés directement par les autorités - également par les autorités municipales. Et comme les écrits et le professionnalisme prenaient de l'ascendant au sein des administrations publiques, et aussi des administrations municipales, l'université reçut aux yeux des citadins une fonction plus réelle et un plus grand prestige.

A côté de cela, la plupart des universités étaient confrontées, à la fin du Moyen Âge, à une administration chaotique. L'immixtion des souverains était vue comme une "réformation des abus". Parmi les principaux abus dont les professeurs se rendaient coupables selon les autorités royales, il faut citer: l'extorsion d'argent des étudiants dont ils étaient financièrement dépendants, l'absentéisme, la négligence des leçons, la corruption lors des examens, le freinage des promotions, les pratiques illégales lors de l'occupation des chaires. La jalousie et la lutte autour des nominations ont fait en sorte qu'à la fin du quinzième et au seizième siècle, de nombreuses attributions de chaires universitaires en France ont été disputées devant le Parlement de Paris. Selon les conseillers de cette cour suprême, c'est l'inconduite des professeurs qui était cause, chez les étudiants, des excès et du manque de sérieux aux études. D'abord s'occuper du corps professoral, et les étudiants suivront bien: tel était le jugement des réformateurs. Il ne faut donc pas non plus s'étonner que les souverains qui voulaient la loi et l'ordre dans leur royaume se soient mis à intervenir effectivement. Signification politique et sociale L'alliance entre studium et sacerdotium, et entre studium et regnum, a, au Moyen Âge, conféré à l'université et à ses alumni une signification politique et un prestige qui n'ont plus jamais été égalés par la suite, et qui ont aussi fort bien profité à la communauté universitaire. Elle en a été richement récompensée par toutes sortes de privilèges qui sont à la base des libertés académiques si jalousement gardées jusqu'à nos jours.

Les professeurs ont participé de deux façons à la vie politique: par leur engagement personnel et par leurs écrits. Les universitaires ont introduit dans la lutte de nouvelles techniques, qui devaient progressivement remplacer le cliquetis des armes. La rhétorique et la dialectique, combinées à tout un arsenal de recours et de sophismes, sont les nouvelles armes. Dans les conflits sans cesse répétés entre l'Église et l'État, les doctes juristes menaient la lutte pour les deux parties. Avec les mêmes armes, ils s'efforçaient d'atteindre des objectifs opposés. Ce qui déjà était une raison suffisante pour les puissants de s'entourer de jurisconsultes, versés dans le droit romain (impérial) et le droit canon, qui avaient souvent quelques années d'expérience professorale derrière le dos et étaient particulièrement bien exercés à la scolastique. Je pourrais donner ici de très nombreux exemples, mais cela nous entraînerait trop loin.

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Ce qu'il faut toutefois dire, c'est que l'influence des universités, et en particulier celle de Paris, n'a jamais été aussi grande sur l'Église Latine que pendant le Schisme d'Occident (1378-1429), les conciles généraux de la fin du quatorzième et la première moitié du quinzième siècle (1378-1449). La présence de professeurs d'université aux réunions était particulièrement importante, jusqu'au tiers de tous les participants. Les professeurs ont élaboré toutes sortes de schémas pour mettre fin aux conflits et rivalités au sein de l'Église et ils se sont engagés activement, notamment pour la défense du conciliarisme. Le fait que les universitaires ne soient pas sortis vainqueurs du combat a miné leur confiance et les a poussés à se retirer à l'abri des murs de leur institution et de leur cabinet de travail. Plus tard également, des professeurs d'université se sont encore mêlés à des controverses, mais plus jamais à une telle échelle. Ce fut leur dernière grande et massive apparition sur le forum politique. Un ordre nouveau L'époque turbulente de la réforme et de la contre-réforme a changé l'ensemble de la chrétienté en un conglomérat d'états s'efforçant d'obtenir l'indépendance, sur des toiles de fond religieuses assez variables. Dans le nouveau concept d'état dominait l'idée: un état, un souverain, une religion. L'adage formulé en 1555 à Augsbourg: cujus regio, ejus est religio, ou "telle région, telle religion" fut généralement appliqué en Europe. Les universités aussi tombaient sous cette application. Dans les pays où le souverain était pour la réforme, l'université a changé de tendance. Aux Pays-Bas septentrionaux les universités ont été obligées de devenir calvinistes, dans les pays nordiques les institutions sont devenues luthériennes, en Angleterre l'anglicanisme est devenu la religion officielle. Dans l'Empire allemand, selon le choix du prince local, l'université s'est prononcée pour le catholicisme, le calvinisme ou le luthéranisme.

Dans ce processus de confessionnalisation, l'Église et l'État cherchaient conjointement appui auprès des universités. On attendait en effet de leurs professeurs qu'ils produisent ou tout au moins dispensent un savoir orthodoxe et qu'ils élaborent des légitimations pour les aspirations des souverains et de l'Église. A côté de cela, les facultés de théologie, surtout, devaient exercer une fonction de censeur vis-à-vis de la pensée et des mœurs. La religion et l'enseignement avaient en effet pour tâche importante de discipliner les sujets. Et, bien entendu, les universités devaient pourvoir à la formation professionnelle des cadres intellectuels pour l'Église et l'État, dans la "juste" idéologie politique et religieuse. Ceci implique que les autorités, tant protestantes que catholiques, devaient veiller à l'orthodoxie de ces institutions, qui avaient pour fonction par excellence d'établir des normes et de transmettre la culture. C'est pourquoi on veillait aussi strictement à ce que les jeunes, dans le cadre de leur pérégrination académique ou leur Grand Tour, aillent étudier uniquement dans des universités orthodoxes et autorisées. Comme nous l'avons dit, les souverains préféraient de loin qu'ils ne quittent plus le pays. On faisait également en sorte que de jeunes dissidents ne viennent pas infecter l'université. De nombreuses institutions exigeaient un serment d'orthodoxie lors de l'immatriculation ou de la promotion. Ce ne sont que les universités situées dans des Républiques mercantiles qui ont plus ou moins pu échapper à ces exigences doctrinaires, comme les universités des Pays-Bas septentrionaux, aussi appelés République des Provinces-Unies, et l'Université de Padoue dans la République de Venise. Là, les

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étudiants calvinistes, catholiques, orthodoxes, anglicans, luthériens et juifs se côtoyaient sans problèmes manifestes.

A côté de cela, de nombreuses nouvelles universités ont été fondées, toutes dans le but de soutenir l'État et l'Église. Dans la plupart des pays catholiques, les jésuites ont joué un rôle déterminant dans le retour de l'enseignement supérieur dans la zone d'influence de l'église catholique romaine. En vertu d'un privilège papal, ils ont exigé le droit d'ériger partout des collèges pour les humanités, la philosophie et la théologie, et d'accorder des grades universitaires là où l'université existante refusait de dispenser un enseignement gratuit. Ils sont ainsi entrés en conflit avec plus d'une université qui possédait dans son pays un monopole d'enseignement. C'était par exemple le cas de Louvain dans les Pays-Bas méridionaux. Dans la plupart des pays, cependant, les jésuites ont pu s'établir fermement, malgré les protestations d'anciennes universités comme celles de France, où une ligue anti-jésuite s'est formée. Ils ont été soutenus dans leurs aspirations par les souverains qui voulaient recatholiciser leur pays, ou tout au moins le laver de la souillure protestante. Les principales caractéristiques de l'enseignement supérieur jésuitique étaient les suivantes: une attention presque exclusive pour les humanités, la philosophie et la théologie, et une négligence des sciences médicales et exactes; des programmes uniformes et rationalisés qui étaient élaborés en une ratio studiorum; des manuels uniformes, rédigés par des membres de l'ordre; des professeurs compétents et permutant continuellement, recrutés dans la Société même. Dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, les universités jésuitiques formaient un obstacle à la "modernisation" de l'enseignement supérieur. Elles ne cadraient pas - et ne souhaitaient pas non plus cadrer - avec les nouveaux concepts de l'université éclairée.

En effet, le rapport entre le savoir et l'institution scolaire était en train de changer. Les structures scolaires avaient des difficultés à s'adapter aux savoirs pratiques, qui devinrent de plus en plus importants aux dix-septième et dix-huitième siècles. Dans l'université classique aux quatre facultés, arts libéraux, théologie, droit et médecine, il n'était pas facile d'intégrer les sciences nouvelles. Si la chimie trouvait encore une place dans la faculté des arts ou de médecine, et l'économie politique dans la faculté de droit, ce n'était pas le cas pour les sciences vétérinaires, les beaux-arts, l'architecture, l'obstétrique, pour n'en citer que quelques-unes. La solution était de créer des nouvelles institutions, généralement gérées par l'État, et adaptées aux besoins de la société.

Cette rigidité des structures universitaires fut largement compensée par la participation active d'autres acteurs que les professeurs et étudiants, dans le monde du savoir. Certes, professeurs et étudiants restent le noyau de l'enseignement supérieur, mais ils sont secondés par un nouveau groupe social qui émerge à la Renaissance: les intellectuels, membres des professions intellectuelles et libérales, aristocrates et bourgeois vivant de leurs rentes, ecclésiastiques bénéficiers qui sont libres de se consacrer aux lettres et aux sciences. Grâce à une diffusion plus large de l'enseignement secondaire et tertiaire, des hommes (et femmes en petit nombre) ont appris à raisonner en autonomie et à se former eux-mêmes une opinion, à œuvrer en toute indépendance avec les instruments méthodiques et scientifiques dont la majorité d'entre eux ont été dotés par l'université. Ces membres de la République virtuelle des Lettres se rencontraient dans les universités, les cours princières laïques et ecclésiastiques, les sociétés savantes et littéraires. Des institutions alternatives ont été créées, non pour remplacer les universités traditionnelles mais pour les suppléer. Tout un réseau d'académies, d'écoles illustres et

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d'écoles professionnelles a été mis sur pied dans l'Europe entière, bien entendu à de grands intervalles dans le temps et l'espace. Des paradigmes nouveaux Avec la suppression de l'Ordre de Jésus dans les années 1770, les souverains catholiques ont eu la possibilité de réformer les universités existantes ou de créer de nouvelles institutions selon le concept éclairé d'université: laïcisée, plus scientifique, adaptée sur le plan didactique et socialement utile. En Allemagne, ce nouveau modèle a été partiellement concrétisé dans les nouvelles fondations de Halle (1694) et Göttingen (1737), et davantage élaboré à l'Université de Berlin, en 1810, par Wilhelm von Humboldt. La formation des jeunes à des hautes charges au service de l'état et de l'église devait reposer sur une solide base scientifique. La science et l'enseignement devaient aller de pair, et se déployer dans la plus grande liberté. En même temps, l'université devait être un établissement de valeurs morales et de culture générale, une Alma Mater réunissant toutes les disciplines sans chercher à dispenser un semblant de formation professionnelle.

On s'accorde généralement à dire que la fondation de l'université berlinoise a inauguré une ère nouvelle dans l'histoire de l'université. En France, les révolutionnaires n'ont pas attendu aussi longtemps. En septembre 1793, la Convention décida d'abolir toutes les universités sur le territoire français. "Ce ne sont pas des savants qu'il nous faut, ce sont des hommes libres et dignes de l'être. Il faut chasser l'aristocratie et la barbarie." C'est ainsi que les révolutionnaires français mirent fin à 600 ans de vie universitaire. La raison de ces propos peu flatteurs était également en rapport avec la fonction que la plupart des universités avaient reçue aux temps nouveaux. Selon les révolutionnaires, les universités avaient dégénéré en fabriques de diplômes qui offraient à la jeunesse de l'élite sociale les qualifications exigées à des conditions élevées sur le plan financier et social, mais basses sur le plan intellectuel. Et il fallait effectivement un diplôme pour certaines carrières. Pour les révolutionnaires, cependant, ces institutions n'étaient d'aucune utilité pour le progrès.

Il est bien vrai que l'université avait, à la fin de l'ancien régime, une autre fonction qu'au Moyen Âge ou à la Renaissance ou de nos jours. Ces institutions n'avaient pas de mission scientifique. Leur tâche consistait à propager avec un certain retard les nouvelles découvertes scientifiques via l'enseignement. Je dis bien avec un certain retard, car la plupart des institutions n'étaient pas si avides de "nouveautés". En outre, l'université devait délivrer des diplômes dont l'effet civil s'était constamment élargi depuis la fin du Moyen Âge. Ensuite, l'université avait une importante tâche sociale. Les postes ecclésiastiques et séculiers de haut niveau requérant un grade universitaire étaient, à la fin de l'Ancien Régime, presque exclusivement réservés à une élite sociale limitée, dont les membres avaient entre eux de nombreux liens de parenté. Dans les universités, académies et écoles illustres, les élites futures étaient socialisées et endoctrinées dans les valeurs et normes politiques, sociales et morales en vigueur. L'université était également un élément important dans la formation de réseaux.

Sous l'influence des Lumières, comme déjà dit, les universités ont rompu avec ce modèle. Les révolutionnaires français ont mis sur pied tout un système d'enseignement et d'apprentissage professionnel et utilitaire. Il a inspiré d'autres pays à développer une infrastructure d'enseignement supérieur professionnel. D'un autre côté, les idées

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éducatives et volontaristes allemandes ont trouvé des adhérents dans le monde entier, à un degré tel qu'elles ont manié et modelé les universités des dix-neuvième et vingtième siècles.

Aujourd'hui, les universités sont arrivées à un nouveau stade de leur existence. Bildung, Lehr- und Lernfreiheit, libertés académiques et objectifs d'ordre religieux, politique, éthique ou social sont surpassés par l'université-entreprise soumise au marché de l'emploi, par les relations contractuelles entre le professeur-producteur et l'étudiant-consommateur, chacun avec ses droits et devoirs bien précis, et avec enseignement et recherche thématique, fonctionnelle, utilitaire et appliquée. Nous sommes loin des deux principes sur lesquels repose le modèle universitaire conçu par Humboldt: la liberté du savoir et l'autonomie du corps enseignant. Mais les esprits éclairés du dix-huitième siècle pourraient se retrouver dans les discours actuels.

Une bonne connaissance de son passé, de ses points forts et faibles, de ses idéals, valeurs et réalisations doit mettre en valeur la contribution des universités à la formation d'un espace européen uni et démocratique. Il est à noter que les universités, comme corporations, s'inscrivent complètement dans le débat actuel sur la société civile mené par sociologues et historiens. Sans vouloir entrer dans ce débat, je voudrais seulement signaler que les universités, comme la plupart des corporations médiévales et modernes, avaient des structures horizontales dans une société verticale d'ordres et de classes. Cela implique que des intellectuels d'origines sociales différentes se côtoyaient et discutaient entre autres de culture, de religion et de politique. Ils participaient collégialement à la gestion et à l'administration de toutes sortes d'associations universitaires et apprenaient ainsi les jeux et enjeux du processus de décision démocratique. On peut se demander dans quelle mesure le déclin de l'esprit de corps dans le monde académique pendant le demi-siècle passé a pu et peut nuire à ce processus d'apprentissage de la civilité.

En outre, on perçoit qu'il existait une tension continuelle entre le savoir, l'institution scolaire et les besoins sociaux. Tantôt, les rapports se faisaient plus harmonieux, tantôt, l'université s'adaptant trop peu, on assistait à la création de nouvelles formes d'institutions scolaires mieux adaptées à la diffusion des savoirs utiles à la société.

Trouver un équilibre entre continuité et changement, voilà le grand défi qu'ont rencontré les universités tout au long de leur longue histoire. En raison de leur structure corporatiste, les universités étaient et sont des institutions conservatrices. Mais, d'autre part, elles ont montré suffisamment de flexibilité et de capacité d'adaptation pour survivre aux nombreuses dépressions et crises. Elles ont su s'adapter aux exigences d'une société sans cesse mouvante et de maîtres parfois volatils. Le fait que les réformes académiques ont été le plus souvent imposées de l'extérieur est une des caractéristiques importantes dans la relation entre l'université et le pouvoir, et aussi une de ses faiblesses. Une bonne connaissance de la valeur du patrimoine matériel et immatériel des universités et de la République des Lettres, aussi bien chez les membres de la communauté académique que chez le grand public, aide à porter un jugement nuancé sur les valeurs et faiblesses des institutions d'enseignement supérieur et, dès lors, sur les directions à suivre.

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LES HORIZONS AXIOLOGIQUES DE L’IDENTITE EUROPEENNE ET LEUR IMPACT SUR L’UNIVERSITE JÓZEF ŻYCIŃSKI

La communauté axiologique européenne, décrite par le passé comme Christianitas, a uni la pensée rationnelle de la Grèce antique, l’engagement des Romans dans le droit et le paradoxe de l’Évangile de l’amour, avec sa révélation ultime de la solidarité de Dieu avec l'humanité à travers le drame du Calvaire. L'article décrit le rôle formateur des universités médiévales pour l'union culturelle de l'Europe. À travers une présentation de nouveaux défis de notre ère, l'article promeut de nouveaux efforts afin de protéger l'écologie universitaire. Ces efforts devraient unir tous les membres de l'Académie qui regardent avec inquiétude l'avenir de la culture européenne et qui sont désireux de promouvoir l'humanisme dans sa version classique.

L'héritage culturel européen: son identité et ses défis

Le développement de la culture européenne a fait fusionner un héritage culturel très divers transmis à partir des Acropoles, le Capitole et le Calvaire8. La communauté de valeurs européenne (Ratzinger, 2005) qui a été décrite longtemps comme Christianitas, a uni avec soin la pensée rationnelle de la Grèce antique, l'engagement des Romans dans le droit et le paradoxe de l’Évangile de l’amour, avec sa révélation ultime de la solidarité de Dieu avec l'humanité à travers le drame du Calvaire. Au but d'un long processus d'intégration des peuples et cultures diverses, l'Europe est née, ensuite elle a réalisé son âme en acceptant les valeurs des Évangiles Chrétiennes pour donner finalement au monde, parmi beaucoup d'autres choses, l'idéal de la démocratie, la notion de droits de l'homme et l'idée d'université. Parmi les valeurs fondamentales du continent européen, il y a la dignité transcendante de l'être humain ainsi que l'importance de la raison, de la liberté, de la démocratie, de l'État de droit et de la séparation de l'Église et de l'État (Ecclesia in Europa, 2003, 109).

Horizons axiologiques de l'identité européenne

Pendant son discours au siège de la Communauté Économique Européenne (l'ancienne Communauté Européenne) à Bruxelles, en Mai 1985, pape Jean Paul II a décrit les fondements culturels de l'Europe contemporaine et a indiqué les valeurs suivantes comme étant très significatives pour la tradition européenne :

8 Lorsqu'il décrivait en détail le rôle des cultures spécifiques, Jean Paul II parlait des contributions du peuple Celte ainsi que des contributions des mondes germanique, slave, finno-ougrien, hébreu et musulman (Ecclesia in Europa, 2003, n. 19).

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i. une manière de comprendre l'homme qui reconnaît la valeur centrale et incomparable de chaque être humain ;

ii. une appréciation à la fois pour la raison et la science qui soutiennent les efforts humains de construire un monde plus juste;

iii. une croyance dans l'importance de l'histoire et dans la possibilité du progrès futur, malgré des conditions particulières de manque de sens ou des expériences de la violence;

iv. un universalisme culturel et axiologique qui libère les nations individuelles du complexe d'infériorité de la province et qui leur donne le sentiment d'appartenir à la famille européenne des nations.

Parmi ces valeurs, une réussite spéciale de la culture européenne est l'expansion d'un humanisme qui reconnaît la valeur inaliénable de l'être humain. Il est évident sans doute que la doctrine de la Trinité, la relation réciproque entre une substance divine et les trois personnes distinctes en Dieu (Sanna, 1991) ou la croyance dans la rédemption de l'homme par Jésus Christ, parmi d'autres enseignements chrétiens, a joué un rôle inspirateur dans la compréhension du concept de la personne à l'intérieur de cet humanisme. Une des conséquences a été la défense des droits de l'homme. Pour pouvoir reconnaître le caractère inaliénable de ces droits, il faut d'abord reconnaître certaines valeurs fondamentales et objectives qui ne relèvent pas de la volonté du législateur.

Les propositions adoptées comme le fondement culturel et axiologique de l'Europe n'étaient pas du tout évidents. Cela suffit de songer aux déclarations contemporaines sur la mort de l'être humain, à l'anti-intellectualisme prédominant, la substitution du pragmatisme avec la réflexion théorique et les fausses anthropologies qui questionnaient le concept central de la dignité humaine. Dans le même contexte, pourtant, ce qui est encore plus notable est l'approche rationnelle typiquement européenne qui a réussi à rejeter les stéréotypes antérieurs et qui a cherché des modèles radicalement nouveaux, ce qui a été crucial à l'avancement de la culture européenne. L'alternative à la passion intellectuelle empruntée par le Christianisme aux Grecs est l'indifférence aux problèmes théoriques dépourvus de toute application concrète et pratique. Une telle attitude a été décrite par Agatharchide de Cnide dans son exposé sur la société ichtyophage. Ses protagonistes, dépourvus de tout intérêt ou passion intellectuelle sont ainsi caractérisés : « étant donné qu'ils ne désirent pas le pouvoir, ils ne connaissent pas l'ambition ou la rivalité malheureuse. Ils ont besoin de si peu et ils souffrent si peu. Personne d'entre eux n'a peur de l'inconnu » [ma traduction] (Malinowski, 2005). Cela étant, comment est-ce-qu'on pourrait décrire notre culture si on perdait l'intérêt pour le sens de l'histoire et le mystère de la transcendance, si la passion intellectuelle et la quête de la perfection spirituelle ne modelaient plus l'horizon de nos démarches?

La naissance de l'Europe À l'époque du déclin de l'Empire Roman en Occident, les Romans et les ainsi-nommés barbares se sont mélangés au niveau ethnique, pourtant, la naissance de l'Europe s'est en effet développée suivant au moins trois grandes lignes (Pomian, 2004). Au niveau de la culture, ce développement s'est concrétisé par l'adoption de la foi chrétienne, l'emploi de la langue latine et l'appréciation des héritages culturels et littéraires des différents peuples

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intégrés à l'Empire. Ce processus long et complexe a englobé l'esprit européen en entier, à partir des principes moraux jusqu'à l'architecture. La cathédrale est ainsi devenue un symbole empirique de l'ordre divin et, en même temps, l'incarnation des aspirations européennes. D'ailleurs, c'était la cathédrale qui a été la source d'inspiration pour les établissements culturels européens fondamentaux comme l'université, la bibliothèque, le musée et le théâtre (Pasierb, 2005).

Un rôle significatif dans la fondation de cette nouvelle culture a été celui de l'éducation des élites qui a ensuite modelé l'aspect spirituel d'une ère nouvelle. Inspiré par le moto bénédictin « ora et labora » qui associait le travail et la prière, cette formation était assurée surtout dans les écoles monastiques. La même inspiration culturelle se reflétait dans d'autres signes concrets du changement apporté par le même ordre monastique : la croix, le livre et la charrue. Son influence spirituelle et intellectuelle ne peut pas être vraiment mesurée empiriquement. Il y a de forts arguments en faveur de l'assertion comme que la controverse universitaire concernant les universaux a été plus significative pour la formation de l'Europe que tous les conflits et toutes les guerres collectivement. Cette controverse concernant les universaux a créé une communauté de valeurs qui a été plus endurante que l'influence politique gagnée suite aux victoires dans tout conflit armé.

La tradition de la critique méthodologique, si chère à la culture européenne, s'est développée 700 ans avant Karl Popper avec l'apparition des polémiques scolastiques qui ont légitimé l'affirmation dogmatique des opinions basées sur la raison au détriment de celles basées uniquement sur l'autorité. Par conséquent, c'est pour cela que Pierre Duheme (1954) attache une si grande importance au décret émis en 1277 par l'évêque de Paris par lequel il condamnait 219 propositions des aristotéliciens contemporains. Dans la plupart des propositions, l'autorité de la cosmologie aristotélicienne emportait sur les données empiriques déjà connues par les chercheurs au 13ème siècle. C'est ainsi que le rejet déterminé de ces propositions a eu un impact positif sur le progrès du savoir en sapant une pratique qui ne faisait que rendre absolus les réalisations des autorités antérieures.

Le développement de la science et des universités

La Science, comprise comme les sciences naturelles modernes, est née et elle s’est développée dans la sphère de la culture européenne. Ses commencements symboliques, qui datent de l'an 1687, coïncident avec la première présentation de la physique théorique dans Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton. Malgré les nombreuses et importantes découvertes techniques et pragmatiques de Babylon, d'Egypte et de Chine, comment peut-on expliquer le fait que les autres continents n'ont pas donné leur propre Newton (Życiński, 2000) ? La réponse la plus courante est que la Chine n'a eu ni de Newton ni de Galilée ou bien d'Euclide qui ait développé un système géométrique extrêmement abstrait sans application pratique directe. Pourquoi donc, les découvertes des contemporains d'Euclide n'ont pas été suffisantes pour engendrer la science déjà à l'époque des Grecs anciens ? Pourquoi la Physique d'Aristote a-t-elle été surchargée de généralisations évidentes et de l'influence nuisible de la biologie ?

Différentes justifications pourraient être invoquées en essayant de trouver une réponse à ces questions. L'auteur est persuadé que la science ne s'est pas développée au sein des cultures égyptienne et chinoise parce que, bien que les deux cultures aient perçu

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l'importance des problèmes pratiques et concrets, elles n'ont pas su apprécier l'importance des problèmes théoriques et abstraits. Par contre, la culture de la Grèce antique tenait très chère la réflexion théorique mais elle ne s'intéressait pas aux données empiriques les considérant comme un simple jeu d'ombres dans la grotte de Platon. Cependant, dans la tradition intellectuelle européenne, une sorte de raisonnement est née qui reconnaissait à la fois la valeur de l'aspect empirique et théorique de la science, une combinaison des rapports universaux et l'intérêt pour le monde des paramètres observables qui peuvent être étudiés « avec mesure, nombre et poids » (Le livre de la sagesse, 11, 20).

Ce respect pour le savoir empirique en Europe a été principalement la conséquence du concept judéo-chrétien de la création. Dans certaines traditions religieuses et philosophiques, le processus de la création relève nécessairement de la nature même d'un dieu Créateur. Par contre, dans la tradition judéo-chrétienne, la création est un acte libre de Dieu. La nature des processus nécessaires peut être établie par une démarche rationnelle. Pour étudier un acte volontaire de création, par contre, il faut analyser les données empiriques. C'est ainsi que le Christianisme a fourni une logique pour l'étude empirique de la nature (Foster, 1973). En même temps, la liberté (dans ce cas-ci, la liberté du Dieu le Créateur) a été gravée dans l'origine même de la nouvelle science qui est née en Europe.

Afin de développer une méthode scientifique d'étude de la nature, il a fallu dépasser à la fois la méfiance de la raison et la contemplation purement poétique de la nature. Le long processus qui a abouti avec la découverte de la loi de la gravitation par Newton a requis une réflexion critique qui a montré que ni la transformation de l'eau dans du vin à Cana, ni les différentes résurrections décrites dans les Evangiles ne définissent les lois naturelles et ne peuvent servir de paradigme à la science moderne (Chenu, 1963). L'herméneutique biblique a contribué sans doute à une appréciation plus importante des rapports universaux à l'intérieur d'une étude systématique de la nature (Southern, 1977).

R.W. Southern se sert de l'Université d'Oxford du 13ème siècle en tant qu’exemple pour illustrer la profonde influence de l'Eglise sur le choix des priorités au sein des cercles universitaires. Par exemple, lorsque Robert Grosseteste est devenu évêque de Lincoln, environ 1240, il a envoyé une lettre aux autorités universitaires d'Oxford en les obligeant à allouer les lectures communales du matin plutôt à la Bible qu'aux Sentences de Pierre Lombard. Grosseteste expliquait que le matin était une période d'activité intellectuelle particulièrement vigoureuse et créative et, cela étant donné, il fallait dédier le matin aux problèmes les plus importants alors que les heures suivantes pourraient être dédiées à la réflexion sur les oeuvres de Lombard.

La genèse de la science moderne a de multiples facettes. Le réalisme cognitif, qui considère le monde naturel comme étant essentiellement compréhensible, a joué un rôle important. Comme cela a été montré d'une manière judicieuse par le physicien chinois Fang Lizhi, cette conviction constitue la différence essentielle entre la tradition européenne et les systèmes de pensée orientaux qui minimisent à la fois le rôle de la cognition humaine et la structure objective du monde naturel et qui mettent l'accent sur l'importance du mystère, de l'incertitude et de l'illusion lorsqu'ils approchent l'étude de la réalité (Lizhi, 1990). Le rapport entre la tradition européenne et la science moderne est tellement important du point de vue culturel que Georg Gadamer soutient que c'était en effet la naissance de la science moderne qui a modelé l'aspect culturel de l'Europe au sein

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de laquelle la science s'est forgée en tant que réalité culturelle autonome et dominante (Gadamer, 1992). Les valeurs universelles et la mission de l'Université Dans sa lettre de 1215 adressée à la communauté universitaire de Paris, pape Alexandre IV soulignait que l'Universitas magistrorum et scholarium réalise sa vocation en se dédiant à la recherche scientifique ainsi qu'à l'enseignement et la formation d'étudiants qui, inspirés par l'amour de la vérité, poursuivent cette recherche avec leurs professeurs (Bullarium Diplomatum, 1958). Ce qui caractérisait la mission des universités à cette époque était l'inclusion de l'étude des sujets théoriques qui étaient bien loin d'une application pratique quelconque hic et nunc dans leur recherche de la vérité. Étant donnés les besoins sociaux et culturels, les universités répondaient aux besoins pratiques qui apparaissaient surtout dans les domaines du droit et de la liturgie. En même temps, pourtant, les universités approchaient également beaucoup de problèmes théoriques bien qu'ils n'aient aucune application pratique; telle était la célèbre controverse des universaux qui illustre très bien le climat intellectuel de l'époque.

Alexandre de Roes, un chanoine de Cologne, illustre d'une manière métaphorique le rôle important de l'université dans la structure du monde médiéval (von Roes, 1958). En 1281, il décrit le monde comme un édifice dont le clergé constitue les fondations, les autorités laïques sont ses quatre murs et les autorités universitaires, le toit. C'était de ces cercles-là que les érudits sortaient et ils étaient les seuls qualifiés à servir en tant que conseillers aux rois et princes afin de maintenir la paix et la prospérité. Ce que le chanoine Alexandre a réalisé en reconnaissant le rôle important de la communauté universitaire, était en fait un appel pour remplacer le partage de l'autorité entre l'Eglise (sacerdotium) et l'Etat (imperium) avec un nouveau modèle à l'intérieur duquel la communauté universitaire était le troisième pouvoir. À part le prestige social, l'université a également modelé l'atmosphère intellectuelle offrant une réflexion sur des sujets dépourvus d'un application purement pratique tels la structure de l'univers et des critères de beauté poétique.

Différents centres universitaires au 12ème et 13ème siècle sont devenus des symboles de la compétence intellectuelle dans des différents domaines. Les étudiants qui voulaient étudier le droit dans la meilleure école étaient envoyés à Bologne ; ceux qui voulaient étudier la philosophie et la théologie essayaient à être admis dans les excellents programmes offerts à Paris alors que la médecine était le mieux enseignée à Salerno et Montpellier. En même temps, on employait des méthodes administratives pour retrouver les étudiants les plus doués qui méritaient étudier dans les universités. Dans son document Super Specula, pape Honorius III obligeait les chapitres métropolitains à envoyer leurs jeunes hommes les plus doués étudier dans des universités (Markowski, 2003). La qualité de l'enseignement des universités de Bologne et de Paris a mené, d'une part, à l'établissement de connections internationales entre les étudiants dans des pays loin l'un de l'autre et, de l'autre part, le développement des critères universitaires universels qui sont devenus rapidement une garantie d'une formation intellectuelle sérieuse. Ainsi, les université naissantes n'ont pas servi seulement les besoins immédiats du milieu contemporain mais elles ont aussi modelé une certaine formation intellectuelle

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qui franchissait les limites des traditions et communautés locales afin de construire une communauté intellectuelle qui englobait l'Europe en entier.

Le terme universitas scholarum a été employé pour la première fois dans la lettre de pape Honorius III du 26 Juin 1217. Deux années plus tard, Honorius III ordonnait que la remise des diplômes universitaires et des licentia docendi soit faite à Bologne sous la supervision de l'archidiacre local. C'était toujours à Bologne que le terme « docteur » a été employé pour la première fois pour désigner un diplôme universitaire (Sottili, 1994). Grâce aux effort concertés de la communauté universitaire et des autorités de l'Eglise, à la fin du 12ème siècle, l'école de droit de Bologne — legum Bolonia mater — était déjà un établissement où les professeurs étaient élus, où il y avait déjà un programme régulier et où la qualité de la valeur universelle du savoir enseigné et les conditions de vie des étudiants et des professeurs étaient aussi importantes (Markowski, 2003).

Il est très important de tirer des leçons de la tradition de Bologne, surtout à notre époque lorsque les processus de la mondialisation et de l'intégration européenne sont accompagnés par une transformation culturelle profonde. Lorsque nous poursuivons les buts du Processus de Bologne, nous ne devons pas nous limiter aux règlements administratifs. Il est aussi important pour l'Europe que ces délibérations assurent un témoignage minutieux de la vérité et la protection de la communauté de valeurs par la communauté universitaire. La communauté universitaire de problèmes et de valeurs Dans sa célèbre conférence du 1957, Charles P. Snow (1960) portait à l'attention de son public le fait inquiétant de l'inévitable spécialisation du savoir contemporain qui était accompagnée par le décalage accentué entre les dimensions scientifique et humaniste de la culture. Ce phénomène est devenu plus marqué pendant les 50 derniers ans lorsque les différences au sein de la culture scientifique même ont augmenté d'une manière inexorable, par exemple, entre l'embryologie et la cosmologie relativiste. Une spécialisation professionnelle de plus en plus étroite constitue un défi inévitable à la vision théorique holistique du monde et de l'homme. Elle exclue également la préoccupation universitaire pour le développement intégral de l'être humain. Le paradigme des professeurs qui n'enseignent pas seulement leur matière spécialisée mais aussi des principes moraux, la vérité de la vie et la vraie hiérarchie des valeurs est en train de disparaître du milieu universitaire. Dans les programmes pragmatiques de nos jours, il y a plus de place pour les grandes questions métaphysiques qui ont captivé les générations précédentes.

Pape Jean Paul II, en mettant l'accent sur le rôle de la « vraie sagesse » pour nos vies, dans son encyclique Fides et ratio, envisage les mêmes questions. La mesure de l'attitude sapientiale dont il parle est donnée par notre ouverture intellectuelle aux aspects philosophiques et mystiques de la réalité. On découvre ces dimensions de la vie lorsqu'on transcende le monde empirique de l'immédiat donné et lorsqu’on se pose des questions fondamentales qui concernent l'existence humaine prise dans l'ensemble: qui suis-je ?, pourquoi y a-t-il du mal ?, quel est le sens profond de la vie humaine ? Cette dimension métaphysique de la réalité nous est révélée dans la vérité, la beauté, les valeurs morales, dans l'être même, en Dieu. À travers les siècles, toutes ces questions ont inspiré les poètes et les philosophes et elles se sont matérialisées dans les chefs-d'oeuvres d'Euripide et de

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Sophocle, Lao-Zi et Ovide, Milton et Shakespeare. Il ne faut pas les rejeter vers la périphérie de nos préoccupations culturelles d'aujourd'hui, il faut initier une manière de penser qui empêchera la naissance d'une culture tronquée, atomisée et divisée.

Dans son Discours à la Quatrième Conférence Ministérielle du Processus de Bologne, le 19 Mai 2001, à Bergen, la Premier Ministre norvégien à l'époque, Kjell Magne Bondevik, remarquait que « au cours de ces dix dernières années, la religion est devenue une priorité de plus en plus importante à l'ordre du jour des politiciens » et il a également recommandé qu'« on valorise toute occasion pour en faire une partie de la solution » des problèmes politiques fondamentaux de notre époque. Après avoir donné ce conseil, il attribue une qualité similaire aux établissements universitaires : « Elles sont bâties sur des valeurs acceptées au niveau mondial et elles sont engagées dans un dialogue ouvert basé sur la confiance réciproque et l'échange de gens, d’opinions et d’idées. Les universités ont servi de pont pendant des périodes marquées par un profond désaccord au niveau international. »

Dans sa lettre adressée à George Coyne à l'occasion de la 300ème anniversaire de Principia, la publication de Newton, pape Jean Paul II soulignait la complémentarité de la science et de la religion. Lorsqu'il encourage cette approche d'interaction et de collaboration de la relation entre l'Église et la communauté scientifique, Jean Paul II souligne que « la science peut épurer la religion de l'erreur et de la superstition ; la religion peut épurer la science de l'idolâtrie et de faux absolus. Chacune peut introduire l'autre à un monde élargi (Sa Sainteté Jean Paul II, 1988). » Le dialogue interdisciplinaire entre la science et la religion peut déboucher sur l'annulation du décalage qui marque les deux cultures, v. Snow, et sur la construction d'une communauté de valeurs qui peut s'avérer particulièrement importante pour cette ère de confusion axiologique. Ces valeurs incluent une préoccupation pour la forme de l'humanisme contemporain, un témoignage de la vérité indépendamment de l'application pratique et une hiérarchie des valeurs fondamentales qui devrait constituer l'essence de l'humanisme.

Au vingtième siècle, l'écart par rapport à ces valeurs-là, écart qui a été longtemps cultivé dans les communautés universitaires de notre continent, a eu comme résultat deux guerres mondiales et la création de deux régimes totalitaires. Et ce n'était pas l'ouvrage des envahisseurs barbares venant des forêts sauvages teutoniques, au contraire, ces idées-là ont mûri au sein des cercles qui citaient Nietzsche, Hegel, Feuerbach et Heidegger et qui appréciaient la musique de Wagner et Grieg. Les tragédies d'Auschwitz et de Kolyma nous rappellent notre responsabilité particulière en ce qui concerne l'avenir de ce continent qui a connu la plus grande souffrance de l'histoire de l'humanité. La tâche des communautés universitaires, au début du troisième millénium, est de cultiver un système de valeurs comme condition nécessaire pour une évolution culturelle digne de l'Homo sapiens. La mort culturelle de l'homme ? Aujourd'hui, de plus en plus, il y a une autre déclaration qui remplace l'affirmation de Nietzsche que Dieu est mort, il s'agit de l'affirmation de la mort de l'homme signifiant que les idées de l'Illuminisme humaniste sont une grande illusion et qu’elles étaient soit brûlées dans les crématoires d'Auschwitz, soit enterrées dans les camps de travail forcé de Kolyma. Vu de cette perspective, Homo postmodernus semble être une créature tragique,

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condamnée à éviter les grandes questions de l'être et à errer sans enthousiasme dans des espaces vidés de toute vie. Auparavant, on cherchait l'unité à travers la réflexion collective alors qu'aujourd'hui, on est censé de trouver l'unité à travers une expérience de la légèreté de l'être. Spiel macht frei. André Glucksman, dans ses commentaires sur la génération '68, décrit cette attitude. Une des règles fondamentales de la société postmoderne, c'est le principe du : « Rien de ce qui est inhumain ne m'est étranger » qui introduit un nonchalant pourquoi pas ? remplaçant toute une axiologie qui mettait l'accent sur la dignité centrale à l'être humain. Par conséquent, une telle interrogation engendre une déshumanisation, la dignité humaine étant réduite au rôle de l’homme en tant que consommateur ou producteur à un niveau purement pragmatique.

Comme alternative à l'humanisme classique, la nouvelle approche, en s'inspirant des potentielles applications de la biotechnologie, offre un post humanisme ou un transhumanisme. Le terme « posthomme » désigne un être humain très développé qui perfectionnera sa nature et développera ses habilités d'une telle manière qu'il sera impossible de continuer à le considérer humain. De l'autre part, le « trans-homme » est une abréviation du terme « l'homme transitionnel » qui met l'accent sur la qualité transitionnelle de l'homme qui peut être modifié et amélioré à travers les nouvelles technologies et notamment à travers les technologies génétiques (Colson et Cameron, 2004).

Les approches classiques mettent l'accent sur la dignité de l'être humain mais, selon les propositions contemporaines, une telle position représente une sorte de chauvinisme, à savoir « l’espécisme ». L'anthropologie qui traite l'espécisme de nouvelle forme de racisme est développée par Peter Singer, Thomas H. Regan et Gregory E. Pence. Le dernier des trois auteurs, professeur de bioéthique à l'Université d'Alabama, affirme qu'il y a « une continuité depuis les primates jusqu'à l'homme. Dans un sens ultime, les hommes ne sont plus que et ils sont aussi magnifiques que des singes pleins de compassion. On sait que les babouins, les gorilles et les dauphins ont la capacité de communiquer par signes et sons... Faisant des transferts de gènes humains à ces mammifères... on peut améliorer ces mammifères dans la mesure où ils peuvent arriver à mieux communiquer et à nous dire s'ils pensent ou pas » (Pence, 1998).

De ce point de vue, la ligne qui sépare l'homme du reste de la nature vivante devient floue. Selon des études biologiques sur l'évolution de l'univers, pourtant, l'évolution cosmique dure depuis 13,7 milliards d'années alors que Homo sapiens existe seulement depuis 100.000 d'années. Donc, notre espèce existe seulement depuis 0,00073% de l'âge de l'univers. Autrement dit, l'univers a évolué sans un observateur humain pendant 99,9% de son histoire. Même si, d'une part, cela est une preuve de l'unicité humaine, de l'autre part, cela peut nous mener à croire aux suppositions pessimistes qui disent que, en ce qui concerne l'avenir, l'évolution cosmique aura lieu en absence d'un observateur humain comme c'était le cas pendant des milliards d'années dans le passé

Pourtant, il ne faut pas donner une interprétation fataliste à toutes ces prédictions. C'est de notoriété publique que les formes de vie basées sur les protéines et le carbone n'auraient pas su survivre au début de l'histoire de l'univers mais elles ont apparu seulement après des milliards d'années d'expansion de l'univers. Personne ne peut s'attendre à ce qu'il y ait de la vie humaine là où il n'y avait pas encore des planètes et des galaxies et l'espace était rempli de radiations. De même, l'avenir de notre espèce ne dépend pas de prophéties de Cassandre mais d'actions qui refléteraient notre

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responsabilité pour la civilisation. La communauté de savants de l'Université Jagiellonian de Cracovie a exprimé sa préoccupation pour les valeurs spécifiquement humaines dans son moto: Plus ratio quam vis [c'est-à-dire, plus de raison que de force]. À l'époque où la conquête et le pouvoir militaire étaient valorisés, ce principe aurait pu caractériser une aliénation des cercles universitaires adoptant une axiologie différente de l'axiologie courante qui respectait le moto plus vis quam ratio. Pourtant, rétrospectivement, le choix de ce principe nous apparaît comme une chose dont nous devons être fiers alors que les propositions pragmatiques de ses critiques nous apparaissent douteux.

L'héritage culturel et spirituel de l'Europe représente un message de l'espoir, précisément parce qu'il met l'accent sur la vérité de Jésus Christ, de Dieu-l'Homme, de Dieu incarné. Tout comme par le passé, cela peut être une réponse aux sentiments nihilistes d'aujourd'hui. À présent, l'anthropologie inspiré par la vérité de l'Incarnation se confronte à beaucoup de contre-propositions. Une telle contre-proposition est, par exemple, le pragmatisme de Richard Rorty qui pose la question: « À qui peut-on appliquer le terme dignité humaine ? ». Le néo-pragmatiste américain affirme qu'un enfant trouvé dans la forêt qui a survécu au massacre de son peuple, qui a vu les temples et les livres de son peuple être brûlés, ni possède, ni partage la dignité humaine (Rorty, 1999). Telles opinions altèrent d'une manière radicale le concept de l'être humain dans le contexte d'un humanisme basé sur la tradition judéo-chrétienne. Ecologia Academica et les limites du pragmatisme Le courent expérientiel du postmodernisme ne questionne seulement l'anthropologie classique mais il dénigre également les concepts de vérité et rationalité comme étant des reliques d'une épistémologie traditionnelle. Czeslaw Milosz rappelle qu'en 1968, ses étudiants de Berkley le traitait de fasciste parce qu'il parlait de valeurs dans ces cours. Ce questionnement des valeurs objectives est accompagné par le rejet des principes moraux inviolables. Leszek Kolakowski (1996) fait remarquer à juste titre que le pragmatisme de Rorty rende floue la distinction entre les principes qui représentent des normes morales élémentaires, par exemple, « il ne faut pas torturer des gens », et les conventions du savoir-faire comme « il faut tenir le couteau dans la main droite ». Par conséquent, il ne faut pas considérer un consensus – la convention sociale adoptée par la majorité – comme étant le critère ultime de la moralité. Si on suivait d'une manière constante telle une approche, l'antisémitisme serait mauvais, pas parce qu'il est objectivement inacceptable, mais seulement parce qu'il a été rejeté dans un référendum public par, par exemple, 51% des électeurs.

Tout aussi radicales étaient les propositions avancées par Oswald Spengler, il y a un siècle, qui, dans son Déclin de l'Occident, suggérait « la technique au lieu du lyrique ; la navigation au lieu de la peinture ; la politique au lieu de l'épistémologie » (Spengler, 1920). L'alternative à telles propositions est la recherche de la vérité établie depuis longtemps par le christianisme et pratiquée par à l'intérieur de l'Academia. Ce quae rens a franchi d'innombrable barrières et obstacles « à la recherche de tout ce qu'il y a de beau, de bon et de vrai » et a engendré une ecologia academica distincte qui a créé le monde des valeurs – les valeurs qui ont donné l'unicité de l'Homo sapiens même si elles n'ont pas apporté des bénéfices pratiques directs.

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C'était les êtres humains, à qui Dieu a insufflé l'immortalité, qui ont créé la science contemporaine et qui ont souligné le rôle de l'altruisme dans notre culture. Alors qu'il restait un élément de réalité créée, soumis aux lois de la biologie et de la physique à cause de sa nature physique, l'homme a été capable de créer un monde riche de valeurs, d’art, de poésie et de beauté. À l'aube de la culture européenne, on trouve des éléments intellectuels importants qui transcendent le principe biologique de la lutte pour survivre. Dans leurs préoccupations intellectuelles, nos ancêtres grecs mettaient l'accent sur le rôle de la conscience spirituelle inspirée par le principe du gnothi seauthon. Ils ont développé le rôle de l'évaluation éthique de Socrate qui était si importante pour résoudre les dilemmes moraux. Ils ont cherché des canons de beauté qui n'avaient aucun lien aux profits biologiques. En découvrant telle une réalité, l'être humain s’est tourné vers un monde transcendent qui n'apporte pas des bénéfices empiriques immédiats mais qui constitue le noyau même de cet être qu'on appelle animal rationale. Il faut empêcher la minimisation de l'être en le transformant exclusivement dans un « consommateur » préoccupé principalement par le succès matériel.

En même temps, pourtant, le dernier siècle nous a rendu douloureusement conscients de la profondeur absurde de la manque de sens dans laquelle l'humanité peut sombrer ; les camps de concentration, le communisme, l’Holocauste et d'autres tentatives d'épuration ethnique ont prouvé malheureusement que l'humanité a cette capacité. Le processus d'évolution continue. De nos jours, l'évolution a lieu plutôt au niveau du psychisme humain, de la spiritualité et des valeurs qui constituent notre écologie universitaire. C'est à nous de décider si c'est la recherche du succès et du plaisir qui régnera au monde ou bien le respect de la dignité humaine, la compassion et la solidarité avec les autres en tant que valeurs principales selon lesquelles nous menons nos vies.

Tout au long de son histoire longue et honorable, l'université européenne a attiré et elle a inspiré des générations d'étudiants et de savants à travers un ensemble de valeurs fondamentales basé sur un humanisme intégral. Il est sûr que l'avenir et l'attractivité de l'éducation universitaire en Europe dépendra beaucoup de ces fondations. Aujourd'hui, les efforts communs de protéger l'écologie universitaire devrait unir tous les membres de l'Académie qui regardent avec inquiétude l'avenir de la culture européenne et qui sont désireux de promouvoir l'humanisme dans sa version classique. Cela serait une réponse digne de l'appel de pape Jean Paul II : « Les joies et les espoirs, la souffrance et les angoisses des Européens contemporains... doivent être également tes joies et tes espoirs » (Ecclesia in Europa, 2003, 104).

Références

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LES VALEURS HUMANISTES ET ACADEMIQUES FONDAMENTALES: UNE REFORME PROMPTE ET RESPONSABLE DE L’UNIVERSITE EUROPEENNE BALINT MAGYAR

Dans le contexte du Processus de Bologne, de quelle manière est-ce que l’université européenne peut et doit répondre aux défis posés par les demandes changeantes des réalités sociales, économiques et culturelles en évolution à l’heure actuelle, et préserver sa mission historique traditionnelle tout en continuant à lutter pour la compétitivité et l’attractivité ? Cet article analyse certains de ces défis, ainsi que le rôle et les responsabilités possibles de l’université européenne.

Les universités européennes ont one longue tradition, une histoire de plusieurs siècles (la plus ancienne étant l’Université de Bologne, fondée en 1088). Par tradition, les universités ont une mission éthique, sociale et culturelle et un but encore plus important qui se retrouve au centre de l’attention aujourd’hui: celui de préparer des diplômés en vue d’un emploi hautement qualifié. Aussi, du fait de leur mission et de leurs atouts historiques, elles ont un potentiel élevé pour répondre aux nouveaux défis posés par la mondialisation, les nouvelles économies et le progrès technologique.

C’est une période pleine de défis pour les universités d’Europe; il y a plus de concurrence que jamais auparavant. Pour répondre à ces défis, le Processus de Bologne évolue et au niveau européen la recherche et l’enseignement ont été rassemblés dans le cadre de la nouvelle Stratégie de Lisbonne. La question principale est: quels sont les changements et les réformes de type structurel qui sont nécessaires au niveau national et institutionnel afin d’exploiter le potentiel académique et de développer une image qui attire des personnes d’autres parties du monde et d’apporter la contribution attendue par la société de la part des universités ? De quelle manière peuvent les universités européennes réagir aux défis de la concurrence ?

La nouvelle Stratégie de Lisbonne est clairement une stratégie pour la construction d’une nouvelle Europe. Comme il a été maintes fois souligné, les universités représentent un facteur important de ce développement. Néanmoins, si on veut poursuivre sérieusement les objectifs de Lisbonne, les universités doivent changer. Les objectifs de Lisbonne ne peuvent être accomplis qu’à travers une réforme radicale de l’enseignement supérieur. Le Communiqué de Bergen adopté par les ministres de l’éducation en mai 2005 (Communiqué de Bergen, 2005) met également en évidence certains détails concernant les futures réformes dans les pays de Bologne. Ceux-ci incluent:

- L’enseignement supérieur européen devrait être plus accessible à tous, indifféremment des origines sociales et économiques. A partir de leurs valeurs traditionnelles, les universités européennes devront accroître l’accès, permettant à un plus grand nombre d’étudiants de finir leurs études (le taux d’abandon scolaire est plus élevé en Europe qu’aux Etats-Unis).

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- L’enseignement supérieur et la recherche devraient s’ouvrir à d’autres parties du monde et devenir plus attractifs.

- Le développement de programmes doctoraux, et une synergie entre les Espaces européens de l’enseignement supérieur et de la recherche devraient être mis en oeuvre.

Les valeurs humanistes fondamentales sont largement partagées en tant que base essentielle de l’université. Les valeurs académiques et démocratiques se renforcent réciproquement, mais il serait une erreur d’ignorer des valeurs disciplinaires et professionnelles spécifiques. Parmi les caractéristiques importantes de la culture universitaire on doit mettre en évidence la suivante: l’université ne devrait pas seulement répondre de manière active aux besoins de la société, mais devrait aussi être capable de structurer ces besoins. Il faut que les universités soient responsables de manière active plutôt qu’une manière strictement réactive; c’est leur devoir de discuter avec les parties concernées et de promouvoir une vision à long terme nécessaire pour le développement social et économique. L’implication sociétale devrait être une des valeurs fondamentales des universités européennes et elles sont traditionnellement capables d’avoir de telles responsabilités. Cependant, ce rôle peut nécessiter plusieurs changements de perception, de perspective et de mission. Il est possible de construire à partir des valeurs historiques et de la gloire passée, ce qui n’est POINT possible est de vivre sur ces importantes traditions. Permettez-moi employer une image issue du processus de modernisation des voitures anciennes. Si on change et on fourbit seulement la carrosserie et point le moteur, il ne sera pas possible de conduire, pour ne pas mentionner un accroissement des performances.

Les stratégies au niveau européen et le processus de Bologne établissent des objectifs clairs. La mise en œuvre de ces objectifs requiert des stratégies nationales pertinentes, et la corrélation de ces stratégies à travers la coopération. Le vrai problème est de savoir si les initiatives nationales et institutionnelles poursuivent réellement le changement. Les éléments essentiels des stratégies nationales sont:

- Des cadres nationaux des qualifications (pour l’enseignement supérieur et l’apprentissage tout au long de la vie) dans l’intérêt de la transparence et de la comparabilité des différents diplômes, afin d’accroître la reconnaissance et la mobilité;

- La mise en œuvre intégrale des recommandations de Bologne, avec une attention spéciale aux dimensions externes et sociales;

- L’implication du secteur de l’enseignement supérieur dans le cadre d’une stratégie nationale globale d’accroissement de la compétitivité.

Les principaux problèmes à traiter par les réformes nationales sont:

- La mise en œuvre du Processus de Bologne et point de « Bolognes nationales » (nous avons notre Bologna Hungaricum). Cette dernière s’apparente à la démocratie socialiste. Toutefois, sans une réforme réelle, il y a très peu de chances de réussite et l’avenir des universités aura aussi à souffrir de cela.

- Le renforcement de l’orientation pratique des programmes de formation en tant qu’élément important pour la préparation du marché du travail. Cela devrait être réalisé en coopération avec des employeurs potentiels et cofinancé par le marché du travail dans la mesure du possible.

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- L’accroissement de l’importance de la recherche: le rapport entre l’enseignement supérieur et la recherche se trouve au cœur de l’université, dans ses racines et dans sa mission historiques pan-européennes. Cependant, le financement des activités de recherche devrait se concentrer et baser sur les performances; il devrait y avoir des révisions (collégiales) externes pour l’évaluation des performances et des comités internationaux pour l’évaluation des demandes de financement. La nouvelle Stratégie de Lisbonne demande d’investir plus en les savoirs et l’innovation.

- La stimulation de la recherche dans les sciences et les domaines techniques – de plus en plus axée sur les besoins du marché et impliquant différentes formes de financement.

- La quête de l’excellence au centre de l’attention. Toutefois, l’excellence ne peut pas être limitée à un petit nombre d’établissements, mais serait plutôt censée se répandre dans beaucoup d’universités spécialisées en différents domaines de recherche, d’innovation, d’enseignement, d’apprentissage tout au long de la vie, etc. Nous devons identifier, relier et soutenir ces réseaux d’excellence. Certainement, pour accomplir cela, les systèmes nationaux devraient mettre en œuvre des politiques pertinentes de différentiation, car les universités ne peuvent pas atteindre l’excellence universelle: elles devraient pouvoir maximiser leurs atouts individuels – qu’il s’agisse de la recherche, l’enseignement, les sciences sociales, les mathématiques, la nanotechnologie ou la linguistique.

- On devrait mettre un accent particulier sur des écoles doctorales à masse critique, avec une perspective interdisciplinaire et une interface active avec l’industrie et la société à la fois dans des établissements nationaux et dans le cadre de programmes de coopération internationaux. On devrait encourager les partenariats sur le continent. La diversité culturelle et linguistique enrichit l’enseignement et la recherche. On devrait établir des alliances internationales stratégiques pour une exploitation plus efficace du savoir-faire.

- La réussite de la mise en œuvre des réformes requiert des bonnes capacités d’organisation et de gestion, une bonne direction, de la qualité, et une gestion stratégique dans chaque établissement. On nécessite de nouvelles approches afin de pouvoir gérer les conséquences de l’énorme croissance connue par les universités. Il faut éliminer les privilèges féodaux dans le domaine de la recherche scientifique.

- Les structures d’emploi comme le statut de fonctionnaire public héritées du passé (dans le cas de la Hongrie, du communisme) posent des problèmes sérieux dans le cadre d’une bonne gestion des établissements.

- La liberté académique et l’autonomie institutionnelle sont des conditions absolues pour répondre aux nouveaux défis. Sans celles-ci, les universités ne peuvent pas accomplir leur rôle. On pourrait prendre en considération un accroissement de l’autonomie institutionnelle et de l’autodétermination comme moyen d’augmenter la qualité universitaire: nous devons nous rendre compte que l’efficacité et l’efficience ne sont pas contradictoires aux valeurs académiques traditionnelles et que les universités doivent répondre aux besoins et aux intérêts de la société, ce qui est une valeur traditionnelle en soi.

- Les universités doivent élaborer des stratégies d’apprentissage tout au long de la vie, avec une variété de mécanismes de dispensation (par exemple, l’enseignement

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à distance), y inclus de l’enseignement professionnel et permanent, et aider la société à se comprendre elle-même.

- A notre époque, l’information devient rapidement dépassée. Ainsi, toute limitation du flux d’information peut être un sérieux obstacle pour la compétitivité. On devrait accorder une attention spéciale à la manière dont l’évolution rapide de la technologie de l’information affecte l’université, sa culture académique, sa mission et sa fonction. La technologie de l’information change le rapport entre les individus et le savoir. Et elle peut aussi restructurer fondamentalement les établissements basés sur le savoir comme l’université de recherche. Les nouvelles technologies influencent fortement l’enseignement, libérant la salle de classe des contraintes de l’espace et du temps et enrichissant l’expérience de l’apprentissage à travers l’accès à des matériaux originaux. Le défi se trouve ici dans l’exploitation du potentiel des technologies innovatrices de l’information et de communication pour le développement et la dispensation de contenus académiques, l’établissement de réseaux institutionnels et de liens intellectuels.

Ce phénomène a amplement accru la nouvelle concurrence, qui dépend lourdement de la technologie de l’information. On véhicule même l’idée – une perspective partagée par des sceptiques – que la survie même de l’université, au moins selon la définition connue, pourrait se trouver en danger.

Cependant, il y a de bonnes nouvelles: la demande de services d’enseignement supérieur de qualité augmentera indubitablement en Europe. Il y a un accroissement des taux de participation dans l’enseignement supérieur de personnes ayant abandonné les études, dans certains pays; un accroissement de l’accès à l’enseignement supérieur pour les démunis; une acceptation générale de l’apprentissage pour toute la vie en vue du développement professionnel, du changement de carrière, de l’accumulation de crédits, des études post-universitaires, de l’enseignement en coopération; l’appréciation des compétences et l’intérêt croissant porté sur les décalages entre l’offre et la demande de personnel hautement qualifié. Ces facteurs peuvent constituer des forces directrices de l’expansion des systèmes et des établissements d’enseignement supérieur. Néanmoins, on doit accepter le fait qu’un tel potentiel requiert aussi de nouvelles compétences, stratégies et structures organisationnelles. Cela équivaut clairement à un développement de nouvelles techniques d’apprentissage, de mécanismes de dispensation et de compétences accrues (et souvent différentes) du personnel. C’est un défi auquel nous avons tous à trouver une réponse.

L’université en tant que centre intellectuel a un rôle fondamental dans la construction de l’Europe, et dans la définition et le développement futurs du modèle social européen. Si l’Europe tient à regagner sa position de pointe, nous n’avons d’autre alternative que d’investir dans le savoir, l’enseignement et la recherche. Si nous voulons répondre à ces défis, nous devons promouvoir l’apprentissage tout au long de la vie et établir des centres d’excellence. Les gouvernements ont le pouvoir de soutenir les initiatives des universités à traiter ces difficultés: un partenariat constructif entre le gouvernement et les universités est crucial pour la résolution des problèmes prévus pour ce siècle.

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L’UNIVERSITE EN TANT QU’AGORA – BASEE SUR DES VALEURS CULTURELLES ET ACADEMIQUES THEODORE BERCHEM

L’auteur présente un nombre de contraintes de la culture universitaire actuelle, l’idée de l’université en tant qu’agora, et les valeurs qui se retrouvent à la base de l’université européenne, et qui peuvent servir afin de répondre aux défis actuels, surtout concernant le problème de la mobilité des étudiants.

La culture universitaire

Lorsqu’on observe de près les caractéristiques de la « culture universitaire », on peut distinguer deux catégories qui structurent le spectre d’action des universités actuellement. Premièrement, les universités représentent la mémoire d’une société, incluant non seulement des savoirs, mais aussi des valeurs et de l’expérience. L’université est parmi les établissements officiels à très grande longévité dans le monde – avec l’Eglise Catholique, qui est une du petit nombre de ceux bénéficiant d’une tradition encore plus longue. Deuxièmement, les universités représentent la curiosité d’une société – une condition indispensable de la pensée indépendante et de la recherche de nouveaux savoirs. Evidemment, cela donne naissance non seulement à des opportunités, mais aussi à des tensions entre la conservation et le changement, la tradition et la construction de l’avenir.

Cependant, la culture universitaire opère avec des contraintes qui à la fois créent un cadre et établissent des limites à l’identité des établissements d’enseignement supérieur. Celles-ci sont au moins quatre:

Les contraintes économiques

Celles-ci sont en effet les contraintes les plus évidentes. Les activités de toute université dépendent hautement des finances – fonds industriels, frais de scolarité et de services, allocations gouvernementales, etc. En Allemagne, les universités passent aussi par des changements structurels, parce que la gouvernance corporatiste et la perspective commerciale sont des paradigmes qui ont gagné une influence considérable. Ainsi, on remarque une tendance nette vers une autonomie plus financière et légale, alors que le financement s’est plutôt rétréci. Plusieurs universités et instituts ont effectué des fusions. Les « clients » payants, soit une entreprise industrielle qui accorde des fonds de recherche ou un étudiant qui paye des frais de scolarité, ont des exigences suivant leurs propres intérêts: la recherche dans certains domaines ou, du point de vue de l’étudiant, l’excellence de l’enseignement et de la supervision. Dans les deux cas, l’université doit se demander si les stratégies d’enseignement et de recherche devraient être adaptées au principe économique de l’offre et de la demande. Enfin, mais pas en dernier lieu, les employeurs requièrent l’employabilité des diplômés universitaires – ce qui signifie que, de ce point de vue, un

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étudiant devrait plutôt apprendre à tenir une bonne comptabilité qu’à réfléchir aux aspects critiques du capitalisme.

Les contraintes politiques

La deuxième catégorie de contraintes est aussi puissante que celle économique. D’un côté, il y a des développements nationaux qui influencent directement les

structures éducatives. Des exemples en Allemagne sont l’actuelle réforme du système fédéral (« Föderalismusreform ») et le soutien politique d’un système de frais de scolarité qui est en train d’être mis en oeuvre.

De l’autre côté, un nombre de plus en plus élevé de facteurs sont supranationaux. Une illustration: selon le Programme de Lisbonne, décidé en 2000 par les chefs d’Etats et de gouvernements de l’Union Européenne (UE), l’UE devra être l’économie la plus concurrentielle et dynamique, basée sur le savoir, avant 2010. Cela est une décision politique de haut en bas au niveau européen qui affecte directement les universités et les établissements de recherche. Le Processus de Bologne lui-même est, par comparaison, plutôt de bas en haut, parce qu’il a été initié par des gouvernements nationaux en Europe. En tout, il y a plus de contraintes à motivation politique parce que les universités sont par leur nature même orientées vers l’international, et donc elles sont affectées par beaucoup des conséquences de la mondialisation, avec d’autres questions politiques qui restent en suspens.

Les contraintes qualitatives et concurrentielles

Les questions principales dans ce domaine sont: quels sont les standards définis qui devraient être respectés par les universités, au-delà de la réglementation nationale ? Comment peut un établissement d’enseignement supérieur, avec ses structures souvent surannées, garantir l’excellence académique ? Avec l’accroissement de la concurrence au niveau mondial, la documentation et la commercialisation de la qualité deviennent de plus en plus importantes dans le cadre de la culture universitaire. La concurrence mondiale pour les meilleurs étudiants et chercheurs requiert un standard élevé à la fois dans l’enseignement et la recherche, des programmes d’études reconnus au niveau international, et des stratégies intelligentes de relations publiques – tous ceux-ci devant respecter des standards de qualité.

Les contraintes éthiques La discussion sur les principes éthiques et moraux implique des questions fondamentales: quel type de responsabilité doit une université avoir ? Où se trouvent les limites de la coopération, à la fois politiques et économiques ? Dans quels domaines les facteurs éthiques prédominent sur les avantages concurrentiels ? Les réponses dépendront en partie des cadres politiques et sociaux; il y a néanmoins un secteur où l’université devra elle-même trouver une stratégie.

La culture universitaire doit nécessairement gérer toutes ces séries de contraintes, et en même temps une culture universitaire spécifique est structurée par des décisions et des priorités situées dans une variété de domaines: entre et dans l’économique et le politique, la qualité et la concurrence, ou les contraintes éthiques. Les réponses varient aussi et

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créent un milieu académique différent tout autour du globe, des idées traditionnelles de Humboldt aux demandes du marché, et entre les deux.

L’université en tant qu’Agora On devrait aborder la terminologie avec soin: une seule université ne peut certainement pas servir en tant qu’agora proprement dite, selon notre définition. L’université est plutôt traitée comme un établissement, comme une communauté de chercheurs et d’étudiants. Cette distinction pointe vers un fait essentiel: l’université doit établir un cadre institutionnel pour la liberté académique, si on veut obtenir le progrès et un accroissement des savoirs. Le cadre, cependant, n’a jamais été et n’est pas censé devenir un obstacle au dialogue – et cela est ce dont on parle ici: d’un dialogue entre des générations et des disciplines, avec la société et entre les pays. Le dialogue n’est possible que si les gens se rassemblent avec ce but en tête. C’est la raison pour laquelle la mobilité entre les établissements universitaires est une condition si importante, surtout avec une attention particulière pour la mobilité et les contacts internationaux.

En fait, le dialogue à travers la mobilité a été, et est encore, une composante fondamentale de la culture universitaire européenne. Ainsi, il est bine connu le fait que les premières universités européennes étaient assez orientées vers la scène internationale et hautement influencées par les contacts avec des étudiants et des enseignants internationaux venus de l’étranger. Aujourd’hui, toutefois, du fait de l’accroissement d’un climat de la concurrence – nationale et internationale – les universités semblent souvent être concurrentes plutôt que partenaires. Cependant, elles réussissent encore à coopérer à différents niveaux: tout comme les compagnies qui sont concurrentes mais qui coopèrent, les établissements d’enseignement supérieur d’aujourd’hui requièrent des alliances stratégiques.

Les dialogues nécessaires dans une agora ne sont néanmoins pas censées rester entre les murs des universités. Une vraie agora attire des partenaires et des acteurs de l’extérieur du système: des compagnies, des gouvernements, le public. Cela signifie que les universités doivent développer des stratégies afin de communiquer ce qu’elles ont à offrir et comment elles facilitent les processus complexes qui mènent à de nouvelles perspectives et solutions.

Afin d’être des partenaires de dialogue et de pouvoir faciliter des échanges fructueuses, les universités doivent être attractives: en tant que partenaires dans des alliances, en tant que centres d’excellence, et avec des stratégies efficaces de marketing pour promouvoir ce qu’elles ont à offrir. Avec une limite: une agora, dans la Grèce antique, était un marché. Mais pas seulement un marché: elle était aussi, et de manière plus importante, le centre culturel et politique de la polis. A l’époque des contrats de l’Accord général sur le commerce des services (GATS) et des directives concernant les services de l’UE, nous devrions bien faire de garder cela à l’esprit.

L’université et les différentes séries de valeurs

Afin de pouvoir affirmer ce qui rend l’Europe attirante en tant qu’espace d’enseignement supérieur, nous devrions passer rapidement en revue les tendances et attentes actuelles:

Le Processus de Bologne a créé un espace de l’enseignement supérieur avec 45 pays et plus de 5.000 universités, dépassant de loin l’Europe des 25, avec environ 14 millions

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d’étudiants. Selon une étude australienne (Global Student Mobility, 2025), le nombre d’étudiants mobiles au niveau international aura quadruplé avant 2025. La moitié de ces étudiants – environ 3,6 millions – proviendront de Chine ou d’Inde.

Pour retourner à la question initiale de façon plus concrète: que rendrait l’Europe, aux yeux d’un bon étudiant chinois ou indien, une région attractive pour poursuivre des études ?

L’université respective devrait offrir des ressources excellentes à la fois dans l’enseignement que dans la recherche, ainsi que des qualifications compatibles et reconnues au niveau international. Le Processus de Bologne fournit une structure de qualifications et de diplômes compatibles. Mais qu’avons-nous d’autre à offrir ? Est-ce que les étudiants se sentent les bienvenus dans les universités européennes ? Est-ce qu’on leur offre une « façon de vivre » qui est attractive et vraiment digne d’être tentée ? Qu’est-ce que signifie, selon notre propre entendement, l’identité européenne ?

C’est la diversité nationale et régionale qui rend l’Europe unique. Il se peut qu’on ait encore du mal à définir une identité européenne. Nous avons, cependant, des racines culturelles communes, issues de la culture classique gréco-romaine et de la foi chrétienne, qui ont grandi durant beaucoup de siècles et qui sont toujours là, malgré des guerres, des changements politiques et des oppositions idéologiques en Europe. Les atouts culturels qui résultent de ces racines sont attractifs en eux-mêmes.

Les traditions académiques européennes incluent: la liberté de la recherche; la combinaison (humboldtienne) de l’enseignement et de la recherche; et la responsabilité de dispenser des savoirs à ceux provenant de régions moins florissantes, et d’éduquer de cette manière des constructeurs et des pionniers. La dernière peut trouver un bon exemple dans le cas des régions anciennement connus sous le nom de la Yougoslavie: après des années de révoltes et de guerres, les pays européens aident leurs voisins à reconstruire leurs universités et leur potentiel éducatif. Il y a donc des atouts; la question est de savoir comment construire sur ceux-ci et trouver le bon chemin dans le contexte de la concurrence internationale.

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LES DEFIS ACTUELS DE LA CULTURE UNIVERSITAIRE EUROPEENNE MANUEL BRAGA DA CRUZ

L’auteur présente plusieurs aspects de la culture universitaire européenne, et les défis qu’ils impliquent pour les établissements d’enseignement supérieur d’aujourd’hui.

La culture universitaire européenne Si on regarde dans l’histoire en cherchant des caractéristiques identifiées comme des parties de la culture universitaire européenne on peut observer quelques dimensions évidentes. Premièrement, il y a l’autonomie académique et la liberté de l’enseignement et de la recherche. Celles-ci n’on pas été toujours respectées par les autorités publiques, mais ont été constamment demandées et proclamées par des universitaires. Au cours des siècles, nombre d’universitaires ont lutté pour cette liberté. Certains se sont même sacrifiés pour elle. L’autonomie dans ce contexte concerne les aspects suivants: le pouvoir politique – les puissants politiques ont tenté à maintes reprises, depuis l’avènement des Lumières, d’instrumentaliser l’université et façonner son pouvoir. L’autonomie par rapport au pouvoir économique, puisque ce dernier s’intéresse non seulement aux résultats de l’enseignement et de la recherche mais aussi à la direction de leur développement. C’est contre de telles tentatives de gagner un contrôle institutionnel et personnel sur l’université que l’université européenne a combattu, afin de demander et ensuite de défendre l’indépendance du monde académique. Cette liberté est en fait le premier principe stipulé par la Magna Charta des universités européennes.

La deuxième dimension concerne l’universalité du savoir en tant que demande issue de l’humanisme intégral et menant à une unification obligatoire de tous les savoirs et à l’interdisciplinarité. La universitas scientiarum s’est rapidement divisée en plusieurs écoles et disciplines, même si elle a continué à chercher des points communs en vue de l’union à partir d’une certaine idée de l’homme et du monde, ou autrement dit d’une culture donnée. Ce fondement anthropologique du savoir a influencé le but de l’université, en cela qu’elle ne s’est jamais limitée à poursuivre des savoirs scientifiques et à accroître l’employabilité; un de ses buts déclarés a toujours été la dispensation d’enseignement supérieur d’un haut niveau culturel. L’enseignement universitaire, c’est-à-dire le plus haut niveau de l’enseignement, a toujours été vu comme une initiation en la recherche scientifique, comme une préparation en vue d’une carrière professionnelle et l’acquisition d’une culture de haut niveau à la fois au niveau cognitif et axiologique. Enfin, la dimension communautariste de la « universitas magistrorum ac scholasticorum » est toujours présente dans la vie universitaire européenne. Au cours des siècles, l’université a été une communauté, même si elle était séparée par la géographie ou le positionnement. L’union des savoirs a été générée et étroitement suivie par une communauté d’individus qui ont interagi dans leur monde à part. Cela a été premièrement et particulièrement une communauté de l’apprentissage où les étudiants ont appris à côté de leurs enseignants, et les collèges étaient des moyens pour continuer et développer les savoirs gagnés à travers des générations. Mais cela a été aussi une communauté de la vie,

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où les valeurs et les traditions étaient partagées et les pratiques universitaires ont été codifiées en tant que traditions et rites, en particulier des rites d’initiation.

Les défis actuels pour la culture universitaire européenne

L’évolution la plus récente des universités d’Europe a soulevé des questions qui remettent en cause cette compréhension des dimensions de la culture universitaire européenne. La première est une distorsion de l’autonomie comme résultat de la perte de sens de la notion de responsabilité sociale. L’autonomie a tendance, assez souvent, à subir des changements et devenir corporatisme, en se renfermant par rapport à la société environnante. L’évolution de l’université est déterminée en grande partie par les intérêts de certains groupes, d’étudiants ou d’enseignants, plutôt que par les besoins de la société en matière d’enseignement et de recherche. Cela n’est pas un argument en faveur de l’utilitarisme, mais un appel à la pertinence sociale de ce que fait l’université à la fois en termes d’enseignement et de recherche. Les besoins professionnels et l’employabilité des diplômés d’université devraient certainement être pris en compte lors de la planification de l’enseignement supérieur. Toutefois, l’approche sous-jacente est très souvent celle d’un corporatisme personnel et départemental. Nous ne mettons pas en question la nécessité de la recherche fondamentale, qui se trouve de nos jours en danger d’être abandonnée en faveur de la recherche appliquée requise par l’économie. Mais nous soutenons que la première considération lorsqu’il est question d’allouer des ressources humaines et financières doit être la pertinence et la priorité de ces buts ultimes qui devraient toujours inspirer la recherche scientifique.

Deuxièmement, la liberté de l’enseignement, avec l’étatisation croissante des universités, le soi-disant enseignement neutre, qui est très souvent une forme déguisée d’imposition de conceptions sur le monde (“Weltanschauungen”). La liberté de l’enseignement, sous son aspect double de la liberté d’enseigner et de la liberté d’apprendre, suppose non seulement la liberté de créer des établissements et d’enseigner, mais aussi la liberté du choix et la mobilité conséquente. Cette dimension requiert un traitement similaire de tous les établissements et de tous les étudiants, libre de toute sorte de discrimination basée sur l’identité axiologique des premiers et sur les options des deuxièmes. Cette liberté nécessite la clarification de valeurs, l’identification de l’identité des établissements, de leur mission universitaire, des choses qui n’arrivent jamais dans le soi-disant enseignement supérieur neutre.

Le troisième défi concerne l’enseignement spirituel, moral, social et culturel des étudiants universitaires, qui est de plus en plus menacé aujourd’hui par l’accroissement de la spécialisation scientifique et technique. Les universités sont critiquées de beaucoup de côtés pour le fait de préparer des spécialistes qui sont compétents du point de vue technique et scientifique, mais qui manquent de culture. L’enseignement en sciences humaines, qui offre des réponses aux questions fondamentales de l’homme et de l’identité de la société et qui aidé à comprendre la mission des diplômés universitaires dans le monde ne peut pas être ignoré ou marginalisé.

Si l’enseignement neutre n’existe pas et tous l’enseignement est basé sur des valeurs et se dirige envers des valeurs, quelles sont les valeurs éthiques qui ont été adoptées et qui sont inculquées, quoiqu’on tente ou pas de les nier ou de les cacher ?

Le relativisme est le résultat de ce pseudo-pluralisme qui est censé caractériser aujourd’hui les établissements d’enseignement supérieur.

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Un autre et également important défi à soulever est la poussée de l’université vers « l’université de masse » et sa dissémination géographique. Confrontée avec la difficulté grandissante du fait d’être une communauté, l’université s’efforce à résoudre le dilemme de la dispersion atomistique et de la concentration gigantesque. La démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur comme résultat des politiques de chances égales a eu comme effet la création d’universités gigantesques qui sont presque ingouvernables, où l’idée d’être une élite a laisse peu à peu la place à une banalisation et à un mercantilisme du savoir, un savoir standardisé et stéréotypé, où le but s’est déplacé de la création de savoirs vers sa transmission et où l’approche utilitariste de l’enseignement a graduellement suffoqué la recherche scientifique. La volonté d’offrir des opportunités à toutes les régions géographiques et d’éviter la concentration a conduit à la prolifération d’universités situées plus près des populations; cette condition, cependant, met en danger non seulement l’existence de la masse critique nécessaire, si l’établissement est censé être réellement qualifié et dispensant de l’enseignement supérieur, mais aussi la disponibilité de ressources indispensables. L’appui accordé à la proximité a sérieusement affecté la mobilité souhaitée et le caractère résidentiel des campus.

Enfin, il y a le défi de l’éducation tout au long de la vie et des nouveaux segments de public des universités. Les étudiants ne sont plus seulement des jeunes qui arrivent à l’université pour obtenir un diplôme, mais ce sont aussi tous ceux, durant leurs vies professionnelles, doivent apprendre à nouveau, à obtenir une spécialisation, à réorienter leurs activités. Aujourd’hui, l’enseignement post-universitaire est aussi important que l’enseignement universitaire. Le public de l’université est devenu diversifié, du point de vue de leur âge ainsi que de leur origine sociale. Les universités peuvent être virtuelles, grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et de communication et des méthodes d’enseignement virtuel (e-learning). Tous ces changements posent des défis importants à la dimension communautaire de l’université et aux formes traditionnelles de l’apprentissage.

En conclusion, si l’université européenne tient à créer un espace de l’enseignement supérieur attractif et compétitif, elle doit donner des réponses aux nouveau défis, tout en préservant les caractéristiques culturelles essentielles qui ont contribué à sa grandeur dans le passé: l’autonomie et la liberté socialement responsables, l’universalisme culturel des savoirs, la communauté d’apprentissage tout au long de la vie, avec ses caractéristiques distinctives de la mobilité et de la concurrence, combinées à la solidarité.

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L’UNIVERSITE EUROPEENNE – VERS UNE SOCIETE BASEE SUR LE SAVOIR PAOLO BLASI

« La société et l’économie du savoir » nécessitent des ressources intellectuelles massives et des personnes éduquées: le Processus de Bologne réorganise l’université européenne afin de faire face au monde de la concurrence. L’autonomie et la liberté académiques sont aussi des valeurs fondamentales pour les universités de masse si elles veulent bien servir la société. L’université doit devenir une « agora » où des étudiants et des enseignants interagissent afin de créer, de préserver et de transmettre des savoirs; les valeurs médiévales – la poursuite de la vérité, l’unité des savoirs, l’ouverture à l’inconnu et aux autres cultures – doivent être rétablies. Les compétences fondamentales, ainsi que l’éthique et la liberté de la recherche, doivent être développées afin de contribuer à une « société du savoir », pour un usage plus étendu et plus ingénieux des savoirs.

Introduction

La grande évolution et croissance de la mobilité des individus, des biens, des informations et des idées, de paire avec les développements mondiaux enregistrés par les technologies de l’information et de communication (TIC), ont donné naissance à ce qu’on appelle « la mondialisation ». Notre monde d’aujourd’hui est en fait plus « rapproché » et interconnecté qu’il ne l’a jamais été auparavant.

Ces évolutions affectent en grande mesure la situation géopolitique du monde et amplifient le caractère complexe de la société. On parle de nos jours de l’Europe, de l’Asie, de l’Amérique du Nord etc. plus que d’un seul pays. De l’autre côté, l’effacement graduel de l’idée d’Etat-nation et l’accroissement du nombre d’interrelations entre des individus de différentes cultures et religions en Europe et dans la monde entier ont déterminé une conscientisation de la nécessité de rétablir et redéfinir notre propre identité, de recouvrir notre propre histoire, culture, ainsi que nos traditions. Il y a une accentuation des initiatives « localistes » et un accroissement de la diversité, en tant que réactions naturelles au danger de la hausse de l’homogénéité résultant des processus de mondialisation.

La société du savoir et le Processus de Bologne

Dans les pays développés d’Europe, la société de l’information évolue vers « une société et une économie du savoir », ce qui signifie une société et une économie où les modalités de traitement de l’information sont cruciales. Aussi, la démocratie semble avoir été, jusqu’ici, la meilleure manière de faire évoluer un pays, mais la démocratie est basée sur un « consensus conscient » des individus, et la complexité croissante des problèmes à résoudre

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(comme l’énergie, la pollution, les déchets, l’eau, et les problèmes sociaux) requièrent parfois des solutions impopulaires. Ainsi, dans un pays démocratique, de bonnes solutions ne peuvent être obtenues qu’avec des individus de plus en plus éduqués et responsables. Enfin, il nous faut également des personnes éduquées afin de gérer pertinemment les diversités et le dialogue interculturel et de renforcer l’identité.

Cette condition crée de nouveaux problèmes et requiert de nouvelles solutions. Elle requiert en particulier beaucoup de ressources intellectuelles humaines. De cette manière, il s’avère de plus en plus important d’accroître le niveau et la qualité de l’enseignement et d’inculquer la responsabilité sociale pour permettre aux gens de vivre et d’agir correctement dans ce type nouveau, dynamique et de plus en plus complexe de société, dans un contexte international et avec des ressources mondiales limitées.

Les gouvernements européens sont conscients de la nécessité d’élargir l’accès à l’enseignement supérieur d’un plus grand nombre de personnes; pour cela, les universités, les collèges, les autres établissements d’enseignement supérieur et centres de recherche ont un rôle crucial à jouer. Aujourd’hui, en Europe, presque 50 pour cent des jeunes gens sont à l’université et ce chiffre est censé augmenter dans le futur.

Le Processus de Bologne a été mis en place afin d’établir un nouveau cadre commun pour l’enseignement et la recherche dans les universités européennes dans le but de passer de l’enseignement supérieur d’élite à celui de masse. Ce cadre commun, qui inclut ce qu’on appelle le système de qualifications 3+2+3, de paire avec le Système européen de transfert de crédits (ECTS), a le but d’accroître la mobilité des étudiants et des enseignants et de permettre aux non-Européens une meilleure compréhension de ce que nos universités ont à offrir.

L’autonomie et la liberté académique Mais comment est-ce que les universités d’Europe peuvent être attractives pour les étudiants étrangers et compétitives par rapport aux systèmes américain et japonais ? Comment peuvent-elles agir pour mettre en œuvre l’Espace européen de l’enseignement supérieur (EHEA) et l’Espace européen de la recherche (ERA) ? Les idées présentées ici se limiteront au rôle des valeurs académiques et leur importance aujourd’hui.

Premièrement, l’université devrait non seulement garder ses valeurs et ses spécificités historiques, mais elle doit les proclamer, même s’il s’impose toujours de faire une restructuration et un repositionnement institutionnel. En fait, les universités ont désormais une nouvelle série d’activités et de tâches: non seulement la recherche et l’enseignement, mais aussi la dispensation de formules d’apprentissage pour les personnes adultes (l’apprentissage tout au long de la vie), et le transfert de services de savoir vers la société (troisième mission), afin d’aider à résoudre des problèmes sociaux et économiques nouveaux et donc inexplorés.

Pour répondre à ces nouveaux défis, les universités nécessitent une plus grande autonomie. Comme l’affirme la Magna Charta Universitatum Europaeum (1988): « L’université est un établissement autonome qui se trouve au cœur de sociétés organisées différemment du fait de la géographie et de l’héritage historique… Pour répondre aux besoins du monde qui l’entoure, la recherche et l’enseignement qu’elle

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pratique doivent être moralement et intellectuellement indépendantes de toute autorité politique et pouvoir économique ».

Cette autonomie est de plus en plus importante, parce que les universités doivent réagir promptement aux changements de plus en plus rapides au niveau de la société et doivent être très flexibles afin de suivre l’évolution rapide du marché du travail. L’autonomie est également requise pour introduire de nouvelles méthodes de recherche et d’apprentissage, pour produire de nouveaux savoirs et les préserver. De cette manière, il est critique de garder le pas avec les demandes sociétales afin de permettre un renouveau de la capacité d’« inventer » les sociétés de demain.

L’autonomie, qui est essentiellement à la base de tout établissement, doit aller de paire avec la liberté académique, qui appartient aux membres du corps enseignant, comme il est stipulé par la Magna Charta Universitatum Europaeum (1988): « La liberté dans la recherche et dans la formation est un principe fondamental de la vie universitaire, et le gouvernement et les universités, qui en sont les garants, doivent assurer le respect de cette nécessité fondamentale ».

Le professeur Peter Magrath, président de l’Association nationale des universités d’Etat (Etats-Unis), avait dit: « L’autonomie et la liberté font des universités des valeurs pour la société en premier lieu. Elles doivent être préservées à tout prix, parce qu’il s’agit en fin de compte des manières utilitaristes dont les universités servent leurs sociétés » (Magrath, 1997, p. 60).

Le soutien public (même inadéquat) représente un avantage pour les universités européennes et une garantie de la liberté et de l’autonomie académiques, et devrait ainsi être maintenu et renforcé.

Les valeurs académiques d’origine

L’autonomie et la liberté académique représentent les fondations institutionnelles de toute université, mais quoique nécessaires elles ne sont pas suffisantes pour pouvoir offrir à la société moderne les réponses dont elle a besoin. Les universités d’aujourd’hui doivent contribuer à la solution de problèmes fondamentaux concernant la qualité de la vie et doivent donner substance à une citoyenneté basée sur l’éthique.

Le contexte actuel est similaire à plusieurs égards à celui du Moyen-âge. En Europe, à cette époque, les gens quittaient la campagne pour retourner aux villes et les reconstruire. Le nouveau contexte social demandait de nouvelles règles et posait de nouveaux problèmes. Les gens ont compris la nécessité de collaborer et d’apprendre de leur héritage classique comment les Romains et les Grecs, milliers d’années auparavant, ont résolu des problèmes similaires (sociaux, juridiques, économiques, technologiques, etc.).

Le pensée et la vision commune des peuples européens d’origines judéo-chrétiennes combinées avec un héritage classique ont produit un grand essor des savoirs et des initiatives concrètes qui ont donné naissance premièrement à l’humanisme, et ensuite à la Renaissance, qui ont représenté toutes les deux des périodes extraordinaires dans l’histoire de l’Europe.

Les caractéristiques et les valeurs principales de cette vision commune étaient: - la Création de notre monde était vue comme un signe de puissance d’un Dieu

personnel et rationnel et donc comme une réalité positive à explorer et connaître;

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- la réalité était perçue comme une unité ordonnée, et cela rendait possible la construction organique de savoirs;

- la valeur de la vérité était assignée à la réalité; - l’être humain devait s’impliquer de manière active dans la résolution de problèmes,

répondre aux besoins, être ouvert à l’inconnu et à ce qui est élaboré par d’autres cultures et civilisations.

Cette attitude positive, concrète et proactive a eu comme but de construire, comme dans la nature, un monde humain ordonné, où tout est à sa place. Des exemples de cet engagement collectif sont: les grandes cathédrales, où chaque pierre ou statue a sa propre place pour réaliser un objet unitaire; la ‘Summa’ de Thomas d’Aquin, où il range rationnellement les savoirs de son temps; et la ‘Divina Commedia’, où Dante rassemble les savoirs théologiques et scientifiques de l’époque dans le cadre du principe anthropique.

L’homme du Moyen-âge a vécu à la recherche de l’union: l’union du monde, l’union des savoirs, l’union de la Création et l’union de Dieu. L’union des savoirs Afin de créer, de préserver et de transmettre les savoirs dans leur union, les universités (ad Unum Vertere) ont été établies, et leurs diplômes ont été accrédités par l’Eglise. Elles ont eu un rôle important à jouer dans la création et l’évolution d’une ‘culture universitaire’ spécifique qui, au cours des siècles, est devenue une des principales sources de la culture européenne.

En effet, durant le Moyen-âge, les universités ont recouvert des savoirs des civilisations romaine et grecque, les ont rassemblés et intégrés dans une nouvelle vision générale et unitaire de l’homme et du cosmos, enracinée dans l’esprit chrétien.

Aujourd’hui, les valeurs académiques médiévales d’origine ont gagné une nouvelle importance. La structure disciplinaire est en évolution: de nos jours, la recherche interdisciplinaire et l’approche métadisciplinaire de problèmes actuels sont devenues inévitables du fait de la nature des nouveaux défis qu’on rencontre. Ainsi, ‘l’union des savoirs’ est un but important de l’enseignement supérieur. Toutefois, ‘l’union des savoirs’ ne signifie pas seulement la somme des contenus de différentes disciplines (comme dans une encyclopédie), mais devrait plutôt être vue comme un ‘habitus’, une ‘attitude’ personnelle qui forme la développement de l’être humain.

Un tel ‘habitus’ peut être construit à travers l’enseignement supérieur, assurant un développement équilibré des dimensions scientifique, humaniste, économique et spirituelle de l’être humain. De cette manière, l’université doit devenir une ‘agora’ où l’interaction entre les étudiants et les enseignants doit être plus consistante et efficace. Les compétences fondamentales La place des étudiants doit être centrale dans le cadre de l’engagement universitaire. L’enseignement classique en salle de classe doit être combiné avec un dialogue interactif afin de mieux développer les ‘compétences fondamentales’ de l’étudiant, c’est-à-dire les compétences nécessaires pour vivre dans une société complexe, hautement interactive et continuellement changeante. Certaines de ces compétences, nécessaires pour la création

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d’un tel ‘habitus’, sont la capacité d’apprendre, d’écouter, d’interagir, d’être actif et proactif, de résoudre des problèmes, de comprendre d’autres cultures et religions, et d’être conscient de la propre identité culturelle individuelle.

Les compétences d’apprentissage peuvent être développées par étapes et à travers une implication rapide dans les activités de recherche. Le noyau recherche-enseignement doit donc être revu. Les étudiants doivent développer des compétences de sélection et de solution de problèmes, et la capacité de choisir leur propre chemin.

L’éthique de la recherche Les étudiants admis à l’université cherchent à donner un sens à leurs vies: ils rêvent de créer une famille, de trouver un bon emploi et de contribuer au changement de leur société pour le meilleur. Les universités doivent offrir aux étudiants des opportunités conséquentes et de nouveaux moyens de faciliter leur quête du sens de la vie. Ils doivent pouvoir bien gérer leur propre vie; ils doivent développer la capacité de refléter sur les sujets qu’ils soulèvent, le type de savoirs qu’ils produisent et l’effet que leurs savoirs peuvent avoir sur la société. L’acquisition des ‘compétences fondamentales’ susmentionnées devrait être le premier but de l’enseignement universitaire, de paire avec les valeurs éthiques nécessaires pour la production et la transmission des savoirs.

Du fait des modalités similaires de quête de fonds et des besoins des médias, les personnes impliquées dans des activités de recherche sont souvent tentées de ‘vendre l’avenir’, de donner des ‘réponses ultimes’. Cette attitude est très néfaste pour l’esprit de confiance réciproque qui doit exister entre la science et la société. La conscientisation de plus en plus aigue de la mauvaise conduite scientifique indique clairement qu’on doit trouver de nouvelles manières de transmission à la nouvelle génération des pratiques de recherche et des savoirs scientifiques. Le Comité consultatif national de Finlande, par exemple, a fortement recommandé l’intégration de l’éthique de la recherche dans le programme d’étude des étudiants, suscitant ainsi une conscientisation précoce de ce problème.

La liberté de la recherche La concurrence dans la recherche, la pression de la part de la société de transférer les savoirs scientifiques de la recherche vers l’application aussi vite que possible, la quête constante de nouveaux fonds pour la recherche et l’instabilité du travail ont l’effet de limiter les activités des chercheurs selon des emplois de temps strictes et les tente à accepter des programmes de recherche à court terme.

Dans le but de produire les savoirs nécessaires pour construire l’avenir, les universités doivent établir des structures et des procédures explicites qui puissent contrebalancer ‘l’idéologie du temps limité’ en créant les prémisses pour le développement à long terme des différentes formes de savoir qui transcendent le besoin d’applicabilité immédiate. L’université doit être le lieu d’une ‘recherche libre et fondamentale’.

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La société de la sagesse

Le défi de la société européenne d’aujourd’hui est d’aller au-delà de la ‘société du savoir’ et d’évoluer en ce qu’on pourrait appeler une ‘société de la sagesse’. Le savoir est un usage raisonné de l’information: la ‘sagesse’ équivaut à choisir une attitude en fonction des savoirs et des valeurs communes, dans le but d’accroître le bien-être de tous et la conscientisation du fait que les actions individuelles ont des conséquences sociales.

Si on veut établir une ‘société de la sagesse’, où on pratique un usage sage et étendu des savoirs – comme il doit se passer dans une société moderne de l’apprentissage – il est nécessaire, comme nous venons de le montrer, de développer de manière équilibrée les dimensions scientifiques et économiques de chaque individu, de paire avec les dimensions créatives et spirituelles.

L’université européenne doit recouvrir ses racines et les valeurs académiques d’origine, sur lesquelles elle a été fondée; elle doit les adapter au nouveau contexte, afin de jouer un rôle crucial et stratégique dans la construction d’un monde développé et pacifique.

Références Magna Charta Universitatum Europaeum (1988). Bologne, Italie.

MAGRATH, P. C. (1997). “Point of View: Eliminating Tenure Without Destroying Academic Freedom”, The Chronicle of Higher Education, vol. 43, no 25, le 28 février 1997, p. 60.

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LES VALEURS DE L’UNIVERSITE EUROPEENNE ET LEUR IMPORTANCE DANS LE CONTEXTE CONTEMPORAIN DAITHí MAC SíTHIGH

Introduction

La culture universitaire fait l’objet d’un processus évolutif permanent, façonnée par des événements internes et externes à l’établissement. Toute nouvelle génération d’étudiants, tout changement dans le personnel contribue à l’affirmation et la modernisation des valeurs de leurs établissements. Ainsi, à travers nos efforts, tant au niveau local qu’au niveau de la communauté (d’un point de vue académique et en terme de représentation politique), nous sommes à la fois les bénéficiaires et les auteurs impliqués de ces valeurs universitaires. Cet article ne vise pas à décrire ces valeurs d’une manière scientifiquement correcte mais cherche plutôt à aborder quelques questions importantes quant au mouvement des étudiants en Europe. Il se propose de discuter certains aspects de la culture universitaire qui transcendent l’éphémère et deviennent ainsi des valeurs interinstitutionnelles et transnationales.

Autonomie et participation

L’exemple de politique et de valeur de l’enseignement supérieur dont les étudiants et les personnes concernées par ce domaine sont le plus conscients, est certainement la gouvernance et la gestion interne d’une institution. Cependant, les étudiants recherchent dans ce contexte une autonomie relative et non absolue. Étant donné la fonction sociale de l’enseignement supérieur au sein de notre société et le fait que le financement de cet enseignement provienne principalement, dans la plupart des pays, de la communauté et des fonds publics, l’isolationnisme ne constitue pas une option réaliste. De même, le maintien d’une quelconque mesure d’autonomie interne est inextricablement lié à la culture d’une politique interne d’ouverture et de démocratie.

Dans certains États de l’Espace européen de l’enseignement supérieur, mais pas tous, de solides mécanismes ont été développés, par les institutions seules ou carrément par les autorités nationales, pour garantir la participation d’une vaste gamme de partenaires et de parties prenantes, dont les étudiants. Certains d’entre eux, particulièrement dans le secteur des affaires et de l’industrie, trouvent d’ailleurs cette situation inacceptable. Ils se demandent pourquoi la prise de décision est si lente – et pourquoi tant de personnes donnent leur avis. Cela incombe en partie au fait que la notion d’université soit considérée comme un espace commun, ce dont nous traiterons ci-après. D’un point de vue plus fondamental, les étudiants comprennent bien l’intérêt de pouvoir d’influencer les décisions et les pratiques plutôt que d’être simplement la cible des ordres et des directives provenant de niveaux plus élevés; si les étudiants ne se considèrent pas, et ne se présentent effectivement pas comme une partie intégrante de l’univers universitaire (à l’échelle locale ou internationale), « l’enseignement supérieur européen aura un sérieux problème » (Bergan, 2003: p. 11). L’étude de référence du Conseil de l’Europe sur la

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participation des étudiants à la prise de décision au sein de l’enseignement supérieur (Persson, 2003) a clairement démontré l’importance et la complexité de leur représentation et de leur implication tant au niveau national qu’institutionnel, bien que ce soit beaucoup moins uniformes aux niveaux inférieurs (par exemple dans les départements internes aux institutions de l’enseignement supérieur).

Education et Société

Par conséquent, nous nous engageons à nouveau à offrir à tous un enseignement supérieur de qualité, et nous insistons sur la nécessité d’offrir des conditions appropriées aux étudiants afin qu’ils parviennent au bout de leurs études sans que leurs origines sociales et économiques soient un obstacle. (Communiqué de Bergen, 2005).

La composition du corps estudiantin revêt une importance considérable. Les critères et les objectifs qui influencent les conditions d’admission (sur le plan institutionnel et juridique) reflètent l’état d’une société, en tout cas de ses aspirations et de sa conception de l’avenir. Partout sur ce continent, nous débattons de cette vieille question qui nous amène à réfléchir sur la façon dont nos universités peuvent être les « miroirs » de notre société, pour reprendre une image populaire et controversée. Les normes universitaires doivent certes être rigoureuses et transparentes, mais les obstacles structurels et l’exclusion sociale sont diamétralement opposés aux vraies valeurs universitaires, particulièrement à l’heure actuelle.

D’autres auteurs qui se sont penchés sur cette question considèrent la notion d’université comme une agora, et dans ce cas, les étudiants jouent évidemment un rôle majeur dans le maintien de cet attribut crucial des universités modernes. En effet, dans un monde parfois caractérisé par l’éphémère, le mercantilisme et une culture à usage unique et qui plus est, axée sur la consommation, on pourrait affirmer que la fonction d’agora de l’université est un aspect absolument essentiel de la vie européenne. L’université ne peut pas et ne devrait pas être autorisée à devenir la proie du mantra des profits et des pertes ainsi que des analyses coûts-bénéfices, où, pour citer Oscar Wilde, on connaît le coût de tout et la valeur de rien. Dès que l’enseignement supérieur devient un outil économique et politique permettant de dissimuler les failles du système politico-économique européen, il devient inefficace et il n’est plus qu’un pion de l’activité politique et la manipulation économique, ce qui entre en contradiction directe avec les principes énoncés dans la Magna Charta Universitatum. L’agora universitaire et sociale pourrait, à l’instar de ceux de la Grèce antique, devenir partiellement un marché, mais surtout un lieu dédié aux personnes et aux idées, et non aux marchandises et aux produits.

Cependant, peu importe que le concept initial de l’agora englobe des préoccupations très modernes d’égalité des chances et de force par la diversité. N’importe quel architecte attestera qu’un bon lieu public est un endroit dépourvu de barrières artificielles. Qu’il s’agisse du déséquilibre permanent qui persiste dans de nombreuses universités européennes au niveau de la représentation des deux sexes aux postes « plus élevés », ou de la lutte quotidienne menée par les étudiants et les autres individus handicapés pour assurer pleinement leur participation aux relations universitaires et sociales de leurs institutions, l’expression intégrale du potentiel de l’université publique, stimulante,

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discursive et intellectuelle est rattrapée par la capacité des groupes historiquement marginalisés à participer à cette culture de dialogue et d’apprentissage.

Il est communément admis que l’enseignement supérieur offre des meilleures possibilités d’emploi et de formations plus approfondies. Les universités ouvrent leurs portes, quelque soit la discipline. Des efforts considérables ont été faits – ou du moins, on en a longuement parlé et on a beaucoup écrit à ce sujet – pour s’assurer de la possibilité d’accès de tous les segments de la société, en particulier ceux pour qui historiquement l’accès à ces avantages et à ces chances n’a pas toujours équitable. Mais une question subsiste : en faisons-nous assez ?

Les sommets ministériels de Prague, Berlin et Bergen ont confirmé l’importance de ce qu’on appelle la « dimension sociale » du processus de Bologne et de l’Espace européen de l’enseignement supérieur. À l’origine, elle était simplement contenue dans une référence au sein du « nouveau » programme d’action de Prague (2001) sur les ‘institutions et les étudiants de l’enseignement supérieur’. À Berlin (2003), le concept s’est développé en ajoutant que les « caractéristiques sociales de l’Espace européen de l’enseignement supérieur, visant le renforcement de la cohésion sociale et la réduction des inégalités sociales et des inégalités liées au sexe » doivent être contrebalancées par un mouvement en faveur de la compétitivité.

Pour garantir la véritable pertinence contemporaine de l’université, ce défi doit être au centre des préoccupations et des budgets des gouvernements et des institutions, et porté par une énergie et un engagement nouveau. Un Espace européen de l’enseignement supérieur dans cette partie du monde pourrait s’illustrer en relevant ce défi et en rejoignant les objectifs de la dimension sociale au sein des valeurs fondamentales des universités. La réponse appropriée à la critique du virage économique du processus de Bologne (en particulier) par la porte de l’attrait (Tomusk, 2004, pp. 76-77) est de poursuivre les efforts visant à ‘socialiser’ ce dernier, comme évoqué à Berlin et à Bergen, et d’oeuvrer pour une croissance durable du secteur tertiaire de l’enseignement, et non pour une course au succès statistique qui en réalité, n’est que superficiel.

Recherche La prudence est cependant de mise face à l’idée, en vogue dans certains milieux, que l’avenir de l’université européenne se présente comme une source de recherche scientifique haut de gamme servant les objectifs économiques de l’Union européenne. Bien que l’investissement public dans la recherche soit évidemment louable et bienvenu, la vaste mission de l’université – englobant nombre de disciplines, de niveaux et modes d’enseignement – ne devrait pas être compromise par des théories économiques prisées actuellement. Le danger existe, et s’est d’ailleurs manifesté dans l’expérience de certaines institutions aux États-Unis et en Australie (Bullen, et al., 2004), qui ont choisi de se concentrer sur une recherche plutôt souhaitée sur le plan économique dans des domaines scientifiques actuellement en vue, au dépens de la simple mission de l’université et de son personnel, à savoir enseigner, apprendre et permettre cet enseignement et cet apprentissage.

Un autre sujet préoccupe fortement les étudiants européens, ce sont les défis auxquels font face les disciplines mises sous pression. Il ne s’agit pas d’un nouveau défi mais il est exacerbé par la culture de managérialisme et de réduction des coûts qui prévalent dans de nombreux états. En fait, au sein des « deux cultures », mais en particulier au sein des facultés de lettres, de nombreux départements universitaires sont soumis à une pression

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constante afin de respecter des références économiques ou de prendre exemple sur des départements scientifiques rentables, et ce malgré les contributions uniques et précieuses que peuvent apporter les diverses composantes de l’université. La fusion du favoritisme pour certaines disciplines scientifiques et la fiction comptable consistant à penser que la recherche qui rapporte de l’argent mérite la part de lion au niveau des financements ne sont pas basées sur des principes universitaires, scientifiques ou financiers sains. Le « paradigme techno-économique scientifiquement orienté » dont traite Bullen et al. (2004, p. 6) n’est pas dirigé en théorie ou même en pratique sur les besoins légitimes de la recherche ou de la société.

Un problème conjoint est la menace posée par l’usage impropre des régimes de propriété intellectuelle au niveau de la recherche, qu’elle soit appliquée ou fondamentale. L’un des rares domaines du droit international qui donna lieu à la conclusion fructueuse de nouveaux traités est celui des brevets d’invention et de protection des droits d’auteur, comme en atteste par exemple l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), les accords des Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), ainsi que d’autres instruments régionaux et mondiaux. Il est clair que de leur côté, les concepts d’utilisation équitable et d’exceptions aux droits à la propriété intellectuelle pour les valeurs universitaires sont en butte aux attaques (Burrell et Coleman, 2005). Cependant, cette tendance a heureusement inspiré le développement de nouveaux outils en rapport avec les traditions du monde universitaire.

Redéfinir l’Université Le système moderne d’enseignement supérieur est extrêmement varié. Il ne comprend plus seulement les grandes anciennes universités européennes, mais aussi des institutions plus récentes, dont les établissements de polytechnique et les collèges universitaires. Il peu sembler simple de s’assurer que les citoyens aient le choix entre différents types d’institutions et puissent s’engager dans l’apprentissage à vie, mais en pratique il s’agit d’un véritable défi. L’« enseignement supérieur de masse » et les nouvelles méthodes d’organisation posent un sérieux problème aux valeurs universitaires pour tous les Européens, qui assistent à une réaction différente dans les diverses parties du continent (Scott, 2003). Le développement de cadre nationaux de qualification (et du cadre global européen), par exemple, constitue une composante remarquable du processus de Bologne. Cependant, les réformes de ce type ne devraient pas être un exercice technique ou bureaucratique. L’administration et les systèmes nécessaires devraient être des moyens pour atteindre un objectif et non une fin en soi. Les valeurs de l’Espace européen de l'enseignement supérieur (EEES) ne se limitent pas à désirer plus de formalité et un langage plus compliqué. Au niveau du système, l’intégration entre les institutions universitaires et non universitaires, ainsi qu’entre l’enseignement supérieur et l’enseignement et les formations professionnels, contribuent au renouvellement de nos valeurs universitaires communes.

La formation tout au long de la vie – terme prisé par les bureaucrates et les professeurs – n’implique pas une perte de qualité ou de normes. Il ne faudrait pas y recourir comme prétexte pour créer des institutions au dénominateur commun ou dévaloriser l’expérience des étudiants en tant qu’individus, ni même la contribution unique de chaque membre du personnel.

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Conclusion

Je terminerai en citant le cardinal John Henry Newman dans ma ville natale de Dublin il y a tout juste 150 ans. Il avait alors donné une série de discours aux habitants de cette ville, qui a été la sienne pendant la majeure partie des années 1850, publiée par la suite sous le titre « L’idée d’université ».

Ne dites pas que les gens doivent être éduqués quand, en somme, vous parlez uniquement de les amuser, délasser, apaiser, mettre de bonne humeur ou de les préserver des excès haineux. Je ne prétends pas que ce type de divertissements ou d’occupations de l’esprit n’offrent aucune plus-value mais il ne s’agit pas d’éducation (Newman, 1854/1947, p. 171)

Les étudiants européens sont toujours en quête d’un rôle significatif au sein de l’enseignement supérieur – en tant qu’apprenants, que partie prenante et gardiens des valeurs universitaires. Le fait de donner une vraie valeur à l’université au titre de lieu de véritable enseignement est une responsabilité que nous partageons et que nous ne considérons pas comme un acquis, même par ces temps éprouvants.

Références BERGAN, S. (2003). Student Participation in Higher Education Governance. Available at

http://www.coe.int/T/DG4/HigherEducation/Governance/SB_student_participation_EN.pdf.

BULLEN, E., ROBB, S. et KENWAY, J. (2004). “’Creative Destruction’: Knowledge Economy Policy and the Future of the Arts and Humanities in the Academy”. Journal of Education Policy 19 1: pp. 3-22.

BURRELL, R. et COLEMAN, A. (2005). Copyright Exceptions: The Digital Impact. Cambridge University Press.

NEWMAN, J. H. (1854/1947). The Idea of A University, Defined and Illustrated. New York: Longman.

PERSSON, A. (2003). Student Participation in the Governance of Higher Education in Europe (CD-ESR-GT1 (2003) 3 final).

SCOTT, P. (2003). ”Challenges to Academic Values and the Organization of Academic Work in a Time of Globalization”. Higher Education in Europe 28, 3: pp. 295-306.

TOMUSK, V. (2004). “Three Bolognas and a Pizza Pie: Notes on Institutionalization of the European Higher Education System”. International Studies in Sociology of Education 14 1: pp. 75-95.

www.creativecommons.org

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EN QUETE D’UN NOUVEL EQUILIBRE: L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR EUROPEEN DOIT FRANCHIR UN CAP SUPPLEMENTAIRE JAN FIGEL

Étant donné la place importante que l’enseignement supérieur occupe dans le contexte d’une discussion européenne plus étendue, il pourrait contribuer à la construction d’une Europe plus forte et plus unie. L’auteur de cet article met l’accent sur les voies que la communauté universitaire européenne doit suivre afin qu’elle ait une vraie contribution à la construction de la société du savoir, à savoir: intégrer l'enseignement supérieur à travers ses dérivés – des réformes profondes de l'enseignement et la dimension externe; donner le pouvoir au citoyen afin qu'il devienne le protagoniste du changement; trouver un nouvel équilibre entre le coté visible/attirant de l'université et sa mission culturelle/intellectuelle; et assurer la continuité des études scientifiques et humanistes.

Introduction À l'heure actuelle, on aborde des questions formidables dans le domaine de l'enseignement supérieur européen, à commencer par la légitimité culturelle de nos universités et leur rôle dans notre processus d'intégration. Et, à mon avis, ces questions mêmes coïncident avec les sujets d'une importance capitale à l'Union Européenne en général.

Ces dernières années, plusieurs débats ont abordé la question de la légitimité politique et démocratique de l'Union Européenne et de ses institutions ayant comme but l'identification de nouveaux sujets qui pourraient nous aider à construire une Europe forte, durable et unie. Voilà la raison pour laquelle les discussions sur l'enseignement supérieur constituent un microcosme du débat européen plus grand, les points de contact entre les deux étant nombreux. À plus d'un égard, c'est d'abord dans les centres d'enseignement qu'on s'attaquera aux défis essentiels à l'avenir de l'Europe.

Premièrement, les Européens doivent s'unir et faire tout leur possible pour ouvrir le chemin vers une économie et une société du savoir. C'est notre potentiel humain qui est le facteur avec le plus d'influence sur notre richesse et nos perspectives de développement, c'est-à-dire la colonne vertébrale même de la stratégie que l'Union s'est crée pour la décennie actuelle – l'ordre du jour de Lisbonne9. Il ne faut pas oublier que l'ordre du jour de Lisbonne ne concerne pas seulement la croissance et les emplois, il concerne également l'inclusion sociale et le développement durable.

Et voilà, le deuxième défi pour l'avenir de l'Union que l'enseignement annonce. L'inclusion sociale implique une mobilité sociale importante et les systèmes d'enseignement efficaces sont les meilleurs moyens pour atteindre cette mobilité. Si on veut s'assurer de la contribution de toutes les classes sociales, il faut donc avoir des

9 Disponible à http://ec.europa.eu/education/policies/2010/et_2010_en.html.

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systèmes d'enseignement qui donneraient des chances équitables à tout le monde et qui cultiveraient le talent et l'intelligence quelles que soient les données sociales.

Finalement, il y a un rôle traditionnel des universités en tant que dépositaires de nos traditions culturelles et intellectuelles et terrains d'essai pour leur évaluation et leur évolution critique. Quelques uns pourraient détecter une contradiction latente – ou au moins un conflit d'intérêts – entre les fonctions économiques et sociales des universités et ce rôle intellectuel plus compréhensif. Pourtant, on devrait regarder cela comme une tension créative qui pourrait encourager les universités à faire des réformes et à s'adapter aux temps.

L'intégration de l'enseignement supérieur

Un regard en arrière Comme dans le cas de la plupart des défis auxquels l'Europe doit faire face à l'heure actuelle, le statut de l'enseignement supérieur dans le nouveau siècle admet à peine des solutions locales. Il va de soi que l'enseignement est et devrait rester une responsabilité nationale ; en même temps, l'ampleur du défi requiert une masse critique dont très peu de pays disposent. Les pays européens trouveront des ressources et la volonté politique nécessaire seulement s'ils agissent comme une équipe et, comme condition requise, seulement s'ils construisent un environnement de coopération et confiance réciproque.

Si on regard l'histoire de l'intégration de l'enseignement supérieur, on voit qu'elle s'est essentiellement traduite par une construction graduelle de la confiance. Le programme Erasmus10, qui est à présent le programme vedette de la Commission, en constitue un bon exemple.

Lorsque la Commission a proposé le programme Erasmus dans les années 1980, plusieurs pays importants s'y sont opposé pour des raisons de légalité. Ils ont insisté que l'enseignement ne relevait pas du traité. L'argument le plus important s'est articulé autour de la distinction entre l'enseignement et la formation professionnelle. La coopération était possible dans le domaine de la formation, basée sur le principe de la circulation de la main-d'oeuvre. Mais l'enseignement devenait tabou au moment où on l'appelait enseignement. Ce n'était peut être le bon moment ; les systèmes d'enseignement étaient perçus comme des traits fondamentaux de la souveraineté nationale ainsi que la défense et la collection des impôts. C'était seulement en 1992, avec le Traité de Maastricht11 qu'on a commencé à considérer l'enseignement et la formation comme deux parties du même continuum.

Malgré ce progrès, on a toujours deux articles séparés du Traité portant l'un sur l'enseignement, l'autre sur la formation professionnelle, des articles dont les formulations sont en partie identiques. Mais, à présent, la Commission préfère les progrès tangibles, concrets dans le sens de la substance aux arguments sur des questions légales subtiles.

On a fait beaucoup de progrès depuis. Les premiers étudiants pionniers sont partis en Erasmus en 1987; à peu près 1,4 million d'étudiants l'ont fait depuis. À l'heure actuelle, neuf sur dix universités européennes participent au programme Erasmus avec des projets, réseaux et actions de mobilité à travers l'Europe. Avec le temps, ce mouvement a engendré un environnement de confiance réciproque qui a rendu possible d'autres 10 Disponible à http://ec.europa.eu/education/programmes/socrates/erasmus/erasmus_en.html. 11 Disponible à http://europa.eu/scadplus/treaties/maastricht_en.html.

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développements tels le Processus de Bologne. Comme je l'ai déjà dit, la confiance est essentielle. Il n'y a pas de réforme sans confiance. Il n'y a pas d'arrangement structurel, quelque astucieux ou bien conçu qu'il soit, qui peut remplacer la confiance.

Un regard en avant Grâce aux ordres du jour convergents du Processus de Bologne et de nos actions communautaires, le paysage de l'enseignement supérieur européen semble beaucoup plus ouvert à l'intégration.

L'ensemble des réformes structurelles, la mobilité des étudiants et la coopération entre les universités et les systèmes ouvriront la voie à l'Espace européen de l'enseignement supérieur. Les questions débattues dans le cadre de ce séminaire auraient été impensables il y a 30 ou même 15 ans. D'ailleurs, à quoi ressembleront les universités européennes d'ici trente ans ?

L'année universitaire en cours à l'Université de Bologne – la plus ancienne université occidentale – est l'année universitaire 918. Mais, comme beaucoup d'autres universités, cette université était beaucoup plus européenne par le passé lointain qu'à l'heure actuelle. Nous croyons que l'avenir ressemblera beaucoup plus à notre passé où les meilleurs savants voyageaient d'un centre du savoir à l'autre afin de rencontrer leurs collègues et confronter leurs idées. Prenons le légendaire Erasmus, l'humaniste de Rotterdam, qui a travaillé et étudié à Paris, Oxford, Padoue, Cambridge, Louvain, Fribourg et Bâle.

De nos jours, c'est de plus en plus facile à voyager et, notamment, les communications longue distance ont connu un développement éblouissant. Voilà les meilleures conditions pour l'émergence des communautés du savoir qui ne connaîtraient d'autre frontière que la frontière du savoir. Erasmus serait certainement ravi de voir tout ce qu'on fait en son nom. Les dérivés de l'intégration Cette direction vers l'intégration qu'à la fois la Commission Européenne et les gouvernements nationaux soutiennent produit deux effets intéressants. Les réformes de l'enseignement sont plus profondes Depuis que l'enseignement supérieur est devenu un système intégré, les réformes structurelles tels que le système en trois cycles, les crédits transparents et le contrôle de la qualité des mesures ont eu un impact important sur les programmes et les cours également. Ce dérivé a eu comme conséquences une intégration plus profonde ainsi que le fait que la diffusion de meilleures pratiques et la modernisation des cours ont pris de l'élan.

Grâce au fait que ses changements se produisent du bas vers le haut, il n'y a pas de risque qu'ils compromettront l'indépendance et la diversité des traditions européennes si variées, traditions qui sont un patrimoine qu'on voudrait conserver pour les générations futures.

La dimension externe Le second effet relève de ce qu'on appelle « la dimension externe » de nos stratégies d'enseignement. Il est évident que les systèmes nationaux se regroupent et que cela devient de plus en plus facile pour les personnes de l'extérieur de considérer les centres

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du savoir comme des parties d'un ensemble plus large, des organismes pan-européens. Cela vaut pour les étudiants et les savants ainsi que pour les décideurs.

Ces développements sont bénéfiques à nos universités puisqu'ils leurs confèrent un plus de visibilité et les aident à regagner leur position traditionnelle en tant que points de référence pour les savants des autres coins du monde. Ils sont également bénéfiques pour les stratégies générales de l'Union parce que la contribution de l'enseignement supérieur apportera beaucoup de bénéfices aux affaires étrangères de l'Union Européenne.

La Commission Européenne a déjà mis en oeuvre des actions qui jouent sur le potentiel de coopération de l'enseignement afin de renforcer la confiance et la bonne volonté dans nos relations internationales. Les programmes principaux sont Tempus, Erasmus Mundus et l'action Jean Monnet12. Récemment, une conférence ministérielle des pays des Balkans occidentaux a été organisé à Vienne, en collaboration avec la présidence autrichienne. Ces pays attendent une aide significative dans le cadre de la coopération d'enseignement. Ils savent également que l'enseignement est la clé de l'avenir.

En général, il y a une demande de plus en plus importante pour inclure l'enseignement supérieur dans notre dialogue sur les stratégies avec des pays tiers, qu'il s'agit de pays voisins, de nations industrialisées ou de pays en voie de développement. À Hampton Cour, dans le Royaume Uni, lors d'une réunion des chefs d'États et de gouvernements, on a désigné – officieusement – les universités et la recherche comme des questions stratégiques pour l'avenir de l'Europe. L'enseignement est également une des priorités du G8 sous la présidence de la Russie. Le citoyen au centre du changement À l'heure actuelle, le monde universitaire demande un rôle plus marqué et plus responsable dans nos vies économiques et sociales. Bien sûr, il y a toujours des voix qui s'y oppose mais la plupart de nos universités réclame le changement. L'action politique devrait traduire les besoins et les demandes du peuple et cela est précisément le principe directeur des politiques d'enseignement supérieur de la Commission.

Les volets principaux de la proposition de la Commission vis-à-vis des universités européennes sont : la modernisation des programmes, une meilleure gestion des systèmes et des établissements d'enseignement, une amélioration quantitative et qualitative des ressources. Les réformes proposées et le Processus de Bologne convergent vers une conclusion importante : elles donneront du pouvoir au citoyen. Voilà ce que les peuples demandent et voilà ce que les dirigeants politiques et universitaires devraient leur offrir.

Dans un espace commun de l'enseignement supérieur, sans barrières institutionnelles ou nationales, les étudiants auront plus de liberté de mouvement afin de poursuivre l'excellence, le talent ou leurs intérêts. Une meilleure gestion rendra les universités plus transparentes et responsables. Les gens auront plus d'informations et d'une meilleure qualité et les autorités universitaires auront une plus grande marge de manoeuvre. Bref, nous devrions aider nos concitoyens redevenir le point de mire et, ainsi, les protagonistes du changement. Selon l'avis de l'auteur, il n'y a rien de plus important à l'heure actuelle que de moderniser les universités européennes. En fait, vu ces moments difficiles pour notre processus d'intégration, cela nous aidera également à renforcer

12 Disponible à http://ec.europa.eu/education/index_en.html.

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l'entier projet européen. Il faut mettre de nouveau le citoyen au centre du changement parce que l'Europe appartient à ses citoyens et ils sont les seuls qui peuvent la bâtir.

Les universités ne sont pas des supermarchés Les propositions de la Commission contiennent également l'idée que les universités devraient se sentir plus responsables pour le bien-être de nos sociétés. Cela se traduit, parmi d'autres, par une diversification des programmes pour inclure des compétences vendables à côté des études et de la recherche traditionnelles. Cela peut froisser des gens. Quiconque peut se poser la question : est-ce que la Commission pousse l'enseignement supérieur à faire ce que le monde corporatiste dicte ? Est-ce qu'elle propose un supermarché où les services de ressources humaines viendraient et choisiraient les compétences et habiletés dont ils ont besoin ? La réponse simple est: non.

On insiste que la recherche, l'enseignement et l'innovation ferment le cercle à l'intérieur du monde universitaire notamment parce qu'on est persuadé que les universités seront capable à respecter leurs traditions. Si notre but était purement utilitariste, il serait plus facile de demander aux établissements non-universitaires de former la nouvelle génération de techniciens, ingénieurs et chercheurs. Mais on sait très bien que seulement un environnement qui valorise et fait prospérer nos valeurs humanistes, sociales et intellectuelles peut donner naissance aux meilleures compétences.

Dans le fond, lorsqu'on demande aux universités d'actualiser leurs offres, programmes et gestion, on leur présente un défi à relever: un nouvel équilibre. D'une part, les universités devraient être plus visibles afin d'attirer des étudiants et des fonds privés; de l'autre part, elles devraient conserver – et, en effet, la renforcer – leur mission culturelle et intellectuelle séculaire qui constitue un des piliers sur lesquels repose la civilisation européenne. La continuité des sciences fortes et faibles Tout le monde se plaint qu'il n'y a pas assez diplômés européens dans les domaines scientifiques et techniques, surtout des diplômées. Malheureusement, c'est une réalité qui joue en notre défaveur lorsqu'il s'agit de notre compétitivité par rapport à nos compétiteurs internationaux et dont l'Union devrait s'occuper dans la limite de ses attributions. Pourtant, notre réponse ne doit pas s'arrêter là. Les nouveaux modes de production qui requièrent des ingénieurs et des hommes de science affectent également nos vies en tant qu'individus et communautés. Par exemple, ils créent de nouvelles divisions sociales – telle que celle qui relève de l'alphabétisme digital et de nouvelles formes d'exclusion. À l'ancienne dichotomie entre the haves (« les nantis ») et the have-nots (« les démunis ») se substitue une division selon le modèle the knows (« les personnes dotées de savoir ») et the know-nots (« personnes ignorantes »).

La conclusion est simple : il est entendu qu'il faut soutenir la science et l'ingénierie mais il faut également encourager les études et la recherche dans les disciplines humanistes, qu'il s'agit du domaine social ou de celui personnel. Cette continuité entre les études scientifiques et humanistes est à trouver seulement dans nos établissements universitaires reconnus pour leur excellence.

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L'érudition Une dernière raison pour laquelle on devrait confier aux universités la mission de nous montrer le chemin dans une nouvelle ère du savoir et cela avec succès, est « l'érudition ». Ce terme n'est pas discuté souvent en dehors du champ de l'épistémologie puisqu'on le considère comme un acquis; pourtant, il ne faut pas oublier les trois aspects fondamentaux de l'érudition et leurs implications pour nos politiques.

• Le premier aspect est la pensée critique. Dans un environnement universitaire sain, les étudiants apprennent à démontrer que leurs professeurs ont tort. Si on veut vraiment cultiver l'innovation, il ne faut jamais oublier que l'encouragement des esprits critiques en est une condition nécessaire.

• Le deuxième aspect est le rapport entre l'enseignement et la recherche. La recherche est souvent chère, les revenus ne sont pas sûrs et elle entraîne sans doute des pertes d'argent à brève échéance. Parmi toutes les formes institutionnelles, ce sont les universités qui peuvent résister le mieux face aux sirènes du profit à brève échéance et trouver l'équilibre correct.

• Finalement, le discours universitaire légitime le maintien des résultats dans le domaine public. Les résultats des expériences scientifiques tout comme les résultats du travail spéculatif ne valent rien s'ils ne sont pas soumis à l'examen de la communauté d'examinateurs appropriée. Soit l'érudition est une démarche collective et ouverte, soit il ne s'agit pas d'érudition dans ce cas-là.

Seulement à condition qu'il respecte ces critères, le discours érudit peut produire du savoir nouveau. Bref, on espère que les universités soient capables à maintenir leur tradition selon laquelle la transmission du savoir est une fonction de la production de savoir. Conclusion Historia magistra vitae est! On doit tirer des leçons de notre histoire afin de faire des progrès et de ne pas répéter des erreurs ou des tragédies. Chaque fois que l'Europe a investi dans l'enseignement et les universités, elle a prospéré; chaque fois que l'Europe a fermé des universités et a brûlé des livres, cela a marqué le début des périodes sombres.

Le Processus de Bologne ne concerne pas seulement l'Espace européen de l'enseignement supérieur, il constitue également une leçon importante pour nous. Cela montre encore une fois que lorsqu'on est uni et on agit d'une manière concertée, on peut changer les choses. Telle une Europe devient du coup attirante et pleine de succès, avec un impact au-delà de ses frontières. Le Processus comprend 45 pays parce que personne ne veut rester isolé. De plus, les pays méditerranéens et ceux de l'Asie Centrale font des efforts à poursuivre la même voie de la réforme.

L'Université a le devoir de chercher un nouvel équilibre entre ses responsabilités vis-à-vis du bien-être économique et social de nos sociétés et son rôle en tant que gardienne et génératrice de nos valeurs intellectuelles et culturelles. Étant donné l'hypothèse que les sciences ne se trouvent pas nécessairement de l'autre côté de la barricade par rapport aux humanités, si on veut vraiment prendre les devants sur les autres pays dans cette ère du savoir, il faut s'appuyer sur le discours que les intellectuels, les penseurs, les hommes de science nous ont transmis pendant les deux derniers millénaires.

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L'université de l'avenir doit réaffirmer la continuité de l'ensemble du savoir comme le faisaient les antiques. Pour citer le dramaturge roman Térence du IIème siècle avant J.-C.: « Homo sum; humani nihil a me alienum puto » - Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.

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POUR UNE UNIVERSITÉ ÉTHIQUE EN ET POUR L’EUROPE CARDINAL ROGER ETCHEGARAY

De quelle Europe venons-nous ? Vers quelle Europe allons-nous ? Et sur ce chemin sinueux, de quelle Université parlons-nous aujourd’hui ? Dans chaque institution, mémoire et projet s’entremêlent et il nous faut les distinguer pour les unir. Cele est une tâche difficile, car l’homme ne peut pas choisir son passé, il le reçoit comme un devoir pour son futur. Et ce futur est une demeure ancestrale – ce qui le met dans une situation inconfortable, brouillant sa propre image, son identité foncière.

L’Université d’aujourd’hui

L’Université est le lieu où retentit peut-être le plus profond l’angoisse de l’homme et, paradoxalement, l’angoisse du jeune qui a peur du futur, qui manque même d’appétit pour le futur, devant les mutations accélérées et souvent radicalisées de ce monde. Lors de sa fondation médiévale, l’Université, par sa nature et par ses structures, était la même partout, de Padoue à Oxford, de Paris à Prague, de Salamanque à Cracovie, facilitant la mobilité européenne des maîtres et des étudiants, forgeant le même esprit. Et comment ne pas penser ici que le berceau jésuite est situé à Montmartre, que la Compagnie de Jésus a commencé avec des jeunes étudiants de la Sorbonne ? Mais aujourd’hui, on ne peut pas parler de l’Université au singulier, d’une Alma Mater aux filiations diverses dans l’espace européen. Nous sommes en présence d’Universités au pluriel, qui constituent un assortiment d’enseignements très bigarrés et cloisonnés, visant une professionnalisation de plus en plus sophistiquée, mais, sans jeu de mots, peu marqués par la sophia humaniste de ses origines. Pourtant, la société a besoin de techniciens, mais de techniciens qui soient avant tout des hommes, tâche essoufflante pour toute Université qui, dans son expansion et grâce au processus de Bologne, ne peut renoncer aujourd’hui à sa vocation première et permanente, à savoir unifier l’homme pour unifier tous les hommes dans une maison commune où les fenêtres sont la raison d’être des murs.

La diversité croissante des techniques du savoir semble disqualifier d’avance tout effort entrepris pour opérer la réunification de l’homme qui se heurte à la fragmentation, à la parcellisation de l’enseignement supérieur. Pourtant, le besoin de revêtir l’homme d’une robe sans couture et non d’un manteau d’Arlequin se fait pressant, voire irrésistible, dans un monde pluraliste où la vérité elle-même se disperse en éclats. Il faut l’audace et l’obstination d’une Université, au sens fort du mot, pour que ces éclats soient rassemblés sans prétendre toutefois à une synthèse de type médiéval, qui s’avérerait toujours provisoire sinon illusoire.

Nous ne mesurons pas assez le nouveau et tragique décor – « décor » est bien le mot – dans lequel campe l’Université aujourd’hui. Certes, on ne peut pas faire porter exclusivement sur l’Université tout le poids de l’homme et de l’avenir. Mais cette tâche demeure importante. Cet homme nouveau, ce démiurge qui se profile sort de ses mains, de ses chaires et de ses presses universitaires. En regardant l’Europe qui se fait, je me

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sens de plus en plus solidaire de l’Université et des défis gigantesques qu’elle doit affronter pour aider l’homme à être tout simplement homme.

Les valeurs culturelles dans l’Université

La promotion et la défense des valeurs culturelles est au coeur de l’Université dans la construction de l’Europe. Le Concile Vatican II a osé affirmer que l’homme n’accède vraiment et pleinement à l’humanité que par la culture. L’homme cultivé échappe aux réflexes de masse pour se hisser à la connaissance de lui-même. Il est plus un ordonnateur qu’un ordinateur – des connaissances. Il est plus sensible au dépassement qu’à l’entassement du savoir, gardant même, osons-le dire, le goût de l’inutilité.

A côté du foisonnement des cultures nationales, voire provinciales ou linguistiques, l’Europe ne constitue-t-elle pas également un niveau d’identification culturelle ? N’est-elle pas une communauté d’hommes liée par une communauté de valeurs façonnées au fil des siècles, et qui se nomment, entre autres, liberté, justice, responsabilité, dignité et respect de la personne, égalité et protection des minorités ?

Ce socle culturel a un dénominateur commun: une conception de l’homme caractérisée par sa confiance placée dans sa capacité à configurer le monde. Dans son mémorable discours prononcé devant les professeurs de l’Université d’Etat, en septembre 2000, à l’occasion de l’année jubilaire, Jean-Paul II a parlé de l’Eglise, qui a joué historiquement un rôle de premier plan dans le surgissement même des Universités et qui continue à les regarder avec une profonde sympathie. Un autre exemple est celui de Coïmbra, une association de plus de trente Universités d’Europe, comportant un comité de travail sur la question complexe de l’identité culturelle en vue de la défendre face au péril que l’Europe elle-même pourrait lui faire courir. A travers la luxuriante variété des cultures, il s’agit de redonner confiance à l’homme qui se met parfois en congé d’humanité. Or, ce qui fait la vraie grandeur de l’homme est la raison éthique, bien plus que la raison fabricatrice ou même spéculatrice. C’est ce qui rend l’homme responsable de ses propres actes.

J’ajoute enfin qu’on ne peut dissocier de la dimension culturelle l’action sociale, le développement. Un homme rongé par le manque de biens nécessaires à sa vie ne saurait accéder à la culture. On ne peut faire de l’unité de l’Europe une figure privilégiée de l’avenir sans lui donner la consistance d’une espérance. On ne peut croire à l’Europe que si elle permet une nouvelle forme de communauté, si l’affirmation d’un « nous » inédit en accompagne la construction au-delà de l’économique et du politique. Un historien comme Geremek a dit que l’Europe est d’abord un état d’esprit (Geremek, 2003). Où est le supplément d’âme, où est simplement l’âme dont a besoin l’Europe avant tout ? Et cela me fait glisser vers le dernier mouvement de mon intervention: l’aspect religieux proprement dit.

La dimension religieuse

Comme nous ne pouvons douter de la lumière religieuse portée sur le passé de l’Europe, de même l’Université doit pour elle-même reprendre cette question: c’est bien l’Université, plus qu’elle ne peut le faire aujourd’hui, qui a fait l’Europe d’hier et qui, aujourd’hui, a un rôle à jouer pour sauvegarder et développer la dimension religieuse.

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Cette grave question posée à toutes les universités est celle du sens de l’homme et de son histoire, dans notre époque marquée par l’hypertrophie des moyens et l’atrophie des finalités – selon la formule de Paul Ricoeur (Ricoeur, 1991)13. Les vraies questions de la science ne sont pas des questions techniques mais spirituelles; elles révèlent un besoin désespéré de sens en dehors duquel toute science est instrument et non pas destin. L’homme ne peut donc pas s’enfermer dans le mythe rassurant d’une science, je dirais aseptisée, indifférente à la qualité et à la quête du sens. Il existe aujourd’hui dans le monde universitaire une sorte de désespoir anthropologique, qui résulte de l’ultracentrifugation des disciplines scientifiques. Ce désespoir vient de la nécessité d’une unité apparemment impossible. La diversité prodigieuse des techniques du savoir semble disqualifier d’avance tout effort entrepris pour créer la réunification de l’homme à travers elle. Pourtant, il faut bien penser que l’état de violence où nous mène une science anthropologiquement éclatée, doit être culturellement, spirituellement surmonté.

Une telle exigence est ressentie par beaucoup de scientifiques. Elle l’est de manière particulière par les philosophes qui sont, par vocation, des hommes du sens. Mais elle est ressentie aussi, et d’une manière propre, par la théologie, dans la mesure où celle-ci a encore le courage d’affirmer qu’elle repose sur une Révélation offrant à l’homme l’assurance de sa suprême intégration.

Et je réponds ici à la réflexion de Newman (Newman, 2001), pour qui une Université sans théologie n’est pas une Université. Il se référait sans doute à l’origine de l’Université, née au sein de l’Eglise. Mais, aujourd’hui, même les universités catholiques ne bénéficient pas de cette situation idéale. Ce qui compte est de se demander comment une Université même d’Etat a le souci majeur d’inclure dans sa vision globale le problème religieux sans lequel un homme demeure mutilé, tronqué, « unidimensionnel », selon l’expression de Marcuse (Marcuse, 1964). Ce qui compte, c’est qu’une théologie digne de ce nom, doté d’un statut scientifique, reconnue dans son originalité irréductible à la science et même à la philosophie, trouve dans le cadre universitaire une place institutionnelle, avec une capacité et une volonté de dialogue interdisciplinaire. L’homme étant un être de sens et la théologie se situant à la source même du sens, la confrontation obstinée de la théologie avec les autres disciplines ne peut que provoquer une fécondation mutuelle qui les pousse à se distinguer et à se respecter toujours plus. La théologie ne peut pas songer à jouer le rôle fallacieux d’une intégrale des savoirs. Elle ne cherche plus d’ailleurs à être la reine des sciences comme au Moyen Age. Toutes les sciences sont reines dans leur propre domaine. Mais, par contre, il y a comme un roi de tous les savoirs et c’est l’homme lui-même. Et la théologie se tient constamment du côté de cet homme intégrateur, en portant au plus clair de sa conscience le mystère de l’homme et de sa dignité.

Finalement, l’Europe, pour ce faire, en faisant l’homme, ne peut pas se passer de la réflexion religieuse, puisée en particulier aux sources de la Révélation qui caractérise les trois monothéismes ici représentés: juif, chrétien et islamique.

13 « Nous ressentons toujours plus vivement la contradiction entre la rationalité croissante de nos moyens et la rationalité évanouissante de nos buts» (RICŒUR, Paul. "Tâches de l'éducateur politique", Esprit, juillet-août 1965).

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References

GEREMEK, B. (mars-avril 2003). “L'Europe est un état d'esprit”. Alternatives Internationales, pp. 44-47.

MARCUSE, Herbert. (1964). L'homme unidimensionnel: essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée. Paris: Ed. de Minuit

NEWMAN, J. H. (2001). Rise and Progress of Universities and Benedictine Essays. An Introduction and Notes by Mary Katherine Tillman. Notre Dame and Leominster: University of Notre Dame Press and Gracewing, pp. 6-17

RICOEUR, P., Lectures. 1’autour du politique. (1991). Coll. “La couleur des idées”. Paris: Seuil, p. 254.

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LA LEGITIMITE CULTURELLE DE L’UNIVERSITE EUROPEENNE14

ANDREI MARGA

Si l’on tient compte de la différenciation fonctionnelle croissante aux temps modernes et des changements dans la société, des connaissances, ainsi que des nouveaux besoins, il existe alors des raisons de remettre en cause le profile d’activité de nombreuses institutions contemporaines (politiques, militaires, communicationnelles, commerciales etc.). Dans le cas des universités, les changements comprennent des aspects fondamentaux, de manière que la deuxième plus ancienne institution en Europe – après l’Eglise – doive se légitimer une nouvelle fois dans une société ayant déjà rompu avec la continuité de l’histoire et se reconfigurer suite à la réorganisation de ses propres ressources : argent, pouvoir administratif, savoir, information, culture. L’auteur approche la légitimité de l’Université européenne, sa légitimité culturelle, en évoquant la légitimation initiale de l’université, institution ayant modelé l’histoire de l’enseignement supérieur européen, en identifiant la mission et les fonctions de l’université européenne, en montrant les défis auxquels la légitimation de l’Université européenne est confrontée et en mettant en évidence son profile culturel.

Introduction

De plus en plus, et de différents points de vue, on demande aujourd’hui à l’Université européenne de se légitimer. Cela est dû aux changements intervenus dans la situation des universités dans la société, dans la structure du savoir, et dans les besoins globaux de la société. Ainsi : a) après avoir perdu le monopole de la recherche scientifique suivant l’extension de la recherche vers l’industrie, l’université est maintenant en train de perdre son monopole sur l’enseignement supérieur, en tant que fournisseur de savoir spécialisé; b) avec les marchés concurrentiels subissant la mondialisation, la performance institutionnelle est mesurée de plus en plus en termes de contribution à la valeur économique d’un produit et à son efficacité technique; c) dans la « constellation post-nationale », le principal lien de l’enseignement européen avec les projets culturels nationaux s’est détérioré à la suite du triple mouvement d’expansion de l’enseignement vocationnel, de la croissance du nombre d’initiateurs de programmes éducationnels et d’un changement dans les fonctions de l’Etat nation; d) le développement sans précédent des sciences et des technologies expérimentales et l’augmentation de la réflexivité à la suite des « ruptures » dans la continuité historique (guerres mondiales, connaissances des autres cultures etc.) ont conduit à une nouvelle géographie des disciplines, que les établissements d’enseignement supérieur doivent s’appliquer à maitriser de manière adéquate; e) avec les crises enregistrées par l’histoire – économiques, de rationalité, de légitimité – les sociétés complexes de nos jours affrontent de nouvelles crises, comme par exemple « la crise de l’identité » et « la crise de créativité », qui 14 L’auteur remercie Mme Raluca Buciuman et M. Ştefan Oltean qui ont traduit le présent article en anglais.

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jettent une nouvelle lumière sur l’évolution des universités; f) les démocraties procédurales d’aujourd’hui ont commencé à afficher une « crise de motivation » de la part des citoyens, que l’on s’attend à voir devenir l’un des défis pour les années à venir (Bökenförde, 1991; Habermas and Ratzinger, 2005); g) le développement des biotechnologies apporte non seulement des changements salutaires dans le traitement des maladies, mais crée aussi un nouveau et radical besoin de prise de conscience des fondements de la culture (Habermas, 2002; McGee, 2003)15.

Cependant, l’Université européenne elle-même a connu de profonds changements : concentrée initialement sur le savoir, vers le début du dix-neuvième siècle, l’université a dû diriger ses pas vers la formation pratique des étudiants pour le marché du travail; depuis la moitié du dix-neuvième siècle, l’université a dû inclure des disciplines techniques aux côtés de celles scientifiques, philosophique et théologiques; au début du vingtième siècle, l’université a vu ses dimensions augmenter et devint université de masse, abandonnant du fait l’élitisme des anciens temps, surtout sous la pression de l’exemple américain; l’autonomie universitaire a été sacrifiée lorsque l’Europe de l’Ouest ainsi que l’Europe de l’Est sont devenues totalitaires dans les années 1930; l’empreinte idéologique sur l’enseignement supérieur après 1945 est restée jusqu’en 1989 une caractéristique de l’Europe Centrale et de l’Est; les universités ont tenté ces derniers temps de se construire des profils par diverses analogies – avec les sociétés commerciales (universités entrepreneuriales), avec les agences fournissant des services (universités ouvertes), avec les associations professionnelles (universités spécialisées dans les arts, les sports, les langues modernes etc.), avec les entreprises (universités privées en Europe de l’Est) – qui se sont ajoutés aux profils en place. On doit aussi mentionner le profil attractif de l’ « université basée sur la recherche ». Ainsi, le paysage de l’enseignement supérieur européen est maintenant plus diversifié que jamais.

Si l’on tient compte de la différenciation fonctionnelle croissante aux temps modernes et des changements dans la société, des connaissances, ainsi que des nouveaux besoins, il existe alors des raisons de remettre en cause le profile d’activité de nombreuses institutions contemporaines (politiques, militaires, communicationnelles, commerciales etc.). Dans le cas des universités, les changements comprennent des aspects fondamentaux, de manière que la deuxième plus ancienne institution en Europe – après l’Eglise – doive se légitimer une nouvelle fois dans une société ayant déjà rompu avec la continuité de l’histoire et se reconfigurer du fait de la réorganisation de ses propres ressources : argent, pouvoir administratif, savoir, information, culture. L’auteur plaide en faveur de la légitimité de l’Université européenne, sa légitimité culturelle dans l’acception présente, par une argumentation en trois parties : premièrement, en évoquant la légitimation initiale des universités ayant modelé l’histoire de l’enseignement supérieur européen; deuxièmement, en identifiant la mission et les fonctions de l’Université européenne; et troisièmement, en énumérant les défis auxquels la légitimation de l’Université européenne se confronte de nos jours; finalement, il fait une description de son profile culturel.

15 Glen McGee aborde les fondements philosophiques des problèmes cliniques et moraux liés aux nouvelles biotechnologies.

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Légitimité historique

Stephen d’Irsay, dans son ouvrage déjà classique Histoire des universités (1933) a reconstitué la création et l’évolution des universités d’une perspective déterminante, sur la base de trois présomptions. La première présomption consiste à percevoir l’université européenne en tant que solution institutionnelle à travers laquelle « le savoir ancien a été dirigé vers les grands réceptacles du Moyen Age », en remarquant que pour « préserver et incorporer la précieuse tradition de l’ancien monde, les universités ont représenté depuis leur apparition quelque chose d’absolument nouveau, tout aussi nouveau que le plain-chant ou la polyphonie, les cathédrales d’art roman ou gothique, comme l’église chrétienne elle-même qui ont créé toutes ces merveilles de notre monde de l’Ouest » (D’Irsay, 1933, p. 3).

La deuxième présomption réside en l’interprétation de l’évolution de l’université tenant compte à la fois de l’évolution des connaissances et le d’évolution des institutions. D’une part, l’université signifie « transformer une idée solitaire en pensée commune, organisée », car l’histoire de l’université est, à tout ses moments, l’histoire de la « pensée contemporaine ». D’autre part, tout comme les autres institutions, les universités détiennent un statut juridique, social et politique; leur histoire fait ainsi partie intégrante de l’histoire des institutions ». L’évolution de l’université émerge comme une « histoire de la philosophie et des sciences d’une part, et comme une histoire juridique et constitutionnelle, d’autre part » (D’Irsay, 1933, p. 2).

La troisième présomption réside dans l’application de la formule aristotélicienne des quatre causes à l’explication de la configuration des universités européennes qui ont été établies à partir du douzième siècle. Pour continuer dans le même registre, l’établissement d’une université a « une cause matérielle : la magnifique augmentation des connaissances humaines au cours du douzième siècle a offert aux esprits un fond de savoir étendu accumulé rapidement; et a aussi une cause formelle : le développement des mouvements corporatistes et le rassemblement de personnes occasionné par des ambitions et des objectifs similaires. Ces causes sont survenues en même temps et dès quelles se sont vues ajouter une cause efficiente, un événement fortuit, un contingent variable, une université s’est formée. L’université avait aussi une cause finale : l’attrait des carrières réussites, indispensable à la société et finalement une aspiration sublime à servir Dieu et l’Eglise en remplissant les tâches de ceux appelés à servir la Cité » (D’Irsay, 1933, p. 4-5).

L’approche réaliste de l’université en tant que solution nouvelle adoptée au Moyen Age, lorsqu’a été repris l’héritage de l’antiquité en double dépendance de l’évolution des connaissances et de celle institutionnelle, et en tant qu’institution en soi, dont l’évolution était dictée par l’expansion du savoir, le potentiel des personnes, les méandres de l’histoire et l’objectif d’éducation universitaire, nous permet de souligner le concept large de légitimité universitaire. Dans le cas de l’université, une approche historique ouvre la voie à une compréhension complexe. Les connaissances historiques ne diluent pas les problèmes courants, mais créent une perspective capable de rendre toute sa légitimité à une institution. Dans ce sens, l’observation d’Harold Zimmermann dans sa minutieuse monographie Das Mittelalter (Le Moyen Age) (1988), basée sur une approche historique bien documentée, est d’une importance cruciale : « en ce qui concerne l’Ouest, on ne peut pas offrir une réponse unique à la question sur le statut de l’université dans la première période de son histoire. L’émergence spontanée d’une école supérieure à partir d’un

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établissement d’enseignement ecclésiastique ou urbain, attirant soudain des étudiants venus de loin à cause de l’activité de professeurs fameux et qui, du fait du large nombre d’étudiants, attire aussi les érudits est simplement une description possible. On peut ajouter que l’université est un établissement muni d’un acte fondateur ou d’une charte, normalement signées par le seigneur local. C’est seulement à la moitié du treizième siècle qu’apparaît la règle selon laquelle toutes les universités ont besoin de l’accord d’une autorité universelle, afin que les examens passés soient valides partout ailleurs. Les Papes ont mieux œuvré que les empereurs à imposer leur droit d’autorisation, non seulement pour autoriser l’enseignement théologique, mais aussi à cause du consensus nécessaire à l’équipement des universités, provenant habituellement des fonds et des biens de l’Eglise. » (Zimmerman, 1988; Le Goff, 2003).

Comment les universités ayant modelé l’histoire de l’enseignement supérieur européen se sont-elles effectivement légitimées, du moins après leur établissement ?

Les histoires existantes des universités d’Europe (D’Irsay, 1933, Chapitre II; Charle et Verger, 1994) confirment par exemple, qu’au cours des 11ème et 12ème siècles la pensée aristotélicienne s’est répandue à travers le monde Occidental, que la méthode « dialectique » a acquis la suprématie dans le savoir, que la philosophie est devenue une discipline intégratrice, que Paris attirait aussi bien les jeunes désirant apprendre que les intellectuels connus et que l’idéal d’une vie dévouée à la vérité les motivaient. La systématisation et l’étude de ces vérités ont fait de Paris le centre des études théologiques. Ceux intéressés à obtenir une formation supérieure en théologie, sous le patronage du Saint-Siège, ont rejoint ce centre. « La supériorité des écoles de Paris ne peut être expliquée par l’attrait de la ville, par la puissance croissante des rois et la sécurité par rapport aux envahisseurs, par l’importance des entreprises, par la richesse du pays (l’université n’est ni le résultat du travail du roi, ni celui du peuple), ni même par la présence d’éminents professeurs d’arts – tous existaient aussi ailleurs. C’est seulement les maitres en théologie qui donnent à Paris son nom et une place unique dans l’enseignement supérieur ecclésiastique, un centre d’étude d’importance universelle et non pas locale. Ainsi, leur intérêt est universalisé; ils continuent d’enseigner à travers l’Eglise – car ils sont tous hommes d’Eglise – et pour l’Eglise, mais pour une Eglise vue dans son ensemble et pas seulement pour un diocèse. Par conséquent, la direction en revient au Saint-Siège, organe de l’Eglise universelle par excellence – et le Saint-Siège ne recule pas devant cette tâche et sa responsabilité » (D’Irsay, 1933, p. 64). Sans doute, l’Université de Paris s’est légitimée à travers les connaissances au plus haut niveau qu’elle a offert (à travers la performance), par la validité universelle du savoir (par son acceptation par ceux concernés) et par la reconnaissance du Saint-Siège (par son autorité juridictionnelle).

Les choses se sont passées de manière similaire dans le cas de l’Université de Bologne. Les traditions de pensée juridique de l’ancienne Rome impériale, qui ont culminées avec le Code de Justinien, utilisé par les municipalités italiennes, ont graduellement trouvé leur centre dans la ville émilienne. Certainement, le fait était aussi dû à l’activité de certains intellectuels, qui étaient en même temps des professeurs de haut profile (comme Irenesius, par exemple), qui ont mis les bases de l’étude systématique du droit civil et du droit canonique. L’université s’est légitimée en faisant la rencontre entre des experts en droits du plus haut niveau et des étudiants désirant apprendre des premiers;

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dans leurs efforts ils ont bénéficié de la reconnaissance de la Municipalité et, plus particulièrement, du Saint-Siège, qui a garanti l’organisation sui generis des études (études normales, obtention de diplômes, autonomie par rapport aux autorités locales, etc.) (D’Irsay, 1933, p. 95; Università e studenti a Bologna nei secoli XIII e XIV, p. 19-43). A Montpellier, l’université devait se former autour de l’école de médecine, mais la légitimité de l’établissement ne différait pas des précédents. Les anciennes traditions de savoir médical revitalisées par les érudits arabes et développées par les docteurs juifs ont trouvées leur centre en 1140, au Sud de la France, dans la ville prospère de Montpellier, qui tenait des organisations charitables et des hôpitaux de nature ecclésiastique. En dépit des changements de pouvoir dans la région, l’Université a été préservée en tant qu’établissement ecclésiastique, qui avait de vrais maitres en médecine à sa disposition. Les diverses « écoles » de médecine groupées autour des églises ont fini par devenir des universités lorsque les études ont été régularisées (par l’introduction des examens, examens pour l’obtention du diplôme, nomination des chanceliers, établissement d’une administration etc.) sous l’autorité d’un légat du Pape (D’Irsay, 1933, p. 110-120). L’Université d’Oxford a répété le modèle déjà établi de légitimité. Là aussi, les nombreuses « écoles » ont acquis l’organisation formelle d’une « université » sous la pression d’événements sociaux et de conflits (surtout avec la municipalité) et à travers l’intervention ecclésiastique juridictionnelle (D’Irsay, 1933, p. 122-125).

Au cours du 19ème siècle, trois changements importants sont intervenus dans l’université européenne, devenant les « repères » de son évolution ultérieure.

Un changement important a eu lieu avec l’Université Napoléonienne (1806), lorsque le terme même d’université a souffert une mutation : « université » se référait dès lors à quelque chose de « spécial et de nouveau : il désignait l’organe ayant le monopole de l’instruction publique; il s’agit selon les termes juridique d’un « organe chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publique dans l’ensemble de l’empire » (D’Irsay, 1933, p. 171). Dès lors, l’université s’est légitimée dans le cadre de l’ « instruction publique », c'est-à-dire en fournissant des experts en droit, des enseignants etc., indispensables au fonctionnement de l’administration et à l’exercice du pouvoir dans la société.

Un autre changement important a été apporté par l’Université Humboldtienne initialement établie à Berlin (1810) : cette université était directement liée à un idéal culturel : celui de la créativité et de la découverte. Les principes organisationnels de l’Université Humboldtienne étaient : liberté académique, autonomie professionnelle de l’établissement, unité entre « Lehre (enseignement) » et « Forschung (recherche) », unité entre l’établissement et l’éducation, unité du savoir sous l’ombrelle de la philosophie et nature corporative de l’établissement. Ces éléments ont profondément changé le profile de l’université tel qu’il était connu alors. On peut dire que « l’Université de Berlin a été conçue comme un nucléon de civilisation nationale, la grande école d’une nation qui n’est plus un Etat territorial, même si c’est cet Etat territorial et traditionnel avait été chargé de la créer et de la maintenir. L’université en tant qu’organe unique représentant une civilisation nationale devait dominer le système d’instruction publique, alors que le système en soi était envisagé d’une perspective universitaire; depuis, les écoles secondaires allemandes ont eu pour seul but de préparer, après sélection, les futurs étudiants d’université » (D’Irsay, 1933, p. 191). L’université, couronnement d’une éducation nationale bien décentralisée et principale institution de recherche et de

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formation de nouvelles générations pour la recherche, s’est légitimée depuis par ses contributions au plus haut niveau de la culture de l’époque. L’université est « fondée sur le principe de la recherche, du travail scientifique désintéressé et son enseignement, un enseignement supérieur dans le plein sens du terme, aboutit dans les efforts créatifs et constamment renouvelés de ses professeurs » (D’Irsay, 1933, p. 187) et elle est étroitement liée à l’exigence de performance culturelle qui se retrouve dans le travail innovateur de ses professeurs, dans le produit scientifique des « séminaires » ou dans la valeur scientifique de la formation des étudiants. Le fait que ses enseignants soient recrutés parmi les meilleurs spécialistes et que les quatre facultés embrassent le savoir comme un système à impact formatif, ont mis en place pour le développement futur des universités européennes l’exigence d’une légitimité culturelle où le progrès intellectuel, à la fois en termes de savoir et d’approches, et le réalisme utilitaire vont de paire.

Un autre changement important a été apporté par les « universités civiques » à travers les grandes villes provinciales d’Angleterre, à partir de 1851. Il s’agit en fait d’associations d’ « écoles » et de « collèges » spécialisés (en économie, médecine, professions industrielles etc.), fermement déterminés à répondre aux besoins toujours plus pressants d’éducation supérieure de l’industrie en plein développement et de l’urbanisation accélérée (Charle et Verger, 1994, p. 118; Jones, Fall 1985, p. 281-302; Gosden, 2005, p. 317-328). Les municipalités sont devenues les fondatrices d’établissements d’enseignement supérieur, même si la reconnaissance des qualifications est demeurée le monopole des universités établies de longue date. L’Etat lui-même, d’autre part, s’est engagé à contribuer pour le moins partiellement à la fondation de ces universités, qui avant étaient seulement fondées grâce à un patrimoine. Depuis, les universités se sont légitimé surtout à travers la façon dont elles ont satisfait les besoins des spécialistes de l’économie locale ou régionale, telles qu’elles sont reconnues par les autorités.

Cette brève présentation de la légitimité initiale des universités ayant modelé l’Université européenne permet de tirer deux conclusions : a) la légitimité de l’Université européenne s’est transformée avec le temps d’établissement permettant l’accès aux plus hauts niveaux de connaissance – tendant à l’universalité – et de la reconnaissance par les autorités ecclésiastiques, à la formation des experts indispensables à l’administration, à l’avancement du savoir à travers la recherche, la formation des spécialistes de haut niveau pour l’économie et la vie sociale et la reconnaissance par les autorités d’Etat; b) au-delà de cette transformation dans sa légitimité, l’Université européenne continue d’être fidèle à sa mission de formation des nouvelles générations au plus haut niveau de culture au moment respectif. De ce point de vue, il reste vrai au vingt-et-unième siècle que « le grand mouvement intellectuel du douzième siècle a porté des fruits durables et magnifiques : les universités de Paris, Bologne et Montpellier, nucléons d’étude et d’enseignement, chacune dominant sa spécialité, sont devenues des modèles pour tous les efforts similaires. Elles ont doté les personnes avec un pouvoir de développement collectif et ont fait l’objet d’une admiration largement répandue » (D’Irsay, 1933, p. 121).

Mission et fonction de l’université européenne

Longtemps, le débat sur la légitimité de l’université s’est concentré sur sa « mission » dans la société, la légitimité étant associée à l’université remplissant sa mission. La raison en est évidente : presque tous les problèmes de fonctionnement d’une université peuvent être

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abordés à partir de la compréhension (ou du manque de compréhension) de la mission d’une université. Ortega y Gasset, dans Misión de la Universidad (1930) ont correctement remarqué qu’ « une institution ne peut pas être configurée comme un ensemble de pratiques si elle n’a pas réussi auparavant à rigoureusement définir sa mission » (y Gasset, 1999, p. 16).

Lorsqu’il a voulu identifier la mission de l’université, le philosophe espagnol ne s’est pas inspiré des théories traditionnelles de l’esprit et n’a pas exprimé d’opinions subjectives, mais il a examiné le mode dont son université fonctionnait. Il a fait la différence entre « fonctions d’une université » - « transmettre la culture », « formation des enseignants », « recherche et éducation pour les nouveaux hommes de science » - et il a tenté d’évaluer la mission de l’université à partir des « besoins du jour » en mettant en relation « profession » et « science », ou « culture » et « science ». La conclusion générale tirée par Ortega y Gasset est de nature pratique : « je transformerais une « faculté » de culture en centre même d’université et de tout le système d’enseignement supérieur » (y Gasset, 1999, p. 71).

La remarque sur la mission de l’Université européenne doit être reprise aujourd’hui, tenant compte de la nouvelle demande croissante de légitimité après les changements qu’elle a souffert. Les bases pour déterminer la mission de l’université ne peuvent plus être l’empirisme a priori ou subjectif, ou l’interprétation liée à la vie culturelle. D’autre part, il ne s’agit plus de la question d’évaluer par exemple le retour de l’université à l’engagement culturel, vu seulement comme aspiration pieuse ou comme option subjective, résultant d’objectifs généraux dignes méritant d’être loués : il devient nécessaire maintenant de démontrer que l’orientation culturelle est devenue indispensable dans l’exercice même des fonctions de l’université pour répondre aux « besoins de la vie réelle ».

Dans la lumière des arguments présentés ci-dessus, la mission de l’université ne peut être réduite à une « liste d’objectifs » (Marga, 2003, p. 183-207) comme cela se passe fréquemment dans les statuts des universités actuelles. La mission peut être déterminée maintenant en prenant l’expérience durable des universités d’élite comme point de départ. Cela devrait se faire sans dériver cette mission des opinions générales sur le savoir et la société, qui ont perdu le sens de la réalité et en évitant un fonctionnalisme restrictif qui, en retour, ne peut expliquer la diversité des fonctions remplies par les universités de nos jours. Si la mission est définie comme la tâche spécifique d’une institution, on peut affirmer que la mission de l’université continue d’être la formation de spécialistes de haut niveau pour le progrès du savoir et l’amélioration de la vie des gens.

Ce raisonnement implique plusieurs distinctions importantes : la mission de l’université ne peut être réduite à la formation, car elle comprend l’enseignement supérieur et la formation des capacités pour augmenter les connaissances; cette mission n’empiète pas sur la recherche, car l’université continue d’être orientée vers la formation; la mission de l’université n’est pas réduite par les services, puisque les derniers sont conditionnés par une formation et une recherche adéquates.

Si la fonction est définie comme les actions à effectuer pour remplir la mission, on peut dire que l’université a de multiples fonctions. Talcot Parsons a délimité dans The American University [l’Université américaine] (1973), quatre fonctions de l’université : « recherche et préparation de successeurs en matière de science; formation académique professionnelle; formation générale; contribution à l’auto-compréhension culturelle et à

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l’illuminisme intellectuel » (Parsons et Platt, 1973). Selon les opinions contemporaines, l’université a de multiples fonctions, devant être catégorisées d’une nouvelle façon, car elles ont de nombreuses connections internes.

On peut dire que la mission de former des spécialistes de haut niveau impliqués dans l’avancement du savoir et l’amélioration de la vie des gens, peut être remplie de nos jours seulement si les universités s’engagent à de multiples fonctions (Marga, 2003, p. 202-205), les circonstances étant de nature à ce que les universités puissent assurer la recherche coopérative de la vérité et utiliser l’autonomie comme prémisse de leur performance, performance conditionnant le développement technologique, économique et social des communautés. Ces fonctions comprennent la formation de spécialistes capables de reprendre et d’appliquer le savoir à travers l’enseignement supérieur, de conduire une recherche compétitive, de créer de nouvelles technologies à travers l’innovation technologique, l’analyse des développements dans les milieux économiques, administratifs et sociaux, d’évaluer les situations et l’engagement envers les droits civils, la justice sociale et les réformes. Ainsi, à présent, la mission de l’université est largement assumée avec de fortes chances de réussite seulement si l’université représente tout ce qui suit : une institution de formation axée sur le partage et le développement des connaissances; un centre pour la recherche compétitive; une institution de formation pour octroyer l’accès au savoir et à son utilisation; une source d’innovation technologique; un exemple d’analyse critique des situations; un lieu d’engagement envers les droits civiques, la justice sociale et les réformes.

Chacune de ces fonctions doit être analysée systématiquement avec soin. Par exemple, l’université en tant qu’institution de formation doit être réorganisée pour faire face à la puissante internationalisation de l’enseignement supérieur à la fois en termes de contenu et d’organisation. L’université comme fournisseur de services pour la communauté doit être vue dans le contexte de la mondialisation et d’une compétitivité de marché accrue. L’université en tant qu’exemple d’analyse critique doit être vue dans le contexte d’une puissante tendance de différenciation fonctionnelle dans la société moderne. Cette constellation de fonctions explique le profil durable des universités dans les sociétés européennes sans se refugier nostalgiquement dans un passé devenu nolens volens musée - objet d’art, sans prétention surréaliste concernant un futur rendu plus compliqué qu’il ne l’est. L’université continue – pour ainsi dire – d’assurer la recherche coopérative de la vérité à base d’arguments, de manière autonome, sans réclusion et sans être dissoute par l’évolution du milieu.

Cette constellation de fonctions a sans doute une explication fondée sur la compréhension de la mission de l’université et des faits historiques. Plus important que la possibilité d’expliquer est que cette constellation de fonctions nous permet d’abandonner sur des bases solides l’aporie dans laquelle semblent s’être perdues les réflexions au sujet de l’université au cours des dernières décennies. Nous pouvons opter, par exemple, à ne pas accepter l’affirmation que « l’université est morte » du fait du poids du fonctionnalisme, en insistant sur les preuves de recherche coopérative de vérité et sur l’autonomie universitaire. Nous pouvons résister à la pression de réduire l’enseignement supérieur à une formation demandée par le milieu économique en soulignant le fait que l’université est une institution de formation préoccupée par le savoir, un centre de recherche compétitive. Nous pouvons résister à la tentation d’imaginer l’université comme lieu de recherche de la vérité isolé des événements historiques contemporains;

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nous pouvons affirmer de manière constructive que l’université est source d’innovation technologique, exemple d’analyse critique et place d’engagement vis-à-vis des droits civils, de la justice sociale et des réformes. Nous pouvons éviter la tentation de déformer les cours et les travaux dirigés universitaires en les transformant en lieu d’agitation, en développant l’université en tant qu’institution de formation pour accéder au progrès du savoir, centre de recherche compétitive et système de services spécialisés pour la communauté. Nous pouvons clarifier à fond le sens précis d’université et, par conséquence, reconnaître « les véritables universités », à un moment où les institutions auto-intitulées universités prolifèrent et où l’enseignement supérieur est confronté à des sollicitations sans précédent.

Au moins deux circonstances supplémentaires nous aident à clarifier le sens précis d’université. Je n’insisterai pas sur le fait qu’il existe peu de législations d’enseignement supérieur en Europe à opérer avec une notion claire d’enseignement supérieur, et encore moins avec une connotation précise du terme université. Il reste vrai, cependant, qu’ « il n’existe pas de critère unique, nécessaire et suffisant pour décrire l’université » (Sutherland, 1994, p. 3). Cela ne veut pas dire que l’on devrait abandonner la recherche de critères. On peut obtenir de tels critères pour la vraie université en les déduisant de sa mission et de ses fonctions. A ce sujet, il peut apparaître des débats autour du fait que les « universités » de langues, d’extraction minière, d’éducation physique, de gestion etc. prolifèrent, institutions qui n’ont visiblement rien à voir avec l’universalité du savoir caractéristique pour une institution d’enseignement supérieur (Marga, 2005, p. 96-100). La prolifération des soi-disant « universités privées » en Europe de l’Est au cours de la dernière décennie et de la moitié de la précédente, institutions concentrées exclusivement sur l’éducation, soulève aussi bien des questions. Les fonctions de la véritable université (recherche, enseignement supérieur compétitif, services spécialisés pour la communauté, exercice du rôle d’exemple d’analyse critique et engagement public envers des valeurs) n’y sont pas poursuivies et encore moins appliquées dans la grande majorité des cas.

Les défis pour la légitimité au vingt-et-unième siècle

Si l’on accepte – et, du fait des raisons historiques et fonctionnelles on ne peut qu’accepter – que la véritable université a de multiples fonctions, comme par exemple l’enseignement supérieur compétitif, la recherche compétitive, les services spécialisés pour la communauté, l’exemple d’évaluation critique des situations et l’engagement public envers les valeurs, il devient alors évident qu’il existe un engagement culturel immanent de l’université, qui influe sur sa légitimité. Aussi, l’université peut invoquer différentes légitimités sur la liste des légitimités historiques, y compris la « légitimité à travers la volonté démocratique », la « légitimité à travers la situation des intérêts », la « légitimité à travers la tradition », la « légitimité à travers la décision », la « légitimité à travers la procédure ». Cependant, c’est seulement la légitimité à travers l’engagement culturel qui assure la pleine légitimité et fait la différence par rapport aux autres institutions. Aux autres formes de légitimité, accessibles aux autres institutions comprises, l’université ajoute la légitimité culturelle à travers l’attitude, la contribution affective et la création.

La « légitimité culturelle » peut être définie comme la capacité d’une institution et des personnes qu’elle abrite non seulement de transmettre le savoir, mais aussi de saisir son sens, non seulement de générer des successeurs dans l’exercice de leur profession, mais

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aussi de les former pour fonctionner dans le milieu changeant, non seulement d’opérer avec le savoir existant, mais aussi de soulever des questions et de l’augmenter, non seulement de s’adapter aux milieux technologiques, économiques et administratifs, mais aussi de les remettre en cause, non seulement d’observer les pratiques et les valeurs, qu’il s’agisse des siennes ou des autres, mais aussi de les remettre ouvertement en question, non seulement d’intégrer la culture donnée, mais aussi l’assumer comme projet de vie, à condition qu’elle soit validée dans un monde de plus en plus complexe. Etant donné tous ces faits, nous pouvons affirmer de nos jours que seule une université se légitimant culturellement à travers son attitude, sa contribution et sa création peut faire face aux « défis » d’une institution d’enseignement supérieur.

Les changements périodiques dans l’état des finances publiques ont réduit la possibilité de promouvoir des programmes à long-terme, autrement nécessaires pour garantir la performance d’une université. Par conséquent, seulement si une université assume son autonomie, si la législation soutien l’autonomie et si la direction est hautement qualifiée, peuvent les développements à long-terme être promus. Ainsi, le défi adressé aux universités de se responsabiliser et d’utiliser leur autonomie est immanent au monde contemporain. D’autre part, le caractère de plus en plus scientifique de leurs activités crée un domaine historiquement nouveau pour l’enseignement supérieur et la recherche, mais pose aussi aux universités le défi de renouveler en permanence leurs programmes de formation et de recherche afin de couvrir le domaine des emplois dans l’industrie et de trouver de nouvelles solutions technologiques. Un défi d’importance socioéconomique est aussi immanent à la modernité. Avec la mondialisation croissante, ce défi est supplanté par un autre généré par l’augmentation de la concurrence suivant l’expansion des marchés technologiques, l’augmentation du nombre d’emplois et d’opportunités pour la recherche : le défi de la recherche systématique d’innovation. Le motto « vous innovez, donc vous existez » exprime une condition réelle d’existence parmi les universités en concurrence de nos jours.

La décentralisation et l’utilisation du principe de subsidiarité pour le travail d’administration dans les sociétés modernes demande un changement de gouvernance et de gestion des universités. Un défi y découlant est la complète conversion de la direction académique traditionnelle en direction managériale. C’est seulement là où l’exercice symbolique de la direction académique est remplacé par une approche managériale munie d’analyses financières et institutionnelles et de programmes spécialisés qu’une université peut entrer effectivement en concurrence. Il s’agit ici du défi de combiner la direction collégiale traditionnelle de l’université à la présomption de responsabilité contractuelle pour la performance et l’extension du mécanisme d’élection des leaders, afin de permettre la sélection à base de concurrence des programmes et des compétences. L’histoire ayant permis à l’université d’être (à travers sa gouvernance et sa gestion) l’opposé d’une société commerciale est près de prendre fin, même si ce développement ne donne pas suffisamment de raisons de confondre l’université avec une entreprise économique. Mais le fait de générer des ressources et une gestion efficace des ressources humaines et financières disponibles représentent un autre défi, important cette fois par rapport à la gouvernance d’une université.

Dans les sociétés ouvertes, avec une succession relativement rapide de gouvernances, les universités sont à leur tour obligées de se positionner de manière adéquate. Surtout que l’université appartient au type d’institutions qui ne peuvent progresser que si elles ont

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des programmes à long-terme. Le premier défi des universités est d’assumer explicitement l’engagement civique en faveur de la démocratie et de ses valeurs (liberté, égalité parmi les citoyens et justice) et, en même temps, autonomie. Une démocratie réduite à des élections libres finit par se nier soi-même tôt ou tard, partiellement ou complètement. Comme on peut voir à travers l’expérience contemporaine de l’Europe de l’Est, lorsque la démocratie est réduite au mécanisme d’élection périodique des leaders, la corruption ne peut pas être limitée, l’apathie publique augmente et la seule valeur reste le nombre des votes. Ainsi, le grand potentiel d’innovation que peut apporter la démocratie est perdu. C’est la raison pour laquelle un deuxième défi pour les universités est d’assumer la démocratie non seulement comme technique d’élection des leaders, mais plus profondément, comme forme de vie.

Aucune université ne peut éviter la différenciation comme mécanisme d’évolution dans les sociétés modernes. Dans ce contexte, la perception des universités se différencie également : inévitablement les professeurs, les étudiants, les sponsors, les consommateurs d’enseignement supérieur et de recherche ont différentes vues sur l’université et d’autant plus sur les obligations de l’Etat et de la société. Sur ces aspects, la société dans son ensemble génère également encore plus de différences de perspective. Il n’est pas aisé de combiner les différentes vues de l’université en en débat productif. Une tâche encore plus difficile est de trouver une perspective unificatrice de l’Etat et de la société comme ensemble. Mais le dialogue sur les perspectives et la recherche d’une perspective unificatrice sont nécessaires dans chaque cas, au moins pour assurer avec succès les prémisses de l’action. Parmi les institutions de la société moderne, à travers son autonomie, sa mission et ses fonctions, l’université est la plus compétente à assurer un dialogue sur les perspectives et la recherche constante d’une perspective unificatrice. Un défi adressé aux universités consiste à assumer le rôle de médiateur et de promoteur de l’intégration des différentes approches. Un autre défi résulte du rôle de l’université de transmettre les valeurs héritées, de générer des valeurs à partir du savoir et des valeurs culturelles fondées sur l’expérience de vie. Il s’agit du défi qui contribue à l’enrichissement des ressources culturelles et à leur gestion efficace.

Le profile culturel de l’université européenne

Si par son autonomie, sa mission et ses fonctions spécifiques, l’université est appelée à débattre les différentes perspectives de la société et de l’Etat, si elle est appelée à jouer le rôle de médiatrice pour des vues différentes et à promouvoir des actions intégratives, si elle est active à assumer la tradition et à générer des valeurs, l’université acquiert un rôle singulièrement proéminent dans la société. La fonction de l’université de soumettre des situations à une analyse critique explique de manière insuffisante ce rôle, tandis que l’affirmation humboldtienne que l’université représente la Raison par excellence est devenue emphatique à l’âge des innombrables opportunités dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il suit que l’université a besoin de remplir un rôle supplémentaire dans le déploiement de ses fonctions, à savoir un rôle culturel lui conférant la légitimité et qu’elle doit maintenant trouver sa place entre insuffisance et importance.

Etant donné la situation des universités européennes de nos jours, on peut identifier différents rôles culturels entre les deux affirmations extrêmes : la présomption de modèle de marché, qui fait que l’université devient un de ses acteurs en ajustant en permanence

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sa dynamique; et la présomption de modèle de Raison, où l’université est transformée en institution ne pouvant être contredite, isolée de ce fait des incertitudes de ce monde. Les théoriciens de « l’université dans un état de flux » de nos jours invoquent le premier modèle, tandis que la pensée du fameux idéaliste allemand et la principale conception de John Henry Newman ont inspiré les représentants du second modèle. Il existe suffisamment de raisons d’abandonner les deux aujourd’hui, car la situation de l’université européenne a changé après la mise en œuvre de la Déclaration de Bologne (1999) et se trouve en face de nouveaux défis.

La Déclaration de Bologne elle-même et avant elle, la Déclaration de Sorbonne (1998) ont explicitement introduit l’approche culturelle dans le débat récent sur la mission des universités. D’autre part, ces déclarations ayant orienté la forme des universités dans une Europe unifiée au cours des dernières années, ne doivent pas nous faire oublier que « 1’Europe n'est pas seulement celle de l'Euro, des banques et de l'économie; elle doit être aussi une Europe du savoir. Nous devons renforcer et construire les dimensions intellectuelles, culturelles, sociales et techniques de notre continent. Elles ont été, dans une large mesure, modelées par ses universités, qui continuent à jouer un rôle central dans leur développement » (Déclaration conjointe sur l'harmonisation de l'architecture du système européen de l’enseignement supérieur, le 25 mai 1998). La dimension culturelle ne peut pas être réduite au développement économique ou technologique, ni à d’autres domaines liés à la société présente, ni vue de manière isolée par rapport aux autres dimensions de la nouvelle construction européenne. Pour cette raison, la Déclaration accepte d’ailleurs qu’il existe un besoin de « construire une Europe plus complète et plus ambitieuse, s’appuyant notamment sur le renforcement de ses dimensions intellectuelles, culturelles, sociales, scientifiques et technologiques » (Déclaration commune des ministres européens de l'éducation, Bologne, 19 juin 1999). Les objectifs exprimé dans la Déclaration de Bologne pour la construction d’un espace européen de l’enseignement supérieur, comme par exemple l’ « adoption d’un système de diplômes facilement lisibles et comparables », l’ « adoption d’un système qui se fonde essentiellement sur deux cursus », la « mise en place d’un système de crédits », la « promotion de la mobilité », la « promotion de la coopération européenne en matière d’évaluation de la qualité » et la « promotion de la nécessaire dimension européenne dans l’enseignement supérieur », ne sont pas des buts, mais des objectifs servant les deux principales options exprimées dans la Déclaration : la compatibilité des systèmes d’enseignement supérieur en Europe et l’augmentation de la concurrence entre les universités européennes qui dérivent leur raison d’exister du projet culturel de l’Europe unie.

Les deux Déclarations mettent en exergue « le rôle clé des universités dans le développement des dimensions culturelles européennes » (Déclaration commune des ministres européens de l'éducation, Bologne, 19 juin 1999) et reconfirment la Magna Charta Universitatum (1988) en faveur de l’autonomie des universités comme condition de performance (Magna Charta delle Università Europee, 18 septembre 1988). Dans le passé, à commencer par les promoteurs de l’Université Humboldtienne de Berlin et le Cardinal John Henry Neuman, on pensait que l’autonomie octroyait à l’université le rôle de « détentrice de la vérité » et celui de la promotion de la Raison dans la société. Schleiermacher appelait l’université dans sa Gelegentliche Gedanken über Universitäten in deutschen Sinn (Pensées occasionnelles au sujet des universités dans le sens allemand)

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(1808), « la plus haute conscience de la raison, qui se réveille dans l’homme comme principe conducteur » (Schleiermacher, 1990, p. 179). Fichte la considérait « une éducation dans l’art d’utiliser la Raison de manière scientifique » (Fichte, 1807, in Gelegentliche Gedanken über Universitäten (Pensées occasionnelles au sujet des universités, p. 63) et Humboldt comme « la place la plus haute et la plus libre pour la manifestation de la science » (von Humboldt, 1809, Gelegentliche Gedanken über Universitäten (Pensées occasionnelles au sujet des universités), p. 281) et, en même temps, « le sommet sur lequel s’assemble sans intermédiaire tout ce qui se passe dans la culture morale de la nation » (von Humboldt, 1809, in Gelegentliche Gedanken über Universitäten, p. 273). John Henry Newman dans sa fameuse Idea of University. Defined and Illustrated (Idée de l’université. Définition et illustration) (1852), encore considérée par beaucoup comme le meilleur ouvrage jamais écrit au sujet de l’université (Pelikan, 1992), p. 6)16, considère les universités comme « les meilleurs et les plus importants centres des temps modernes pour la vie culturelle et nationale », abritant « le processus de formation à travers lequel l’intellect, au lieu d’être formé ou sacrifié à des objectifs particuliers ou accidentels, à certains commerces ou professions, études ou sciences, est discipliné pour lui-même, pour la perception de son propre objet et pour sa propre culture plus avancée » (Newman, 1976, p. 8). Cependant, de nos jours, nous n’avons plus suffisamment d’arguments pour affirmer que du fait de leur autonomie, les universités puissent générer le savoir qui est par nature obligatoire, pour au moins deux raisons.

La première raison est que du fait de la différenciation et de l’augmentation permanente de la complexité de la société dans les temps modernes, aucune institution ne peut désormais prétendre détenir un accès privilégié à la Vérité. La différenciation a atteint entre temps non seulement les « sphères de valeurs », comme le pensait Max Weber, ou les « sous-systèmes » de la société, comme le disait Parsons, mais aussi les rôles et les valeurs observés, ainsi que les styles de vie et les cultures (Nassehi, 2003, p. 98-118). Comme l’indiquait Luhman, « la différenciation des systèmes n’est rien d’autre que la construction d’un système récursif, l’application de la construction d’un système à ses propres résultats » (Luhman, 1997, p. 597), ce qui fait que pour chaque système les autres deviennent l’environnement de son fonctionnement. Et sous de telles conditions de différenciation, vues au-delà de la fonctionnalité comme engagements substantiels, ce qui reste à faire en priorité est la promotion de la communication entre les différents systèmes. Cependant, le milieu de la communication a déjà remplacé l’accès direct et privilégié à la vérité et la validation de cette dernière passe à travers la procédure de l’argumentation.

La deuxième raison est que l’université elle-même s’est différencié internement, avec la massification, la diversification des niveaux de qualification et l’ajustement aux exigences fonctionnelles de la société moderne à un tel degré que l’université n’est plus représentée par une seule voix sauf, peut-être, en termes formels et administratifs. Dominick LaCapra avait raison d’indiquer « un conflit permanent de culture » dans le cadre des universités, en fait entre les « membres du corps enseignant universitaire », même s’il a réduit ce conflit à une confrontation entre « le modèle du marché » et « un modèle de solidarité corporative et de responsabilité collégiale » (LaCapra, 1998). En fait, au moins en ce qui concerne les universités européennes, « les conflits idéologiques 16 Jaroslav Pelikan cite J. M. Cameron: “…la pensée moderne sur l’université représente une série de notes de sous-sol pour les cours et les essais de Newman”.

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académiques » résultent de la concurrence allant souvent jusqu’à la confrontation entre plusieurs modèles analogues d’universités : par analogie à l’entreprise commerciale, aux prestataires de services, aux associations civiques, au collegium pansophicum (imaginé par Comenius), à une corporation culturelle. Mais l’auteur de l’essai The University in Ruins? (L’université en ruine?) (1998) indique avec raison que les « idéologies restrictives » prolifèrent dans les universités, empêchant la formation de la voix culturelle. « Au lieu de favoriser le discours intellectuel, les idéologies limitent l’expansion éducationnelle et réduisent le discours à de la rhétorique » (LaCapra, 1998).

Entre temps, les problèmes de la civilisation dans laquelle nous vivons continuent de s’aggraver, qui ne sont pas liés aux « idéologies » ou à la « divergence de grandes visions », mais qui ont trait à la perception même de la vie humaine et remettent en question moins certaines orientations spécifiques dans la vie, que la vie elle-même. Dans le premier cas, nous viennent à l’esprit quatre exemples de problèmes: premièrement, la nouvelle clarification de ce que qui est inévitablement appelé « la cellule de la société » dans le contexte de la dissolution de la famille, alors que c’est autour de cette dernière que la culture que nous partageons a été construite; deuxièmement, la nouvelle explication de la « nature humaine », dans le contexte de l’expansion des biotechnologies et de la création d’êtres humains en laboratoire, explication pouvant prévenir le danger prévisible de transformer l’être humain en matière première pour ses technologies; troisièmement, la clarification du rôle médiateur des valeurs morales, civiques et esthétiques dans la société, tenant compte de la transformation permanente des valeurs en fonctions; finalement, une nouvelle explication pour le sens de la vie humaine, dans des circonstances où, d’une part, on ne peut pas se départir de l’unicité tant que la condition humaine est une caractéristique commune de tous. D’autre part, il n’a pas été trouvé d’alternative à la « rédemption » de la tradition judéo-chrétienne. Ces problèmes ne sont certainement pas ordinaires et demandent la présence de la conscience culturelle et, bien sûr, des voix des universités européennes. L’engagement de l’université et sa capacité d’offrir des réponses à de telles questions dans le cadre de la situation nouvelle de l’humanité sont essentiels à sa pertinence et à sa légitimité culturelle.

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LES UNIVERSITES EUROPEENNES: LEUR LEGITIMITE CULTURELLE ET LEUR ROLE DANS LA CONSTRUCTION DE L’EUROPE

RENE SAMUEL SIRAT

Cet article présente les racines historiques et religieuses de l’université européenne et établit des parallèles entre leur développement dans la Chrétienté, le Judaïsme et l’Islam, ainsi que leurs rapports dans le passé, assurant une base pour les rencontres culturelles et religieuses, particulièrement en ce qui concerne la mobilité des étudiants d’aujourd’hui.

Les universités – ou plus précisément les maisons d’études regroupées autour d’un Maître éminent - qui furent nombreuses au Moyen-Age, tant dans la religion musulmane que dans la chrétienté et le judaïsme, furent, dès l’origine, européennes par essence.

En effet, elles rassemblaient des étudiants venus parfois de très loin, attirés par le rayonnement d’un Maître, d’une école ou d’un groupe de savants spécialisés et particulièrement prisés. Pour prendre un exemple dans le judaïsme – mais cela est vrai dans les autres religions abrahamiques – au XIème siècle, l’école regroupée autour de Rabbi Nathan de Rome diffusait l’enseignement du judaïsme partout en Europe. C’est ainsi que Rabbi Chelomo Itshaqi, que l’on connaît par l’acronyme de Rachi (1040-1105), le grand Maître de Troyes dont nous avons célébré en 2005 le 900ème anniversaire de la disparition, relate dans ses commentaires l’enseignement qu’il a reçu indirectement de Rabbi Kalonymos qui a professé à Worms, dans la même académie où lui-même avait fait ses études. Cet émissaire venu de Rome rapportait cet enseignement au nom de Rabbi Nathan. Par ailleurs, les élèves de Rachi furent constamment en contact avec les Maîtres de la Lotharingie, des communautés juives des bords du Rhin, et aussi celles du Sud de la France ou encore avec les savants installés en Espagne. Rachi lui-même cite très souvent l’enseignement de Rabbi Moché de Narbonne.

Ce simple exemple indique bien le caractère européen des centres d’études médiévaux, caractère qui s’est poursuivi très longtemps sans que les centres soient en contact direct les uns avec les autres. Seul un esprit éclairé comme celui de Maïmonide pouvait conseiller à ses disciples préférés d’étudier, outre le Yad Hazaqah, c’est-à-dire le Code qu’il venait de rédiger, la philosophie d’Aristote et les commentaires d’Averroès.

On sait que, durant le Moyen-Age, les étudiants des grandes universités voyageaient beaucoup pour trouver le Maître qui accepterait de leur enseigner et de les former.

L’Islam a organisé de très bonne heure des madrassa où l’on enseignait les sciences islamiques et juridiques, ainsi que les disciplines telles que la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, et ainsi de suite.

Les yeshivoth juives comportaient des centres d’études où la connaissance du Talmud était approfondie, de même que les responsa qui permettaient de fixer les points de jurisprudence susceptibles de faire école par la suite. Cependant, les études

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« scientifiques » n’étaient pas absentes; la mer Gersonide qui fait partie de la « cartographie de la lune » montre que le rabbin provençal était reconnu par ses pairs comme l’un des grands astronomes de son temps (et de ceux qui ont suivi).

Les universités chrétiennes, en particulier celle de Paris, principale université de l’Europe au XIIème siècle, avaient fondé des établissements où l’on enseignait le droit, la médecine, la science et la théologie.

Des siècles plus tard vint le temps des Lumières et surtout celui des universités européennes du XIXème et du XXème siècles qui se sont affranchies du caractère religieux définissant les établissements médiévaux et de l’époque de la Renaissance pour donner aux universités allemandes, françaises, italiennes, anglaises, le caractère essentiellement scientifique que nous connaissons aujourd’hui. Cependant, bien que des professeurs éminents aient suivi, au cours des XIXème et XXème siècles, le souhait de Voltaire d’écraser l’infâme, ils avaient, dans leur enfance et leur adolescence, reçu un enseignement religieux approfondi même si, à l’âge adulte, ils avaient décidé de le rejeter. A cette connaissance religieuse a succédé, hélas ! une ignorance quasi-absolue.

Mais les certitudes des maîtres de ces universités pour lesquels les progrès de la science permettraient de résoudre tous les problèmes sur la surface de la terre et apporteraient le bonheur à l’humanité tout entière, ont laissé la place à la vision de l’horreur absolue. Pire encore, des maîtres incontestés en philosophie ou en sciences, tels que Heidegger ou Von Braun, ont apporté avec enthousiasme leur adhésion aux théories diaboliques du national-socialisme. Quelles que soient les pseudo-justifications des éditeurs contemporains des livres du premier ou le fait que le second soit allé, après l’effondrement du Troisième Reich, servir la NASA américaine, il n’en reste pas moins que la honte qui s’attache à leur nom ne saurait être effacée…

En revanche, immédiatement après la victoire sur le nazisme, des visionnaires ont choisi de donner corps à une utopie créatrice: l’Europe. Pendant un demi-siècle, cette création inespérée a apporté le bien suprême, c’est-à-dire la paix, aux pays qui se sont joints à cette entreprise. Or, dans la grande remise en question de toutes les certitudes qui furent celles des fondateurs de l’Europe et de leurs successeurs et à laquelle nous assistons de nos jours, revient au premier rang l’interrogation sur la quête du sens, comme si le schéma biblique s’imposait plus que jamais à nous : « Le Seigneur Dieu façonna l’homme à partir de la poussière de la terre; Il lui insuffla une âme de vie; l’homme devint alors un être vivant17. »

L’Europe fut créée au départ à partir de considérations purement matérielles et économiques. Il s’agissait aussi – et surtout – de rendre impossibles les guerres atroces, destructrices qui ravagèrent le continent européen, composé pourtant de nations où la culture s’était épanouie et avait atteint un niveau inégalé.

Puis vint le temps d’insuffler une âme à cet ensemble encore informe afin de faire de l’Europe une réalité vivante.

Insuffler une âme est un privilège de Dieu. C’est pourquoi, si la construction de l’Europe économique et monétaire s’est développée somme toute de manière harmonieuse, donner un sens à cette construction est particulièrement difficile. L’expression « donner un sens » doit être prise dans les deux acceptions qu’elle a en français:

17 Gn 2,7.

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- indiquer une direction à suivre ; - préciser la finalité spirituelle et le but à atteindre et les justifier a priori.

Dans ce domaine, les responsables religieux au plus haut niveau auraient dû se préoccuper grandement du sens à donner à cette utopie créatrice, d’autant plus qu’il s’agit précisément de la mission qu’ils revendiquent hautement. Or, si les hommes de religion ne sont pas habités par cette volonté de donner une signification aux actes, aux projets de leurs contemporains, de les aider à formuler puis à mettre en actes les valeurs auxquelles se réfèrent ces derniers, ne ressemblent-ils pas au peuple de Dieu que fustige le Prophète Isaïe en ces termes:

« Ce peuple se présente devant Moi en M’honorant par des propos proférés du bout dess lèvres alors qu’il éloigne son cœur de Moi; Sa crainte à Mon endroit n’étant alors que commandement récité comme une leçon apprise d’autres hommes…18”

Et pourtant, les Eglises ont depuis longtemps mis en pratique la dimension européenne dans leurs propres structures de pensée et d’action.

Le regard des Catholiques est depuis toujours tourné vers Rome, les synodes européens réunissant les évêques de toutes les nations du continent.

Le Conseil œcuménique des églises protestantes réunit les responsables des grandes familles spirituelles, lesquelles transcendent les frontières nationales.

Le Patriarche de Constantinople est bien le primus inter pares des églises orthodoxes. La Conférence des Rabbins européens avait imaginé dès sa création en 1957 que le

jour viendrait où les collègues d’Europe centrale et orientale viendraient occuper les sièges vacants créés à leur intention dès le premier jour.

Et lentement, difficilement, un Islam européen commence à émerger malgré les douleurs de l’enfantement, à condition toutefois que ne soit pas remis en question l’immense travail entrepris par de nombreux responsables, conscients de la nécessité de bâtir un cadre harmonieux de dialogue et d’amitié.

En s’élevant vers des horizons plus vastes et plus ouverts, vers la fraternité et l’espérance, les hommes de religion ne feront que reprendre la tradition médiévale: chaque religion s’inspirait alors des grands penseurs de l’Occident comme de l’Orient.

Les Musulmans se sont considérés comme les disciples d’Avicenne – né à Samarkand dans la lointaine province asiatique de l’époque – et de l’Espagnol Averroès.

Les Juifs étudient la Bible et le Talmud à travers les commentaires lumineux du Champenois Rachi – commentaires parsemés de mots en vieux français – et de ses disciples, les Tossaphistes. La mystique juive s’est développée tant sur les bords du Rhin (Rabbi Juda le Pieux) qu’à Gérone en Espagne. Quant à la philosophie juive, elle s’est épanouie en Espagne musulmane et chrétienne : Juda Halévy et Maïmonide en furent les Maîtres incontestés.

Enfin, les Maîtres chrétiens: l’Allemand Eckart et les Italiens Thomas d’Aquin et François d’Assise, le Basque Ignace de Loyola, l’Allemand Luther et le Genevois Calvin, restent jusque de nos jours les guides spirituels de leurs communautés respectives.

Soulignons cependant que les familles spirituelles, même prises dans leur ensemble, constituent aujourd’hui une minorité par rapport à la population agnostique ou athée qui vit actuellement en Europe. Et pourtant, le monde contemporain a besoin de disposer de

18 Is 22,13.

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connaissances approfondies sur les religions issues du Livre et sur les droits et les devoirs de l’Homme que l’on trouve dans les textes fondateurs qu’elles révèrent. Ces connaissances, loin d’ébranler la propre foi et les croyances des communautés qui le composent, enracineraient ces dernières dans leurs valeurs et leurs certitudes et les rattacheraient au Dieu créateur, bon et miséricordieux, aimant toutes Ses créatures.

Les enseignements dont il est question sont au moins aussi importants pour les enfants issus de familles agnostiques ou athées que pour ceux issus de familles religieuses. Dans une civilisation européenne qui plonge ses racines dans le monde spirituel judéo-chrétien et dont la composante musulmane devient chaque jour plus importante et interpelle tous les acteurs de la société civile, une étude du fait religieux est absolument indispensable.

La jeunesse européenne ne comprend plus le monde dans lequel elle vit: la laïcité, vieille d’un siècle, qui a apporté la paix civile et a affermi le vivre-ensemble est brutalement remise en question. Devons-nous, sans réagir spontanément, laisser publier dans nos journaux des caricatures de Mahomet ou présenter un film sur Jésus par une affiche montrant une jeune fille aux seins nus et les bras en croix ?

Ne faut-il pas plutôt revenir au respect élémentaire des croyances de l’Autre, aussi différent puisse-t-il être de moi, même et surtout si nous ne partageons pas les mêmes croyances ? Lui aussi, devra à mon exemple agir avec le même respect. Encore faut-il connaître ces croyances ou, à tout le moins, leurs principes fondateurs.

En France, il y a une vingtaine d’années, le Ministre de l’Education nationale avait souhaité que 80 pour cent d’une classe d’âge puissent poursuivre leurs études jusqu’au baccalauréat. Pour les universités de France et d’Europe, cela implique un recrutement beaucoup plus important qui va amener un changement de nature et non plus de degré dans les structures des universités européennes. L’enseignement des valeurs, dans le respect de la pluralité religieuse et celui des agnostiques ou incroyants, redevient une nécessité fondamentale.

Par ailleurs, dans l’Europe d’aujourd’hui, et surtout dans celle de demain, la mobilité des étudiants deviendra un élément capital. Déjà aujourd’hui, la Communauté européenne a mis en place le projet Erasmus qui, à l’instar des universités médiévales, permet des échanges constants entre les étudiants des différentes universités européennes. En outre, dès à présent, les universités ont été conduites à harmoniser leurs diplômes et l’organisation des divers enseignements, surtout ceux des second et troisième cycles. En France, les mastères ont fait leur apparition dans la quasi-totalité des établissements, remplaçant les anciens titres, en particulier celui de la maîtrise préparée un an après la licence. Si les gouvernements européens souhaitent la réussite de ce projet de nouvelle organisation des universités, il sera nécessaire d’ouvrir dans les grandes capitales européennes, des universités européennes qui seraient liées entre elles et liées avec les grands instituts qui regroupent l’excellence des enseignements supérieurs dispensés à travers l’Europe.

Enfin, il serait bon de songer dès à présent à la création de liens étroits avec les établissements d’enseignement supérieur et les universités d’Europe centrale et orientale.

Afin d’assumer un rôle prépondérant dans la construction de l’Europe, il y aura lieu d’envisager la création de départements chargés d’assurer la formation permanente et le recyclage de ceux qui, n’ayant pas eu la chance de bénéficier des enseignements supérieurs à l’âge étudiant, devront rattraper le retard au cours de leur existence. C’est en

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cela essentiellement que les universités européennes seront porteuses d’avenir. C’est ensemble que nous bâtirons l’avenir radieux que nous souhaitons léguer à nos enfants et nos petits-enfants.

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L’UNITE DANS LA DIVERSITE ET LA DIVERSITE DANS L’UNITE: LE ROLE ET LA LEGITIMITE DES UNIVERSITES EUROPEENNES VIDAR L. HAANES

Cet article présente le riche héritage culturel de la théologie européenne comme un fondement pour les futurs échanges œcuméniques, interculturels et interreligieux, dans le contexte des études théologiques et religieux des programmes d’enseignement supérieur basés sur les principes du Processus de Bologne.

La « construction » de l’Europe: la mémoire et l’avenir

Le mot « construction » de l’Europe suppose un processus entre la mémoire et l’avenir. Comment pouvons-nous établir un rapport entre la mémoire historique et l’avenir qu’on poursuit ?

L’Europe a une histoire commune et des traditions communes, même s’il existe des différences entre la tradition occidentale (latine) et celle orientale (grecque). De notre mémoire historique commune font partie la mythologie grecque, le Droit romain, l’arithmétique arabe, le Tanach hébreu et le Nouveau Testament chrétien. A travers le Processus de Bologne, les universités d’Europe ne font pas qu’œuvrer vers un marché commun des savoirs, mais souhaitent également rappeler notre histoire et nos racines communes. Mais qu’appelons-nous mémoire historique ? Selon Hésiode, les neuf Muses qui régissaient l’apprentissage et les arts sont les filles de Zeus, le roi des dieux, et de Mnémosyne, la déesse de la mémoire et de la tradition. Les universités sont appelées les salles de Minerve (Athènes), et peuvent aussi s’appeler les salles de Mnémosyne, de la mémoire. Non seulement la construction de l’Europe, mais aussi l’avenir de l’université, dépendent de l’établissement d’un juste rapport entre la mémoire et l’avenir, la divinité et l’humanité. La religion fait donc partie à la fois de la mémoire et de l’avenir dans la construction de l’Europe.

Le quatrième siècle a été une période de construction des éléments fondamentaux de la civilisation européenne ou occidentale. La conséquence du choc culturel et de la réconciliation entre la religion judéo-chrétienne et la culture gréco-romaine a conduit à la naissance d’un empire christianisé et d’une chrétienté hellénisée. Les Pères de l’Eglise ont présenté leur acception du christianisme aux non-chrétiens de l’Empire romain dans les termes de la philosophie païenne. Dans l’Empire byzantin, les établissements de type universitaire ont commencé à fleurir dès le cinquième siècle. Durant le règne de Théodosius II, trente et un enseignants enseignaient à l’« Université » de Constantinople, dans des disciplines comme le grec, le latin, le Droit, la rhétorique et la philosophie (Wyller, 1991, p. 16). On pourrait aussi mentionner ici les centres de hautes études de

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l’Antiquité, comme l’Ecole de Droit de Beyrouth, le Musée d’Alexandrie et l’Académie de Platon à Athènes.

Durant de siècles, pratiquement tous les gens d’esprit ont rejoint l’Eglise. Les racines classiques de l’humanisme européen occidental ont survécu dans les monastères et les écoles des cathédrales, et ont été développées pour donner l’humanisme de la Renaissance et la recherche ad Fontes.

L’humanisme allemand, influencé par la filière italienne, a été une force culturelle puissante, en combinaison avec la Réforme. Il s’agit donc plutôt d’une continuité que d’une rupture entre la Renaissance et la Réforme, entre l’humanisme et la réforme, à la fois catholiques et protestants. L’héritage culturel de l’Europe est exemplifié à travers les paroles attribuées à l’humaniste allemand Johannes Reuchlin (1455-1522): « Marsilius a donné Platon à l’Italie; Lefèvre d’Etaples a ramené Aristote en France. Je compléterai ce nombre … et je montrerai aux Allemands Pythagore revenu à la vie à travers moi-même » (Spitz, 1975, p. 408). Si nous observons « L’école d’Athènes » (1510) de Raphaël de la Stanza della Segnatura, nous pourrons comprendre le cadre – où les amis de Raphaël, Michel-Ange, Leonardo, Bramante et autres sont peints en tant que Héraclite, Euclide et Platon.

L’Université d’Erfurt, où Martin Luther a commencé ses études en sciences humaines, a été la première université de l’Europe du Nord et Centrale à introduire les études humanistes. Après ses études à Erfurt, Luther a obtenu son diplôme doctoral à l’Université de Wittenberg, où il est aussi devenu enseignant en 1512. L’humanisme italien a joué un rôle important à l’Université de Wittenberg, la première en Allemagne à être fondée sans la permission de l’Eglise, ayant le droit d’enseigner les sciences et les humanités ainsi que la théologie. Le recteur de l’Université de Wittenberg durant les années de formation de Luther était Christopher Scheurl, qui avait étudié le Droit et les humanités à Bologne, et avait passé neuf ans en Italie. Luther lui-même a joué un rôle important dans la suivante réforme universitaire de 1518, soutenant son plus jeune ami et collègue, Melanchthon (le grand neveu de Reuchlin) dans ses efforts humanistes.

La continuité de l’humanisme en tant que force intellectuelle était encore essentielle au dix-septième siècle, et a préparé le chemin vers la culture des Lumières. Le monde de l’enseignement était toujours international du fait de l’influence permanente de l’humanisme. Mais durant les Lumières il y a eu un changement d’approche, de la recréation de l’âge d’or du passé vers la création d’un nouvel avenir.

L’université est une communauté de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants, impliqués dans la recherche, dédiées à la poursuite de la vérité. L’enseignement et la recherche doivent avoir comme but la formation de l’individu dans son ensemble, l’éducation au sens étendu du terme, non seulement la transmission de faits et de compétences. Comme l’avait dit Karl Jaspers, « il existe une forme de réflexion qui nécessite notre implication personnelle afin d’atteindre le statut de vérité » (Jaspers, 1959, p.12).

Une partie importante de l’héritage culturel européen est de reconnaître les différents types de savoirs. La raison scientifique seule ne peut pas donner à la vie des valeurs ou des directions. Il nous faut aussi du savoir et des perspectives. La science ne peut pas être un substitut de la foi ou de la philosophie sur lequel on peut construire une vie. « La science requiert une direction », écrivait Karl Jaspers en 1946 dans la nouvelle édition de son ouvrage de 1923, Die Idee der Universität (L’idée d’université) – ce qui est devenu

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encore plus vrai à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. La science n’est jamais une fin en soi. La science est le chemin que nous empruntons, et point la fondation stable sur laquelle on peut se baser (Jaspers, 1959, p. 22). De l’autre côté, la raison et la critique sont des conditions nécessaires pour arriver à la perspective. Nous devons nous rappeler l’avertissement de Méphisto: « Méprise seulement la raison et la science, la plus haute puissance de l’homme, et tu seras entièrement à ma merci» (Jaspers, 1959, p. 26). Dans le climat religieux et politique d’aujourd’hui, l’usage de la raison et du criticisme sain est plus important dans les églises et les sociétés religieuses que jamais auparavant. Sapere aude, (Horace Ep II); osez connaître, osez chercher le savoir, comme nous le rappelait Kant dans son Was ist Aufklärung? (Qu’est-ce que les Lumières?) (Kant, 1784).

L’héritage de culture et de valeurs de l’université

Quelle est l’importance de l’héritage de culture et de valeurs de l’université pour l’avenir et l’attractivité de l’université, pour l’Europe et le reste du Monde ? Et comment peuvent contribuer les valeurs des différentes traditions culturelles à l’accroissement de l’attractivité de l’université européenne ?

Dans le nouveau « monde plat », comme l’appelle Thomas Friedman (2005), les étudiants d’Inde et de Chine chercheront les meilleures universités possibles. La qualité universitaire est une condition nécessaire pour attirer des étudiants de pays non-européens. Mais l’héritage de valeurs culturelles, architecturelles et religieuses constitue une partie importante de l’attractivité des universités européennes pour les étudiants non-européens.

Prenons comme exemple l’Université Nankai, en Chine, l’Alma mater de l’ancien premier ministre, Zhou Enlai. Nankai a reçu beaucoup d’attention de la part du gouvernement central. L’université se présente soi-même de la manière suivante: « Le président Mao a écrit le nom de l’Université Nankai pendant que le président Jiang Zemin a marqué les observations suivantes: une tradition glorieuse de la promotion du patriotisme, l’abnégation, la créativité, l’affection pour la communauté, tout pour construire une université socialiste de premier rang »19. A l’occasion d’un cours spécial, l’auteur a pu parler de la Réforme européenne aux étudiants du département d’histoire, sous le titre « Le rôle du Christianisme comme principe d’union dans la nouvelle Europe ». Les étudiants chinois étaient clairement intéressés par quelque chose de plus que la technologie et le style de vie occidentaux. Ils ont été très motivés et très intéressés par les valeurs chrétiennes et la culture européenne, posant des questions sur toute chose, de la conversion de Constantin et jusqu’au rôle de l’Eglise catholique romane d’aujourd’hui. La plupart des questions ont été introduites ainsi: « Monsieur, je ne suis pas croyant, mais veuillez bien me dire si… ».

Les traditions culturelles et religieuses ont joué un rôle important dans la création de l’Europe dans sa forme actuelle. Les universités européennes ont été des modèles de l’unité dans la diversité et de la diversité dans l’unité. Durant des siècles, des étudiants et des chercheurs de différentes origines culturelles et religieuses ont lu les mêmes textes. Elles sont donc capables de se concentrer sur ce qui est commun dans le pluralisme religieux et culturel. Il n’existe pas une culture uniforme en Europe, mais différentes

19 Disponible à l’adresse http://www.nankai.edu.cn/english/. Consultée le 25 mars 2006.

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cultures et différentes traditions religieuses, qu’il s’agisse du Christianisme, de l’Islam ou du Judaïsme, et parmi les chrétiens, des orthodoxes russes ou grecs, des catholiques romans ou protestants (anglicans, luthériens ou réformés).

Permettez-moi d’employer « L’école d’Athènes » de Raphaël comme point de départ afin d’expliquer l’héritage intellectuel européen comme de l’unité dans la diversité. Nous voyons comment Aristote montre de sa main droite vers l’avant, vers le monde solide de la réalité matérielle, vers le monde des sciences physiques et de la raison pratique. Dans sa main gauche, Aristote tient son Ethique. Le philosophe arabe Averroes, le traducteur de son Ethique, fait aussi partie de ce tableau. Une question importante qui se pose en rapport avec les valeurs culturelles et universitaires européennes est la suivante: Qu’est-ce que la vertu, et comment peu-elle être acquise ? Dans toute l’Europe, du treizième à la moitié du dix-septième siècle, l’Ethique de Nicomaque d’Aristote a été le manuel-type en philosophie morale, ainsi qu’un texte servant à discuter au sujet des théories sur l’éducation. Aristote dirait qu’afin d’être vertueux et juste il faut être bien éduqué. Socrate identifie la vertu dans le savoir, mais Aristote souligne que les vertus morales sont le résultat de la pratique, non seulement du savoir. La vertu devient une partie de nous à travers la pratique. L’université européenne, avec ses racines classiques, est en même temps un lieu du savoir et de la pratique, de la transmission de valeurs culturelles et de méthodes scientifiques, et de formation de spécialistes.

L’Ethique d’Aristote a été lue et commentée par les Byzantins, surtout du dixième au douzième siècle. Des savants arabes ont utilisé cet ouvrage durant la même période, et les plus célèbres sont la paraphrase et le commentaire d’Averroes, traduite en latin par Alemannus de Toledo en 1240, et ensuite retraduite même en hébreu. Le quinzième siècle a été la période de l’humanisme juif, et les savants juifs ont interprété Aristote à partir du texte en latin et des commentaires en arabe. Suivant la tombée de Constantinople en 1453, nous pouvons trouver le savant grec Jean Argyropoulos enseigner l’Ethique d’Aristote à Florence, dans le service de Cosimo de Medici (Lines, 2004, pp. 39-54).

La ville chrétienne de Tolède était à cette époque un havre de la tolérance culturelle pour les chrétiens, les arabes et les juifs, jusqu’en 1492 et la tombée du dernier émirat d’Espagne. Les savants juifs et arabes, qui avaient établi des liens académiques et culturels entre l’Est et l’Ouest ont du quitter l’Espagne, en en 1496 le Portugal, aussi. Durant les années qui ont suivi, beaucoup de ces réfugiés ont rejoint d’autres universités d’Italie et d’Europe Centrale, participant au renouveau humaniste des universités. Les savants bibliques dépendaient des contactes avec des Juifs et des Grecs, et après la révolution typographique ou de l’imprimerie les connaissances en langues sémitiques sont devenues encore plus nécessaires.

Parmi les humanistes et les réformateurs de l’Europe du Nord il y avait de la communication et de l’interaction entre les chrétiens et les juifs. Les hébraïstes chrétiens, comme Andreas Osiander de Nuremberg et Wolfgang Capito de Strasbourg, ont accumulé des connaissances de l’Ancien Testament, démontrant beaucoup de respect pour les enseignements rabbiniques.

Durant le seizième siècle, la philosophie morale est devenue une discipline commune dans les universités catholiques de Bologne, de Padoue et de Rome, et beaucoup des commentaires et des disputes d’alors sur l’Ethique d’Aristote sont encore disponibles.

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Ainsi, on observe une caractéristique commune des différentes idées culturelles et religieuses de l’héritage européen (grec, romain, juif, arabe et chrétien), l’intérêt accordé à l’éthique, à la formation et à l’autodiscipline. L’enseignement est compris comme une formation de l’esprit.

Nous sommes toutefois en danger d’idéaliser la tradition. La tradition doit être questionnée de la manière suivante: Que sommes-nous devenus, et comment pouvons-nous contribuer à un meilleur avenir ? Pour l’avenir, nous devons mettre l’accent non seulement sur les actualités, mais aussi sur les possibilités. Nous pouvons espérer et œuvrer en vue d’arriver à une situation où il est possible pour les jeunes, provenant de différentes origines religieuses et culturelles, de construire un avenir commun à travers la compréhension réciproque, les savoirs et les perspectives offertes par les universités. Le Processus de Bologne est basé sur l’héritage des universités européennes, et la capacité de s’adapter à des circonstances changeantes fait partie en grande mesure de cet héritage. La responsabilité publique pour l’enseignement supérieur inclut également la conservation et le développement de cet héritage et sa transmission aux générations futures (Weber et Bergan, 2005, p. 25). Les valeurs religieuses font partie de cet héritage, mais même la religion doit répondre aux défis « de la même manière que la science » (Whitehead, 1967). Cela représente une des raisons pour lesquelles l’enseignement universitaire des théologiens est si important. La théologie fait partie de la structure universitaire, où elle peut entrer en communication avec d’autres disciplines.

Le seizième siècle a été un siècle remarquable pour les universités d’Europe. L’effet de la Réforme sur les universités de l’Europe du Nord et Centrale a été extraordinaire. Pendant que l’Eglise Catholique a renouvelé le séminaire après le concile de Trent, et a placé l’enseignement et la formation des prêtres sous le contrôle de l’Eglise, les Eglises Luthériennes d’Allemagne et de Scandinavie ont placé l’enseignement du clergé dans les universités. L’Université de Copenhague a été créée en 1497, sur des bases humanistes, avant la Réforme. Durant le premier siècle suivant la Réforme, des étudiants de Scandinavie sont allés dans plusieurs universités européennes, mais en 1621, les « universités suspicieuses du point de vue de la religion » ont été interdites, et après 1629 les ministres danois et norvégien ont dû passer leurs examens à l’Université de Copenhague, en partie aussi pour garantir leur loyauté envers la confession luthérienne et le roi absolu (Haanes 1998, p.31). Durant des siècles, les ministres locaux de Norvège étaient les seules personnes éduquées de la communauté, faisant autorité non seulement dans les questions religieuses, mais aussi dans les sciences, l’agriculture et la médecine. La responsabilité publique de l’enseignement supérieur suppose également la préservation et le développement de cet héritage et sa transmission aux générations futures. Sjur Bergan définit l’héritage des universités européennes comme « un des exemples les plus consistants et les plus importants de réussite durable que l’Europe ait jamais connu » (Weber et Bergan, 2005, p. 25). La religion dans l’université Si l’université est un lieu approprié pour la religion, pouvons-nous conclure que la religion a besoin de la raison et que la raison a besoin de la religion ? Et si tel est le cas, pourquoi ? Est-ce qu’il y a une vision spécifique d’une tradition culturelle et religieuse concernant le rôle de l’université dans la construction de l’Europe ?

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L’Eglise médiévale était pour la plupart un établissement basé sur la raison, où les compétences administratives, artistiques, diplomatiques ou intellectuelles étaient développées, et l’Eglise médiévale était internationale. De grands hommes d’église et savants du onzième et du douzième siècle venaient de toute l’Europe. Un Anglais pouvait être évêque en Norvège, un Allemand pouvait être nommé archevêque en France et un Espagnol pouvait être enseignant d’université en Italie. On espère que la situation sera à nouveau la même bientôt, grâce au Processus de Bologne, si les établissements d’enseignement supérieur et les établissements religieux européens encourageront la mobilité et oeuvreront en vue de la reconnaissance réciproque. En 1925, Alfred Whitehead avait écrit: « Les hommes du Moyen-âge poursuivaient une excellence dont on a presque oublié l’existence même. Ils s’étaient proposés d’atteindre l’idéal d’une harmonie de la compréhension » (Whitehead, 1967, p.76).

Aujourd’hui, dans la science, le chaos coexiste avec l’ordre. La division entre les lois de la nature et les résultats nous permet de comprendre pourquoi des scientifiques de différents domaines ont des perspectives différentes de la nature de la réalité, en fonction de leur intérêt à trouver des lois ou à déduire des résultats. Un philosophe ‘non-chrétien’ comme Isabelle Stengers, appartenant à une tradition marquée par les rapports entre la philosophie et la théologie, regrette que la théologie n’apparaît plus comme une force argumentative ou créatrice s’opposant à l’autorité exclusive des sciences, ou les aidant à se garder de l’arrogance et de la stupidité auxquelles le manque actuel d’interlocuteurs résolus et imaginatifs les laissent proie (Stengers, 2002, p. 120). De la différence et de la diversité qui enrichissent les valeurs de l’université Comment peuvent la différence et la diversité, d’un côté, et l’unité, de l’autre, être respectées et réconciliées dans la lumière des valeurs fondamentales de notre tradition culturelle ? Comment peut l’université s’enrichir de la présence d’étudiants provenant de différentes traditions et des valeurs qu’ils expriment ? La plupart des établissements d’enseignement supérieur recevront des étudiants de différentes traditions religieuses et culturelles. Au meilleur, l’université est un lieu où les étudiants peuvent se réunir et s’inspirer dans la présence de beaucoup de formes de savoir, voir de visions différentes du monde. Il faut pouvoir risquer d’être mis en question, de tester ses propres séries de valeurs et d’idées héritées. Même pour les étudiants en théologie, et peut-être premièrement pour eux, cela est une partie nécessaire de leur formation. Une importante partie du Processus de Bologne est la promotion de la transparence et de la mobilité, aussi entre des facultés de théologie et des établissements d’enseignement supérieur qui se trouvent souvent sous le contrôle d’une Eglise.

Depuis quelques années, il existe un Processus de Graz qui se déroule parallèlement à celui de Bologne, oeuvrant vers la création de critères communs pour l’enseignement de la théologie et pour la reconnaissance des diplômes universitaires, encourageant une coopération efficace entre les facultés, les établissements d’enseignement supérieur et les églises de la Conférence des Eglises européennes (KEK). Le Processus de Graz promeut l’intégration d’une formation œcuménique dans le cadre de l’enseignement théologique.

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Le Processus de Bologne souligne la nécessité pour les établissements d’enseignement supérieur théologique de coopérer au niveau international et interconfessionnel, ainsi qu’à travers des échanges d’étudiants et d’enseignants. La plupart du clergé de l’Eglise de Norvège (luthérienne) est formée dans le cadre de l’Ecole de théologie de Norvège, une université privée, spécialisée en théologie et enseignement religieux, avec plusieurs programmes à tous les trois niveaux. Cette Ecole de théologie n’est pas gérée par l’Eglise, mais l’Eglise de Norvège est, pour employer le langage de Bologne, notre plus important bénéficiaire. Ici, à côté des étudiants en enseignement religieux, provenant de différentes origines culturelles et religieuses, il y a aussi des étudiants en théologie des églises baptistes, de l’Eglise Méthodiste et de l’Eglise Orthodoxe, ainsi que des étudiants qui cherchent à servir dans le cadre de l’Eglise Catholique. Du fait du Processus de Bologne, du Système européen de transfert de crédits (ECTS) et d’un accord établi entre l’établissement et l’Université Grégorienne pontificale, les étudiants catholiques norvégiens peuvent passer un ou plusieurs semestres à Rome, et obtenir leur diplôme de mastaire en théologie catholique à Oslo. Il est prometteur pou ce qui est de l’avenir de l’Europe que des jeunes gens, qui représentent différentes traditions religieuses et culturelles, peuvent étudier les mêmes textes, faire connaissance en tant qu’êtres humains, et même tester leurs propres convictions. Il reste à espérer qu’ils pourront coopérer et communiquer lorsqu’un jour ils deviendront les dirigeants de différentes églises et de différents établissements religieux.

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REFLEXIONS SUR LA CULTURE ET LES VALEURS EN TANT QUE BLOCS FONDATEURS DE LA CONSTRUCTION EUROPEENNE FRANCIS CAMPBELL

Cet article se concentre sur la dimension extérieure de l'espace européen de l'enseignement supérieur: quelles sont les mesures prises pour générer plus de coopération entre les établissements d'enseignement européens et pourquoi est-il essentiel de considérer ce processus dans le contexte plus large du développement et de la mondialisation. On met l'accent sur le rôle de l'enseignement en tant qu'« outil puissant entre les mains des impuissants » dans le contexte des économies, des sociétés et des vies des gens.

L'enseignement supérieur européen dans un contexte politique et social Plaçant le Processus de Bologne dans le contexte du développement international et de son importance pour les mesures prises afin de créer une coopération plus intense entre les établissements d'enseignement supérieur européens, on parlera du développement international et de son importance comme des éléments essentiels à toute discussion sur l'enseignement dans le premier siècle de ce millénaire. Malgré les chiffres apparemment inquiétants qu'on citera dans ce contexte, il y a beaucoup de raisons pour nous donner de l'espoir dans la réussite de cette démarche de coopération. Le Processus de Bologne

En vérité, le Processus de Bologne n'est que la réponse européenne à une inter-dépendance augmentée à l'intérieur de l'Europe et la nécessité de répondre aux besoins de la société moderne. Le Processus de Bologne concernent 45 pays qui, en adhérant à ses objectifs, contribuent à l'héritage européen commun.

Le Processus de Bologne est également un élément important pour la construction de l'Union Européenne qui compte aujourd'hui 27 pays. Le Processus de Bologne est un pas vital vers la réalisation de l'Espace Européen de l'Enseignement Supérieur et il a déjà eu comme résultat l'engagement à quelques objectifs réalisables. La réunion de Bergen (2005) a convenu que la qualité est la pierre angulaire de la société du savoir et un préalable de la croissance et de la compétitivité future. Et c'est ainsi que le processus de vérification de la rigueur des systèmes d'assurance de la qualité interne des établissements européens et de l'application d’une série de normes agrées dans les systèmes nationaux. D'autres secteurs d'activité dans le cadre du Processus de Bologne, comme l'harmonisation des diplômes dans le secteur de l'enseignement supérieur, compléteront directement le travail de l'Union Européenne, notamment la proposition d'harmonisation de tous les diplômes européens. De plus, l'étude récente de la

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Commission Européenne (2003) sur la contribution des universités à la stratégie économique de Lisbonne peut donner encore plus d'élan à ce processus. Il y a trois questions qui nécessitent une réponse à ce stade-ci : - Comment assurer la meilleure préparation des étudiant pour la vie et le travail dans une société mondiale ? - Quelles sont les conditions nécessaires afin de permettre aux établissements une adaptation aux besoins changeants de telle société ? - Et est-ce qu'il est possible un partenariat plus intense afin d'accomplir ces objectifs ?

Les réponses à ces questions sont vitales à la création de l'Espace Européen de l'Enseignement Supérieur (EEES) avant 2010. Les objectifs assumés peuvent être réalisé seulement par un apprentissage réciproque. Mais cet apprentissage réciproque ne doit pas se limiter à l'Europe ; il faut aussi regarder plus loin. En regardant plus loin non seulement on apprend mais également on montre de la réceptivité aux besoins du reste du monde. Le secteur de l'enseignement supérieur européen a une position sans égal pour changer les choses d'une manière significative dans beaucoup de régions du monde, par la mise au point de vaccins ou bien par la formation des futures générations de financiers ou de philosophes.

L'ouverture que les établissements d'enseignement tertiaire demandent aujourd'hui n'est pas quelque chose de nouveau ; en effet, dès le début, les universités ont été internationales.

Il suffit de penser à Erasme des Pays Bas qui, à travers ce qu'on pourrait appeler « l'Internet de la Renaissance » sous la forme des lettres écrites dans la langue commune qui était le latin, a créé une « communauté virtuelle » avec des conséquences très lourdes pour l'histoire de l'Europe. Ou, au niveau institutionnel, l'expérience d'Oxford, de Cambridge ou de St. Andrews ainsi que celle de Bologne, de Salamanque, d'Heidelberg, de Vienne, de Prague ou de Cracovie, pour n'en citer que quelques établissements historiques. Ais la coopération que nous devons créer aujourd'hui ne peut pas être juste une relique du passé. Il faut se demander : quelles sont les traits essentiels de l'Espace Européen de l'Enseignement Supérieur ? On en indiquera trois ci-dessous :

Premièrement, l'échange libre d'idées est essentiel au développement et à la transmission du savoir et également aux sociétés démocratiques. Il est difficile à imaginer un échange libre d'idées sans la mobilité des universitaires; sans la possibilité des universitaires de travailler et d'étudier dans d'autres pays que leurs pays d'origine. Deuxièmement, la capacité de mettre des questions cruciales et de contester les vérités reçues a été essentielle au développement des sociétés européennes et continuera de l'être pour l'avenir.

Troisièmement, le respect des convictions de l'autre fait, ou au moins devrait faire, partie des valeurs universitaires européennes. Pourtant, ce respect ne signifie pas l'exemption de voir ses croyances et convictions faisant l'objet d'un débat intellectuel ; et ceux qui demandent du respect pour leurs propres croyances doivent être prêts à montrer le même respect pour les croyances et convictions des autres. Afin de réaliser l'Espace Européen de l'Enseignement Supérieur (EEES) avant 2010 et, en même temps, les attentes en ce qui concerne les universités européennes, on peut trouver de l'inspiration chez ceux qui ont contribué à l'héritage culturel des universités européennes. Cela étant donné, ce que me vient à l'esprit est une des déclarations

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classiques sur la nature de l'enseignement supérieur de John Henry Cardinal Newman, au 19ème siècle. Lui-même immergé dans les traditions d'Oxford et réfléchissant sur sa propre expérience en tant que Recteur de l'Université Catholique d'Irlande, Newman ainsi décrivait l'université:

C'est l'endroit où mille écoles confluent ; où l'intellect peut se laisser aller et spéculer étant sûr qu'il rencontrera son égal dans telle ou telle activité antagoniste et son juge au tribunal de la vérité. C'est un endroit où l'investigation est menée encore plus loin et les découvertes sont vérifiées et perfectionnées, où l'inconséquence est rendue inoffensive et l'erreur est démasquée à travers l'affrontement des esprits et des connaissances. Mais la formation universitaire est le grand moyen commun d'arriver à un grand résultat mais pas du tout commun ; le but est de faire entendre la voix intellectuelle de la société, de cultiver l'esprit public, de purifier le goût national, de fournir de vrais principes à l'enthousiasme populaire et des objectifs fixes aux attentes de la population, d'élargir et de donner un air de sobriété aux idées de l'époque, de faciliter l'exercice du pouvoir politique et de raffiner les relations dans la vie privée. C'est l'éducation qui donne une perspective claire, consciente de ses propres opinions et jugements, un sens de la vérité de la démarche, une éloquence de l'expression et la force de les faire passer (Newman, 1952). [notre traduction]

Dans la prose lucide de cette personnalité éblouissante du 19ème siècle, le coeur même de l'université, ses raisons publiques et privées de faire entendre, cultiver, purifier, faciliter, raffiner, relevaient toutes de la recherche de la vérité. Il est de même aujourd'hui.

Le défi du secteur de l'enseignement supérieur d'aujourd'hui est à la fois moral et fonctionnel. Il est moral parce que, dans le monde indépendant de nos jours, on a besoin d'un nouvel ordre capable de faire face aux défis modernes. Et il est fonctionnel parce que les établissements universitaires doivent préparer les diplômés afin d'être capables de participer d'une manière efficiente, en tant que citoyens mondiaux, à la société moderne.

Du côté fonctionnel, l'enseignement doit faire son affaire de préparer les diplômés pour participer pleinement sur le marché moderne du travail. Afin de réussir, ils auront besoin d'une combinaison unique de savoir et de compétences pratiques. Cela signifie : des universités qui mettent en valeur tout leur potentiel et le développement de centres d'excellence qui essaient d'augmenter l'attractivité à travers une plus grande diversité des méthodes d'enseignement et d'apprentissage, de promouvoir un accès de plus en plus grand pour tous les groupes sociaux, d'encourager le partenariat avec la communauté et de justifier une révision des possibilités d'obtenir des financements supplémentaires. On a vraiment besoin d'un renouveau de la contribution de l'enseignement et de la formation afin d'accomplir les objectifs de Lisbonne. Sans cette contribution, le Processus de Lisbonne sera un échec et l'économie européenne ne sera pas valorisée.

Il est aussi très important d'examiner les attentes de la société par rapport aux établissements d'enseignement supérieur, au-delà des attentes individuelles. À travers l'enseignement, on peut établir notamment des possibilités plus grandes d'accès à l'enseignement supérieur pour chaque individu mais, également, des communautés plus sûres et plus prospères.

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L'éducation peut aider les individus à atteindre une meilleure compréhension d'eux-mêmes et du monde autour d'eux. L'éducation est le meilleur moyen de donner du pouvoir aux impuissants et de mettre leur avenir directement entre leurs mains. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit de transmettre du savoir et d'enflammer l'imagination, l'éducation est le grand « facilitateur » du potentiel. Selon moi, il y a trois fonctions de l'éducation dans le monde moderne: premièrement, le développement et le transfert de savoir et de culture d'une génération à l'autre; deuxièmement, l'élargissement des horizons et, troisièmement, le développement des compétences pour la vie.

Et maintenant, la question essentielle de la « méthode ». Le secteur de l'enseignement supérieur européen occupe une position unique à partir de laquelle il peut soutenir la cohésion de la communauté et il peut améliorer les attentes, les réalisations et la mobilité sociale des jeunes gens. Cette position unique des établissements d'enseignement supérieur dans la société leur donnent un accès sans égal aux jeunes gens dans des situations où ils se développent en tant qu'individus, ils découvrent leur identité et ils vérifient et révisent leurs opinions et convictions. Cela représente une immense responsabilité pour ce secteur.

Afin de faire face à ce défi, les établissements d'enseignement supérieur européens doivent encourager les jeunes à ne pas seulement consommer l'éducation comme si elle était juste un produit mais à se placer dans le courant dominant de la tradition universitaire classique, humaine : à réfléchir et débattre le sens et le but ultime de la vie; à être aux prises avec le problème du mal et du bien. Ils doivent recevoir les possibilités de développer leur connaissance et compréhension de toutes les religions, traditions, croyances et formes d'expression. Dans un monde globalisé comme le nôtre, il y a très peu et précieux établissements qui peuvent offrir aux jeunes un espace où ils peuvent explorer la différence et « l'autre ». Pour l'avenir, la société doit développer le respect pour et la sensibilité envers les autres, notamment ceux qui ont des croyances différentes des nôtres. Nous ne pouvons pas vivre ensemble autrement.

L'éducation a le pouvoir de renforcer les économies, d'améliorer les sociétés et les chances des individus dans la vie. C'est une tâche pleine de défis mais ce n'est pas du tout un défi nouveau. Les individus de l'époque industrielle se confrontaient à une tâche aussi importante, celle de construire un ordre national capable de résoudre et de répondre aux problèmes industriels : de re-qualifier et de préparer les individus pour participer à la vie d'une société qui avait subi un changement radical.

Afin de faire face aux défis démographiques de l'Europe, le secteur de l'enseignement supérieur sera obligé à jouer son rôle. Pour répondre à la réalité d'une population de plus en plus âgée, il se peut que les individus doivent travailler plus et acquérir différents sets de compétences tout au long de la vie. La technologie de l'information a changé d'une manière significative l'environnement moderne de travail pendant la dernière décennie. L'époque d'un seul emploi à vie est finie; nous avançons vers un environnement où l'apprentissage toute au long de la vie et l'actualisation continue des compétences et capacités seront la norme. Les universités devront être préparées pour répondre à ce besoin.

L'économie du savoir n'a pas seulement intensifié les pressions compétitives à l'intérieur des pays mais aussi entre eux. De nouveau, le secteur de l'enseignement supérieur a une contribution majeure à faire à la croissance et le bien-être de la société. Les établissements d'enseignement supérieur ont maintenant un rôle de plus en plus

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important en ce qui concerne le soutient de la concurrence économique et la justice sociale. Cela implique l'ouverture de nouvelles voies pour avoir accès à l'enseignement supérieur et une réflexion sur de nouvelles méthodes d'en fournir. On a besoin de stratégies pour préparer le mieux possible les étudiants en les dotant de compétences d'employabilité, de connaissances spécialisées et d'une compréhension très large afin de fonctionner dans la nouvelle économie. Pour que les États fassent face à ces nouveaux défis économiques, le secteur de l'enseignement supérieur doit redéfinir sa tâche.

Tout comme la production et le commerce ont profité de la mondialisation, peut-être l'éducation elle aussi peut utiliser les alliances mondiales plus pour partager les ressources, faciliter la mobilité du personnel et des étudiants et utiliser la nouvelle technologie pour répandre l'excellence. Une telle réponse de la part du secteur de l'enseignement supérieur peut lui assurer une meilleure position pour stimuler l'innovation, cela pouvant même mener à une croissance économique.

Si les universités veulent saisir les occasions offertes par un marché plus ouvert et plus compétitif, elles doivent être capables à développer des missions puissantes et différentiées. Et elles doivent également être capables de définir, concevoir et positionner leur portefeuille de programmes de façon à ce qu'ils accomplissent les demandes du nouveau marché mondial. Essentiellement, cela signifie fournir des programmes qui soient valorisés par et qui satisfassent les besoins des étudiants et des employeurs à la fois. Cette préoccupation vise deux objectifs clé: contribuer aux objectifs généraux de l'Europe concernant le chômage et la croissance et permettre aux individus l'accès à l'éducation et les compétences dont ils ont besoin pour mener une vie active et épanouie.

Le contexte du Processus de Bologne et l'interdépendance Le Processus de Bologne reconnaît la réalité d'une interdépendance européenne plus grande. En même temps, on sait que telle interdépendance n'est pas seulement un phénomène européen mais un phénomène mondial.

De nos jours, on parle très facilement du monde globalisé mais est-ce qu'on prend un peu de distance pour se demander ce que cela veut dire en réalité ? Les éléments qui nous rappellent quotidiennement cette réalité sont la famine, le terrorisme, les maladies et les catastrophes naturelles, pour n'en citer que quelques-uns. Chacun d'entre eux nous montre de sa propre façon comme le monde est interdépendant. Puisque tout ce qui arrive au citoyen le plus pauvre du pays le plus pauvre peut affecter directement le plus riche citoyen du pays le plus riche. Il suffit de se tourner vers l'abondance de compassion, ressources et technologies qui a suivi les plus récentes catastrophes naturelles. Le fait que ce processus agit dans les deux sens et que ce n'est pas seulement un mouvement du monde développé vers le monde en voie de développement a été démontré par la réaction émouvante de beaucoup de pays en voie de développement aux inondations récentes des États-Unis. Cela étant donné, lorsqu'on considère l'avenir de l'enseignement, il faut également penser à une solution qui prendra en considération la réalité globale.

Tout comme les établissements d'enseignement supérieur ont servi de guides et de fondements pour des générations successives d'européens et, en effet, de citoyens du monde, ils doivent aujourd'hui avoir un rôle principal et faire de la lumière dans beaucoup de problèmes contemporains. En abordant tels problèmes, les universités européennes se montreront ouvertes aux autres culture, conscientes de leurs questions

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éternelles, elles attireront de nouveau des étudiants de tous les coins du monde motivés à trouver des réponses au monde où ils se trouvent.

Dans le monde globalisé de nos jours, quelle pourrait être la contribution d'un secteur de l'enseignement supérieur européen? Il apporte un héritage sans égal dans le domaine de l'éducation qui a résisté à l'épreuve du temps et du conflit, depuis la création de la première université de Bologne, en 1088, jusqu'au présent. On peut dire que pendant les derniers siècles, l'enseignement supérieur européen a été marqué par un divorce avec ses origines paneuropéennes et il est devenu plutôt fragmenté le long des lignes de démarcation nationales. L'humanisme qui a donné naissance aux universités a été un phénomène sans frontières. Aujourd'hui, on peut dire que le Processus de Bologne essaie de retrouver la même dynamique. Les universités peuvent devenir de nouveau des centres d'investigation et de recherche mondiaux ce qui avait rendu célèbre les sièges de savoir européens originaux et qui peut être réalisé pas en imposant ses idées et valeurs aux autres mais en se livrant à un processus réciproque de découverte.

Quant au Processus de Bologne, il s'agit finalement de créer un espace de l'enseignement à la fois au sein de l'Europe et au delà de l'Europe.

Cela donne lieu à la question de la pertinence de l'éducation par rapport au contexte européen social et politique plus large ? L'Europe peut être fière de ses universités. Elles sont toujours très appréciées partout dans le monde. Mais il y a plusieurs mesures qui doivent être prises afin de maintenir leurs positions en tête des listes mondiales dans la matière. Se sentir trop confiant serait une erreur. Les universités seraient classées de plus en plus en fonction de leur attractivité pour les étudiants en dehors de l'Europe. Cela étant donné, il est nécessaire qu'elles abordent le sujet de l'internationalisation. Éducation et développement Qu'en est-il de l'ordre du jour international et le Processus de Bologne ? Qu'en est-il du vrai défi de la mondialisation ? Une première affirmation serait: « L'éducation est le droit fondamental de chaque enfant », puisqu'il n'y ait rien, sauf le don de la vie même, qui donne plus de pouvoir pour l'avenir. On peut se demander quel est le lien entre cette approche et le Processus de Bologne. Dans un monde globalisé, chaque enfant qui manque de l'éducation devrait être une raison d'inquiétude pour les éducateurs européens aussi que pour les dirigeants des pays en voie de développement. L'enfant qui aujourd'hui va à l'école pour la première fois dans l'histoire de sa famille peut devenir l'étudiant, le chercheur ou le professeur de demain.

Cette éducation donnera une chance à l'enfant: « la meilleure éducation donne à la fois des racines et des ailes ». Les ailes représentent la capacité de voler élégamment et avec succès dans une société plus grande et d'y contribuer selon ses possibilités dans un Espace de l'Enseignement Supérieur Européen (EESE). Mais les racines sont tout aussi importantes. Elles donnent un sentiment de fierté dans sa propre tradition et sa propre culture et permettent à l'individu de devenir un membre dynamique de la communauté.

Le Ministre britannique de Finances Gordon Brown affirme tout le temps que l'éducation est la meilleure stratégie anti-pauvreté qu'on a et le meilleur programme de développement qu'on connaît. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Dans les pays aux revenus bas, les résultats moyens augmentent d'une manière constante avec chaque année d'éducation supplémentaire. Chaque année d'éducation maternelle supplémentaire réduit

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la mortalité infanto-juvénile. Pour beaucoup de jeunes, l'éducation primaire est la seule chance qu'ils aient d'acquérir l'alphabétisation de base, le calcul et les compétences de vie essentielles pour augmenter leurs chances d'avoir des moyens d'existence durables. L'éducation est le meilleur moyen d'assurer la prospérité économique d'un pays. Les pays ne peuvent pas se développer comme il faut si l'éducation est le privilège des élites. La croissance économique future dépend du développement du potentiel de tous.

En général, à travers l'Afrique sub-Saharienne, le taux des inscriptions à l'école primaire a augmenté d'une manière constante. Depuis 1990, encore 30 millions d'enfants ont été inscrits à l'école primaire. Et l'inscription à l'école secondaire dans les moins développés pays a augmenté de 18% en 1990 `30% en 2000. La plus importante part de cette augmentation provient de l'allégement des dettes.

Comme on déjà mentionné, l'éducation est à la fois fonctionnelle et morale. Ce qui se passe aujourd'hui en Afrique peut changer l'enseignement supérieur d'une manière radicale. Mais il y a un autre côté de l'aspect moral de l'éducation qui peut également avoir un impact significatif : « les potentialités morales ». L'éducation libère le potentiel. Jusqu'à maintenant, l'histoire parle seulement du triomphe du potentiel humain, de l'intelligence et de l'ingénuité.

Cependant, la majorité, peut être, n'a pas accès à la liberté de développer son potentiel. Par conséquent, l'humanité est plus pauvre à cause des choses qu'elle a raté : la grande musique jamais composée, le grand art jamais créé, la science jamais testée, les remèdes médicaux jamais découverts, le potentiel jamais réalisé. Parmi ceux qui ne vont pas à l'école aujourd'hui peut se trouver le prochain Mozart ou Einstein. Il y aura des voix qui ne soient pas d'accord avec moi et qui disent que perdre quelque chose d'inconnu n'est pas grand chose; ou, au moins, il n'est pas quelque chose de mesurable. Mais dans le monde de nos jours, qui met l'accent sur l'économie des connaissances, où l'avantage compétitif et la fortune viennent de l'habileté créative, la prospérité dépend de la capacité d'exploiter le potentiel et de faire ressortir le mieux d'un individu en investissant dans l'éducation. Pourtant, « la perte d'occasions » n'est pas l'argument le plus fort: c'est l'immoralité de nier le potentiel de générations entières.

Au début de ce nouveau millénaire, les dirigeants du monde établissent une série d'objectifs à atteindre avant 2015 (Nations Unies, 2000), deux d'entre eux étant de faire ainsi que chaque fille et chaque garçon terminent un cours complet d'éducation primaire et que les disparités entre les sexes disparaissent de l'éducation primaire et secondaire. Il y a du progrès en ce qui concerne les Objectifs de Développement du Millénaire mais il y a encore beaucoup à travailler dans ce sens-là et, si on considère le rythme actuel de l'avancement, les objectifs ne seront pas atteints. L'enseignement supérieur peut et doit contribuer à atteindre ces objectifs.

Le coût total pour introduire l'enseignement primaire gratuit en Afrique et Asie de Sud est juste 10 milliards de dollars américains, le meilleur investissement que le monde peut faire. Si on ajoute 10 milliards de dollars américains supplémentaires chaque année, 100 millions d'enfants qui ne peuvent pas aller à l'école aujourd'hui, le pourront demain. L'importance du Processus de Bologne: ces enfants africains qui ne peuvent pas aller à l'école aujourd'hui, pourraient être les bénéficiaires de demain de l'Espace de l'Enseignement Supérieur Européen. Ils pouvaient représenter le potentiel perdu. C'est une réalité qui lie le Processus de Bologne à un monde de plus en plus interdépendant.

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Conclusion L'éducation détient beaucoup de réponses aux défis actuels de la pauvreté et de la justice sociale. Les solutions ne sont pas irréalisables, elles sont faisables. Voilà quelques sujets de réflexion :

- Pendant les 100 dernières années, la plupart des pays européens ont passé de l'éducation des privilégiés à l'éducation pour tous.

- Le plan de Jean Monet de paix et unité entre les peuples d'Europe n'est plus un rêve mais il est devenu réalité.

- La Guerre Froide, qui a était si longtemps une source de conflit et de tension en Europe, n'est plus une réalité politique mais un sujet d'étude historique.

- Les pays qui s’engagent à augmenter leur contribution au développement sont de plus en plus nombreux; et pendant les 8 dernières années seulement, un montant de 100 milliards de dollars américains de dettes a été annulé.

Le monde réel, où l'éducation est fournie, se caractérise par des changements politique, social et économique très rapides. Les pressions de la mondialisation requièrent une analyse des fondements et une réflexion minutieuse de ce qu'il y a à venir. Voilà l'essence du Processus de Bologne ! Les mots de Bernard de Chartres (l'attribution de John de Salisbury en 1159) sont toujours vrais: nous sommes sur les épaules des géants. Ceux qui voient l'avenir comme étant une menace aux anciennes stabilités et qui ressentent de l'angoisse envers le nouveau monde globalisé de l'éducation ne devraient pas considérer le changement comme une menace mais comme un défi pour l'ingénuité humaine.

Le savoir, la technologie, la médecine, la science et les systèmes financiers de nos jours fournissent la capacité de changement qu'aucune génération précédente n'a connu. Il est vrai, l'éducation n'est pas une solution pour tous les problèmes liés à la criminalité, le chômage ou la santé mais sans éducation on ne résoudrait aucun problème. L'attitude fondamentale est la confiance; l'orientation fondamentale est l'espoir. L'Espace de l'Enseignement Supérieur Européen, et les synergies qui en résulteraient, sont, dans la bonne approche, des blocs fondateurs avec lesquels on peut construire non seulement à l'intérieur de l'Europe mais aussi au-delà. Références Commission Européenne, Réalisant l'Espace de l'Enseignement Supérieur Européen, Berlin, 18-19 septembre 2003. Conférence des Ministres Chargés de l'Enseignement Supérieur, Document de référence: L'Espace de l'Enseignement Supérieur Européen après 2010, Bergen, 19-20 mai 2005. NEWMAN, J. H., Idea of a University, Londres, Longmans, Green and Co, 1952. Nations Unies, La Déclaration du Millénaire, New York, Sommet du Millénaire des Nations Unies, 6-8 septembre 2000.

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CONCLUSIONS – VERS UN PARADIGME HUMANISTE RENOUVELE DE L’UNIVERSITE J. MICHAEL MILLER

Introduction Des interventions stimulantes, des discussions animées et des débats vifs ont été les caractéristiques du Séminaire du Groupe de suivi de Bologne sur « L’héritage culturel et les valeurs académiques de l’université européenne et l’attractivité de l’Espace européen de l’enseignement supérieur », qui a eu lieu au Vatican du 30 mars au 1er avril 2006. La Congrégation de l’enseignement catholique du Saint Siège a organisé cet événement, en collaboration avec l’Association des recteurs des universités pontificales romanes, les Académies pontificales des sciences, le Centre européen de l’UNESCO pour l’enseignement supérieur (UNESCO-CEPES), le Conseil de l’Europe, et sous le patronage de la Commission Européenne. La collaboration généreuse et la coopération volontaire de ces différentes organisations sont des témoins de l’esprit original du Processus de Bologne. Ce Processus suppose plus que le renforcement des liens structurels dans le monde de l’enseignement supérieur européen; il est plutôt censé construire des ponts, le type de ponts basés sur le savoir et l’amitié, qui permettent l’introduction en douceur d’un nombre de changements d’envergure au niveau des systèmes d’enseignement supérieur du continent. Comme on l’a montré à plusieurs reprises durant les discussions, cette Conférence a eu lieu à un moment pertinent sur le chemin de la création de l’Espace européen de l’enseignement supérieur prévue pour 2010. En outre, elle a été tenue dans une location appropriée – le Vatican. Comme on le sait bien, toutes les universités importantes du Moyen-âge – d’Oxford à Paris, à Cologne, à Prague, à Bologne, à Cracovie et beaucoup d’autres encore – ont été créées en étroite collaboration avec l’Eglise, et surtout avec le Saint Siège.

Les premiers séminaires du Groupe de suivi de Bologne traitent pour la plus grande partie de questions pratiques et organisationnels nécessaires en vue du lancement du Processus de Bologne. Mais il existe des défis, en dehors de ceux administratifs, qui se profilent à l’horizon. Ce Séminaire au Vatican a permis à ces défis de faire face, pour rendre la conversation sur la réforme de l’enseignement plus inclusive, élargissant le spectre des débats afin d’inclure des questions souvent laissées de côté. Le temps passé ensemble a été bien dépensé. Ces journées ont offert l’opportunité de poser des questions sérieuses concernant l’héritage culturel qui a formé et continue à influencer l’université européenne et qui a été, à son tour, forgé par cette même université. Il s’est avéré utile de passer des sujets pratiques nécessaires du Processus de Bologne et d’apporter dans la lumière certaines des idées plus profondes qui se trouvent à la base de la réforme envisagée de l’université européenne.

Avec la participation active de représentants de plus de cinquante pays, dont la plupart mais pas entièrement européens, et de différents secteurs du monde académique et d’organisations internationales, cette réunion d’esprits a été une réussite en cela qu’elle a atteint le but stipulé dans le communiqué final établi à Bergen, Norvège, par les ministres européens responsables de l’enseignement supérieur, en mai 2005. Ce document affirme:

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L’Espace européen de l’enseignement supérieur doit être ouvert et doit être attractif pour d’autres parties du monde. … Nous réitérons l’idée que les valeurs académiques devraient prévaler dans le cadre de la coopération académique internationale. … Nous demandons au Groupe de suivi d’élaborer et de s’accorder sur une stratégie pour la dimension externe (Communiqué de Bergen, 2005).

Le Séminaire a pris au sérieux le mandat livré par les ministres et a analysé en détail les manières dont l’université européenne peut et doit être une destination de plus en plus préférée par les étudiants, les enseignants et les chercheurs du monde entier.

Le flux d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs d’un pays européen vers l’autre augmente tous les ans, pour ne pas mentionner les flux croissants provenant d’autres continents. Les participants au Séminaire ont accepté la nécessité pour l’université européenne d’être de plus en plus compétitive dans un monde où le nombre d’étudiants qui étudient à l’étranger quadruplera dans une génération, avec 75% de ces étudiants venant d’Inde et de Chine.

Les participants ont été également convaincus du fait que les centres européens pour l’enseignement supérieur, grâce précisément à leur histoire de gardiens de la culture et de défenseurs des valeurs académiques, disposent des instruments nécessaires qui, une fois rendus mieux connus et commercialisés stratégiquement, peuvent donner à leurs établissements un véritable avantage compétitif sur la scène mondialisée de l’enseignement supérieur. Cette conscientisation de l’identité culturelle unique de l’Europe et des valeurs académiques communes enracinées dans cette identité sont des facteurs cruciaux dont on doit tenir compte dans toute discussion future concernant les différentes modalités de renforcement de l’attractivité de l’université européenne.

En effet, l’avenir de l’Europe – dans les domaines économique, politique, social, culturel et spirituel – est inextricablement lié au fleurissement de ses universités. Une destinée européenne commune, ouverte au reste du monde, ne peut pas être construite en l’absence du rôle joué par les universités. L’héritage et les valeurs de l’université européenne sont sous-jacents et fondamentaux pour la destinée du continent.

Une synthèse des principaux thèmes Le Séminaire de suivi de Bologne au Vatican a reconnu que le processus de mondialisation est accompagné par un accroissement de la concurrence, de l’interconnexion et de l’interdépendance entre les établissements d’enseignement tertiaire du continent. L’Europe ne peut pas se tourner sur soi-même si elle veut jouer un rôle principal dans le monde de l’enseignement supérieur à l’avenir. Dès le départ, les universités européennes étaient des établissements « internationaux » où des étudiants de différents pays venaient étudier et qui recevaient des enseignants venus de loin pour poursuivre leur formation. Aujourd’hui, il y a de nouveaux défis pour l’université européenne: l’intégration de l’économie mondiale, la concurrence du libre marché, la culture de masse, la poursuite de l’apprentissage tout au long de la vie, les pressions de la hausse du nombre d’inscriptions et les technologies sophistiquées – pour ne mentionner que certains. Pour s’assurer que les universités européennes maintiennent leur avantage compétitif dans le monde de demain, beaucoup d’intervenants ont fait référence à leurs qualités spécifiques, sinon uniques. Cela a conduit le débat vers le thème de la nature de l’université européenne: son identité en tant qu’établissement qui rassemble la mémoire du continent, préserve sa curiosité intellectuelle

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et forge son avenir. Certains des participants ont exprimé leurs inquiétudes concernant la capacité de l’université d’identifier des manières nouvelles et créatives de transmettre le noyau de cet héritage, un patrimoine qui est une tradition vivante, toujours à la recherche de nouvelles structures et formes de transmission vers les nouvelles générations. L’héritage culturel européen Durant sa première session, le Séminaire a jette un regard au passé, à la formation de l’université européenne dans son contexte historique et culturel spécifique, afin d’avoir une image claire de son identité en tant qu’établissement intimement lié à la culture du continent. Le patrimoine culturel de l’Europe – enraciné dans les traditions religieuses, en principal le Christianisme et le Judaïsme, et de moindre manière l’Islam -, surtout parce que cet héritage a été reçu et enrichi dans le cadre de l’université et continue d’y être développé, doit être pris en compte dans le processus de construction d’un Espace européen de l’enseignement supérieur qui est censé interagir positivement et constructivement avec d’autres parties du monde.

L’université européenne, sous les nombreuses formes qu’elle a prise au fur des siècles, a influencé directement ou indirectement l’évolution des systèmes d’enseignement supérieur presque partout dans le monde. Si on veut qu’elle continue à jouer ce rôle, l’université européenne doit être bien enracinée dans sa propre identité, qui lui est conférée par sa propre histoire. Ainsi, durant la conférence, les participants ont discuté autour du patrimoine culturel spécifique de l’université européenne en tant que fondement pour l’assurance de son identité pour permettre à l’établissement d’être de plus en plus attractif pour des étudiants, des enseignants et des chercheurs du monde entier et pour mieux encourager la coopération internationale entre les établissements d’enseignement supérieur.

Dans son intervention inaugurale, Cardinal Zenon Grocholewski, préfet de la Congrégation de l’enseignement catholique – le Ministère de l’éducation du Saint Siège – a rappelé le fait que, dès sa création, l’université européenne a été caractérisée par sa passion pour la vérité, une passion qui ouvre des horizons toujours nouveaux, soutient la discipline de la raison, et cherche à combiner les différents domaines de connaissance en un savoir supérieur. La tradition médiévale de la lectio, disputatio et summa a démontré la confiance de l’université dans la poursuite de tout chemin menant aux savoirs, une quête qui puise ses racines dans la tradition mais qui est toujours ouverte sur l’avenir. Les universités de partout ont soutenu la créativité dans leurs études et leurs recherches, sans rompre l’union entre la foi et la raison, et ont encouragé l’approfondissement de l’union des savoirs, tout en respectant l’épistémologie spécifique des différentes disciplines.

A l’exception de l’Eglise, aucune institution n’a contribué plus au développement de chaque culture nationale que l’université dont les racines sont ancrées dans l’Europe du début du Moyen-âge et dont la légitimation originale supposait, entre autres facteurs, une reconnaissance juridique par le Saint Siège. D’une importance particulière pour les origines de l’université européenne est le rôle joué par les moines bénédictins. Leur devise, ora et labora, a contribué à la formation de l’idée conformément à laquelle l’apprentissage et l’action vont de paire, dans le même individu et dans le même établissement, l’université en étant le type principal.

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Beaucoup d’intervenants ont fait référence à la naissance de l’humanisme dans l’université européenne, un humanisme qui a reconnu et promu des valeurs essentielles pour l’enseignement supérieur: la dignité inaliénable de l’individu, le rôle de la raison et de la science dans la création d’un monde plus juste, le respect des savoirs empiriques, la croyance en le progrès et la conviction que la quête de la vérité inclut l’étude de questions théoriques sans considération pour des possibles applications pratiques immédiates. La tradition européenne de l’enseignement supérieur a établi les fondements de la science moderne et a propagé un humanisme où l’être humain était au centre de tout processus de formation et où le bien commun était le but de toute entreprise de recherche.

A plusieurs reprises, des intervenants ont attiré l’attention sur des dimensions de l’héritage culturel de l’université européenne qui étaient moins directement liées à ses contributions intellectuelles spécifiques. L’accès des étudiants à l’université (l’Europe se trouve pour la plupart loin derrière le Japon et les Etats-Unis quant au nombre d’étudiants d’âge universitaire inscrits dans des établissements d’enseignement supérieur) et l’apprentissage tout au long de la vie font partie de cette catégorie. Toutefois, tous les deux sont basés sur une vision anthropologique, issue de l’humanisme, qui reconnaît la dignité et les droits de l’individu et l’importance sociale de l’assurance du développement du potentiel de chaque individu. Les valeurs académiques de l’université européenne actuelle Le deuxième thème principal de discussion de la réunion s’est concentré sur l’université européenne comme origine et porteur de valeurs académiques spécifiques dans le monde de l’enseignement supérieur, un héritage à préserver, stimuler, et parfois épurer. Ces valeurs, dont la plus importante a été présente depuis la création de l’université, forment un pont non seulement entre les établissements d’Europe mais également vers ceux du reste du monde. Comme il a été mis en évidence par plusieurs interventions, les universités sont des lieux où des valeurs communes sont promues à travers l’enseignement et la recherche. Ces valeurs affectent non seulement la communauté universitaire – comme c’est le cas de l’intégrité des chercheurs et des normes communes de l’université - mais aussi la société dans son ensemble. Les participants au séminaire ont jugé qu’il faut accorder une plus grande attention à ces valeurs académiques pendant que le processus de Bologne entre dans les étapes finales de la mise en œuvre de l’Espace européen de l’enseignement supérieur.

Dans l’université européenne, l’autonomie institutionnelle et la liberté académique sont les manières spécifiques où la liberté d’expression et d’association sont garanties, pendant que la gouvernance collégiale est l’expression spécifique de la subsidiarité, l’interdisciplinarité son défi continu et le dialogue respectueux son mode de conversation. L’autonomie institutionnelle de l’université proclame le droit de créer des établissements d’enseignement supérieur et l’absence de toute intrusion injustifiée de l’Etat. Beaucoup de participants ont remarqué que, en dépit des hésitations à discuter autour des valeurs académiques ou des tentatives de les ramener à des questions simplement procédurales, l’université européenne a un patrimoine de valeurs qui à la fois établit son identité et lui permet d’apporter une contribution significative à l’enseignement supérieur mondial.

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L’autonomie institutionnelle et la liberté académique L’autonomie institutionnelle de l’université européenne est une valeur académique essentielle qui doit être fortement réaffirmée. Toutefois, cette autonomie traditionnelle pourrait en même temps profiter des nouvelles modalités de l’expliquer aux différentes parties impliquées dans l’enseignement supérieur.

Ce qui est caractéristique pour l’autonomie universitaire est la garantie de la liberté académique qu’elle offre à la communauté universitaire. Dans la grande tradition européenne, la liberté de la recherche et de l’enseignement est reconnue et respectée selon les principes et les méthodes de chaque discipline donnée, protégeant les droits des enseignants par le biais de révisions collégiales et de processus adéquats. La liberté académique garantit que les chercheurs peuvent poursuivre la vérité indifféremment du lieu où leurs analyses et leurs conclusions puissent les conduire. En outre, elle s’assure aussi que les enseignants puissent enseigner et publier les résultats de ces recherches, dans la mesure où ces derniers se rappellent le besoin de préserver le bien commun des différentes communautés dont l’université fait partie intégrale. La liberté académique n’est pas que la liberté de toute contrainte ou intervention de la part d’autorités extrinsèques, mais est aussi la liberté pour servir la société dans son ensemble.

En tant qu’élément de sa stratégie à longue portée pour promouvoir son avantage compétitif, l’université européenne devrait s’assurer que tous les enseignants bénéficient d’une liberté légale d’investigation et de réflexion: qu’ils soient libres de s’exprimer humblement et courageusement sur des sujets qu’ils connaissent en tant que spécialistes.

Dans le passé, des régimes totalitaires de gauche et de droite ont souvent menacé l’autonomie institutionnelle et la liberté académique. Malheureusement, parfois l’université européenne elle-même a toléré une telle intimidation et pression, compromettant de ce fait son autonomie institutionnelle et la liberté académique du corps enseignant. Comme il a été mis en évidence dans nombre d’interventions, des menaces à l’égard de l’autonomie universitaire existent toujours. Aujourd’hui, elles viennent habituellement d’entités apolitiques, comme des forces du marché, des technologies de pointe ou de la présupposition culturelle répandue qui considère les professeurs et les chercheurs comme des « producteurs » et les étudiants comme des « consommateurs » d’information et de savoirs. La collégialité Une autre valeur importante de l’université est une qui vient de ses origines dans les guildes et les corporations de l’Europe médiévale. Dans ce monde hiérarchique, les structures corporatistes de l’université étaient néanmoins garanties. Durant la deuxième session, l’université a souvent été mentionnée comme un certain type de communauté. Elle comporte gouvernance interne collégiale, qui inclut les étudiants en tant que parties, et soutient le dialogue respectueux entre les étudiants et les enseignants et entre les chercheurs eux-mêmes. Cependant, bien au détriment de l’université, cette valeur de la communauté se trouve désormais menacée. Un danger majeur vient de la taille énorme de beaucoup de campus européens, qui rendent très difficiles la gouvernance collégiale et la création d’une communauté de l’apprentissage et de la recherche. Cette croissance est souvent accentuée

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par des demandes étatiques en faveur de la hausse du nombre d’inscriptions d’hommes et de femmes d’âge universitaire. D’autres défis proviennent de la prolifération désordonnée des établissements d’enseignement supérieur en Europe – dont beaucoup sont étroitement axés sur la formation professionnelle uniquement – et de l’imposition de modèles de prise de décisions et de gouvernance puisés dans le monde des affaires. Ces modèles mettent l’accent sur l’efficacité et la rapidité en défaveur de la participation et la réflexion pondérée de la part des parties impliquées, une valeur appréciée dans l’université européenne dès ses débuts.

Les participants ont également mis en évidence l’importance stratégique des valeurs académiques non seulement dans l’université mais dans la société dans son ensemble. Les valeurs académiques doivent être considérées comme faisant partie des valeurs culturelles les plus précieuses d’une société. Ils ont souligné en particulier le fait que la poursuite de la vérité, un facteur nécessaire dans tout contexte culturel étendu, ne peut pas être laissée de côté en faveur de l’enseignement et de la recherche appliquée, censés apporter seulement des gains à court terme. L’interdisciplinarité et la synthèse des savoirs Dans son introduction à la deuxième session, M. Jan Sadlak a parlé de la vocation de l’université européenne en tant que forum ouvert – une agora – où des chercheurs de toutes les disciplines peuvent se rassembler et discuter autour de leurs idées. Tout en respectant l’intégrité et la méthode de chaque discipline universitaire, les conversations interdisciplinaires et transdisciplinaires, basées sur la recherche commune de la vérité, enrichissent l’université, lui permettant de devenir une communauté du savoir plutôt qu’une cacophonie de voix individuelles en concurrence. C’est précisément en tant que communauté que l’université peut contribuer le mieux au bien commun.

Une conséquence pratique du fait d’insister sur le dialogue interdisciplinaire est l’espace qu’il crée dans le cadre de la communauté universitaire pour répondre aux défis posés par la fragmentation croissante des savoirs. Dans beaucoup de cas, les établissements produisent beaucoup d’informations spécialisées mais démontrent une moindre capacité de synthèse lorsqu’il s’agit d’impliquer différentes disciplines. En effet, il se peut que l’université devienne un groupe complexe de domaines universitaires qui produisent des résultats factuels qui soient finalement sans rapport. Lorsque cela arrivera, l’université pourra offrir une formation professionnelle adéquate aux besoins immédiats du marché, mais elle n’arrivera plus de remplir sa tâche traditionnelle de dispenser une formation riche et entièrement humaine à ses étudiants et à ses enseignants, leur transmettant le patrimoine d’idéaux et de valeurs qui ont formé ce continent.

Selon plusieurs intervenants, les universités d’Europe, respectant leurs origines et leur héritage, ne peuvent pas abandonner la difficile tâche de combiner les savoirs de différentes disciplines. Cela représente une entreprise encore plus difficile du fait du scepticisme actuel concernant la possibilité d’un tel projet, allant de paire avec l’explosion de l’information désormais rendue disponible à tous ceux connectés à l’Internet. Néanmoins, l’université européenne a la responsabilité de faciliter la synthèse des savoirs, résistant à sa fragmentation en des informations à peine quantifiables desservant des intérêts limités et souvent d’ordre économique.

Parallèlement à cette interdisciplinarité horizontale, qui concerne plusieurs disciplines, l’université européenne doit aussi promouvoir ce qu’on appelle l’interdisciplinarité verticale. Cette verticalité requiert de la part de la communauté universitaire un effort

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permanent censé déterminer la place et la signification de chacune des différentes disciplines dans le contexte d’une vision de l’être humain et du monde inspirée par des valeurs transcendantales. Une vision organique de la réalité, une synthèse avancée des savoirs, est ce que les participants à ce séminaire ont fortement proposé comme but pertinent de l’université européenne. Le dialogue interculturel et interreligieux Les interventions et les discussions ont indiqué une autre valeur académique qui, au cas où elle serait renforcée dans l’Espace européen de l’enseignement supérieur, pourrait servir à attirer et retenir des étudiants, des enseignants et des chercheurs de haut niveau: le dialogue interculturel et interreligieux. Les participants au séminaire ont été convaincus que l’accroissement du pluralisme dans les sociétés européennes et le processus de mondialisation ont apporté le dialogue interculturel et interreligieux au premier plan des préoccupations des établissements d’enseignement supérieur. De tels sujets ne peuvent pas être tabou dans l’université. En effet, on a soutenu que la capacité des universités européennes d’attirer des étudiants et des enseignants dans le futur dépendra en bonne partie de la manière dont elles arrivent à organiser un tel dialogue dans leurs communautés et dans la société en général. Le dialogue est une valeur académique intrinsèque, un facteur essentiel de l’héritage européen que l’université se propose, comme l’écrit John Henry Newman, « d’affecter l’intercommunion d’un et de tous » (Newman, 1931).

Il revient aujourd’hui, comme dans le passé, à l’université européenne la tâche de développer la culture à travers sa recherche, d’aider à transmettre sa culture locale à chaque génération successive à travers son enseignement, et de produire des activités culturelles de différentes manières. En tant que communauté d’apprentissage, l’université est ouverte à toute expérience humaine et est toujours prête à dialoguer avec et d’apprendre de toutes les cultures. Du fait des circonstances actuelles, l’université européenne doit faire plus attention à ces étudiants et chercheurs qui proviennent d’origines culturelles différentes. De cette manière, elle peut promouvoir un dialogue profitable dans le cadre de la société actuelle et recevoir ceux provenant d’autres cultures qui souhaitent étudier et effectuer des recherches dans les pays qui adhérent au Processus de Bologne.

Dans un climat où le pluralisme culturel et religieux est à la hausse et marque de plus en plus l’Europe au commencement du XXIe siècle, il est certain que ce dialogue sera un élément crucial de l’établissement d’une base solide pour la stabilité politique et économique et de l’éloignement du redouté spectre des guerres de religion qui, dans le passé, ont taché l’histoire du continent. Les participants au séminaire sont tombés d’accord que l’université européenne, précisément en tant qu’une communauté de savants, ne peut pas rester en dehors du dialogue interculturel et de sa sœur, le dialogue interreligieux. L’identité d’une université, indifféremment de son inspiration spécifique, est renforcée lorsqu’elle soutient le dialogue interreligieux en familiarisant les étudiants avec des traditions religieuses inconnues et en encourageant la recherche dans ce domaine. Le chemin du dialogue est le chemin de l’université européenne.

La conversation respectueuse et le discours raisonné permettent à la communauté universitaire de s’enrichir des perspectives des autres et de se mettre au défi de leur questionnement, ainsi que d’approfondir ses propres convictions. Dans les universités

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d’Europe un tel dialogue requiert du respect, de l’estime, et de l’hospitalité accordés à chacune des autres religions. Toute université qui reçoit des étudiants de toutes croyances devrait respecter leur identité, leurs modes d’expression et leurs valeurs. Le rôle de l’université dans la construction de l’Europe La troisième session du séminaire, qui a eu lieu au Centre Matteo Ricci de l’Université grégorienne pontificale, s’est concentrée sur la légitimité culturelle de l’université et son rôle dans la construction de la nouvelle Europe. On a déplacé la discussion de l’identité de l’université européenne vers sa mission dans la construction de l’Europe. Lorsqu’on « construit » l’Europe, a-t-on dit, on ne peut pas rester aveugle à ce qui se passe dans le reste du monde, laissant le continent tourné sur soi-même dans une splendide isolation. On a observé, par contre, que l’Europe et ses universités ont développé un grand respect pour l’unité dans la diversité et pour la diversité dans l’unité, pour l’ouverture au reste du monde, sans compromettre sa propre identité.

Si les établissements européens d’enseignement supérieur continuent à préserver et développer leur héritage, ils auront un rôle crucial à jouer dans la création d’un espace de l’enseignement supérieur qui sera fascinant et attrayant pour des gens d’autres régions. En effet, les universités peuvent contribuer à surmonter cette sensation en Europe d’un malaise au sujet du futur du continent - un malaise qui est peu séduisant pour ceux qui se trouvent à l’étranger. Si, cependant, les établissements européens d’enseignement supérieur échoueront en cette matière, ils ne seront plus des phares pour les étudiants et les chercheurs du continent et du monde, mais un fossile incapable de recruter les meilleurs esprits. La vitalité spirituelle et économique de l’Europe dépend de la capacité de ses universités de s’adapter à de nouvelles situations, tout en maintenant les valeurs qui les ont rendus grandes et universellement admirées.

Les participants ont remarqué que la recherche et les nouvelles découvertes doivent être employées pour le véritable bien des individus et de la société humaine dans son entier. Les universités sont immergées dans la culture - l’intégrant dans leur propre vie aussi bien que stimulant ses valeurs particulières. Leur vocation est d’être des instruments efficaces du progrès culturel. Cela signifie que, pour demeurer de manière créatrice fidèles et attrayantes à l’avenir, les activités de recherche de l’université devraient prêter beaucoup d’attention aux problèmes actuels dans des domaines tels que la dignité de la vie humaine, la protection de l’environnement, la recherche de la paix et d’un ordre politique qui puissent mieux servir la communauté humaine, et la promotion de la justice, qui permettra un partage plus équitable des ressources mondiales.

La conférence a consacré une partie du temps affecté aux discussions à la question pressante de la recherche scientifique et de la responsabilité morale. Malheureusement, comme Peter Scott remarquait récemment, et son observation a fait écho de différentes manières dans les rangs des participants au séminaire, « les questions éthiques sont en danger de devenir des questions de deuxième rang dans l’université moderne – ou, pour être plus précis, les questions éthiques ont tendance à être redéfinies comme des problèmes essentiellement procéduraux plutôt que des questions fondamentales en rapport direct avec la mission essentielle de l’université. Ce changement peut être remarqué facilement dans le cadre de la recherche. L’éthique de la recherche n’est plus analysée en termes de la moralité des financements militaires ou commerciaux des

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programmes de recherche; … Au lieu, l’éthique de la recherche se concentre sur des questions plus limitées, souvent techniques, comme la dénonciation de la mal praxis dans la recherche et le maintien de la rigueur des méthodologies de recherche (y inclus la nécessité d’éviter l’exploitation ou l’intrusion non nécessaire dans les vies des sujets des recherches) » (Scott, 2004).

Les participants au séminaire ont néanmoins réaffirmé l’idée que la recherche scientifique dans l’université européenne devrait toujours avoir lieu en considérant les implications éthiques et morales de ses méthodes et de ses découvertes. En arrivant à cette conclusion ils ont affirmé, quoique implicitement, ce que SS Jean Paul II avait dit dans son allocution à l’UNESCO en 1980: « Il est essentiel que nous soyons convaincus de la priorité de l’éthique sur le technique, de la primauté de l’individu sur les choses, de la supériorité de l’esprit sur la matière. La cause de l’être humain ne sera servie que si le savoir est lié à la conscience. Les hommes et les femmes de science n’aideront vraiment l’humanité qu’en préservant ‘le sens de la transcendance de l’être humain sur le monde et de Dieu sur l’être humain’ » (SS Jean Paul II, 1980).

Le progrès de l’université européenne dépendra de sa capacité de regagner ses bases éthiques dans la recherche et dans ses programmes. Les recommandations des groupes de discussion Les participants à ce séminaire ont été convaincus que l’engagement du Processus de Bologne en faveur du renforcement de la dimension externe de l’enseignement supérieur européen dépend en grande partie de la réaffirmation du rapport entre l’héritage culturel de l’Europe et ses universités et du soutien des valeurs académiques communes de l’université.

Nous présenterons dans les sections qui suivent les conclusions les plus importantes des six groupes de discussion du séminaire sur les quatre thématiques différentes, de la manière dont elles ont été exposées lors de la réunion finale du séminaire le 1er avril 2006. Les valeurs fondamentales de la liberté académique Les observations et les conclusions ont inclus les idées suivantes:

- La liberté académique est essentielle pour le développement des savoirs et la poursuite des buts de l’université. La liberté académique présente cependant certaines limitations. La première vient des valeurs fondamentales ou de base promues par l’université. La liberté académique ne peut aucunement éliminer ces valeurs. La deuxième limitation vient des demandes exprimées par les étudiants. Les enseignants doivent répondre à ces demandes, mais ils ne peuvent pas oublier que l’université est un lieu où différentes opinions peuvent et doivent s’exprimer. Aussi, la liberté académique signifie que dans le cadre de l’université il existe une orientation vers la vérité et la raison, qui ne peut pas tomber proie à des expressions militantes. En effet, cela constitue un discours raisonnable qui accorde à l’université sa juste place dans la société.

- La liberté académique ne devrait pas être comprise de manière simplement défensive, comme une liberté par rapport à quelque chose. En fait, l’université

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comporte une compréhension positive de la liberté académique, une liberté pour quelque chose. Cette dernière liberté établit un rapport entre la liberté académique et la responsabilité: la responsabilité par rapport à la communauté universitaire ainsi que pour la société en général. Les vrais savoirs – les savoirs fondamentaux ainsi que les savoirs pratiques (les professions) – ont toujours été étroitement liés à la vertu humaine.

- La mission de l’université devrait être comprise comme une qui est sui generis. Elle ne peut pas et ne doit pas être assujettie à des pressions externes de nature idéologique, politique ou économique. L’autonomie institutionnelle de l’université européenne, selon les termes de la Magna Charta Universitatum (1988), est toujours la valeur la plus importante à protéger, développer et promouvoir.

- Il existe une véritable inquiétude concernant la liberté académique du fait du pouvoir qui peut être exercé par des intérêts qui sont extérieurs par rapport à la communauté universitaire. Le poids de cette pression est une question à débattre. Le réalisme requiert que l’université européenne tienne compte des manières dont les universités sont financées, avec tout ce que cela suppose.

- Aujourd’hui, le principal danger pour la liberté académique et les valeurs conséquentes semble être la « marchandisation » de l’enseignement supérieur et le traitement de plus en plus instrumental ou limité de la mission académique traditionnelle de l’université. Ce danger est fréquemment lié à la mondialisation – un processus qui engendre des conséquences nettement négatives mais aussi des conséquences positives.

- La manière dont la liberté académique est exercée diffère légèrement selon la location de l’université. Ici, il faut distinguer entre la liberté académique et l’autonomie institutionnelle. Cette autonomie devrait être soutenue par les gouvernements eux-mêmes et par les membres de la communauté universitaire qui travaillent au niveau national et définissent l’orientation de l’établissement. Toutefois, l’université ne devrait ni s’enfermer dans une tour d’ivoire ni être absorbée par l’Etat. L’autonomie institutionnelle reste un défi pour les enseignants et les étudiants, puisqu’elle représente le cadre dans lequel chaque université porte la responsabilité de la formation intellectuelle et de la recherche.

- L’autonomie universitaire n’est pas un but en soi. Elle garantit une approche autocritique de l’enseignement et de la recherche, mais en même temps elle permet à l’université d’apporter sa contribution à la défense et au développement de la dignité humaine et de l’héritage culturel de la société.

- Aujourd’hui, pas moins qu’auparavant, les universités devraient offrir une direction intellectuelle et une réflexion critique de la société. Elles doivent dépasser les savoirs instrumentaux de routine et réaffirmer l’importance de la remise en cause permanente et du savoir humain construit sur les fondations solides des générations antérieures. L’étendue de cette contribution peut être évaluée par d’autres, et l’université devrait accepter ce besoin de responsabilisation par rapport à des parties externes, tant que la liberté académique et l’autonomie institutionnelle ne sont pas compromises.

- Il est venu le temps de rendre les valeurs académiques plus visibles sur le programme de Bologne. Jusqu’à la réunion de Bergen, les questions structurelles étaient prédominantes, mais étant donné que les instruments de Bologne ont été

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pour la plupart finalisés, l’accent peut être mis sur les valeurs de Bologne. Sans une claire compréhension des valeurs qui caractérisent l’université européenne il sera impossible d’arriver à accroître l’attractivité de l’Espace européenne de l’enseignement supérieur.

Les fondations pour un dialogue interdisciplinaire Les observations et les conclusions du deuxième groupe de discussion ont inclus les idées suivantes.

- Les études et le dialogue interdisciplinaires doivent être encouragés en tant que moyens de renforcement de la communication entre des disciplines universitaires qui sont en danger de fragmentation et d’isolation. Ces études peuvent offrir aux étudiants et aux enseignants d’importantes opportunités d’élargir leurs horizons et de développer leurs connaissances limitées et/ou spécialisées.

- Les activités interdisciplinaires ont un rôle essentiel à jouer dans l’identification et l’investigation de grandes questions concernant le sens, les valeurs et la responsabilité éthique dans la société. La plus importante contribution des études interdisciplinaires est peut-être, d’une perspective sociale, la manière dont elles encouragent l’analyse éthique et l’utilisation responsable des savoirs.

- Les études interdisciplinaires sont appréciés par les employeurs, qui espèrent et s’attendent de la part des employés d’avoir des connaissances étendues et fondamentales, ainsi que des compétences plus spécialisées. Aussi, il vaut mieux laisser la formation très spécialisée à la charge des compagnies. L’université ne peut et ne doit pas essayer de préparer ses diplômés pour les compétences requises par chaque emploi futur. De l’autre côté, seulement les universités peuvent offrir la formation humaniste générale si importante dans le cadre de l’héritage culturel européen.

- Les études interdisciplinaires peuvent être encouragés par la réintroduction des « sciences libérales » et des programmes humanistes « fondamentaux » comme partie de tout programme d’études. De cette manière, on pourra promouvoir la combinaison des savoirs. L’élargissement du curriculum est surtout nécessaire à cause du niveau généralement réduit de connaissances culturelles et historiques des étudiants entrants, par comparaison à celui des étudiants d’il y a trente ou quarante ans.

- La demande de repositionnement des études humanistes et éthiques se confronte à ce qui semble être une limitation du Processus de Bologne; précisément, que l’accent à été mis jusqu’ici sur les compétences professionnelles et sur la compétitivité, sur la formation efficace des enseignants dans leurs domaines étroits. Il est nécessaire d’élargir cette perspective afin de permettre aux études interdisciplinaires, aux sciences libérales, et à une simple approche réflective, « philosophique », de l’apprentissage de prendre la place qu’elles méritent. Les participants aux discussions de groupe ont été convaincus de la nécessité de persuader à la fois les politiciens et les dirigeants d’universités, ainsi que les étudiants eux-mêmes, au sujet de l’importance de l’apprentissage interdisciplinaire, afin de permettre aux diplômés de se familiariser d’une certaine manière avec les

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questions éthiques, philosophiques et religieuses qui touchent à leurs domaines spécifiques d’étude et au bien-être futur de la société.

- La promotion de la recherche et du dialogue interdisciplinaires est la clé de la mission de l’université européenne d’aujourd’hui et est nécessaire en vue de susciter l’attraction qu’elle exerce. Cette approche interdisciplinaire est requise pour trois raisons: anthropologiquement, par l’unité et l’intégrité de l’être humain; socialement, par l’interdépendance des différentes composantes de la société; et éthiquement, par le besoin de promouvoir les valeurs de la responsabilité, de la solidarité et de la réflexion critique.

Le dialogue interculturel et interreligieux Les conclusions des deux groupes de discussion ont inclus les observations suivantes.

- Lorsqu’on prend en considération les différences existantes entre les deux types de dialogue, on peut identifier certains dangers qui les affectent de manière égale:

i. l’accroissement de la concurrence professionnelle et économique entre les étudiants eux-mêmes et le fait que ces motivations sont souvent prévalentes par rapport à toute autre considération; le chômage, qui constitue une barrière entre les cultures; la privatisation des systèmes d’enseignement, qui affecte de plus en plus la qualité de l’enseignement et sa « libre » transmission de valeurs culturelles et religieuses;

ii. la méconnaissance étendue d’autres cultures et religions, allant souvent de paire avec un complexe de supériorité et une attitude nationaliste dans les établissements européens;

iii. l’acceptation sociale générale de la logique d’après le 11 septembre et la multiplication d’idées concernant la confrontation comme type de rapport possible entre les deux principales civilisations; la confusion entre la religion et le capitalisme, d’un côté, et entre la religion et le terrorisme fanatique, de l’autre;

iv. la grande majorité des jeunes gens deviennent des victimes d’un type de « schizophrénie spirituelle » lorsqu’ils ont à faire au niveau intellectuel limité des manuels scolaires qui traitent de la religion et des richesses passées de leur propre héritage culturel;

v. à un niveau pratique, le manque de bourses et les difficultés administratives engendrées par la reconnaissance d’études et de diplômes acquis ailleurs, affectant la possibilité du dialogue religieux et culturel.

- A travers ses activités universitaires, l’université peut contribuer au dialogue entre les cultures et les religions des manières suivantes: i. financer des conférences et des séminaires entre les enseignants; ii. introduire dans le curriculum des programmes qui offrent une introduction

systématique dans les différentes traditions religieuses et les modèles théoriques de coopération entre religions;

iii. promouvoir, en tant qu’objectifs éducatifs spécifiques, des valeurs comme la solidarité et la paix;

iv. offrir aux étudiants des opportunités pour comprendre les différences culturelles et religieuses qui vont au-delà de l’usage du raisonnement spéculatif pour inclure, par exemple, l’esthétique.

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- L’université peut aider à discerner les valeurs présentes dans différentes cultures et religions à travers:

i. l’établissement d’une série commune de valeurs censées animer l’université; ii. l’étude des fondations des traditions culturelles et religieuses afin d’ouvrir le

chemin à des expressions différentes, complémentaires; iii. l’identification positive des valeurs universelles présentes dans les différentes

cultures. Il est essentiel que l’université encourage le dialogue à tous les niveaux, et qu’elle reconnaisse que la religion est un élément intégral et intégrant de toute culture et qu’elle fait partie de la culture universitaire en tant qu’objet d’étude.

- Le défi de l’université européenne est celui d’apporter ensemble des personnes et des groupes provenant de pays non-européens et/ou de traditions religieuses différentes. L’université doit créer des structures appropriées de réception afin de permettre aux étudiants d’être vraiment intégrés dans leur nouveau milieu. Une attention spéciale doit être accordée à la « personne » de l’étudiant étranger qui doit avoir la possibilité d’intégrer la culture locale. En même temps, ils doivent aussi avoir la possibilité de partager leurs propres traditions culturelles et religieuses avec ceux du pays récepteur – un partage qui permet un enrichissement réciproque.

- Afin d’encourager le dialogue entre des cultures et des religions, l’université européenne doit encourager la mobilité des étudiants, y inclus celle des étudiants en théologie, et elle doit établir des buts quantitatifs et qualitatifs à cet égard.

- L’accomplissement du dialogue interculturel et interreligieux dépend de l’apprentissage de la langue, de la culture et de l’histoire du pays hôte; l’université européenne doit faire des efforts supplémentaires en ce sens.

La recherche scientifique et la responsabilité éthique Les observations du quatrième groupe on inclus les idées suivantes.

- La méthode scientifique est basée sur l’analyse, la synthèse et la capacité de répéter ce qui a été analysé. Etant donné qu’une telle répétition n’est pas toujours possible, les scientifiques doivent accepter le principe de la probabilité. De manière conséquente, il n’y a pas de place pour les dogmes dans leurs analyses.

- Malgré cet élément de la probabilité, les scientifiques ont l’obligation de continuer à effectuer des recherches. Ils doivent le faire de manière éthique; mais, afin de faire cela, ils requièrent la liberté d’effectuer leurs recherches. En même temps, il faut mettre en place des mécanismes pertinents de contrôle pour guider éthiquement leurs recherches appliquées.

- L’université européenne devrait défendre certaines valeurs, puisque le relativisme moral est devenu une « dictature » qui rend impossible le dialogue. La société a le droit de fournir des cadres éthiques pour la recherche scientifique. En effet, ce sont ces valeurs mêmes qui rendent l’université européenne attractive aux yeux des scientifiques et des étudiants.

- Dans le domaine de la recherche, les cadres éthiques ne doivent pas être vus comme des prescriptions légales. Ils sont plutôt fondés sur la dignité inviolable et la vérité ultime de l’être humain. La contribution de la religion à une éthique basée sur la raison ne devrait pas être comprise comme une imposition injustifiée mais comme un service à la dignité de l’être humain.

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- Dans l’université européenne, les autorités doivent mettre en place des comités éthiques censés superviser la recherche scientifique et inclure dans le curriculum l’apprentissage de l’éthique.

Conclusions générales Convaincus du fait que la dimension externe du Processus de Bologne doit prendre au sérieux sa responsabilité de rendre l’université européenne attractive pour les pays du continent ainsi que pour le reste du monde, les participants au séminaire ont suggéré qu’il faut adopter des stratégies intelligentes de marketing.

Le séminaire a donc proposé que, par la création de l’Espace européen de l’enseignement supérieur comme une force directrice censée rendre l’Europe forte, stable et durable et la préparer en vue de jouer un rôle principal dans le monde de l’enseignement supérieur, les ministres rassemblés à l’occasion de la réunion de Londres de 2007 ont affirmé:

- le rôle indispensable et irremplaçable joué par l’université européenne – malgré la présence croissante d’autres systèmes de dispensation d’enseignement – dans le processus d’unification de l’Europe et la formation d’un société du savoir;

- leur engagement en faveur de l’héritage culturel de l’Europe en tant que tradition vivante et évolutive que l’université reçoit, enrichit et transmet aux générations successives; en plus, cette tradition est riche de valeurs humanistes qui soutiennent les demandes scientifiques et technologiques des sociétés démocratiques avancées;

- le besoin d’accroître l’accessibilité afin d’augmenter la capacité, sans sacrifier l’excellence, surtout dans la recherche, une excellence qui caractérise non seulement quelques établissements d’élite, mais distribuée dans nombre de centres d’excellence dans différents domaines d’étude et de recherche;

- les valeurs fondamentales de l’autonomie institutionnelle, de la liberté académique, de la collégialité/communauté et de la coopération/échange entre les établissements en tant qu’éléments nécessaires de l’avantage compétitif de l’université européenne sur le marché du travail mondial et donc en tant qu’instruments au service de la société;

- la valeur positive de l’unité dans la diversité et de la diversité dans l’unité comme modalité de développer l’interaction, les études interdisciplinaires et le dialogue entre les différentes traditions culturelles et religieuses;

- la conviction que le foi religieuse marque les différentes cultures nationales européennes dans leur littérature, architecture, approche des droits de l’homme et autres éléments essentiels, et que la question du sens et de la responsabilité éthique doit être reconnue dans les programmes et dans les projets de recherche de l’université.

Le président a rajouté une recommandation finale qui a reçu (joyeusement) l’approbation du séminaire: que, étant donné la fréquence des citations puisés par différents intervenants dans John Henry Newman, tout ministre et représentant chargé du développement et de la mise en œuvre des stratégies pour la création de l’Espace européen de l’enseignement supérieur soit tenu d’acheter et de lire son ouvrage, The Idea of a University (L’idée d’université) !

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Si les affirmations du séminaire seront mises en œuvre, l’Espace européen de l’enseignement supérieur sera en mesure d’attirer les meilleurs scientifiques et étudiants du continent et du monde entier.

Références The European Higher Education Area-Achieving the Goals. Communiqué de la

Conférence des ministres européens responsables de l’enseignement supérieur. Bergen, Norvège, les 19-20 mai 2005.

Magna Charta des universités européennes. (18 septembre 1988). Bologne, Italie. NEWMAN, John Henry. (1931). The Idea of a University. Londres: Longmans, Green and

Company, p. 457. SCOTT, P.. (2004). “Ethics ‘in’ and ‘for’ Higher Education”. Higher Education in Europe

29, 4, pp. 439-440. SS JEAN PAUL II. (2 juin 1980) Allocution à l’UNESCO, 22: AAS 72 (1980), 750.

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LA TECHNOSCIENCE MET-ELLE EN DANGER LA DIVERSITE CULTURELLE ? GILBERT HOTTOIS La question même La technoscience met-elle en danger la diversité culturelle ? soulève d’abord un problème de terminologie: qu’entend-on par « technoscience » ? La technoscience : un néologisme aux acceptions controversées Le néologisme « techno(-)science », qui remonte aux années soixante-dix, est loin d’être universellement admis, car il n’est pas dépourvu d’enjeux épistémologiques, éthiques et politiques. Son usage, limité, est divers et même conflictuel.

Pour les uns, il exprime l’essence même de la science moderne qui prend son essor fin du XVIè/début du XVIIè siècles. Moderne est le savoir qui est en même temps pouvoir, comme l’ont formulé Francis Bacon et René Descartes. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un savoir des causes effectives (et non des causes finales); un tel savoir causal débouche directement sur l’opération technique puisque lorsqu’on connaît la cause physique d’un effet on peut intervenir sur cette cause pour susciter, modifier ou supprimer l’effet. Cette possibilité d’intervention efficace se réalise comme technologie.

Pour d’autres, le néologisme « technoscience » souligne la solidarité concrète, croissante à partir du XIXè siècle, entre les développements technologiques matériels et les savoirs théoriques sous forme d’interactions et de rétroactions positives constantes entre les découvertes scientifiques et les inventions techniques: de nouvelles découvertes scientifiques rendues possibles par les techniques disponibles débouchent sur de nouvelles techniques qui permettent de nouvelles découvertes, etc.

Ces deux définitions (par l’essence ou par l’interaction) n’effacent pas nécessairement la distinction entre la recherche fondamentale, non-finalisée d’une part et les recherches finalisées ou ciblées d’autre part. Ces deux définitions ne subordonnent pas toute recherche à une application technique prédéfinie; elles se contentent de constater qu’il n’y a plus de recherche scientifique hors développement technique. La conception moderne de l’entreprise de science exprime cependant une rupture progressive par rapport à l’idéal philosophique ancien d’un savoir purement théorétique (contemplatif).

De nombreux philosophes de la technique vont plus loin. Jean-Pierre Séris (1994) lit dans le terme « technoscience » la subordination contemporaine de tout projet de recherche scientifique à des finalités d’applications techniques préétablies et justifiées par des utilités (des besoins, des thérapies) ou par des intérêts particuliers (profits, prestige, pouvoir, désirs divers, etc). Ces penseurs critiques dénoncent la technoscience parce qu’elle serait négatrice de la recherche fondamentale, libre, désintéressée, à visée purement cognitive. Ils la dénoncent aussi parce qu’elle encouragerait la croissance de la puissance matérielle et la domination d’intérêts particuliers au détriment des intérêts de tous et de la défense des plus faibles. Telle serait la technoscience en tant que « Big Science » et conquête illimitée de « nouvelles frontières », la technoscience impérialiste véhicule de la globalisation et source, selon ses détracteurs, de la plupart des maux

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contemporains. Cette acception péjorative du mot est répandue dans les pays francophones, particulièrement en France (Le Monde Diplomatique, 1998).

Dans ce sillage critique, nombreux sont ceux qui estiment que la notion de « technoscience » entretient la confusion, et qu’il faut maintenir une distinction conceptuelle nette entre la science comme entreprise essentiellement cognitive, théorique et symbolique d’une part, et la technique qui n’est qu’application éventuelle, matériellement intéressée, du savoir scientifique.20

Cette distinction classique tranchée entre science et technique ne va cependant plus, à l’époque de la mondialisation, sans questions dérangeantes pour ceux-là mêmes qui s’efforcent de la préserver.

En effet, séparée de la puissance opératoire technique, la science est plus aisément présentable comme une représentation du monde, une symbolisation de l’expérience humaine, parmi toutes les autres, traditionnelles, religieuses, mythologiques. Il est symptomatique de constater que, depuis quelques décennies sous l’effet des critiques postmodernes associées au relativisme multiculturel, la science éprouve des difficultés à justifier son exception eu égard aux visions du monde non scientifiques, en se réclamant simplement de la Vérité et de l’Objectivité. En réaction, des scientifiques et des philosophes des sciences sont tentés d’invoquer l’extraordinaire développement des techniques matériellement efficaces afin de justifier l’exception ou la supériorité culturelle de la science, désormais associée à la maîtrise physique, à l’efficacité technique. Dans cette perspective, c’est la supériorité de la puissance technologique qui permettrait d’échapper au relativisme des discours et des théories. C’est elle qui fonderait la prétention à l’objectivité et à la vérité des représentations scientifiques du monde.

Bien que la distinction nette entre techniques matérielles et représentations symboliques ainsi que l’identification de la culture, ou de la partie la plus noble de la culture, à l’ordre symbolique aient été une tentation permanente des philosophes et de la plupart des praticiens du symbolique, cette distinction est contestable. Primitivement et traditionnellement, les cultures ont associé étroitement les signes et les techniques. La notion de « technoscience » exprime cette association dans la conjoncture contemporaine de l’histoire occidentale. Pour une partie de la civilisation occidentale actuelle, la création de techniques matériellement efficaces est devenue aussi – voire plus – décisive que la production symbolique. En outre, cette créativité technique matérielle a été associée de manière prépondérante à cette partie du champ symbolique appelée « science théorique et mathématique ». Mais cette prépondérance des sciences mathématiques n’épuise pas les rapports que l’activité technique noue à l’immense diversité des activités symboliques. Et c’est ici que la notion de « technoscience », entendue dans un sens postmoderne, va permettre d’attirer l’attention sur la situation nouvelle de la science contemporaine en société. La notion de « technoscience » décrit les sciences et les techniques comme étant de moins en moins imperméables à tous les autres aspects, non scientifiques, non

20 Les publications de l’UNESCO maintiennent le plus souvent la distinction qui permet plus aisément de présenter la science contemporaine comme offrant une représentation culturelle du monde, non privilégiée, parmi de nombreuses autres. Mais la difficulté à maintenir la distinction pointe quelquefois. Ainsi, par exemple, dès 1974, la Recommandation concernant la condition des chercheurs scientifiques définit: « L’expression ‘chercheurs scientifiques’ désignent les personnes chargées d’explorer un domaine particulier de la science ou de la technologie. »

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mathématiques, de l’activité symbolique et humaine en général (idéologique, économique, politique, esthétique, éthique, fantasmatique, imaginaire, etc).

Je considère (avec d’autres, tels Bruno Latour ou Donna Haraway ou Don Ihde, quoique dans des sens différents21), que le terme de « technoscience » s’efforce de désigner d’une manière adéquate la réalité complexe de la science contemporaine, fort éloignée d’un projet fondamentalement théorique supra-social ou extra-culturel. Cette réalité est celle de la Recherche et Développement (R&D) publique et privée, nationale et internationale. Très coûteuse, la R&D exige des fonds privés et/ou publics importants. Aussi le sujet de la technoscience – je veux dire : les acteurs, ceux qui rendent possible et font la R&D – n’est pas simple. Ce sujet est pluriel et, souvent, conflictuel (Hottois, 2005)22. Les chercheurs sont au centre; mais ils ne peuvent rien sans les politiques et les industriels qui décident des moyens et des budgets. Toutefois, dans des démocraties à économie de marché, politiques et entrepreneurs, à leur tour, sont dépendants des citoyens (qui votent) et des actionnaires et des consommateurs (qui achètent). Or, les individus achètent et votent en fonction d’informations, de représentations symboliques, de croyances, de convictions, d’idéaux, de projets de sociétés, de valeurs, d’intérêts, de raisons et d’« irraisons » multiples. D’où l’importance aujourd’hui reconnue de la perception publique des sciences et des techniques et le rôle décisif de l’éducation et des médias pour cette problématique.23

Les interactions du symbolique et du technoscientifique sont au cœur des processus de R&D. L’essor extraordinaire de la bioéthique, entendue comme une pratique à la fois pluridisciplinaire et pluraliste, en amont et en aval de la R&D biomédicale, est l’une des expressions les plus élaborées de ce devenir pluriel et conflictuel (voyez les discussions en comités d’éthique) du sujet porteur de la R&D biomédicale.

Avec la mondialisation – les interactions et les échanges qu’elle encourage – le sujet présomptif de la technoscience tend à devenir l’humanité tout entière. Ceci signifie que la rétroaction des cultures, des traditions, de la diversité humaine, sur la science devenue technoscience est non seulement possible mais inévitable.

Ce tableau est différent de celui de la science moderne comprise dans le prolongement de la tradition philosophique du savoir. Le sujet de ce savoir universel était bien sûr aussi d’une certaine façon toute l’humanité, mais en tant que celle-ci partageait la même et unique raison. Le sujet de la science en ce sens est un sujet transcendantal, idéal, intemporel et immatériel; pour ce sujet kantien, idéalement la raison et la volonté coïncident. Le sujet de la technoscience, lui, est empirique, historique, lieu d’affrontement de rationalités diverses; sa volonté, sous les espèces du désir, est plurielle, souvent contradictoire, irrationnelle.

21 Dans Philosophies des sciences, philosophies des techniques (2004), j’ai longuement exposé et discuté à la fois l’histoire et la réception actuelle de la notion de « technoscience » dans ses relation à la réflexion philosophique sur les sciences et les techniques. 22 Selon le philosophe espagnol Javier Echeverria. Voir notre ouvrage (2005), La science : entre valeurs modernes et postmodernité, Vrin. 23 Il y a une façon courte moderne et une autre large postmoderne de décrire la science contemporaine comme technoscience: l’acception courte se contente d’associer indissolublement entreprise scientifique théorique et activité technique matérielle; la vision large souligne que tous les aspects du symbolique et du social peuvent influencer directement la R&D.

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La science conçue dans le contexte théorique de l’idée d’universalité est une entreprise différente de la technoscience comprise dans le contexte concret de la mondialisation.

Compte tenu de ces différences la technoscience est-elle nécessairement destructrice de la diversité culturelle ? La technoscience destructrice dans le sillage de l’universalisme moderne L’hypothèse paraît paradoxale, mais la diversité a peut-être plus de chance, du moins à moyen et à long termes, de prospérer sous l’égide, quelquefois qualifiée de « postmoderne », de la technoscience, que sous l’emprise – moderne – de la science.

Pourquoi ? Sous le signe de la Science, la Modernité s’est sentie justifiée à imposer

universellement la même conception du monde. Une conception objective élaborée progressivement par la connaissance vraie des lois de la nature qui est une légalité indépendante des particularités de l’espace et du temps, aveugle aux lieux et aux histoires. La Modernité voit les technologies comme dérivant de ces lois, comme leurs applications toujours plus efficaces à mesure des progrès de la connaissance vraie. L’articulation moderne de la science et de la technique s’exprime dans la règle du « one best way technologique ». Pour un but donné, il y a une technique qui s’impose, celle qui met le plus efficacement en œuvre les lois de la nature que la science formule. Unité, Universalité, Progrès sont les maîtres-mots de cette conception. Elle est, par exemple, encore largement partagée par l’un des plus grands philosophes français de la technique au XXème siècle, Gilbert Simondon, qui prolongeait l’idéal de l’Encyclopédie et des Lumières. Elle s’est longtemps réalisée notamment sous forme de transferts de technologies indifférents aux contextes étrangers.

Pour reprendre la distinction qui figure dans le titre de ce Colloque, la Science et la Modernité vont avec universalisme. La mondialisation, elle, a certes été accompagnée par l’idéologie universaliste. Mais la mondialisation ne s’identifie pas à l’universalisme.

La mondialisation est en marche depuis des siècles. Elle prend son essor dès le XVème et le XVIème siècles avec ce que l’on a longtemps appelé les « grandes inventions » (des techniques qui ne devaient guère à la science théorique) et les « grandes découvertes », c’est-à-dire la conquête occidentale du monde. La science moderne a commencé à se développer à la même époque, mais elle n’a pas porté le processus. Tout au plus a-t-elle pu contribuer à le justifier d’un certain point de vue. La mondialisation a été d’abord et longuement portée par des progrès techniques et des volontés politiques.

Cette mondialisation a entraîné une destruction de la diversité culturelle bien avant que l’on n’imagine de parler de « technoscience », c’est-à-dire bien avant que l’association étroite avec rétroaction positive entre technique et science ne soit instituée. La légitimation de cette mondialisation destructrice a pu même être facilitée par la distinction entre science et technique, entretenant l’idée d’un savoir pur, universel et unificateur, venant se substituer aux croyances irrationnelles, diverses et particulières, grâce à l’aide extérieure des progrès techniques et des institutions d’origine occidentale.

Quoi qu’il en soit, la destruction de la diversité des cultures – pas totale, mais très importante - a eu lieu. La mondialisation est un fait. Elle a aujourd’hui atteint jusqu’aux endroits les plus reculés de la planète. La technoscience, aussi longtemps qu’elle reste

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comprise comme prolongeant simplement et accomplissant, intensifiant même, l’idéal de la Science une et universelle et de la Modernité – la technoscience comme « Big Science » et « one best way technologique » - a prolongé la mondialisation universaliste qui détruit autant qu’elle construit.

Face à cette situation, les nostalgies et les utopies conservatrices, le repli sur des identités traditionnelles, les retours aux protectionnismes et isolationnismes, constituent des options peu praticables, des options sans doute légitimes si elles correspondent au souhait informé d’une communauté (songeons, par exemple, aux Amish des Etats-Unis), mais guère généralisables. Il est insensé et impossible de prétendre figer la diversité culturelle planétaire résiduelle, ou de prétendre la ressusciter telle qu’elle a pu exister.

Cela étant, dans quelle mesure et de quelle manière la technoscience postmoderne peut-elle être placée au service de la diversité ? La technoscience postmoderne au service de la diversité Technosciences et mémoire de la diversité .24

Les technosciences n’ont cessé d’inventer et de développer des moyens de mise en mémoire sonores, visuels et, aujourd’hui, multisensoriels (songeons aux progrès de la simulation multisensorielle appelée « réalité virtuelle »). Cet archivage est analogique, génétique, numérique. Il conserve de plus en plus d’aspects du réel comme des possibles passés réactualisables virtuellement et éventuellement physiquement (cela va des banques de gènes à la numérisation de l’ensemble des documents écrits, sonores, visuels existants). Voilà un très bel exemple de coopération entre sciences humaines – humanities – et technosciences de pointe. Aucune civilisation antérieure n’a développé une conscience responsable et une volonté aussi systématique de sauver, de préserver, de ressusciter, de conserver le réel naturel et culturel, présent et passé. Aucune civilisation n’a développé autant de moyens de mise en mémoire et de réactualisation de plus en plus puissants, archivant le passé et l’ailleurs sans discrimination ni exclusion de principe. Certes, l’homme moderne et contemporain a beaucoup détruit. Mais que l’on ne vienne pas opposer à ces destructions une quelconque sagesse de la nature ou quelque nostalgie d’âges pré-modernes. L’Evolution naturelle n’a jamais eu le moindre souci de préserver la diversité des espèces: c’est par millions ou milliards qu’elles ont été détruites; et ce sont les hommes aujourd’hui, qui aidés de techniques de plus en plus sophistiquées, s’efforcent de reconstituer cette immense diversité naturellement perdue. Il n’en va pas

24 Le souci de préservation de la biodiversité a conduit à la distinction pour les espèces vivantes entre conservation in situ et conservation ex situ Cette distinction est intéressante, mais il faut éviter de faire de la préservation in situ un impératif catégorique. Là où elle est possible sans entraver sérieusement la volonté de développement d’une population, elle peut être préférable, parce qu’un écosystème naturel est d’une richesse incomparable. Mais l’idéal de l’in situ à tous prix procède aussi d’un conservatisme naturaliste et traditionaliste utopique. Ma proposition est d’encourager les moyens de la conservation ex situ, la seule possible encore dans bien des situations et la seule compatible avec le développement et l’évolution dans de très nombreux cas. Préserver ex situ des richesses culturelles, symboliques et matérielles, signifie notamment les conserver sous forme d’archives ou de mémoire réactualisable, et pas sous leur forme originelle : la perpétuation indéfinie d’une forme de vie humaine avec ses croyances, ses coutumes, ses savoir-faire ancestraux, transmis de génération en génération. Nous renvoyons à la Convention sur la diversité biologique (signée en juin 92 à Rio). Ce texte accorde une priorité contestable à la conservation « in situ ».

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autrement de l’Histoire: depuis des millénaires, combien de cultures détruites disparues sans laisser de trace, ou en laissant quelques vestiges que les historiens et les archéologues s’efforcent de recomposer avec l’aide de techniques de plus en plus sophistiquées. Depuis sa création, l’UNESCO a joué un rôle moteur de prise de conscience et d’acteur effectif dans cette immense entreprise de sauvetage des patrimoines.

Technosciences et accès à la diversité Les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) rendent possible l’accès à la diversité culturelle (y compris les savoirs) depuis les endroits les plus variés et les plus reculés. Cette capacité de partage est spécialement utile pour les nombreuses régions déshéritées et en voie de développement. Mise en mémoire et accessibilité ubiquitaire nécessitent bien entendu une compatibilité suffisante des moyens, c’est-à-dire une standardisation adaptée de certaines normes techniques de base et des accords politiques en ce sens.

Diversification de l’offre et de la demande technoscientifiques

La diversité règne au sein même des technosciences qui produisent et créent, autant qu’elles découvrent. Cette fécondité a débuté au XIXè siècle avec la chimie et la biochimie. On estime qu’en ce début du XXIème siècle 95% des substances (des molécules) connues sont artificielles ; elles seraient au nombre de quelque vingt millions et ce chiffre s’accroîtrait chaque année par centaines de milliers (Schummer, 2001). Cette portée moins technoscientifique ou technocratique que « techno-poiétique » de la R&D atteint, depuis quelques décennies, le vivant avec la génétique. Les pistes de recherches et d’innovations n’ont jamais été aussi nombreuses : les possibles technoscientifiques explosent et l’idéologie politique actuelle des sciences et des techniques l’exacerbe en se centrant autour de l’Innovation, de sorte que l’on parle souvent aujourd’hui de R&I plutôt que de R&D. Nous sommes loin, très loin, de la science unitaire. La diversification de l’offre technoscientifique – diversification des matériaux, des énergies, des organismes génétiquement modifiés (OGM), etc – augmente la disponibilité de technologies appropriées à la diversité des demandes, des besoins et des désirs des individus et des collectivités, selon les lieux et les histoires. Multiculturelle, la mondialisation doit être polytechnique.

Mais cette diversification technoscientifique n’est nullement assurée: elle est dépendante des puissances économiques et politiques susceptibles de l’encourager ou de la limiter tant du côté de l’offre que de la demande. Prise de conscience globale de la diversité locale La prise de conscience globale de la diversité culturelle locale demeure très insuffisante, mais elle progresse. C’est par elle que la conception de technologies plus appropriées aux lieux et aux âges est encouragée. La technoscience – je l’ai assez souligné -, à la différence de la Science, peut être sensible aux demandes concrètes particulières et individuelles. Ceci est vrai tant des biotechnologies génétiques créant des espèces capables de prospérer dans des milieux extrêmes que de la biomédecine, qui avec le

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développement de la génomique et de la protéonomique, promet une médication personnalisée tenant compte des profils individuels. Ceci est vrai du développement de technologies énergétiques alternatives autant que de la mise au point de nouveaux matériaux. Valorisation du principe de diversité L'affirmation de la diversité comme une valeur - voire comme la Valeur suprême - est un phénomène récent, qui va largement à rebours de l'histoire. La diversité n'a jamais été une valeur dominante pour la civilisation occidentale instituée sous le signe du monothéisme et de l'unité de la raison. Si le multiple a pu avoir quelque charme, cela n'a été qu'en fonction de l'Un, de la possibilité de le rassembler et de l'unifier, de le réduire. Quant à la science moderne, elle se fonde sur l'homogénéisation de l'espace et du temps grâce à la quantification dont la base est l'unité.

Mais ce culte de l'identité et de l'unité est-il si particulier à la culture occidentale? Il semble être plutôt la règle non seulement des cultures, mais aussi des êtres naturels et des individus. Chacun - tribu, peuple, nation, individu, espèce - ne rêve que de se perpétuer et de s'étendre, de s'universaliser identitairement, ou se protège pour ne pas être conquis, détruit ou altéré. Manger (assimiler) et se reproduire sont les bases biologiques de ce désir universel. L'autre, la différence, le divers connotent le désordre, la menace, le faux: le mal.

Or, la diversité est, peu à peu, devenue une valeur, et même une valeur cardinale de la civilisation en voie de mondialisation. De Nietzsche à Wittgenstein, des philosophes ont joué un rôle dans l’avènement de ce principe de diversité. La notion de postmoderne, qui y est étroitement associée, est née cependant dans le contexte des arts: l’architecture et l’urbanisme. L’idéal moderne partait du principe de la solution fonctionnelle unique : du passé irrationnel et dysfonctionnel faisons table rase et construisons rationnellement une cité nouvelle. L’approche postmoderne, sans nier les apports de la modernité25, estime qu’il faut sauver les aspects les plus représentatifs du passé, construire à côté des demeures anciennes des habitations neuves et faire en sorte que les divers styles et époques puissent communiquer, s’articuler. L’exemple le plus familier est celui de la sauvegarde d’une façade ancienne ouvrant sur des aménagements futuristes. Le problème de la postmodernité réside dans la capacité de faire tenir ensemble de la manière la moins conflictuelle et surtout la moins destructrice possible, le maximum de diversité. C’est aussi le problème de la mondialisation. Bioéthique, technosciences et diversité postmoderne Par bien des aspects, le phénomène bioéthique est expressif de la technoscience et de la postmodernité.

De la technoscience: c’est parce qu’elles sont opératoires, inventives de nouveaux possibles, que les technosciences biomédicales et biotechnologiques suscitent des questions qui relèvent de la raison pratique, donc de l’éthique.

De la postmodernité: offres (au pluriel) et demandes (au pluriel) renvoyant à des besoins, intérêts et désirs collectifs ou individuels sont omniprésents dans les 25 « Postmoderne » n’est pas « anti-moderne ». En fait, la postmodernité ne peut s’épanouir authentiquement que si les valeurs modernes ont été suffisamment préservées et réalisées.

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technosciences biomédicales. Or, la sensibilité à la diversité de l’offre et de la demande est une des caractéristiques de la R&D technoscientifique postmoderne.

Postmodernité encore, parce que les questions bioéthiques sont souvent suscitées par le caractère multiculturel et pluraliste du contexte social.

Dire que la diversité est devenue une valeur ou un principe normatif revient à faire entrer la diversité comme telle dans le domaine de l’éthique. Mais cette proposition postmoderne ne va pas sans susciter des difficultés. Nous l’avons vu avec l’architecture, l’origine de la postmodernité est non le domaine de l’éthique, mais celui de l’esthétique. Dans ce dernier cadre, l’adage: « on ne dispute pas des couleurs et des goûts » ne paraît pas inapproprié. Mais cette suspension du jugement et de la discussion à propos de ce qui vaut et ne vaut pas n’est pas transposable comme telle dans le domaine de l’éthique. Trop souvent, la diversité, la différence, dès lors qu’elles concernent des personnes et des collectivités, sont vécues non comme une richesse dont tous peuvent jouir, mais comme inégalités et discriminations: souffrances.

Il ne suffit donc pas d’affirmer la valeur de la diversité. Il faut veiller à ce qu’elle ne soit pas injustice pour les uns et épanouissement pour les autres. Le divers doit pouvoir faire l’objet d’un jugement éthique susceptible de dénoncer et de corriger les différences lorsqu’elles sont synonymes d’inégalités et de discriminations.

Si la diversité affirmée comme valeur pénètre ainsi d’une manière problématique l’éthique, la réciproque est vraie: l’éthique, à l’époque de la mondialisation et du multiculturalisme, est entrée dans l’espace de la diversité. C’est pourquoi les comités d’éthique sont non seulement pluridisciplinaires, mais encore pluralistes, lieux de communications entre conceptions morales, philosophiques, religieuses, différentes.

Selon mon expérience nationale et internationale de ce type de comités, si les conclusions de l’évaluation pluraliste ne sont pas systématiquement consensuelles, elles ne sont pas davantage systématiquement conflictuelles, dès lors que l’on a pris la peine du dialogue: des accords larges ou partiels se dégagent, des divergences demeurent et s’expriment en avançant leurs « raisons », leurs arguments, leurs présupposés. Bref, la diversité, le plus souvent, tient ensemble, diversement: le pluralisme éthique n’est pas une juxtaposition de monologues moraux ni un dualisme antagoniste. Même des positions fondamentalistes et intégristes ne sont pas irrecevables si elles n’entreprennent pas de s’imposer aux autres par la violence, les réduisant au silence.

En 2005, l’UNESCO a adopté une « Déclaration Universelle sur la Bioéthique et les Droits de l’Homme » préparée par son Comité International de Bioéthique (CIB).

L’un des aspects les plus remarquables de cette Déclaration, aspect qui caractérise d’ailleurs aussi la bioéthique en tant que telle, est l’étonnante diversité de principes également dignes de considération que l’on y rencontre26 et que l’encyclopédie de la bioéthique invite à prolonger : principes d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance, de justice, de dignité, de respect de la vie, de solidarité, de vulnérabilité, du consentement, du calcul des coûts et bénéfices, de responsabilité, de non-discrimination, de précaution, de protection de la vie privée, de non-commercialisation du corps et du respect de son intégrité, de sécurité (safety), de scientificité, du développement durable, de biodiversité (Hottois et Missa, 2001).

26 Le nombre de principes et de valeurs affirmés dans la Déclaration (dignité, liberté, égalité, justice, bienfaisance, non-malfaisance, non-discrimination, consentement, autonomie, responsabilité, vie privée, solidarité, diversité, vulnérabilité, etc) est impressionnant (sous le titre « Principes »).

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Nous sommes loin du principlisme des années soixante-dix et quatre-vingts qui a constitué une tentative universaliste moderne simple de gérer les problèmes engendrés par les sociétés pluriethniques et individualistes.

La multiplication des principes bioéthiques sans hiérarchie définie et stable n’est pas une catastrophe relativiste. Elle offre l’opportunité d’un enrichissement de l’éclairage de la conscience morale en situation de choix. La délibération, personnelle ou collective, qui aboutit à un jugement ou à un choix doit s’éclairer de la référence à tous les principes pertinents dans la situation, de sorte que la décision soit prise avec la conscience et la mémoire de ce qui aura dû être subordonné ou sacrifié. Il est donc prudent et sage de placer non à la base ni au-dessus de la bioéthique, mais tout autour d’elle, un nombre important de principes et de valeurs, comme autant de balises ou d’indicateurs ou, encore, de garde-fous.

Le jugement éthique requiert, sinon de concilier valeurs et normes toujours et partout, du moins de ne pas affirmer ou appliquer un principe hors de l’éclairage apporté par les autres, y compris ceux que l’on estime, dans la circonstance, devoir marginaliser ou sacrifier. Conclusion Je me suis efforcé, dans cette présentation très générale, d’articuler une série de notions : science, technique, technosciences, culture, modernité, postmodernité, mondialisation, universalisme, diversité, éthique…

A la question qui m’était posée – la technoscience met-elle en danger la diversité culturelle ? - la réponse est: non, pas nécessairement, au contraire peut-être.

Davantage que l’idéal universaliste unitaire moderne de la Science, les technosciences peuvent aider à préserver et à diffuser la diversité. Mais cet espoir est dépendant de l’orientation des forces politiques (économiques, idéologiques, sociales) auxquelles les technosciences – la R&D, la R&I – sont très sensibles.

Et c’est ici que l’éthique est indispensable afin d’infléchir ces forces politiques, économiques, sociales, dans un double sens : d’une part, valoriser la diversité : la sauvegarder, la diffuser et l’enrichir; d’autre part, veiller à ce que cette préservation, cet accroissement et ce partage de la diversité ne soient pas vécus comme injustice, inégalité, discrimination. Ce recours indispensable à l’éthique afin de pallier les défauts de la postmodernité devenue trop oublieuse des valeurs modernes – l’égalité, la fraternité, l’équité, la justice… – doit être lui-même pluriel, pluraliste. De nombreux comités de bioéthique respectent ces exigences.

Nous avons tous conscience des limites concrètes de l’éthique au sein des dynamiques de la globalisation, face notamment à la puissance technoscientifique, politique et économique, supérieure. Mais être le plus puissant, le plus « pouvant », c’est disposer du plus grand nombre de possibles. Autrement dit, l’hyperpuissance, bien comprise, a un intérêt à la sauvegarde de la diversité des cultures, des natures, des techniques. Encore faut-il, bien entendu, qu’elle s’en avise et que son souci de la diversité ne se limite pas au point de vue esthétique (folklore, tourisme, jouissance inéquitable…). Inciter à cette prise de conscience est aussi une tâche éthique.

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J’ai tenté d’y contribuer en montrant qu’aucune nécessité ou fatalité ne conduit de la R&D technoscientifiques et de la puissance matérielle supérieure qu’elle produit à la destruction et à l’oubli de la diversité culturelle (et naturelle).

Références “The Ravages of Technoscience”. Le Monde Diplomatique (1998). HOTTOIS, G. (2004). Philosophies des sciences, philosophies des techniques. Collège de

France - Odile Jacob. HOTTOIS G. et MISSA J-N. éds. (2001). Nouvelle Encyclopédie de Bioéthique. Bruxelles:

De Boeck; passim. SCHUMMER J. (2001). “Challenging Standard Distinctions between Science and

Technology”. In: Lenk, H. et Maring, M. éds. Advances and Problems in the Philosophy of Technology. Münster, Lit.

SERIS, Jean-Pierre. (1994). La technique. PUF. UNESCO. (juin 1992). Convention sur la Diversité Biologique. Rio UNESCO. (2005). Déclaration Universelle sur la Bioéthique et les Droits de l’Homme.

Paris: Comité International de Bioéthique.

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Comptes-rendus et études bibliographiques

Higher Education, More than a Degree: A Contribution to the Debate (L’enseignement supérieur, plus qu’un diplôme: une contribution au débat) (Compte-rendu d’un entretien qui a eu lieu à St. George’s House, Château de Windsor, les 19-20 janvier 2005), de St. George’s House et le Conseil pour l’industrie et l’enseignement supérieur. Berkshire et Londres: Auteurs, 2005, 23 pp. ISBN 1-8742-2350-5 27

“The Idea of a University – Revisited” (L’idée d’université – revisitée) de John G. Sullivan. 31st Reynolds Memorial Lecture, Université Elon (Caroline du Sud, Etats-Unis), le 21 février 2006, pp. 1-10.28

« ‘J’ai laissé derrière l’illusion’ je me sui dit. Ainsi, je vis dans un monde en trois dimensions – à l’aide de mes cinq sens. J’ai appris depuis qu’il n’y a point de monde pareil… mais après tout.. j’ai pensé qu’il ne fallait pas le chercher, mais qu’il m’attendait au bout de mon chemin. ».29 « Et vous faites bien de vous demander quel être humain, quelle image de l’homme, doit l’université servir: un individu retranché sur la défense de ses propres intérêts, une seule perspective des intérêts, une perspective matérialiste, ou une personne qui est ouverte à la solidarité avec les autres à la recherché du vrai sens de l’existence, qui doit être un sens commun qui transcende l’individuel ? » 30

« Le Maître dit: ‘Il n’est pas aisé de trouver un homme qui puisse étudier trois ans sans penser à gagner un salaire’ ».31

Selon la distinction faite il y a des années par un professeur d’Harvard, George Arthur Buttrick, entre « l’apprentissage » et « la foi » dans son ouvrage Biblical Thought and the Secular University (La réflexion biblique et l’université laïque):

« L’apprentissage » ne peut pas signifier la dévotion complète de l’homme sans devenir idolatrice; ou nous devrions probablement dire que

27 Disponible à www.cihe-uk.com/docs/PUBS/0503HEMoreThanADegree.pdf (consulté le 10 novembre, 2006). 28 Disponible à http://facstaff.elon.edu/sullivan/version.pdf (consulté le 10 novembre, 2006). 29 Brideshead Revisited: The Sacred and Profane Memories of Captain Charles Ryder d’Evelyn Waugh (Londres: Revised Penguin Edition, 1962). 30 « Message papal aux participants au Séminaire sur l’enseignement [européen]: « L’être humain ne doit pas être sacrifié pour le succès de la science » (Vatican, le 2 mai 2006 - voir la version française dans ce numéro de la revue). 31 Deuxième aphorisme, Livre VIII des Analectes de Confucius, cité dans l’intervention de Rowan Williams, ‘What is a University?’ (Qu’est-ce l’université), à Wuhan, Chine, vendredi le 13 octobre 2006. Archbishop of Canterbury Sermon and Speeches, Lambeth Palace Press Office.

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l’apprentissage lui-même est une merveille, et que les merveilles font partie de toute réligion véritable. Si l’apprentissage comme un but en soi est de l’adoration de soi, la foi sans la contribution de l’esprit est une terre d’obscurité. Ou pour dire cela autrement, quoique sans précision scientifique: l’éducation sans foi est sur le pavé… tandis que la foi sans éducation est une ville dans laquelle le système d’éclairage a été court-circuité.32

En bref, le savoir sans foi est inutile, mais la foi sans savoir est aveugle. Comme il a été mis en évidence par le professeur Steven Schwartz dans son « The University as a Public Good » (L’université comme bien public) dans le compte-rendu du premier ouvrage, « les universités et les collèges sont des établissements qui devraient avoir des buts moraux bien entendus. Mais nous sommes en danger de laisser nos critères éthiques et moraux à la ‘confiance’ du public » (7). Pourquoi cela arrive-t-il ? Le soussigné se risquerait à dire que même s’il n’existe pas de réponse évidente à cette question il y a plusieurs voix qui offrent des conseils. Par exemple, suivant l’esprit catholique du premier motto tiré de Sa Sainteté le Pape Benoît XVI, William Shea cherche à suivre l’appel du philosophe et théologien Bernard Lonergan:

[Il] écrit que la tâche de l’enseignement est de « construire un monde du sens et des valeurs », et de découvrir une « vocation » dans ce monde (trouver « quelque chose à faire dans le monde » dira-t-il par la suite). Est-ce qu’il s’agit ici de buts légitimes de l’enseignement supérieur ? Ces phrases ont une résonance suspicieusement religieuse, n’est-ce pas ? Je dirai oui; il ne s’agit pas seulement de buts légitimes des étudiants mais aussi d’espoirs et d’intentions légitimes des universités à l’égard de leurs étudiants, et non seulement pour des établissements privés mais aussi pour des établissements d’Etat.33

Cependant, Shea reconnaît qu’il existe un dilemme de l’enseignement supérieur à l’époque (post)moderne, qui prend deux formes, « une qui concerne l’enseignement public et l’autre l’enseignement dénominatif »:

1. Etant donné que notre société est plurielle du point de vue culturel, comment peut l’enseignement public présenter un certain type de norme qui aille au-delà de ce sur quoi nous sommes tous d’accord (et cela semble très peu dans notre société) ? Au pire, l’enseignement public et les éducateurs ne sont-ils pas condamnés par la logique du pluralisme à dispenser une formation professionnelle sans valeur où les sens et les valeurs tiennent de la sphère privée, ou lorsqu’il y a des sens et des valeurs, à une stricte neutralité à leur égard ?

2. Si l’enseignement dénominatif comporte une norme évangélique ou religieuse, comment peut-il servir d’autres personnes que leurs propres communiants et futurs

32 Biblical Thought and the Secular University (Baton Rouge: Louisiana State University Press, 1960), p. 50 33 “Beyond Tolerance: Pluralism and Catholic Higher Education” Current Issues in Catholic Higher Education 8(2): 35-42, disponible à http://www.bc.edu/offices/mission/exploring/cathuniv/shea_beyond/ (consulté le 11 novembre 2006).

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convertis ? N’est-ce l’enseignement dénominatif au pire sectaire, zélateur, anti-public et anti-démocratique ?

Cherchant à trouver une solution à ce problème du « double public » pour mettre en place un milieu utile où enseigner l’éthique et les valeurs, quoique dans le cadre du Royaume-Uni, Richard Brown (parlant de l’accomplissement du consensus à l’occasion de la réunion More than a Degree – Plus qu’un diplôme) a rappelé aux créateurs de politiques les dangers de la généralisation excessive de la question des valeurs (à partir de souvenirs nostalgiques inventés), précisant les défis auxquels doivent répondre les universités et les collèges:

1. Développer la mission, les valeurs et la position éthique de l’établissement 2. Etablir une politique appropriée de marketing et d’admission 3. Développer et dispenser le curriculum de manière à valoriser, capter, échanger et

refléter un spectre étendu d’expériences 4. [Mise en place de] tuteurs personnels et autres censés conseiller les étudiants sur ce

qu’on peut attendre d’un curriculum donné, sur les développements qui ont eu lieu ailleurs sur le campus et sur ce qu’il serait possible de tenter et de gagner de manières différentes (y inclus par le biais de la formation liée au travail ou basée sur le travail). (3)

Bernadette Porter, commandeur de l'ordre de l'empire britannique, établissant « quelques questions générales » pour discussion, a pratiquement repris les soucis de M. Brown mais elle les a mis dans le contexte social du cadre changé de l'enseignement supérieur dans le 21ème siècle, c-à-d : « une diversification significative des établissements et des prestations de ces établissements, une diversité plus importante de la population d'étudiants, des étudiants qui sont de plus en plus conscients de leur rôle en tant que clients qui payent et, en même temps, clients et partenaires dans un voyage du savoir, [et] des établissements qui sont de plus en plus conscients du besoin de développer des diplômés employables sans nécessairement comprendre toutes les implications de l'employabilité » (4).

Barry Best, le représentant des étudiants aux discussions, remarquait que « peu d'étudiants pensent beaucoup aux buts de l’enseignement supérieur dans leur ensemble » lorsqu'ils adhèrent au système et ils sont plus préoccupés d'obtenir « un bon diplôme en espérant que cela leur assurera un bon emploi ». Néanmoins, « la plupart des étudiants ont juste une idée vague de ce qu'ils feront comme emploi et encore moins ont un plan de carrière ». Chose étonnante, même si cela est presque attendu que l'on parle mal de l'enseignement, Best conclue en disant que les décideurs devraient « reconnaître et applaudir » les notes généralement bonnes que la plupart des étudiants accordent à leurs expériences dans l'enseignement supérieur (britannique). Pourtant, si elles veulent tirer parti de ce succès, les directions des universités doivent comprendre les risques inhérents qu'elles courent si elles mélangent trop facilement des métaphores qui comportent souvent des valeurs contradictoires, notamment « clients » (qui suggère un particulier qui fait l'acquisition d'un bien matériel spécifique sur le marché libre) au lieu de « membres d'une communauté [du savoir] » (qui suggère un sujet avec un fondement social qui fonctionne dans un milieu public avec les droits et les devoirs afférents qui le connectent

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à l'ensemble). Il conclue en remarquant que « la notion de service doit être remise en valeur » dans le secteur de l'enseignement supérieur britannique.

Selon le professeur Schwartz, dans sa contribution, c'est précisément cette approche collective du « service » qui pourrait servir le mieux les objectifs qu'il envisage pour les universités. Premièrement, les universités doivent compenser « la perte de confiance » générée principalement par une quête déraisonnée d'un but d'ailleurs digne, à savoir celui de « vendre plus et de répondre mieux aux demandes du marché » étant donné la nouvelle culture du contrôle interne. Pourtant, il affirme: « il faut reconnaître qu'il se peut que les transactions commerciales ne soient pas compatibles avec les valeurs universitaires ou avec les meilleurs intérêts de la société dans son ensemble ». Faut-il remettre à plus tard les nouvelles découvertes ou la recherche doctorale dans des domaines avec un potentiel commercial afin de protéger les droits de « propriété intellectuelle » cédés par les universités pour gagner des financements de recherche si nécessaires ? Si on l’approche pas avec soin, cette tension entre les valeurs universitaires et celles commerciales peut saper la confiance dans l'établissement, sa ressource la plus chère, même si ineffable. Étroitement liée à cette idée, il y en a une autre : puisqu'elles ne sont pas des centres de profit, les universités « devraient avoir des buts moraux » tels que « protéger la culture, faire progresser le savoir et insuffler du caractère à nos étudiants ». En effet, telles sont les principales raisons pour lesquelles l'enseignement supérieur peut vraiment être vu comme un « bien public » par les gouvernements et leurs publics. « Si les universités n'étaient que des entreprises à but lucratif, ces conflits de valeurs n'existeraient pas, le profit l'emporterait sur tout ». Un de ces objectifs d'ensemble est que « les universités devraient avoir des buts sociaux... [car] il faut avoir quelques buts [non-lucratifs] que nous voulions atteindre. Sinon on est une nation qui a des moyens [économiques] mais pas de buts [valorisés] » (7).

Quant au quatrième objectif, celui d'« insuffler du caractère » aux étudiants afin de leur insuffler un sens des valeurs et de l'éthique dans son acception classique libérale, Schwartz montre que même si depuis les temps de Platon la marque distinctive d'une personne éduquée était un niveau éthique élevé, au cours du dernier siècle nos objectifs moraux ont « pâli »:

Le déclin de la religion (au moins de la religion occidentale) et l'acceptation de plus en plus répandue d'un relativisme moral ont rendu impossible la tâche des universités d'offrir un enseignement moral normatif tel que c'était le cas il y a quelques siècles. Donc, pendant qu'il reste encore quelques universités, surtout des universités américaines religieuses, qui continuent à enseigner des cours d'éthique, il y a très peu d'universités britanniques qui l'essayent au moins. Pourtant, on continue à prétendre produire des diplômés éthiques. C'est juste qu'on ne prend jamais le temps d'expliquer comment on arrive à faire cela et on ne fournit aucune preuve de notre succès non plus. Au contraire, il me semble qu'on fait de son mieux pour éviter à faire des jugements moraux. (8)

Bien que ce ne soit pas facile d'organiser nos universités pour accomplir ces objectifs, Schwarz conclue que si leurs dirigeants ne le font pas, « on risque de devenir rien que des établissements utilitaristes. Lorsqu'on fournira principalement des biens particuliers, les subventions gouvernementales et le soutien public seront à peine justifiés » (9).

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Dans “Building Bridges; Industry, Higher Education and Values” (Construisons des ponts: l'industrie, l'enseignement supérieur et les valeurs), Simon Robinson, Chris Megone et Linsey Perry réfléchissent sur la manière d'appliquer l'idéal de « l'université en tant que communauté morale » aux études d'ingénieur. Bien qu'il soit de rigueur de se plaindre du vide éthique de l'ère postmoderne, ils ont découvert que leurs ingénieurs diplômés « ont réellement aimé » faire des connections entre la culture, l'éthique et la pratique professionnelle. Pourtant, avant d'atteindre ce niveau de clarté8, ces étudiants ont dû traverser une voie difficile où on les a activement découragé de faire de telles connections dans le contexte des valeurs « matérialistes et fonctionnelles » soutenues par leur milieu d'enseignement (10). Pour enseigner l'éthique d'une manière efficace, il faut d'abord intégrer l'éthique dans les programmes, dans les cours universitaires de préparation à la fois professionnels et non-professionnels, mais aussi dans les environnements de travail et communautaires et au-delà. Etant donné les scandales récents concernant certaines entreprises, leur argument apparemment idéaliste peut devenir un argument réaliste :

Si les entreprises veulent obtenir une fidélité à la marque et travailler avec une gamme variée de clients, clientèles et employés, les valeurs éthiques doivent se retrouver au coeur de leurs pratiques. Elles doivent représenter des valeurs durables. Elles doivent agir comme des citoyens responsables à la fois à l'intérieur de leurs communautés et au niveau mondial. Rien ne sape plus rapidement la valeur actionnariale que le comportement contraire à l'éthique – comme Enron, WorldCom et Barings l'ont appris à leurs dépens. Toutes les organisations devraient prendre soin que leurs diplômés (et leur personnel dans son ensemble) soient conscients des implications plus grandes de leurs actions et de leurs connaissances. Il est préférable les faire d’abord réfléchir dans un contexte mondial et multiculturel car c’est de plus en plus évident que c’est à eux de vivre dans un tel monde. (12)

Les partenariats pour un enseignement et un comportement éthiques doivent se former parmi les structures professionnelles, les universités, les organisations communautaires et l'industrie, si l'on veut qu'une telle vision humaine ait une chance à devenir réalité. En outre, Robinson, Megone et Perry croient qu'un tel partenariat doit avoir un fondement dans « la foi » afin d'« aborder les valeurs centrales et de considérer l'intégrité comme de l'intégration » (13).9

Dans le chapitre « Les questions posées à l'intérieur des groupes », Barbara Clark donne un aperçu des résultats des discussions sur les sujets suivants concernant

8 Etant donné la vue du Cardinal Newman de l'université comme « une famille », « la tolérance » doit passer d'une forme parlée, une simple concession aux principes formels de l'investigation rationnelle et de la liberté d'expression, à une forme entendue, des valeurs tangibles. Par conséquent, un tel « engagement actif » demande aux membres de la communauté en question qu'ils montrent certaines valeurs éthiques dans leurs comportements envers les autres, comme du courage, de la maîtrise de soi, de la sincérité et de l'amitié. Comme le disait l'Archevêque Anglican Rowan Williams, « la confiance» est le mot-clé, « que le fait que tu sois là et que tu sois ce que tu es ne constitue pas une menace; que ton existence et ton identité ont des racines et de la solidarité » (dans “Faith in the University” [« La foi dans l'université »], S. ROBINSON et C. KATALUSHI (Editeurs), Values in Higher Education [Valeurs de l'enseignement supérieur], Cardiff, Aureus, 2005, pp. 24-25). 9 Ibid.

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l'application d'un code éthique: 1. « Est-ce que la discussion concernant les valeurs est un sport de participation ou de compétition ? Faut-il définir des buts communs et comment faire cela ? »; 2. « Quel est l'enjeu/le but de l'enseignement supérieur et à qui appartiennent les attentes auxquelles on est censé répondre ? »; 3. Est-ce qu'il y a une vraie préoccupation concernant « les définitions, les systèmes et la mise en oeuvre » de l'éthique et leur fondement axiologique ?; 4. Comment plaider pour l’étude de l’éthique ou des valeurs en valorisant l’argument économique ?; 5. Comment arriver à considérer « l'enseignement supérieur comme seulement une partie d'un voyage de l’apprentissage tout au long de la vie » ?; et 6. Quel est le vrai rôle des quangos, des gouvernements, des employeurs et d'autres parties prenantes dans la promotion de l'éthique et des valeurs dans le milieu universitaire ? Lorsqu'on essaie de répondre à la première question, on est confronté au problème classique des principes d'enseignement dans le contexte d'un environnement social dont les valeurs communes sont « déficitaires »:

On a identifié trois défis principaux: comment arriver à identifier qu'elles sont nos valeurs et, en même temps, comprendre que les étudiants ne constituent pas un groupe homogène et qu'on ne peut pas supposer qu'il partagent les mêmes cultures, vues du monde et valeurs. Est-il donc possible d'atteindre un ensemble de valeurs que tout le monde peut reconnaître, comprendre et partager ? Comment créer des espaces et le langage nécessaires pour commencer à aborder les questions éthiques et comment communiquer ces valeurs d'une manière compréhensible et durable ? (14)

En guise de réponse partiale à ces questions, on a pu remarquer que beaucoup d’entreprises ont élaboré des « codes éthiques » pas seulement en réponse aux scandales mais parce que « c'était bon pour les affaires ». On s'est demandé si les objectifs « chétifs » de l'enseignement supérieur étaient, en pratique, aussi différents de l'éthique des entreprises qu'on le croyait, et cela vaut aussi pour les « gros » objectifs.10 En ce qui concerne « le marché » de l'enseignement supérieur, ce sujet engendre une discussion sur les types de communautés existantes et sur les droits et obligations spécifiques qu'un étudiant ou un professeur peut avoir. En outre, on a souligné la multiplicité d'engagements éthiques implicites dans une communauté pluraliste qu'un seul « marché »11 explicite ne peut pas desservir (un propos qui, dans l’opinion du soussigné, va à l’encontre de la discussion finale concernant la question 1).

En bref, les participants aux discussions de groupes se sont mis d'accord que le meilleur moyen d'assurer le succès de l'intégration institutionnelle des pratiques éthiques est d'utiliser adroitement le coté « aspiration » de la déclaration de mission de chaque université. Si le code éthique et les valeurs sont appliqués d'une manière quantitative « universelle », ils deviendront de simples mécanismes bureaucratiques que les administrateurs mettront en action et au sujet desquels les professeurs et les étudiants 10 La terminologie des cultures « chétives » et « grosses » appartient à l'antropologue Clifford Geertz. Voire The Interpretation of Culture [L'interprétation de la culture] (New York, Basic Books, 1973). 11 Du genre : « J'étudie pour un diplôme et vous m'offrez l'emploi que je veux ». Le chroniqueur rappelle au lecteur le propos de Ronald Arnett qu'une véritable éducation universitaire devrait se concentrer moins sur les méthodes de préparer un étudiant pour avoir du succès dans sa vie et sa carrière et plus sur les meilleurs moyens de faire face aux déceptions et échecs inévitables de la vie. Voir son Dialogic Education: Conversations about Ideas and between Persons [L'enseignement dialogique: conversations sur des idées et entre des personnes] (Carbondale [IL], Southern Illinois University Press, 1992).

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râleront. De façon similaire, le « cas économique » de l'éthique devrait être moins une campagne rusée de marketing et plus un ethos tangible que les clients, dans le milieu d'affaires, et les étudiants, dans le milieu universitaire, pourraient voir et imiter, étant donné qu'on peut concevoir une éducation tout au long de la vie qui inclurait un code éthique commun pas seulement pour les membres présents des communautés mais également pour les générations futures et passées. Afin de soutenir tous ces efforts, il faut coopter beaucoup de quangos, d'agences gouvernementale et d'autres agences de contrôle qui doivent faire plus d'attention aux besoins et visions particulières des parties prenantes véritables de l'enseignement supérieur et pas seulement les demandes abstraites des partie prenantes fictives lorsqu'ils conçoivent l'orientation de leur politiques de réforme institutionnelle.

Dans sa conclusion, Richard Brown, même s'il prenait soin que tous les participants aux discussions soient d'accord que « les généralisations sont dangereuses », a pourtant avancé le suivant résumé de leur vision collective des valeurs de l'enseignement supérieur:

L'enseignement supérieur ne signifie pas seulement développement, dissémination et mise en oeuvre du savoir. Il ne signifie pas seulement un moyen de faire progresser les frontières du savoir à travers certaines formes de recherche que, par hasard, l'Exercice d'évaluation de la recherche (RAE) valorise. Il ne s'agit pas seulement de s'assurer que les diplômés sont plus employables et qu'ils trouvent de meilleurs emplois, mieux payés... L'enseignement supérieur, était notre conclusion, devrait être une

expérience qui change et enrichit les étudiants et les chercheurs de tous les âges. Il devrait aider les étudiants à valoriser et absorber une gamme d'expériences qui devraient les préparer à un avenir incertain. Il devrait être une expérience qui rend les étudiants à même de faire face à la vie aussi qu'au travail; qui les aide à évaluer l'ensemble de leur responsabilités et obligations envers la société et les aide à développer des valeurs personnelles et communautaires. (19)

Le soussigné se permet de songer à un discours considérable (plutôt qu'un livre moins considérable) par le professeur de philosophie Powell émérite de l'université Elon (en Caroline-du-Nord, aux Etats-Unis), John G. Sullivan, “The Idea of a University—Revisited” (L'idée d'université – revisitée). Dans sa vue d'ensemble philosophique, le professeur Sullivan fait sa propre chronique de trois livres qui vont très bien avec le thème de ce numéro spécial de L'enseignement supérieur européen: le bouquin classique du cardinal John H. Newman, Idea of a University12 (L'idée d'université), une réévaluation moderne de la pensée de Newman par celui qui était à cette époque professeur d'histoire Sterling à l'université de Yale, Jaroslav Pelikan, The Idea of a University: A Reexamination13 (L'idée d'université: un réexamen) (publié pour la centième anniversaire de la mort de Newman), et une contribution révolutionnaire par un professeur d'études et politiques écologiques au College Oberlin (en Ohio, aux Etats-Unis), David Orr, Earth in Mind: On Education, Environment and the Human Prospect

12 Une version en ligne est disponible à http://www.newmanreader.org/works/idea/ (consulté le 19 novembre 2006). 13 New Haven, Yale University Press, 1992.

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(Gardez la Terre en tête: sur l’enseignement, l’environnement et les perspectives de l’homme).14 Ce que le professeur fait est d’employer avec adresse chacun de ces textes pour expliquer une typologie du développement historique et futur de l'université. L'Idée de Newman devient pour lui un modèle de l'université « pré-moderne », Le réexamen de Pelikan devient un modèle de l'université « moderne tardive » et Les perspectives d'Orr devient un modèle pour le développement de l'université et son fonctionnement dans un avenir éthique durable « trans-moderne ». Ensuite, Sullivan présente un résumé des caractéristiques des meilleures universités des époques pré-modernes et modernes qu'on connaît bien, c’est-à-dire que l'université pré-moderne est basée sur une vision sociale médiévale holistique et l'université moderne sur une vision du rationalisme individualisé. La première vision, soutient Sullivan, est impossible à recréer, tandis que la dernière ne peut pas durer. Il donne cinq raisons pour cela:

1. On commence par la séparation et on se conçoit comme étant des moi séparés au lieu de commencer par le raccordement et voir tout comme étant profondément indépendant.

2. On commence par une pénurie perçue au lieu de commencer par l'intersuffisance et voir, comme disait Ghandi, qu'on a assez pour nos besoins mais pas assez pour notre envie.

3. On commence par le visible et on croit que seulement ce qui est matériel et mesurable compte. En même temps, on oublie de valoriser l'entrelacement des deux forces visibles et plus subtiles [invisibles] telles que l'amour et la fidélité, la compassion et la sollicitude, la justice et l'équité de la règle d'or.

4. On commence par l'immédiat – du jour au jour, du mois au mois, le prochain trimestre dans les affaires, le prochain semestre à l'école. On oublie le temps intergénérationnel, qu'on vit au milieu de plusieurs générations, les rythmes plus longs qui nous aident à rendre hommage à nos ancêtres et à servir nos enfants.

5. On a tendance à concevoir la direction à l'intérieur du modèle individualiste comme une subordination au lieu d’une collaboration. D'où notre incapacité de cultiver des communautés du savoir engagées à servir le bien commun au-delà des intérêts individuels ou de groupe. (2)15

Sullivan conclut:

Voilà la logique de la modernité dans son hypostase destructive: 5 termes séducteurs: la séparation, la pénurie, le visible, l'immédiat et la subordination. De braves gens qui agissent selon cette logique manquée produisent des dommages considérables. Les signes sont là: on ne peut pas parvenir à un avenir durable si on part du même établissement qu'on connaît. On ne peut pas parvenir à un avenir durable si on garde le même paradigme culturel qui a créé des problèmes pour commencer. (2)

Pendant que le modèle d’enseignement supérieur de Newman (du fait de son penchant largement humaniste vers un savoir généralisé dirigé par un tuteur offrant les bases de la future formation professionnelle) permettait l’apparition du gentilhomme 14 Washington, D.C., Island Press, 1994. 15 Les italiques dans le texte cité appartiennent à Sullivan.

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cultivé pouvait gérer presque toute situation de la vie avec aplomb et grâce, la vision de l’université moderne de Pelikan est une remise à jour de celle de Newman à travers un usage adroit de quatre piliers de l’excellence: 1. l’importance de la recherche universitaire; 2. la transmission des savoirs à travers l’enseignement; 3. la préservation des connaissances avancées à travers le maintien des bibliothèques; et 4. la diffusion des savoirs à travers la publication. De ces manières, elle doit échanger des savoirs avec les communautés humaines externes et avec le monde, mais, comme le fait remarquer Sullivan, pas avec beaucoup du monde « non-humain, naturel » au-delà. Même si Pelikan admet que l’université est « en crise », il n’offre pas beaucoup de solutions; en effet, il se demande si l’université moderne « a la capacité de gérer une crise qui n’est pas seulement écologique et technologique, mais finalement éducative et morale ». Sullivan trouve cette remarque étrange, étant donné que Pelikan a été enseignant d’histoire et de doctrine de l’Eglise, auteur de Christian Tradition: A History of the Development of Doctrine (La tradition chrétienne: une histoire du développement de la doctrine).34 Comme il le fait remarquer, « on a fait très peu pour explorer comment l’éthique et le ‘spirituel’ (ou le contexte à sens plus élevé) pouvaient être intégrés dans l’enseignement et l’apprentissage de l’université moderne. Je suggère [ainsi] que la vision de l’université comme ‘status quo’ de Pelikan – et la notre, aussi – reflète au mieux les limites et les idées limitées de l’époque moderne » (6).

En bref, la problématique actuelle de l’université tourne autour de la tension entre le caractère destructif d’une modernité qui tente de soutenir une société viable sur une distinction de type « fait/valeur » (ou seulement « les faits » peuvent être prouvés, et « les valeurs » ne le peuvent pas) et le désir de certains de chercher, selon un modèle classique de type « formation de la réaction », à retourner à une vision « pré-moderne » idéalisée de christianisme organique, avec l’université agissant des manières précisées par Newman. L’idée de Sullivan est que, même si Newman est un allié important dans la recherche d’une réponse à la problématique de la construction d’une université holiste, humaine, cette « révision » est insuffisante pour répondre aux défis écologiques (physiques et sociaux) auxquels se confrontent les sociétés du XXIème siècle. Partant du travail d’Orr, il affirme que la passage des cinq termes séducteurs aux cinq termes « en I » - vers l’interconnexion des personnes et des groupes, l’accomplissement de l’intersuffisance de ces entités, allant ainsi vers une interpénétration (du visible et de l’invisible, des caractéristiques quantitatives et qualitatives du savoir), formant une représentation à long terme, intergénérationnelle, du projet humain, et affrontant la question vitale des rapports de puissance, dans l’espoir de créer une société basée sur une politique de l’intercollaboration plutôt que sur la domination et le contrôle. Tournant son attention sur les transformations permettant la création de sociétés plus durables et sur les universités qui les desservent, Sullivan cite sont collègue Thomas Berry lorsqu’il s’agit de déterminer les universitaires à changer leur compréhension du monde comme une « collection d’objets » censés être manipulés en une compréhension du monde comme une « communion de sujets » à accepter. Orr perçoit « l’université-entière-dans-toutes-ses-fonctions – l’établissement en soi – comme le premier enseignant de l’interconnexion ». Pour arriver à ce but, Sullivan établit trois objectifs concrets:

34 Vue comme son magnum opus, l’histoire en cinq volumes a été publiée par les Editions de l’Université de Chicago (University of Chicago Press) entre 1971 et 1989.

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1. permettre à tout ce qui est en rapport avec l’université de devenir un théâtre de l’apprentissage et de l’enseignement;

2. nous percevoir comme faisant partie de l’ordre naturel et apprendre de la Terre comment il faut nous comporter, et

3. apprendre à faire de la communauté un agent de l’apprentissage – où la communauté peut être une classe ou un département ou une division ou un groupe de travail spécialement créé. (7)

Si on veut évoluer d’une économie de la pénurie atomistique (où personne n’a « assez ») vers une économie de l’intersuffisance (où l’ensemble de la communauté peut produire et partager ce dont chaque membre a vraiment besoin), il nous faut un changement de mentalité, de langage. « Nous n’aurons jamais assez tant que nous croyons que nous ne sommes pas assez ». Sullivan poursuit avec sa vision de l’université de la communauté imaginée dans un monde à préoccupations différentes:

L’université que j’envisage résultera de l’intersuffisance – le sentiment qu’ensemble nous avons assez et nous sommes assez. Paradoxalement, venant de la vraie abondance, nous devrons pouvoir simplifier nos vies et trouver des manières plus significatives d’établir un accord entre notre propre satisfaction profonde et le fain profonde du monde. Nous ne devrions pas éduquer les étudiants afin de devenir une partie d’une économie mondiale qui n’est pas durable. Nous devrions ouvrir de nouvelles perspectives imaginatives pour la vie locale et régionale. (8)

Ces idées concernant « les études qui comptent » sont également importantes pour la création d’une université qui apprécie non seulement les savoirs qui peuvent être vus et mesurés, mais aussi les savoirs sensibles des « réalités invisibles ». En ce qui concerne les étudiants, ces savoirs sensibles peuvent aider à vivre « l’expérience universitaire » pour ce qu’elle est dans le présent, et non pas pour ce qu’elle peut promettre pour l’avenir, et pour ce qui est des enseignants, une telle « séduction par le sensible » permettra des recherches interdisciplinaires plus intégrées (et donc plus productives).

Retournant à la construction d’horizons temporels et la plupart des universités durant la période moderne (agissant selon ce que le regretté professeur de l’Université de Chicago, Wayne Booth, appelait « le scientisme », et une tendance vers l’accroissement du nombre d’inscriptions et le placement des diplômés dans le champ du travail à court terme), Sullivan nous demande d’envisager un sens intergénérationnel du temps, avec des résultats à long terme, beaucoup « plus long » qu’on a l’habitude de penser. « Les Indiens des Etats-Unis disent que nous sommes au milieu de sept générations – trois avant nous et trois après nous. Ils suggèrent qu’avant d’agir nous devrions nous poser deux questions: ‘Est-ce que cela honore mes ancêtres – mes parents et leurs parents et leurs parents ? Est-ce que cela sert aux enfants – mes enfants et leurs enfants et leurs enfants ? ». Sullivan demande: « Pouvez-vous sentir la dignité ici – la dignité et le but ? Supposons que chaque étudiant, chaque enseignant et chaque employé se réveillerait chaque matin avec cette intention – d’honorer ses ancêtres et de servir ses enfants. Cela

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ne signifierait-il pas un changement du climat ? »35. L’avenir de nos descendants, dit Sullivan, est probablement la seule chose qui puisse rétablir l’unité dans un monde de plus en plus fragmenté.

L’accomplissement de ce but vraiment universel nécessitera, toutefois, une restructuration des rapports de pouvoir dans nos sociétés, de « la supériorité sur » vers « l’intercollaboration avec ». Sullivan espère, peut-être de manière trop idéaliste, que ce terme si utilisé et abusé, « démocratie », pourra être ressuscité avec succès.36 Il finit sa contribution par une question fondamentale que peuvent se poser tous ceux qui s’intéressent à l’université et à ses valeurs, en Europe ou ailleurs, à mesure qu’ils cherchent à prévoir son avenir: « L’apprentissage engagé dans une communauté dynamique, l’innovation avec une idée nette de la manière dont on peut contribuer à un monde durable, le respect des ancêtres et le service des enfants – n’est-ce pas cela la direction de … [toute] université ? » Avec toutes son « humilité et attention », le soussigné ne peut qu’être d’accord avec Sullivan sur ce point.37 Sa prière sincère est que les mandarins de l’enseignement supérieur feront aussi usage de leurs cœurs, têtes et esprits devant l’auguste responsabilité qu’il leur revient.

ERIC GILDER

35 Même si le soussigné peut certainement apprécier la formulation de cette question, certains pourront dire que la perspective catholique sur le temps intergénérationnel est similaire, comme il a été remarqué par Sa Sainteté le Pape Benoît XVI dans son intervention auprès des créateurs de politiques éducatives d’Europe. « Tenant compte du fait que toute réalité culturelle est à la fois un rappel du passé et un projet pour l’avenir... La question fondamentale demeure, aujourd’hui comme avant, la question anthropologique: Qu’est-ce l’homme? D’où vient-il ? Où va-t-il? Comment doit-il y aller ? » (« Message papal », le 2 mai 2006). 36 Cette idée finale est la moins développée par Sullivan, mais elle semble s’inspirer du « potentiel émancipatoire de la situation de parole » de Jürgen Habermas. Concernant Habermas (en en rapport direct avec la thématique de ce numéro de l’Enseignement supérieur en Europe), l’observation suivante faite dans Anglican Theological Review 88:2 (Revue de théologie anglicane, printemps 2006) par Christopher C. Brittain dans son compte-rendu de The Frankfurt School on Religion: Key Writings by the Major Thinkers (L’Ecole de Francfort sur la religion: écrits essentiels des plus importants penseurs), E. Mendieta (éd.) (New York et Londres: Routledge, 2005) est plutôt encourageante, si on tient compte de tout ce qui continue à diviser beaucoup d’intellectuels d’établissements religieux reconnus à l’époque (post)moderne:

Quatre essais [de l’ouvrage] de Jürgen Habermas montrent comment ces idées ont été développées par la « deuxième génération » de l’Ecole de Francfort. Ces écrits récents offre plus de place à la religion que ce que Habermas avait prévu dans sa théorie de l’action communicative. Même s’il avait affirmé dans la passé que la théorie sociale ne requiert pas d’arriver à une « transcendance de l’intérieur » (p. 323), Habermas suggère désormais que la société civile et la communication fructueuse entre les différences requièrent des motivations « pré-politiques » et des sources de ce type qu’on trouve parmi les vertus cultivées par des communautés religieuses (p. 342). Habermas ne soutient pas seulement que les voix des adeptes religieux devraient être bien reçues dans la sphère publique, mais aussi que « la philosophie a des raisons pour démontrer une disponibilité à apprendre à partir des traditions religieuses » (p. 345). [souligné dans l’original].

37 La phrase est du poète Geoffrey Hill, cité par Charles Glenn dans « University Mission and Academic Freedom: Are they Irreconcilable? » (La mission de l’université et la liberté académique: sont-elles irréconciliables ?), European Journal for Education Law and Policy 4 (2000): 41-47.

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Notes sur les auteurs L’Enseignement Supérieur en Europe Vol. 31, no. 4 2006

BERCHEM, Theodore, Professeur, Président

Adresse: Service d’échanges universitaires allemand - DAAD, Kennedyallee 50, D-53175 Bonn, P.O.Box 20 04 04, D-53134 Bonn, Allemagne. Tél.: +49 0228 882-0; Fax: +49 0228 882 444 E-mail: [email protected]

BERGAN, Sjur, Chef de division

Adresse: Département de l’enseignement supérieur, Division de l’enseignement supérieur et de la recherche, Direction générale IV: Education, culture et patrimoine, jeunesse et sport, Direction de l’éducation scolaire, extra-scolaire et de l’enseignement supérieur, Conseil de l’Europe, F-67075 Strasbourg Cedex, France. Tél.: +33 3 88 41 26 43; Fax: +33 3 88 41 27 06/88 E-mail: [email protected]

BLASI, Paolo, Professeur

Adresse: Université de Florence, Polo Scientifico di Sesto/Dipartimento di Fisica, Via G. Sansone 1, I-50019 Sesto Fiorentino (FI), Italie. Tél.: +39 055 457 2267; Fax: +39 055 457 2266 E-mail: [email protected]

BRAGA DA CRUZ, Manuel, Professeur, Recteur

Adresse: Université Catholique de Portugal, Palma de Cima, P-1649-023 Lisbonne, Portugal. Tél.: +351 21 726 5838; Fax: +351 21 726 0546 E-mail: [email protected]

CAMPBELL, Francis, Ambassadeur de Sa Majesté du Royaume-Uni auprès du Saint-Siège

Adresse: Ambassade du Royaume-Uni auprès du Saint-Siège, Via XX Settembre 80/A, 00187 Rome, Italie. Tel: + 39 06 42204000; Fax: +39 06 42204205; E-mail: [email protected]

DE RIDDER-SYMOENS, Hilde, Professeur

Adresse: Département d’histoire moderne, Université de Gent, Blandijnberg 2, 9000 Gent, Belgique. Tél.: +32 9 2644000; Fax: +32 9 2644175; E-mail: [email protected]

ETCHEGARAY, Roger, Evêque Cardinal du Siège Suburbicaire de Porto-Santa Rufina, ancien président emeritus du Conseil pontifical pour la justice et la paix

Adresse: Piazza San Calisto 16, 00153 Rome, Italie. Tél.: +39 06 69 88 72 68 FIGEL, Ján, Commissaire pour l’éducation, la formation, la culture et le multilinguisme

Adresse: Division de l’éducation, la formation, la culture et le multilinguisme, Commission Européenne, Berlaymont BERL 10/5, B-1049 Bruxelles, Belgique. Tél.: +32 2 298 87 16; Fax: +32 2 298 80 88; E-mail: [email protected]

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FILIPPOV, Vladimir, Recteur Adresse: L’Université russe de l’amitié des peuples. 6, Miklukho-Maklaya Str., 117198 Moscou, Fédération de Russie. Tél.: +7 495 434 7027; Fax: +7 495 433 1511; E-mail: [email protected]

GILDER, Eric, Professeur et boursier « C. Peter Magrath »

Adresse: Faculté de lettres et des arts, Université « Lucian Blaga » de Sibiu. Bd. Victoriei 5-7, RO-550024 Sibiu, Roumanie. Tél.: +40 269 215 556/ext.188; Fax: +40 269 217 887; E-mail: [email protected]

GROCHOLEWSKI, Zenon, Cardinal Diacre de San Nicola in Carcere, préfet de la Congrégation pour l’enseignement catholique

Adresse: Palazzo delle Congregazioni, Piazza Pio XII, 3, 00193 Rome, Italie. Tél.: +39 06 69 88 41 67; Fax: +39 06 69 88 41 72

HAANES, Vidar L., Professeur

Adresse: Ecole de théologie de Norvège, P.O. Box 5144, Majorstuen, N-0302 Oslo, Norvège. Tél.: +47 22 59 05 00; Fax: +47 22 59 05 05 E-mail: [email protected]

HOTTOIS, Gilbert, Membre de l’Académie royale de Belgique, professeur, directeur du Centre de recherche interdisciplinaire sur la bioéthique (CRIB) de l’Université Libre de Bruxelles

Adresse: Faculté de philosophie et de lettres, Université Libre de Bruxelles-UBL, avenue F.D. Roosevelt 50, 1050 Bruxelles, Belgique. Tél.: +32 2 650 26 37; Fax: +32 2 650 36 47; E-mail: [email protected]

MAC SITHIGH, Daithí, Représentant de l’ESIB

Adresse: Union des étudiants d’Europe – ESIB, Ceann Aras na Mac Leinn Grattan Street, IRL-Dublin 2, Irlande. Tél.: +353 1435 3400; Fax: +353 1435 3450 E-mail: [email protected]

MAGYAR, Bàlint, Dr., Ancien ministre de l ‘éducation

Adresse: Ministère de l’éducation et de la culture, Szalay u. 10-14, 1055 Budapest, Hongrie. Tél.: +36-1 473 7000; Fax: +36 1 473 7001; E-mail: [email protected]; [email protected]

MARGA, Andrei, Professeur, président du Conseil universitaire

Adresse: Université « Babeş-Bolyai », Str. Mihail Kogãlniceanu, nr. 1, 400084 Cluj-Napoca, Roumanie. Tél. + 40 264 40 53 00; 40 53 01; 40 53 02; 40 53 22 Fax: + 40 264 59.19.06 E-mail: [email protected]

MILLER, Michael J., CSB, Archevêque titulaire de Vertara et secrétaire de la Congrégation pour l’enseignement catholique

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Adresse: Congrégation pour l’enseignement catholique, Palazzo delle Congregazioni, Piazza Pio XII, 3, 00193 Rome, Italie. Tél.: +39 06 69 88 41 67 ; Fax: +39 06 69 88 41 72

POSSA, Guido, Ancien ministre adjoint de l’éducation, des universités et de la recherche

Adresse: Ministrère de l’éducation, des universités et de la racherche, Piazza J.F. Kennedy n.20, 00144 Rome EUR, Italie. Tél.: +39 06 58 491; +39 06 58497123

SADLAK, Jan, Directeur de l’UNESCO-CEPES

Adresse: UNESCO-CEPES, 39, rue Ştirbei Vodă, 010102, Bucarest, Roumanie. Tél.: +40 21 313 0839; Fax: +40 21 312 3567 E-mail: [email protected]

SIRAT, René Samuel, Grand Rabbin, président

Adresse: Académie Hillel, Paris, France ŻYCIŃSKI, Mirosław J., Archevêque, Grand Chancelier

Adresse: Université catholique Jean Paul II de Lublin, Wyszyńskiego 2, PL-20 950 Lublin, Pologne. Tél.: +48 81 53 23 468; Fax: +48 81 5346135; E-mail: [email protected]

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