l'écriture de l'histoire et la représentation du passé

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  • 7/28/2019 L'criture de l'histoire et la reprsentation du pass

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    Monsieur Paul Ricur

    L'criture de l'histoire et la reprsentation du passIn: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 55e anne, N. 4, 2000. pp. 731-747.

    Abstract

    The writing of history and the representation of the past.

    The problem of the representation of the past does not begin with history, but with memory. Memory has the capacity to

    recognize intuitively and directly the images we keep of the impression the past makes on us, with all the uncertainties stemming

    from its questionable reliability. This problem concerns all stages of the historiographie process: testimony and archives

    explanation/comprehension narrative and rhetorical representation during the writing of the historian's final text. But one thing

    remains certain, it is impossible to give priority to either memory or history.

    Rsum

    L'criture de l'histoire et la reprsentation du pass (P. Ricur).

    Le problme de la reprsentation du pass ne commence pas avec l'histoire mais avec la mmoire qui a le privilge de la

    reconnaissance intuitive et directe des images gardes de l'impression en nous de la marque du pass, avec toutes les difficults

    lies la fiabilit relative de la mmoire. Le problme chemine travers tous les stades de l'opration historiographique :

    tmoignage et archive, explication/comprhension , reprsentation narrative et rhtorique au niveau du texte final del'historien. Entre la mmoire et l'histoire, l'ordre de priorit reste indcidable.

    Citer ce document / Cite this document :

    Ricur Paul. L'criture de l'histoire et la reprsentation du pass. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 55e anne, N. 4,

    2000. pp. 731-747.

    doi : 10.3406/ahess.2000.279877

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2000_num_55_4_279877

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_6186http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2000.279877http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2000_num_55_4_279877http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2000_num_55_4_279877http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2000.279877http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_6186
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    HISTOIRE ET MEMOIRE

    L'ECRITURE DE L'HISTOIREET LA REPRSENTATION DU PASS

    Paul Ricur la mmoire de Franois Furet

    C'est une attente du lecteur du texte historique que l'auteur lui proposeun rcit vrai et non une fiction. La question est ainsi pose de savoirsi, comment, et jusqu' quel point, ce pacte tacite de lecture peut trehonor par l'criture de l'histoire. Ainsi s'nonce le problme, que jesoumets votre attention et votre discussion, de la reprsentation dupass en histoire.Ma premire thse est que le problme ne commence pas avec l'histoiremais avec la mmoire, avec laquelle l'histoire a partie lie d'une faon quel'on dira plus loin. Si je plaide ici pour l'antriorit de la question de lareprsentation mnmonique sur celle de la reprsentation du pass en histoire, ce n'est pas parce que je me placerais, pour des raisons de circonstance l'ge des commmorations, du ct des avocats de la mmoire contreceux de l'histoire ce propos m'est parfaitement tranger mais parceque le problme de la reprsentation, qu i est la croix de l'historien, setrouve dj mis en place au plan de la mmoire et mme y reoit unesolution limite et prcaire qu'il ne sera pas possible de transposer au plande l'histoire. L'histoire en ce sens est l'hritire d'un problme qui se poseen quelque sorte en dessous d'elle, au plan de la mmoire et de l'oubli ;et ses difficults spcifiques ne font que s'ajouter celles propres l'exprience mnmonique.Ce n'est pas chez saint Augustin que le difficile problme de la reprsentationu pass trouve sa premire formulation ; si Augustin est bien, auxLivres X et XI des Confessions^ , l'initiateur d'une mditation sculaireportant sur les rapports entre le pass des choses souvenues, le prsent deschoses aperues et le futur des choses attendues, Platon et Aristote sont lesL'article qui suit reproduit le texte prononc Paris le 13 juin 2000 dans le cadre de la2e confrence Marc Bloch, sous le patronage de l'cole des hautes tudes en sciences sociales.

    1. Saint Augustin, Confessions, Livres VIII-XIII, Paris, Descle De Brouwer, 1962, uvresde saint Augustin, 14 (Bibliothque augustinienne), pp . 556-572 et 572-591.731Annales HSS, juillet-aot 2000, n 4, pp. 731-747.

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREpremiers s'tre tonns du paradoxe recel par la notion de choses passes,les praeterita du latin. C'est sous le vocable de Yeikn que le problme asurgi dans le domaine grec classique sous forme d'aporie, de questionembarrassante.L'aporie est double. C'est d'abord l'nigme d'une image qu i se donne la fois comme prsente l'esprit et comme image de..., image d'unechose absente. Socrate dans le Thtte pose le problme l'occasion dela rponse une question embarrassante : peut-on avoir appris quelquechose et ne pas savoir qu'on prouv ? - Et comment, Socrate, rpliqueThtte, ce serait monstrueux ce que tu dis2. nigme donc de la prsenceen image de l'absent. Mais ce n'est encore que la premire moiti del'nigme commune la fantaisie et la mmoire. Manque encore la marquetemporelle de auparavant qui dpartage par principe la mmoire de lafantaisie.

    C'est Aristote que nous devons l'examen de ce trait distinctif dusouvenir, dans le petit Trait qui nous est venu dans sa traduction latineDe memoria et Reminiscencia (dans les Parva Naturalia3) Comme le titrel'indique, le grec dispose de deux mots pour la mmoire : mnm et anamnesis.e ddoublement entre la mmoire proprement dite et la rminiscence,entre la simple prsence d'un souvenir l'esprit dans son vocation spontane,t sa recherche plus ou moins laborieuse et fructueuse, donne l'occasionde pointer la marque de auparavant du proteron sur la chose passe : La mmoire, crit Aristote, est du temps (adjectif partitif : mot motde l'advenu, tou genomenou). Plus fortement : on se souvient sans leschoses , mais avec du temps . Avec la mmoire, la diffrence de lafantaisie, la marque de l'avant et de aprs est dpose sur la chose voque.Cette marque n'abolit pas la premire nigme, celle de la prsence del'absent, mais l'tal en quelque sorte dans le temps. Aristote sait commeSocrate que l'image, telle la peinture d'un animal, consiste en deux choses

    2. Socrate, Vois plutt cette autre objection qu i s'avance, et considre par o nous carterons. Thtte : Quelle objection, donc ? Socrate : Une de ce genre, soit laquestion : Supposons qu'on soit venu savoir quelque chose ; que de cet objet mme on aitencore, on conserve, le souvenir ; est-il possible que, ce moment-l, quand on se le rappelle,on ne sache pas cela mme qu'on se rappelle ? [...] Mais j'ai l'air de me lancer dans un granddiscours : ce que je veux demander, c'est si une fois qu'on a appris quelque chose, on ne lesait pas quand on se le rappelle. (Platon, Thtte, Paris, Flammarion, 1994, trad, parM. Narcy, [163d] p. 182.) Et comment, Socrate ? rplique Thtte, ce serait monstrueux ceque tu dis. De cette rponse embarrasse surgit une question plus aigu : Sans plus tarder,crois-tu qu'on te concdera que chez un sujet quelconque, le souvenir prsent de ce qu'il aprouv soit une impression semblable, pour lui qu i ne l'prouve plus, ce qu'il a une foisprouv ? Il s'en faut de beaucoup. (Ibid., [166b] p. 190.) Question insidieuse, qui entranetoute la problmatique dans ce qui apparatra plus tard comme un pige, savoir le recours la catgorie de similitude pour rsoudre l'nigme de la prsence de l'absence, nigmecommune l'imagination et la mmoire, comme le choix du vocable eikn le souligne. Jene suivrai pas les protagonistes du dialogue dans l'examen de la solution propose, savoirle modle de l'empreinte dans la cire, laquelle ne fait que redoubler l'nigme, dans la mesureo toutes les empreintes sont prsentes, actuelles, et o il leur est demand de se comporteren tant que signes de leur cause, savoir l'vnement de la frappe de l'empreinte.3. Aristote, Petits traits d'histoire naturelle, Paris, Les Belles Lettres, 1953, pp . 53-63.732

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSE la fois : Elle est elle-mme et en outre la reprsentation d'autre chose allou phantasma en bref l'image est la fois inscription actuelle etsigne de son autre ; c'est sur cette altrit de l'autre que le temps met samarque distinctive au plan de la mmoire. C'est ici que le second vocablepour la mmoire anamnesis entre en jeu : le souvenir de la chosen'est ni toujours ni frquemment donn, il faut le chercher ; cette qute estl'anamnse, la rminiscence, la recollection, le rappel. la question initiale :quoi ? visant le souvenir se joint dsormais la question comment ?,qu i met en mouvement un pouvoir-chercher , tantt plus mcaniquecomme le voudra plus tard l' associationnisme , tantt plus raisonncomme l'atteste l'ventail des procds de remmoration que les Modernesont rparti entre l'association et l'effort de rappel cher Bergson.Avec ces deux rubriques : prsence du souvenir, recherche du souvenir,nous avons mis en place le cadre gnral d'une phnomnologie de lammoire. Et nous connaissons ds le dbut la question de confiance qu ipeut s'noncer ainsi : si le souvenir est une image, comment ne pas leconfondre avec la fantaisie, la fiction ou l'hallucination ? C'est alors quese propose, l'ore de l'entreprise qu i de la mmoire conduira l'histoire,un acte de confiance dans une exprience qu'on peut tenir pour l'exprienceprinceps dans ce domaine, l'exprience de la reconnaissance. Celle-ci prendla forme d'un jugement dclaratif tel que : oui, c'est bien elle, c'est bienlui ! Non, ce n'est pas un fantasme, une fantaisie. Qu'est-ce qui nous enassure ? Rien, sinon autoprsentation elle-mme de Veikn, comme tantl'image de l'absent sous la modalit temporelle de l'antrieur. Nous trompons-nous ? Sommes-nous tromps ? Souvent, sans doute. Mais je le disfortement nous n'avons pas mieux que image-souvenir dans le momentde la reconnaissance. Mais, sommes-nous srs que quelque chose s'esteffectivement pass plus ou moins tel qu'il se propose l'esprit en trainde se souvenir ? C'est bien l la difficult rsiduelle. Et c'est ici que laproblmatique de la mmoire s'engage dans la voie prilleuse de la similitude,de la mimesis, qu'on n'a jamais fini de dissocier d'un ct du fantasmeet de l'autre de image-copie, sans que puisse tre rompu, d'un ct ou del'autre, le sentiment d'un lien d'adquation, de convenance de l'image-souvenir la chose souvenue, lien dont la nature et le statut pistmiqueconstituent l'enjeu de la prsente enqute. Cet enjeu est ce que nousdnommons fidlit. Fidlit de la mmoire laquelle nous confronteronsplus loin le vu de vrit en histoire, dans une interminable dialectique.

    Avant de m' engager dans ce qu i sera mon propos principal, la reprsentationistorienne du pass, je veux ajouter deux touches mon tableausommaire de la problmatique de la mmoire ; l'une et l'autre importent la transition de la mmoire l'histoire.Se pose d'abord la question du sujet de la mmoire : Qui se souvient ?Qui fait acte de mmoire en se reprsentant les choses passes ? On esttent de rpondre trs vite : moi, moi seul. La question est devenue urgentedepuis l'mergence du concept de mmoire collective en sociologie, comme

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREon le sait depuis le livre fameux de Maurice Halbwachs, La mmoirecollective4 ; la thse est mme pousse chez lu i jusqu'au soupon que lammoire individuelle ne serait qu'un rejeton, une enclave, de la mmoirecollective. Et pourtant la notion de mmoire collective n'a cess de souffrird'un reproche d'inconsistance au plan conceptuel. En outre, elle tait d'autantplus mal reue qu'elle paraissait cautionner une revendication hgmoniquee la sociologie face l'histoire elle-mme. Quant moi, aprs unlong embarras, je suis arriv la conviction que la mmoire, dfinie parla prsence l'esprit d'une chose du pass et par la recherche d'une telleprsence, peut par principe tre attribue toutes les personnes grammaticalesmoi, elle/lui, nous, eux, etc. Cette assertion d'une attribution plurielledu souvenir ne diffre pas, selon moi, de l'attribution plurielle dont estsusceptible n'importe quelle pense, passion ou affection. Si la thse del'attribution multiple fait problme dans le cas de la mmoire, c'est parceque la question de l'identit personnelle disons la question du soi yparat se poser d'une faon incomparable, la diffrence des autres faitspsychiques, comme si l'appropriation au moi propre constituait un privilgeexclusif de la mmoire. Je ne pense pas, nanmoins, que l'on doive selaisser intimider par ce genre d'argument. C'est en fait au terme d'unelente conqute, assignable ce qu'on peut appeler l'cole du regard intrieur,qu'on est arriv identifier la mmoire et le soi. C'est ici qu'Augustinentre en scne, attirant la mmoire au foyer du soi dans le sillage del'exprience de l'aveu et de la confession ; son tour, John Locke renchritsur cette subjectivation en marche, en rigeant la mmoire en critre privilgie l'identit personnelle : la mmoire est ainsi de droit mon propre, myown. Husserl fera le pas dcisif en fusionnant mmoire et conscience intimedu temps : la mmoire n'est plus alors, comme l'avait anticip John Locke,que la rflexion de soi sur soi tale dans le temps ; Heidegger, en fin deparcours, pourra engloutir l'exprience de la mmoire dans sa temporalit,elle-mme aspire dans l'aire de gravitation de tre-pour-la-mort, exprience marque du sceau de l'insubstituable et de l'incommunicable. Finalement, 'assignation exclusive de la mmoire au soi apparat comme le fruitd'une subjectivation croissante opre aux dpens du primat de la questiondu quoi du souvenir sur celle de son qui5.Au terme d'une pese soigneuse des arguments et des contre- arguments,je me suis ralli la thse de l'attribution multiple du souvenir une diversit e personnes grammaticales. J'ai trouv un appui pour cette thse dansl'analyse venue de la philosophie analytique de la notion d' attribution

    4. Maurice Halbwachs, La mmoire collective, Paris, PUF, 1950.5. Husserl est mes yeux exempt de ce reproche comme l'atteste l'admirable analyse deYErinnerung dans le volume XXIII des Husserliana, o VErinnerung est mise en concurrenceavec le Bild, la Phantasie, et la Vorstellung, ces varits de re-prsentation, distinctes parprincipe des prsentations simples dont la perception est le modle. La phnomnologie ence sens, ne reste pas dmunie, face la revendication d'autonomie venue du camp sociologiqueen faveur de l'ide de mmoire collective (Edmund Husserl, Phantasie, Bildwusstsein, Erinne-rung, dition tablie par Eduard Marbach, La Haye-Boston-Londres, Martinus NijhoffPublishers, 1930).734

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSE quelqu'un des phnomnes psychiques en gnral, reposant sur l'axiomeselon lequel l'attribution d'un acte ou d'un tat psychique soi-mme estpar principe corrlative de l'attribution simultane l'autre que soi-mme,comme nous le faisons par exemple dans le cadre d'un rcit la troisimepersonne : II ou elle se rappela soudain cette scne d'autrefois. Quel'attribution soi-mme revte la forme particulire de l'appropriation, etque l'attribution autrui reste tributaire de l'interprtation d'indices, celane saurait tre ni et appelle une analyse soigneuse. Mais cette dissymtriedans l'attribution est parfaitement compatible avec le caractre pluriel del'attribution des phnomnes mnmoniques une pluralit de personnesgrammaticales.Cette prise de position importe l'historien qui peut se donner sansscrupule pour vis--vis la mmoire individuelle et la mmoire collective,enchevtres le plus souvent l'une l'autre comme dans les ftes, lescommmorations et autres clbrations. L'histoire peut en outre trouverintrt aux dtails de la thorie de l'attribution dans la mesure o elle aussirencontre des problmes d'attribution des agents sociaux tour tourcollectifs ou singuliers. cette premire touche additionnelle, j'en ajoute une seconde qu i vaassurer plus troitement encore la transition de la mmoire l'histoire.Revenons sur le ddoublement du problme de la mmoire entre la statiquedu souvenir, comme image prsente d'une chose absente advenue auparavant,t sa dynamique consistant dans le rappel. Le rappel est une oprationcomplexe qu i peut russir ou non. La russite, c'est la reconnaissance dusouvenir dont Bergson fait l'exprience princeps dans Matire et mmoire6,ce matre-livre qu'on a peut-tre quitt trop tt ou trop facilement. Or lareconnaissance apparat comme un petit miracle, celui de la mmoire heureuse, si on le compare avec toutes les difficults qui jalonnent le trajetdu rappel. Ces difficults, qui forment la matire d'une pragmatique dela mmoire, peuvent tre places sous trois rubriques : mmoire empche,mmoire manipule, mmoire oblige. Mmoire empche : j'voqueraisimplement les textes de Freud sur le refoulement, les rsistances, la rptition, quoi il oppose le travail de remmoration ; pour faire bonne mesure,ajoutons le travail du deuil, ce travail parallle sur la perte. Mmoiremanipule : il faudrait voquer ici les intersections entre le problme de lammoire et celui de l'identit, et dcrire les manires multiples de trafiquerla mmoire par le biais du rcit avec ses pleins et ses dlis, ses accentset ses silences. Mmoire oblige, enfin : ici, se ralentit l'allure. Je veuxdire combien il importe de ne pas tomber dans le pige du devoir demmoire. Pourquoi ? Parce que le mot devoir prtend introduire un impratif,n commandement, l o il n'y a l'origine qu'une exhortation dansle cadre de la filiation, le long du fil des gnrations : Tu raconteras ton fils... Ensuite, parce qu'on ne met pas au futur une entreprise deremmoration, donc de retrospection, sans faire violence l'exercice mme

    6. Henri Bergson, Matire et mmoire, essai sur la relation du corps l'esprit, Paris,F. Alcan, 1896.735

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREde l'anamnse, risquons le mot, sans une pointe de manipulation ; enfin etsurtout, parce que le devoir de mmoire est aujourd'hui volontiers convoqudans le dessein de court-circuiter le travail critique de l'histoire, au risquede refermer telle mmoire de telle communaut historique sur son malheursingulier, de la figer dans l'humeur de la victimisation, de la draciner dusens de la justice et de l'quit. C'est pourquoi je propose de dire travailde mmoire et non devoir de mmoire.Ces difficults du rappel, la pragmatique de la mmoire les lgue epistemologie de l'histoire. Mmoire empche, mmoire manipule,mmoire oblige : autant de thmes en forme d'avertissements rsonnant l'oreille de l'historien. C'est sur ces embarras d'une mmoire difficile quel'histoire difie ses contraintes et aussi les dfenses et les conqutes que jevais dire, et qu'elle fait converger sur la problmatique de la reprsentationhistorienne. Mais je dois avertir, ce tournant de mon expos, que lammoire dtient un privilge que l'histoire ne partagera pas, savoir lepetit bonheur de la reconnaissance : C'est bien elle ! C'est bien lu i ! Quelle rcompense, en dpit des dboires d'une mmoire difficile, ardue !C'est parce que l'histoire n'a pas ce petit bonheur qu'elle a une problmatiquepcifique de la reprsentation et que ses constructions complexesvoudraient tre des reconstructions, dans le dessein de satisfaire au pactede vrit avec le lecteur. Ici j'anticipe au galop. Laissez-moi me reposerun instant sur une figure venue de Bergson. On connat sa fameuse imagedu cne renvers pointant vers le bas : la base, en haut, la masse dessouvenirs ; la pointe, en bas, la venue du souvenir pur l'image affleurantla surface du prsent vif. C'est le moment de la reconnaissances du passdans ces images. Eh bien, cette figure du cne, je l'adopte comme la figuredu problme mme que je prsente ici. C'est aussi un cne point vers lebas : en haut, la base, l'aporie inaugurale de la mmoire, aporie de laprsence de l'absent et de l'antrieur ; le long de la descente du cne, lesdifficults de la mmoire empche, manipule, oblige ; la pointe, l ole cne affleure au plan de la connaissance historique, le petit bonheur dela reconnaissance, seul et prcaire gage de la fidlit de la mmoire. Cepetit bonheur touche l'histoire qui ne l'a pas ; mais ce manque nourritl'nergie de sa recherche selon le titre que lui a donn Hrodote. Larecherche historienne, supplant au rappel mnmonique, embrasse ds lorsl'ensemble des oprations historiographiques sur le long trajet horizontaldploy de la phase documentaire la phase scripturaire. C'est au termede ce parcours que se pose dans toute sa problmaticit la question de lareprsentation historienne, laquelle je propose ds maintenant de donnerle nom de reprsentance, pour en souligner la militance et l'inachvement,aux lieu et place de elusive reconnaissance mnmonique.

    Les difficults de la connaissance historique commencent avec la coupure que reprsente l'criture. cet gard, l'historiographie est bien nomme le mot ne dsigne pas seulement la phase scripturaire, ni non plus la736

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSEposture reflexive, pistmologique de second degr, mais la totalit de ceque Michel de Certeau a heureusement dnomm l'opration historiogra-phique7, que je rpartis mon tour entre trois phases qu i ne sont pas destapes successives, mais des niveaux de langage et des problmatiquesenchevtres : phase documentaire aux archives, phase explicative/comprehensive,elon les usages varis de la clause parce que..., phase proprementlittraire ou scripturaire, au terme de laquelle la question de la reprsentationatteint son point ultime d'acuit.1. Le sort de la reprsentation du pass est mis initialement sur la voie dela problmaticit par la premire prise de distance que constitue l'inscriptionar rapport au champ mnmonique priv ou public. Cette prise dedistance n'est toutefois effective qu'une fois l'archive institue. Celle-ciest en effet le terminus ad quem d'une opration complexe dont le terminusa quo est la toute premire extriorisation de la mmoire prise son stadedclaratif et narratif. Quelqu'un se souvient de quelque chose, le dit, leraconte et en tmoigne. Le tmoin dit une premire chose : J'y tais .Benveniste nous assure que le mot testis vient de tertius% ; le tmoin sepose alors en tiers entre des protagonistes ou entre l'action et la situation laquelle le tmoin dit avoir assist, sans y avoir ncessairement pris part.Cette dclaration est la fois une assertion portant sur une ralit factuelletenue pour importante et une certification de la dclaration par son auteur.Celui-ci fait appel la crance d'un autre devant qui il tmoigne et qu ireoit son tmoignage : J'y tais ; croyez-moi ou non, ajoute-t-il ; et sivous ne me croyez pas demandez quelqu'un d'autre . Cette accrditationouvre l'alternative de la confiance et du doute. Est ainsi constitue lastructure fiduciaire du tmoignage. Prt ritrer son tmoignage, le tmoinle tient pour une promesse portant sur le pass. Le tmoignage devientinstitution. La confrontation des tmoignages est ouverte et, au-del, lacontroverse des historiens est lance. Outre la contestation, la critique dutmoignage marque la place en creux du dissensus et de sa valeur ducativeau plan de la discussion publique o l'histoire achve son parcours de sens.Tout ceci, sous la condition de l'inscription, devenue mise en archive.La chose crite va poursuivre son cours au-del des tmoins et de leurstmoignages. Faute de destinataire dsign, elle se trouve dans la situationdu texte orphelin dont parle Platon dans le Phdre. Mais quel que soitle degr de fiabilit du tmoignage, nous n'avons pas mieux que lui pourdire que quelque chose s'est pass quoi quelqu'un dit avoir assist. Maiscela s'est-il pass tel que cela est dit ? C'est la question de confiance, letest de vrit, quoi commence satisfaire la recherche de la preuvedocumentaire.

    7. Michel de Certeau, L'criture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975.8. Cf. Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-europennes, Paris, ditionsde Minuit, 1969.

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREDocumentaire, c'est le mot de passe. Nous savons depuis Marc Blochque les tmoins malgr eux sont les plus importants9. Mais ces tmoignageseux aussi s'inscrivent parmi des traces bien nommes traces documentaires,

    dont beaucoup ne sont plus des tmoignages : vestiges, indices matriels,ou signes abstraits tels que courbes de prix ou de revenus et autres itemritrables et quantifiables. Se met ainsi en place ce que Carlo Ginzburgappelle le paradigme indiciaire 10, commun toutes les disciplines deconnaissance indirecte et conjecturale, de la mdecine et de la psychiatrieau roman policier. Une dialectique fine entre le tmoignage et le documentse droule sous cette gide, le document jouxtant en outre le monument.Le document devient ainsi l'unit de compte de la connaissance historiqueque Marc Bloch osait placer sous la rubrique de l'observation, lui lepourfendeur de l'cole qu'il appelait positiviste et qu'il serait plus quitablede dnommer mthodique. Un document, en effet, n'est pas donn, il estcherch, constitu, institu : le terme dsigne ainsi tout ce qui peut treinterrog par l'historien en vue d'y trouver une information sur le pass, la lumire d'une hypothse d'explication et de comprhension. Sont ainsidsigns des vnements qui, la limite, n'ont t le souvenir de personnemais qui peuvent contribuer la construction d'une mmoire qu'on peutdire avec Halbwachs mmoire historique pour la distinguer de la mmoiremme collective. Faire parler les documents, dit Marc Bloch, non pour lesconfondre, mais pour les comprendre.On saisit que, face aux sciences dures, des historiens aient pu adopterun ton d'assurance qui, au regard de notre problme, implique une confianceforte dans la capacit de l'histoire largir, corriger, critiquer la mmoire,au risque de rduire celle-ci du statut de matrice d'histoire celui d'objetde mmoire comme on va voir dans un instant.Mais auparavant, l'opration historiographique, arrte par convention la phase documentaire, se trouve confronte la question du statutpistmologique de la preuve laquelle peuvent prtendre des propositionsdu type : X a fait Y au temps T et au lieu L. Ces propositions artificiellementisoles portent sur ce qu'on peut appeler des faits avrs, tant entenduque le fait n'est pas l'vnement lui-mme mais le contenu assert despropositions du type qu'on vient de dire, formes au terme d'preuvesdiverses de confrontation et de contestation. cet gard, la philosophiespontane de l'historien relve d'un ralisme critique qu i fait front dedeux cts.Sur un premier front, l'historien prsuppose la factualit de l'vnement,au sens large de ce au sujet de quoi quelqu'un tmoigne, cela dont il estquestion dans les documents. En ce premier sens, l'historien ne peut trouverqu'un mauvais recours dans la linguistique saussurienne qu i rduit le signeau couple signifiant/signifi l'exclusion du rfrent. Son secours est plutt

    9. Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Mtier d'historien, Paris, Armand Colin, [1949]1997, pp . 74-86.10 . Carlo Ginzburg, Traces. Racines d'un paradigme indiciaire, in Mythes, emblmes,traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, [1986] 1989, pp . 139-180.

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSEdu ct de la linguistique du discours la faon de Benveniste et Jakobson,pour qu i l'unit de sens au plan du discours est la phrase, o quelqu'un ditquelque chose quelqu'un sur quelque chose selon des rgles codifiesd'interprtation. Ainsi est prserve dans le principe la triade : signifiant,signifi, rfrent, l'vnement dsignant globalement le rfrent du discoursdocument, rserve faite de la spcification ultrieure du terme vnementpar rapport structure et conjoncture.Sur l'autre front, l'historien sait que sa preuve relve d'une logique dela probabilit plutt que de la ncessit logique, la probabilit portant moinssur le caractre alatoire des vnements que sur le degr de fiabilit dutmoignage et, de proche en proche, de toutes les propositions du discourshistorique. Est plus ou moins probable le fait que... ceci ou cela soitarriv tel qu'on le dit. Ce caractre probabiliste de la preuve documentaire,terminus ad quem du procs de mise en intrigue, procde en dernier ressortde la structure fiduciaire du tmoignage, terminus a quo du processus entier.Cette structure peut rester dissimule la faveur des non-dits tenant austatut social de l'histoire, au lieu partir duquel l'historien parle. Entout tat de cause cette structure argumentative reste indpassable. cetgard, l'ouvrage fameux de Lorenzo Valla : Sur la donation de Constantin lui faussement attribu et mensongreu, a fait franchir l'historiographieun seuil dcisif. Sur cet autre front l'historien sait que sa preuve n'est pasde mme nature que celle des sciences de la nature : la critique du tmoignage reste le modle pour l'ensemble du champ documentaire relevant duparadigme indiciaire : indirecte et conjecturale, telle elle reste.2. Nous loignant maintenant du stade documentaire de l'histoire et nousenfonant dans l'paisseur des oprations d'explication et de comprhension,ous paraissons tourner le dos la question de la reprsentation.L'enjeu de ces oprations n'est-il pas en effet la mise l'preuve desdiffrentes rponses en forme de parce que donnes la questionpourquoi ? La problmatique du sens immanent au discours et celle de sacohrence informe n'occupent-elles pas dsormais tout le terrain ? On peutd'abord le penser et se concentrer exclusivement sur la varit des modesd'explication et de comprhension en histoire. On a pu dire cet gardque l'histoire n'a pas de mthode propre. Elle combine de faon opportuneles usages de la causalit et de la lgalit les plus proches de ceux en coursdans les sciences de la nature, comme on le voit en particulier en histoireconomique, et l'explication par des raisons mises en uvre en histoire politique, militaire ou diplomatique, ou au niveau des ngociations ourdies parles protagonistes de la micro-histoire. En histoire il n'y a pas de dichotomieirrductible entre explication et comprhension.En dpit de ce dplacement massif de l'intrt en direction des modesd'explication et de comprhension, la question de la reprsentation du passn'est pas perdue de vue dans la phase de l'explication et de la comprhension.

    11 . Lorenzo Valla, Sur la donation de Constantin..., Paris, Les Belles Lettres, 1993.739

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREElle revient une premire fois au premier plan l'occasion du dcoupagede son domaine, disons de la dtermination de Y explicandum, et unedeuxime fois de faon premire vue inattendue, sous les espces de cesobjets privilgis de l'exploration du champ historique que sont les mentalits, evenues pour les raisons qu'on va dire les reprsentations, donc lesreprsentations comme objets d'histoire. Ces deux retours en force de laquestion de la reprsentation ont partie lie, dans la mesure o il s'agit unepremire fois de la dtermination formelle du rfrent prochain du discourshistorique du ce sur quoi le discours est tenu et une deuxime foisde la dtermination matrielle d'une tranche de rfrent de ce discours, savoir les reprsentations objet sur lesquelles l'histoire enqute enoutre des dterminations conomiques, sociales, politiques de la ralitsociale.Arrtons-nous un moment sur ces deux mentions de la reprsentationdans le cadre de epistemologie de l'explication en histoire. D'abord ledcoupage du domaine des faits historiques est prsum concerner les objetsde rfrence de l'histoire ; ainsi, tous les modles explicatifs en cours dansla pratique historienne ont pour trait commun de se rapporter la ralithumaine en tant que fait social. cet gard, l'histoire sociale n'est pas unsecteur parmi d'autres, mais le point de vue sous lequel l'histoire choisitson camp, celui des sciences sociales. Je me suis intress pour ma part aucourant de pense qui a mis l'accent, postrieurement l're braudlienne,sur les modalits pratiques de la constitution du lien social et sur lesproblmes d'identit qui s'y rattachent. C'est ce titre que les reprsentationsigureront tout l'heure parmi les objets privilgis de l'enqutehistorique en couple avec les interactions. Pour prciser les choses, c'esten mettant l'accent sur le changement et sur les diffrences ou cartsaffectant les changements que l'histoire se distingue des autres sciencessociales et principalement de la sociologie. Or changements et diffrencesou carts comportent une dimension temporelle manifeste. La dialectiquestructure, conjoncture, vnement est cet gard bien connue, ainsi queles hirarchies de dure explores par Braudel et son cole12. Ce sont certesl des constructions, au regard de l'exprience vive qui ne forme passpontanment l'ide de dures multiples, d'chelles de dure ; ce qu i estplus prcisment une construction, c'est la corrlation tablie entre la naturedu changement considr conomique, social (au sens limitatif du terme),politique, culturel ou autre l'chelle sous laquelle il est apprhend etle rythme temporel appropri cette chelle. Le caractre construit de ceshirarchies est particulirement manifeste lorsque les notions d'chelles etde jeux d'chelles sont thmatises en tant que telles et tendues, au-del del'ide d'chelle de dure, celle d'chelle d'efficacit et de coercition desnormes sociales et celle d'chelle de grandeur dans l'estime publique13.

    12 . Fernand Braudel, Histoire et sciences sociales. La longue dure , Annales ESC, 13-4, 1958, pp . 725-753.13. Cf. Jacques Revel (d.), Jeux d'chelles. La micro-analyse l'exprience, Paris,Gallimard/Le Seuil, 1996.

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSEMais ces constructions sont prsumes appropries la nature du phnomneen question et , en ce sens, tout sauf arbitraires, donc tout sauf fictives. Ilest implicitement admis que ces constructions sont des reconstructions dela condition historique des humains, ce rfrent ultime de l'enqute historique, au regard duquel les interactions susceptibles d'engendrer du liensocial constituent le rfrent prochain. C'est donc ce premier niveauformel du dcoupage des objets de rfrence que l'ide de reprsentationdu pass est tacitement assume.Mais elle l'est explicitement, et si l'on peut dire matriellement (ousubstantiellement), lorsque l'histoire prend pour un de ses objets privilgisles reprsentations et en fait, disons, un rfrent privilgi ct de l'conomique, du social, du politique. Comme on sait, c'est d'abord sous le vocablede l'histoire des mentalits que ce thme s'est d'abord propos puis impos,jusqu'au jour o a plaid contre lui son caractre flou, quivoque, proti-forme et surtout sa compromission initiale avec le concept de mentalitprimitive hrite de Lvy-Bruhl14. C'est dans ces conditions que l'ide dereprsentation a pu se substituer celle de mentalit, au risque d'engendrerune nouvelle quivoque, le terme reprsentation pouvant dsigner unepremire extrmit de notre parcours le rapport de la mmoire au passsous les espces de image-souvenir, et l'autre extrmit vers laquellenous cheminons le rapport de l'histoire au pass, en bref l'intentionnalitmme du discours historique. C'est le couplage avec les interactions duchamp social qui spcifie cet usage du concept de reprsentation pourdsigner les croyances et les normes qu i confrent une articulation symbolique la constitution du lien social et la formation des identits. Onpeut parler cet gard de pratique de la reprsentation, ce qu i permetd'tendre au champ symbolique de l'action les acquis de la notion de jeud'chelles voque plus haut. Mais surtout, il devient possible de fairebnficier la notion de reprsentation sociale des distinctions labores auplan d'une smiotique gnrale de la reprsentation, par exemple entrereprsentation de l'absent ou du mort et prsence vive de l'image actuelle,comme en font foi les analyses de Louis Marin gravitant autour du thmedu portrait du roi. Ces changes entre smiotique de la reprsentation ethistoire de la reprsentation sociale, en particulier dans la sphre du pouvoir,s'avrent d'une fcondit extrme pour tout ce qui concerne les pouvoirsde l'image , pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Louis Marin15.Ne quittons pas cette rgion des reprsentations, et avec elle la phasede explication/comprhension, sans y avoir inclus l'histoire de la mmoireen tant prcisment que reprsentation prive et publique du pass : nonpas ma, non pas notre reprsentation, mais celle objective de tous cesautres dont nous faisons aussi partie, donc la reprsentation du pass commeobjet d'histoire. Et joignons cette histoire spcifique celle de la lectureet des effets de lecture induits de nos jours par les changements atteignant

    14 . Lucien Lvy-Bruhl, La mentalit primitive, Paris, F. Alcan, 1922.15 . Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, ditions de Minuit, 1981 : id., Des pouvoirs del'image, Paris, Le Seuil, 1993.

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREla reproduction des textes, jusqu' la rvolution lectronique affectant leurssupports. J'arrte l ce tour des reprsentations objet dont l'histoire faitson miel.3. Quittant la zone aride des enchanements qui confrent sa cohrencepropre et diversement varie au discours historique, nous pntrons dansl'espace des configurations narratives et rhtoriques qui rgissent la phaselittraire de l'historiographie. C'est ce niveau que se concentrent lesdifficults les plus tenaces concernant la reprsentation du pass en histoire.Or cette composante scripturaire ne s'ajoute pas simplement aux autresoprations historiographiques : elle en accompagne chacune des tapespour autant que celles-ci ressortissent ensemble la catgorie gnrale del'inscription. Ce que nous allons donc considrer maintenant, c'est plusspcifiquement l'criture en tant qu'elle donne lisibilit et visibilit au textehistorique en qute de lecteur. Le pacte de lecture voqu plus haut devientici explicite, et la question initiale revient en force : le pacte a-t-il t tenuet jusqu' quel point ?La difficult majeure rsulte de ce que les configurations narratives etrhtoriques sont des contraintes de lecture : structurant son insu le lecteur,elles peuvent jouer le double rle de mdiations en direction du relhistorique et d'crans opposant leur opacit la transparence prtendue desmdiations. Vont ainsi passer au premier plan les signes de la littrarit.Ce que je retrouve ici, ce sont d'abord les configurations narratives surlesquelles j'avais concentr mon attention dans Temps et Rcit16. Depuislors, la crainte de confondre la cohrence narrative avec la connexitexplicative m'a conduit ajourner le traitement du narratif en histoirejusqu'au moment de la prise en compte des signes de littrarit. Ce dclassementelatif jouera un rle dans ma rplique aux tentatives de brouillagede la frontire entre le fictif et l'historique. Je continue certes de penserque le narratif n'est pas confin l'vnementiel mais coextensif tousles niveaux d'explication et tous les jeux d'chelles. Bien plus, si lescodes narratifs ne se substituent pas aux modes explicatifs, ils leur ajoutentla note de lisibilit et de visibilit qu'on a dite. C'est prcisment l'instauratione grilles d'criture devenues des grilles de lecture restes inaperuesqui engendrent les difficults que nous allons maintenant considrer. S'ilest vrai que les structures narratives ne se bornent pas assurer le transitdu discours vers son rfrent, mais opposent leur opacit propre lavise rfrentielle du discours historique, alors ce devient le privilge dusmioticien de porter au jour les contraintes qui ont pu guider l'crivaindans sa prsentation des faits. Il est alors tentant de suggrer que ces mmescontraintes, assumes son insu par le lecteur, tiennent ce dernier captifdes rets d'un faire croire que ledit smioticien est seul habilit dmasquer.On connat le thme de l' effet de rel et de l' illusion rfrentielle labor par la smiotique structurale, dans le sillage de la linguistique

    16. Paul Ricur, Temps et Rcit, Paris, Le Seuil, 1993.742

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSEsaussurienne voque plus haut, o le rfrent est exclu par principe de lastructure binaire de la signification rduite au couple signifiant-signifi. Telest le soupon nourri au plan narratologique par cette cole de smiotique,et l'argument anti-rfrentiel qui en est tir au plan historiographique.Mais c'est avec l'analyse rhtorique du discours historique que le problme pos par les contraintes a pris toute son ampleur et a abouti uneattaque frontale contre ce que j'ai appel plus haut le ralisme critique,assum sans tre vraiment thmatis par la plupart des historiens de mtier.Les configurations proprement narratives relevant d'une typologie desintrigues se trouvent alors encadres au sein d'une architecture complexede codes ct des tropes et des autres figures de discours et de pense ;toutes ensembles, ces figures sont tenues pour les structures intimes d'unimaginaire qui couvre la classe entire des fictions verbales selon l'expression de Hayden White. L'uvre savante de ce thoricien de l' imaginationistorique est cet gard exemplaire17. Toutefois son potentieldvastateur, cibl sur le faire-croire historique, ne devait atteindre son butqu'en conjonction avec le mouvement plus vaste connu sous le nom de post-moderne , o la rationalit historienne est prise dans la tourmentequi secoue les convictions hrites de l'poque des Lumires et que l'on adcid de tenir pour la mesure du moderne. C'est ainsi auto-comprhensionde toute une poque qui se joue l'occasion du dbat autour de la vriten histoire.La discussion, qui menaait de se perdre dans des confrontations idologiques sans critre connu l'ide de critre tant elle-mme en jeu s'est trouve ramene dans les bornes d'un conflit d'interprtation limit la connaissance historique la faveur d'un dbat bien centr ; l'enjeutait la rception des ouvrages consacrs la solution finale , principalementu livre collectif intitul Historikerstreit consacr la controverseentre historiens allemands sur ce thme18. De la querelle illimite sur lepostmodernisme l'attention tait ramene une question redoutable, maismesure : comment parler de l'Holocauste, de la Shoah, cet vnementmajeur du milieu du xxe sicle ? La question surgissait, encadre entre deuxgrandes interrogations venues d'horizons opposs et soudain mises face face : celle pose par les matres du soupon avec le mot de passe del'illusion rfrentielle, et celle articule par les ngationnistes et le motde passe du mensonge officiel.Un ouvrage porte tmoignage de cette confrontation, celui de SaulFriedlander, dont le titre m'importe grandement : Probing the Limits ofepresentation19 C'est le seul ouvrage que je considre ici en raison de sa

    17 . Hayden White, Th e Contents of the Form: Narrative Discourse and Historical Representation,altimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1987 ; id., Tropics of Discourse:Essays in Cultural Criticism, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1990.18 . Rudolf Augstein et alii, Historikerstreit: die Dokumentazion der Kontroverse um di eEinzigartigkeit der nazionalsozialistischen Judenvernichtung, Munich, Pipper, 1988 (Devantl'histoire : des documents de la controverse sur la singularit de l'extermination des juifs parle rgime nazi, Paris, ditions du Cerf, 1988).19 . Saul Friedlander (d.), Probing..., Cambridge, Harvard University Press, 1992.743

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSEpar l'analyse rhtorique du discours. Le dbat peut, mon avis, tre conduitdans deux directions : en aval du texte, du ct de la rception par le lecteur ;en amont, du ct des phases antrieures du procs historiographique.Du ct de la rception, le lecteur vient au devant du texte historiquenon seulement avec des attentes, entre autres, qu'on ne lui raconte pasdes histoires , mais avec une exprience comme protagoniste de l'histoiredu prsent. C'est lui qu i fournit le vis--vis d'un discours rput prendreforme la croise du prsent et du pass. Plus prcisment, c'est le citoyendans le protagoniste d'histoire qu i demande de l'historien un discours vraicapable d'largir, de critiquer, voire de contredire sa mmoire. dfautd'un discours vrai, au sens que l'pithte prend dans les sciences dures, undiscours qui se situe par rapport une intention de vrit.C'est alors que pour prendre la mesure de cette intention de vrit ilfaut en appeler de la phase scripturaire de la connaissance historique auxphases antrieures, explicative/comprehensive et documentaire. C'est ce qu iest ordinairement perdu de vue dans les discussions centres sur la rhtoriquedu discours historique. L'erreur est ici d'attendre de la narrativit et de latropologie qu'elles comblent les lacunes d'une argumentation soucieuse derendre raison des enchanements de toute sorte entre faits avrs. cetgard, tout ne se joue pas sur le plan scripturaire, ni mme sur celui de explication/comprhension : c'est la preuve documentaire qu'il fautremonter, quitte reparcourir dans l'ordre progressif la chane entire desoprations historiographiques. Il apparat alors que le faire-croire n'est pasla chasse garde de la rhtorique. Il est le lieu d'entrecroisement duconvaincre et du plaire, comme les controverses entre Socrate et les sophistesnous en ont enseign la diffrence. C'est ici que la logique des probabilitsconcrtes, applique au degr de fiabilit des sciences humaines, enrle son service les analyses produites l'enseigne du soupon. Non pourcontribuer au brouillage des frontires entre la fiction et la ralit ft-elle celle de l'absent de l'histoire mais pour traquer dans ses ruses lefaire-croire, la faon dont Platon dans les Dialogues socratiques s'emploie distinguer la mdecine de la cosmtique.

    Approchant le moment de conclure, je reviens ma question initiale :le pacte de lecture sur lequel est cens reposer l'criture de l'histoire peut-il tre tenu, et jusqu' quel point ? Mes auditeurs ne seront pas tonns sije rponds : oui, jusqu' un certain point. Pour que ma rponse ne paraisseni une bravade ni une drobade, je dois l'argumenter.Rpondre oui, c'est tmoigner en faveur de l'intentionnalit rgulatricede l'enqute historique : l'intention de viser et si possible d'atteindre cequ i fu t le cas, l'vnement. J'ai propos dans Temps et Rcit le terme de reprsentance pour dire la vigueur de cette intention-prtention. L'ideque recouvre le mot est la fois celle d'une supplance et celle d'uneapproximation. Supplance, comme dans le terme latin representatioappliqu l'poque hellnistique puis byzantine la fonction du personnage

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    L'ECRITURE DE L'HISTOIREhabilit figurer la prsence du souverain absent ; la mme ide de fonctionvicaire, de lieutenance, se retrouve dans l'allemand Vertretung, dans l'anglais representative et , aprs tout, aussi dans l'expression franaise reprsentants du peuple et reprsentation nationale . Fonction vicaire, donc,complte par celle d'approximation, d'une cible : c'est le ct prtentionde l'intention, mais prtention une perce, une avance.Donc, contrat rempli. Mais jusqu' quel point ? Il ne peut tre rpondu cette question portant sur le degr de vraisemblance, de verisimilitude dutexte historique que par un jugement de comparaison. Mais entre quoi etquoi ? Deux rponses possibles cette demande.La premire s'articule encore dans le champ historique lui-mme, lacomparaison entre deux ou plusieurs textes portant sur le mme topos. Jepropose cet gard de prendre pour repre le fait mon sens tonnammentrvlateur de la rcriture en histoire. Rcrire, c'est comme retraduire.Or c'est dans la retraduction des mmes textes originaux que se dclare,nous dit Antoine Berman, le dsir de traduire et sans doute aussi sontourment et son plaisir22. De mme, c'est dans la rcriture que se montrele dsir de l'historien de s'approcher toujours plus prs de cet trangeoriginal qu'est l'vnement dans tous ses tats. Vrit prtendue non d'unseul livre mais, si j'ose dire, d'un dossier entier de controverse. Ainsi ena-t-il t chez nous de la Rvolution franaise et de la copieuse bibliothquequ'elle a suscite.La deuxime rponse la question pose par le jugement de comparaisonnous porte hors de l'histoire, au point d'articulation entre l'histoire et lammoire. Il me plat de terminer sur cette confrontation qui me permet dejoindre ma thse finale ma thse initiale, selon laquelle le problme de lareprsentation du pass ne commence pas avec l'histoire mais avec lammoire. Ce qu i fut alors mis en place ne fut pas seulement une nigme,celle de la reprsentation prsente d'une chose absente qui exista auparavant,c'est--dire avant d'tre raconte, ce fut en outre l'esquisse d'une rsolutionlimite et prcaire de l'nigme, sans parallle du ct de l'histoire, savoirle petit bonheur, le petit miracle de la reconnaissance et de son momentd'intuition et de croyance immdiate. En histoire, nos constructions sontau mieux des reconstructions. C'est de telles reconstructions que nous avonsdclar plus haut l'intention, la prtention, le dsir, et dont nous mesuronsmaintenant le degr de fiabilit, en joignant l'interprtation l'intention devrit. Interprtation, le vocable difficile est lanc. Mais prsumer et assumerla solidarit entre interprtation et vrit en histoire, c'est dire plus quesimplement adosser l'objectivit la subjectivit, comme il tait ditnagure ; si l'on ne veut pas seulement psychologiser ou moraliser l'intention istorienne, par exemple en soulignant les intrts, les prjugs, lespassions de l'homme historien, ou en clbrant ses vertus d'honntet etde modestie, voire d'humilit, alors il faut marquer le caractre pist-mique de l'interprtation. savoir : la clarification des concepts et des

    22. Cf. Antoine Berman, L'preuve de l'tranger, Paris, Gallimard, 1984.746

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    P. RICUR LA REPRESENTATION DU PASSEarguments, l'identification des points de controverse, la mise plat desoptions prises, par exemple en posant telle question tel document, enchoisissant tel mode d'explication plutt que tel autre, en termes de causeou bien de raison d'agir, en privilgiant tel jeu de langage plutt que telautre. C'est tous les stades de l'opration historiographique que l'interprtationualifie le dsir de vrit en histoire. Et cela face au vu de fidlitde la mmoire.C'est ce prix que l'histoire peut ambitionner de compenser par sachane de mdiations la carence du moment de reconnaissance qu i fait quela mmoire reste la matrice de l'histoire lors mme que l'histoire en faitl'un de ses objets.Reste ainsi ouverte la question de la comptition entre la mmoire etl'histoire dans la reprsentation du pass. la mmoire reste l'avantagede la reconnaissance du pass comme ayant t quoique n'tant plus ; l'histoire revient le pouvoir d'largir le regard dans l'espace et dans letemps, la force de la critique dans l'ordre du tmoignage, de l'explicationet de la comprhension, la matrise rhtorique du texte et, plus que tout,l'exercice de l'quit l'gard des revendications concurrentes desmmoires blesses et parfois aveugles au malheur des autres. Entre le vude fidlit de la mmoire et le pacte de vrit en histoire, l'ordre de prioritest indcidable. Seul est habilit trancher le dbat le lecteur, et dans lelecteur le citoyen.

    Paul RicurUniversit de Paris-X / Universit de Chicago

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