l'écriture de soi

11
ENTRETIEN JEFFREY EUGENIDES : « Le roman n’est pas arrivé au bout de son histoire » ENQUêTE INTERNET CHANGE-T-IL NOTRE FAçON DE PENSER ? www.magazine-litteraire.com - Avril 2013 DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 € L’ÉCRITURE DE SOI DOSSIER QUAND GUY DEBORD CONTRE-ATTAQUE &:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@n@a@a" M 02049 - 530 - F: 6,00 E L Des Confessions à l’autofiction L Textes inédits d’Hervé Guibert

Upload: magazine-litteraire

Post on 15-Mar-2016

244 views

Category:

Documents


5 download

DESCRIPTION

Des Essais de Montaigne aux autofictions contemporaines, en passant par les Mémoires ou le journal intime, l’écriture de soi s’exprime dans divers registres et jeux de miroir.

TRANSCRIPT

Page 1: L'écriture de soi

entretien jeffrey eugenides : « Le roman n’est pas arrivé au bout de son histoire »

enquêteinternet change-t-iL notre façon de penser ?

www.magazine-litteraire.com - Avril 2013

DOM

6,6

0 €

- BEL

6,5

0 €

- CH

12,0

0 FS

- CA

N 8,

30 $

CAN

- AL

L 7,5

0 €

- IT

L 6,6

0 €

- ESP

6,6

0 €

- GB

5 £

- AU

T 6

.70

€ -

GR 6

,60

€ - P

ORT

CO

NT 6

,60

€ - M

AR 6

0 DH

- LU

X 6,

60 €

- TU

N 7,

3 TN

D - T

OM

/S

900

CFP

- TO

M/A

1400

CFP

- M

AY 6

,50

l’écriture de soi

d o s s i e r

quand guy debord contre-attaque

&’:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@n@a@a"M 02049 - 530 - F: 6,00 E

L des Confessions à l’autofictionL textes inédits d’hervé guibert

Page 2: L'écriture de soi

Avril 2013 | 530 | Le Magazine Littéraire

3 Éditorial

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements

Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] artistique Blandine Scart Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]édactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

caPm

an/s

iPa

La sérénité du pourceau

H eureux ceux par qui le scandale arrive, ils auront table ouverte au grand banquet des médias. C’est ce que nous pourrions penser à la suite de cette fameuse et fumeuse

affaire où nous avons vu une femme faire porter au cochon tous les vices de notre commune humanité. S’agissait-il de littérature ? Peut-être ou peut-être pas. Après tout, on parle bien de paysage pour désigner ces plaines vides du nord de l’Europe où l’envol d’une oie fait figure d’événement. S’agissait-il d’écriture de soi ? Des journalistes ont bien tenté de rattacher ce wagon marchandise à l’Orient-Express du roman qui dit « je ». Un coup d’œil rapide – cela ne méritait pas davan-tage – permettait de comprendre qu’il était moins question ici d’auto-fiction que d’autofriction.

M ontaigne, qui apparaît, bien sûr, dans notre dossier sur l’écriture de soi (et non l’écriture sur soie, pour dif-

férencier, encore une fois, notre propos du vacarme éditorial), nous rapporte l’anecdote de Pyrrhon qui, lors d’une tempête en mer, enjoignait à ses compa-gnons d’« imiter la sérénité du pourceau » qui voya-geait avec eux. L’ignorance du pourceau était la rai-son de sa sérénité, tandis que la raison embarrasse le voyageur d’une angoisse inutile qui se traduit par une double perte : celle du temps présent et celle du réel immédiat. Penser, c’est toujours penser ailleurs et autre chose, nous dit l’auteur des Essais. Il n’y a pas de présent pour la raison. L’incapacité à le vivre provoque une incapacité équivalant à vivre la réalité jusqu’à en perdre le repos. « Quand je danse, je danse, quand je dors, je dors… » Et c’est peut-être là ce qui caractérise, d’abord, l’écriture de soi. D’en-trée de « je », nous nous trouvons dans le présent, dans le réel. L’écriture de soi nous rappelle qu’il y a un monde dans chaque seconde, qu’il y a un univers dans chaque phrase.

T oast à la chair porcine/ Toast à la chair por-cine/ Viande chère à mon cœur/ La rosée n’est pas plus fine/ Que ton fumet à mon

âme » Ainsi parlait Jacques Chessex, écrivain à vif, dans Allegria, recueil de poésie. Monsieur ou

L’Économie du ciel sont de grands livres, même si nous avouons une préférence pour L’Imitation. Dans ce roman, Chessex met en scène un personnage, Jacques-Adolphe, ayant pris Benjamin Constant pour modèle. Histoire déran-geante d’un homme qui se condamne à l’échec pour avoir oublié que l’image n’est identique qu’à elle-même. La force de Chessex est que, même dans ses romans, il reste au plus près de l’écriture de soi. « Ce journal, écrit Constant, est une espèce d’histoire, et j’ai besoin de mon his-

toire comme de celle d’un autre pour ne pas m’oublier sans cesse et m’ignorer. »

G rasset publie un roman inédit de Chessex, Hosanna (1). Texte court et magnifique où l’écrivain assiste à l’enterrement d’un voi-

sin. Une cérémonie protestante, donc pour les tutoyeurs de Dieu, dirait Gide. L’écrivain revisite l’ex-pression « mourir de sa belle mort », sans ironie, en se découvrant dans un décor en jaune et noir, ciel et tombe, calciné et emmiellé. « Que je sois enfin béné-ficiaire de ma chute à moi », demande-t-il, lui qui, sans l’aimer, estime Dieu nécessaire. Au point d’échanger sa vie avec celle de son voisin ? Un sou-hait inutile puisqu’il apparaît clairement dans ce texte que Chessex et lui sont de la même race, de la même fibre, de la même famille, celle « des fronts fermés et des cœurs en lutte », de ce même terroir vaudois qui fait commerce de bétail, de tabac, mais surtout de charcuterie : « Le cochon sous toutes ses formes, lard, jambon, pied, jarret, saucisson, sau-cisse au chou et au foie, tête marbrée, côtelettes fumées, terrine, oreille, atriaux […] (2). »

[email protected]

(1) Hosanna, Jacques Chessex, éd. Grasset, 100 p., 12 €. (2) Un Juif pour l’exemple, Jacques Chessex, éd. Grasset, 102 p., 12,10 €.

« Toast à la chair porcine/ Viande chère à mon cœur/ La rosée n’est pas plus fine/ Que ton fumet à mon âme »

Allegria, Jacques Chessex

«

Page 3: L'écriture de soi

ILLU

STR

ATIO

N p

ANch

O p

OU

R L

E M

AGAZ

INE

LITT

ÉRAI

RE5

Avril 2013 | 530 | Le Magazine Littéraire

Un crochet par BarceloneAvec la Roumanie, la capitale catalane était l’invitée du Salon du livre : retour sur une cité éminemment littéraire, hier comme aujourd’hui.

L’Allemagne, de Friedrich à BeckmannFocus sur une grande exposition au Louvre, qui traverse un siècle et demi d’histoire (et d’imaginaire) en réunissant plus de deux cents œuvres allemandes, réalisées entre 1800 à 1939.

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.Su

r w

ww

.mag

azin

e-lit

tera

ire.

com

n° 530 Avril 2013Sommaire

84448

28

Perspectives :� La pensée prise dans la Toile Dossier :� L’écriture de soi Grand entretien :� Jeffrey Eugenides

Abonnez-vous page 89

ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Sciences humaines sur une sélection d’abonnés et 1 encart Dulac sur une sélection d’abonnés.

Le feuilleton de Charles Dantzig : Barbey d’Aurevilly

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Perspectives 8 La pensée prise dans la Toile

pages réalisées par Patrice Bollon 10 Les réseaux sont-ils « intelligents » ? 12 Les nouvelles conjugaisons du verbe savoir 14 Entretien avec Jean-Claude Monod 16 Bibliographie

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Zadie Smith, Changer d’avis 31 Joan Didion, Le Bleu de la nuit 32 Jean Teulé, Fleur de tonnerre 33 Michel Quint, En dépit des étoiles 34 Pierre Rosenstiehl,

Le Labyrinthe des jours ordinaires 35 Antoine Bello, Mateo 36 Rachid O., Analphabètes Vincent Eggericx, Peau d’ogre 37 Marianne Alphant, Ces choses-là 38 François Taillandier, L’Écriture du monde 39 Emmanuelle Bayamack-Tam,

Si tout n’a pas péri avec mon innocence David Vann, Impurs 40 Haruki Murakami, Underground 41 Mo Yan, Le Grand Chambard 42 Charles Lewinsky, Retour indésirable 43 Patrick Laupin, Œuvres poétiques Alain Suied, Sur le seuil invisible

mAR

TIN

jAR

RIE

pO

UR

LE

MAG

AZIN

E LI

TTÉR

AIRE

- h

ANS

gEO

Rg

BER

gER

/AgE

NcE

vU

- S

Téph

ANE

LAvO

pOU

R L

E M

AGAZ

INE

LITT

ÉRAI

RE

Prochainnuméroenventele25avrilDossier : Stefan Zweig

Le dossier 44 L’écriture de soi

dossier coordonné par Mathieu Simonet, avec Juliette Einhorn

46 Quel pacte entre moi et moi ? par Claire Legendre

48 À Port-Royal, par Agnès Cousson 50 L’internationale des intériorités,

par Arnaud Genon et Isabelle Grell 54 Ces mots qui ne s’adressent qu’à moi,

par Colombe Schneck 55 Vrais monnayeurs, par Véronique Montémont 56 Petit apologue, par Donatien Grau 58 Par-delà le handicap, par Anne-Sarah Kertudo 60 En souffrance, par Édouard Louis 62 Des hétéroportraits, par Claude Arnaud 63 Atelier avec des SDF, par Céline Rossli 64 De vous à moi, par Anne Strasser 66 Dans la halle aux murmures, par J. Einhorn 68 Parfaire ce que la vie a d’inaccompli,

par René de Ceccatty 70 Personnel politique, par Solenn de Royer 72 En BD, par Michel Olivès 73 En littérature jeunesse, par Martin Page 75 D’autres voix que la mienne, par T. Illouz 76 Champs, contrechamps,

par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige 78 Ce que capte un portable, par Arthur Dreyfus 79 Postsecret.com, par Alexandre Gefen 80 Avec des collégiens, par Chloé Delaporte 82 Sujets à caution, par Mathieu Simonet

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Jeffrey Eugenides 90 Visite privée Guy Debord, par Cécile Guilbert 94 Inédit Lettres à Eugène,�

d’Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya 98 Le dernier mot, par Alain Rey

En couverture : Montaigne (Bianchetti/Corbis), Marcel Proust (Adoc-Photos) et Hervé Guibert (Ulf Andersen/Gamma). En vignette : Guy Debord (collection particulière).

© ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Page 4: L'écriture de soi

Le Magazine Littéraire | 530 | Avril 2013

8 Perspectives 8

D ans son Apologie du livre (1), l’historien américain, spécia-liste des Lumières françaises, Robert

Darnton rapporte un échange épisto-laire entre deux érudits humanistes italiens de la fin du xve siècle, Niccolò Perotti et Francesco Guarnerio. La scène se déroule en 1471, à peine vingt ans après l’invention de l’impri-merie à caractères mobiles par Guten-berg : « Mon cher Francesco, écrit le premier érudit au second, je n’ai cessé ces derniers temps de louer l’époque où nous vivons à cause du don superbe, divin même, de la nou-velle espèce d’écriture qui nous a été récemment apportée d’Allemagne.

La pensée prise dans la ToileMachine à avachir ou formidable dopant pour l’esprit critique et l’érudition ? Les deux : la révolution numérique modifie profondément l’exercice de la pensée, pour le pire comme pour le meilleur. Encore faut-il parvenir à diagnostiquer ses exactes influences, avant que de porter sur elles des jugements de valeur.Pages réalisées par Patrice Bollon, illustrations Martin Jarrie pour Le Magazine Littéraire

(1) Apologie du livre, Robert Darnton (2010), traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, éd. Folio essais, 2012.(2) Voir L’Explosion du journalisme, Ignacio Ramonet (Galilée, 2011), éd. Folio actuel, 2013.(3) Voir les considérations à ce sujet de l’Américain Jeff Jarvis dans La Méthode Google. Que ferait Google à votre place ? (Télémaque, 2009), traduit de l’anglais (États-Unis) par François Durel, éd. Pocket, 2011.

Page 5: L'écriture de soi

Avril 2013 | 530 | Le Magazine Littéraire

9 Perspectives 9

La pensée prise dans la Toile[…] Cependant, je vois que les choses ont tourné de manière diffé­rente de ce que j’avais espéré. Car, à présent que n’importe qui est libre d’imprimer ce qu’il veut, on ignore souvent le meilleur et on écrit au contraire, simplement pour le diver­tissement, ce qu’il serait préférable d’oublier ou, mieux encore, d’effacer de tous les livres. Et même quand on écrit quelque chose qui mérite d’être lu, on le tord et le corrompt au point qu’il vaudrait bien mieux se passer de tels livres, plutôt que d’en avoir mille exemplaires qui répandent des faus­setés de par le vaste monde. »Comme on le voit, l’idée qu’une nou­velle technologie intellectuelle, ici l’imprimerie, puisse avoir des effets

VertigeLes chiffres

d’une révolution�Selon une enquête du Crédoc publiée en juin 2012, 88 % des Français possèdent un téléphone portable (contre 4 % en 1997, il y a seize ans) et 29 % un smartphone. Malgré la crise, ces pourcentages sont en hausse, notamment chez les seniors. Les Français sont 29 % à naviguer sur le Net avec leur mobile, soit dix fois plus qu’il y a dix ans. Ils adressaient en moyenne, en 2007, 14 sms (les « Short Message System » apparus il y a vingt ans, en 1992) par semaine ; ils en envoient aujourd’hui 108. Par ailleurs, 81 % des Français ont un ordi-nateur chez eux, 78 % sont connectés à Internet (qui ne date que de 1991), et 42 % ont participé à des réseaux sociaux (deux fois plus qu’il y a trois ans). Les Français, enfin, ont reçu en 2012 une moyenne d’un million et demi de mails par jour sur 68 millions de boîtes à lettres électroniques. Si la France compte parmi les pays européens les mieux équi-pés en la matière, l’essor des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (NTIC) s’opère désor-mais principalement dans les pays en développement : 75 % de la population mondiale, soit 6 milliards de personnes, ont aujourd’hui accès à un téléphone portable (contre un milliard en 2000), plus qu’à l’eau courante ou à l’électricité ! Au point qu’on a pu dire que le monde en développement est désormais plus « mobile » que le monde développé. La plus forte augmentation des connexions à Internet a lieu en Afrique et au Moyen-Orient, où le nombre des internautes a été multiplié respectivement par 25 et 19 en dix ans. On estime que le trafic mondial des données mobiles croîtra de 1 100 % dans les cinq ans à venir, de 1 million de téra octets (un téraoctet = mille milliards d’octets) par mois à 11 millions en 2016 ! Des chiffres vertigineux qui donnent une idée de l’importance, de l’universalité et de la vitesse de diffusion de cette « révolution numérique », comparable aux deux grandes révolutions précédentes de la communication : celle de l’apparition du premier alphabet phonétique complet en Grèce vers 750 av. J.-C., et celle de l’invention, en Alle-magne au xve siècle, de l’imprimerie. P. B.

Un nouveau système d’écriture

�Bien que peu d’entre nous en soient conscients, le numé-rique est plus qu’un simple support technique : c’est un nouveau système d’écriture – le premier, disent même cer-tains, à être apparu depuis la naissance de l’écriture il y a cinq mille ans. S’il permet le multimédia, la raison en est qu’il repose sur un codage en langage binaire (en 0 et 1) des chiffres, mots, mais aussi sons et images, ces derniers étant ramenés à des informations physiques, pour en tirer des séries aptes à être traitées puis retraduites en sens inverse par ces « machines universelles » – ainsi que le mathéma-ticien britannique Alan Turing (1912-1954) les avaient ima-ginées – que sont les ordinateurs. P. B.

de décadence dans nos sociétés ne date pas d’Internet ou de ce qu’on nomme plus généralement le « lan­gage » ou l’« écriture numérique » (voir encadré en haut). Mais cette angoisse prend aujourd’hui une ampleur inaccoutumée du fait de la vitesse et de l’universalité de la diffu­sion de cette technique (voir enca-dré ci-contre). Car le numérique correspond bien à une « révolution industrielle et culturelle ». Non content d’avoir déjà emporté en moins de trente ans des secteurs entiers, tels ceux de la musique, de la presse (2), des agences de voyages, bientôt des compagnies d’assu­rances, bref, de tous les « intermé­diaires (3) », il ne concerne en

Page 6: L'écriture de soi

La vie des lettres La vie des lettres

Le Magazine Littéraire | 530 | Avril 2013

La vie des lettres 18

Jacq

uel

ine

salm

on

/ar

ted

ia/l

eem

age

Françoise Héritier. On ignore les conditions précises de cette production réunie dans Nous sommes tous des canni bales ; mais il est probable qu’il s’était lui-même fixé comme cahier des charges, en accord avec le directeur Eugenio Scalfari, de mettre un événement de l’actualité en résonance avec une réflexion historique, philosophique et, naturellement, anthropologique plus large et plus person-nelle – et moins technique que ses comptes rendus pour la revue L’Homme.

allemands et italiens, ce qui contribue à les maintenir dans l’excellence. Ainsi La Repub-blica, dans les archives de laquelle l’éditeur et anthropologue Maurice Olender a eu la bonne idée d’aller fouiller. De sa moisson chez les Romains, il a ramené un bouquet de seize textes (on n’ose parler de « papiers » comme pour un vulgaire journaliste) que Claude Lévi-Strauss écrivit en français entre 1989 et 2000. Il venait de prendre sa retraite du Collège de France, laissant sa chaire à sa fidèle disciple

I l fut un temps en France où les grands journaux s’honoraient de publier des chroniques régulières de grands esprits qui n’étaient pas seulement de grandes signatures. Des intellectuels

de renom braquaient leur regard décalé sur l’actualité et cela produisait souvent des étin-celles. On peut dire que, si cette tradition a vécu en France (où sont les Aron et les Revel ?), elle continue d’enrichir réguliè-rement les pages de grands quotidiens

Légende avec début en gras et suite en maigre.

édition�Lévi-Strauss transalpinUn recueil de l’anthropologue paraît : seize textes inédits en France,qui avaient été publiés dans le quotidien italien La Repubblica.�

Page 7: L'écriture de soi

La vie des lettres La vie des lettres

Avril 2013 | 530 | Le Magazine Littéraire

19

Pour donner peut-être de la main au recueil, et parce qu’il complète bien la thématique d’ensemble, l’éditeur a placé en ouverture un texte peu connu, qui ne fut pas destiné au quotidien italien mais que Les Temps modernes avaient publié en 1952. « Le père Noël supplicié » est une méditation sur l’in-quiétude de l’Église face à la paganisation des fêtes de Noël, au détournement de sens de la fête de la Nativité. Dans une langue simple, débar rassée de tout jargon structuraliste, il rebrasse de vieux éléments, revivifie d’anciens usages, analyse les mythes qui fondent les rituels, afin de mesurer le chemin parcouru depuis les Saturnales de l’époque romaine. Nul doute qu’il serait aujourd’hui horrifié par l’empire croissant de Halloween en France pour des raisons rien moins que mercantiles ; et il aurait du mal à convaincre les joyeux fêtards du bout de l’an que le réveillon est en réalité un repas offert aux morts où les invités tiennent le rôle des défunts…

Un pessimisme toniquePlusieurs textes lui sont également inspirés par sa lecture de récents ouvrages d’ethno-logues étrangers, quitte à leur administrer par-fois une correction fraternelle. Ainsi avec celui de ses collègues qui prétend démontrer que les Japonais font beaucoup de choses « de ce qui paraît naturel et convenable » à l’inverse des Européens, et réciproquement. Lévi-Strauss nous invite à prendre du recul et à voir que la ligne de démarcation passe plutôt entre le Japon insulaire et l’Asie continentale ; surtout, il nous engage à réfléchir au paradoxe japonais en vertu duquel une certaine rigidité externe correspond à une grande souplesse des consciences individuelles. Ce que le lec-teur attend précisément de lui : le pas de côté pour nous rappeler combien nos structures mentales communes nous rapprochent de peuples dont tout nous sépare. Avec la dis-tance et la hauteur autorisées par ses travaux. Sans oublier la liberté de ton que lui offre sa situation, unique dans le monde universitaire et intellectuel, en France et à l’étranger. Il a des pages saillantes sur l’évolution des relations entre les ethnologues et les peuples qu’ils étudient. Le profane y découvrira que des chercheurs sont tenus pour des parasites, voire des exploiteurs ; si bien qu’une certaine méfiance, sinon une vraie défiance, régit ces rapports : « Un informateur ne contera à la rigueur un mythe que moyennant un contrat en due forme lui reconnaissant la propriété littéraire », assure-t-il, avant de souligner,

a contrario, que des tribus salarient des ethno logues pour les aider à se défendre devant des tribunaux qui essaient de les exproprier. On retrouve cette liberté d’esprit, presque choquante ici, lorsqu’il met sur le même plan l’excision et la circoncision, consi-dérées comme deux mutilations égales (« des agressions du même type »), la seconde dérangeant moins car elle appartient au patri-moine culturel judéo-chrétien.

Lévi-Strauss nous convie à une promenade inatten-due, qui passe de la double perspective rationalisme/relativisme à un mythe des Indiens Seneca, sans jamais oublier que chacun appelle bar barie ce qui n’est pas de son usage ; cette proposi-tion de Montaigne, moins spectaculaire que « Nous sommes tous des canni-

bales », aurait aussi bien pu servir de titre au recueil, lequel a une allure de fourre-tout : la pratique du cannibalisme dans toutes les sociétés y côtoie des réflexions sur La Mort de Narcisse de Poussin, la sagesse des vaches folles ou le démontage d’un mythe des Indiens Tatuyo de la région du Vaupès dans ses rap-ports avec l’argile et les nains réputés sans anus. On ne s’étonne de rien, mais tout de même on ne s’attendait pas à retrouver la prin-cesse Diana. Ayant suivi le discours prononcé à ses obsèques par le comte Spencer, son frère, l’ethnologue a été frappé par le fait que cette apparition faisait renaître le rôle de l’oncle maternel. Ainsi s’enchaîne sa pensée : « […] dans le passé de notre société et même dans le présent de maintes sociétés exotiques, l’oncle maternel fut ou reste une pièce majeure de la structure familiale et sociale. Considérant que le comte Spencer réside en Afrique du Sud, on conviendra que le hasard fit bien les choses : “The Mother’s Brother in South Africa”, tel est en effet le titre du cé lèbre article paru en 1924 dans le South African Journal of Science où Radcliffe-Brown mit en lumière l’importance de ce rôle et chercha, l’un des premiers, à comprendre quelle pouvait être sa signification. »« Lucidité » et « pessimisme tonique » : ainsi Maurice Olender qualifie-t-il son auteur dans son avant-propos. Raison de plus pour le regretter, jusques et y compris dans son humour si subtil qui lui fait par exemple écrire à propos de l’excision : « Si vagues sont nos connaissances sur le rôle vicariant des zones érogènes qu’il vaut mieux avouer que nous n’en savons rien. » Il est vrai que l’auteur n’hé-site souvent pas à s’exprimer, avec ce qu’il faut d’humilité, depuis ce qu’il appelle « mon incompétence ». Pierre Assouline

Les obsèques de lady Di peuvent être l’occasion d’une leçon d’ethnologie.

À lireNous sommes tous des

cannibales, Claude Lévi-Strauss, éd. du Seuil, « Librairie du xxie siècle », 268 p., 22 €.

hypertextesKafka parachuté dans le 9-3Pas de littérature sans pastiches et mélanges, parodies et contrefaçons, sans ce que Gérard Genette appelle la « littérature au second degré ». De toutes les formes de récriture et de « transtextualité », la parodie potache est l’une des plus heureuses. Les délicieux « Boloss des Belles Lettres, la littérature pour tous les walouf » renouvellent l’exercice en ligne, avec une reprise des grands classiques version fiche de lecture pour lycéens adeptes de l’idiolecte des cités. Métamorphose de La Métamorphose : « des fois tu te réveilles putain t’as le gros seum dans ton calbut’ tout te brise les yekous ta daronne qui gueule comme une pintade. » La Princesse de Clèves, dans une version que n’aurait pas imaginée Marie Darrieussecq : « y a une gentille zouz mademoiselle de chattes OUPS lapsus révélateur lool !! de chartres je voulais dire. » L’exercice est faussement léger et facile : il suppose en réalité une formidable dextérité linguistique. Il a constitué pour les écrivains non seulement un jeu mais aussi un atelier essentiel et productif, dont témoignent seuls les Pastiches et mélanges proustiens. À défaut de pouvoir vous appuyer pour goûter du « Boloss » sur le Dictionnaire argot-français d’Eugène-François Vidocq, plus adapté à la langue de Villon qu’à celle du 9-3, vous pouvez vous aider du « Petit Momo (non illustré) », un efficace dictionnaire « caillera », lui aussi en ligne, et prendre la mesure du travail des deux trublions animant ces parodies qui sont autant d’hommages à cette extraordinaire vertu de la grande littérature : l’incapacité à être pleinement résumée, l’impossibilité à être vraiment traduite. Alexandre Gefen

bolossdesbelleslettres.tumblr.com/ fr/wikisource. org/wiki/

Pastiches_et_Mélanges www.leboucher.com/pdf/vidocq/dico-

argot.pdf michel.buze.perso.neuf.fr/lavache/petit_

momo.htm

Page 8: L'écriture de soi

Critique Critique 30

Changer d’avis, Zadie Smith, traduit de l’anglais par Philippe Aronson, éd. Gallimard, 424 p., 24,90 €.

T ouchante Zadie Smith. Cette romancière britannique de 38 ans s’est fait connaître par trois plantureuses sagas multiethniques, Sourires de loup, L’Homme à l’autographe et De la beauté, lui ayant attiré, outre d’importants succès de vente, les faveurs de l’intelli-

gentsia anglo-saxonne, qui a applaudi ses peintures mi-tendres mi-grinçantes des classes défavorisées. Sa critique sociale, ses appels à une tolérance raciale exempts de prosélytisme ont valu à cette métisse née d’un Anglais et d’une Jamaïcaine d’être comparée à Dickens. Ses beaux traits de Whitney Houston songeuse ont fait le reste. Parallèlement à son trajet littéraire, elle exerce une activité journalistique ; Changer d’avis rassemble ses critiques littéraires et cinématogra phiques, ses conférences, reportages, récits autobio-graphiques, parus dans la presse britannique et américaine. En tout, dix-sept « essais ponc-tuels » qui sont pour elle autant de mani-festations d’« incohérence idéologique ». Manière de dire que cette individualiste ne se laisse enferrer dans aucun système et que, au fil des ans, « l’opinion que l’on croit sienne évolue ». Les textes sont classés en rubriques : Lire, Être, Voir, Sentir, Se souvenir, et offrent l’image d’un brassage culturel épanoui et revendiqué. On découvre Zadie Smith en lectrice passionnée, occupée à reproduire avec un peigne et un verre d’eau le fameux « cocktail de zèbre » de Pnine, qu’elle a lu six fois dans l’espoir de percer les secrets de la création littéraire chez Nabokov. Dans la foulée, elle rend hommage à Zora Neal Hurston, l’auteur d’Une femme noire, qui entrait dans les soirées chic en criant « Noire devant ! » et qui lui a appris que « la couleur de la peau n’est pas une tragédie ». Ce qui n’empêche pas la question de l’appartenance sociale et culturelle d’occu-per l’essentiel de ces textes. Kafka, auquel elle consacre des pages inspirées, la fascine. Elle s’arrête à la terrible question du Journal – « Qu’ai-je en commun avec les juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même » –, qu’elle tend à toutes les dissidences comme le nœud gordien d’une angoisse contemporaine. Bien qu’elle se dise, sans com plexes, noire et non métisse, elle répercute un malaise né d’un manque de ra cines dont elle ne cesse de témoigner. L’issue est dans une mixité sociale et intellectuelle prônée bec et ongles. Vaste est l’éventail de ses lec-tures, d’E. M. Forster à Evelyn

Waugh et à George Eliot, repères littéraires par temps de crise so-ciale auxquels elle s’arrime. Zadie Smith ne lit pas, elle dévore. Il faut qu’elle touche, qu’elle goûte, qu’elle mâche. Elle raconte qu’à la mort de son père elle a avalé un peu de ses cendres pour mieux se figurer sa mort. Lire, aussi bien, s’apparente chez elle à une activité organique : des écrivains, elle cherche la pulpe, le cœur battant, même si, à travers ses lectures, c’est elle-même qu’elle convoque pour se « tirer au clair ». L’ex-étudiante de Cambridge montée en graine tombe la robe en renversant le « colossal chevalet des dogmes ». Elle échappe à l’intellectualisme par l’empathie qu’elle

établit avec tout ce qui est humain, quand elle tisse

un lien émotionnel avec les choses lues, vues, rencontrées. Quand elle baisse la

garde. À preuve, le récit qu’elle fait de la « vaste

mer prolétaire » de son en-fance à Wil lesden, entre son

père VRP « blanc British », sa mère jamaïcaine et son frère apprenti comique. Il y a aussi un crous-

tillant « Noël chez le Smith », évoca-tion à la fois critique et vibrante de

Zadie dans le rétro

Zadie Smith rassemble dans un recueil dix-sept « essais ponctuels ».

Par Vincent Landel

lew

is/w

rit

er P

ictu

res

/lee

mag

e

Page 9: L'écriture de soi

Critique Critique

Avril 2013 | 530 | Le Magazine Littéraire

31

la famille britannique. Ce qui relie les pièces de ce recueil apparem-ment disparate, c’est la question de l’identité profonde, au-delà des castes, partout à l’œuvre. Elle adresse un bel hommage à Anna Ma-gnani, qui suppliait : « Je vous en prie, ne retouchez pas mes rides. Il m’a fallu si longtemps pour les obtenir ! » Changer d’avis, c’est également retirer les fards, jeter bas les masques, caresser avec Tom McCarthy et Joseph O’Neill « les rites et les habits de la transcen-dance », même s’ils se révèlent aujourd’hui désespérément vides. À défaut de spiritualité, reste l’ontologie. Se montrer tel qu’on est, fidèle à son sang, sans honte, mais sans l’envers de la honte qu’est la vanité, suffit à Zadie Smith, qui traque, sous la couleur de la peau, sous les leurres de l’American way of life, l’authenticité des êtres. Elle rit d’elle-même le jour où son père, vétéran d’Omaha Beach, lui raconte qu’il n’a été « qu’un homme ordinaire confronté à l’ex-trême », alors qu’elle voulait faire de lui, pour les besoins d’un ma-gazine, un soldat Ryan. Quête, encore, d’une vérité humaine quand elle justifie la glossolalie des « métisses tragiques », double voix, noire et blanche, seule capable d’ouvrir le « monde post-racial » rêvé par Obama, toutes différences non pas niées, mais assumées. De là son admiration pour les personnalités « à voix bariolées », Shakes-peare au premier rang, avec sa « Capacité Négative », celle de de-meurer au sein des Incertitudes et des Mystères. Bref, tout sauf l’héroïsme idéologique, culturel, sexuel, spectre abhorré par l’auteur, qui cite le mot d’ordre de Frank O’Hara gravé sur sa tombe : « Naître et vivre de manière aussi variée que possible ». Dans son idéal d’ouverture à toutes les sensibilités, Zadie rate par-fois le métro en trébuchant sur David Foster Wallace, poète abscons mort en 2008. Elle a beau déployer tout l’arsenal critique, son plai-doyer posthume s’enlise dans le verbiage universitaire. Dérapage typique des jeunes cervelles du King’s College nourries au lait de Derrida et de Robbe-Grillet, dont on connaît les ravages dans la per-ception du roman français de l’autre côté de l’Atlantique. Seule fausse note, au reste, dans un concert d’« avis » changeants et dia-prés, où le goût des autres alterne avec le dégoût inspiré par la course au dollar, en contraste avec une poignante description de l’extrême misère dans un Liberia exsangue. Zadie Smith n’est jamais si inspirée que dans la « soutenance » de l’humain et dans le refus de ce qui l’aseptise et le dénature, comme l’usine à oscars de Hol-lywood. Dans un dernier contrepoint, elle brosse un émouvant por-trait de Garbo à la fin de sa vie, quand l’icône, enfin délivrée d’une gloire qui lui pesait, se rendit à son homosexualité. Même coup de chapeau en direction de Katharine Hepburn, dont les canons hol-lywoodiens n’ont jamais eu raison de l’irréductible androgynie qui faisait le fond de sa person nalité, et qui a travaillé toute sa vie à deve-nir ce qu’elle rêvait d’être, comme Zadie Smith elle-même : « un putain d’être humain ».

E x t r a i t

J’essaie de lire équilibré comme on dit qu’on mange équilibré ; si vos phrases sont trop amples, ou baroques, réduisez votre consommation de Foster Wallace, et mettez-vous à Kafka, comme l’on se fait une cure de légumes crus. Si votre esthétique est devenue si raffinée qu’elle vous empêche de coucher un seul mot sur le papier, arrêtez de vous inquiéter de ce qu’en dirait Nabokov : prenez donc du Dostoïevski, pour qui le style était moins important que la matière.

Changer d’avis, Zadie Smith

Joan Didion, ombres portéesLe Bleu de la nuit, Joan Didion, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, éd. Grasset, 240 p., 18,60 €.

S on titre place ce récit sous le signe de l’intensité – celle de la lumière bleue des fins de journée avant le solstice –, mais aussi sous le signe de l’angoisse qui naît à l’approche de l’inéluc-

table : le raccourcissement des jours, « l’agonie de la lumière », com-mence dès le premier jour de l’été. Ce livre est un rempart érigé contre la peur. « Je vous raconte cette histoire vraie, annonce Joan Didion, rien que pour montrer que j’en suis capable. Que ma fragilité n’en est pas encore arrivée au stade où je ne suis plus capable de raconter une histoire vraie. » À 78 ans, Joan Didion est la femme de tous les succès : à Los An-geles, où elle a vécu, à New York, où elle vit, elle est cé lébrée comme une auteur proche du « nouveau journalisme » défini par Tom Wolfe, une scénariste et une essayiste dont les textes brossent les tableaux parmi les plus originaux et les plus justes de l’Amérique moderne. « Ce n’était pas censé lui arriver. » Ce constat émis par Joan Didion à propos de la fille de Vanessa Redgrave et Tony Richardson, morte peu après son vingt-et-unième anniversaire, s’applique aussi bien à sa propre situation. Confrontée à la mort brutale de son mari, elle doit affron-ter, à la même période, la maladie puis la mort de sa fille, Quintana Roo, à l’âge de 39 ans. Le Bleu de la nuit, où Joan Didion revit son itinéraire avec son enfant depuis le jour de son adoption, est aussi une réflexion sur le métier de parent, comme L’Année de la pensée magique (2007), tombeau littéraire de son mari, interrogeait le fonc-tionnement d’un esprit basculant dans l’irrationnel. Si les livres qui portent le récit de ces rencontres avec la mort valent une reconnaissance internationale à leur auteur, c’est en raison de la maîtrise dont ils font preuve dans l’analyse des situations et des sen-timents tout autant que sur le plan de la construction. La forme cir-culaire du monologue intérieur, les répétitions incessantes épousent les obsessions, celles que porte tout être en proie à des questions existentielles. La langue coupante demeure légère en dépit de la gra-vité du sujet. L’acceptation de la perdition et des faiblesses, la recen-sion impitoyable de leurs effets permettent de « garder le cap », mal-gré la mort de l’entourage, la maladie et la fragilité, la progression de la vieillesse inéluctable. Au fil des pages, Joan Didion se détache des souvenirs qui « ne servent qu’à mettre en évidence [son] inaptitude à jouir du moment quand il était là », pour ne pas renoncer à ce qui n’est pas encore perdu : l’image des « stéphanotis dans [la] natte de [sa] fille » le jour de son mariage ou « les semelles rouge vif de ses souliers quand elle s’agenouille devant l’autel ». Du Bleu de la nuit émergent des images de jeunes femmes d’une maturité étonnante depuis leur plus jeune âge, enveloppées d’étoffes douces, inventant des romances ou redoutant d’effrayants Hommes Cassés, et la figure d’une femme qui s’avance vers la fin de sa vie, seule, chancelante, pourtant résolument vivante.

Par Aliette Armel

Page 10: L'écriture de soi

Dossier 44

Le Magazine Littéraire | 530 | Avril 2013

Dossier

De Montaigne aux autofictions

L’écriture de soi

Hervé Guibert en août 1982, sur l’île d’Elbe. Il travaille alors à son livre Des aveugles.

Page 11: L'écriture de soi

Dossier Dossier 45

Avril 2013 | 530 | Le Magazine Littéraire

L’écriture de soi est un millefeuille de contra-dictions. Elle évolue en fonction de critères historiques (les religieuses au xviie siècle devaient contorsionner leur plume pour s’autoriser à écrire sur soi alors que Dieu le leur interdisait), en fonction de critères géo-graphiques (au Vietnam, le « je » n’existe pas). L’écriture de soi implique toujours une forme de « coming-out ». Il faut réussir à se débar-rasser de certains préjugés (l’imagination serait le vêtement unique de l’écrivain). Une fois nu, plusieurs questions se posent (Faut-il publier cette écriture ? A-t-elle un intérêt lit-téraire ? La fiction pourrait-elle l’amplifier ?). En pleine mutation, parfois collective, elle est aujourd’hui partout (dans la bande dessinée, les livres pour enfants, la presse, la chanson, le cinéma, l’art conceptuel, etc.) ; même les réseaux sociaux et les smartphones s’en sont emparés.Pour ce dossier, je souhai-tais réunir des écrivains et des universitaires, en leur demandant de prendre des risques (en avouant notamment un mensonge). Je voulais un dossier militant (avec un appel à pétition, pour qu’on s’inté-resse à ce débat qui se joue aujourd’hui devant les tribunaux : quelle est la définition d’un roman ?). Je voulais que tout le monde entre dans cette pièce de l’écriture de soi (des collégiens, des SDF, les lecteurs de ce magazine, qui peuvent déposer leurs contri-butions sur le site www.ecrituredesoi.net/).Pour préparer ce dossier, j’ai notamment été assisté par Juliette Einhorn, collaboratrice du Magazine Littéraire. Lorsqu’elle m’a écrit la première fois, elle m’a parlé des Carnets blancs, mon premier roman publié au Seuil, qui racontait la disparition de mes journaux

LL’écriture de soi est un millefeuille de contraLL’écriture de soi est un millefeuille de contradictions. Elle évolue en fonction de critères Ldictions. Elle évolue en fonction de critères historiques (les religieuses au Lhistoriques (les religieuses au devaient contorsionner leur plume pour Ldevaient contorsionner leur plume pour s’autoriser à écrire sur soi alors que Dieu le Ls’autoriser à écrire sur soi alors que Dieu le leur interdisait), en fonction de critères géoLleur interdisait), en fonction de critères géo

intimes ; elle m’a évoqué l’importance de ses propres carnets. Je lui ai suggéré d’aller à l’APA (à Ambérieu-en-Bugey), ce lieu poé-tique créé par Philippe Lejeune où chacun peut déposer son journal intime. Je voulais qu’elle y fasse un voyage, et qu’elle me raconte ce qui s’y était passé. Mercredi der-nier, elle s’est rendue dans ce petit musée de l’écriture de soi. Elle y a retrouvé un journal intime du xixe siècle. Parmi les carnets qui lui ont été confiés, elle est tombée sur celui de « Philippe Rolland », né en 1978. Juliette a été happée par la lecture de ce journal, elle a failli rater son train de retour à cause de lui. Ce nom ne lui était pas inconnu. Un collabo-

rateur du Magazine Litté-raire (qui avait notamment coordonné le dossier sur Queneau) porte ce prénom et ce nom. Était-ce lui ? Si oui, imaginait-il, en dépo-sant son journal, qu’une de ses collègues aurait un jour connaissance de son intimité ?

Hier, j’avais rendez-vous avec Juliette et Lau-rent Nunez. À la fin de la réunion, Laurent nous a proposé de descendre pour boire un café. Dans le hall de l’immeuble, Juliette lui demande : « Philippe Rolland, qui collabore au Magazine Littéraire, il est né en 1978 ou pas ? – Oui. » Juliette me regarde, consciente de ce que ce « oui » a d’étrange. Laurent pré-cise : « Philippe a été enterré vendredi der-nier. » (Juliette a donc lu son journal entre son décès et ses obsèques.) On s’assoit, aba-sourdis. Je n’avais pas lu le dossier sur Que-neau. Nous remontons au bureau. Laurent me le tend. Dans le métro, je lis Philippe Rol-land, que je n’ai pas connu ; son article d’in-troduction avait pour titre : « Queneau, mode d’emploi ». M. S.

De Montaigne aux autofictions

L’écriture de soiDossier coordonné par Mathieu Simonet,

avec Juliette Einhorn

han

s ge

or

g B

erge

r/a

gen

ce v

u

Leurs mensongesAfin que les contributeurs de ce dossier ne surplombent pas l’en-jeu de l’intimité, qu’ils y soient de fait personnellement engagés, Mathieu Simonet a demandé à cha-cun d’avouer, en regard de son ar-ticle, un mensonge de son choix.