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L’´ ecriture de l’histoire dans la Cr´onica Sarracina de Pedro de Corral : le roi et son conseiller sous le regard d’Eleastras, l’historien Fr´ ed´ eric Alchalabi To cite this version: Fr´ ed´ eric Alchalabi. L’´ ecriture de l’histoire dans la Cr´ onica Sarracina de Pedro de Corral : le roi et son conseiller sous le regard d’Eleastras, l’historien. e-Spania - Revue interdisci- plinaire d’´ etudes hispaniques m´ edi´ evales et modernes, Civilisations et Litt´ eratures d’Espagne et d’Am´ erique du Moyen ˆ Age aux Lumi` eres (CLEA) - Paris Sorbonne, 2011, pp.NP. <halshs- 00669143> HAL Id: halshs-00669143 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00669143 Submitted on 11 Feb 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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Page 1: L'écriture de l'histoire dans la Crónica Sarracina de ... · AILP (CNRS, GDRE 671) Résumé La Crónica Sarracina de Pedro de Corral est une œuvre singulière. Issue en grande

L’ecriture de l’histoire dans la Cronica Sarracina de

Pedro de Corral : le roi et son conseiller sous le regard

d’Eleastras, l’historien

Frederic Alchalabi

To cite this version:

Frederic Alchalabi. L’ecriture de l’histoire dans la Cronica Sarracina de Pedro de Corral :le roi et son conseiller sous le regard d’Eleastras, l’historien. e-Spania - Revue interdisci-plinaire d’etudes hispaniques medievales et modernes, Civilisations et Litteratures d’Espagneet d’Amerique du Moyen Age aux Lumieres (CLEA) - Paris Sorbonne, 2011, pp.NP. <halshs-00669143>

HAL Id: halshs-00669143

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00669143

Submitted on 11 Feb 2012

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

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L’écriture de l’histoire dans la Crónica Sarracina de Pedro de Corral : le roi et son

conseiller sous le regard d’Eleastras, l’historien

Frédéric ALCHALABI

Université de Nantes

CLEA (SEMH Sorbonne, EA 4083)

AILP (CNRS, GDRE 671)

Résumé

La Crónica Sarracina de Pedro de Corral est une œuvre singulière. Issue en grande partie de

l’imagination de l’auteur, l’œuvre n’en appartient pas moins au genre historiographique : il

s’agit donc d’une chronique complexe à mi-chemin entre histoire et fiction que Corral essaie

de rendre crédible. L’analyse des relations entre Rodrigue et Julián - son conseiller -, la

présence et le rôle du chroniqueur constituent un bon exemple de cette tentative de

(re)construction historique.

Resumen

La Crónica Sarracina de Pedro de Corral es una obra singular. Si bien es cierto que el libro se

debe a la imaginación del autor, es una obra que pertenece al género historiográfico : es pues

una crónica compleja que se sitúa entre lo ficticio y lo histórico, en la cual Corral se esfuerza

por dar credibilidad a su ficción. Tanto el análisis de las relaciones entre el rey Rodrigo y su

consejero el conde Julián como la presencia y el papel del cronista constituyen un buen

ejemplo de ese intento de (re)construcción histórica.

Mots- clés

Crónica Sarracina, littérature chevaleresque, histoire, historiographie, écriture, fiction,

conseil, quinzième siècle, Pedro de Corral

Palabras claves

Crónica Sarracina, literatura caballeresca, historia, historiografía, escritura, ficción, consejo,

siglo XV, Pedro de Corral

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Qui te alaba con lo que non es en ti,

Sabe que quiere levar lo que as de ti.

(Libro de los enxiemplos del Conde Lucanor e de Patronio)1

Dize salamon tres cosas son que fazen errar y pecar al om<n>e por sabidor y por ententido

que sea sy non se sabe guardar dellas. La p<r><<i>>mera grande amor de muger, la

segunda beudez de vjno, la terc'era beudez de san~a. El vino & las mugeres fazen errar al

om<n>e sabio & ente<n>dido.

(Castigos e documentos de Sancho IV, fol. 9v)2

Ca las armas non tienen pro al omne si ante non ha buen consejo de como oviere de usar de

ellas.

(Libro del Caballero Zifar)3

Les trois passages ci-dessus illustrent bien, tout en les résumant, les causes de la perte et de

la destruction de l’Espagne wisigothique par ses deux principaux acteurs, Rodrigue le

monarque et le comte Julián, fidèle ami, conseiller avisé puis traître patenté et père

durablement touché par le viol de sa fille la Caba, commis par le monarque. Dans les trois

extraits - pourtant éloignés dans le temps de cet événement -, se jouent le drame de la cour de

Rodrigue et les thèmes dont il va être question dans ce travail : la trahison d’un conseiller

guidé par sa colère, sa haine et sa rancœur et qui finit par favoriser l'invasion des maures ; la

chute d’un roi flatté, incapable de résister à son désir coupable, et qui, ne prévoyant pas sa fin

proche, désarme son royaume. A leur façon, le passage lapidaire du CL, celui des CS IV et du

LCZ renvoient dos à dos les deux hommes, font ressortir leur culpabilité et les placent face à

leurs responsabilités respectives.

Leur histoire ne s’arrête pas là car intervient un troisième homme, Eleastras, l’un des deux

chroniqueurs de la Crónica Sarracina4. Il est l’historien du règne de Rodrigue, celui qui, avec

1 Alfonso I. SOTELO (éd.), Libro de los enxiemplos del Conde Lucanor e de Patronio,

Madrid : Cátedra, 1996, p. 103 (dorénavant CL). 2 The Electronic Text and Concordances of the Castigos e documentos de Sancho IV,

transcription de William PALMER et Craig FRAZIER (dirigé par Frank DOMÍNGUEZ),

Madison : H.S.M.S., sd (dorénavant CS IV). 3 Joaquín GONZÁLEZ MUELA (éd.), Libro del Caballero Zifar, Madrid : Castalia, 1990, p.

112 (dorénavant LCZ). 4 James Donald FOGELQUIST (éd.), Crónica del rey don Rodrigo (Crónica sarracina), 2 t.,

Madrid : Castalia, 2001 (dorénavant CS).

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Alanzuri, consigne scrupuleusement les faits et rédige la chronique qui sera retrouvée plus

tard par un certain Carestes, sous le règne d’Alphonse de León, à Viseo, dans la tombe même

de Rodrigue. En sa qualité d’historien, Eleastras apporte son témoignage tout en expliquant

les raisons de la chute de Rodrigue. Dans ce cadre, il blâme l'irresponsabilité du roi et celle de

son unique conseiller, ce qui transforme ce témoignage en contre-exemple.

La CS a été écrite par Pedro de Corral aux alentours de 1430. L’œuvre à valu à son auteur

le mépris bien connu de Fernán Pérez de Guzmán, pour qui ce livre n’était qu’un tissu de

mensonges et une solide réputation d’affabulateur - certes méritée - due à l’imagination sans

bornes de Corral5. Pourtant, s’il est vrai que l'auteur de la CS était largement influencé par la

production littéraire - notamment chevaleresque, comme peut en témoigner la longue

digression relative au chevalier Sacarus et à ses exploits -, son livre n’en reste pas moins une

chronique royale calquée sur le modèle défini par Alphonse X deux siècles auparavant. De ce

fait, il y a un rapport à l’histoire et à l’historiographie qu’il ne faut jamais perdre de vue dans

la CS. La chronique, bien que bâtie en grande partie grâce à l’imagination de Corral, se donne

les moyens d’être crédible. C’est la prouesse de Corral que d’avoir rendu acceptable une

histoire non pas inventée ex nihilo - la trahison de Julián n’est pas entièrement imaginée par

Corral même s’il en subsiste différentes versions - mais propre à être réécrite une nouvelle

fois, à partir de l’œuvre de l’historien arabe Al- Razi, des chroniques des VIIIème-XIème

siècles et de la Crónica de 13446. Corral s’empare donc à son tour de cette matière en y

5 « La primera (cabsa), porque algunos que se entremeten de escrivir e notar las

antigüedades son onbres de poca vergüeña e más les plaze relatar cosas estrañas e

maravillosas que verdaderas e çiertas, creyendo que non será avida por notable la estoria

que non contare cosas muy grandes e graves de crer, ansí que sean más dignas de maravilla

que de fe, como en otros nuestros tienpos fizo un liviano e presuntuoso onbre, llamado Pedro

de Corral en una que se llamó Corónica Sarrazina, otros la llamavan del Rey Rodrigo, que

más propiamente se puede llamar trufa o mentira paladina, por lo qual si al presente tienpo

se platicase en Castilla aquel muy notable e útil ofiçio que en el tienpo antiguo que Roma

usava de grant poliçía e çivilidad, el qual se llamava çensoria, que avía poder de esaminar e

corregir las costunbres de los çibdadanos, él fuera bien digno de áspero castigo », José

Antonio BARRIO (éd.), Generaciones y semblanzas, Madrid : Cátedra, 1998, p. 60-61

(dorénavant GS). 6 Voir Georges MARTIN : « Un récit (la chute du royaume wisigothique d'Espagne dans

l'historiographie chrétienne des VIIIe et IXe siècles) », Histoires de l'Espagne médiévale,

historiographie, geste, romancero, Annexes des cahiers de linguistique hispanique médiévale,

Paris : Klincksieck, 1997, volume 11, p. 11-42.

Voir aussi Ramón MENÉNDEZ PIDAL: « El rey Rodrigo en la literatura », Boletín de la

Real Academia Española, 11, 1924, p. 157-197, 251-286, 349-387, 519-585 et 12, 1925, p. 5-

38, 192-216.

A propos de la CS, l'on lira la réédition des articles de Madeleine PARDO : L’historien et ses

personnages. Etudes sur l’historiographie espagnole médiévale, Paris : ENS éditions, 2006,

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apportant sa touche personnelle : le cadre général rattache son livre à l’histoire, en particulier

aux chroniques royales, mais ses techniques d'écriture sont proprement littéraires. Pouvait-il

en être autrement alors que ce pan de l’histoire n’était pas définitivement fixé et qu'il fluctuait

au long des siècles, en fonction des diverses versions et de leurs auteurs ?

Le rapport de la CS à l’histoire est donc permanent, tout comme est permanente la

recherche de vraisemblance, garante de la crédibilité de l’œuvre. A ce titre, la transcription du

conseil du comte félon doit être lue comme un exercice d’écriture de l’histoire, semblable à

celui que fera Alfonso de Palencia, quelques années plus tard, dans la Batalla campal de los

perros contra los lobos en rédigeant les conseils du loup Gravaparon et du chien Banborsio7

:

Corral, tout comme Palencia, doit prouver qu’il est capable d’écrire une chronique. Mais, à la

lecture de la CS, l'on constate rapidement que Corral est un illusionniste, un écrivain au fait de

tous les trucs de l’historiographie.

Progressivement, un jeu à trois se met donc en place : Julián berne Rodrigue, Rodrigue

reçoit avec bienveillance et confiance le conseil calamiteux de Julián, Eleastras jugeant

ensuite à son tour les deux hommes et conseillant non seulement Rodrigue mais aussi ses

lecteurs, des plus humbles aux plus puissants, en développant la morale de l’histoire. Corral

suit dans les grandes lignes la Crónica de 1344 ; comme son but n’est pas uniquement de

répertorier les faits mais de les expliquer, Eleastras - le chroniqueur issu de la fantaisie de

l’auteur - est, à ce moment, le seul capable d’éclairer le passé. C’est bien l’historien qui

cahier d’études hispaniques médiévales annexe 17.

Voir aussi Juan Manuel CACHO BLECUA : « Los historiadores de la Crónica Sarracina »,

in Rafael BELTRÁN, José Luis CANET, José Luis SIRERA (dir.), Historias y ficciones :

coloquio sobre la literatura del siglo XV, Valence : Universitat de València, 1992, p. 37-55 ;

Gloria ÁLVAREZ-HESSE : La Crónica Sarracina, estudio de los elementos novelescos y

caballerescos, New York : Peter Lang, 1990 ; Aurora LAUZARDO-UGARTE : La « Crónica

Sarracina » de Pedro de Corral y la representación de la verdad en la Edad Media, Ann

Arbor : Dissertation Abstracts International, 1990 ; Ljiljana MILOJEVIC : La « Crónica

Sarracina » como obra historiográfica, Ann Arbor : Dissertation Abstracts International,

1996.

L’introduction de James Donald FOGELQUIST à son édition de la CS (p. 7-77) est très

complète.

L'on se reportera enfin à l'étude que consacre Fernando GÓMEZ REDONDO à la chronique

dans son : Historia de la prosa medieval castellana, 4 t., Madrid : Cátedra, 1998-2007, 3, p.

3342- 3358. 7 Dos tratados de Alfonso de Palencia, édition de Antonio María FABIE, Madrid : Librería de

los Bibliófilos, 1876.

Voir notre travail consacré à la Batalla campal de los perros contra los lobos : « La présence

animale dans la matière troyenne de la fin du Moyen Age : Homère et les historiens castillans

du XVème siècle », sous presse, actes du colloque autour du thème du bestiaire, Poitiers 14-

16 octobre 2009.

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garantira la crédibilité de la CS ; l’on mesurera ici, à sa juste valeur, la dette de Corral vis-à-

vis d’une autre histoire fabuleuse : la Historia destructionis troiae de Guido delle Colonne et

ses deux historiens, Darès et Dictys, prédécesseurs d'Eleastras et d'Alanzuri8.

L'exercice d'écriture de l'histoire auquel se livre Corral se fait en deux temps : d’une part, il

apparaît comme nécessaire de démontrer que le conseil de Julián et l’attitude du souverain

sont tous deux condamnables et irresponsables ; d’autre part, il faut donner la parole à

Eleastras - absent de toutes les sources de Corral - pour que l’historien juge le conseil

désastreux du comte et s’attarde sur l’inconscience du monarque afin de garantir l’éthique de

la chronique et d’assurer une certaine représentation de la rigueur historique recherchée. En

toile de fond, se trouvent deux images : celle du roi et de son conseiller et, d’un autre côté,

celle de l’historien.

*

* *

L’exercice d’écriture prend tout d'abord la forme d’un jeu de pistes dans lequel le lecteur

doit détecter les faux-semblants afin de pouvoir saisir la portée de la trahison du comte et son

exemplarité. Il y a là le début d'une entreprise de modélisation grâce à laquelle seront définies,

à la fois, les relations entre le roi et ses conseillers - ici, il n'y en a qu'un - et la posture de

l'historien9.

Corral développe les conditions de réception du conseil de Julián. L’on apprend que

Rodrigue est habitué à suivre aveuglément l'avis du comte. La confiance de Rodrigue

précipitera la chute du royaume wisigothique d’Espagne :

E como el Rey no dezía al Conde de « no », e que le preciava más su consejo que no

de todo el Reino, mandó luego así complir por esta manera, e fazer pregonar por toda

la tierra que se cumpliese así para aquel plazo10

.

Eleastras insiste nettement là-dessus :

E ¿ cómo tu discreción consiente averte por mejor aconsejado de uno solo que de

quantos a tu mandamiento avías ? E ¿ quién te estorva de pensar que este que todo lo

que te conseja sea bueno por otra cosa sino por fazer contigo sus hechos ?11

.

La littérature chevaleresque donne raison au chroniqueur : un passage des Castigos del rey de

8 L'on consultera les pages que Sylvia ROUBAUD consacre à l'oeuvre de Corral : Le roman

de chevalerie en Espagne entre Arthur et don Quichotte, Paris : Honoré Champion, 2000, p.

139-152. 9 Fernán Pérez de Guzmán, quant à lui, aurait parlé d'imposture.

10 CS, chapitre CLXXX, p. 465.

11 Ibid., chapitre CLXXXII, p. 468.

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Mentón du LCZ est sur ce point explicite : un roi doit réfléchir par lui-même au problème posé

puis recueillir plusieurs avis émanant d’hommes de confiance. Le roi de Mentón explique à

ses fils :

E quando consejo quisierdes aver de otros, primeramente devedes pensar a quién lo

demandades, ca non son todos omes para buen consejo dar. E por ende, primeramente

demandaredes consejo e ayuda a Dios para lo que quisierdes fazer (…) E después que

a Dios ovierdes demandado consejo e ayuda sobre los vuestros fechos, luego en pos él

demandaredes a vos mesmos e escodriñaredes bien vuestros coraçones e escogeredes

lo que vierdes que sea mejor 12

.

Et d’énumérer une règle de trois semblable à celle des CS IV :

E fazetlo como sabios de buena provisión, tolliendo de vos e de los que ovieren a

consejar tres cosas que enbargan sienpre el buen consejo : la primera es saña (…), la

segunda es codiçia (…), la terçera, arrebatamiento… 13

.

Les CS IV donnent également tort à Rodrigue : le comte, soucieux de laver l’affront fait à lui

et à sa famille par le roi n’est vraiment pas - et nombreux sont les livres qui reprennent la

formule telle une antienne - un verdadero amigo ou un amigo provado :

E comoquier que algunos devedes demandar consejo, primeramente lo devedes aver

con aquel que ovierdes provado por verdadero amigo ; ca a las vegadas el enemigo se

da por amigo de ome, cuidándole enpesçer so infinta de amistad14

.

Le viol de la Caba ne peut nullement servir de prétexte ou justifier le retournement de

Julián. Eleastras n’éprouve ni pitié ni compassion à l’égard du traître et des siens ; ce n’est pas

le rôle de l'historien. Il est vrai que la condition de femme de la fille du comte est peu propice

à susciter l'empathie d'Eleastras :

E tú quesiste creer antes a tu fija, que non al seso que devieras aver en no fazer tanto

mal e tan grand traición como feziste. E sabes bien que tu fija no se podía escusar que

esta desonra non te feziese. E preciavas más a ella que a tu persona. E quesiste que

ella vengase el su mal coraçón porque tú fueses desonrado para siempre. E la ora que

tú veías dar tantas quexas del Rey que la avía fecho igual de sí, e la quería más que a

sí mismo, esa ora devieras pensar la maldad que en ella avía, e non la devieras creer

para que por ti fuese fecho tanto mal. Ca la qualidad de las mugeres es de tal

condición que por qualquier cosa que les fagan que no les venga en plazer como

querrían, aborrecen todos los bienes que fasta ende han avido que dellos no se

recuerdan. E a ti que eres su padre si le contrariases algunas cosas que a ella

viniesen en desplazer, luego ella te querría ver muerto ; deviéraste acordar desto, e no

creer a tu fija15

.

12

LCZ, p. 280. 13

Loc. cit. 14

Ibid., p. 282. 15

CS, CLXXIX, p. 463.

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Julián, possédé par le diable, perd tout sang- froid et se laisse envahir par la colère16

. Or,

les Bocados de oro - œuvre du XIIIème siècle, traduction d’un ouvrage arabe du XIème

siècle, uniquement connue de nous par des manuscrits du XVème siècle ce qui nous laisse en

supposer l’importance au moment où Corral écrit la CS -, définissent sans ambiguïté le bon

conseiller :

E el onbre q<ue> es de fuerte a<n>i<m>a guia se por el buen consejo: & el q<ue>

es de flaca a<n>i<m>a faze sus cosas ala ventura. co<n>uiene al mayordomo del

rey q<ue> sea sofrido al pueblo: & q<ue> q<ue>brante la su yra: & si el rey vsare

mucho conel q<ue> vse mansedu<m>bre: & sy el rey fuere ma<n>so vse el ser mas

fuerte por enderec'ar la mengua del rey. conuiene q<ue> no de consejo

mansame<n>te si no<n> aquel q<ue> puso el rey para ello por nacer al reynado

malos castigos (25v)17

.

La confiance aveugle du roi est un défaut pointé par le Libro del consejo e de los consejeros,

du XIIIème siècle également. Il est écrit à propos des conseillers :

Dyze el sabio albertano delos consejeros que seys cosas les conuiene aver ensy % la

primera que sean om<ne>s de buena vida / ot<r><<o>>sy dize tullio que mucho

conviene a aq<ue>llos que han a dar los consejos de poridat que sean bie<n>

costunbrados & de Santa vida (…) ; la .ij<<a>> que sean om<ne>s sabios &

entendidos (…) ; la .iij<<a>>. conviene que sean om<n>es acuc'iosos & anc'ianos

porque pasaron mas por las cosas & prouaron mas (…) la .iiij<<a>>. que sean

firmes & estables que no<n> se mueuan por themor njn por amor njn por cobdic'ia en

todo lo que han de fazer mayor mente enla justic'ia de dios que non desuien dela por

njngu<n>a manera (…) la q<u><<i>>nta conuiene que sean amigos verdaderos que

consejan verdadera mente a aquellos q<ue> ouieren de aconsejar & non segu<n>d

su uoluntad & amigo quiere tanto dezir com<m>o guarda de corac'on (…) ; Enpero

por que no son todos amigos los que aman ha menester los esto que sean prouados

(fol 252r- 254r) 18

.

Voilà donc, posées en quelques lignes, les conditions internes de réception du conseil

funeste de Julián. Le contenu de son avis est à l’avenant. Le comte commence son discours en

flattant délibérément Rodrigue. Celui-ci, aux yeux du comte, jouit d’une puissance sans

16

« E todos te deven dar por el más traidor e malo que nunca hombre fue. Ca a ti mismo

despreciaste, e dexaste perder la honra deste mundo, e condenaste tu alma para siempre ser

perdida, ca el diablo que tant mal te ayudó a fazer, éste te terná ligado la hora de tu muerte

que non ayas arrepentimiento de tus pecados. E pues perdiste todo esto, ¿ quál es el bien que

ninguno puede dezir de ti ? », Ibid., CLXXIX, p. 464. 17

The Electronic Text and Concordances of Bocados de Oro. Biblioteca Nacional I-187,

transcription de Margaret PARKER, Madison : H.S.M.S., sd. 18

The Electronic Text and Concordances of Libro del Consejo e de los Consejeros,

transcription de William PALMER et Craig FRAZIER (dirigé par Frank DOMÍNGUEZ),

Madison : H.S.M.S., sd.

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8

égale19

et inspire la crainte chez ses plus féroces ennemis20

. Sa flagornerie a uniquement pour

but de tromper le roi mais celui-ci ne s’aperçoit de rien. Pedro de Corral en profite donc

encore pour souligner l’image calamiteuse laissée par Rodrigue. La confiance naïve du roi

n’est pas sans rappeler le cinquième exemplo du CL de don Juan Manuel, lui aussi bien connu

des lecteurs du XVème siècle, et dans lequel le comte Lucanor est prêt à se laisser tromper par

un homme qui, tout en lui donnant des gages d’amitié, ne cherche aucunement à lui rendre

service :

Patronio, un omne, que da a entender que es mi amigo, me començó a loar mucho,

dándome a entender que avía en mí muchos complimientos de onrra e de poder e de

muchas vondades. E de que con estas razones me falagó quanto pudo, movióme un

pleito, que en la primera vista, segund lo que yo puedo entender, que paresçe que es

mi pro21

.

Le fidèle Patronio- conseiller modèle du comte et véritable exemple d’amigo prouado- sent le

danger ; il affirme :

E vos, señor conde Lucanor, commo quier que Dios vos fizo assaz merçet en todo,

pues beedes que aquel omne vos quiere fazer entender que avedes mayor poder e

mayor onra o más vondades de quanto vos sabedes que es la verdat, entendet que lo

faze por vos engañar, e guardat vos dél e faredes commo omne de buen recabdo22

.

Rodrigue, par contre, ne voit pas le piège se refermer sur lui et Julián peut à son aise trahir

le roi : le royaume, dit-il, est à l’abri d’attaques ennemies, il faut donc le désarmer entièrement

ce qui, en sus, éviterait au monarque d’avoir à faire face à une éventuelle guerre civile et

permettrait à tous de s’enrichir :

E por que las gentes no sean podrosos de se guerrear unos a otros por se tomar lo

suyo, e cada unos ayan voluntad de labrar, mandad desatar todas las armas e

armaduras que ninguna no quede ; e desta guisa vós de vuestras rentas avredes gran

thesoro, e la tierra por labrança que todas las gentes farán enriquescerá de tal guisa

que no avrá su par por el mundo ; e así será en vuestro poder el mayor tesoro del

mundo que jamás fue junto, e todas vuestras gentes ricas, e podredes esta hora traer

en vuestro poder todo lo que es debaxo del cielo. E parésceme, señor, que luego lo

devedes poner por obra ; e mandad so pena de traición que se cumpla luego así del

día que en el consejo lo dixéredes fasta dos meses. E aquel que vos lo contradirá sea

luego muerto por ello23

.

19

« Señor, vós sodes el más poderoso ombre del mundo, ca vós sojuzgades con vuestro poder

a todos los alarabes e bárbaros, e tendes pazes con ellos por más de seis años, e otrosí en

christianos », CS, chapitre CLXXX, p. 464. 20

« no es rey ni enperador que vos os ose fazer guerra, ca todos son ya ciertos de la grand

cavallería que avedes, e que es la mejor del mundo », Ibid, chapitre CLXXX, p. 464. 21

CL, p. 100-101. 22

Ibid., p. 103. 23

CS, chapitre CLXXX, p. 465.

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Dans une chronique comme la CS dans laquelle l’élément chevaleresque prime tant, le

désarmement du royaume réclamé par Julián semble incongru. Mais, au-delà de ce constat, et

suite au ralliement de Rodrigue au conseil du comte, Corral met un point final à la description

peu flatteuse du souverain, à présent démuni de l’emblème symbolique que représente l’épée

et que les CS IV nous rappellent :

La .iij<<a>> enla su espada conque apremja alos sus enemigos & conque faze

justic'ia alos suyos % Ca la espada taja por premja & por justic'ia las cabec'as delos

que mal fazen & la pen~ola sy non escriue com<m>o deue % El Rey deue le cortar a

ella la cabec'a % E com<m>o quier que el poder dela espada grande sea mayor es el

poder que la mete so sy % E sobre todo es mayor la palabra del Rey & por eso non la

deue el Rey baldonar co<n> mucho beuer njn con fuerc'a de malas mugeres njn con

malos consejeros % mas deue la guardar que obre con<e>lla com<m>o deue & o

deue (41r) 24

.

Le roi de Mentón disait exactement la même chose à ses fils, dans le LCZ : « El rey deve tener

para castigar espada e cochiello natural, e el saçerdote espada o cuchiello espiritual »25

.

Rodrigue n'en a cure.

*

* *

La réaction de l'historien Eleastras occupe un chapitre entier de la CS, bien distinct du

passage relatif à la trahison du comte. Qui plus est, le discours de l’historien y est présenté

comme un bon consejo26

. Eleastras s’impose très rapidement comme le garant de la crédibilité

de la chronique, de son éthique… et comme modèle de bon conseiller. Mais il est trop tard :

Rodrigue n’a pas su bien s’entourer, faute d’écouter un conseiller de l’envergure du Patronio

du CL, rôle qu’Eleastras aurait pu tenir. Pedro de Corral poursuit son exercice d’écriture de

l’histoire et, après avoir décrit un mauvais conseil, il charge son chroniqueur de juger

l’attitude du roi et de donner un gage de rigueur historique à l’épisode narré. Il est vrai que le

conseil de l’historien intervient a posteriori, dans une sorte d’illusion temporelle : Eleastras

s’exprime dans le temps de l’écriture et non plus dans le déroulement des faits ; il s’agit d’un

vrai montage.

Dès les premières lignes du chapitre, Eleastras déplore l’absence de seso et de saber chez

24

CS IV. 25

LCZ, p. 273. 26

« Del consejo que Eleastras dio al Rey que no se enemistase con los suyos porque le verná

gran daño », CS, p. 467.

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Rodrigue au moment de prendre la décision de suivre le conseil de Julián27

. Mais, ce n’est pas

uniquement sur l’absence de ces qualités que porte la critique d’Eleastras. En effet, ce qui

semble critiquable au chroniqueur tient à la faculté de Rodrigue à s’être mis à dos tout ou

partie de son peuple, en particulier tous ceux qui l’ont aidé28

. L’épisode n’est pas sans

évoquer l’ingratitude du roi Lisuarte dans Amadís de Gaula, probablement connu de Corral à

travers la version primitive aujourd’hui disparue. Lisuarte, qu’Amadís a tant aidé, se laisse

abuser par deux de ses hommes, Brocadán et Gandandel, lesquels lui recommandent de se

méfier du chevalier qui aurait, lui disent-ils, une ambition démesurée et qui envisagerait de le

renverser pour occuper son trône29

. La conclusion du narrateur est éloquente :

¡ O reyes y grandes señores que el mundo governáis, cuánto es a vosotros anexo y

convenible este enxemplo para que dél vos acordando pongáis en vuestros secretos

hombres de buena conciencia, de buena voluntad, que sin engaño y sin malicia las

cosas, no solamente de vuestro servicio, mas las de vuestro servicio junto con las de

vuestra salvación vos digan, alexando de vosotros los semejantes que estos Brocadán

27

« E tú, Rey don Rodrigo, ¿ adó estava el tu seso e el tu saber la ora que tú tales cosas

feziste ? E ¿ no entendías el mal que para ti se ordenava ? », Ibid., chapitre CLXXXII, p.

467. 28

« Lo primero que enemistavas con todos los tuyos, los quales te dieron la onra que tú

tienes, e sufrieron muchos miedos e pasaron por muchas cosas peligrosas por te servir e

onrar, e con poco que tú les davas ellos buscavan más para gastar en tu servicio ; e ora que

la onra tenías ganada, e lugar para les galardonar el tu servicio e lo que por ti fezieron, los

amenguas e echas de ti por ayuntar tesoros e riquezas. E ¿ cómo piensas que esta obra puede

aver buena fin ? », Ibid., chapitre CLXXXII, p. 467. 29

« Señor, siempre ove sabor de guardar mi alma y honra, y no fazer ningún mal ahunque

pudiese, merced a Dios ; assí que muy libre y sin passión estoy para que mi juizio pueda sin

entrevallo consejar vuestro servicio ; y vos, señor, fazed aquello que más le cumple. Y porque

entiendo que erraría a Dios y a vos si lo callase, acordé de vos dezir esto. Ya sabéis, señor,

cómo de grandes tiempos a esta parte grandes discordias siempre ovo en el reino de Gaula y

de la Gran Bretaña, y cómo de razón aquel reino a éste sujeto devía ser, reconosciéndole

señorío como todos los comarcanos lo fazen ; y ésta es una dolencia que la salud del<l>a fin

no tiene fasta que la justa conclusión en esto viniese. Agora he visto cómo, siendo Amadís no

solamente natural de allí mas señor principal de su linaje, son metidos en vuestra tierra tan

apoderamente, y con tanta afición de los vuestros naturales que otra cosa no parece sino ser

en su mano de se alçar con la tierra como si derecho eredero della fuesse. Verdad es que

deste cavallero y de sus hermanos y parientes nunca recebí mucha honra y plazer, a lo cual

les só yo obligado con mi persona y fijos y fazienda. Pero con lo vuestro, que sois mi señor y

rey natural, nunca a Dios plega ; antes lo suyo y mío tengo yo de posponer por la menor cosa

de lo vuestro, que de otra manera en este mundo caería en mal caso y en el otro mi ánima en

los infiernos. Así que, mi señor, dicho os he lo que obligado era, descargando lo que os

devo ; mandadlo remediar con tiempo antes que la dilación mayor peligro traya, que según

vuestra grandeza, más honrada y descansadamente con los vuestros passar podéis, que con

los agenos, contrarios de los naturales vuestros, estar en gran peligro de vuestro estado,

ahunque al presente otra cosa parezca », Juan Manuel CACHO BLECUA (éd.), Amadís de

Gaula, 2 t., Madrid : Cátedra, 2004, 1, p. 887-888. Dorénavant, nous nommerons l’œuvre

AdeG.

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y Gandandel y otros muchos a ellos conformes, que por vuestras cortes andan

pensando y trabajando cómo con muchas lisonjas, con muchas encubiertas engañosas

de vos alexar del servicio de aquel vuestro Señor cuyos ministros sois, solamente

porque ellos y sus fijos alcançen honras, intereses como lo estos malos hombres

fizieron 30

.

Rodrigue serait-il un autre Lisuarte ? Le rapprochement entre les deux rois semble encore

plus évident par la suite. Eleastras accuse Rodrigue de ne pas assez se soucier de l'image et de

la fama qu'il va laisser après lui :

E ¿por qué no hazías justicia a ti mesmo, e oír a cada uno, e después de todos oídos

seguir el camino de la onra ? E podías pensar que no eres cierto de quánto as de

bevir, e que ál deste mundo no puedes llevar sino el bien que por ti mesmo fazes, e que

en este mundo no dexas otra cosa sino la memoria de las cosas que feziste31

.

C'est bien le même reproche et le même rappel de cette fama posthume- qui tient la place

qu’on sait dans l’imaginaire des hommes et des écrivains hispaniques de l’époque médiévale-

que formule l'auteur de l'AdeG :

Y no solamente en tanta dilación seréis dexados, mas en este siglo donde por vosotros

la honra, la fama tan preciada es, y en tanto cuidado vuestros ánimos por lo sostener

son puestos, de aquélla seréis abaxados como este rey Lisuarte lo fue, creyendo y

dándose más a las palabras de aquellos en quien malas obras sabían tener, que a lo

que por sus ojos propios veía con mucha mengua y deshonra de su corte, sin que

remedio alguno dello en todos los días de su vida oviesse. Y si la fortuna de aquí

adelante algunas victorias le otorgó, fue porque de más alto cayendo, de más angustia

y dolor su ánimo atormentado fuesse32

.

Eleastras jette sur les derniers jours du règne de Rodrigue un regard critique. C'est sur

cette absence de complaisance à l'égard du souverain que s'achèvent les développements de

Pedro de Corral, qui s’est exercé, en la personne d'Eleastras, à mettre en scène un historien

apte à garantir le crédit de la CS. Pourtant, Corral n'a pas su contourner ou, plus simplement,

n'a pas vu le problème qui, tôt ou tard, allait se poser : l'intervention directe du souverain dans

la rédaction de la chronique par l'historien du règne.

Dans la CS, la chronique est, avant tout, un livre concret : Eleastras la cache, par exemple,

à Rodrigue pour ne pas le peiner33

. La chronique est aussi un espace de confession puisque

c'est là que Rodrigue avoue son crime :

30

Ibid., p. 889. 31

CS, p. 468-469. 32

AdeG, p. 889-890. Sur la notion de fama, l’on renverra à María Rosa LIDA DE

MALKIEL : La idea de la fama en la Edad Media castellana, Mexico : Fondo de Cultura

Económica, 1983. 33

CS, p. 528.

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E todavía llorando de sus ojos que otra cosa no fazía. E como ovo fecho su duelo un

grand rato, mandó a Eleastras que escriviese todo lo que le acaesciera con la Cava

que cosa no fallesció, e que lo pusiese en el lugar do avedes oído ; e fue fecho así34

.

Eleastras, historien pointilleux, va même jusqu'à rencontrer le comte et sa fille - en dépit de la

méfiance et du mépris que celle-ci lui inspire - bien après la défaite de Rodrigue, afin de ne

pas oublier de détails dont l’absence nuirait à la qualité de son oeuvre :

E sabed que después que la tierra se perdió, fue Eleastras a ver al Conde tan

solamente por saber dél toda la razón de los males que por él se fizieron, e

demandógelo en gracia que gelo dixese. E el Conde lo fizo a su ruego. E él lo puso

como está según que del Conde lo aprendió. E así mesmo de la Caba. E desta guisa se

supieron estas cosas que se fizieron tan escondidas, e ora se muestran tan placeras35

.

Par là, Corral assure la crédibilité de son oeuvre. Mais il ne voit pas que le zèle du

chroniqueur constitue le défaut majeur de sa démonstration. Ce sera Fernán Pérez de Guzmán

qui se chargera de le rappeler ; dans le prologue des GS, il écrira :

El segundo defeto de las estorias es porque los que las corónicas escriven es por

mandado de los reyes e príncipes. Por los conplazer e lisonjar, o por temor de los

enojar escriven más lo que les mandan o lo que creen que les agradará que la verdat

del fecho como pasó36

.

Plus loin, il précise sa pensée : le chroniqueur doit être bon écrivain37

, doit avoir été présent

dans les moments les plus importants du règne38

et doit être libre d'écrire le règne du roi sans

craindre sa réaction : « La terçera (cosa) es que la estoria que non sea publicada viviendo el

rey o príncipes en cuyo tienpo e señorío se hordena, porque'l estoriador sea libre para

escrivir la verdad sin temor »39

. Eleastras remplit bien les deux premières conditions mais,

malgré sa bonne volonté, il ne peut satisfaire à la troisième. De là, la faille de la fiction de

Corral : si les trois critères avaient été respectés par lui, l'illusion aurait sans doute été parfaite

et la falsification de l'histoire, totale.

34

Ibid., p. 529. 35

Ibid., p. 529-530. 36

GS, p. 62. 37

« La primera (cosa), que el estoriador sea discreto e sabio, e aya buena retórica para

poner la estoria en fermoso e alto estilo, porque la buena forma onrra e guarneçe la

materia », Ibid., p. 63. 38

« La segunda, que él sea presente a los prinçipales e notables abtos de guerra e de paz, e

porque seríe inposible ser él en todos los fechos, a lo menos que él fuese así descreto que non

reçibiese información sinon de personas dignas de fe que oviesen seído presentes a los

fechos », Ibid., p. 63. 39

Ibid., p. 64.

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*

* *

Les relations entre le roi et son conseiller ainsi que la place et le rôle de l'historien sont au

coeur de la narration qu’a proposée Pedro de Corral de la perte de l'Espagne et de sa

destruction. Dans ce cadre, l'imprudence de Rodrigue et la duplicité de Julián, dénoncées par

Eleastras, sont exemplaires en ce qu'elles sont inacceptables. Cependant, en dépit des efforts

constants de Corral pour rattacher la CS à l'histoire, ses inventions ont en partie échoué et

elles ont contribué à donner à son oeuvre la réputation d’une anomalie historiographique. Elle

n'en reste pas moins singulière dans toute la production écrite du XVème siècle - que l'on se

situe dans le registre de la fiction ou dans celui de l'histoire - et elle prépare le terrain à une

autre chronique tout aussi personnelle et littéraire, la Crónica troyana anonyme de 1490, qui

traite de la destruction, non pas de l'Espagne mais de Troie40

.

Au-delà de la question du genre auquel appartient la CS, se pose celle qui a trait au

contexte d'écriture de l'oeuvre et à sa portée : pourquoi reprendre, aux alentours de 1430,

l'histoire de Rodrigue ? L'on peut proposer deux interprétations complémentaires. D'une part,

à une époque où la péninsule est partiellement occupée par les maures, la CS aurait pu

constituer un appel à la victoire définitive sur les infidèles par Jean II - lequel règne au

moment où Corral écrit -, appel semblable à celui de Juan de Mena dans son Laberinto de

Fortuna41

. Ceci expliquerait pourquoi Corral ne cite à aucun moment l'auteur de l'une de ses

sources, le maure Al- Razi : l'historien, de confession musulmane, n'était peut-être pas le

garant le plus approprié de la crédibilité de la CS en la matière. D'autre part, l'on est tenté

d’entrevoir dans le couple Rodrigue/Julián, même si l’hypothèse paraît quelque peu

audacieuse, la paire formée par Jean II et son homme de confiance, Álvaro de Luna : Corral

inviterait-il Jean II à ne pas trop écouter le connétable pour ne pas subir la même déconvenue

que Rodrigue ?42

Quelles que soient les raisons de la reprise de cette matière historique, la maîtrise et le

40

Voir notre article : « Adaptation et réélaboration des sources dans la Crónica Troyana

anonyme de 1490 », e-Spania, 10, 2010, http://e-spania.revues.org/20116. 41

« Fazed verdadera la grant Providençia,/ mi guiadora en aqueste camino,/ la qual vos

ministra por mando divino/ fuerça, corage, valor e prudençia,/ por que la vuestra real

exçelençia,/ aya de moros pujante victoria/ e de los vuestros así dulçe gloria/ que todos vos

fagan, señor, reverençia », Carla DE NIGRIS (éd.), Laberinto de Fortuna y otros poemas,

Barcelone : Crítica, 1994, vers 297 a-h, p. 184. 42

Pour F. GÓMEZ REDONDO, au contraire, la CS reflète bien l’idéologie du connétable

ainsi que son programme culturel et ses efforts pour protéger Jean II (Historia…, op. cit., 3, p.

3342- 3343).

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talent de Pedro de Corral sont incontestables : l'oeuvre de l'auteur - qui se sert de sources

anciennes pour mieux les réécrire, et qui montre que sa connaissance du passé et ses qualités

d'écrivain suffisent pour rédiger une chronique - rivalise en qualité avec ce qui l’a précédé.