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Noussommes habitués à classer les philosophies de l'histoire selon leur caractèreprogressisteOuconservateur, révolutionnaire ou nostalgique dupassé. Walter Benjamin échappe àces classifications. C'est un critique révolutionnaire de la philosophie du progrès, un nostalgique du passé qui rêvede l'avenir, un romantique partisan du matérialisme. Il est, dans tous lessens du mot, inclassable. Lesthèses Sur le concept d'histoire de 1940 sont son dernier écrit, rédigé peu avantson suicide— suite à l'échec de s a > à ses collaborateurs français. Quelques pages qui constituent l'un destextes les plus importants du xxesiècle, et peut-être le document le plus significatif dans la pensée critique depuis les Thèses sur Feuerbach » deMarx. Texte allusif, voire sybillin, cependant, dont l'hermétismemst constelé d'images et d'allégories, seméde paradoxes, traversé d'intuitions qui ont déconcerté les plus grands lecteurs. Ilbjectif dece livre est moins de juger les Thèses de Benjamin que d'essayer de les comprendre. La lecture ici proposée n'a pas vocation à être la plus correcte, la plus vraie ou la plus scientifique. Mais, là où tant d'autres ne voient que contradiction ou ambiguïté, elle met en évidence unecohérence fondamentale, dont la clé est constituée par l'affinité élective (ausens de Goethe) construite par Benjamin entre trois discours hétérogènes : le romantisme allemand, le messianisme juif, le marxisme révolutionnaire, dont son écriture produit au bout du compte une sorte de fusion alchimique. Plutôt qu'une interprétation, c'est une ouverture de l'histoire que Benjamin a entendu opérer par cemoyen. Michael lijwy est directeur de recherches au CRNS et enseigne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Ses travaux ont été publié en 24 langues. Parmi les plus récents : Rédemption et Utopie. Le Judaïsme libertaire en Europe centrale, Une étude d'affinité élective, Paris, KM, 1988 et Révolte et Mélancolie. Le romantisme à c o n t r e - ISBN 978 2- 3051762 7 9 111 517627 www.puf.com 1 5 If Walter Benjamin : Avertissement d'incenc Une lecture des thèses « Sur _e concept d'histoire » Pratiques r r théoriques

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Thèse "XVIIa", découverte par Giorgio Agamben; traduite de l'allemand et commentée par Michael Löwy (in "Walter Benjamin. Avertissement d'incendie", Paris, PUF, 2001).

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Page 1: Walter Benjamin, thèse sur l'Histoire XVIIa : "Marx a sécularisé la représentation de l'âge messianique … "

Nous sommes habitués à classer les philosophies de l'histoire selon leurcaractère progressiste Ou conservateur, révolutionnaire ou nostalgiquedu passé. Walter Benjamin échappe à ces classifications. C'est un critiquerévolutionnaire de la philosophie du progrès, un nostalgique du passé quirêve de l'avenir, un romantique partisan du matérialisme. Il est, dans tousles sens du mot, inclassable.Les thèses Sur le concept d'histoire de 1940 sont son dernier écrit, rédigé peuavant son suicide — suite à l'échec de s a>t e n t a t i v e d ' é c h a p p e r à l a G e s t a p o e t

à ses collaborateurs français. Quelques pages qui constituent l'undes textes les plus importants du xxe siècle, et peut-être le document le plussignificatif dans la pensée critique depuis les Thèses sur Feuerbach »de Marx. Texte allusif, voire sybillin, cependant, dont l'hermétismemstconstellé d'images et d'allégories, semé de paradoxes, traversé d'intuitionsqui ont déconcerté les plus grands lecteurs.Ilbjectif de ce livre est moins de juger les Thèses de Benjamin qued'essayer de les comprendre. La lecture ici proposée n'a pas vocation à êtrela plus correcte, la plus vraie ou la plus scientifique. Mais, là où tantd'autres ne voient que contradiction ou ambiguïté, elle met en évidenceune cohérence fondamentale, dont la clé est constituée par l'affinité élective(au sens de Goethe) construite par Benjamin entre trois discourshétérogènes : le romantisme allemand, le messianisme juif, le marxismerévolutionnaire, dont son écriture produit au bout du compte une sortede fusion alchimique. Plutôt qu'une interprétation, c'est une ouverture del'histoire que Benjamin a entendu opérer par ce moyen.

Michael lijwy est directeur de recherches au CRNS et enseigne à l'École des HautesÉtudes en Sciences Sociales. Ses travaux ont été publié en 24 langues.Parmi les plus récents : Rédemption et Utopie. Le Judaïsme libertaire en Europecentrale, Une étude d'affinité élective, Paris, KM, 1988 et Révolte et Mélancolie.Le romantisme à c o n t r e-c o u r a n t d e l a m o d e r n i té ( a v ec R . S a y re ) , P a ri s , P a yo t , 1 99 2.

ISBN 978 2- 3051762 7

9111517627 www.puf.com 1 5

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Walter Benjamin :Avertissement d'incencUne lecture des thèses« Sur _e concept d'histoire »

Pratiques rr— théor iques

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bles variétés des anxiétés et des fortunes ». Contre ce temps de pro-grès, « fait à l'image et à la ressemblance de l'espace », réduit à uneligne « absolue, infinie », il oppose le temps de la mémoire, le tempsde la « remémoration organique », qui n'est pas homogène mais quia « des pleins et des vides »1.

La remémoration a pour tâche, chez Benjamin, la constructionde constellations reliant le présent et le passé. Ces constellations, cesmoments arrachés à la continuité historique vide, sont des monades,c'est-à-dire des concentrés de la totalité historique — « des pleins »,dirait Péguy'. Les moments privilégiés du passé, devant lesquelsl'adepte du matérialisme historique fait halte, sont ceux qui consti-tuent un arrêt messianique des événements — comme celui, en ju il-let 1830, quand les insurgés tiraient sur les horloges. Ces momentsconstituent une chance révolutionnaire dans le combat — aujour-d'hui — pour le passé opprimé — mais aussi, sans doute, pour le pré-sent opprimé'.

L'arrêt messianique est rupture de l'histoire mais non f in del'histoire : une des notes affirme explicitement : « Le Messie brisel'histoire ; le Messie n'apparaît pas à la f in d 'un développement »(GS I, 3, p. 1243). La société sans classes, de même, n'est pas la f inde l'histoire, mais, selon Ma rx, de la préhistoire, l'h isto ire del'oppression et de l'aliénation des humains4. 1. C . Péguy, « Clio. Dialogue de l 'histoire et de fi lme payenne (1909-1912) .Œuvres en prose, Paris, La Pléiade, 1968, vol. 1, p, 127-131, 180-181, 286, 299-300.Voir aussi l 'ar ticle de Helga Tiedemann-Bartels, « La mémoire est toujour s deguerre. Benjamin et Péguy », dans H , WiSManri (éd.), Wal ter Benjamin et Par is,Paris, Cerf, 1986, P. 133-143, ainsi que D. Bensaid, M oi la Révolution, Paris, Gall i-mard, 1989.

2. Dans une première version de cette thèse, que r on trouve dans le Livre despassages, apparaît, a la place du concept de monade, celui d' « image dialectique ».Cf. GSV, I , p. 595.

3. Commentant l e passage sur Parret messianique des événements, Herber tMarcuse écrivait en 1964 : « Rarement fut la vér ité de la théor ie cr itique expriméed'une forme aussi exemplaire : la lutte révolutionnaire exige l 'arrêt de ce qui arr iveet de ce qui est arr ivé — avant de se donner un quelconque but positif, cette négationest le premier acte positi f. Ce que l'être humain a fai t aux autres humains et à lanature doi t cesser, et cesser radicalement — seulement après peuvent commencerla liberté et la justice » (H. Marcuse, « Révolution und Kr i ti k der Gewalt. Zur Ges-chichtsphilosophie Walter Benjamins », i n P. Bul thaupt, Mater ialen :tu BenjaminsThesen, p. 25-26).

4. Voici comment Scholem interprète l a métamorphose marxiste du messia-nisme jui f : « La différence entre la moderne "théologie de la révolution".., et r idéemessianique du judaïsme consiste, dans une mesure appréciable, en une transposi-tion des termes. Sous sa nouvelle forme, Ehistoire devient une préhistoire... Telle est

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Selon les notices préparatoires, l'h istoire universelle de l'h is-torisme est fausse, pure accumulation artificielle, comme l'espérantoest une fausse langue universelle. Mais il existera un jour une vraiehistoire universelle, comme il existera une vraie langue universelledans le monde messianique, qui est « le monde de l'actualité totaleet multifacétique ». Ce t te h isto ire messianique d e l'humanitédélivrée brûlera comme une « lampe éternelle », qui inclut la totalitédu passé, dans une immense apocatastase (GS I, 3, p. 1234, 1239).

Dans la lettre à Gretel Adorno qui annonce la rédaction des thè-ses, Benjamin attire son attention tout particulièrement sur la )(vue,dans la mesure où elle révèle le lien entre ce document et la méthodede ses recherches antérieures'. Les travaux de W. Benjamin sur Bau-delaire sont un bon exemple de la méthodologie proposée dans cettethèse : il s'agit de découvrir dans Les Fleurs du mal une monade, unensemble cristallisé de tensions qui contient une totalité historique.Dans cet écrit, arraché au cours homogène de l'histoire, se trouveconservé et rassemblé l'ensemble de l'oeuvre du poète, dans celle-cile xixe siècle français, e t dans ce dernier, « le cours entier del'histoire ». L'oeuvre « maudite » d e Baudelaire recèle le tempscomme un graine précieuse. Cette graine, doit-elle fructifier dans leterrain de la lutte de classes actuelle, pour acquérir toute sa saveur '?

THÈSE ) ( Vi l

Marx a sécularisé la représentation de l'âge messianique dans lareprésentation de la société sans classes. Et c'était bien. Le malheur acommencé quand la social-déntocralie a tint de celte représentation un« idéal >>. L'idéal lia défini daim la doctrine néa-kantienne COMIlle une« tâche infinie ». E t cette doctrine était la philosophie scolaire des

l'attitude sous-jacente aux écrits des idéologues les plus importants du messianismerévolutionnaire, comme Ernst Bloch. Walter Benjamin, Theodor Adorno et HerbertMarcuse... » (Fidélité et utopie. Essais sur le judaïsme contemporain, Paris. Calmann-Lévy, 1978, p. 255-256). 1. W ohl far th observe lui aussi que, dans le messianismesécularisé de Benjamin, la f i n des temps n'est pas la f i n de toute histoire, commedans le messianisme or thodoxe, mais l a f i n de ce que M ar x appelai t l a « préhis-toire » ( I. Wohl far th. « The Measure of the Possible », i n L. Marcus and L. Nead(cd.). The Actual i ty o f W. Benjamin, London, Lawrence and Wishart, 1998, p. 30.Ces interprétations sont intéressantes, mais rappelons que Benjamin n'uti l ise pasl'expression « fin de la préhistoire ».

1. Lettr e citée dans GS I, 3, p. 1226.

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partis sociaux-démocrates — de Schmidt et Stadler jusqu'à Natotp etVorkinder. Une .f o i s q u e l a s o c i ét é s a ns c l as s es é ta it d éf in ie comme

tâche infinie, le temps homogène et vide se métamorphosait pour ainsidire dans une antichambre, dans laquelle on pouvait attendre avec plusou moins de placidité l'arrivée d'une situation révolutionnaire. En réa-lité, i l n'existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolu-tionnaire — elle veut seulement être définie comme spécifique, à savoircomme chance d'une solution entièrement nouvelle face à une tâcheentièrement nouvelle. Pour le penseur révolutionnaire la chance révo-lutionnaire propre à chaque instant historique se vérifie dans la situa-tion politique. Ma i s e lle se vérif ie non moins p a r l e pouvoird'ouverture de cet instant sur un compartiment bien déterminé dupassé, jusqu'alors fermé. L'entrée dans ce compartiment coïncidestrictement avec l'action politique ; e t c'est pa r cette entrée quel'action politique peut être reconnue, pour destructive qu'elle soit,comme messianique. ( La société sans classes n'est pas le but final duprogrès dans l'histoire mais plutôt son interruption mille fois échouée,mais finalement accomplie.)

Le concept de sécularisation utilisé pa r Benjamin dans cettethèse est, probablement, une référence à la Théologie politique (1922)de Cari Schmitt, selon laquelle « tous les concepts prégnants de lathéorie moderne de l'État sont des concepts théologiques séculari-sés »I. Certes, Schmitt s'intéresse surtout aux philosophies contre-révolutionnaires de l'État, mais il formule aussi des hypothèses plusgénérales qui ont pu intéresser Benjamin, comme par exemple : « Lasituation exceptionnelle a pour la. jurisprudence la même significationque le miracle pour la théologie. »2 C e p e n d a n t , c o m m e l ' a t r è s b i e n

montré Jacob Taubes, la sécularisation n'est pas pour Schmitt unconcept positif : au contraire, « elle représente pour lu i le diable ».L'objectif de Schmitt c'est de montrer que la sécularisation conduit lathéorie juridique de l'État à une impasse, parce que celle-ci ignore lefondement, la racine de ses propres concepts'.

I. I l est vrai que le concept apparaît aussi, avec une portée plus générale, dansla sociologie des religions de Max Weber, notamment dans L'éthique protestante etl'esprit du capitalisme, oeuvre que Benjamin connaissait bien.

2. C. Schmitt, Théologie politique (1922), Paris, Gallimard, I 988, trad. L -I— Schlegel, p. 46.

3. Jacob Taubes, D ie politische Theologie des Paulus, MOnich. Wilhelm F inkVerlag, 1993, p. 89-92.

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Ce n'est pas le point de vue de Benjamin : pour lui, la sécularisa-tion est à la fois légitime et nécessaire — à condition que l'énergiesubversive du messianique reste présente, même si c'est à l'état deforce occulte (comme la théologie dans le joueur d'échecs matéria-liste). Ce qu'il faut critiquer, insiste Benjamin, ce n'est pas la sécula-risation en tant que telle, mais une forme spécifique, celle du néo-kantisme social-démocrate, qui a fait de l'idée messianique un idéal,une « tâche infinie ». I l s'agit notamment du groupe de philosophesde l'Université de Marburg, à laquelle appartiennent aussi b ienAlfred Stadler que Paul Natorp, deux des auteurs mentionnés par lathèse, ainsi que Hermann Cohen.

On trouve ici une analogie frappante avec des idées développéespar le jeune G. Scholem, dans des cahiers inédits des années 1918-1919. I l met en cause, avec une virulence incroyable, la misérablecontrefaçon de la tradition messianique juive, dont est responsable,à ses yeux, l'École néo-kantienne de Marburg

« Le royaume messianique et le temps mécanique ont produit,dans la tête des hommes des Lumières (Aufkliirer), l'idée — bâtardeet digne de malédiction — du Progrès. Parce que, s i l'on est unAufklétrer (...), la perspective des temps messianiques doit nécessaire-ment se déformer en Progrès. (...) Ici se trouvent les erreurs les plusfondamentales de l'École de Marburg : la distorsion (...) de toutesles choses en une tâche infinie dans le sens du Progrès. Ceci est laplus pitoyable interprétation que le prophétisme a d û jamaissupporter. »'

On peut se demander s i Benjamin n 'avait pas ces idées enmémoire quand il écrivait les « thèses » de 1940 — à moins que ce nesoit Scholem qui a it été inspiré par ses discussions avec son amien 1916-1919.

Ce que Benjamin reproche à la social-démocratie d'inspirationnéo-kantienne c'est avant tout son attentisme, le calme olympienavec lequel elle attend, confortablement installée dans le temps vide

1. Ce passage se trouve dans un cahier inédit de G. Scholem intitulé Tage-buchaufzeichmmgen. J . August 1918 - 1. August 1919, Adelboden Ber n, 89 p. Cematériel — qui se trouve dans l'archive Scholem h la bibliothèque de l'Universitéhébraïque de Jérusalem — sera bientôt publié par le indischer Verlag (associé auSuhrkamp Verlag) de Francfort. Je remercie les responsables de l'édition des manus-crits de Scholem, MM. Karlfried Gründer, Friedrich Niewôhner et Herbert Kopp-Osterbrink pour l'aimable autorisation de publier quelques extraits de ces papiersinédits.

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et homogène comme un courtisan dans l'antichambre, l'avènementinéluctable de « la situation révolutionnaire » — qui, bien sûr, neviendra jamais.

L'alternative qu'il propose est, à la fois et inséparablement, his-torique et politique. Elle part de l'hypothèse que chaque momenthistorique a ses potentialités révolutionnaires. I l s'agit d'opposerune conception ouverte de l'histoire comme praxis humaine, richede possibilités inattendues, pouvant produire du nouveau, à toutedoctrine téléologique, confiante dans les « lois de l'histoire » oudans l'accumulation graduelle de réformes su r la vo ie sûre e tgarantie du Progrès infini.

Cette action politique -- qui, comme toute praxis révolutionnaire,comporte une dimension destructive — est en même temps une inter-ruption messianique de l'histoire et un « saut dans le passé » : ellepossède le pouvoir magique d'ouverture (Schhlisselmacht) d 'unepièce (Getnach ) jusqu 'ici verrouillée ( verschlossenes), d 'u n évé-nement jusqu'ici oublié. On retrouve ici l'unité profonde, intime,messianique, entre l'action révolutionnaire dans l e présent, e tl'intervention de la mémoire dans un moment déterminé du passé'.La redécouverte, sous l'impact de l'essor du mouvement féministedes années 1970, des textes oubliés et « verrouillés » d'Olympe d.eGouges — auteur de pamphlets dénonçant l'esclavage des Noirs et dela « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » (1791),guillotinée par la Terreur en 1793 — en est un exemple frappant.L'historiographie officielle de la Révolution française avait oublié,pendant un siècle et demi, cette figure tragique et subversive.

Le concept de société sans classes — avec toute sa charge messia-nique — occupe dans cette thèse — mais aussi dans l'ensemble dudocument — une place centrale. 11 s'agit d'un repère politique et his-torique décisif, qui sert de but au combat des opprimés et de critèrepour juger les systèmes d'oppression du passé et du présent. Commele dit une des notices : « Sans un examen, sous quelque forme quece soit, de la société sans classes, i l n'existe du passé qu'une falsifi-cation historique. Dans cette mesure tout concept du présent parti-cipe au concept du Jugement dernier » (GS 1, 3, p. 1245).

1. Comme l'observe si bien Phil ippe ivernel, « la lutte des classes et le messia-nisme judaïque, dans les thèses, loin de se neutraliser, s'activent ou plutôt se réacti-vent mutuellement, mènent de fr ont la guerre contre l a soi-disant nécessité histo-rique ( « Paris capitale du Front populaire ou la vie posthume du )(Di' siècle », i nWalter Benjamin et Paris, p. 271).

THÈSE X V I I I

« Par rapport à l'histoire de la vie organique sur la Terre, écrit unbiologiste contemporain.. les misérables cinquante mille années dePhomo sapiens représentent quelque chose comme deux secondes à lafin d'un jour de vingt-quatre heures. À cette échelle, toute lhistoire del'humanité civilisée remplirait un cinquième de la dernière seconde dela dernière heure, » Le « temps actuel » qui, comme modèle du mes-sianique, résume dans u n immense abrégé l'h isto ire d e tou tel'humanité, coïncide rigoureusement avec la ligure que constitue danshmivers l'histoire de l'humanité.

La Jetztzeit, « temps actuel », ou « à présent », est cette fo isdéfinie comme « modèle » ou préfiguration du temps messianique,de la « lampe éternelle », de la véritable histoire universelle. Pourexpliquer le concept d'arrêt messianique des événements, Benjaminrenvoie, dans une des notices, à Focillon, qui parlait de la « brèveminute de pleine possession des formes » (GS 1, 3 , 1229). L amonade messianique est. une brève minute de pleine possession del'histoire, qui préfigure le tout, la totalité sauvée, l'histoire univer-selle de l'humanité libérée, bref, l'histoire du salut (Heilsgeschichte)dont parle une des notices (GS 1, 3 p. 1234).

Comme l'on sait, la monade — concept d'origine néo-platoni-cienne — chez Leibniz est un reflet de l'univers tout entier. Exami-nant ce concept dans le L ivre des passages parisiens, Benjamin ledéfinit comme « cristal de la totalité des événements »'.

Nous retrouvons ic i l'idée de l ' « abréviation » (Abbreviatur),l'énigmatique historischer Zeitraffer. Un e piste intéressante à cesujet est proposée par G. Agamben : le temps messianique danslequel toute l'h istoire de l'humanité est « résumée » (zusammen-fassi) n'est pas sans rappeler, littéralement, le concept chrétien deanakephalaiosis, «récapitulation », qui apparaît dans une des épîtresde Paul, Eph 1, 10 : « Toutes les choses se récapitulent dans leMessie » — selon la traduction de Luther, aile (ling zusamen vedàssetwiirde in Christo'.

La Jetztzeit résume tous les moments messianiques du passé,toute la tradition des opprimés est concentrée, comme une puis-

I. W . Benjamin, GS V, I . p. 575.2. G. Anamben, Le temps qui reste, p. 224.

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