extrait des "présents de l'écriture"

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Extrait de l'anthologie des plus beaux textes écrits ou prononcés lors de la première décennie de Passa Porta, coordonnée par Piet Joostens et Patrick Lennon, intitulée "Les présents de l'écriture", paru aux Impressions Nouvelles en mars 2015.

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P a u l A u s t e r J u l i a n Barnes Annelies Beck A.S. Byatt

Mircea Cărtărescu Bernardo Carvalho Javier Cercas Mikhaïl Chichkine Jonathan

Coe Marie Darrieussecq Lydia Davis Amitav Ghosh Jens Christian Grøndahl David Grossman Alan Hollinghurst Siri Hustvedt

Howard Jacobson Ismail Kadare António Lobo Antunes Amin Maalouf Alain Mabanckou Claudio Magris Alberto Manguel Javier Marías Antonio Muñoz Molina Ben Okri David Mitchell Herta Müller Orhan Pamuk José Luis Peixoto Olivier Rolin Nawal El Sadaawi Boualem Sansal Jorge

Semprún Meir Shalev Goce Smilevski Su Tong Ilija Trojanow Juan Gabriel

Vásquez Dubravka Ugresic Derek Walcott Kjell Westö

les présents de l’écritureessais et propos par

LES IMPRESSIONS NOUVELLES | PASSA PORTA

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extrait

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AVANT-PROPOS

Les Présents de l’écriture rassemble les essais les plus mar-quants écrits à la demande de Passa Porta, la maison inter-nationale des littératures à Bruxelles au cours de ses dix premières années (2004-2014). Des auteurs importants du monde entier s’y penchent sur la puissance, la pertinence et les spécificités de l’imagination littéraire en ce début de XXIe siècle (Jens Christian Grøndahl, Mikhaïl Chichkine, Boualem Sansal).

Certains se demandent de quelle manière les livres per-mettent d’accéder à d’autres cultures, d’autres modes de vie et de pensée, non pas pour les neutraliser ou les conquérir mais pour apprendre à mieux les connaître. Ce regard sur l’autre est ce qui permet aussi de percevoir l’inconnu et l’étrange dans ce qui nous est familier (Antonio Muñoz Molina, Alain Mabanckou, Claudio Magris, Boualem Sansal, Ilija Trojanow).

D’autres critiquent le pouvoir homogénéisant du marché (Bernardo Carvalho) ou interrogent certaines affir-mations identitaires qui cherchent à être facilement recon-naissables ou vendables, démarches compréhensibles mais somme toute paradoxales à l’heure de la mondialisation, du métissage et de la « superdiversité » (Alain Mabanckou, Claudio Magris, Nawal El Saadawi, Dubravka Ugresic).

D’autres encore témoignent de l’importance de la créa-tivité et de l’engagement du traducteur littéraire (Alberto Manguel, Dubravka Ugresic) ou rendent hommage aux

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« lecteurs-vampires », qui ne lisent pas uniquement pour se divertir mais qui cherchent à travers la lecture un moyen de survie (Javier Cercas). Ensuite, trois essais sont consacrés aux liens toujours compliqués entre littérature et actua-lité. Quel rapport entretient l’écrivain avec ces événements sur lesquels il n’a pas prise, ces nouvelles qui font ce qu’on appelle « le monde d’aujourd’hui » ? La littérature doit-elle rester « à la page », et qu’est-ce que cela veut dire ? (Juan Gabriel Vásquez, Goce Smilevski, Jens Christian Grøn-dahl).

Dans une seconde partie, l’ouvrage offre davantage de « matières à débat », sous la forme d’un collage de propos intéressants choisis parmi les centaines de rencontres publiques organisées à Passa Porta. En guise d’introduc-tion, Annelies Beck, journaliste et écrivaine belge, qui a elle-même animé un grand nombre de ces entretiens, livre quelques réflexions personnelles sur l’intérêt du genre de la rencontre littéraire et les attentes, souvent divergentes, de l’interviewer, du public et de l’écrivain.

« The time is always now. Seul l’instant présent existe : et c’est maintenant ou jamais », écrit Jens Christian Grøndahl dans son essai L’éclat radieux d’un ineffable printemps. Dans un autre texte, il écrit encore : « La littérature n’est jamais un passe-temps échappant au temps. Il n’y a que les fai-seurs de kitsch pour préférer l’éternité. » C’est cette même idée de la littérature qui relie tous les auteurs de ce livre à l’esprit de Passa Porta. Les écrivains qui comptent sont tou-jours plus que des fabricants de beauté, de consolation ou de divertissement. Par leur travail, ils mettent réellement quelque chose en jeu et essaient obstinément de se situer dans la société d’aujourd’hui, tout en gardant une distance

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critique par rapport au présent et aux pouvoirs dictant l’ordre du jour.

La bonne littérature, qu’elle soit éloignée de nous tem-porellement ou géographiquement, reste toujours actuelle et continue de raconter ce que c’est que de vivre et de lire ici et maintenant.

Piet JoostensPassa Porta

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L’IMAgINATION AU POUVOIR

Bernardo CarvalhoUne criante évidence

Il y a de cela quelques années, quelqu’un, dans notre entreprise, a eu une idée géniale. Et si le monde entier lisait le même livre ? Nous avons commencé à travailler dans ce sens. Nous avons recruté une quantité de gens pour rendre cela possible et trouver le livre que tout le monde lirait. Les salaires ont commencé à augmenter. Et, comme une chose en entraîne toujours une autre, pour payer ces salaires de plus en plus élevés, trouver ce livre est également devenu de plus en plus urgent, de même que ce livre est devenu de plus en plus indispensable. Puis les perspectives commer-ciales sont devenues beaucoup plus intéressantes. Mais il est clair que nous étions encore dans la phase initiale, de tâtonnements et d’erreurs.

Peu à peu, nous avons commencé à affiner l’idée et nous avons compris qu’un livre que tout le monde lirait devrait être réédité nécessairement chaque année pour justifier les primes que nous avions commencé, dans l’entreprise, à verser annuellement. L’idéal aurait été que le livre que tout le monde lirait parût chaque semestre – et pourquoi pas ? –, chaque mois et même deux ou trois fois par mois. Ainsi, le livre que tout le monde lirait, bien que toujours pareil, devrait donner l’impression d’être multiple. Un livre lu par

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tout le monde crée un consensus, fait que tout le monde pense dans la même direction, tout en étant persuadé de penser différemment et de façon originale. Et donc, étant toujours pareil, le livre ne créerait pas de problème. Nous nous sommes dit : si nous arrivons à donner vie à notre projet, en quelques années nous oublierons ce que c’est que ne pas être d’accord. Ne pas être d’accord n’est pas une bonne chose. Parce que cela veut dire se quereller. Et se quereller est une source de problèmes.

En même temps que dans notre entreprise nous avions notre idée géniale, quelqu’un dans une autre entreprise avait une autre idée également géniale : et si le monde entier faisait exactement la même chose, convaincu de faire différemment, ne serait-ce pas plus facile et naturel de contrôler le monde et, par conséquent, de trouver le livre que tout le monde lirait ? Et si, pour que cela puisse se faire, on créait un dispositif dans lequel plus les gens liraient quelque chose, plus la chose serait lue, et plus les gens verraient quelque chose, plus cette chose serait vue ? N’est-ce pas évident ? Et ne serait-ce pas plus facile, pour nous dans notre entreprise, de déléguer la tâche de trou-ver le livre que tout le monde voudrait lire à ce dispositif redondant, naturel et évident ? Un dispositif qui ne ferait qu’exprimer, pour ainsi dire, la volonté des usagers, amenés à actionner ce dispositif – en même temps que, sans s’en apercevoir, ils seraient actionnés par lui –, croyant que cela viendrait de leur seule volonté libre et spontanée.

Le problème est que, malgré la génialité des idées, per-sonne ne savait exactement comment mettre en pratique cette machinerie si évidente et naturelle. Depuis des années, nous savions déjà, dans notre entreprise, qu’il valait mieux ne pas publier de livres qui créent des problèmes. Les dif-

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férences créent des problèmes. Et, bien que l’on considère qu’exalter les différences soit quelque chose de correct, nous n’aimons pas les problèmes dans notre entreprise. Personne n’aime ça. Il y a quelques années de cela, quelqu’un dans notre entreprise a dit : si les autres entreprises donnent au monde ce que le monde veut, pourquoi la nôtre devrait-elle donner au monde ce que tout le monde ne veut pas forcé-ment ? C’est la loi de l’offre et de la demande. N’est-ce pas logique et naturel ? La logique et la nature sont les mères de toutes choses. À commencer par l’économie. Et pourquoi pas la culture ?

Il y a de cela quelques années, quelqu’un dans notre entreprise a encore eu une idée géniale (nous avons beau-coup d’idées géniales dans notre entreprise) : et si nous uti-lisions la langue que tout le monde parle, pour ainsi dire, la langue que tout le monde comprend, de façon à ce que tout le monde lise le même livre ? Ne serait-ce pas logique et naturel ? Et si nous faisions en sorte que les personnes parlant les langues les plus diverses écrivent en se servant de moins en moins de ces langues jusqu’à n’en utiliser plus qu’une seule, la même langue pour tout le monde ? Bien sûr, il faudrait pour cela que nous offrions quelques avan-tages. Et quel meilleur avantage que de savoir qu’on écrit dans la langue que tout le monde peut lire, la langue que tout le monde comprend ? Et si, pour persuader les réti-cents qui refuseraient d’écrire dans cette langue commune, on leur donnait l’impression qu’ils continuaient en fait à écrire dans des langues différentes ? Comment ?

Il suffirait qu’on leur propose de décrire, dans cette même langue que tout le monde parle et comprend, les expériences vécues dans des pays où l’on parle d’autres langues. Ne serait-ce pas fantastique ? Et ainsi, comme

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si cela ne suffisait pas, on éliminerait en même temps le besoin de traduction. Il suffirait de les laisser reproduire dans la même langue, notre langue commune, l’accent et la couleur locale des autres langues que tout le monde ne parle pas et ne comprend pas. Et si l’on inventait un nom pour tous ces accents réunis dans la même langue, dans une langue unique que tout le monde comprendrait ? Quelque chose comme le multiculturalisme ? Ce serait dingue, non ? L’impression serait pour le moins très posi-tive. Comme si le monde entier pouvait se retrouver dans une seule et même langue. Et de cette façon, il n’y aurait plus de problème. Nous n’aimons pas les problèmes. Les problèmes ne rapportent pas d’argent et donnent mal à la tête. Ainsi, tout le monde continuerait à croire à un monde complètement divers, alors que le monde entier serait com-plètement pareil. Et de plus en plus pareil, en ayant l’air de plus en plus divers, parce que tout le monde lirait dans la même langue ce qui auparavant était écrit dans d’autres langues que tout le monde ne lit pas, avec l’avantage que nous n’aurions pas à payer de traductions.

Par chance pour notre entreprise et par une heureuse coïncidence, en même temps que, dans notre entreprise, nous avions cette idée géniale, quelqu’un dans une autre entreprise avait une autre idée géniale. Ils se sont dit, dans l’autre entreprise : et si on inventait un mécanisme et une logique, avec une base mathématique et scientifique, au moyen desquels plus on verrait quelque chose plus cette chose serait vue, et plus quelqu’un lirait quelque chose, plus les autres seraient amenés à lire la même chose, convain-cus qu’ils arrivaient à cette chose par leur seul mérite et leur seul effort. Ne serait-ce pas dingue ? Ils ont eu cette idée dans une autre entreprise. On ne peut donc pas dire

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que c’était la même idée que celle que nous avons eue dans notre entreprise, bien qu’elles soient très semblables. Nous ne pouvons accuser personne d’espionnage industriel ou de plagiat, parce que ce n’était pas la même idée ; c’était une idée analogue.

Beaucoup d’idées géniales et analogues voient le jour en même temps aujourd’hui. C’est ce que dans notre entre-prise, nous appelons synergie. Nous vivons une époque de synergies. Et par analogie aux fusions et acquisitions qui se produisaient autour de nous, nous nous sommes dit que, de la même façon que nous cherchions le livre que le monde entier lirait, nous devrions être aussi une entreprise unique que nous formerions avec toutes les autres entreprises ayant des idées semblables aux nôtres, afin de mieux contrôler le monde et de mieux le conduire dans notre aventure consis-tant à trouver le livre que tout le monde lirait. Et cela sim-plement parce que l’idée de notre entreprise et l’idée des autres entreprises étaient analogues, simples et naturelles : plus les gens entendront parler de quelque chose, plus ils parleront de cette chose. Tout est connecté. C’est simple, c’est humain. Et ce qui est humain, parce que naturel, est toujours bon. C’est une idée qui doit se trouver dans le livre que tout le monde lira, pensons-nous dans notre entreprise, parce que c’est à cela que le monde entier veut croire. Ce qui est humain est toujours bon.

Il y a de cela quelques années, dans notre entreprise, quelqu’un a eu une autre idée géniale, qui s’accordait avec les idées géniales précédentes, composant une vision glo-bale : nous allons faire en sorte que tout ce qui est négatif paraisse négatif. N’est-ce pas logique, évident et criant ? De telle sorte que les gens prendront la critique en horreur. Par nature les gens veulent entendre de bonnes choses. Et nous

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serons en mesure de ne leur donner que des bonnes nou-velles. Et nous allons faire en sorte que les gens s’identifient complètement à ce mécanisme et cette logique créés par nos entreprises transformées en une unique entreprise glo-bale, avec une base mathématique et scientifique, un méca-nisme et une logique aussi humains et aussi naturels que les gens, si bien que lorsque ce mécanisme et cette logique seront critiqués, ce seront les gens eux-mêmes qui se sen-tiront offensés, comme s’ils se trouvaient personnellement attaqués. Et ils réagiront comme s’ils défendaient Dieu et la nature.

C’est cette idée que nous avons eue il y a de cela quelques années dans notre entreprise après que nous avons fusionné avec une autre entreprise, tandis que dans encore une autre entreprise, quelqu’un avait la même idée, c’est-à-dire une idée analogue. On part dans le monde en pensant qu’on va trouver des choses au hasard, mais les choses qu’on trouve ne sont rien d’autre que des choses que d’autres personnes ont trouvé avant, ce sont les choses que l’on trouve le plus. Alors, il est normal que deux entreprises différentes aient la même idée en même temps. Parce qu’elles sont ancrées dans leur époque. Elles sont en synergie. Il est logique que ce mécanisme nous ait beaucoup aidés à trouver le livre que tout le monde lira, simplement parce qu’il nous a fait cesser de chercher, en laissant aux lecteurs eux-mêmes ce rôle. C’était, en fait, une idée géniale et, pourrait-on dire, analogue.

Après tout, si les gens veulent croire que la Terre est plate, pourquoi vouloir affirmer qu’elle est ronde ? Pour-quoi contrarier les gens si nous pouvons être d’accord avec eux et avec ce qu’ils croient être naturel ? Pourquoi provo-quer le public ? Pourquoi le forcer à voir des choses qu’il

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ne voit pas à l’œil nu ? Ou qu’il ne veut pas voir ? Mais quelle arrogance, mon Dieu ! Dans notre entreprise, nous pensons avec le public, jamais contre lui. Dans notre entre-prise, nous ne sommes pas arrogants. Et nous ne voulons pas créer de problème. Nous travaillons pour la culture, pour le bien de tous. Nous avons imaginé la possibilité de créer le critère d’excellence unique pour le livre qui sera lu par tout le monde. Je m’explique.

Il y a de cela quelques années, avant l’émergence de nos idées, un écrivain né à la périphérie du monde pouvait confronter le monde à sa propre différence. Cela avait de la valeur, une valeur née de la différence, mais c’était une valeur mineure et limitée, que nous ne reconnaissions pas pleinement, nous, au centre du monde. Et bien que nous ayons tenté de réduire cette différence en quelque chose d’intelligible et de plaisant, en restreignant les possibili-tés de traduction jusqu’à ce que cet écrivain comprenne exactement ce qu’il devait écrire s’il voulait être traduit et apprécié, même comme ça il nous échappait. Il continuait à se publier tant de choses méprisables à la périphérie du monde ! Mais si cet écrivain avait dû obéir aux mêmes règles d’excellence imposées à l’écrivain qui, au centre du monde, était soumis à l’unique et même langue que nous comprenons tous, nous exporterions la qualité et nous ferions le bien. Vous comprenez ? Vous me suivez ?

Avant que nous commencions à avoir des idées bril-lantes, dans notre entreprise, le moindre imbécile pou-vait dire une platitude quelconque dans une autre langue, comme « la culture est la règle ; l’art est l’exception », et tout le monde applaudissait. Pour de fausses raisons ! Pour de fausses raisons ! C’était la Tour de Babel ! Un puits d’erreurs et de malentendus. Bien sûr que la culture c’est

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la règle. Alors ce que nous nous sommes dit, dans notre entreprise, c’est : Vive la culture ! Tout le monde veut célé-brer la culture. Alors allons-y ! Une pensée positive. Nous représentons 99 % contre 1 %. Nous sommes du côté de la culture. L’art est le 1 %, l’art est l’exception. Et nous, nous sommes pour le 99 %. Nous sommes pour le bien, la démocratie et la culture, dans notre entreprise. Sans vouloir me vanter, c’est moi qui ai eu l’idée qu’il fallait inventer un critère unique pour juger tous les livres que tout le monde lit. Et quel est le critère unique capable de s’approprier le monde entier sans avoir à se justifier de ceci ou de cela ? L’excellence ! Nous pensions : l’excellence va en finir avec l’inégalité, avec cette histoire de différence entre une chose et l’autre, de relativisation, qui n’est qu’un euphémisme et une excuse à la corruption et à l’incompétence. C’est tout ce que, à la périphérie, ils ont à nous donner : la corruption et l’incompétence cachées derrière la diversité. Avec l’excel-lence pour tous, c’est noir ou blanc. Soit le livre est bon et tout le monde le lit, soit il est mauvais et personne ne le lit. L’excellence est objective et absolue. Elle n’a pas besoin de critique, l’opinion de celui qui lit suffit. Et plus l’opinion s’exprime, plus c’est excellent.

Alors, si vous me demandez ce qui est bon, que dois-je dire ? Et quand je ne serai plus là pour dire ? Allons, il suffit de laisser les gens dire que le bon est ce qui est naturel, et le naturel est ce que les gens croient. Et alors ? Dieu n’est-il pas bon ? Et alors ? Et pour croire, la chose doit paraître crédible.

Personne ne veut entendre de choses négatives, une cri-tique négative. Non ! Mais pour les opinions, c’est diffé-rent : vous pensez en synergie. Même pour parler mal. Et cela est bon, parce que collectif. Ce n’est plus la subjecti-

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vité du 1 % ; c’est l’objectivité du 99 %. Bien sûr, chacun voudrait être singulier, mais il est impossible que tout le monde soit vraiment singulier, faites les comptes. Il suffit de croire qu’on est singulier, comme tout le monde le croit, et continuer à le penser, comme tout le monde le pense.

C’est pour cette raison que nous pouvons publier beau-coup de livres sans compromettre l’uniformité d’un seul, pourvu que tous les livres soient plus ou moins identiques ou analogues ou synergiques dans leur apparente diffé-rence. Et le critère pour juger ces livres et pour faire que ces livres soient plus ou moins identiques c’est la mesure de leur crédibilité. Je m’explique. En quoi croyez-vous le plus ? Au récit d’un événement qui a réellement eu lieu ou à une folie quelconque sortie de l’esprit singulier d’un individu ? Qu’est-ce qui a le plus de résonance ? Ce qui est vraiment arrivé et que tout le monde peut vérifier ou les pensées contre-nature d’un fou ?

Nous voulons croire en ce que nous lisons. Nous vou-lons des personnages de chair et d’os. Nous voulons croire en ce que l’on nous raconte. Personne ne veut mettre en doute ce que l’on nous raconte. Vous comprenez ? Donc le critère est le réalisme de ce qui est écrit. Pour que cela soit bon, il faut que cela soit crédible. S’il y a questionne-ment, alors c’est fini. Et pour cela, il est important que les gens lisent le même livre en pensant qu’ils pensent diffé-remment, tout en pensant la même chose. De cette façon, il n’y aura ni problème ni désaccord. Il ne peut y avoir de réalisme que si tout le monde croit au minimum aux mêmes choses.

Dans notre entreprise, nous savons que tout doit être positif et naturel. Mais je ne veux pas ne pas vous alerter sur le travail souterrain que les terroristes de l’exception

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sont en train de mener contre le réalisme et le consensus que nous prônons, parce que vous devez vous aussi être attentifs à cette menace et vous protéger de cette infection lorsqu’elle se manifestera. Les terroristes de l’exception croient en la singularité, réellement ! Et aux problèmes. Ils disent que l’art doit présenter des problèmes, que l’art n’a pas à créer de solutions. Ils veulent créer des problèmes ! Mais le public veut des solutions. Personne n’a besoin de problèmes en plus.

Ils utilisent le langage pour mettre en doute ce que les autres disent. Ils ne sont pas que des sots, ils sont dange-reux. Leur credo ce sont les différences et les discordances, comme si cela était possible. Là où dans l’entreprise nous fonctionnons par pléonasmes, les terroristes de l’excep-tion fonctionnent par paradoxes. Où cela peut-il nous mener ? À un monde où deux ou trois génies affirment des idées qui vont à l’encontre de ce que nous pensons tous consensuellement ? Et qui vont à l’encontre de ce en quoi nous croyons ? C’est cela ? Depuis quand la littérature est réflexion ? Où se trouve alors le plaisir de la lecture ? Qui voudrait lire ce qui ne donne pas de plaisir ?

Les problèmes ne donnent pas de plaisir. Rendez-vous compte de ce que cela a d’ironique et de contradictoire. C’est pour cette raison que nous avons décidé de répandre, dans le monde, des livres qui répètent toujours les mêmes choses, les mêmes croyances, dans la même et unique langue que tout le monde comprend et reconnaît, même si les couvertures et les auteurs semblent différents à pre-mière vue. Pendant ce temps, des pauvres types prisonniers du passé persistent à créer des anachronismes, au moyen de contradictions et de singularités incompatibles avec le présent.

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[…]

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TABLE dES MATIèRES

avant-propos 5

l’imagination au pouvoir Bernardo Carvalho, Une criante évidence 9Javier Cercas, La vérité du vampire 21Mikhaïl Chichkine, Une déclaration d’amour 29Antonio Muñoz Molina, De ce côté, de l’autre côté 42Jens Christian Grøndahl, L’éclat radieux d’un ineffable printemps 51Boualem Sansal, À quoi rêvent les hommes 61

je est un autre Claudio Magris, Fragments d’une identité hybride 73Ilija Trojanow, Les fruits oubliés de la migration 77Alain Mabanckou, Éloge des frontières 89Nawal El Saadawi, Remodeler le monde 99

transit Alberto Manguel, Le miracle de la traduction 105Dubravka Ugresic, Out of Nation Zone 113

écrire au présent Juan Gabriel Vásquez, Trouver des poèmes dans le journal 119Goce Smilevski, La littérature doit-elle être contemporaine,et qu’est-ce que cela signifie ? 130Jens Christian Grøndahl, L’actualité de l’écrivain 137

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matière à débat Annelies Beck, La Parole est d’argent, mais l’écrit est d’or 14910 ans de dialogues avec des auteurs pour Passa Porta 161Avec les voix de Paul Auster, Julian Barnes, A.S. Byatt, Jonathan Coe, Marie Darrieussecq, Amitav Ghosh,David Grossman, Alan Hollinghurst, Siri Hustvedt,Howard Jacobson, Ismail Kadaré, António Lobo Antunes, Amin Maalouf, Alberto Manguel, David Mitchell,Herta Müller, José Luis Peixoto, Olivier Rolin,Jorge Semprún, Meir Shalev, Su Tong, Derek Walcott,Kjell Westö

notes sur l’origine des textes 249

à propos de passa porta 251

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Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874492457

ISBN 978-2-87449-245-7256 pages – 15 €

LES PRÉSENTS DE L’ÉCRITUREavec Passa Porta

MARS 2015

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The time is always now. Seul l’instant présent existe :

et c’est maintenant ou jamais.JENS ChRISTIAN gRøNdAhL

Les écrivains qui comptent sont toujours plus que des fabricants de beauté, de consolation ou de divertissement. La bonne littérature, qu’elle soit éloignée de nous temporellement ou géographiquement, reste toujours actuelle et continue de raconter ce que c’est que de vivre et de lire ici et maintenant.

Les textes rassemblés dans Les Présents de l’écriture (essais, fragments de rencontres…) ont été écrits ou dits pendant la première décennie de de Passa Porta, la maison des littératures de Bruxelles. Ils font partie de cette littérature qui donne à penser, à s’ouvrir, à débattre.

La vraie littérature est un passeport entre les individus et les cultures ;

mais pour que ce passeport soit valide, pour que grâce à lui on puisse franchir

les frontières que dresse le pouvoir, la vraie littérature doit être au préalable

autre chose : une parole rebelle.JAVIER CERCAS