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1 Le Rite Écossais dans l’Obédience et la Juridiction 1945-1965 Introduction Des troubles qui ont affecté l’Ordre ont pris naissance au sein de la Franc-Maçonnerie bleue après la guerre de 1939-1945 par le clivage, qui s’est accentué depuis, entre deux formes de Maçonnerie. Les questions débattues de régularité et de reconnaissance étaient secondaires. On a également évoqué un combat politique pour des zones d’influence entre l’Angleterre et les États-Unis. La principale cause de ces troubles est qu’il existe, d’une part, une Maçonnerie spirituelle souchée sur une initiation de métier et, d’autre part, des déviations qui n’en conservent guère que le nom et les formes extérieures. Ces dernières revendiquent une action politique des Obédiences et la principale Obédience engagée dans ce chemin entend toujours, malgré qu’elle y soit de venue minoritaire, parler au nom de la Franc-Maçonnerie française. Il faut en tenir compte pour comprendre cette période de vingt ans que les plus anciens ont douloureusement vécue. Ce qui suit concerne uniquement le Rite Écossais Ancien et Accepté composé par la Grande Loge de France pour ses trois premiers degrés et le Suprême Conseil de France pour les trente suivants. Rappel historique La plus ancienne Franc-Maçonnerie française vient d’Écosse. Importée dans notre pays, probablement dès le XVII e siècle par les Écossais immigrés près de Paris à Saint-Germain-en- Laye, son implantation à Paris date de 1725, d’après l’astronome Jérôme Delalande dans le supplément Panckoucke à l’Encyclopédie. Solidement implantée en Écosse depuis plus d’un siècle, cette Maçonnerie qui s’est toujours référée à l’Art de construire, y compris dans les Loges majoritairement composées de spéculatifs, décida en 1736 de former, avec trente-trois Loges dont certaines avaient plus d’un siècle d’existence, une Grande Loge à l’image de celle fondée à Londres en 1717. Elle en ignora cependant officiellement l’existence 1 . Jusqu’à ce que, devenue l’actuelle Grande Loge Unie d’Angleterre, elle fusionne avec celle des Anciens. Les Anciens imposèrent à la nouvelle Obédience l’essentiel de leurs pratiques rituelles. La forme primitive écossaise de la Maçonnerie implantée en France affichait clairement une vocation spirituelle. Dans son célèbre discours de 1737, l’Écossais Ramsay affirme sa spécificité et en fait la continuatrice des mystères de l’Antiquité, des constructeurs et de la Chevalerie. Il croit qu’elle fut importée en Écosse par les Croisés, ce qui est plausible. On peut penser que le discours de Ramsay fut une réaction contre l’introduction d’une Maçonnerie d’origine andersonienne. Née à la fin d’une époque troublée par d’incessantes guerres de religion, elle s’attacha à répandre la fraternité et à désirer la réforme de la société, ce qui était fort louable dans le contexte, tout en réduisant le but de la Franc-Maçonnerie à des « produits dérivés ». Cette nouvelle Maçonnerie introduite à Paris par Coustos, qui initia le même jour le duc de Villeroy et lui donna une Loge, ce répandit rapidement dans le double courant de l’anglophilie nouvelle et de ce qu’on appellera plus tard les Lumières. 1 Dans son histoire de la Grande Loge d’Écosse, Alexander Lawrie écrivait avant la fusion de 1813 (traduction Thory publiée par Ivoire-Clair) : « Les deux Grandes Loges d’Angleterre [Anciens et Modernes] sont parvenues à un égal degré de splendeur mais il règne entre elles une si grande antipathie qu’il n’existe aucune relation entre les Frères. Les Maçons de l’Écosse et de l’Irlande correspondent amicalement avec toutes deux, toutefois ils n’assistent qu’aux assemblées de la Grande Loge du Rite Ancien et Accepté pour laquelle ils ont une préférence marquée. »

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Le Rite Écossais dans l’Obédience et la Juridiction

1945-1965

Introduction Des troubles qui ont affecté l’Ordre ont pris naissance au sein de la Franc-Maçonnerie bleue après la guerre de 1939-1945 par le clivage, qui s’est accentué depuis, entre deux formes de Maçonnerie. Les questions débattues de régularité et de reconnaissance étaient secondaires. On a également évoqué un combat politique pour des zones d’influence entre l’Angleterre et les États-Unis. La principale cause de ces troubles est qu’il existe, d’une part, une Maçonnerie spirituelle souchée sur une initiation de métier et, d’autre part, des déviations qui n’en conservent guère que le nom et les formes extérieures. Ces dernières revendiquent une action politique des Obédiences et la principale Obédience engagée dans ce chemin entend toujours, malgré qu’elle y soit de venue minoritaire, parler au nom de la Franc-Maçonnerie française. Il faut en tenir compte pour comprendre cette période de vingt ans que les plus anciens ont douloureusement vécue. Ce qui suit concerne uniquement le Rite Écossais Ancien et Accepté composé par la Grande Loge de France pour ses trois premiers degrés et le Suprême Conseil de France pour les trente suivants. Rappel historique La plus ancienne Franc-Maçonnerie française vient d’Écosse. Importée dans notre pays, probablement dès le XVIIe siècle par les Écossais immigrés près de Paris à Saint-Germain-en-Laye, son implantation à Paris date de 1725, d’après l’astronome Jérôme Delalande dans le supplément Panckoucke à l’Encyclopédie. Solidement implantée en Écosse depuis plus d’un siècle, cette Maçonnerie qui s’est toujours référée à l’Art de construire, y compris dans les Loges majoritairement composées de spéculatifs, décida en 1736 de former, avec trente-trois Loges dont certaines avaient plus d’un siècle d’existence, une Grande Loge à l’image de celle fondée à Londres en 1717. Elle en ignora cependant officiellement l’existence1. Jusqu’à ce que, devenue l’actuelle Grande Loge Unie d’Angleterre, elle fusionne avec celle des Anciens. Les Anciens imposèrent à la nouvelle Obédience l’essentiel de leurs pratiques rituelles. La forme primitive écossaise de la Maçonnerie implantée en France affichait clairement une vocation spirituelle. Dans son célèbre discours de 1737, l’Écossais Ramsay affirme sa spécificité et en fait la continuatrice des mystères de l’Antiquité, des constructeurs et de la Chevalerie. Il croit qu’elle fut importée en Écosse par les Croisés, ce qui est plausible. On peut penser que le discours de Ramsay fut une réaction contre l’introduction d’une Maçonnerie d’origine andersonienne. Née à la fin d’une époque troublée par d’incessantes guerres de religion, elle s’attacha à répandre la fraternité et à désirer la réforme de la société, ce qui était fort louable dans le contexte, tout en réduisant le but de la Franc-Maçonnerie à des « produits dérivés ». Cette nouvelle Maçonnerie introduite à Paris par Coustos, qui initia le même jour le duc de Villeroy et lui donna une Loge, ce répandit rapidement dans le double courant de l’anglophilie nouvelle et de ce qu’on appellera plus tard les Lumières. 1 Dans son histoire de la Grande Loge d’Écosse, Alexander Lawrie écrivait avant la fusion de 1813 (traduction Thory publiée par Ivoire-Clair) : « Les deux Grandes Loges d’Angleterre [Anciens et Modernes] sont parvenues à un égal degré de splendeur mais il règne entre elles une si grande antipathie qu’il n’existe aucune relation entre les Frères. Les Maçons de l’Écosse et de l’Irlande correspondent amicalement avec toutes deux, toutefois ils n’assistent qu’aux assemblées de la Grande Loge du Rite Ancien et Accepté pour laquelle ils ont une préférence marquée. »

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Son recrutement fut très ouvert et l’Écossisme, submergé de Maçons sans aucune formation, tenta d’opérer une sélection en proposant à ceux qui voulaient « aller plus loin » de nombreux hauts grades, à tel point qu’Écossisme et Hauts Grades sont fréquemment confondus. Ce n’est qu’en 1804, après leur exclusion du Grand Orient pour « pratiques de Rites étrangers » que les Loges écossaises se regroupèrent pour former une Grande Loge Générale Écossaise et accueillirent avec joie Auguste de Grasse de Tilly, initié à « Saint Alexandre d’Écosse », revenant d’Amérique porteur d’un système cohérent en trente-trois degrés apparus isolément ou regroupés en d’autres systèmes en France entre 1740 et 1765. Depuis cette époque, il existe en France et dans l’ensemble du monde deux Maçonneries de nature différente, l’une qui se définit en France comme « humaniste » dont les fins matérielles et sociales sont une réalité que l’on habille d’un discours sans véritables liens avec cette réalité, l’autre recherchant sans cesse l’adéquation entre le discours et la pratique rituelle afin de conduire autant que possible l’homme au terme d’un parcours initiatique que le Rite Écossais Ancien et Accepté est en mesure de proposer et de préparer. C’est l’ignorance des spécificités respectives de ces deux formes, qui ne peuvent être ni fondues ni confondues, qui généra les événements dramatiques relatés ci-après. Il nous a semblé utile de les faire connaître pour tenter d’éviter, une fois de plus, le bégaiement de l’histoire. Période 1945-1965 Il est difficile d’écrire l’histoire vécue. Il faut choisir parmi les souvenirs et les sources ce qui paraît signifiant et donner la référence des sources écrites, pour que le lecteur puisse les vérifier et en prendre une connaissance plus complète. Il faut privilégier, dans une masse importante, les documents fiables et facilement consultables, évitant les ouvrages polémiques qui ne témoignent que de l’égo de leurs auteurs. L’histoire est tissée à partir des événements, matière solide de l’historien, et du témoignage du spectateur. Si l’enchaînement chronologique fournit le squelette de l’œuvre, les mémorialistes lui apportent la chair et, osons l’écrire, la vie. La mémoire est certes faillible2, mais les témoignages écrits au jour le jour que sont les procès-verbaux sont souvent édulcorés ou abrégés au détriment de détails qui ont échappé consciemment ou non au rédacteur. Initié à Paris en mars 1954, l’auteur de cet article fut admis dans la Juridiction en février 1959. Faisant partie d’une Loge qui, à sa création en 1947, comptait une grande partie des Conseillers Fédéraux de la région parisienne3, il fut député une vingtaine d’années et a connu personnellement tous ceux qui, ayant survécu à la période noire, eurent un rôle dans la Maçonnerie écossaise après la seconde guerre mondiale.

2 Dans les éditions successives de son livre sur les Hauts Grades, Paul Naudon relate les mêmes événements d’une manière différente. 3 « La Grande Triade », n°693, fondée le 14 avril 1947, installée le 14 mai, avait pour fondateurs Iwan Cerf, Alexandre Mordvinof, Yves Marsaudon, Antonio Coen, Georges Marty, Maurice Arnaud, Michel Dumesnil de Gramont, Maurice Lalau, Jean Metthey et Guy Moncorgé. Son nom, La Grande Triade, repris avec son accord du titre d’un livre de René Guénon, manifeste la volonté de la Loge de donner dans ses travaux une place aux formes traditionnelles orientales. Elle eut par ses membres influents une action importante dans le retour aux trois Grandes Lumières accepté par le Convent de 1953. Elle fut également à l’origine d’un retour aux sources, alors ignorées, des rituels écossais des trois premiers degrés. Entraîné par le Frère André Bastien, second Surveillant, j’assistai à tous les Convents avant d’y représenter la Grande Triade ; les travaux étaient à cette époque ouverts au premier degré et on y voyait toujours au moins une dizaine d’apprentis. L’assistance au Convent était une épreuve à laquelle tous n’ont pas résisté.

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1939-1945 Cette période est en dehors du champ fixé ; il est cependant utile de l’esquisser à grands traits pour comprendre la suite. Michel Dumesnil de Gramont, Grand Maître à la Libération, fut avant-guerre l’auteur avec Antonio Coen d’un petit ouvrage très clair La Franc-Maçonnerie Écossaise en France. La réédition de 1947 est suivie en appendice d’une partie du discours qu’il prononça le 15 avril 1945 devant les délégués des quelques ateliers alors reconstitués : « Lorsque fut signé l'armistice qui livrait à l'occupation ennemie les trois cinquièmes de la France, lorsque fut instauré à Vichy le régime qui se substituait à la République, les Maçons ne pouvaient conserver aucune illusion sur le sort qui était réservé à l’Institution. L'histoire récente montre que partout où le fascisme et ses succédanés avaient triomphé, leurs premiers coups avaient été pour la Franc-Maçonnerie qui représentait à leurs yeux toutes les valeurs spirituelles et morales dont ces régimes poursuivaient la destruction. Il ne pouvait en être autrement en France où la Maçonnerie a toujours compté des ennemis tenaces et sans scrupules. La loi du 17 août 1940 vint donner satisfaction à ces adversaires irréconciliables qui depuis si longtemps attendaient cette heure. Il convient d'ailleurs de souligner le ton embarrassé et hésitant de l'exposé des motifs qui précède cette loi : le rédacteur de ce texte n'a pas osé reprendre à son compte les accusations aussi odieuses qu'extravagantes lancées contre notre Institution par ses calomniateurs habituels. Le seul motif que l'on invoquait pour dissoudre les Sociétés secrètes, c'était qu'elles comptaient dans leurs rangs un grand nombre de fonctionnaires qui pouvaient ainsi être soumis à d'autres directives que celles du Gouvernement. Piètre argument, on en conviendra, et d'autant moins sérieux que parmi les sociétés en cause figurait, par exemple, la Société Théosophique dont on aperçoit mal l'influence sur l'administration. Quant aux autorités d'occupation, elles n'avaient pas attendu la loi de Vichy pour s'emparer des locaux Maçonniques, perquisitionner chez certains Frères, enlever des documents et mettre leurs appartements sous scellés. A ces mesures de force, était-il possible d'opposer une résistance quelconque ? Toucher l'opinion publique pour la faire juge était pratiquement impossible : aucun journal n'aurait inséré nos communiqués ; d'autre part répandre des tracts ou apposer des affiches était une entreprise matériellement irréalisable en raison de l'état de désorganisation tragique où se trouvait la France et la dispersion d'une grande partie de nos Frères. D'ailleurs il est clair qu'aucune protestation n'aurait rien changé au déroulement des persécutions dirigées contre la Maçonnerie et les Maçons. Ce que furent ces persécutions, je n'ai pas à le redire ici. Nous en avons tous pu suivre la savante gradation et beaucoup d’entre nous en ont été victimes. Retenons simplement que l'on n'a pas seulement cherché à nous ruiner mais que l'on a aussi tenté de nous déshonorer en présentant notre Institution comme l'une des responsables du désastre national. Cette tentative, nous l'avons pu constater, a échoué. Les expositions antiMaçonniques, les films, les livres, les revues destinés à nous déconsidérer aux yeux de l'opinion publique nous ont servis beaucoup plus qu'ils ne nous ont nui. Tous les hommes clairvoyants et de bonne foi qui ont suivi ces manifestations ont décelé l'inanité des accusations portées contre nous. Quant à la publication des listes de noms au Journal Officiel, elle a simplement démontré que la Maçonnerie était composée d'hommes honorables, bien incapables de commettre les crimes et les turpitudes dont nos adversaires, égarés par leur sectarisme, se plaisaient à tracer le dérisoire tableau. Pour ce qui est des Maçons eux-mêmes, les persécutions ne pouvaient que les inciter à se joindre à ce grand sursaut moral et intellectuel que l'on a nommé la Résistance. A vrai dire, si par impossible la Maçonnerie n'avait pas été soumise aux vexations que je viens de rappeler, les Maçons ne s'en seraient pas moins trouvés fatalement entraînés vers ce vaste mouvement de révolte contre un régime qui contredisait tous les enseignements répandus dans nos

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Temples depuis plus de deux siècles. Il y avait un antagonisme foncier et aveuglant entre l'ordre nouveau et les valeurs sur lesquelles repose tout l'édifice Maçonnique : les Maçons n'auraient pu donner leur adhésion au Gouvernement de l'État français et derrière celui-ci au nouvel “ ordre européen ”, sans trahir odieusement leur idéal. Le premier réflexe des FF.·. de la Grande Loge fut naturellement de renouer la chaîne d'union que nos ennemis avaient voulu briser. Ce fut chose facile et rapide. On peut dire que quelques semaines après l'Armistice, malgré les complications postales et ferroviaires, les contacts étaient rétablis aussi bien entre les Frères d'un même atelier qu'entre les membres du Conseil Fédéral. C'était la seule méthode alors possible et c'est à celle-ci que nous nous arrêtâmes, dans une réunion forcément restreinte du Conseil Fédéral, où en un coin discret de Toulouse, il fut décidé de reprendre ces contacts individuels et de les propager d'Orient en Orient. Je préciserai même qu'ayant pu me rendre à Vichy fin août 1940 j’eus la satisfaction d'y rencontrer non seulement des FF.·. de la Grande Loge, mais des FF.·. belges et luxembourgeois qui gardaient comme nous une entière fidélité à l'Ordre et une confiance inébranlable en sa résurrection. Durant toute la période d'oppression, ces contacts furent maintenus. Certes, les événements opéraient parmi les Maçons une sélection dont, à tout prendre, il faudra se féliciter. Mais on peut dire qu'à peu d'exceptions près, nos FF.·. restèrent dévoués à notre idéal et que l'adversité resserra encore les liens qui les unissaient. A Paris, en province, dans nos possessions d'outre-mer, les Loges privées de leurs locaux, dépouillées de leurs décors, n'en menaient pas moins une vie devenue réellement secrète dont les conditions s’adaptaient au régime chaque jour plus cruel dans lequel se débattait la France. Et c'est sans doute à cette persistance qu'est due la reconstitution si aisée de la G.·. L.·. D.·. F.·.. Quant à la participation des Maçons à la résistance nationale, il serait encore prématuré et dangereux de la révéler aujourd'hui dans toute son ampleur4. Nous espérons que le jour est proche où nous pourrons l'exposer sans réticences et rendre hommage à tous ceux de nos Frères qui ont souffert et parfois sont tombés dans une lutte où se trouvaient en jeu non seulement les destins de la patrie, mais l'existence même des principes auxquels les Maçons sincères ont dédié toute leur foi. Sur la part que nos Frères ont prise à ce combat sans merci, chacun de vous a sans doute ses renseignements personnels. Je vous dirai en ce qui me concerne que partout où j'ai passé ou séjourné, au cours de cette âpre période, j'ai trouvé nos amis à la pointe de la bataille. A Toulouse, c'est le nom d'un des nôtres qu'on lit sur les plaques des Allées qui portaient auparavant le nom du maréchal Pétain. Dans le Lot, l'Aveyron, le Tarn-et-Garonne, l'Indre, la Corrèze, nos Frères furent au premier rang. A Alger, à Oran, en Tunisie, au Maroc, c'est sur eux encore que purent compter nos alliés pour assurer leur débarquement. A Dakar, aux Antilles, à Madagascar, en Guyane, ce sont eux aussi qui furent les animateurs de la Résistance impériale. Aussi lorsque, délégué par le C.N.R. à la Première Assemblée consultative, je débarquai à Alger, je ne fus nullement étonné de constater que cette Assemblée, créée sous le signe du combat contre l'envahisseur et l'usurpateur, était, pour un quart, composée de francs-Maçons [...]. J'en viens maintenant à la période plus heureuse où sur les territoires libérés la Maçonnerie, contrainte à une activité réduite et clandestine, put reprendre force et vigueur5. Ce fut, naturellement, en Afrique du Nord que nos FF.·. de la Grande Loge, délivrés par les 4 Rappelons que ce discours fut prononcé en avril 1945, à une époque où de nombreux Maçons étaient internés en Allemagne. 5 Les effectifs étaient devenus très faibles : 4338 membres au 30 juin 1945 (C.R. Convent 1950, p. 38).

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Alliés de la persécution du régime de Vichy, entreprirent de relever le Temple. Le 22 décembre 1943, une ordonnance annulait les lois de Vichy sur les Sociétés dites secrètes et prescrivait la restitution de leurs biens. Ayant ainsi obtenu les textes qui effaçaient les iniquités dont nous avions souffert, nous avons pu procéder à la réouverture de nos Loges d'Afrique du Nord qui ont aujourd’hui retrouvé leur activité normale. En France une volonté de reconstruction immédiate se manifesta dès que la capitale et la quasi-totalité du territoire national furent délivrés de la domination étrangère. Depuis bien longtemps la Maçonnerie française était en butte, de la part d'adversaires sans scrupules, aux calomnies les plus odieuses et les plus ridicules. Elle avait généralement dédaigné d'y répondre, s'imaginant, à tort peut-être, que l'exagération et l'extravagance de ces accusations leur enlevaient tout crédit dans l'opinion publique. Aussitôt après la défaite de juin 1940, ces calomnies reçurent une consécration officielle, ce qui n'était pas pour nous surprendre. D'abord, parce que autour du Gouvernement de Vichy gravitaient quelques-uns de nos ennemis les plus acharnés, et ensuite parce qu'il était dans la politique de ce gouvernement présidé par un maréchal de rejeter sur des hommes ou des organisations alors privés de tout moyen de défense la responsabilité de nos désastres. La Franc-Maçonnerie était toute désignée pour être chargée d'une part de cette responsabilité. Je n'entends pas réfuter ici ces imputations absurdes : ce serait besogne trop facile et qui nous ferait perdre notre temps. [...]

La suite du discours témoigne de la situation en 1945 et trace le programme pour la suite : « Mais ce n’est pas seulement en France que la Grande Loge doit faire sentir son action. Nous ne devons jamais perdre de vue l’unité du Rite Écossais ; nous devons toujours avoir présente à l’esprit cette pensée que sur toute la surface de la terre, des millions d’hommes, reliés à nous par un même langage symbolique, partagent notre idéal et que l’union de tous ces Maçons effectivement réalisée préfigurerait la grande alliance pacifique des peuples épris de liberté. Cette vaste union des Maçons est l’un des buts que le Rite Écossais s’est toujours proposés ; il n’a négligé aucune occasion, aucun effort pour s’en rapprocher. La guerre et les persécutions ont naturellement suspendu cette œuvre qui demande beaucoup de patience et de ténacité. Aujourd’hui nous pouvons, nous devons la reprendre et les circonstances nous sont favorables. Car les mesures odieuses dont nous avons été les victimes constituent aux yeux de nos Frères des pays alliés une véritable consécration. Ils savent que c’est pour notre idéal commun que les Maçons de France ont subi de dures vexations et nous avons déjà recueilli des marques tangibles de leur sympathie. Je n’en citerai pour exemple que la création ici même dans ces locaux de la rue Puteaux d’un foyer Maçonnique américain organisé à la demande de nos FF.·. des Etats-Unis, venus combattre sur le sol de la vieille Europe6. [...]

6 Le compte rendu du Convent de 1949, page 9, fait état de la venue de Madame Franklin Delano Roosevelt pour l’inauguration du Temple qui porte le nom du Frère président des Etats-Unis pendant la deuxième guerre mondiale. Il y est fait mention, page 22, de la nouvelle bibliothèque dans son prolongement.

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Ce serait pour notre Rite Écossais un grand et noble rôle que de servir de trait d’union entre les Obédiences européennes renaissantes et les puissances Maçonniques anglo-saxonnes. Ainsi dans un monde où tout est à reconstruire apporterions-nous sur le plan qui est le nôtre une contribution digne de notre Ordre et des vastes desseins qu’il doit tracer. »7 La phrase qui précède marque un besoin de regarder par-dessus les frontières et le désir de connaître l’autre, vecteur de paix. Il faut ajouter, pour d’autres Frères, y compris dans d’autres Obédiences, la découverte des pensées orientales, dont les textes authentiques étaient accessibles. Ils découvrirent qu’il existait ailleurs une spiritualité disposant elle aussi de techniques particulières et adaptées à une réalisation spirituelle8. Un exemple de l’ouverture d’esprit de certains Frères est donné dans une lettre de Charles Riandey, adressée de Laval, Mayenne9, à celle qui deviendrait son épouse après son retour du camp de déportation dans un tel état qu’il écrira « je pouvais faire le tour de ma cuisse avec ma main »10 : « Je me lève, il est 9 heures. Il fait soleil. J'ai ouvert une fenêtre et je t'écris sur un papier inondé de soleil. La campagne rousse et verte est en face de moi. Si tu étais là ! quelle belle promenade nous ferions tout à l'heure. Il ne fait pas froid. Hier après-midi [9 novembre 1943] j'ai fait avec Lepage une quinzaine de kilomètres à pied aux bords de la Mayenne. Paysage très joli. J'ai dû enlever mon pardessus tant il faisait bon. En cheminant nous avons longuement causé de sujets qui nous passionnent tous deux. Lepage est un indianisant, il possède une bibliothèque très garnie de tous les grands religieux de la jeune Inde. Et, comme par hasard, j'ai apporté l'un des rares livres qu'il ne possède pas : le Jnana-yoga de Vivekananda (livre de la connaissance). Tu te rends compte de la tournure de la conversation. Il est étonnant de constater combien l'on trouve en province d'hommes qui pensent, repliés sur eux-mêmes, non sollicités comme les Parisiens par une vie extrêmement intense. Ils creusent, ils creusent inlassablement sur eux-mêmes et, bien souvent, réservés et timides, ils n'ont pas conscience de posséder tant de savoir et tant de richesses intérieures. Ils continuent d'être fascinés par tout ce qui vient de Paris qui n'est cependant que brillant et qui ne les vaut pas. L'autre ami que j'ai trouvé ici, Meynard 11, est encore plus marqué que Lepage à cet égard. A première vue, on le prendrait pour un simple. Or, il lit couramment le grec, l'hébreu et le sanskrit. C'est un puits de science ésotérique et initiatique12. Nous nous comprenons à merveille en quelques mots. Mais ils ne me lâchent pas. L'un ou l'autre, ou les deux ensemble sont toujours avec moi. D'autant plus que Meynard prend ses repas à l'hôtel où je loge. Meynard m'a quitté hier soir à 11 heures… ». 7 Discours du 15 avril 1945. 8 La pratique des techniques orientales de méditation permit à l’un de nos frères, André Bastien, de supporter sans dommage 40 jours de cachot dans le noir, à la prison de Fresnes après son arrestation avant sa déportation. 9 Précision importante : à la suite d’une confusion propagée par certains auteurs, Corneloup a insinué que Riandey s’était rendu à Vichy pour rencontrer Laval, alors qu’il passa quelques jours à Laval pour rencontrer Marius Lepage. En plus de la correspondance citée ci-dessous, Marius Lepage a publié une mise au point intitulée « Chacun sa Vérité » dans Le Symbolisme n° 364, avril 1964. 10 Marius Lepage, Vénérable de la Loge « Volney » du Grand Orient à Laval, par l’intermédiaire de la revue Le Symbolisme et Charles Riandey eurent l’un et l’autre une influence capitale sur la Franc-Maçonnerie de langue française. 11 Il est possible que « Meynard » soit François Ménard du Droit Humain qui, plus tard, collaborera régulièrement au Symbolisme et terminera sa carrière à Melun. 12 On trouve, dans les récits par ailleurs extrêmement vivants, de Charles Riandey, les traces d’un « parisianisme » toujours un peu étonné qu’on puisse penser ailleurs.

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Ces hommes, on le voit, se situaient intellectuellement au-dessus des préoccupations contingentes, tout en participant à l’action, dans la Résistance, au péril de leur vie. Des « hommes de bonne volonté »13 issus de milieux antagonistes se retrouvèrent dans la clandestinité et dans les camps. Des amitiés solides se nouèrent et les motifs qui les avaient opposés leur parurent bien futiles14. A la guerre mondiale succéda une ouverture à l’ensemble du monde. Le retour à la spiritualité fut partagé par une partie probablement minoritaire, mais non négligeable du Grand Orient15, alors que le matérialisme ambiant s’y développait par ailleurs. C’est une même histoire, avec les mêmes hommes, dont on ne peut guère dans le cadre d’un article donner plus que quelques repères chronologiques. Dans l’immédiat avant-guerre, la Grande Loge n’avait pas cinquante ans et la guerre de 14-18 avait fait des ravages dans ses rangs. De généreuses utopies étaient nées de l’espoir de changer la société par une action directe sur celle-ci. Il suffit de lire les programmes des travaux des loges pour s’en convaincre. A cette époque on croyait aux lendemains qui chantent grâce au progrès exponentiel de la science. L’avènement de régimes totalitaires y mit fin en utilisant le progrès technique pour l’industrialisation de la barbarie. Les Frères, au retour des camps, ne croyaient plus en un changement de la société sans changer l’homme lui-même, en lui inculquant le sens des valeurs spirituelles. Pendant la guerre, les Maçons conservèrent les contacts et furent nombreux à lutter contre l’occupant, il y eut des tenues et même des initiations16.

En 1943, l’espoir revint de reprendre un jour une activité Maçonnique. De nombreux Frères étaient favorables à un rapprochement et des contacts officieux (personne ne pouvait être mandaté à l’époque) eurent lieu entre des Maçons en vue d’un rapprochement entre la Grande Loge et le Grand Orient. Questionné par le Grand Commandeur d’Allemagne Schalscha qui lui envoie copie d’une lettre de Corneloup, Charles Riandey répond le 10 novembre 196217.

« …Il faut néanmoins rectifier certains passages de la lettre du F Corneloup. Ainsi que je l'ai expliqué de vive voix lors de notre rencontre à Paris le 25 octobre, ce n'est pas en 1945 que commencèrent des conversations en vue d'une fusion éventuelle du Suprême Conseil et du Grand Collège des Rites. Ces conversations ont commencé en 1943, pendant l'occupation allemande de la France, entre trois et parfois quatre membres du Grand Collège (parmi lesquels était le Frère Soubret qui fut Président du Grand Collège) et moi-même, seul membre du Suprême Conseil alors présent à Paris (j'étais en ce temps-là Grand Chancelier du Suprême Conseil). D'ailleurs Corneloup reconnaît implicitement qu'il y eut des conversations antérieurement à 1945 puisqu'il dit dans sa lettre : « Je m'en tiendrai à la

13 Sous ce titre général, Jules Romains fit paraître 27 volumes dont l’un, A la recherche d’une Église, a la Franc-Maçonnerie pour sujet et connut un large succès. 14 Nous avons en mémoire l’engagement que prirent ensemble dans un camp, pour le cas où ils survivraient, notre Frère José Laval de construire un temple Maçonnique, ce qu’il fit sur la colline de Presles, et un prêtre d’élever une chapelle à la Vierge. Ils tinrent parole l’un et l’autre. 15 Particulièrement sous l’influence de la revue Le Symbolisme dirigée successivement par Joannis Corneloup et Marius Lepage. 16 Jules Boucher (28 février 1902-9 juin 1955) fut initié à Paris par « L’Arche d’Alliance », loge clandestine, le 30 novembre 1943. Il sera ensuite membre des Loges « Chéops » et « Les Amitiés Internationales » et du Chapitre « Orphée ». 17 Archives du SCDF/Riandey/622.

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période postérieure à 1945 ». Et ces conversations eurent lieu sur l'initiative et à la demande de ces trois ou quatre membres du Grand Collège. Ceux-ci, qui n'étaient pas des dirigeants du Grand Orient et qui souffraient d'être tenus à l'écart de la vie Maçonnique mondiale, envisageaient l'absorption du Grand Collège par le Suprême Conseil. Il y avait à ce moment-là quatorze sièges vacants sur trente-trois au Suprême Conseil. Mes interlocuteurs déclarèrent qu'il appartiendrait au Suprême Conseil de nommer à ces sièges ceux qu'il choisirait parmi les membres du Grand Collège. Je ne pris aucun engagement. Je n'en avais pas le pouvoir. Je me bornais à poser des questions et notamment celle de savoir si les Ateliers dépendant du Grand Collège accepteraient de passer sous la juridiction du Suprême Conseil avec les obligations qui en résulteraient pour eux. Il me fut répondu que la réponse à cette question ne pourrait être donnée qu'après consultation des dits Ateliers, c'est-à-dire après la reprise de l'activité Maçonnique postérieurement à la libération de la France. Ces conversations furent interrompues du fait de mon arrestation par la Gestapo et de ma déportation. A mon retour, en 1945, j'informai le Grand Commandeur René Raymond de ces conversations et il fut convenu d'attendre que le Grand Collège se manifestât de nouveau. Il le fit dans l'hiver 1945-1946 et une réunion - une seule - eut lieu dans la salle des séances du Suprême Conseil, rue Puteaux. Plusieurs membres du Suprême Conseil (dont le Grand Commandeur René Raymond, le Lieutenant Grand Commandeur Maréchal et moi-même, Grand Chancelier) et plusieurs membres du Grand Collège des Rites étaient présents. Les représentants du Grand Collège avaient à leur tête le Frère Groussier, Grand Maître du Grand Orient, parce que le Grand Collège était encore administré par le Grand Orient. La réunion fut de courte durée. Après l'énoncé de quelques questions qu'il y aurait à résoudre, le Frère Groussier déclara que la fusion du Grand Collège dans le Suprême Conseil ne pourrait avoir lieu qu'à la condition que le Suprême Conseil s'engageât à faire fusionner la Grande Loge de France avec le Grand Orient. Il fut répondu au Frère Groussier que le Suprême Conseil était dans l'incapacité de souscrire un tel engagement, même s'il eût désiré le faire, attendu que la Grand Loge est, depuis 1894, totalement indépendante, qu'elle est souveraine et seule maîtresse de ses destinées. Les choses en restèrent là. Voila, réduit à ses justes proportions, un épisode des relations entre le Suprême Conseil et le Grand Collège… Dans La Face cachée d’un Franc-Maçon, R. L. Mattei reviendra sur cette affaire.

Après avoir survécu aux horreurs du nazisme, les prisonniers libérés par les Russes n’avaient, contrairement à quelques intellectuels parisiens, aucune illusion sur le « paradis soviétique ». C’est dans ce climat que se développèrent chez les jeunes (à cette époque) les philosophies du désespoir. Ce sont les événements au sein de la Grande Loge qui ont, fin 1964, entraîné des dissensions au sein des Suprêmes Conseils. L’histoire du Suprême Conseil de France s’est poursuivie sans accroc de la fin de la guerre à septembre 1964 avec la reprise des relations internationales et un accroissement continu de ses effectifs. Pour cette raison, il est indispensable de relater les événements qui se sont produits au sein de la Grande Loge dont nous sommes tous membres. 1945 Le lundi 17 septembre 1945 eut lieu le Convent de la Grande Loge ouvert par le Grand Maître Michel Dumesnil de Gramont. Il prononça le long discours dont des extraits sont donnés plus haut.

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Il fit ensuite adopter les propositions suivantes18 : 1° - Fixation au premier novembre de la date limite à laquelle toute demande de réintégration ne sera plus reçue sauf cas spéciaux. 2° - Le Comité d’Epuration sera dissous le 1er novembre 1945. 3° - Le nouveau Conseil Fédéral aura à cette date à examiner, sur proposition des Ateliers, les demandes de réintégration exceptionnelles qui pourraient être présentées. 4° - La G.·. L.·. D.·. F.·. s’abstiendra de désigner de nouveaux garants d’amitié auprès du Grand Orient de France. 5° - La G.·. L.·. D.·. F.·. reprend sa liberté en matière d’initiations et d’affiliations sans avoir à consulter au préalable le G.·. O.·.. 6 – Abrogation de la constitution de 1906 et des règlements généraux y afférant, créant et organisant la Maçonnerie féminine ; cette abrogation permettant à nos Sœurs de créer une Obédience féminine indépendante. Ces mesures appellent quelques commentaires. Des mesures nécessitées par les événements furent prises dans l’urgence, notamment la création d’un comité d’épuration dont certains membres partirent enquêter des Frères dont certains revenaient des camps de concentration. Jeune maître à l’époque, Maurice Arnaud se présenta chez Albert Lantoine19, perquisitionné deux fois par la Gestapo pour l’interroger et lui demander de faire une demande de réintégration. Lantoine le mit à la porte et refusa de revenir, ce que fit également Pierre Mendès-France initié en 1928 à la Loge « Paris » du Grand Orient de France. Georges Dumézil, membre du « Portique » comme Lantoine, n’y reprit pas son activité. Quant au Grand Orient, son insistance pour réaliser « l’Unité Maçonnique en France » et la nomination « d’une délégation chargée de se rendre immédiatement au siège de la Grande Loge de France »20 commandait une attitude réservée à son égard jusqu’à plus ample information. Ce « forcing » fut suivi d’un incident. Un tract anonyme écrit par un membre du G.·. O.·. visant l’ancien Grand Maître Louis Doignon fut répandu dans les couloirs. Ce qui explique la prise de position ferme du Grand Maître Dumesnil de Gramont dans son discours de clôture21 : « …le Convent en adoptant le rapport présenté par le G.·. M.·. au nom du Comité de reconstruction a défini notre attitude à l’égard du G.·. O.·.. Elle est celle d’une Obédience qui s’est fait une règle de respecter les accords conclus, mais ne ferme pas les yeux sur la violation de ses accords par l’autre partie, et ne se laisse pas abuser par des protestations de fraternité que trop souvent les faits viennent démentir. Notre attitude – est-il besoin de l’ajouter ? – reste celle d’une Obédience confiante en sa vigueur retrouvée et résolue à garder intactes son indépendance et son originalité. Une autre mesure, l’autonomie des Loges d’Adoption, a permis par la suite la création par elles d’une Grande Loge dont la croissance est continue, tant en France que dans les pays d’Europe, d’Afrique et d’Amérique, où elle a instauré la Franc-Maçonnerie féminine, et ensuite d’un Suprême Conseil féminin. 18 C.R. Convent 1945, page 10. 19 Etienne Gout me conta l’anecdote suivante : Lantoine était sur son lit de mort, c’était la fin, j’étais auprès de lui avec Galien (un autre dont j’ai oublié le nom) et nous parlions de la guerre et de Bernard Fay, responsable de la déportation des Frères. Lantoine eut un sursaut et dit : « Il a fait pire, c’est un malhonnête homme, il est allé jusqu’à envoyer la Gestapo chez moi pour me voler mon manuscrit sur Lafayette ! ». Pour Lantoine, le vol littéraire était la pire ignominie qu’on puisse commettre. 20 Texte complet dans C.R. Convent 1945, page 29. 21 C. R. Convent 1945, page 77.

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1946 Pour la première fois apparaît un rapport du Grand Chancelier, office créé l’année précédente et dont le titulaire était Louis Doignon. Le Frère Robert Renaud chargé du rapport fait, d’après le procès-verbal, « un exposé très complet des rapports entre la G.·. L.·. D.·. F.·. et les puissances Maçonniques étrangères » sans nous en dire plus mais insiste sur l’absence totale de moyens pour assurer sa charge. A la clôture de ce Convent Francis Viaud, Président du Conseil de l’Ordre22 du Grand Orient de France, prononça des paroles réalistes et apaisantes23 : « Pendant la période d’obscurcissement, nous avions été quelques-uns à rêver, au lendemain de la Libération dont nous n’avions jamais douté, d’une Maçonnerie française revivifiée et peut-être simplifiée, en tendant vers l’unique. Les réalités nous ont montré que ce n’était pas aussi simple que cela. Et nous Maçons qui respectons la démocratie et la volonté des individus nous avons été bien obligés de reconnaître que la bonne volonté ou les initiatives d’un comité clandestin ne pouvaient tout de même pas remplacer les volontés d’Assemblées Générales régulièrement reconstituées. Et puis certaines formes de structure interne des Obédiences ne s’articulaient pas aisément, en ce sens qu’on ne pouvait réunir que des choses de même nature. Sur ce dernier point, on ne pourra plus du moins nous objecter l’organisation hybride du G.·. O.·. D.·. F.·. puisque son Assemblée Générale souveraine en a fait une Puissance symbolique des trois premiers grades à l’instar de la G.·. L.·. D.·. F.·. et de toutes les GG.·. LL.·. ou GG.·. OO.·. réguliers du monde. Sa remarque réaliste qu’« on ne pouvait réunir que des choses de même nature » et le désir de séparer l’administration du Grand Orient de celle du Grand Collège des Rites sont à retenir. 1947 Le rapport du Grand Chancelier est présenté par son adjoint, le Frère Georges Richaud, qui occupera ce poste en titre plus tard. A partir de ce rapport se posent les questions difficiles24 : « ...nous avons reçu une pl.·. de la G.·. L.·. suisse Alpina nous informant que, désireuse de se rapprocher des FF.·. anglais, elle acceptait les conditions posées, c’est-à-dire de ne pas avoir de rapports officiels avec les GG.·. LL.·. non reconnues par la G.·. L.·. d’Angleterre. Vous connaissez ces conditions, elles sont fixées par une pl.·. reçue dernièrement de la G.·. L.·. de Suède, qui entretient des relations avec la G.·.L.·. d’Angleterre et qui nous pose les questions suivantes, à savoir : En dehors de la reconnaissance du G.·. A.·. D.·.. L.·. U.·., croyons-nous en un Dieu révélé, ainsi qu’à l’immortalité de l’âme et déposons-nous la Bible sur l’autel du Vénérable ; quelles sont nos relations avec les LL.·. féminines et quel est l’état des nos rapports avec le G.·. O.·. D.·.F.·. ? Comme vous le voyez, la question ainsi posée est grave et devra sans doute être tranchée au cours de cette année Maçonnique ; nous devrons connaître exactement la position des Maçons de la G.·. L.·. D.·. F.·. sur ce problème. Notre but est également de nous rapprocher de nos FF.·. américains et notamment par la Grande Loge de New-York qui inspire toutes les GG.·. LL.·. des États-Unis25. [...]

22 Le titre de Grand Maître n’existait plus depuis le reniement de Phillipe-Egalité. 23 Convent 1946, partie documentaire, page 63. 24 C. R. Convent 1947, page 12. 25 Affirmation un peu risquée.

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D’autre part, j’ai pu m’entretenir personnellement avec des amis appartenant à la G.·. L.·. Nationale Indépendante de Paris26. Ce sont des Frères anglais, mariés pour la plupart à des femmes françaises. Ils n’ont qu’un désir, c’est de pouvoir fréquenter nos Temples. ». A une question de Georges Chadirat, il répond : « En Allemagne nous assistons au réveil d’un certain nombre de LL.·. à Baden-Baden, à Coblence, à Mayence et ailleurs. Mais elles sont uniquement fréquentées par les troupes d’occupation. » 1948-1951 Il ne se passa rien de très important de 1948 à 1951 sous la Grande Maîtrise de Georges Chadirat, puis à nouveau de Michel Dumesnil de Gramont. Sur le plan de l’information, le Grand Commandeur René Raymond27 dresse un tableau d’activité. 1952 A la reprise des travaux du Convent, le vendredi 19 septembre à 9 heures, le Grand Chancelier lut son rapport28 en « regrettant que trop peu de FF.·. soient présents sur les colonnes ». C’est d’autant plus regrettable que sa déclaration définit clairement les conditions à remplir par la Grande Loge pour l’établissement de relations internationales en évitant de perdre celles qu’elle avait déjà. « Mais un événement devait se produire, ce fut d’abord un drame de conscience chez nos FF.·. suisses qui, dans un louable souci de se régulariser, pensant, et je le pense avec eux, que la mission de la Maçonnerie réside dans son unité, définirent, pour eux et pour les autres, les limites dans lesquelles un Maçon peut et doit se mouvoir. Ce fut la fameuse déclaration de la Grande Loge Suisse Alpina, dont un extrait vous fut envoyé et que je crois bon de vous rappeler : I – La Grande Loge Suisse Alpina reconnaît et invoque le Grand Architecte de l’Univers dans ses travaux. II – Conformément aux anciennes traditions de l’Ordre, la Bible est placée sur l’autel. III – La Grande Loge Suisse Alpina proclame solennellement son indéfectible fidélité et son total dévouement à la Patrie. IV – La Grande Loge Suisse Alpina et ses Loges ne s’immiscent dans aucune controverse touchant à des questions politiques ou confessionnelles. A titre instructif un échange de vues sur de telles questions est autorisé. Ces discussions ne pourront jamais faire l’objet d’une votation quelconque, ni aboutir à des résolutions qui entraineraient l’indépendance de ses membres. V – La Grande Loge Suisse Alpina se réfère aux « Anciens Devoirs » pour tous les points non touchés par les présents principes. Les principes d’Alpina diffèrent des Landmarks de la Grande Loge Unie d’Angleterre, Irlande et Ecosse29, car nous n’y trouvons plus spécifiée la croyance en un Dieu révélé ni en 26 Son titre exact était « Grande Loge Nationale Indépendante pour la France et les Colonies », elle est devenue par la suite « La Grande Loge Nationale Française » dite « Bineau » pour la distinguer de sa scission « Opéra » devenue G.·. L.·. T.·. S.·. O.·.. 27 Tenue des Hauts Grades du vendredi 21 septembre 1951, discours ronéotypé. 28 C. R. Convent 1952, page 30. 29 En réalité, la Grande Loge Unie d’Angleterre, les Grandes Loges d’Ecosse et d’Irlande sont indépendantes. Ces dernières y tiennent de plus en plus fermement, elles appliquent cependant les mêmes règles pour leur régularité interne et pour la reconnaissance d’Obédiences étrangères.

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l’immortalité de l’âme ; ils ont cependant été admis par cette Grande Loge Unie d’Angleterre ». Il fait ensuite état de la rupture consécutive de la Grande Loge d’Autriche. La majorité des députés étant absents, cette déclaration n’eut pas de suite immédiate. Elle deviendra le point principal à traiter l’année suivante. 1953 La rupture des relations par de nombreuses Obédiences étrangères avec, à la suite d’Alpina, le désir de prendre du champ par rapport au Grand Orient dont les travaux accordaient une large part à la politique active et dont quelques loges étaient contaminées par le communisme sous le nom de « matérialisme scientifique »30, le désir de redonner à la Maçonnerie son véritable but spirituel au-dessus des discussions de l’Agora, furent les moteurs d’un retour à une pratique plus conforme aux origines de la Franc-Maçonnerie et aux pratiques de la très grande majorité des Maçons dans le monde. Pour rejoindre le concert international, il était nécessaire que toutes les Loges travaillent avec les trois grandes Lumières. C’est ainsi que le vendredi 11 septembre, à la reprise des travaux31, le député du « Portique », Etienne Gout fut le rapporteur d’une question étudiée par les Loges et dont le titre est « La Maçonnerie Universelle et la Grande Loge de France ». L’objet de la consultation était la position qu’il convenait d’adopter par rapport aux « cinq points d’Alpina », tous respectés sauf le deuxième concernant la Bible dont la présence n’était pas obligatoire. Le rapport, un modèle du genre, la discussion et le vote occupent, en petits caractères, les pages 63 à 130 du compte rendu du Convent et les débats démontrent à l’évidence chez la majorité des intervenants des préjugés au sujet d’un livre qu’ils n’avaient jamais ouvert. A l’époque, certains de nos Frères hébraïsants tentaient d’en interpréter les passages alors que d’autres, à l’opposé, ne retenaient que les récits des atrocités relatées dans l’Ancien Testament. Il n’est pas certain qu’à notre époque ces tendances extrêmes aient totalement disparu, mais le texte est certainement mieux connu. Ce qui est curieux, et prouve la méconnaissance du texte, est que le choix de la Bible n’ait pas été justifié par le fait que la plupart de nos textes rituels et de nos légendes en sont issus, ce qui lui donne, pour nous, une importance particulière parmi les autres écritures sacrées. Les travaux, suspendus à 12 heures 45 après avoir chargé une commission de rédiger une résolution, reprendrons à 16 heures 45. Le texte proposé sera adopté par 132 mandats contre 47 et 1 abstention. La résolution32 précise « ...Considérant que les principes inscrits dans la Constitution de la Grande Loge de France (Rite Ecossais Ancien et Accepté) sont aussi ceux de la Grande Loge Suisse « Alpina » (décision de l’assemblée des délégués du 21 mai 1949 à Winthertur) sauf celui relatif au « Livre de la Loi Sacrée » ; - Décide : que « les obligations seront prêtées sur l’Equerre, le Compas et un Livre de la Loi Sacrée, ce dernier étant considéré, sans aucun caractère religieux particulier, comme 30 Le Parti Communiste Français avait, à la demande du Grand Orient, levé par une circulaire l’« excommunication » dont il avait frappé la Franc-Maçonnerie à la suite du Congrès de Tours en 1923. 31 C. R. Convent 1953, page 63. 32 C. R. Convent 1953, page 123.

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symbole de la plus haute spiritualité dont s’inspire le Maçon qui s’engage à œuvrer éternellement à dégager l’Ordre du Chaos » ; - Fait confiance au Conseil Fédéral pour élaborer une déclaration de principes et pour en réaliser les buts.» Il convient de préciser, ce texte étant toujours l’objet d’interprétations contradictoires, le rappel de la déclaration d’Alpina : « Conformément aux anciennes traditions de l’Ordre, la Bible est placée sur l’autel ». A la réflexion du Frère Zohar (Casablanca) : « J’attire votre attention sur la situation dans laquelle nous nous trouverons lorsque nous aurons à initier des musulmans », le Grand Maître précisa que le Coran avait déjà été utilisé pour le serment dans une Loge parisienne. C’est donc une interprétation abusive qui consiste à affirmer que, sauf pour le serment, la Bible peut être remplacée par un autre livre. Ce n’est d’ailleurs que de la Bible, et non d’autres livres, qu’il fut question au cours de ce long débat. 1954 Le rapport très détaillé du Grand Chancelier indique les effets bénéfiques de la décision concernant la Bible, en particulier certaines loges des États-Unis sont heureuses d’échanger des garants d’amitié, d’autres en relations avec la G.·. L.·. N.·. F.·. regrettent de ne pouvoir reconnaître qu’une seule Grande Loge par Etat : « Certaines comme les Grandes Loges de l’Alabama, de la Californie, du Manitoba, de Rhode-Island, l’ont fait quand même. D’autres comme les Grandes Loges de Columbia, du Kentucky, de Louisiane, de New-Jersey, d’Utah, ont échangé des garants d’amitié avec la Grande Loge de France et n’ont pas de relations avec la Grande Loge Nationale. ». Toutes souhaitent qu’un accord intervienne entre les deux Obédiences françaises qui se partagent les reconnaissances. L’auteur fait état d’une première conférence à l’instigation des Grands Maîtres de la Grande Loge suisse Alpina et de celui du Grand Orient des Pays-Bas avec ceux d’Allemagne, d’Autriche et du Luxembourg à Feldkirch. Une seconde entrevue eut lieu à Luxembourg les 15 et 16 mai 1954. Y furent conviés les représentants de la nouvelle Obédience Grande Loge Grand Orient d’Italie33 et de la Grande Loge de France afin d’examiner les conditions dans lesquelles ils pourraient participer à leurs travaux. La résolution finale adoptée à l’unanimité est la suivante34 : « Les Grands Maîtres réunis sont en mesure de proposer à leur Grande Loge respective de reprendre les relations avec la Grande Loge de France parce qu’ils la considèrent comme absolument régulière et ils envisagent entre-temps, de se mettre en relation avec la Grande Loge Nationale française pour une reconnaissance éventuelle. » Le rapport de la commission des rituels auquel il est reproché de s’éloigner du Rite Écossais est très sévèrement critiqué.

1955 Il existait dans notre pays deux Obédiences dont la régularité était admise, ce qui posait un problème de choix aux Obédiences étrangères dont la règle était de ne reconnaître qu’une 33 Cette Obédience, qui rompra ses relations avec le Grand Orient de France, sera reconnue par la Grande Loge Unie d’Angleterre. 34 C. R. Convent 1954, page 23.

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seule Grande Loge par Etat. La fusion entre la Grande Loge de France et la Grande Loge Nationale fut suggérée par les grands Maîtres européens réunis à Luxembourg pour le résoudre. Les contacts existants devinrent officiels et un projet de fusion élaboré en commun était très avancé début septembre. Dans son discours d’ouverture du Convent, le 15 septembre, le Grand Maître Louis Doignon informe que trois représentants de chacune des Obédiences se sont réunis le 26 mai ; information en fut donnée lors de la tenue de Grande Loge du 25 juin. D’autres réunions, les 16 juin, 20 juin, 6 juillet, 21 juillet et 13 septembre (avant-veille du Convent) ont permis d’affiner le projet et même de proposer un titre, « Grande Loge Unie de France ». Très avancé, le projet n’était pas finalisé : il n’était pas question de demander un vote, sinon sur la poursuite des négociations, sans avoir soumis le projet aux Loges35. Il fut décidé, à la demande du Frère Moncorgé, de modifier l’ordre du jour et de suspendre les travaux du Convent sur cette question jusqu’au début janvier. Cette mesure avait également pour avantage d’attendre la décision de la G.·. L.·. N.·. F.·.. Une question sous-jacente était celle des relations avec le Grand Orient. Il était clair que si le projet de fusion était adopté, il entraînait l’application des cinq points d’Alpina et que le temps des tenues communes et des doubles appartenances serait révolu. Il fallait choisir mais le langage diplomatique ne permettait pas de le dire clairement. Dans son discours d’ouverture36, le Grand Maître avance à pas feutrés : « …la réalisation de l’unité sur le plan universel dépend de certaines conditions que la Grande Loge de France a complètement réalisées et que le Grand Orient, pour autant que nous le sachions, n’est pas disposé, du moins actuellement, à accepter dans son unanimité. Alors faudrait-il abandonner la possibilité qui nous est actuellement offerte ? » Il est évident que le Grand Orient, déjà isolé sur le plan international, utilisa tous les moyens pour éviter de l’être en France. Les moyens utilisés par les dirigeants du Grand Orient qui n’ont rien fait pour combattre les calomnies contre les négociateurs, n’ont pas toujours été d’une grande fraternité. Chez les Frères, ce qu’on a appelé le « chantage aux locaux » est plus explicable. On peut comprendre l’étonnement des propriétaires qui abritaient nos loges (moyennant finances il est vrai) en apprenant qu’ils risquaient de ne plus y être reçus. Il est également vrai que des loges du G.·. O.·. travaillaient régulièrement et que pour les Frères se connaissant de longue date la séparation était douloureuse. Cette question qu’on essayait d’esquiver fut l’origine de bien des déchirements, particulièrement en province. Les travaux du Convent, ajournés en septembre à cause du projet de fusion, reprirent en janvier 1956. Contrairement à ce qui était prévu, le projet de fusion fut retiré et reporté. Il faut, pour en comprendre la raison, citer les paroles du Grand Orateur Robert Salgues dans son résumé des travaux du Convent : « Vous avez pris cette décision [de suspendre les travaux du Convent et de les reporter en janvier] qui semble unique dans les annales de notre Ordre, afin de permettre aux ateliers d’étudier un projet de fusion entre la Grande Loge de France et la Grande Loge Nationale Française et d’en décider en connaissance de cause hier et aujourd’hui.

35 C’est le non-respect des règles qui causera la scission neuf ans plus tard ! 36 C. R. Convent 1955, page 9.

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Le projet envoyé en son temps aux Vénérables Maîtres des Loges et aux Frères Députés fut l’objet d’une étude très attentive dans les Loges de la Fédération et provoqua l’envoi aux commissaires rapporteurs d’un nombre important de rapports et d’avis. Il est probable que des observations pertinentes et des objections valables furent émises par nos ateliers qui ne permirent pas d’augurer que le projet de fusion pût être accepté en fin de Convent ; aussi le Grand Maître, après en avoir informé le Conseil Fédéral, décida-t-il de retirer purement et simplement la discussion de ce projet de l’ordre du jour de nos Travaux d’hier et d’aujourd’hui. Il est bon de faire remarquer que dans sa planche au T.·. R.·. Grand Maître de la Grande Loge Nationale Française, notre Grand Maître, tout en l’informant de l’impossibilité où il se trouvait de faire admettre cette fusion dans la forme prévue, laissait ouverte une porte vers des négociations futures, permettant ainsi au nouveau Conseil Fédéral de reprendre éventuellement les pourparlers rompus. » Pour éviter un désaveu humiliant et préserver l’avenir en évitant un rejet pur et simple, le Grand Maître avait retiré le projet sans le soumettre au Convent. On comprend facilement l’amertume à la G.·. L.·. N.·. F.·. qui l’avait adopté. 1956 Quelques mois plus tard, en septembre, eut lieu le Convent de 1956 après trois mois de Grande Maîtrise de feu Antonio Coen, dont les qualités étaient universellement reconnues. Pour l’accompagner au columbarium du Père Lachaise, les assistants furent si nombreux que les employés eurent de la peine à trouver des chaises. Il fut élu en janvier avec 105 voix ; Richard Dupuy, arrivé en second avec 49 voix, devint Grand Maître adjoint et assura l’intérim. Seul candidat en septembre 1956, Richard Dupuy sera brillamment élu. Jeune, grand travailleur, il consacra toujours une grande énergie à toutes ses entreprises. Sa prestance, sa rapidité de réaction et son réel talent oratoire lui donneront un grand ascendant tant au Conseil Fédéral que dans les Convents. Il apporte un élément important : la proposition d’adhésion de la Grande Loge à la Convention de Luxembourg dans les conditions définies à Innsbruck, quelques jours avant, le 8 septembre 1956 : « La Grande Loge de France est toujours disposée à adhérer à la Convention de Luxembourg en précisant bien toutefois que le texte de celle-ci n’implique dans son esprit : 1° ni que les puissances adhérentes soient contraintes par leur adhésion à une rupture immédiate et dès leur admission avec les Obédiences n’appartenant pas à la Convention ou n’apparaissant pas présentement comme régulières aux termes des critères énoncés par elle ; 2° ni que les puissances adhérentes s’engagent, par leur adhésion, à une rupture automatique avec les Obédiences sus-mentionnées dans le délai de cinq ans fixé par l’article 6 ; Mais que ledit article stipule seulement qu’à l’expiration de cinq années échéant le 15 mai 1959, les Grands Maîtres participants à la Convention se réuniront, après avoir provoqué la décision de leurs Convents souverains, afin d’adopter unanimement une attitude commune vis-à-vis des Obédiences qui auront persisté à ne pas régulariser leur situation, malgré les instances fraternelles qui auront été faites auprès d’elles. »37

37 C. R. Convent 1956, page 29.

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Ce texte était une perche tendue au Grand Orient qu’en privé Richard Dupuy se faisait fort, comptant sur l’amitié qui le liait au Grand Maître Ravel, de le ramener dans un délai de cinq ans à la régularité. Le Frère Ravel devait lui infliger un démenti sans ambiguïté, trois jours plus tard, lors de la tenue de Clôture en déclarant38 : « Mais le Grand Orient ne veut pas, et n’imposera jamais à ses membres la croyance en une affirmation dogmatique, en raison de notre respect de la liberté de conscience. » Cependant Richard Dupuy continuera à penser qu’il lui sera possible de ramener le Grand Orient à travailler à la Gloire du Grand Architecte de l’Univers, ce que même le jeune Maçon que j’étais alors ne pouvait croire. 1957 Cette année apportera de nouveaux contacts à la Grande Loge de France sans autres éléments marquants. 1958 Une brochure sans date (1960 ?) éditée par la Grande Loge de France39, intitulée Historique de la Franc-Maçonnerie française, nous donne (page 14) les informations suivantes, claires et précises : 3. Tentatives d’unification de la Franc-Maçonnerie française Dès son entrée dans le sein de la Convention de Luxembourg, la Grande Loge de France fit tous ses efforts pour ramener dans le sein de la Franc-Maçonnerie Universelle le Grand Orient de France et le Grand Orient de Belgique, avec qui elle entretenait des relations fraternelles. Durant trois années, les contacts se multiplièrent et les espoirs les plus sérieux pouvaient être nourris d’aboutir à une solution heureuse. En décembre 1958, la Grande Loge de France prit l’initiative de proposer au Grand Orient de France et à la Grande Loge Nationale Française de réaliser l’union des trois Obédiences françaises dans un cadre confédéral laissant à chacune sa complète autonomie administrative et financière, mais organisant sous l’égide d’un « Grand Conseil National » le regroupement de tous les Frères français dans le respect de la Tradition et de la liberté de conscience, afin que tous puissent accéder désormais à la vie universelle de notre confrérie. Cette proposition recueillit l’adhésion de principe immédiate de la Grande Loge Nationale Française, mais les dirigeants du Grand Orient de France, après avoir demandé différentes assurances et précisions qui leur furent apportées, notifia le 9 mai 1959 à la Grande Loge de France qu’il se refusait de travailler à la Gloire du Grand Architecte de l’Univers, et aux Trois Grandes Lumières et qu’il posait, à la création de l’organisation des « Grandes Loges Unies de France », les deux conditions suivantes : 1. La Grande Loge de France et la Grande Loge Nationale Française ne devront pas se borner à demander aux Obédiences avec lesquelles elles sont en relation de reporter leurs reconnaissances sur l’organisation confédérale des « Grandes Loges Unies de France », mais faire reconnaître personnellement le Grand Orient de France par celles-ci. Les décisions du Grand Conseil National, composé des Grands Officiers des trois Obédiences françaises seront prises non à la majorité des Grands Officiers le composant, mais au prorata des membres de chacune des trois Obédiences. Le Conseil Fédéral de la Grande Loge de France fit aussitôt observer que si l’union projetée était réalisée sans que le Grand Orient de France revînt à la régularité, cela aurait pour effet 38 C. R. Convent 1956, page 145. 39 Seize pages, format A5, Imp. R. Reneault, 16-18 rue Le Regrattier – Ile Saint Louis – Paris.

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de faire perdre irrémédiablement à la Grande Loge de France et à la Grande Loge Nationale Française leur propre régularité, et par conséquent les relations internationales auxquelles le Grand Orient de France semblait attacher tant d’intérêt. Par ailleurs, il n’était pas possible d’accepter le système de direction proposé par le Grand Orient de France qui aurait pour effet d’accorder à ce dernier une hégémonie totale sur l’ensemble de la Franc-Maçonnerie française puisqu’il possède plus de membres que la Grande Loge de France et la Grande Loge Nationale Française réunies. Le Conseil de l’Ordre du Grand Orient refusa catégoriquement de modifier son point de vue et, au cours d’une réunion des Grands Officiers des trois Obédiences tenue à Paris le 14 juin 1959, le Grand Maître du Grand Orient signifia que les pourparlers étaient rompus. La Grande Loge de France ne put que tirer les conséquences de cette situation en décidant, au cours de son Convent annuel de septembre 1959, la suspension de ses relations obédientielles avec le Grand Orient de France, comme d’ailleurs avec toutes les Obédiences étrangères se trouvant dans la même situation d’irrégularité (notamment le Grand Orient de Belgique). » 1959 Nous avons vu que, conformément aux dispositions de la Convention de Luxembourg, le Convent de la G.·. L.·. D.·. F.·. suspendit ses relations avec les GG.·. OO.·. de France et de Belgique le 19 septembre 1959. La Grande Loge Alpina reprit dans un premier temps des relations avec la Grande Loge de France. En juin, la Grande Loge de France avait édité sous le titre « Documents » une brochure qui relate des étapes d’une rupture. Le dernier document reproduit est une communication, le 19 juin, du Conseil Fédéral à toutes les Loges de la Grande Loge de France ; elle est construite en sept points. Le premier point précise : « Notre adhésion à la Convention de Luxembourg impliquait un choix entre les voies de l’universalité Maçonnique et les Obédiences persistant à demeurer dans l’irrégularité. » Le dernier point conclut : « Le 12 mai, votre Conseil Fédéral formulait ses observations fraternelles auprès du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France, et s’attirait pour toute réponse la fin de non-recevoir du 14 juin 1959, par laquelle le Conseil de l’Ordre du Grand Orient a mis un point final à toute discussion, en refusant de se départir de sa position affirmant ainsi son refus d’effectuer le moindre pas en vue de rejoindre la chaîne d’union universelle. » 1960 Au Convent de 1960 le Grand Maître Richard Dupuy, s’apercevant qu’il a été berné, revient sur la suspension des rapports avec le G.·. O.·.40 et lance une violente charge contre celui-ci : « Au cours de notre dernier Convent, nous avons décidé de suspendre nos relations avec le Grand Orient de France et avec le Grand Orient de Belgique en raison du refus manifesté par ces Obédiences de revenir à la régularité traditionnelle telle qu’exposée notamment par la Déclaration de Principes de notre Obédience, les 5 points de la Charte de la Grande Loge Suisse Alpina et l’article 1er de la Convention de Luxembourg du 15 avril 1954. En employant le mot « suspendre » nous avons voulu signifier que nous laissions la porte ouverte à une reprise des relations dans le cas où ces Obédiences mettraient fin aux causes d’irrégularité que j’avais clairement énoncées dans mon discours d’ouverture du Convent de l’an dernier, et que nous connaissons tous parfaitement.

40 C. R. Convent 1960, page 12.

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Nous avons par ailleurs nettement défini notre volonté de réaliser l’union de toute la Franc-Maçonnerie symbolique de France dans le respect des règles traditionnelles de la Confrérie. En réponse, nous n’avons obtenu des Frères du Grand Orient que sarcasmes et invectives. Cette Obédience qui s’écarte de plus en plus des voies initiatiques semble vouloir jeter ses adhérents dans je ne sais quel combat politique en faisant publiquement toutes sortes d’ouvertures, de clins d’œil, et d’appels du pied à des Etats totalitaires où précisément la Franc-Maçonnerie est interdite depuis la naissance de leurs régimes et qui ont chassé nos Frères de leur patrie, lorsqu’ils ne les ont pas persécutés, embastillés ou assassinés. » Le rapport du Grand Chancelier41 fait le point des relations extérieures et annonce à la fois la naissance et la reconnaissance par la Grande Loge de France de la Grande Loge de Belgique. Lors de la discussion de ce rapport le discours du Grand Maître sera âprement discuté. Il entraînera, par réaction, des prises de positions sentimentales en faveur des Frères du Grand Orient et une hostilité à l’égard de la Grande Loge Unie d’Angleterre. On comprit alors, mais sans vouloir l’accepter, que les relations intérieures et les relations internationales ne pouvaient être considérées de manière indépendante. 1961 On s’aperçut très vite à l’étranger que la rupture n’était, en fait, qu’une suspension des relations administratives, les doubles appartenances et les intervisites restant possibles. L’intransigeance qui sera reprochée à l’Angleterre trouvera dans cette attitude ambiguë un prétexte pour imposer aux Grandes Loges Unies d’Allemagne la rupture avec la Grande Loge de France avant de les reconnaître, en bloc, dans leur diversité, ce qui constituait un fait nouveau. Les Grandes Loges Unies d’Allemagne essayèrent de résister aux pressions, mais finirent par s’incliner en compagnie du Grand Orient des Pays-Bas dont « le Grand Maître Davidson préféra donner sa démission plutôt que de faillir à sa parole et de trahir ses amis »42. A la G.·. L.·. N.·. F.·., l’heure n’était plus à la fusion : vexée par le refus de la Grande Loge de France, elle s’était rendu compte que finalement cette fusion, avec la différence des effectifs, se traduirait à terme par une absorption pure et simple. Des Frères hostiles de la G.·. L.·. N.·. F.·. répandirent des calomnies sur la Grande Loge de France, allant jusqu’à prétendre qu’elle était mixte.L’ancien Grand Maître Chéret, favorable à un rapprochement, finira par être exclu de son Obédience. Cette année marque le début d’une période néfaste, où la Grande Loge par ses tergiversations a perdu sa crédibilité43. 1962 Dans son discours d’ouverture du Convent consacré aux relations extérieures, le Grand Maître Louis Doignon fait un exposé lucide de la situation, sans illusion sur les possibilités de nouvelles relations internationales. La Grande Loge de Belgique, celle du Luxembourg, le Grand Orient, la Grande Loge d’Italie et la Grande Loge Suisse Alpina sont représentés par leur Grand Maître à la tenue de clôture du Convent, ce qui prouve leur attachement. 1963

41 C. R. Convent 1960, page 60. 42 C. R. Convent 1961, pages 19 et 46. 43 C. R. Convent 1961, p. 19.

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La Grande Loge se trouvait assise entre deux chaises : régulière, elle n’obtiendrait sa reconnaissance dans l’Europe Maçonnique en formation qu’en rompant nettement avec le Grand Orient. Il est probable qu’une proposition de rupture complète n’aurait pas obtenu la majorité et aurait nui à l’élection de quelques Conseillers Fédéraux, d’où de leur part ce qu’on n’appelait pas encore la « langue de bois ». On assiste au cours de ce Convent à un revirement des dirigeants, amorcé par le Grand Maître Doignon : « Proposer une rupture avec le Grand Orient ? Je m’élève formellement contre toute proposition de ce genre et je demande instamment à tous nos Frères députés d’envisager avec calme et sérénité une période d’attente que nous demandons à nouveau et que le nouveau Grand Maître et le nouveau Conseil Fédéral sauront utiliser au mieux dans l’intérêt de notre Ordre »44. Mais c’est le discours de Richard Dupuy, réélu à la Grande Maîtrise à la Tenue de clôture, qui indique clairement l’action politique qu’il veut conduire : « Mais je crois que sur le plan intérieur français, il est nécessaire que d’une façon ou d’une autre les Francs-Maçons français resserrent leurs liens étroitement et il faut pour cela que la Grande Loge de France fasse tout ce qui est en son pouvoir pour resserrer ses liens et pour que toutes les bonnes volontés Maçonniques dans toutes les Obédiences, qu’elles soient régulières ou irrégulières, de même que toutes les organisations para-Maçonniques, soient mobilisées en vue de mener dans le monde profane l’action que nous impose notre tenure de Franc-Maçon. Nous avons eu, à différentes reprises, à prendre parti, notamment pour la défense de l’école laïque. Nous avons, je crois, aujourd’hui à prendre parti pour la défense de la personne humaine dans notre pays et à travers l’Europe. Vous avez étudié l’Europe des Six, vous savez quelle figure elle revêt, vous savez le vêtement dont elle est vêtue, c’est une soutane. Est-ce que la Grande Loge de France va rester repliée sur elle-même ou est-ce qu’elle va encore une fois essayer de rassembler, encore une fois (peut-être vainement, mais elle doit le faire) de rassembler les énergies des Francs-Maçons français et des Francs-Maçons européens et tant pis pour ceux qui ne comprendront pas, afin de défendre dans le monde profane les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui sont forgés dans nos Temples. »45. Ces paroles, contredisant son action en 1955 et 1959, furent accueillies avec stupeur et des Frères quittèrent la Grande Loge46. 1964 Il n’est pas possible de résumer ce Convent dont le compte rendu remplit en petits caractères 318 pages. La déclaration, ci-dessus, de Richard Dupuy au Convent de 1963, avait été largement diffusée. Nous savions tous que ce Convent serait difficile, d’autant que vis-à-vis des Obédiences étrangères, la versatilité dans les discours officiels avait enlevé tout crédit à la Grande Loge. C’était humiliant pour tous ceux qui, quelle que soit leur position, avaient de la suite dans les idées. 44 C. R. Convent 1963, page 13. 45 C. R. Convent 1963, page 226. 46 Il y eut, d’après le rapport du Grand Secrétaire au Convent de 1965, 375 démissions contre 215 l’année précédente. Dans sa lettre de démission adressée aux membres de sa Loge « Les Cœurs Unis Indivisibles » dont il était Vénérable, Raoul Mattei précise : « …ce choix [élection à la Grande Maîtrise de Richard Dupuy] constitue à mes yeux pour cette année pour notre Obédience un engagement politique contraire à l’idéal Maçonnique, à la tradition de l’Ecossisme, aux principes de la Grande Loge de France, et que ma conscience m’oblige à rejeter. »

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Dès l’ouverture du Convent Richard Dupuy prononça un long discours demandant le vote, sans en référer aux Loges, d’un « Traité d’Alliance » avec le Grand Orient. Après la désignation de Louis Doignon à la présidence du Convent et la lecture du rapport du Grand Secrétaire, la parole est donné à Marcel Cerbu, Grand Chancelier. Il fait remarquer que, sur le plan international, la situation n’a fait que se dégrader (aucune Obédience ne sera présente au banquet de clôture) du fait de la reprise de nos relations avec le Grand Orient de France. Quand la discussion s’engage, nous apprenons que deux des cinq membres délégués par la Grande Loge ont refusé de signer le traité soumis seulement la veille au Conseil Fédéral qui ne l’adopta que par 14 voix contre 1347. Les Conseillers Fédéraux étaient, la veille du Convent, dans l’ignorance d’un traité signé le 20 juin ! Il est décidé que la parole sera donnée aux députés sur inscription préalable. Ils ignoraient l’existence du traité, ou l’avaient apprise par la presse à laquelle le Grand Orient avait remis un communiqué. Il y eut des réactions indignées48. Pierre Barrucand et Marius Fortanier ont certainement conservé le souvenir de leur intervention : « F.·. BARRUCAND (R.·. L.·. 750)49 – Mes Frères, je suis absolument stupéfait des conditions où nous est présenté ce traité et également stupéfait de son contenu et de sa rédaction. Voici un traité dont nous avons eu connaissance, en fait par la presse. Voici un traité daté du 20 juin, or, je rappelle que la quasi-unanimité des Ateliers de la Grande Loge cessent leurs travaux au premier juillet. Comment donc, sur un traité d’alliance complètement inconnu, les Ateliers auraient-ils pu discuter ? Nous tous Députés nous sommes chargés de nous prononcer, en notre conscience, certes, mais sans avoir pu avoir les contacts nécessaires pour connaître les opinions des uns et des autres. Il y a là une première chose qui devrait amener le rejet de ce traité, au moins sous sa forme actuelle. Je vous rappellerai que quelquefois, au Convent, on a proposé des modifications bénignes aux Statuts : par exemple d’augmenter le nombre d’une Commission de 6 à 7 membres ou autre chose de ce genre ; cela a toujours été renvoyé car il faut plusieurs mois pour que les Ateliers étudient ces propositions bénignes. Mais nous, nous sommes chargés, en une journée, de régler le problème de l’avenir de la Grande Loge de France tout entière. C’est impossible ...» F.·. FORTANIER (R.·. L.·. 476)50 – Mes FF.·., ce n’est pas pour intervenir sur le fond de la question que j’ai demandé la parole. Je suis mandaté par les FF.·. de quatre LL.·. de Marseille pour soulever une question préjudicielle. Vous avez entendu, mes FF.·., diverses interventions qui ont souligné la hâte avec laquelle ce projet de « Traité d’Alliance » nous est soumis. D’autre part vous avez pu vous rendre clairement compte que le Conseil Fédéral se trouve lui-même divisé sur cette question. La simple logique et une élémentaire honnêteté exigent que nous puissions consulter les FF.·. que je qualifierai de « FF.·. de la base » qui nous ont mandatés pour prendre position sur diverses questions inscrites à l’ordre du jour, mais non sur celle-ci qui n’y figure pas. En conséquence, je demande que cette question soit renvoyée à l’étude des LL.·. pour permettre aux FF.·. Députés de représenter véritablement les FF.·. qui leur ont accordé leur confiance.

47 Un des signataires écrira ensuite s’être trompé dans son vote, ce qu’il regrettera, sa voix aurait fait basculer le résultat. 48 Nous avions l’impression, confirmée ensuite, qu’on cherchait à nous forcer la main en faisant passer un texte dont on savait que le titre provocateur « traité d’alliance » nous ferait perdre nos relations les plus fidèles. 49 C. R. Convent 1964, page 42. La Loge 750 « Thelema » est une loge parisienne. 50 C. R. Convent 1964, page 46. La Loge 476 « Stella Maris » est à l’Orient de Marseille.

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Les paroles de sagesse - je les ressentis comme telles - de notre Frère Marius Fortanier correspondaient probablement à l’avis de la majorité. Le Président du Convent Louis Doignon tenta de faire accepter cette proposition de renvoi de la question à l’étude des Loges. Il fut vite débordé par ceux qui avaient préparé l’attaque (il n’est pas d’autre terme). La discussion qui suivit, abrégée et, je peux en témoigner, très édulcorée51, occupe 51 pages dans le compte rendu. Au titre de député de sa Loge, le Président du Convent se prononça contre le traité. Le Grand Orateur, également opposé, conclut52 : « Au rejet du traité d’alliance qui vous est présenté. J’ai parfaitement le droit de justifier les conclusions. Donc, mes conclusions tendent au rejet pur, simple, net et catégorique du traité d’alliance qui vient de vous être proposé ce matin. » Le résultat du vote donna : Nombre de mandats : 274 ; Pour le traité : 140 ; Contre le traité : 82 ; Absences ou abstentions déclarées : 52. Malgré l’opposition déclarée du Président du Convent, du Grand Chancelier et du Grand Orateur, le coup de force avait réussi ! Le Suprême Conseil de France, deuxième en date des Suprêmes Conseils du monde, avait toujours favorisé les relations internationales de la Grande Loge de France. Les Frères munis d’un passeport écossais étaient facilement reçus à l’étranger. Le fait d’être membre actif d’un atelier d’un Suprême Conseil constituait pour les Juridictions un titre de régularité. Un exemple de cette situation était donné par le Suprême Conseil de Belgique recrutant ses membres au sein du Grand Orient de Belgique, peu différent dans ses idées et son recrutement du Grand Orient de France, sans que les autres Suprêmes Conseils lui en fassent grief, d’autant qu’il était la seule Obédience sur le territoire belge à cette époque. Bruxelles fut plusieurs fois la ville choisie pour la réunion des conférences internationales. C’est par l’intermédiaire des membres des Suprêmes Conseils que la Grande Loge avait noué des relations outre-Atlantique. Le Grand Commandeur Raymond traversait l’océan chaque fois qu’il en avait l’occasion et s’était lié d’amitié (une importante correspondance en témoigne) avec ses homologues des États-Unis et du Canada. Charles Riandey, membre du Suprême Conseil depuis 1930, fit en qualité de Grand Chancelier de la Grande Loge un périple fructueux au États-Unis. Devenu Grand Commandeur du Suprême Conseil le 26 mai 1961 Charles Riandey avait, contre vents et marées, conservé le cap qu’il s’était fixé avant-guerre. En qualité de Grand Chancelier de la Grande Loge et du Suprême Conseil, il avait tout fait pour que la Grande Loge de France étende ses relations internationales pour devenir le moteur d’une Franc-Maçonnerie régulière européenne. Dès la réélection de Richard Dupuy en septembre 1963, il avait essayé de persuader ses correspondants que le prochain Convent ne suivrait pas Dupuy.

51 Le compte rendu indique « bruits divers » ou « grand bruit ». Dans ce dernier cas c’est un désordre accompagné de vociférations, de poings tendus que seul Dubout aurait été capable d’illustrer. Nous avions honte de ce spectacle, malgré quelques intermèdes comiques : le Frère Louis Doignon, présidant le Convent, debout sur la pointe des pieds frappant à grands coups de maillet pour essayer de se faire entendre, laissa échapper un juron : il venait d’écraser ses lunettes posées sur le plateau. 52 C. R. Convent 1964, page 98.

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Il avait également demandé aux membres du Suprême Conseil de s’engager à le suivre et prononcé un discours très net, le 2 juillet 1964, à l’aréopage parisien « Lutetia »53. Un seul paragraphe permet de le résumer : « Le Suprême Conseil de France jouit fort heureusement d’une grande considération qui lui permet de faire figure de représentant de la Maçonnerie française dans l’ensemble de la Maçonnerie mondiale. Mais il ne peut conserver ce privilège que s’il ne couvre pas plus longtemps les errements de la Grande Loge de France à laquelle on le regarde comme lié ». Il envisage même la rupture en déclarant que le Suprême Conseil « … est même en droit de retirer la délégation accordée et de la reporter sur toute autre organisation de Loges bleues qui offrirait des garanties de fonctionnement en conformité avec les principes fondamentaux du Rite ». Si l’existence du traité d’alliance ne fut connue que la veille du Convent, ses conséquences l’étaient avant. Riandey avait, en mai, exposé la situation à Richard Dupuy et n’eut plus de contact direct avec lui avant 1967. La veille du Convent, à la Tenue des Hauts Grades, Riandey qui connaissait au moins l’existence du projet de traité, déclara clairement : « … nous estimons absolument nécessaire de faire cesser la confusion et de dire hautement que le Traité en question nous le désapprouvons formellement, certain d’être totalement d’accord en cela avec un bon nombre de Frères de la Grande Loge de France et avec tous les corps Maçonniques réguliers, qu’ils soient de Maçonnerie bleue ou de Maçonnerie des Hauts Grades.54 » L’antagonisme était total après que Dupuy ait, grâce à son incontestable talent d’orateur, fait voter le traité d’alliance. Dès le résultat du vote annoncé, le président du Convent Louis Doignon donna sa démission. Il fut remplacé par le F.·. Danreff, qui depuis des années intervenait au Convent sur tous les sujets et était, sans succès, candidat au Conseil Fédéral. Il sera enfin élu après les démissions qui suivirent la lecture du décret du Suprême Conseil. Le lendemain du vote le Suprême Conseil se réunit en tenue plénière et « la consternation était sur tous les visages »55. Un projet de décret retirant la reconnaissance du Suprême Conseil à la Grande Loge de France fut présenté par le Grand Commandeur Riandey. Tous les membres, sauf François Collaveri absent, y apposèrent leur signature. Il fut décidé de laisser le Convent poursuivre ses travaux et de ne le remettre au Grand Maître qu’après les élections. Les travaux du Convent se poursuivirent les vendredi et samedi en suivant l’ordre du jour. Les comptes rendus des travaux des commissions et les questions à l’étude des Loges furent lus avec, pour les auditeurs, l’impression que l’essentiel était ailleurs et qu’on discutait du sexe des anges. Les élections des Conseillers Fédéraux eurent lieu et les travaux reprirent le samedi à 18 heures 30 avec la déclaration suivante du Grand Maître : « Mes chers Frères députés. Alors que le premier scrutin des élections des Conseillers Fédéraux était clos à 18 heures 15 exactement, le Très Illustre Frère Bittard, Grand Secrétaire Général, Grand Chancelier du Suprême Conseil de France, me demandait un entretien et me remettait un document rédigé hier. Je tiens à vous donner connaissance de ce document, et vous verrez pourquoi, avant la proclamation des résultats. »56 53 Reproduit dans : Charles Riandey, Confession d’un Grand Commandeur de la Franc-Maçonnerie, page 19. 54 Ibid., page 247. 55 Ibid., page 150. 56 C.R. Convent 1964, page 281.

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DECRET « Le Suprême Conseil de France du Rite Ecossais Ancien et Accepté, « Vu les décrets des 7 novembre 1894, 26 juillet 1904 et 22 juillet 1927 par lesquels il a délégué à une Fédération de Loges bleues précédemment placées sous sa juridiction et prenant le titre de Grande Loge de France, l’administration des trois premiers grades et par lesquels ont été réglées les relations entre lui et la Grande Loge de France ; « Considérant que, malgré : « 1° les avertissements donnés à la dite Grande Loge de France, « 2° les abjurations des Obédiences européennes régulières avec lesquelles la Grande Loge de France était jusqu’à ces dernières années en relations fraternelles,

« 3° la suspension des relations obédientielles décidée en 1959 entre la Grande Loge de France et le Grand Orient de France, organisation irrégulière, suspension confirmée ultérieurement, la dite Grande Loge de France a conclu un Traité d’Alliance avec le Grand Orient de France ;

« Considérant qu’en concluant ce Traité d’Alliance, la Grande Loge de France a délibérément contrevenu aux Principes du Rite Ecossais Ancien et Accepté et que, par conséquent, les dispositions contenues dans les décrets précités cessent d’être applicables.

« Décrète : Article premier – Les décrets des 7 novembre 1894, 26 juillet 1904 et 22 juillet 1927

sont abrogés. Article 2 – La Grande Loge de France perd le droit de se dire au Rite Ecossais Ancien

et Accepté. Article 3 – Conformément aux conventions et aux règles, tant écrites que tacites,

concernant la formation et l’étendue de Juridiction des Suprêmes Conseils, le Suprême Conseil de France s’interdit de reprendre sous sa Juridiction des Loges des trois premiers grades symboliques de la Franc-Maçonnerie.

Article 4 – Le Suprême Conseil ne peut élever aux Hauts Grades du Rite Ecossais Ancien et Accepté que des Maîtres Maçons réguliers.

« Fait en Tenue plénière du Suprême Conseil de France à Paris le vendredi 18

septembre 1964. « Texte du décret adopté à l’unanimité et signé en leurs qualités respectives par les

Grands Officiers Dignitaires, les Grands Officiers et les membres du Suprême Conseil de France (les noms suivent).

Très habilement Richard Dupuy, pour s’assurer un futur Conseil Fédéral favorable, demanda aux Conseillers Fédéraux hostiles à sa politique de démissionner ou de ne pas se présenter pour combler les vides. Sept d’entre eux démissionnent immédiatement. D’autres, qui ne désirent pas abandonner la Grande Loge, ont flairé le piège. L’ancien Grand Maître Georges Hazan, également avocat, décide de rester. Il suivra Riandey par la suite. Pour les Frères plus ou moins bien informés, la situation fut très difficile. Nous savions qu’un choix s’imposerait pour les tenants d’une Maçonnerie à vocation initiatique. L’idée d’une nouvelle Obédience permettant de continuer la pratique des trois premiers degrés et des suivants était évidente pour ceux qui préféraient abandonner la lutte. Elle fut dans les mois suivants adoptée par presque 10 % des Frères. La majeure partie de ceux-ci, après une tentative dont ils se rendirent compte qu’elle était très minoritaire et que la nouvelle Obédience aurait peu de chance d’être reconnue du fait de la présence sur le territoire de la Grande Loge Nationale Française, abandonnèrent leur projet.

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La plus grande partie des démissionnaires, entre 650 et 750, rejoindra la G.·. L.·. N.·. F.·. l’année suivante. Pour d’autres, il fallait rester et lutter pour que la Grande Loge conserve son indépendance. Ces tendances se manifestèrent au sein des Loges. L’idée d’une éventuelle séparation entre Frères travaillant ensemble dans l’harmonie, depuis l’avant-guerre pour les plus anciens, était insupportable. Je cherchai à joindre par téléphone ou par pneumatique (mode de communication rapide disparu depuis) tous les Frères de « La Grande Triade » et nous nous réunîmes un soir pour examiner la situation et en tirer les conséquences. Ayant laissé les assistants s’exprimer le Frère Wladimir Lyczinski57 nous dit (à peu près) : « J’étais proscrit dans mon pays, la France et la Grande Loge de France m’ont reçu. Par reconnaissance je ne quitterai jamais la Grande Loge de France, malgré ma tristesse à la suite des décisions du Convent. J’ai lutté toute ma vie et continuerai à le faire pour que triomphe la spiritualité dans le monde. » Sauf deux, Jean Palou farouchement hostile au Grand Orient qu’il finira par rejoindre après un passage par la G.·. L.·. N.·. F.·., et Jean-Pierre Berthelon qui demandera sa réintégration quelques semaines avant son passage à l’Orient éternel58, notre décision de rester fut arrêtée. Au Suprême Conseil, la politique menée par Riandey avait échoué. Les Frères qui n’en avaient pas mesuré toutes les conséquences en cas d’échec, inquiets pour l’avenir et de l’Obédience et de la Juridiction, cherchaient une solution d’apaisement alors que Riandey, encouragé par le Grand Commandeur des Pays-Bas, Willem Hofman, ne pouvait se déjuger auprès des autres Suprêmes Conseils qui suivaient de près la situation française.

François Collaveri, coopté au Suprême Conseil en 1951, l’avait déjà mis en garde dans une lettre datée du 24 octobre 1964 : « Je suis vraiment contrarié d'être une fois encore empêché d'assister à la réunion du Suprême Conseil. Je quitte Paris demain au début de l'après-midi pour un voyage d'études en Italie et en Allemagne. C'est un voyage collectif et il ne m'est pas possible de le retarder fût-ce de vingt-quatre heures. Je serai mardi à Florence, c'est dire qu'il ne me sera pas possible de participer aux très importantes délibérations du Conseil. Je pourrais donner, comme j'y ai été invité, un pouvoir à l'un de nos collègues afin qu'il puisse voter en mon nom. Je préfère vous dire quelle est mon opinion et je vous demande de vouloir bien la faire connaître au Conseil. Mon opinion peut se résumer ainsi :

1°- Je n'ai été l'objet d'aucune démarche de la part de Richard Dupuy ni de qui que ce soit de son côté. La vérité est que je l'ai vu une seule fois dans mon existence et que je n’ai jamais eu aucun rapport avec lui. Ceci pour bien préciser que mon opinion est le fruit de réflexions purement personnelles.

2°- Il n'est pas question de passer l'éponge sur ce qui s'est fait jusqu’ici. Je vous ai écrit le 30 juillet pour vous dire l'opinion que j'avais de la politique qui a été suivie par la Grande Loge au cours des dernières années. C'est une politique aberrante. Vous parlez, dans votre lettre, d'une excessive légèreté. Je crois que c'est plus grave encore. En tous cas je considère que la présence de Richard Dupuy a été et continue d'être catastrophique pour l'Obédience.

3°- Ce qui me surprend, davantage que l'inconscience, l'incohérence ou la sottise de Richard Dupuy, c'est la docilité de la Grande Loge, son empressement à suivre la politique 57 Né le 22 mars 1889 à Saint-Pétersbourg, réfugié en France, initié en 1922 à « L’Aurore Boréale », il devint Vénérable de « Lotos » et membre du Grand Consistoire russe en France. Il s’affilia à « La Grande Triade » en 1948, suivi par ses compatriotes Georges Rotvand, Wladimir Zaldind et Boris Ermolof. 58 Il me léguera ses archives, déposées depuis au Suprême Conseil de France.

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la plus contradictoire et la facilité avec laquelle elle se contredit d'un Convent à l'autre. 4°- Ceci dit je ne vois pas pourquoi nous abandonnerions à Richard Dupuy la Grande

Loge avec ce qu'elle représente d'intérêts moraux et mêmes matériels. Il est Grand Maître, mais il ne l'est pas à vie. Son autorité est contestée. L'approbation de sa politique est loin d'être unanime et je ne peux pas me résigner, à cause de sa présence provisoire à la tête de la Grande Loge, à laisser éclater le Rite Ecossais pour abandonner entre ses mains ce qui est notre bien commun.

5°- La dissidence ne se retrouvera pas aussi nombreuse que certains le croient. Il sera facile de détacher quelques Loges à Paris et peut-être dans une ou deux grandes villes. Ailleurs, les Loges resteront fidèles à l'ancienne Obédience.

6°- Les problèmes d'installations matérielles, de fonctionnement administratif, de régularisation du groupe qui se détachera de la Grande Loge seront très nombreux et très difficiles à résoudre. Il ne s'en suivra pas nécessairement la reconnaissance de ce groupe par les Obédiences étrangères. Elle n'est nullement acquise. Je crois même qu'elle est exclue, sauf dans le cas d'une fusion avec la Grande Loge déjà reconnue. Je crois donc que si la situation actuelle le permet - et je crois qu'elle le permet encore - il faut essayer d'éviter que la rupture ne soit irrémédiable. Quelle que soit l'attente elle n'a rien qui puisse nous effrayer. La solution la plus heureuse serait que Richard Dupuy comprenne qu'il est devenu, après tant de palinodies, l'élément qui empêche que se refasse l'unité. Il est bien évident que sa prétendue tentative d'amener le Grand Orient à se régulariser est une opération cocasse dont on ne voit pas très bien comment elle pourrait être conduite. Mais elle marque un recul, c'est certain, et c'est précisément pour cela qu'il faut agir pour sauver notre institution. Ces idées-là je vous les avais exposées avant la réunion de juillet. Je ne fais qu'en reprendre les termes, mais cette fois avec plus de conviction encore. Je vous prie de croire, Mon Cher Ami, à mes sentiments de toujours fidèle affection. »59 Collaveri fait ici allusion à la création d’une nouvelle Obédience dans laquelle le Suprême Conseil pourrait recruter. D’autres poussaient à la scission : dès le lendemain du Convent, une dizaine de Frères, dont Riandey et Bittard, se réunirent chez Drapanasky et, écrit Riandey60 : « Bittard s’emparant d’une feuille de papier y écrivit le titre d’une Obédience à créer, « Grande Loge Ecossaise », puis, en dessous, les désignant de sa propre autorité, il marqua les noms et titres des Frères pour la diriger : Cerbu, Grand Maître, Drapanaski, Grand Maître adjoint, Brisson, Grand Secrétaire, De Pariente, Grand Orateur, Wagner, Grand trésorier Danier, Grand Expert. Ceux-ci, présents acceptèrent. » Les autres membres du Suprême conseil, au moins les Parisiens, ne pouvaient ignorer ce projet que nous connaissions tous et, le 23 novembre, le Suprême Conseil fut convoqué à nouveau en séance plénière. Le but de cette réunion était de faire voter un décret au terme duquel les membres des ateliers supérieurs qui n’auraient pas démissionné de la Grande Loge de France au 31 décembre seraient radiés. 59 Archives du Suprême Conseil de France, lettre publiée avec son analyse des événements par Raoul Mattei : Chronique d’un schisme Maçonnique contemporain, 1964. 60 Confession d’un Grand Commandeur de la Franc-Maçonnerie, page 151.

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Riandey écrit61 : Je donnai connaissance de mon projet de décret. Il fut discuté âprement par certains dont Mérigeault, qui habituellement n’ouvrait jamais la bouche, et qui énonça, de son air d’adjudant62 pète-sec, que si ce décret était voté, le Suprême Conseil perdrait les trois-quarts de ses effectifs. Collaveri, qui n’assistait jamais aux séances du Suprême Conseil, était présent et déclara qu’il se désolidarisait des signataires du décret du 18 septembre. Je plaidai de mon mieux, agitant le spectre d’une déclaration d’irrégularité du Suprême Conseil prononcée par les Suprêmes Conseils étrangers. Je l’emportai, mais à la majorité seulement, six membres ayant voté contre l’adoption du décret : Beaudoin, Collaveri, Gallié, Jean-Louis, Mérigeault et Prieur. » A partir de cette date, le crédit dont jouissait Riandey vis-à-vis de ses pairs du Suprême Conseil était compromis. Non seulement l’unité du rite mais sa survie était en péril, mais il apparaissait clairement que la scission serait minoritaire et même qu’il était peu probable qu’une nouvelle Obédience soit reconnue par la Grande Loge d’Angleterre qui avait déjà une « succursale » en France. Riandey rencontra Van Hecke, Grand Maître de la G.·. L.·. N.·. F.·. et le Député Grand Maître Derosière « ensemble, deux ou trois fois, avant, pendant et aussitôt après le Convent de la Grande Loge de France »63. Ayant appris, après la réunion du 23 novembre, ces réunions à leur insu, les membres du Suprême Conseil, découvrant que le Grand Commandeur leur cachait des informations, décidèrent de lui demander sa démission à la dernière réunion à laquelle il participa, la tenue plénière du 18 décembre. C’est Marc Mérigeault qui fut chargé de lire le texte suivant : « Les Membres du Suprême Conseil de France soussignés : Après avoir examiné attentivement la portée des décrets des 18 septembre et 23 novembre 1964, Après avoir rassemblé les preuves tangibles de la situation dramatique dans laquelle ces décisions ont engagé le Suprême Conseil, ont décidé de demander au Souverain Grand Commandeur Charles Riandey de démissionner de son poste de Président. C'est avec un sentiment de douloureuse affliction qu'ils ont pris cette décision. Ils ont la certitude, en revanche, qu'ils agissent pour la sauvegarde de l'Institution tout entière : Suprême Conseil et Franc-Maçonnerie française comprise. Ils regrettent d'avoir manqué de la fermeté qui s'imposait à eux lors des séances critiques ; le temps leur a fait défaut pour comprendre les raisons profondes qui leur commandaient de renoncer alors à leur sentiment de discipline [...] Ils ont cru sauver l'Ordre, alors qu'ils le perdaient. Ils se rendirent compte, rapidement, des effets désastreux de leur soumission. Le Souverain Grand Commandeur avait affirmé qu'il écartait l'idée d'une liaison avec la Grande Loge Nationale Française ; or, des faits précis, qu'il est inutile d'énumérer, montrent l'inexactitude de cette affirmation et, peu après l'entrevue qu'il avait eue avec les dirigeants de la Grande Loge Nationale Française, le Souverain Grand Commandeur prenait part à une large réunion de nos Frères dissidents et leur annonçait qu'ils ne pourraient constituer une Grande Loge Française ni porter le titre d'Ecossais. Les circulaires ou messages diffusés par le Souverain Grand Commandeur insistent désagréablement sur la responsabilité du S.·. G.·. M.·. Richard Dupuy, mais cette insistance ne peut que nous donner l'impression que cette affaire si grave et qui désorganise la Maçonnerie tout entière est suscitée autant par une dissension d'ordre personnel que par des motifs rendus publics, alors que le Grand Commandeur prétend avoir agi dans le bien de 61 Ibid., page 156. 62 Marc Mérigeault était général et dans ce cas meilleur stratège que Riandey. 63 Ibid., page 153.

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l'Ordre, tandis que son comportement permet de penser qu'il a tiré parti d'un regrettable incident conventuel pour faire aboutir un plan mûri de longue date. Les Frères soussignés, Membres du Suprême Conseil de France, se devant d'envisager avant tout leur devoir envers l'Ordre, ne peuvent plus avoir les sentiments de confiance dévouée sur lesquels un Souverain Grand Commandeur a besoin de s'appuyer pour assurer la mission qui lui est confiée. (signé :) Paul Prieur, Jean Louis, Emile de Tombay, Humbert Cantoni, Marc Mérigeault, Raoul Delage, Louis Gallié, Victor Cruchet Cheruzel, Georges Valery, Jacques Michaut, Louis Baudoin. Mention manuscrite portée en séance par François Collaveri : « Les soussignés se rallient à la présente quant à la conclusion », suivie de sa signature et de celle de Stanislas Bonnet. 1965 Cette douloureuse affaire s’est terminée, pour le Suprême Conseil de France, par la décision suivante : « Réunis en Tenue Plénière, le lundi 11 janvier 1965 sous la présidence du Souverain Lieutenant Commandeur Marcel Flouret 33e, assisté des Grands Officiers Dignitaires et des Grands Officiers, les membres du Suprême Conseil de France ont adopté le texte suivant : Le Suprême Conseil de France Considérant que le Très Illustre Frère Charles Riandey 33e a fait l’objet, le 23 novembre 1964, d’une motion de censure signée par la très grande majorité des membres du Suprême Conseil. Considérant qu’en dépit d’une suspicion qui s’est exprimée par une invitation pressante à quitter sa charge de Grand Commandeur, le Très Illustre Frère Charles Riandey, ainsi désavoué, a persisté dans une politique personnelle contraire aux intérêts du Rite Ecossais. Décide Le Très Illustre Frère Charles Riandey 33e ayant cessé d’avoir la confiance du Suprême Conseil est considéré comme n’ayant plus autorité pour conserver la charge de Grand Commandeur, Lui retire le droit de signer tout document émanant du Suprême Conseil de France. Fait à Paris, le lundi 11 janvier 1965.

La suite, avec l’incroyable réinitiation de Riandey64 au sein du Suprême Conseil des Pays-Bas lui-même issu du Suprême Conseil de France, et la création avec un seul membre65 scissionnaire, d’un « Suprême Conseil pour la France »66 ne fait plus partie de l’histoire du Suprême Conseil de France. Conclusion Le flambeau sera repris, le véritable enjeu de cette période difficile, à savoir la spécificité du Rite Écossais Ancien et Accepté pratiqué à la Grande Loge de France et au Suprême Conseil de France affirmée.

64 Ce qui revenait à nier la validité de l’initiation de celui qu’ils avaient alors considéré comme le Grand Commandeur d’un Suprême Conseil avec lequel ils étaient en relations d’égal à égal, ce qui est de par les Grandes Constitutions le seul type de relations que peuvent entretenir les Suprêmes Conseils. 65 Paul Naudon qui en démissionnera plus tard et dont la réintégration à la Grande Loge sera refusée par sa Loge bleue. 66 Il en est traité en détail dans les livres de Mattéi et Riandey cités en bibliographie en fin d’article.

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Sa spiritualité lui assurera un rayonnement intense et un développement rapide à une époque où d’autres formes de Maçonneries engluées dans des préoccupations profanes voient leurs effectifs se réduire d’année en année. Souhaitons qu’une meilleure connaissance de notre histoire permette d’en éviter le bégaiement. Claude Gagne

Bibliographie

Pour en permettre l’approfondissement et le contrôle, ce travail n’a, dans la mesure du possible, utilisé que des documents facilement consultables, tels les comptes rendus de Convent. Un important apport pour la dernière période, reproduisant de nombreuses pièces, est contenu dans cinq ouvrages : Charles Riandey : Confession d’un Grand Commandeur de la Franc-Maçonnerie (Mémoires pour servir à l’histoire de la Franc-Maçonnerie en France), éditions du Rocher, 1989. Charles Riandey : Le Viatique d’un Franc-Maçon, éditions du Rocher, 1990. Raoul L. Mattei : La face cachée d’un Franc-Maçon – Charles Riandey, chez l’auteur, 1991, repris par Detrad. Raoul L. Mattei : Chronique d’un schisme Maçonnique contemporain, chez l’auteur, 1994, repris par Detrad. Raoul L. Mattei : Mémoires d’un Maçon Franc. A paraître chez Detrad, http://www.detrad.com/ Cet ouvrage, de même que les précédents, cite de nombreux documents inédits. Les documents originaux reproduits dans les cinq ouvrages ci-dessus ont, selon la volonté exprimée par Raoul L. Mattei, été remis aux archives du Suprême Conseil de France.