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LE PROJET DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE : FONDER UNE ÉCONOMIE ACAPITALISTE Entretien avec Jean-François Draperi , Propos recueillis par Simon Cottin-Marx , Matthieu Hély La Découverte | « Mouvements » 2015/1 n° 81 | pages 38 à 50 ISSN 1291-6412 ISBN 9782707185792 DOI 10.3917/mouv.081.0038 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-mouvements-2015-1-page-38.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © La Découverte | Téléchargé le 23/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © La Découverte | Téléchargé le 23/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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LE PROJET DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE : FONDER UNEÉCONOMIE ACAPITALISTE

Entretien avec Jean-François Draperi, Propos recueillis par Simon Cottin-Marx,Matthieu Hély

La Découverte | « Mouvements »

2015/1 n° 81 | pages 38 à 50 ISSN 1291-6412ISBN 9782707185792DOI 10.3917/mouv.081.0038

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-mouvements-2015-1-page-38.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Le projet de l’économie sociale et solidaire : fonder une économie acapitaliste

Entretien avec Jean-François Draperi

Un grand nombre d’associations font partie du secteur de l’« économie sociale et solidaire » (ESS) par leurs objectifs et par leurs modes d’organisation. Dans cet entretien, Jean-François Draperi, rédacteur en chef de la Revue internationale d’économie sociale (Recma) et directeur du Centre d’économie sociale travail et société au Cnam, propose de clarifier ce qu’est et n’est pas l’ESS, en regard notamment de l’organisation capitaliste et de l’entrepreneuriat social. Il voit dans les formats associatifs et coopératifs de l’ESS des outils majeurs de la démocratisation d’une économie affranchie du capitalisme.

•L’Économie sociale et solidaire

Mouvements (M.) : Selon vous, qu’est-ce que l’économie sociale et solidaire ?Jean-François Draperi (J.-F. D.) : L’économie sociale et solidaire est un

mouvement social qui organise l’économie dans le but de la mettre au service des personnes. Cette organisation s’appuie sur un ensemble coor-donné d’actions collectives dont la base est le groupement de personnes. Au contraire de l’économie capitaliste, l’ESS considère que l’épanouis-sement, l’émancipation, la réalisation de chacun-e passe par la coopé-ration et l’action collective plutôt que par la concurrence des actions individuelles. Fille des lumières, l’ESS s’appuie sur le même socle de valeurs que la République : la liberté qu’elle traduit par l’engagement volontaire des personnes ; l’égalité qui fonde le fonctionnement démo-cratique selon le principe « une personne, une voix » ; et la fraternité, qui prend les formes de la mutualité, la coopération et l’association. On pour-rait ainsi la définir comme suit : l’ESS est une organisation économique

ProPos recueillis Par simon cottin-marx* et matthieu hély**

* Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.

** Maître de conférences en sociologie, université Paris Ouest Nanterre-La Défense, IDHES.

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qui vise l’épanouissement de la personne humaine, qui réunit des grou-pements de personnes (ayant une activité économique marchande, non marchande, monétaire ou non-monétaire) adoptant des règles, fréquem-ment statutaires, traduisant les valeurs de la démocratie.

Précisons que le projet de l’ESS ne peut être à l’œuvre qu’à la condition que l’action collective respecte non pas l’une ou deux des valeurs fonda-trices mais les trois. L’absence de l’une des trois valeurs trahit le projet et l’inscrit dans le totalitarisme (sans liberté), le libéralisme (sans solidarité), le capitalisme (sans égalité).

M. : Les différentes strates qui sont venues construire cette étiquette ont des projets et des origines différents : sur quoi se rejoignent-elles ?

J.-F. D. : De mon point de vue, il y a deux principales strates, l’écono-mie sociale et l’économie solidaire. L’économie sociale s’appuie sur un principe général : l’entreprise appartient à une association démocratique, un groupement de personnes. L’économie sociale réunit ainsi essentielle-ment les entreprises coopératives, mutualistes et associatives. L’économie solidaire se définit plutôt à partir de son objet et de la solidarité qu’elle met en œuvre et qui sont orientés vers des tiers. Historiquement l’écono-mie sociale s’ancre dans le mouvement coopératif et l’économie solidaire dans une réalité et un fonctionnement associatif. L’économie sociale est présente dans tous les secteurs de l’économie alors que l’économie soli-daire occupe des créneaux plus délimités (l’insertion par l’économie, le commerce équitable). Cependant ces deux courants se rejoignent sur de nombreux points.

1. En premier lieu leur finalité émancipatrice me semble la même. On peut nommer cette finalité de nombreuses façons : émancipation, libération, accomplissement, réalisation, éducation, etc. J’ai un faible pour émancipation qui renvoie non seulement à une définition théo-rique mais aussi à des faits qui marquent l’histoire sociale : l’émancipa-tion des femmes (1791, 1949 en France), des Juifs (1791 en France), des Catholiques (1829 en Irlande), des esclaves (1862, 1866 aux États-Unis), de l’Afrique équatoriale (1944 en France), etc. Par ailleurs L’Émancipa-tion est le nom du premier journal coopératif (fondé par Charles Gide en 1886). Enfin, elle évoque l’école libre de Célestin Freinet, l’éducation populaire de Joffre Dumazedier, et bien sûr la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire. Elle dessine ainsi un trait d’union entre l’ESS et l’éducation populaire, deux mouvements indissociables, puisque sans la première la seconde ne serait que mouvement d’idées et sans la seconde, la première ne tarderait sans doute pas à disparaître. L’économie sociale comme l’éco-nomie solidaire revendiquent leur lien avec l’éducation populaire.

2. Ensuite l’économie sociale et l’économie solidaire tentent de dépas-ser la principale contradiction à laquelle chacun fait face entre le dire et le faire. Par la recherche d’une cohérence entre les pratiques sociales dans lesquelles on s’engage et le discours qu’on porte sur l’économie et la société, on tend à « dire ce qu’on fait et faire ce qu’on dit ». C’est une question difficile aussi bien sur le plan déontologique et sur le plan

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épistémologique. Sur le plan déontologique, on ne peut en effet se per-mettre de juger ce qu’on pourrait nommer « la cohérence d’autrui » sans prendre le risque d’une dérive totalitariste. Cette recherche est donc d’ordre personnel. Elle est une question d’engagement volontaire. Sur le plan épistémologique, ou théorico-pratique, la cohérence possible est toujours très relative et la relation entre théorie et pratique du change-ment social est elle-même problématique. C’est pourquoi nous postulons que l’essentiel consiste précisément à se rendre capable de problémati-ser plutôt que de céder au jugement de valeur sur ce qui est signifiant dans la relation entre théorie et pratique. Ce point est essentiel dans la recherche d’unification ou de rapprochement des points de vue, et dans la capacité collective à produire du sens et de la théorie. En effet, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, il est plus aisé d’avoir un jugement que d’admettre ne pas savoir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la réso-lution des désaccords se trouve souvent dans l’action commune plutôt que dans le débat. C’est précisément un autre trait commun à l’économie sociale et à l’économie solidaire.

3. En effet, dans l’ESS, on privilégie l’engagement dans l’action : « Avan-cer par projet et par mise en œuvre de projet » : les deux courants par-tagent l’hypothèse que la confrontation des valeurs pratiques permet d’éviter la réduction des valeurs à un artefact et l’enfermement des pra-tiques dans la seule sphère technique. Il s’agit d’élever les valeurs et les pratiques au statut du politique.

4. Du même coup le projet de changement social est fondamentale-ment non-violent. Même s’il n’exclut pas la désobéissance civile – on peut même dire tout au contraire que la désobéissance civile fait partie des moyens fréquemment utilisés par l’ESS –, relativement aux autres mou-vements sociaux qui contestent l’hégémonie de l’économie dominante, l’économie sociale comme l’économie solidaire s’appuient sur l’idée fon-damentale que l’émancipation doit être conquise par l’association volon-taire, solidaire et égalitaire de ses membres plutôt que par l’appel aux armes contre le pouvoir qu’on conteste.

5. Complémentairement à la non-violence, les valeurs de référence me semblent être identiques également : la liberté d’engagement, l’éga-lité entre les personnes, la solidarité. La différence se trouve ici dans la façon dont elles sont mises en œuvre.

6. Ce qui réunit et en même temps singularise l’économie sociale et l’économie solidaire, relativement aux autres mouvements qui semblent proches, comme l’entrepreneuriat social, c’est l’importance de l’expérience démocratique. Les deux courants ambitionnent de promouvoir des expé-riences démocratiques, aussi bien dans des petits groupes que dans des grandes fédérations associatives ou entreprises coopératives ou mutualistes.

•Les entrepreneurs sociaux

M. : Depuis les années 2000, nous avons assisté à l’émergence de nou-veaux acteurs que l’on peut identifier sous le terme d’« entrepreneurs

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sociaux ». Comment s’inscrivent-ils dans l’histoire du mouvement asso-ciatif français et sont-ils des acteurs présents dans d’autres pays ?

J.-F. D. : Je considère en effet que l’entrepreneuriat social 1 ne fait pas partie de l’ESS. Le terme d’« entrepreneurs sociaux » recouvre plusieurs sens et certains acteurs sociaux l’utilisent de façon commune. Cependant, comme bien d’autres termes passés dans le langage courant, comme par exemple « les parties prenantes » ou « la gouvernance », il a une histoire et un ancrage particuliers.

Ce terme d’entrepreneurs sociaux, comme ceux de parties prenantes et de gouvernance, vient des recherches menées dans quelques grandes univer-sités états-uniennes, spécialement la Harvard Business School, et vise à ana-lyser les évolutions récentes du capitalisme à la demande des très grandes entreprises et de leurs fondations. Les entrepreneurs sociaux désignent un mouvement articulé à la venture philanthropy, la philanthropie à risques, qui considère qu’il faut gérer les fondations comme des entreprises – enten-dons entreprises qui interviennent dans le champ financier – et que l’action sociale est un marché : Charity is business. L’enjeu dépasse largement les entrepreneurs sociaux eux-mêmes, qui sont comme certaines associations (j’y reviendrai), des ouvreurs de marché. En effet, si ce mouvement est initié et soutenu par les fondations de grandes entreprises et par les très grandes entreprises elles-mêmes, c’est parce que celles-ci ont observé que les deux grands marchés de demain sont les pauvres et l’environnement. D’après la « théorie » selon laquelle la fortune est à la base de la pyramide, enseignée en France à l’ESSEC, les multinationales font l’essentiel de leur chiffre d’af-faires auprès de moins d’un milliard de personnes sur terre. Ce marché est largement saturé et les quatre milliards de pauvres n’accédant pas aux pro-duits de consommation sont, avec l’environnement, l’un des deux grands marchés de demain. Le microcrédit intervient pour soutenir ce marché peu solvable, avec des taux situés entre 25 et 30 % (par exemple Babyloan). Les entrepreneurs qui agissent dans ce champ se déclarent de l’ESS parce qu’ils pensent qu’ils œuvrent en faveur de la justice sociale. Mais leur adossement constant aux multinationales qui sont à l’origine même de l’accroissement des inégalités pose problème. Car le moteur de ce système est l’accroisse-ment des inégalités. Dans tous les pays, il y a une corrélation étroite entre l’ampleur des inégalités, le nombre de milliardaires et le nombre de fonda-tions. Plus d’inégalités signifie plus de très riches et plus de pauvres, donc d’argent à investir dans le social, de même que l’accroissement des atteintes à l’environnement ouvrent de nouveaux marchés dans l’environnement. On a également montré le lien, la part des atteintes à l’environnement liée à l’augmentation des inégalités.

M. : Si on vous suit, on peut faire un parallèle avec le début du XXe siècle, où les inégalités étaient fortes, et aujourd’hui, où elles ont de nou-veau tendance à augmenter. Les entrepreneurs sociaux d’aujourd’hui seraient de la même veine que la charité et le paternalisme d’hier ? Leur développement est révélateur du retrait de l’État ? D’une privatisation des questions sociales ?

1. J.-F. DraPeri, « L’entrepreneuriat social, un mouvement inscrit dans le capitalisme », Cestes-Cnam, Recma, 2010, www.recma.org.

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J.-F. D. : Sans doute : ce circuit de l’argent se substitue progressive-ment à celui de l’impôt et de l’État. On observe donc une privatisation des questions sociales. Mais le retrait de l’État et la privatisation des ques-tions sociales me paraissent être eux-mêmes l’effet d’une dynamique plus puissante qui s’appuie d’une part sur la révolution technologique et d’autre part sur la domination de l’économie financière sur l’économie de production des biens et services. Ces deux processus sont à l’origine de l’accumulation des richesses entre quelques mains – via des start-up dans les NTIC 2 et la libéralisation des règles boursières –, accumu-lations de richesses qui, devenues plus importantes que la richesse des États, ont constitué – ou ont dévoyé par un lobbying d’une ampleur iné-dite – des institutions de régulation servants leurs intérêts. Bien sûr, on peut aussi se demander pourquoi cette économie financière a explosé : il faut en chercher l’origine dans la baisse du rendement des actions dans l’économie de production dès la fin des années 1960, dont on a pris la mesure en 1974. Les propriétaires ont repris le pouvoir qu’ils avaient délégué aux directeurs et aux cadres salariés – c’est cette reprise de pou-voir qu’ils ont nommé gouvernance – et investi dans la finance. Ils ont libéralisé les règles boursières (à Wall Street en 1975, avec le soutien des fonds de pension qui deviennent à cette date les premiers investis-seurs institutionnels), promu l’OMC en lieu et place du GATT, inventé l’Organe de règlement des différents (ORD), fondé l’IASB 3, défini les normes techniques internationales en organisant les institutions natio-nales (AFNOR en France) au sein de l’International Organization for Standardization (ISO), orienté les politiques du FMI et des communautés d’États en intervenant directement auprès des élus comme des salariés selon un lobbying qui s’apparente, d’un point de vue moral, à de la cor-ruption. Aujourd’hui elles dominent les administrations internationales publiques et privées qui fixent les normes fondant les échanges écono-miques et dépossèdent les État-nations de fixation des normes et de leur pouvoir d’arbitrage.

Les grandes multinationales et leurs fondations revendiquent de réguler elles-mêmes non seulement l’économie mais aussi les questions sociales à la place des États. Et ceux-ci les encouragent en soustrayant à l’im-pôt les actions que les multinationales mettent en place dans cette direc-tion. Les États abandonnent en même temps ce qui fonde leur pouvoir, c’est-à-dire la mission que leur délègue la nation de réduire les inéga-lités au moyen de l’impôt. Car le fait que les riches gèrent leurs fonda-tions comme leurs entreprises change totalement la forme de la régulation sociale. À l’échelle de l’histoire du capitalisme, cette phase est celle où ce dernier étend son activité à l’ensemble des biens en absorbant l’environ-nement – les communs matériels comme l’eau, la terre, les forêts, etc. – et les biens immatériels comme le social, la solidarité, etc.

M. : Ces « patrons de gauche » qui questionnent le travail dans le monde associatif et qui pointent sa mauvaise qualité, apportent-ils une plus-value sur cette question ?

2. Nouvelles technologies de l’information et de la communication.

3. Bureau international des normes comptables, plus connu sous son nom anglais de International Accounting Standards Board (IASB).

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J.-F. D. : Je ne vois pas de plus-value car ils contribuent à acculturer le monde associatif avec des normes de gestion issues du monde de la finance que leur transmettent les écoles de commerce et même certaines écoles de travail social !

Les entrepreneurs sociaux répandent l’idée que les associations ne savent pas gérer, en vue de mieux imposer de nouvelles règles de ges-tion. Rien ne permet d’affirmer que la gestion associative est moins bonne que celle des entreprises. Par ailleurs, quand la gestion associative fail-lit c’est généralement non pour des raisons techniques mais pour des rai-sons politiques. Elles ne peuvent donc pas être résolues par des réponses techniques mais par des réponses politiques, c’est-à-dire généralement liées à la gouvernance (par une meilleure participation des membres, par un meilleur équilibre des pouvoirs, par l’établissement d’un conseil de surveillance, etc.) En affirmant cela, je ne dis pas qu’il ne faut pas progres-ser dans la gestion des associations, je dis qu’on ne gère pas une asso-ciation ou une coopérative comme une société de capitaux. Il faut donc progresser dans le sens d’une gestion d’ESS, et non dans celui d’une ges-tion capitaliste. Les écoles de commerce, les fondations des multinatio-nales, les cabinets de consultants vendent en premier lieu des modes de gestion. Or ceux-ci ne conviennent pas aux groupements de personnes, primo, parce qu’ils ignorent la gouvernance démocratique, secondo, parce qu’ils sont uniquement centrés sur la réussite entrepreneuriale, ter-tio, parce qu’ils placent l’argent au centre de la gestion. D’où le culte de l’entrepreneur, l’enfermement dans la seule logique de l’entreprise et l’ob-session de la recherche de fonds, de la croissance et l’endettement géné-ralisé (particulièrement concernant l’entrepreneuriat social, l’endettement des plus pauvres). Dans l’entrepreneuriat social, la professionnalité des métiers du social – assistants, éducateurs, animateurs, enseignants, cher-cheurs, etc. –, est transformée : tous sont peu ou prou gestionnaires, char-gés de trouver les financements de leurs pratiques sociales, pratiques qui à terme sont considérées comme pertinentes dès lors qu’elles seront financées et rentables. Du coup chercher de l’argent devient une compé-tence essentielle et les postes de « collecteurs de donateurs » fleurissent dans de grandes associations humanitaires et caritatives.

L’entrepreneuriat social s’appuie largement sur le don et sur le micro-crédit. Mais le crédit sans épargne place le bénéficiaire dans une situation d’endettement sur laquelle il n’a aucun pouvoir. Raison pour laquelle les coopératives socialistes de consommateurs de la fin du XIXe siècle refu-saient le paiement à crédit qui était admis et même encouragé par les magasins patronaux, ce qui est d’ailleurs reproduit aujourd’hui : la dette oblige. Raison pour laquelle les coopératives de crédit sont, à la diffé-rence fondamentale de l’essentiel des institutions de microcrédit solidaire, toujours en même temps des caisses d’épargne, condition qui permet aux bénéficiaires du crédit d’être aussi coopérateurs, c’est-à-dire détenteurs collectivement de la caisse, donc du prêt.

En conclusion, l’un des objectifs des philanthropes de la venture phi-lantropy est de partager les clefs de leur réussite financière, qu’ils attribuent

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à l’adoption de techniques gestionnaires, affirmant ainsi : « Nous sommes les meilleurs dans la finance, nous allons vous montrer que nous pou-vons être aussi les meilleurs dans la charité ». Nous rejoignons ici la dis-tinction établie par Habermas entre les groupements où domine l’activité rationnelle, qui s’appuient sur l’idéologie de la technique et de la science dominante et qui excluent toute morale, et les groupements où domine l’activité relationnelle, qui s’appuient sur une critique de la science domi-nante, une appropriation humaine de la technique définie comme pra-tique et revendiquent une morale 4.

•Les associations acteurs économiques

M. : Les associations sont-elles un moyen de démocratiser l’économie ?J.-F. D. : Oui et non. Une partie de la banalisation qui touche les asso-

ciations provient de l’usage que la société civile a fait de l’association, c’est-à-dire celui de réaliser des activités commerciales. C’est la générali-sation de cet usage qui a motivé la réforme fiscale leur permettant d’être imposées comme des entreprises classiques lorsqu’elles ont une activité commerciale. Mais la loi de 1901 n’envisageait pas que les associations soient des entreprises commerçantes. Plus que les associations, les coo-pératives sont les groupements de personnes qui peuvent démocratiser l’économie parce qu’elles ont cette finalité, aussi bien dans leur projet que statutairement. Les coopératives ont en effet écrit un droit substan-tiel qui leur permet de faire face, mieux que les associations, à l’offensive néolibérale. Les associations ont plutôt un rôle d’animation et de renfor-cement du lien social, d’éducation, de vie culturelle, sportive, sociale, sanitaire.

M. : Il y a tout de même une grande différence entre les coopératives et les associations. Les premières sont lucratives et les secondes ne le sont pas. Les premières sont inscrites dans la logique capitaliste, la recherche du profit, quand les secondes portent un projet économique différent, avec comme finalité le bien commun. Les associations qui investissent le secteur marchand ne sont-elles tout de même pas un formidable outil pour réduire les inégalités ? Un modèle à généraliser ?

J.-F. D. : Cette question est essentielle, et je ne partage pas votre ana-lyse. Les coopératives, dites-vous, rechercheraient le profit, seraient à but lucratif et les associations – sans but lucratif. Mais ce mot « profit » n’existe même pas dans les mots qu’utilisent les coopérateurs, ni dans la littérature, ni dans la doctrine coopérative ! Concernant la lucrativité, jamais le mouvement coopératif ne s’est dit lucratif, pas plus qu’il se dit non lucratif. Il me semble que si les meilleurs spécialistes des coopéra-tives depuis bientôt deux siècles – tels que Jean-Baptiste André Godin, Charles Gide, Bernard Lavergne, Paul Lambert, Henri Desroche, Claude Vienney, Jacques Moreau, et bien d’autres – ne parlent pas de profit et font d’autres choix de définition que le rapport à la lucrativité, il vaut la peine de tenter de les comprendre. Le profit est précisément ce dont

4. J. HaBerMas, La technique et la science comme idéologie, Paris, Denoël-Gonthier, 1978 (1re éd. 1968).

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ils nient la nécessité. [Au même titre que le capitalisme. Ils ne sont pas pour autant anticapitalistes ; ils revendiquent l’acapitalisme]. S’ils n’uti-lisent pas l’entrée par la lucrativité/non lucrativité, c’est parce qu’elle leur paraît ambiguë. En effet la non lucrativité peut se définir à deux niveaux : celui de la réalisation ou non d’un bénéfice et celui de la dis-tribution des bénéfices.

Si l’on se place au premier niveau, les associations et les coopératives sont confrontées à la même nécessité qui est la règle d’équilibre des comptes, faute de quoi, l’organisme disparaît. Si l’équilibre est excéden-taire, on parle en gestion coopérative d’excédent de gestion. Le terme est clair et puisqu’il s’agit d’un excédent, l’une des tâches importantes de l’as-semblée générale est de voter leur destination.

L’association ne fait pas autrement : elle ne cherche pas le profit mais l’équilibre des comptes. À ceci près que la tradition associative, moins au fait de la gestion que la tradition coopérative, n’a de mot pour désigner cet éventuel excédent… et du même coup le confond parfois, verbale-ment, avec un bénéfice ou un profit.

Précisons quand même que cette nécessité d’équilibrer les comptes induit dans les associations comme dans les coopératives des obligations ou choix communs avec ceux des sociétés de capitaux. Comptabilité d’en-treprise avec calcul des coûts de production, gestion analytique, publi-cité, promotion, voire placements immobiliers et financiers et création de filiales sous forme de sociétés anonymes. Si une association offre des pro-duits accessibles à tout public à un prix concurrentiel et en réalisant de la publicité, alors elle ne se différencie pas des sociétés marchandes et est imposée sur le bénéfice. Concernant ce premier niveau, la non-lucra-tivité des associations ne veut donc pas dire grand-chose, surtout depuis qu’elles sont reconnues comme pouvant être des entreprises marchandes, imposées comme telles, à partir de l’adoption par le fisc de la règle de quatre P « produit, public, prix, publicité ». Certes, il existe de nombreuses associations qui refusent cet alignement et qui maintiennent une posture « non lucrative », qui ne récupèrent pas la TVA ni ne paient l’impôt sur le bénéfice et on ne peut que s’en féliciter. Mais cet engagement n’est-il pas rendu possible par le fait que précisément elles n’engagent pas d’activi-tés commerciales et qu’elles ne le font pas parce qu’elles ont un marché contraint ou un public captif ou un financement spécifique, etc. qui leur permet certes de servir l’intérêt général mais pas de définir une autre éco-nomie à part entière ? Par ailleurs, elles ne peuvent échapper à la néces-sité d’équilibrer les comptes. Cet équilibre est de plus en plus difficile à réaliser pour les moyennes associations qui entrent en concurrence crois-sante non seulement avec le secteur capitaliste mais également avec les grandes associations [ou avec des groupes se développant par absorp-tion de moyennes associations, comme ce grand groupe parisien influent au Mouves 5 [ndlr le groupe SOS], présent sur tous les appels d’offres et présenté comme un exemple pour l’ESS mais dont les pratiques gestion-naires et de gouvernance sont quasiment identiques à celles des socié-tés de capitaux.

5. Mouvement des entrepreneurs sociaux.

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La destination de l’excédent est le second niveau de compréhension de la non-lucrativité. Dans la gestion capitaliste, le profit est destiné à la rémunération du capital. C’est la finalité des sociétés de capitaux et on peut parler de recherche de lucre par les actionnaires. En gestion coo-pérative, comme en gestion associative, il n’y a pas de capital à rému-nérer (raison pour laquelle on ne parle pas de profit). Rien ne distingue l’association de la coopérative à ce niveau. Précisément, dans les coopé-ratives, l’excédent de gestion est réparti en quatre parts, dont deux sont obligatoires : les deux obligatoires sont l’apport aux fonds propres qu’on appelle « réserves impartageables et inaliénables » et la participation qui est un complément de salaire. Les deux parts facultatives sont l’intéresse-ment et la rémunération des parts sociales, rémunération dont le taux est limité (par le ministère de l’Économie). Le point essentiel ici concerne les réserves impartageables et inaliénables. La loi oblige les Scop à mettre au minimum 15 % de leur excédent en réserve impartageable. Ce qui n’est pas rien, puisque c’est autant qui ne revient pas aux salariés coopéra-teurs. Eh bien, si l’on prend la part réellement versée dans les réserves impartageables par les 2 200 Scop françaises, celle-ci varie entre 40 et 50 % de l’excédent. Ce qui veut dire que les salariés votent volontaire-ment pour que 25 à 35 % de l’excédent de gestion – l’équivalent du profit – aille dans les fonds propres de la coopérative, part devenant inalié-nable, même en cas de revente, donc perdue pour tout individu (en cas de faillite, les réserves reviennent à d’autres coopératives ou au mouve-ment coopératif). Ce n’est pas ce qu’on peut appeler du capitalisme. De même dans les coopératives d’usagers, l’excédent est reversé en ristourne au pro rata de l’activité apportée par le coopérateur, c’est-à-dire selon le principe de l’équité. On parle d’égalité politique et d’équité économique. Autre exemple : à Baïgorri, 60 des 100 viticulteurs réunis dans la coopé-rative d’Irouleguy (Pays Basque Nord) pratiquent une viticulture de loi-sir ; mais ils partagent la fierté d’appartenir à la coopérative qui a sauvé la vigne du Pays Basque Nord en obtenant l’appellation d’origine contrôlée (AOC et AOP), même si ces 60 viticulteurs ne sont pas dans l’aire d’ap-pellation et ne tirent aucun bénéfice commercial.

À ce niveau comme au précédent, les coopératives et les associations partagent d’être non-lucratives en ce qu’elles ne visent pas à produire un bénéfice et que leurs administrateurs ne sont pas rémunérés. C’est qu’en réalité, les coopératives sont fondamentalement des associations. On devrait d’ailleurs les appeler « associations coopératives ». Les associations, les coopératives et les mutuelles ont en commun d’être à la fois – et fonda-mentalement – des associations regroupant des membres (associés, socié-taires, coopérateurs, mutualistes, adhérents) élisant leurs administrateurs sur la base du vote démocratique et des entreprises organisées en vue de réaliser le projet de l’association, sur la base de l’équité économique.

On peut aller plus loin : les statuts de certaines coopératives, comme les coopératives agricoles, n’autorisent pas l’activité commerciale aussi librement que ceux d’une association sans but lucratif. La règle de l’exclu-sivisme impose que l’activité doit être réalisée avec les coopérateurs. On

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peut y déroger mais à condition de ne pas excéder 20 % du chiffre d’af-faires dans des activités réalisées avec des tiers non coopérateurs. Alors qu’en même temps, n’importe quelle association peut faire du commerce, tant qu’elle se soumet à l’impôt sur le bénéfice. De plus, chaque coopéra-tive agricole agit dans un périmètre d’action, la circonscription, qui déli-mite l’espace géographique de son sociétariat. La coopérative ne peut faire adhérer des membres hors de sa circonscription. Ces deux règles statutaires, exclusivisme et circonscription, limitent les possibilités d’ac-tion commerciale des coopératives bien plus que le statut associatif. Elles sont l’une des raisons qui ont amené des coopératives agricoles à créer des sociétés anonymes filiales. Et là, bien sûr, on crie à la banalisation ou à l’isomorphisme institutionnel 6. Qu’en est-il ?

Les quatorze viticulteurs (représentant une superficie totale de 150 ha) de la cave coopérative de Montlouis-sur-Loire (près de Tours) ont créé une filiale SA, détenue à 100 % par la coopérative afin de pouvoir vendre les produits de la coopérative. Le magasin est une ancienne cave creusée dans la falaise où l’on trouve, outre les vins de Montlouis, des produits d’autres coopératives en lien avec le vin et le repas.

La coopérative de marins pêcheurs La Basquaise (Saint-Jean-de-Luz, Pays Basque Nord) a installé, dans l’ancienne criée de Saint-Jean-de-Luz appartenant à la commune, un magasin d’alimentation (produits des coo-pératives maritimes et produits typiques du Pays Basque). Sans cette acti-vité commerciale regroupée au sein de la société anonyme détenue par la coopérative Le Comptoir de la mer, la Basquaise serait fermée depuis long-temps, selon le témoignage de son directeur. Ajoutons que grâce à son activité commerciale (elle vend également au public des produits appro-visionnant antérieurement uniquement les pêcheurs associés dans deux autres magasins à Ciboure et à Capbreton) La Basquaise emploie vingt-et-un salariés qui ont tous un rapport avec la mer ou la pêche. Ces emplois constituent un autre facteur permettant le maintien d’une vie locale autour de la pêche. Un tel fonctionnement traduit donc le soutien aux pêcheurs de la population et des touristes qui achètent dans ces magasins. Il s’agit ni plus ni moins que d’une forme d’achat responsable et solidaire.

Les coopératives agricoles ont aussi cherché à faciliter l’accès de leurs membres ou des plus jeunes générations à la terre en créant des sociétés foncières. Dans certains cas, une telle société est créée sous forme de SCI (Irouleguy, Pays Basque Nord) ou de coopérative (SCAEC, Luc-en-Diois, Drôme) mais aussi de SA détenue à 100 % (Montlouis). La raison de cet investissement est de permettre l’installation des jeunes qui n’ont pas le moyen d’acquérir le foncier et éventuellement de protéger des terres viti-coles d’un autre usage, en général en terrain à bâtir (à Montlouis ou à Bléré, près de Tours). Sans ces filiales, c’est l’avenir même de l’activité vigneronne et le devenir des terres qui sont menacés. À Bléré, afin de stopper la spéculation foncière sur les terrains viticoles, la coopérative a acheté et exploité elle-même ces terres. Elle est devenue le symbole de l’identité de cette cité périurbaine en la reliant à une histoire vinicole qui aurait pu disparaître.

6. Notion développée par Paul DiMaggio et Walter Powell, indiquant la convergence des comportements des organisations avec les institutions du même champ : P. J. DiMaggio, W. W. PoWell, « The Iron Cage Revisited. Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, 48(2), 1983, p. 147-160.

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Or l’ESS n’inclut pas les SA filiales de coopératives dans son périmètre parce qu’elles sont des sociétés de capitaux. Il est d’ailleurs piquant de noter que ceux qui sont d’accord pour ne pas intégrer dans l’ESS les filiales des coopératives parce qu’elles sont des SA sont aussi parfois ceux qui critiquent l’importance attribuée aux statuts quand il s’agit de défi-nir l’ESS.

En réalité, ce ne sont pas les statuts en tant que tels auxquels nous atta-chons de l’importance, mais au projet et à la gouvernance démocratique. La filiale SA d’une coopérative est exclusivement soumise au pouvoir démocratique des membres de la coopérative. Elle est un moyen supplé-mentaire que se donnent des coopérateurs pour réaliser leur projet, et les deux questions essentielles que pose cette création de SA sont : (1) Est-ce qu’elle est de nature à dénaturer le projet ? (2) Échappe-t-elle au pouvoir démocratique des membres ? Il existe bien sûr des groupes coopéra-tifs qui fonctionnent ainsi : par exemple, une coopérative mère crée une filiale SA détenue par quelques coopérateurs et le bénéfice de cette SA, au lieu d’être remonté à la mère, est partagé entre les coopérateurs action-naires de la SA. Dans ce cas, le projet est dénaturé et le fonctionnement démocratique faillit. Mais le plus fréquemment, c’est « simplement », ou plus fondamentalement, l’apathie des coopérateurs qui met l’organisa-tion d’ESS en péril. Et cette situation touche tout autant les associations que les mutuelles ou les coopératives. On oublie souvent à ce propos un fait évident que bien des acteurs et des spécialistes soulignent à l’image d’Henri Desroche : l’association ou la coopérative doit être animée. La participation des associés s’organise collectivement et elle est l’une des premières tâches du groupement de personnes, en particulier (mais pas uniquement) pour dynamiser les relations entre associés et administra-teurs et administrateurs et salariés dirigeants.

Inversement et contrairement à ce que la loi affirme, qu’une SA puisse entrer dans le périmètre coopératif dès lors qu’elle poursuit une finalité sociale et qu’elle n’a pas pour finalité de distribuer des dividendes pose un réel problème. N’importe quelle multinationale peut créer une filiale à finalité sociale qui ne distribue pas de dividendes, c’est même une option possible pour s’ouvrir à des marchés, surtout dans le social-business. Ce que font de nombreuses entreprises en développant l’entrapreneuriat social – et plus classiquement à travers leurs fondations ou le finance-ment d’associations – est un véritable faux-nez des multinationales dans des pays de conquête 7. Par leurs fondations, Microsoft, Bouygues ou Axa peuvent revendiquer d’être parmi les plus grands acteurs de l’économie sociale et solidaire tandis qu’une coopérative ayant créé une société fon-cière et un magasin coopératif, pour assurer un avenir viticole et vendre ses produits, voit ces créations exclues du périmètre de l’ESS.

En fait, la fixation du débat sur les statuts, lors de la présentation de la loi ESS 8, fait oublier que l’unité économique n’est pas l’entreprise mais le groupe et que la question essentielle est celle de la finalité et du mode d’exercice du pouvoir. Les groupes capitalistes ne raisonnent qu’en résul-tats consolidés au niveau des groupes et les stratégies qu’ils mènent, par

7. Sur les associations soutenues par les multinationales américaines au Kirghizstan, B. PetriC, On a mangé nos moutons. Le Kirghizstan, du berger au biznesman, Paris, Belin, 2013.

8. Adoptée le 21 juillet 2014.

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d’autres moyens, concernent bien l’obtention du pouvoir. Ce qui compte dans une société de capitaux ou dans un groupement de personnes, c’est bien la façon dont se constitue et s’exerce le pouvoir.

M. : Selon vous, le travail organisé par l’économie sociale et solidaire relève-t-il plutôt du secteur non-marchand parce qu’il est financé par l’impôt (notamment dans les associations), ou plutôt du secteur mar-chand, parce qu’il est financé aussi par la vente de marchandises ou de services (cas des coopératives ou des associations intervenant dans une branche concurrentielle comme les services à la personne) ?

J.-F. D. : Même si je ne pose pas la question de cette façon, l’ESS relève essentiellement, mais non exclusivement, du secteur marchand. Je crois qu’il y a deux aspects à considérer : le rapport marchand/non marchand et le rapport monétaire/non monétaire.

Considérons trois types d’associations : non monétaires, non mar-chandes, marchandes. On a évoqué les dernières précédemment : de fait elles sont de plus en plus nombreuses dès lors qu’elles répondent à des appels d’offres, entrent en concurrence avec le secteur capitaliste et sont placées face au risque de banalisation par le marché, au même titre que la majorité des coopératives.

Les associations non marchandes sont celles qui travaillent avec la col-lectivité publique… et font face au risque de banalisation par l’État, un isomorphisme coercitif et également parfois professionnel 9. Cette fois, ce sont les évaluations du prescripteur-financeur qui pèsent et elles pèsent parfois très lourd, lorsque le sociétariat et l’administration associative défaillent.

Les associations non monétaires constituent l’essentiel de l’ESS insti-tuante, peu considérées et pourtant incontournables dans la construction du lien social. De mon point de vue, l’association est fondamentalement et en premier lieu non monétaire et non marchande, lieu d’expression par excellence de la société civile, l’expression de sa liberté, de sa créati-vité sociale, animée par le bénévolat ou le militantisme au service d’une cause, d’un service, d’une population, d’un pays : l’action syndicale, mutuelle, sociale, sanitaire, sportive, culturelle, artistique, l’entraide, etc. C’est le cas de l’essentiel des associations, généralement non inclues dans l’ESS alors qu’elles ont une activité économique, y compris les associa-tions de fait. De même qu’on oublie fréquemment l’économie domestique au sein des foyers, on oublie l’économie réalisée par la majorité des asso-ciations, dites non gestionnaires. Elles sont, comme dit Henri Desroche, l’essentielle de la composante « instituante » de l’ESS.

L’autre point fondamental réside dans la critique de la distinction mar-chand/non marchand : ce qui importe en effet, ce n’est pas le marché mais les règles du marché. L’enjeu central est de définir les règles du mar-ché de telle façon qu’il soit d’intérêt général, solidaire, équitable, « juste », préservant la planète, etc. Il faut reconsidérer le sens du marché : le mar-ché existait en Chine antique et en Mésopotamie, alors que le capitalisme naît avec le mercantilisme ou capitalisme marchand au XVIe siècle. Et,

9. Selon Bernard Enjolras à partir de Paul DiMaggio et Walter Powell : P. J. DiMaggio, W. W. PoWell, « The Iron Cage Revisited. Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », op. cit.

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souligne Fernand Braudel, l’échange marchand est transparent et concur-rentiel alors que l’échange capitaliste est opaque et à tendance monopo-listique. En réalité le capitalisme détruit le marché entendu comme lieu d’échange négocié où l’on marchande. Le pur rapport de force incluant la destruction de l’interlocuteur existait dans l’échange marchand précapita-liste, mais il était réprouvé par le système politique et religieux. Avec le capitalisme il devient la règle : il commence avec le génocide des peuples américains à l’origine du commerce triangulaire, et il se poursuit depuis le XVIe siècle avec l’exploitation constante des ressources naturelles ou humaines, ce qui permet de comprendre le fil continu entre l’économie, le politique et la guerre, comme le souligne Carl von Clausewitz dans De la guerre.

On peut donc dire que l’ESS est fréquemment marchande, mais qu’une partie de l’ESS ne l’est pas, de même qu’elle est fréquemment monétaire, mais qu’une partie ne l’est pas non plus, et qu’elle est acapitaliste. Son projet n’est pas de sortir du marché, il est de fonder un échange acapita-liste et équitable. Au passage, tous ceux qui ont tenté de sortir du marché, (Lénine en tête avec le système du payok en 1919 10) y sont vite revenus.

En distinguant le marché et le capitalisme, nous nous donnons la pos-sibilité de concevoir une économie sociale et solidaire qui ambitionne de sortir du capitalisme. Inversement, il me semble que la confusion entre marché et capitalisme condamne à penser l’ESS uniquement en termes de réparation du capitalisme. Mais aussi : une organisation de l’ESS qui aliène son projet à celui de l’État sort de l’ESS, et une organisation de l’ESS qui a une finalité de rémunération de capitaux privés ou qui sort de la gouvernance démocratique sort de l’ESS. •

10. Voir, J.-F. DraPeri, La république coopérative, Bruxelles, Larcier, 2012.

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