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Le nouveau fruit défendu

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Jean-Yves Martraire

Le nouveau fruit défendu

Roman et recettes associées

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Jean-Yves Martraire signe ici un nouveau roman de gastronomie policière, après avoir écrit plusieurs histoires à suspense et comédies, dont certaines sont devenues des scénarios de films. Il a grandi au milieu des vergers et pommiers, et sa famille vient de Normandie, l’une des principales régions cidricoles. Il anime un blog sur le Goût qui a inspiré plusieurs recueils de recettes de cuisine.

© Publishroom, 2015. ISBN : 979-10-236-0022-3

En couverture : Photo © Shutterstock/Vitalevich www.publishroom.com

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Instructions préliminaires pour la « Feuille de Goût »

Vous pouvez également recevoir la Feuille de Goût sous forme de sachet en écrivant à [email protected]. Vous la déposerez sous votre langue pour mieux vous imprégner de la saveur de Scarlett dans les pages à venir.

En annexe, Recettes de cuisine avec Scarlett.

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PRÉAMBULE

Scarlett, je l’ai rencontrée par un matin d’automne chez un homme remarquable. J’ai tout de suite été attiré par sa couleur pourpre presque transparente qui laissait voir de fines nervures à fleur de peau. Et par sa chair goulefondante, vaguement pulpeuse. Mais qui donc est Scarlett ? Espèce hybride, elle est le résultat du croisement de trois fruits que personne n’avait jusqu’ici osé marier : la poire, le kiwi, et la goyave pleureuse.

Elle est venue au monde pour remplacer la Pomme qui avait disparu de nos vergers.

Immédiatement, j’ai voulu raconter son histoire à ma manière. Mais toute ressemblance avec des personnages réels ou des fruits existants s’imposait d’autant plus que j’avais réuni les preuves irréfutables de son existence dans nos vergers. Et pour être encore plus convaincant, j’ai fourni des pièces à conviction, comme ces quelques recettes de cuisine avec le nouveau fruit, concoctées par Charlotte lorsque je me suis retiré à la campagne. Vous les retrouverez en annexe à la fin de ce livre.

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CHAPITRE 1

Un jour, il y eut une catastrophe naturelle. La Pomme disparut de nos régions à cause de la maladie du pommier.

Tous les bons vivants de la table, les gourmands des familles, les végétariens du goût et autres boute-en-train de la chère étaient en deuil depuis qu’un immonde parasite, le Mylandrope Sexamus, s’était attaqué à l’Arbre en le rongeant de l’intérieur et en pourrissant son écorce. La mort progressive des pommiers dans nos contrées fut un véritable cataclysme naturel qui mobilisa le pays tout entier, et ses voisins. Le gouvernement, les associations de paysans, les maraîchers, les industriels de l’agroalimentaire, compotiers, cidriers et autres marchands de fruits, et surtout les consommateurs eux-mêmes s’étaient mobilisés dans un gigantesque mouvement de lutte contre le parasite Mylandrope Sexamus qui menaçait ce bien alimentaire qu’ils chérissaient par-dessus tout : la Pomme, « reine des fruits ».

Les enquêtes le prouvaient : à la question de savoir à quel aliment ils tenaient le plus, la Pomme venait en tête dans tous les panels de consommateurs, devant la baguette et le lait, loin devant le saucisson, le beurre et le gruyère. Parmi toutes les victuailles végétales de premier choix, la tomate n’arrivait qu’en neuvième position, la carotte en onzième place, et parmi les fruits, la fraise au quatorzième rang. La Pomme siégeait sur son piédestal,

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elle était indétrônable dans les opinions, des petits, des grands et des moyens, des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes, des maigres et des gros… Elle était bien la « reine des fruits. »

Malheureusement, il n’y avait pas grand-chose à faire contre le Parasite. Cet « enfoiré de Mylandrope Sexamus » tel que l’ap- pelaient les journalistes les plus enragés avait su résister à tous les vaccins, traitements ou assainissements que les savants du monde entier avaient mis au point depuis la fameuse « Conférence Mondiale de la Pomme » où les politiques et les hommes de science avaient fait cause commune pour déclarer la guerre au parasite, en débloquant des sommes d’argent faramineuses desti- nées à soutenir la recherche.

La cause était d’autant plus difficile que le Parasite s’attaquait à toutes les espèces de pommiers. Golden, Granny-Smith, Reinette, Cox, aucune d’entre elles n’avait résisté aux puissances du Mal. Les vergers de nos belles régions étaient maintenant peuplés de silhouettes fantomatiques, pauvres arbres malades et agonisants, recouverts d’une substance grisâtre, des champignons sécrétés par leur écorce pourrissante sous l’effet du parasite.

Mylandrope Sexamus était bien le fléau du Siècle.

Les arbres moururent un par un, et bientôt, le pays entier brûla des milliers de feux pour une gigantesque incinération de bois pommier.

Tout le monde espérait qu’un jour, la création terrestre

enfanterait un « nouveau fruit » pour remplacer la Pomme dans le cœur, le ventre et l’esprit des hommes.

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CHAPITRE 2

Peu de temps après vint Scarlett. C’était un événement d’une portée indescriptible, un cadeau offert par la science et la nature réconciliées pour sauver la mémoire digestive des omnivores. Scarlett était venue au monde pour remplacer la Pomme, ce qu’aucun autre fruit épargné par le parasite, ni l’abricot, ni la pêche, ni la cerise, ni d’autres n’étaient capables d’assumer tout seuls.

À cette époque, seul un petit groupe de spécialistes et de privilégiés était au courant de l’avènement de Scarlett.

J’ai tout de suite aimé Scarlett. C’était un fruit « extraordinaire » d’une couleur rosâtre, presque transparente, qui laissait voir des nervures bleu turquoise à fleur de peau, avec une tige en forme de calice. Elle paraissait fragile, et en même temps, elle avait la fermeté de certains fruits dont on dit qu’ils ne mûrissent jamais. On l’avait appelée « Scarlett » à cause de sa couleur teintée de rose, et mouchetée de violet. C’était un nom familier et attachant que l’on retenait facilement.

« Scarlett » était le croisement de trois fruits : la poire, le kiwi et la goyave pleureuse, un fruit inconnu dans nos contrées. Il eût été très difficile de faire des comparaisons avec d’autres fruits tant

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son aspect se démarquait de ce qu’on avait l’habitude de trouver sur nos marchés. Bien sûr, elle avait un air de ressemblance avec la pomme, mais on eût pu en dire autant de la pêche, ou du bru- gnon, des fruits à la dimension d’une poigne qui roulent dans la main. Scarlett était un peu plus pommelée, avec un relief vallonné, et un sillon plus profond. Sa peau aussi était plus rugueuse, ou granuleuse, recouverte d’un léger duvet, alors que les pommes ou les brugnons ont la peau lisse. Tout cela, c’était pour l’aspect extérieur. Question de goût, on verrait plus tard. Car personne n’avait jamais goûté à Scarlett. C’était un fruit « nouveau » au sens où les inventeurs emploient ce terme. L’idée originelle avait d’abord germé dans l’esprit d’un biologiste de génie : le professeur Maller, qui, grâce à une greffe dont le taux de succès était habituellement rarissime, avait réussi à « marier » les trois espèces, le kiwi, la poire et la goyave. Pour la science, comme pour le palais des hommes, c’était une chance inespérée.

Avant la mise au monde de Scarlett, Maller avait eu un par- cours chaotique. Apparemment peu doué pour les études, il s’était décidé tardivement pour une spécialisation en biologie végétale et une carrière dans l’enseignement. Une année sur deux, il officiait à l’université de Karlsruhe tout en vivant à Müllheim, une petite ville alsacienne près de Strasbourg. Il s’était fait connaître par de multiples travaux sur les arbres fruitiers tropicaux, et surtout par sa théorie sur la présence des pépins dans les fruits, selon laquelle plus le nombre et la grosseur des pépins augmentent, plus l’arbre porteur est résistant aux parasites. La futilité apparente de cette théorie avait pourtant eu des répercussions non négligeables sur l’arboriculture moderne, notamment pour les recherches sur les greffes de fruits.

Plus tard, Maller avait revendiqué la découverte du brugnon, et avait même intenté un procès à son inventeur dans les années soixante-dix, avant d’être débouté et même ridiculisé. Il en avait conçu une sorte de déception revancharde, et avait intensifié

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ses travaux de recherche, avant de mettre au point deux nouveaux fruits bâtards, dont j’ai oublié le nom ; des fruits semi-tropicaux très alléchants au premier abord, mais absolument incomestibles pour le commun des mortels, à cause de leur amertume.

Ce fut donc dans un contexte de traumatisme généralisé et d’esprit de revanche que Scarlett vint au monde. Pourtant, cette fois-ci, Maller avait bien préparé son coup ; il avait acheté les services d’une attachée de presse redoutablement efficace pour remuer la communauté incrédule des journalistes de la presse grand public et professionnelle. Cette fille s’appelait Alexandra F. Elle avait frappé à la porte de toutes les rédactions, pour finale- ment obtenir gain de cause, puisque deux très sérieux magazines à grand tirage avaient repris l’information. L’un d’eux avait même publié une photo de Scarlett, qui se dévoilait ainsi pour la première fois au grand public sous un jour très aguicheur.

Mais surtout, c’était un reportage sur l’une des chaînes de télé- vision nationale qui avait marqué le véritable point de départ de la carrière médiatique de Scarlett ; un reportage où elle se révélait décidément très photogénique.

Le commentateur avait annoncé la venue de Scarlett sans préciser qu’il s’agissait d’un fruit. Il avait simplement précisé qu’on allait découvrir « une personnalité » hors du commun, prête à déplacer les foules. On imaginait une nouvelle actrice de cinéma, ou la fille d’un prince, ou la nouvelle sœur Térésa, et l’audience progressa modérément. Mais quand le speaker expliqua que Scarlett était le fruit « miraculeux » qui allait remplacer la Pomme, l’audimat fit un bond en avant spectaculaire, d’autant plus que le présentateur avait pris la précaution de préciser que Scarlett était de nature pulpeuse. Qui n’avait pas accouru à ce moment-là sur la chaîne en zappant ?

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Et pourtant, il s’agissait bien d’un événement d’une impor- tance exceptionnelle pour l’arboriculture, et aussi pour l’alimentation moderne. C’était en ces termes que les amis de son inventeur la présentaient. Dans le reportage, Maller avait une barbe hirsute, et des yeux illuminés qui ne crédibilisaient pas son propos, mais il s’exprimait avec une telle fougue et une telle passion, que sa gestuelle exagérée prenait le spectateur aux tripes.

Toutefois, quand le commentateur lui demanda quel goût avait Scarlett, il parut décontenancé, avant de se reprendre.

– Légèrement acidulée, furent les deux seuls mots qu’ilprononça.

– Mais encore ? réitéra le commentateur.– Je peux simplement dire que les enfants raffoleront de

Scarlett quand ils l’auront goûtée. – Oui, mais enfin, quel goût a-t-elle ? Ressemble-elle à la

Pomme, ou un autre fruit ? Est-elle plus vivace sur le palais, ou dans l’estomac ? s’impatientait le journaliste.

La déception se lisait sur son visage au fur et à mesure que Maller s’emmêlait dans des explications douteuses sur Scarlett.

– Les mots n’auront qu’une faible emprise sur votreimagination, et ne décriront pas le millième de la saveur de mon fruit.

– Monsieur Maller, les téléspectateurs vous écoutent. Ne lesdécevez pas.

– Tous les qualificatifs sont fadasses. Juste une indication pourne pas vous frustrer totalement. Scarlett a une chair qui fond dans la bouche et qui laisse un goût exceptionnellement rémanent sur le palais, que l’on garde pendant de longues minutes, et que plu- sieurs gorgées d’eau amplifieront sensiblement.

– Quand pourrons-nous donc la goûter, Professeur ?– La première récolte n’a pas été très prolifique, parce que nous

en sommes encore à un stade expérimental, et que nous avons planté sur une échelle réduite. Seuls quelques rares privilégiés pourront se faire une idée.

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– Des noms, vite !– Ne soyez pas si impatient. Votre tour viendra.– Dommage que vous n’ayez pas encore pensé à moi pour

goûter, s’exclama le présentateur avec une emphase irritée. Nous aurions pu faire partager nos impressions avec nos chers téléspectateurs sur ce plateau.

Le journaliste se lamentait, car son émission s’embourbait dans une impasse, et il était clair qu’il se passerait de nombreux mois avant que le consommateur ne trouve Scarlett sur les marchés. Finalement, le professeur avoua qu’il ne disposait que de trois fruits, trois Scarlettes donc. C’était peu pour le faire goûter à la France entière, ou à la planète, comme il l’ambitionnait. Mais il assurait avec conviction que la prochaine récolte, prévue pour le mois suivant, serait abondante ; à raison d’une demi-douzaine de fruits par plant, ce qui représentait pour les douze plants contenus dans sa serre, environ soixante-dix à soixante-quinze Scarlettes. Et Maller de promettre que toute la rédaction de l’antenne pourrait bientôt se faire une idée sur le fruit mystérieux.

Deux mois plus tard, Maller revint à la charge auprès de la rédaction avec ses paniers bourrés de Scarlettes. Tous les journalistes trouvèrent au moins un fruit sur leur bureau, mais la belle Scarlett n’intéressait plus grand monde. L’effet de surprise était passé, et il y avait peu de chances que le téléspectateur se laisse « accrocher » de nouveau avec de telles ficelles. D’ailleurs, il y avait dans la presse d’autres sujets alimentaires qui accaparaient l’actualité, notamment cette histoire de construction d’une usine de graisse de canard artificielle en Pologne qui avait fait couler beaucoup d’encre en jetant un discrédit fâcheux sur le pâté de volaille, et par ricochet sur le foie gras du Sud-Ouest.

En fait, Maller avait loupé son effet d’annonce. Il en avait trop fait, ou pas assez. En ameutant prématurément les médias,

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il n’avait pas prévu qu’il fallait d’abord convaincre sur les qualités gustatives de son fruit, et non pas argumenter sur la couleur de Scarlett. Lorsqu’un journaliste n’a rien à se mettre sous la dent…, il cherche en général un autre lièvre. Maintenant, Maller prêchait dans le désert.

Il fallut une certaine Valérie Dumont La Rochelle pour relancer Scarlett sur le devant de la scène. Cette jeune femme de bonne famille participait chez un ami journaliste et sa femme à un dîner auquel un concours de circonstances m’avait permis de participer. Au moment de l’apéritif, juste avant de passer à table, elle aperçut dans une corbeille de fruits un spécimen étrange qui trônait au milieu de poires, de pêches et d’abricots. Elle fut immédiatement subjuguée par la couleur et la transparence du fruit, ainsi que ses nervures à fleur de peau.

– Quel est ce fruit ? demanda-t-elle avec un accent légèrementsophistiqué.

Valérie Dumont La Rochelle avait récupéré un nom à rallonge le jour où elle avait épousé Monsieur Dumont La Rochelle, et elle s’était retrouvée veuve deux ans après avoir consommé son mariage. La jeune femme avait hérité d’une belle fortune et vivait dans une oisiveté presque totale, ce qui lui permettait de consacrer sa vie aux plantes et à l’horticulture. Elle était grande et fluette, avec des cheveux jaunes. Mais surtout, elle attirait l’attention par ses paupières qui restaient en permanence en position mi-close et qui lui avaient valu le surnom de « marmotte ». En découvrant le nouveau fruit, sa curiosité naturelle ne fit qu’un tour.

– Comment cela ? Vous n’êtes pas capable de m’en dire lenom ?

– Si, si, répondit l’ami. Il paraît qu’elle s’appelle Rosette.

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– Mais non, Scarlett, corrigea sa femme.– Est-ce un fruit de la création terrestre, ou un vulgaire

factice ? demanda la « marmotte ». – Non, c’est un vrai fruit, un fruit totalement inconnu dans

nos régions. Pour Valérie Dumont La Rochelle, la tentation était trop forte,

et elle ne put s’empêcher de se jeter sur le fruit pour le croquer.

Lorsque ses dents s’enfoncèrent dans la chair onctueuse, ses papilles gustatives reçurent comme un fluide évanescent qui irradia toute sa bouche. Elle l’avala d’un seul coup, et garda sur son palais cette saveur rémanente dont Maller avait tant parlé à la télévision.

Sa figure très expressive décrivit alors toute une palette de sensations variées que déclenchait la chair de Scarlett, au fur et à mesure que la « marmotte » mâchait le fruit, le dispersait sous sa langue et le long des gencives, avant de l’avaler par rasades, puis de mordre à nouveau dans ce qui restait d’un trognon bien entamé. À vrai dire, Valérie Dumont La Rochelle était en train de découvrir les délices d’une chair gouleyante en même temps que des paradis hallucinogènes. Ce fruit délicieux provoquait une impression de fraîcheur et de désaltérance pour qui le gardait plusieurs secondes en bouche. Il semblait à la fois vif et mielleux, parfumé et sucré, pétillant en bouche et légèrement amer, autant de sensations contradictoires qui réussissaient à s’harmoniser dans un bouquet d’arômes totalement inédit.

– Exquis, vraiment exquis. Ce fruit est d’un goût somptueux,répétait sans relâche Mademoiselle Dumont. J’en prendrais bien un deuxième.

Un sentiment de malaise se peignit alors sur le visage de son ami journaliste.

– Je n’en ai pas d’autre, répondit-il d’une voix gênée.

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– Comment cela, vous n’en avez pas d’autre ?– C’est le dernier qui me reste.– Donnez-moi l’adresse de votre marchand de primeurs. J’irai

en acheter moi-même, ânonnait-elle en déformant chaque syllabe. Elle parlait avec la bouche pleine, comme si elle reculait le moment d’avaler pour garder la dernière bouchée de Scarlett le plus longtemps possible sur la langue.

Les yeux de la « marmotte » s’illuminèrent pendant qu’elle migrait lentement vers un état de volupté indescriptible. Ses muqueuses, son estomac et son esprit semblaient découvrir ensemble des univers insoupçonnés et inviolés ; elle se mordit les lèvres pour résister encore à cette errance de plaisir qui ne lui laissait plus de répit ; elle ferma les yeux et aperçut des cavaliers bleus qui s’éloignaient dans la steppe sans fin.

Alors, ses paupières se relevèrent et les globes de ses yeux se dilatèrent brusquement. Son regard se figea sur une pendule à l’autre bout de la pièce. Valérie Dumont La Rochelle tourna de l’œil dans la seconde qui suivit et son corps pantelant glissa de la chaise sur le tapis en se tordant sous l’effet de convulsions saccadées. Elle venait d’être victime d’une violente intoxication alimentaire dont les symptômes se traduisaient par un éblouisse- ment de la vue, des crampes d’estomac et des douleurs cervicales insupportables.

Par malchance pour Maller, l’ami journaliste qui était l’hôte de Valérie Dumont La Rochelle travaillait à la télévision. Il avait même reçu en mains propres le panier de fruits de Maller, et savait à qui s’adresser pour les « réclamations ». Il décrocha son combiné téléphonique pour appeler le professeur et lui demander une interview en l’invitant à commenter cette horrible intoxication.

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Le sang de Maller ne fit qu’un tour et il frôla la crise cardiaque. Puis, croyant à un canular, il raccrocha au nez du journaliste. Pris d’un affreux doute, il se rendit à la rédaction de l’antenne pour essayer d’en savoir plus. Dans les couloirs, on ne parlait que de Scarlett et de ses effets pervers sur les humains. Le fruit « magnifique » était sur toutes les bouches. En quelques heures, Scarlett était devenue un fruit maudit qu’il ne fallait manger sous aucun prétexte, sous peine de sombrer dans d’infernales affres d’estomac. Scarlett avait donc réussi une rentrée médiatique tonitruante, et prouvait qu’il allait falloir compter sur elle. Il semblait qu’elle n’avait plus aucune chance qu’on la compare jamais à la Pomme. Mais le fruit maléfique était désormais intimement lié à la destinée des hommes.

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CHAPITRE 3

Ce fut dans ce contexte de polémique outrancière que je fus contacté par Maller. Pour le professeur, c’était une question d’honneur que de prouver au monde que son Fruit ne représentait aucun risque d’avarie précoce ni d’intoxication. Au contraire, il en vantait plus que jamais les vertus alimentaires, la chair gouleyante, sa richesse en vitamines et en sels minéraux, sa tonicité, la sensation de bien-être qu’elle procurait, et bien d’autres qualités sur lesquelles le savant ne tarissait pas d’éloges, au point d’exaspérer son auditoire.

Pour montrer à tous que les « vapeurs » de Madame Dumont La Rochelle n’étaient qu’un enfantillage qui n’avait rien à voir avec la texture de Scarlett, il lui fallait un Goûteur de renom. Quelqu’un dont l’intégrité et les capacités gustatives ne pouvaient être mises en doute par personne, et qui donnerait toute la crédibilité à sa découverte en clouant le bec à ses détracteurs.

Un beau matin d’avril, le professeur Maller téléphona à mon domicile pour me dire qu’il voulait me rencontrer.

J’étais effectivement goûteur de profession. J’ai fait l’École du Goût de la Croix-Nivert qui est considérée comme l’une des meilleures écoles du genre et dont la réputation dépasse nos frontières.

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La « Croix Nivert » formait les grands aromaticiens, ceux que l’on retrouvait à des postes privilégiés dans les cabinets d’arômes, les Big Five comme on les appelle, au premier rang des- quels on trouve Givernan Roule où j’ai passé cinq ans en début de carrière avant de travailler comme consultant indépendant.

Je m’étais rapidement spécialisé sur la filière des arômes végétaux. Étant moi-même végétarien, mon palais n’avait pas encore été « perverti » par les protéines et les graisses animales, et quand je mâchais un légume, j’arrivais à déterminer la teneur en chlorophylle par un simple jet de salive que je propageais sous ma langue. Je dois dire que mon palais était d’une sensibilité extrême, ce qui pouvait être difficile à assumer dans certaines circonstances, en particulier lorsque les aliments manquaient de fraîcheur chez une maîtresse de maison grugée par son marchand de légumes.

Par contre, j’étais capable de maintenir un spectre large. Pour les légumes les plus fades comme les aliments les plus relevés en épices, mes papilles savaient jouer les gammes avec une parfaite maîtrise. Même certains piments mexicains gorgés d’alcaloïde de la famille des habaneros, qui dépassaient les 200 000 unités « scoville » sur l’échelle de chaleur ne parvenaient pas à emporter la mise dans leurs tentatives de désintégration de mon environnement buccal. Et même quelques pincées d’oseille ou de thym réussissaient à survivre face au piment, c’est-à-dire qu’ils conservaient leur personnalité sur ma langue malgré la tempête calorifique.

On croit souvent que le Goût est inné, mais cette idée est très certainement une niaiserie. Bien sûr, depuis une période de relative latence jusqu’à l’adolescence, certaines dispositions particulières se font jour. À la fin de l’enfance, on entre naturellement dans la phase d’élargissement des spectres d’évaluation des saveurs, et on acquiert alors des facultés d’appréciation plus nuancées des aliments.

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Mais grâce à un apprentissage spécifique, il est possible de décupler la sensibilité gustative.

Dès l’âge de dix ans, j’avais compris que le Goût pouvait changer la vie d’un homme. Je m’étais aperçu qu’il était possible d’exacerber certaines sensations dues aux aliments grâce à des procédés dont personne ne m’avait jamais parlé, et que j’avais découverts par hasard.

J’ai souvent raconté l’épisode des mûres de ma grand-mère. Dans son jardin de Sainte-Geneviève-des-Bois, la mère de mon père entretenait contre l’avis de son mari une haie touffue de ronces sauvages qui produisaient d’excellentes mûres. Le seul inconvénient venait d’une longueur trop courte de la haie, ce qui générait une cueillette peu prolifique sur un plan quantitatif. L’essentiel des mûres tenait dans une casserole de dimension moyenne dont nous devions nous partager le contenu entre mes cinq cousins et cousines à la fin des vacances d’été. Il en résultait une frustration intense, surtout pour moi qui raffolait des mûres à tel point que j’eus été capable de battre la campagne pendant des jours pour pouvoir jouir de quelques grappes de ces fruits paradisiaques.

Comme il y avait peu de forêts dans la région, et que le jardin potager de ma grand-mère disposait d’un faible rendement, j’avais envisagé une parade. À l’insu de tous, je grappillais quelques mûres chez le voisin, que je logeais sous ma langue, avec la ferme intention de les conserver plusieurs heures à la même place. Il m’arriva même de dormir une nuit entière avec une mûre sous la langue. Le matin, je l’avalai. Ma bouche couleur mauve me valait moult questions de mon entourage au petit-déjeuner. Mais l’important, c’était ce goût de mûre que je conservais toute la journée sur le palais, comme si le fruit avait imprégné ma salive pendant ces longues heures de repos. Je me souviens que même le fromage blanc nature que me servait ma grand-mère prenait ce goût onctueux

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de mûre que l’on trouve dans certaines confitures de campagne, avec une pointe d’acidité qui en relevait le parfum.

J’ai voulu raconter cette anecdote pour montrer à quel point le goût est une affaire qui se cultive, qui s’entretient et se peaufine. Des exercices quotidiens permettent de développer cette faculté très particulière de déceler dans chaque aliment toute une gamme de nuances gustatives infimes qui en font la personnalité et le cachet.

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CHAPITRE 4

Pour bien éclairer l’histoire de Scarlett et la mienne, je dois m’étendre sur certains faits marquants de ma vie qui expliquent un comportement singulier. J’espère que le lecteur ne me tiendra pas rigueur de cette digression.

À l’École de la Croix Nivert, nous avions un professeur de cuisine, Paul Millou, pour qui j’avais une immense admiration. Il avait été chef cuisinier au Bas-Bréau de Barbizon avant de monter son affaire, tout en continuant à enseigner. Le dernier jour, lors de la remise des prix, il m’attira vers lui et déclara :

– Alexandre, tu fais fausse route. Personne n’a jamais puexercer le métier d’aromaticien en étant végétarien. Il faut que tu changes de voie !

Ces mots venant de lui prenaient un relief spécifique, dans la mesure où nous éprouvions l’un pour l’autre une affection réciproque. J’étais absolument stupéfait de le voir user de son influence sur moi pour m’inciter à abandonner mes lubies de végétarien.

– Le végétarisme est un mauvais parti pris qui risque de ruinerta carrière par manque d’éclectisme, et qui plus est, va atrophier ta sensibilité gustative, poursuivit-il. Pour entretenir le Goût, il faut manger de tout. Mets-toi ça dans la tête !

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Il me fit sourire avec cet adage de grand-mère qu’il répétait sans arrêt comme pour se convaincre lui-même.

Mais il ne pouvait pas me faire changer d’avis. Si je ne mangeais pas de viandes, d’œufs, ou de laitages, ce n’était pas par conviction philosophique, ou par un parti pris diététique, mais tout simplement parce que ces lipides et ces protides animaux m’écœuraient immanquablement. Je ne refusais pas sciemment ces substances animales. C’était mon organisme qui déclenchait un phénomène de rejet indépendant de ma volonté.

À l’époque, j’étais déjà très sensible à ce que j’appelais ironiquement mon carburant. Ce n’était ni le vin, ni les mûres, ni les choux de Bruxelles dont je raffolais. C’était la « Sève » des arbres. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la sève végétale avait sur moi des effets démultiplicateurs. D’abord ce nectar légèrement sucré avait un spectre large puisque j’y trouvais à la fois des nuances de fruit tropical, de bois vert et de chou acidulé, dans des proportions très différentes suivant l’arbre de provenance, mais aussi en fonction de mon humeur du jour.

De plus, une absorption de sève avait sur moi une induction tonique qui me dopait pendant une partie de la journée. Sans jeu de mot, j’avais ce qu’on appelle la « pêche ». Je passais par des états successifs d’exaltation intense, de vigueur physique et de bonne humeur qui ravissaient d’autant plus mon entourage que j’étais d’un naturel plutôt cyclothymique et ombrageux.

Très difficile de se procurer de la sève ! C’est comme la dope ; il faut trouver le bon filon, et ensuite le circonvenir. Avez-vous déjà essayé de boire le jus d’un arbre, ou de sucer un brin d’herbe ? Je crois qu’il n’y a rien de ressemblant dans la nature qui soit en aussi grande quantité et aussi difficile à extraire.

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Pour ce qui me concernait, j’avais mis au point une machine pour fabriquer ce jus bienfaisant. D’abord, j’avais repéré les arbres particulièrement bien fournis, ceux dont l’écorce spongieuse gondolait aux premiers jours du printemps ; les noisetiers par exemple, et aussi les hêtres dans une moindre mesure. Comme pour un prélèvement de résine, j’ouvrais un coin, mais plus pro- fond d’un ou deux centimètres, et je piquais le tronc avec une sorte de seringue que j’avais confectionnée. Au bout de l’aiguille, j’avais soudé une capsule qui me permettait d’aspirer plus efficacement le « jus » de l’arbre. Pas évident d’expliquer sans un croquis. Mais ça marchait ! Au cœur des arbres, le vide attirait la sève et l’aspiration provoquait la condensation de la sève.

Ce procédé, même si je l’ai perfectionné à l’École de la Croix-Nivert, je l’avais déjà mis au point quand j’avais douze ans. C’était à cet âge que j’avais découvert l’existence de la sève. Avec mes copains, nous jouions dans la forêt qui jouxtait le village où habitait ma famille. Une forêt qui me paraissait immense, peuplée d’arbres trapus avec des diamètres de tronc incommensurables, des marronniers pour la plupart, mais aussi des chênes, des hêtres, et une espèce d’arbre dont j’ai oublié le nom et qui me faisait penser à ces mastodontes qu’on ne voit qu’en Amérique et qui se font appeler les « séquoias ». C’était ces derniers qui étaient devenus nos fournisseurs privilégiés de sève.

Les jeux de rôle moyenâgeux que nous menions nous transportaient dans l’univers des « donjons et des dragons », et si nous étions dotés de suffisamment de points de vie, nous pouvions nous frotter sans crainte à des créatures voraces et corrosives, orques, salamandres ou autres lutins qui assaillaient notre imagination et organisaient des guet-apens au fin fond de la forêt ténébreuse.

Pour survivre, nous avions besoin de boire un breuvage magique, sorte de potion miracle qui nous rendrait éternels. Obtenir ce nectar n’était réservé qu’à une élite rompue aux combats et douée d’une faculté de transcender l’adversité et

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de pourfendre les créatures hostiles. Ce breuvage, c’était la « sève ».

Je n’avais donc que douze ans lorsque je mis au point ce procédé industrieux pour extraire le liquide aux propriétés vivifiantes. Ma cible n’était rien moins que les « séquoias » géants qui habitaient ma forêt, car j’avais remarqué que ma seringue, une fois logée dans un nœud du tronc, était capable de drainer un demi-litre de sève en une seule aspiration. Bien sûr, l’effort était physiquement intense pour remplir la totalité de ma seringue, et je devais me faire même aider d’un de mes acolytes pour mieux jouer sur la détente.

Dans un cérémonial très solennel, nous remplissions ensuite notre verre comme un calice, et en respectant un silence religieux, nous trempions nos lèvres délicatement dans la « sève ». Elle n’était même pas sirupeuse ; elle avait les qualités d’un nectar, onctueuse et sucrée, à la fois légère et dense. Je la gardais sur mon palais pour en imprégner ma langue, et je gardais jalousement son goût dans ma bouche pendant des heures en évitant soigneusement d’avaler ma salive.

À la fin de notre rituel, chacun devait prononcer les mots qui scellaient notre secret.

– Je jure que tout cela restera entre nous et que nous nedonnerons pas au commun des mortels le chemin qui mène au pacte de la « sève », était la phrase que nous devions prononcer successivement l’un après l’autre en levant une main au ciel.

Nous étions tous persuadés que la « sève » était la source de l’éternité, et qu’elle pouvait nous procurer un avantage concurrentiel déterminant pour affronter les affres et les ornières de la vie, en surmontant le parcours impitoyable du guerrier. Oui, la « sève » nous permettrait d’être meilleurs.

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Quelques années passèrent, et à l’adolescence, nos jeux se firent

plus tendres et moins spirituels ; mes copains se dispersèrent avec leurs parents, ma famille déménagea dans la grande ville. Moi, je continuai à extraire la sève des arbres dès que les hasards des promenades ou des vacances me menaient dans un bois ou une forêt. J’avais dans ces cas-là presque toujours ma seringue dans mon sac, et il me fallait peu de temps pour ajuster mon dispositif et extraire le jus des arbres. L’écorce des « séquoias » était la plus prolifique de tous les arbres, mais cette espèce était si rare que je n’en ai jamais revu ensuite. Les marronniers, avec leur écorce spongieuse, étaient aussi de remarquables producteurs de sève, et tout particulièrement les vieux marronniers dont l’écorce s’attendrissait avec l’âge.

Je savais où trouver la sève, il me restait à parfaire le breuvage. Je m’y employais pendant les années qui suivirent. Alors, je découvris une autre invention géniale de l’homme : c’était l’alambic.

À ce stade du processus de fabrication, le jus des arbres est encore très concentré et je le diluais avec de l’eau sucrée. C’était un savant dosage qui me permettait de la distiller dans mon alambic. Avec une cucurbite d’où les vapeurs se dégageaient par le chapiteau, et remontaient par un col-de-cygne de ma fabrication jusqu’à un serpentin refroidi à l’eau du robinet, j’obtenais à deux degrés un breuvage parfait pour mon goût. Les deux premières gorgées me ravissaient d’aise, les deux suivantes me chauffaient le gosier en même temps qu’elles me rassasiaient. Il ne m’en fallait pas plus pour me sentir dans une forme olympique pendant des heures.

Beaucoup plus tard, j’eus l’idée de produire la sève des arbres à grande échelle pour la distribuer au public et la référencer aux côtés des jus de fruits haut de gamme dans les épiceries fines. Avec l’aide d’un de mes amis, un designer talentueux, j’avais même

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envisagé de l’embouteiller dans un contenant de verre très original en forme de flûte fermée par un bouchon de liège d’Indonésie. Le projet avait germé si vite que je n’en avais pas maîtrisé tous les aspects. Plein d’enthousiasme, j’en avais déjà parlé à un investisseur financier qui venait renifler sous mes fenêtres. Soudain, je réalisai que non seulement le projet allait m’échapper, mais que j’étais en train d’initialiser une catastrophe naturelle sans précédent qui pouvait dégénérer en génocide végétal.

Alors, je tuai l’idée dans l’œuf. Aujourd’hui encore, je remercie le ciel de m’avoir rendu ma

lucidité à brûle-pourpoint.

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CHAPITRE 5

C’est à l’École du Goût de la Croix- Nivert que j’ai connu Dorothée. Elle fut ma condisciple à partir de la deuxième année d’études. C’était une fille un peu gauche, avec un franc-parler à mourir de rire, d’un naturel candide et dotée de formes avantageuses. On avait tout de suite sympathisé, et nos relations se transformèrent vite en une intime camaraderie. Il faut avouer que mon attirance pour elle était autant due à sa spontanéité presque naïve qu’à sa poitrine plantureuse moulée par d’étroits pulls qui constituaient sa seule garde-robe.

Nous commençâmes à flirter dans une salle obscure de cinéma, et très vite, j’entrepris de lui caresser le cou, puis les seins. Sans tergiverser, elle me rendit mon étreinte et ses mains se révélèrent encore plus hardies que les miennes. Malheureusement, nous assistions à un film scatologique de Pasolini dont j’ai oublié le nom, mais qui nous avait tous les deux déconcentrés, tellement les images étaient scabreuses. Dorothée voulut sortir avant la fin de la séance, et dans la rue, nous nous retrouvâmes main dans la main, comme deux tourtereaux. Malgré une légère bruine, nous marchâmes pendant deux heures à travers les rues de la grande ville. Puis sans que je m’en rendisse compte, nous nous retrouvâmes chez elle.

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