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INITIO - nº3, automne 2013 - Réformes scolaires : perspectives internationales 86 La réforme scolaire au service du pouvoir politique : le cas des manuels scolaires roumains Catinca Adriana Stan Stagiaire postdoctorale en didactique de l’histoire Université de Montréal Résumé Le présent article s’inscrit dans le contexte d’une recherche doctorale portant sur la construction identitaire nationale telle que proposée dans les manuels scolaires de littérature de niveau primaire. Il présente le cas de l’État roumain qui a institué des réformes scolaires radicales, consécutives à des bouleversements politiques changeant l’organisation de la société roumaine. À travers une analyse historique et didactique, nous nous référons à trois moments clefs de l’histoire roumaine ayant entraîné de telles réformes scolaires : la période monarchique (1859-1945), la période communiste (1945- 1989) et la période post totalitaire (1990-2013). Nous présentons les trois principales réformes et les modifications qui s’en sont suivies dans les manuels de littérature du primaire, à travers une analyse des héros fondateurs et des valeurs morales qu’ils incarnent. Cette analyse révèle que les héros changent en fonction de l’idéologie du pouvoir en place, et ce, dans le but de former un élève idéal qui, selon les époques, va passer du « bon Roumain » au « bon Communiste » puis au « bon Européen ». Mots-clés Réforme éducative associée au changement de régime politique/Manuels scolaires/Héros fondateur/Système scolaire roumain Introduction Une réforme scolaire s’impose quand l’école, en tant qu’institution, souhaite se mettre à jour et répondre à de nouveaux besoins en ce qui concerne l’éducation (Rocher, 1975). De nouvelles stratégies d’enseignement tel que l’utilisation des technologies informatiques et de communications, des nouvelles découvertes scientifiques, de même que l’effort permanent d’effectuer le passage entre la culture première de l’élève et la culture scolaire (Dumont, 1994) tout cela mène à une réorganisation du contenu à enseigner. Cependant, d’autres facteurs peuvent entraîner, voire contribuer à imposer une réforme scolaire. C’est le cas notamment du pouvoir politique lorsque l’école est considérée comme une institution ayant pour mission de former des citoyens en inculquant des valeurs civiques aux élèves. Dans cette optique, certains régimes politiques veillent, par ISSN 1929-7734

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INITIO - nº3, automne 2013 - Réformes scolaires : perspectives internationales

86

La réforme scolaire au service du pouvoir politique : le cas des

manuels scolaires roumains

Catinca Adriana Stan

Stagiaire postdoctorale en didactique de l’histoire

Université de Montréal

Résumé

Le présent article s’inscrit dans le contexte d’une recherche doctorale portant sur la

construction identitaire nationale telle que proposée dans les manuels scolaires de

littérature de niveau primaire. Il présente le cas de l’État roumain qui a institué des

réformes scolaires radicales, consécutives à des bouleversements politiques changeant

l’organisation de la société roumaine. À travers une analyse historique et didactique,

nous nous référons à trois moments clefs de l’histoire roumaine ayant entraîné de telles

réformes scolaires : la période monarchique (1859-1945), la période communiste (1945-

1989) et la période post totalitaire (1990-2013). Nous présentons les trois principales

réformes et les modifications qui s’en sont suivies dans les manuels de littérature du

primaire, à travers une analyse des héros fondateurs et des valeurs morales qu’ils

incarnent. Cette analyse révèle que les héros changent en fonction de l’idéologie du

pouvoir en place, et ce, dans le but de former un élève idéal qui, selon les époques, va

passer du « bon Roumain » au « bon Communiste » puis au « bon Européen ».

Mots-clés

Réforme éducative associée au changement de régime politique/Manuels scolaires/Héros

fondateur/Système scolaire roumain

Introduction

Une réforme scolaire s’impose quand l’école, en tant qu’institution, souhaite se mettre à

jour et répondre à de nouveaux besoins en ce qui concerne l’éducation (Rocher, 1975).

De nouvelles stratégies d’enseignement tel que l’utilisation des technologies

informatiques et de communications, des nouvelles découvertes scientifiques, de même

que l’effort permanent d’effectuer le passage entre la culture première de l’élève et la

culture scolaire (Dumont, 1994) – tout cela mène à une réorganisation du contenu à

enseigner.

Cependant, d’autres facteurs peuvent entraîner, voire contribuer à imposer une réforme

scolaire. C’est le cas notamment du pouvoir politique lorsque l’école est considérée

comme une institution ayant pour mission de former des citoyens en inculquant des

valeurs civiques aux élèves. Dans cette optique, certains régimes politiques veillent, par

ISSN 1929-7734

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le biais de différentes instances ministérielles, à ce que l’école transmette le savoir en

accord avec l’idéologie du pouvoir en place (Hunter, 1988). Les disciplines susceptibles

de porter des messages idéologiques sont nombreuses : l’histoire, la géographie, la

littérature, la musique, etc. Ce qui les caractérise, c’est le pouvoir de construire une image

de la nation bien ancrée dans l’espace et dans le temps (Renan, 2007), de constituer un

« Nous » et un modèle de citoyen qui incarnent les valeurs d’une certaine société.

Le présent article, issu d’une recherche doctorale portant sur le modèle identitaire

national qu’offrent les manuels roumains de littérature pour l’enseignement primaire,

rend d’abord compte des trois réformes scolaires roumaines ayant été implantées à la

suite des changements de régime politique1. Pour chacune de ces réformes, une analyse

de l’évolution des héros que l’on retrouve dans les manuels scolaires est proposée. En

nous appuyant sur des exemples tirés des manuels spécifiques de chaque époque, nous

montrons que ces changements manifestes, même s’ils s’inscrivent dans le contexte plus

large de la réforme scolaire, sont réalisés dans le but de légitimer les différents pouvoirs

politiques en place.

Notre recherche a été guidée par la question suivante : de quelle façon les manuels de

littérature ont-ils répondu aux exigences étatiques visant la construction narrative de

l’identité nationale roumaine pendant trois périodes historiques distinctes : la période

monarchique, la période communiste et la période post totalitaire? Nous partons de l’idée

que le processus de construction culturelle et d’accréditation publique des héros

nationaux, à travers les manuels de littérature, est le reflet des bouleversements

idéologiques et politiques ayant façonné les représentations symboliques de l’État nation.

Cela signifie que les changements de régime politique sont présentés comme faisant

partie de l’évolution normale de l’État roumain, qui s’agrandit et se modernise à travers le

temps.

Pour la période concernée (1864-2009), nous avons analysé des manuels de littérature

roumaine pour l’enseignement primaire, afin d’assurer une continuité entre les trois

moments temporels retenus puisqu’en Roumanie, avant 1945, seules les études primaires

étaient obligatoires.

Le contenu des manuels de littérature analysés apparaît être influencé par les

bouleversements que l’État roumain a traversés dans une courte période de temps. Il est

probable que ce soit pour cette raison que des réformes scolaires importantes ont été

mises de l’avant et que les manuels scolaires ont été remplacés chaque fois qu’un

nouveau régime politique s’est imposé. Les manuels remplacés étaient non seulement

écartés, mais devenaient des manuels « interdits ». Au même moment, les nouveaux

manuels racontaient une version différente du passé.

1 La réforme de 1864 s’est produite après la constitution de l’État roumain (né en 1859 lors de l’union de

deux provinces roumaines); le système politique était alors de type monarchique. La réforme de 1948 a été

mise de l’avant par le Parti communiste, après la Deuxième Guerre mondiale, ce qui a eu comme

conséquence l’instauration du communisme en Roumanie. La réforme de 1998 s’est réalisée après la chute

du régime communiste (1989), dans le but de dépolitiser les manuels scolaires. Le régime dès lors mis en

place est de type démocratique.

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Recension d’écrits

Afin de rendre compte de l’évolution de la figure de héros national à travers les époques

et de son influence sur la construction identitaire nationale roumaine, nous présentons

d’abord les trois principales réformes du système scolaire roumain en nous appuyant sur

l’étude réalisée par Diac (2004a, 2004b, 2007), inspecteur scolaire. Pour la première

réforme et les manuels scolaires qui y sont associés, nous mobilisons également l’étude

de Murgescu (1999), qui consiste en une analyse du rôle de l’école roumaine au XIXe

siècle dans la cristallisation de l’identité roumaine.

Quant à la deuxième réforme, qui correspond à la période communiste, nous n’avons

trouvé aucune étude critique, mise à part celle de Diac (2004b). Nous avons donc

considéré le manuel de Serdean (1988), destiné aux futurs enseignants du primaire, qui

offre des conseils sur la façon d’enseigner les textes à caractère historique. Cela nous a

permis de faire ressortir les valeurs promues par le Parti communiste, à l’époque,

notamment l’esprit de justice et la lutte contre les ennemis du peuple roumain.

De même, en ce qui concerne la dernière réforme, nous avons retenu l’étude de Novak,

Jigau, Iosifescu et Badescu (1998), qui présente en détail la dépolitisation formelle de

l’enseignement et les étapes parcourues pour que le système scolaire roumain s’agence au

système européen. Les enjeux de cette réforme sont analysés aussi par Paun (2006) – dont

nous nous sommes également inspirés – qui présente les efforts consentis par l’État

roumain pour assurer l’indépendance du système éducatif vis-à-vis de la politique et de

l’idéologie qu’elle sous-tend.

Une synthèse de ces ouvrages, présentée dans la section qui suit, permet de contextualiser

le statut et le contenu des manuels scolaires analysés.

I. La réforme scolaire de 1866 : former le bon Roumain

L’état roumain est né en 1859, à la suite de la double élection du prince Alexandru Ioan

Cuza en Moldavie et en Valachie, qui représente deux des trois provinces roumaines2.

Consciente de la fragilité du jeune État qu’elle a créé, l’élite politique s’est appliquée à

développer un appareil d’État et un système éducatif capable de former des citoyens qui

respectent l’autorité établie, qui ont un sentiment d’appartenance et d’attachement à

l’État, et – chose la plus importante – qui sont prêts à le défendre3. Autrement dit, le jeune

État s’est proposé de former de bons Roumains, prêts à lutter pour la consolidation et

l’incorporation de tous les territoires habités par des Roumains (Transylvanie, Bucovine,

le Banat serbe et le sud du Dobroudja).

La « Loi sur l’instruction publique de 1864 », promulguée par Alexandru Ioan Cuza,

institue un système d’enseignement à trois niveaux. Dans les huit premiers articles, on

précise que l’enseignement peut être offert en régimes public et privé; l’enseignement

2 La troisième province, la Transylvanie, s’est unie au Royaume roumain seulement à la fin de la Première

Guerre mondiale, en 1918. 3 L’État n’a été reconnu à l’échelle internationale qu’après la guerre de 1877, entre la Russie Tsariste et

l’Empire ottoman.

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public est divisé en trois niveaux, à savoir : primaire, secondaire et supérieur.

L’enseignement primaire est dispensé dans les écoles primaires des communes rurales et

urbaines; l’enseignement secondaire dans les lycées, les gymnases, les séminaires, les

écoles de sciences exactes, les beaux-arts et les écoles professionnelles. Les filles peuvent

désormais fréquenter les écoles secondaires. On y mentionne aussi que l’enseignement

primaire élémentaire est obligatoire, général et gratuit (Diac, 2004a, p. 55).

La loi précise en outre les objectifs de l’enseignement primaire : savoir lire et écrire,

connaître les notions d’hygiène, la grammaire roumaine, la géographie, l’histoire

nationale, le droit administratif, les quatre opérations mathématiques, le système de

mesures et poids. On y stipule par ailleurs que l’instruction peut aussi être assurée en

famille et dans des institutions privées. Les enseignants avaient l’obligation d’utiliser

uniquement les manuels approuvés par le Conseil permanent de l’instruction, ce qui a

permis l’uniformisation de l’enseignement primaire.

Comme le montre Murgescu (2000), les livres de lecture ainsi que les manuels de

géographie et d’histoire ont contribué à la construction de l’identité nationale roumaine.

Au primaire, le manuel le plus important était celui de lecture (Murgescu, 1999). Mis à

part les textes et les exercices pour apprendre à lire et à écrire, on y trouve des leçons de

morale, de géographie et d’histoire ainsi que des notions de calcul. Les manuels destinés

aux écoles rurales comportent en outre des notions d’agriculture. Bien qu’Alexandru Ioan

Cuza ait signé en 1862 un décret remplaçant l’alphabet cyrillique4 par l’alphabet latin, les

manuels de l’époque enseignent encore les deux alphabets5. La « Loi de l’instruction

publique de 1864 » établissait par ailleurs un concours du meilleur manuel scolaire en

plus de garantir une pluralité de manuels.

II. La réforme de l’enseignement de 1948 : former le bon communiste

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’État roumain, qui jusqu’à cette date avait une

longue tradition monarchique, subit une période de 10 ans d’occupation soviétique et se

voit imposer le régime communiste. Le dernier roi, Michel Ier, est obligé d’abdiquer en

1947 et le pays est dès lors conduit par Gheorghe Gheorghiu Dej, Secrétaire du Parti

communiste.

La réforme éducative instaurée par le régime communiste commence en 1945 par

l’épuration des professeurs universitaires, accusés d’avoir une formation « bourgeoise ».

Nombre d’entre eux furent emprisonnés6. Cette action instrumentalisée par le Parti

communiste visait notamment les hommes politiques, les commerçants, les professeurs,

les étudiants et les prêtres, et avait comme but d’écarter les intellectuels roumains de la

vie publique. Une année plus tard, par le Décret 658/1946, l’enseignement universitaire

perd son autonomie :

4 L’alphabet cyrillique a été adopté par les chroniqueurs moldaves et valaques au Moyen Âge, dans le but

d’empêcher la diffusion de la religion catholique à travers des livres religieux. 5 Le choix de l’alphabet latin avait comme but la simplification de l’écriture, mais aussi un rapprochement

avec la latinité de l’Occident, présentée comme composante sine qua non du peuple roumain. 6 Voir sur le sujet des prisons communistes le livre de Virgil Ierunca (1981). Pitesti. Madrid, Espagne :

Limite.

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Par ce décret, des attributions importantes des sénats universitaires (la

rédaction des programmes d’enseignement, la nomination des cadres

didactiques, etc.) entrent dans la compétence de certaines commissions

nommées par le ministre [de l’éducation], sans aucune consultation des

forums universitaires (Diac, 2004b, p. 27).

Le 3 août 1948, la Grande Assemblée nationale adopte le Décret no. 175, qui concerne la

réforme de l’enseignement. L’article 1 précise : « L’enseignement est organisé

exclusivement par l’État, ayant des bases démocratiques et réalistes scientifiques.

L’enseignement public est laïc ». On remarque, dès le premier article, l’abolition des

écoles privées et des écoles confessionnelles, spécifiée dans un autre article : « Toutes les

écoles privées et confessionnelles deviennent des écoles d’État » (art. 35). Un autre

article annonce : « à partir de la IVe classe élémentaire, l’étude de la langue russe est

obligatoire ». Cet article entre en contradiction avec la tradition de l’enseignement

roumain, qui favorisait jusque-là l’apprentissage des langues latines, notamment le

français. D’autres articles prévoient l’élimination de la religion de l’horaire des élèves,

l’adoption du système de notation russe (de 1 à 5), la réduction de l’enseignement pré

universitaire à 10 ans, d’après le modèle soviétique. En échange, on favorise les écoles

pour les travailleurs, d’une part, et l’école pour les cadres du Parti communiste d’autre

part.

Dans les faits, la réforme de 1948 met en place le système d’enseignement soviétique. On

constate aussi la préoccupation pour l’endoctrinement des cadres didactiques (en 1951 on

crée à cet effet l’Institut de perfectionnement des cadres didactiques), des étudiants et des

élèves. Considérant la nouvelle tournure de l’enseignement, la rédaction des nouveaux

manuels s’imposait7.

Les premiers manuels furent des traductions de la langue russe, notamment pour les

mathématiques, la géographie et l’histoire. Toutefois, des manuels locaux, adaptés au

nouveau principe didactique, l’orientation politique idéologique de l’éducation, font leur

apparition. En 1947 Mihail Roller publie « l’Histoire des Roumains », dans lequel il

réécrit l’histoire nationale, en la rapprochant des Slaves (période médiévale), des Russes

(période moderne) et ensuite de l’Union Soviétique (période contemporaine). En 1949, il

publie aussi « L’Histoire de la Pédagogie », manuel étudié par les futurs enseignants et

professeurs (Diac, 2004b, p. 34-40).

Les disciplines littéraires ont été soumises à l’influence du réalisme socialiste : pour les

manuels de littérature roumaine, le proletcultisme8 était le critère de sélection des œuvres

littéraires, en contournant ainsi l’héritage culturel du passé (Negrici, 2006).

7 Pour mieux comprendre le contexte de la réforme de l’enseignement, il faut rendre compte de la censure

qui, à partir de 1947, a conduit à éliminer les livres considérés comme étant anticommunistes. En 1948 les

maisons d’édition et les typographies sont devenues propriétés de l’État communiste. Une liste des auteurs

interdits est alors publiée. Cette liste visait la littérature occidentale, les écrivains roumains les plus

importants, les cartes géographiques présentant les frontières de la Roumanie royale, de même que les

écrits présentant les symboles monarchiques, etc. 8 Terme qui vient de la langue russe et qui signifie « la culture du prolétariat ». Il suppose l’annulation de

l’ancienne culture et la production d’une nouvelle culture qui présente seulement les réalisations des

paysans et des ouvriers.

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III. La réforme éducative de 1998 : former le bon Européen

La chute du régime communiste de décembre 1989 a entraîné des changements radicaux

dans la société roumaine. En 1991, l’État adopte une nouvelle Constitution et réorganise

ses structures administratives.

Novak, Jigau, Iosifescu et Badescu (1998) appréhendent la réforme des premières années

de la transition post totalitaire en fonction de trois étapes : la déconstruction (1990), la

stabilisation (1991-1992) et la restructuration (1993-1995). Ainsi, on apprend que les

minorités nationales ont désormais la possibilité d’étudier dans leur langue maternelle et

on assiste à un enseignement intensif des langues étrangères, notamment le français et

l’anglais. La deuxième période de la réforme, nommée stabilisation, a eu comme but la

reconstruction de l’enseignement. D’une part, on confirme les décisions de mai 1990, et

on ajoute, par la Décision politique no. 461/1991, certaines méthodes pédagogiques

alternatives, notamment la pédagogie Waldorf9.

La troisième étape de la réforme, la reconstruction (1993-1995), a été influencée par deux

choix politiques faits au début de l’année 1993 : la décision d’accélérer la réforme

économique ainsi que la décision du rapprochement et de l’intégration dans les structures

de l’Union Européenne, fait qui imposait de nouveaux standards qualitatifs pour

l’enseignement.

Une nouvelle Loi de l’enseignement, no. 84/1995, est entrée en vigueur le 1er septembre

1995. L’article 2 précise : « En Roumanie, l’enseignement constitue une priorité

nationale ». L’article 11 interdit toute forme de propagande politique ou religieuse dans

les écoles, car « l’enseignement ne se subordonne pas aux buts et aux doctrines promus

par des parties ou par d’autres formations politiques » (Diac, 2007, p. 97).

La loi contient des précisions sur tous les niveaux de l’éducation : l’enseignement

primaire (4 ans), l’enseignement gymnasial (4 ans), l’enseignement pré universitaire (4

ans). En ce qui concerne l’enseignement supérieur, la Roumanie a signé le 19 juillet 1999

la Déclaration de Bologne, qui visait la structuration des études supérieures en trois

cycles : premier cycle (3 ans), maîtrise (2 ans), doctorat (3 ans). À partir de l’année

scolaire 2003/2004 le système est mis en place.

La Loi de l’éducation de 1995 prévoit aussi la réforme des programmes et des manuels

scolaires. Ainsi, entre 1990 et 1997 tous les programmes scolaires sont changés. Et, en

2000, 250 nouveaux manuels scolaires approuvés sont mis sur le marché.

Cadre conceptuel

Notre analyse des héros nationaux présents dans les manuels scolaires a été

principalement inspirée par les travaux des théoriciens constructivistes qui s’intéressent

au concept de « nation », notamment Renan (2007), Gellner (2007), Anderson (1991) et

9 Il s’agit d’une méthode pédagogique où l’intervention de l’enseignant est très limitée, l’élève étant mis à

travailler en l’équipe pour une longue période de temps, pour qu’il apprenne à se responsabiliser et à se

conscientiser quant à son rôle au sein de l’équipe.

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Thiesse (1999). Les concepts de « héros » et d’« identité nationale » ont également été

retenus nous permettant ainsi de catégoriser les figures historiques et d’esquisser les traits

identitaires nationaux présents dans le récit des manuels scolaires roumains. Ces trois

concepts clés qui ont guidé notre analyse sont ici définis.

1. La Nation

Pour Renan (2007), la nation est fondée principalement sur le désir de vivre ensemble et

de partager le même destin. Pour cet auteur, la trilogie « un territoire, une langue, un

peuple » est moins importante que le passé commun et la préfiguration d’un avenir

commun. Pour Gellner (2007), la nation naît quand les membres d’une communauté

reconnaissent les mêmes valeurs, droits et obligations, principes selon lesquels ils

régissent leurs vies. Thiesse (1999) affirme que la nation est née d’une « invention »,

qu’elle est construite à partir d’un grand ancêtre. Dans la même veine, Anderson (1991)

soutient que la nation est une « communauté imaginée », qui partage les mêmes valeurs

sociales. D’ailleurs, selon cet auteur, la culture de masse liée à l’imprimerie a contribué à

la cristallisation de l’identité nationale à l’époque de l’État-Nation (XIXe siècle), grâce à

ce pouvoir de représenter la nation, à travers des livres, etc. La nation, comprise comme

l’adhésion à des valeurs d’un peuple, devient Patrie. La patrie est l’image positive d’un

État, que celui-ci promeut, entre autres dans les manuels scolaires, pour inculquer le

sentiment de patriotisme chez les élèves.

2. Le héros

Le héros est une catégorie morale. Ainsi, il est porteur d’une ou plusieurs valeurs

humaines, qu’il met en évidence en posant un grand geste auprès de sa communauté. Il

existe plusieurs catégories de héros, en fonction de la période historique (héros antique,

médiéval, moderne, contemporain). Pour la période d’avant le XVIIIe siècle, Smethurst

(1996) identifie les héros mythologiques, les héros de l’antiquité classique et les héros

des Croisés. À partir du XVIIIe siècle, la plupart des chercheurs font le lien entre le héros

et la nation, en parlant du « héros national ». Albert (1998) affirme que la nation est un

espace de reconnaissance pour le héros et la bénéficiaire de son action. L’auteur précise

que le héros n’existe que, a posteriori, en fonction d’une lecture identitaire de l’histoire.

Une place à part parmi ces héros nationaux est occupée par le « héros fondateur ». Par

son geste primordial, il légitime l’existence de la communauté. Thiesse (1999) affirme

que « la nation naît d’un postulat et d’une invention » (p. 15). L’auteure définit la nation

comme une création humaine qui s’effectue selon trois aspects : l’identification des

ancêtres, la recension du folklore et la concrétisation de la culture de masse. En ce qui

concerne les ancêtres, Thiesse expose la thèse de la double population, en affirmant que

l’ancêtre est un choix à faire, comme dans le cas de la France qui a désigné les Gaulois ou

celui de la Roumanie qui a choisi les Daces. Après ce premier choix, le passé est

reconstruit afin de mettre en valeur l’héritage du grand ancêtre et de faire ainsi le lien

avec la société moderne. Concernant le cas roumain, Thiesse (1999) affirme que le

folklore est mis en avant par de grandes collectes de contes et de chansons, par l’étude de

l’art populaire, notamment la poterie qui a gardé les motifs des Daces d’autrefois.

Pour l’époque moderne, le héros fondateur est remplacé par le grand homme, car le héros

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est perçu comme antidémocratique. Un grand homme peut être un écrivain, un artiste, un

sportif ou un homme politique. Le transfert entre le héros et le grand homme est assuré

par le fait que le grand homme se met au service du peuple, surtout dans le cas du haut

fonctionnaire (homme d’État). La différence majeure avec le héros est que l’homme

d’État peut perdre sa grandeur, devenir un anti-héros, alors que le héros garde toujours le

geste unique qui lui a permis de rentrer dans le « temps de la nation » (Centlivres, Fabre

et Zonabend, 1998).

3. L’identité nationale

En analysant les premiers manuels scolaires de littérature roumaine, Murgescu (1999) a

montré que les héros historiques, issus des deux provinces qui ont constitué l’État

roumain, ont le rôle de construire la nation roumaine, en faisant le passage du héros

régional (moldave ou valaque), vers le héros national. La valeur fondamentale de ces

héros et le patriotisme, notamment l’effort soutenu pour préserver le territoire des deux

provinces et pour le réunir dans un seul état, en utilisant comme exemple le prince Michel

le Brave, qui avait uni les provinces roumaines en 1600.

En effectuant une comparaison entre les manuels d’histoire roumaine de la période

communiste et de la période post totalitaire, Calindere (2010) montre l’évolution de

plusieurs composantes de l’identité roumaine : le passage de la notion de pays vers la

notion de Roumanie, de l’attachement du territoire physique vers l’idée d’État, de l’idée

d’indépendance vers l’idée de liberté, de l’unité collective vers l’autonomie individuelle,

de l’idée de peuple vers celle de Roumains et de la notion de masse vers celle de nation.

Nous allons retrouver ces mutations des valeurs dans l’analyse des héros fondateurs

présents dans les manuels.

Méthodologie

Notre corpus est composé de 22 manuels scolaires de l’enseignement primaire10. Nous

avons comparé les héros nationaux présents dans quatre manuels relatifs à la première

réforme scolaire, avec les héros des manuels issus de la deuxième et de la troisième

réforme. Cette comparaison a été effectuée avec l’aide d’une grille permettant de

catégoriser les héros en fonction de l’époque (héros fondateurs, héros médiévaux, héros

contemporains), de leur qualité hors du commun (héros patriotes, travailleurs, artistes,

etc.), de leur genre et de leur âge (hommes, femmes, enfants, adultes, etc.), de leur origine

(Roumains, Allemands, Gitans, Soviétiques, Italiens, Turcs, etc.), de leur statut (élèves,

princes, ouvriers, intellectuels, etc.), de leur existence ou non dans la vie réelle

(politiciens, écrivains, etc.) et de leur fréquence dans les manuels, etc.

Pour appuyer l’idée de la politisation des réformes scolaires, nous avons sélectionné un

seul type de héros, celui de héros fondateur, dans un contexte historique précis; la

formation du peuple roumain. Nous présentons d’emblée celui qui était considéré comme

le héros fondateur lors de la première réforme, tout en le comparant avec les héros

10 Notre étude comporte certaines limites dues au choix des manuels, car nous ignorons s’il existe des

manuels qui apportent un discours différent sur le passé roumain.

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ultérieurs. Notre analyse révèle trois héros différents pour la même catégorie de « héros

fondateur », ce qui signifie trois versions d’un même événement du passé roumain. Nous

en proposons une interprétation en lien avec le régime politique ayant institué chaque

réforme scolaire et l’idéal de « bon Roumain », de « bon Communiste » ou de « bon

Européen » qui en découlent.

Sources

Comme la période qui nous intéresse s’étend sur plus de 150 ans, il a été difficile de

trouver des manuels anciens. Toutefois, notre statut d’enseignante de littérature roumaine

nous a permis d’accéder à la Bibliothèque Pédagogique Ioan C. Petrescu, de Bucarest.

Afin de s’assurer d’une certaine homogénéité quant aux choix des manuels, mais aussi en

ayant en vue qu’à partir de 1866 l’enseignement primaire est devenu obligatoire, notre

choix s’est porté sur des manuels pour l’enseignement primaire (d’une durée de 4 ans)11.

Notre formation en littérature, de même que le fait qu’il existe déjà une étude très

complète sur les manuels d’histoires (Marin, 2013) nous ont incitée à faire le choix

d’examiner des manuels de littérature, lesquels ont rarement fait l’objet d’une analyse12.

Pour la période monarchiste, nous avons sélectionné quatre manuels, dont le plus ancien a

été produit en 1892. Les autres manuels datent de 1906, 1926 et 1940. Le nom des

auteurs apparaît sur chacun des manuels qui ont tous été approuvés par le Ministère de

l’instruction et contiennent des extraits d’œuvres historiques et de poèmes.

Pour la période communiste, nous avons retenu quatre manuels édités à la suite de la

réforme scolaire (1949, 1952, 1953, 1954), qui ont en commun de présenter, en première

page, le portait de Staline. Leurs auteurs sont inconnus; on y retrouve seulement la

titulature du Ministère d’enseignement. À titre d’exemple, le manuel de 1949 a comme

titre Langue roumaine et histoire de la Roumanie, annonçant ainsi explicitement l’étude

de l’histoire roumaine, à travers des personnages historiques. Dans l’ensemble, ces

manuels contiennent des textes et des poèmes où l’on fait l’éloge du Parti communiste et

de l’Union Soviétique. Ce sont les seuls manuels dont certaines des leçons sont dédiées

aux leaders politiques des années 1950.

Puisque la période communiste n’est pas homogène, nous avons analysé deux autres

manuels, de 1976 et 1978 dans lesquels on retrouve le portait du leader communiste

Nicolae Ceausescu. Ces manuels ne présentent plus de politiciens, mais les poèmes sur le

Parti communiste abondent. Tous les manuels communistes sont « uniques »; il n’existe

qu’un seul manuel pour un même niveau d’enseignement.

Pour la période post totalitaire, nous avons analysé 12 manuels, qui couvrent les années

1996-2009. Ce sont des manuels dits « alternatifs », dans la mesure où plusieurs maisons

11 Jusqu’à la deuxième réforme (1948), la plupart des gens suivaient seulement l’enseignement primaire.

Même l’ancien président communiste, Nicolae Ceausescu (1974-1989), avait une scolarité de seulement 4

ans. 12 Au moment de notre analyse, avaient été faites l’étude de Murgescu (1999) sur les premiers manuels et

celle de Negrici (2006) sur la littérature roumaine pendant le communisme. Aucune recherche n’avait été

menée sur les manuels post totalitaires, ni sur l’ensemble des trois périodes.

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INITIO - nº3, automne 2013 - Réformes scolaires : perspectives internationales

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d’édition proposent des manuels pour un même niveau d’enseignement. Contrairement

aux manuels de la période précédente, on n’y retrouve pas – en page couverture ou à

l’intérieur – le portait d’un leader politique. En revanche, tous ces manuels ont un

chapitre dédié à l’histoire nationale. Ils contiennent aussi des textes issus de la littérature

européenne.

Discussion autour des héros nationaux présents dans les manuels

Nous présentons dans les trois sections suivantes un portrait des héros nationaux

spécifiques de chacune des périodes retenues. Ce portrait général est suivi d’une analyse

détaillée des catégories de héros fondateurs, laquelle permet de montrer comment ces

héros changent d’une période à l’autre.

1. Les héros nationaux durant la période monarchique

Dans les quatre manuels analysés pour cette période, on découvre un panthéon des héros

fondateurs, tirés de l’antiquité latine. Leurs principales qualités sont le patriotisme et le

courage lors des luttes qu’ils ont eu à mener (Murgescu, 1999). Ils ont pour rôle de

légitimer l’union des provinces roumaines et la création de l’État roumain (Marin, 2013).

Ces manuels présentent une longue histoire pré étatique, caractérisée par des batailles,

des crimes et des souffrances. Cette histoire commence par la conquête romaine, en

faisant des Romains le seul ancêtre du peuple roumain. L’histoire pré étatique se poursuit

avec des événements qui se sont déroulés au Moyen Âge, en mettant de l’avant autant des

héros moldaves que des héros valaques, qui ont lutté pour l’autonomie de ces deux

principautés : Étienne le Grand, Mircea le Vieux, Vlad l’Empaleur et Michel le Brave.

Selon Murgescu (1999), l’intention des auteurs des manuels était de faire le passage entre

la notion de Moldave ou de Valaque13, vers celle de Roumain qui englobe désormais le

peuple des deux provinces. Autrement dit, les héros régionaux moldaves ou valaques

s’imposent comme héros nationaux.

2. Les héros nationaux durant l’époque communiste

Les six manuels analysés pour cette période présentent des modifications majeures en ce

qui concerne le panthéon des héros nationaux. Dans les années 1950, on propose aux

élèves, comme valeur primordiale, le travail14. Les héros de l’histoire pré étatique

disparaissent pour faire place aux nouveaux héros qui réalisent des performances

remarquables dans le domaine du travail. Cette catégorie de héros est spécifique

seulement aux manuels de la période communiste.

Dans ces manuels, le leader politique est une forme explicite de propagande communiste.

Dans les manuels des années 1950, les personnages de Lénine, Staline, Gheorghe

Gheorghiu Dej, Ana Pauker et Vasile Luca sont présentés en tant que constructeurs d’une

nouvelle société, la société communiste. Leurs paroles n’appartiennent pas à la fiction

13 Habitants de la province de la Moldavie (les Moldaves) ou de la Valachie (les Valaques), majoritairement

roumanophones, qui ont reçu le statut de Roumains lors de l’union des deux provinces. 14 Le travail était une composante importante de l’idéologie communiste, ce qui explique le souhait de

former un citoyen travailleur. De plus, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le pays était à reconstruire.

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INITIO - nº3, automne 2013 - Réformes scolaires : perspectives internationales

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littéraire, mais sont plutôt extraites de la vie réelle. Les manuels gardent les héros de

l’histoire médiévale, mais en ce qui concerne le héros fondateur ils proposent les Slaves

(au lieu des Romains), dans le but de rapprocher le passé roumain du passé soviétique,

justifiant ainsi le régime communiste.

3. Les héros nationaux durant la période post totalitaire

Les 12 manuels analysés pour cette période contiennent un panthéon de héros nationaux

composé par des héros historiques et des héros qui appartiennent à la sphère culturelle.

Les héros historiques sont les mêmes que ceux des manuels précédents. Seul le héros

fondateur change : il ne s’agit plus de Romains, comme dans les premiers manuels, ni des

Slaves, comme dans les manuels communistes, mais bien de Daces, population indigène,

qui, selon le discours des manuels, ont légué aux Roumains l’habit traditionnel et le

territoire actuel du pays. Ce choix identitaire montre le désir de l’État roumain de

s’intégrer dans l’Union européenne en préservant sa spécificité (Stan, 2011).

La nouveauté de ces manuels repose sur le fait que les héros typiquement communistes

(travailleurs ou hommes politiques) sont remplacés par des personnalités culturelles :

Nicolae Grigorescu, Stefan Luchian, George Enescu, Mihai Eminescu, Ciprian

Porumbescu, Nicolae Balcescu, Traian Vuia, Emil Racovita et Constantin Brancusi. Ces

personnalités ont connu ou conquis l’Europe en tant qu’hommes de culture. Si elles sont

revenues au pays, c’est qu’elles ont été de grandes patriotes. Si, au contraire, elles sont

restées dans leurs pays d’accueil, c’est qu’en Europe elles étaient chez elles (Centlivres,

Fabre et Zonabend, 1998). Le but de ces personnages est de rendre l’élève roumain plus

tolérant et ouvert envers l’Europe, au moment où la Roumanie se prépare à entrer dans

l’Union européenne.

Le slogan de l’Union européenne « Unis dans la diversité » est un message qui se

retrouve dans le contenu et dans l’organisation des manuels scolaires de littérature de la

période contemporaine. Des valeurs humaines qui composent l’identité européenne sont

présentées dans des leçons pour les jeunes élèves, valorisant la culture et le patrimoine, la

tolérance, la préoccupation pour l’environnement, la religion.

Nous présentons dans ces trois tableaux une synthèse des différents héros nationaux :

Première réforme scolaire

Régime monarchique : 1859-1945

Catégorie Contexte Collectif Qualités Individuel Qualités

Fondateur Conquête

romaine

Romains Civilisateurs

Langue latine

Décébale Esprit de sacrifice

Liberté

Territoire

Médiéval Lutte anti

ottomane

Paysans

Valaques

Moldaves

Patriotisme

Mircea le Vieux

Vlad l’Empaleur

Etienne le Grand

Michel le Brave

Indépendance

Justice

Religion

Union des provinces

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Moderne Lutte anti

ottomane

Formation

de l’État

Roumains Patriotisme Alexandru Ioan Cuza

Roi Ferdinand

Reine Maria

Naissance de l’État

Indépendance de l’État

Générosité

But : Légitimer le nouvel État roumain

Former le « bon Roumain »

Deuxième réforme scolaire

Régime communiste : 1945-1989

Catégorie Contexte Collectif Qualités Individuel Qualités

Fondateur Conquête

romaine

Romains

Daces

Slaves

Langue latine

Territoire

Civilisateurs

Décébale

Tulius

Esprit de sacrifice

Territoire

compassion

Médiéval Lutte anti

ottomane

Valaques

Moldaves

Transylvains

Patriotisme

Mircea le Vieux

Vlad l’Empaleur

Etienne le Grand

Michel le Brave

Indépendance

Justice

Lutte contre les

Turcs

Union des

provinces

Moderne Deuxième

guerre

mondiale

Enfants

Soldats russes

Soldats

roumains

Patriotisme

Vainqueurs

Patriotisme

Sérioja

Maria

Esprit de sacrifice

Contemporains Communisme

Parti

communiste

Travailleurs

Travail physique

Mère Maria

Lénine

Staline

G.Dej

Ana Pauker

Vasile Luca

N. Ceausescu

Stakhanovisme

Dirigeant URSS

Dirigeant URSS

Leaders

communistes

roumains

But : Légitimer le régime communiste

Former le « bon Communiste »

Troisième réforme scolaire

Régime démocratique : 1990-2013

Catégorie Contexte Collectif Qualités Individuel Qualités

Fondateur Conquête

romaine

Daces

Romains

Territoire

Traditions

Civilisateurs

Langue latine

Décébale

Trajan

Esprit de sacrifice

Liberté

Territoire

Médiéval Lutte anti

ottomane

Valaques

Moldaves

Transylvains

Patriotisme

Mircea le Vieux

Vlad l’Empaleur

Etienne le Grand

Michel le Brave

Indépendance

Justice

Religion

Union des provinces

Moderne Première

Guerre

mondiale

Roumains Patriotisme Ion Roata Combattant

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INITIO - nº3, automne 2013 - Réformes scolaires : perspectives internationales

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Contemporain Culture

roumaine

N. Grigorescu

S. Luchian

G. Enescu

M. Eminescu

C. Porumbescu

N. Balcescu

T. Vuia

E. Racovita

C. Brancusi

Peintre

Peintre

Compositeur

Poète

Compositeur

Historien

Aviateur

Biologiste

Sculpteur

But : Légitimer l’adhésion à l’Union européenne

Former le « bon Européen »

Cette grille comparative peut être vue comme un point de départ pour des analyses plus

approfondies, dans le but de saisir les éléments qui composent le processus de

construction identitaire nationale auquel participent certains des manuels scolaires

roumains, dans une perspective temporelle. Afin de renforcer l’identité européenne du

peuple roumain, cette grille permet d’identifier la spécificité roumaine et les héros

susceptibles de véhiculer des valeurs européennes. C’est le cas notamment des quatre

héros médiévaux, qui sont présents de manière constante dans les manuels, malgré les

réformes scolaires et les transformations de la société roumaine.

Discussion autour du héros fondateur

Dans le but de montrer que chacune des trois réformes est politisée et reflète l’idéologie

du pouvoir politique en place, nous avons choisi de mettre en relief le discours que l’on

trouve dans les manuels scolaires en ce qui concerne les ancêtres du peuple roumain. Ceci

permet de saisir le changement opéré d’une réforme à l’autre en lien avec la construction

identitaire nationale proposée dans les manuels. Ainsi, il apparaît que le héros fondateur –

qui, selon Thiesse (1999), sert de pierre angulaire pour construire l’identité nationale –

n’est jamais le même d’une période à l’autre.

1. Le héros fondateur du peuple roumain durant la période monarchique

Selon le discours des manuels scolaires, le peuple roumain s’est formé à la suite de la

conquête romaine en l’an 105, lorsque les Daces ont été vaincus par les armées de

l’empereur Trajan. Leur territoire, la Dacie, fut annexé à l’empire et la population fut

exterminée, faisant des Romains les seuls ancêtres du peuple roumain. En fait, l’histoire

roumaine officielle commence avec cette conquête, qui trouve alors une grande place

dans les pages des manuels scolaires. À titre d’exemple, citons un manuel de 189215 :

Trajan avance en Dacie, en peuplant des colonies romaines les lieux qu’il

occupe, et en bâtissant la voie qui s’appelle Via Traiana [...]. Au

printemps de l’année 105, Trajan et Décébale ont repris la guerre. Trajan,

toujours victorieux, avança exterminant les Daces et peuplant par des

colons romains. Les Daces, écrasés, ne pouvaient plus tenir les lignes face

aux Romains. [...] Décébale se tua pour ne pas tomber prisonnier, et en 105

15 Les citations en retrait du texte (p. 16-20) sont une traduction libre de l’auteure.

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les Romains maîtrisèrent toutes16 la Dacie (Basilescu, 1892, p. 96-97).

L’historiographie roumaine est univoque en ce qui concerne les premiers manuels

scolaires et la première version étatique du passé roumain : ils ont jeté les bases de ce que

Boia (2011) appelle le mythe de l’origine noble du peuple roumain. En effet, pour

légitimer l’État nouvellement constitué au sein de l’Europe, les auteurs des manuels ont

écarté sciemment la tribu dace qui vivait sur le territoire roumain, pour ne parler que des

Romains :

La fertilité et les richesses naturelles de Dacie, l’habitude de Rome à

coloniser et sa politique de déporter les habitants des provinces occupées

ainsi que le désir de Trajan de voir se développer la province qui portait

son nom [...] on fait en sorte qu’en Dacie ont été établies des colonies

romaines, encore plus nombreuses que toute autre province romaine. [...]

Trajan accorde le droit de citoyen romain en Dacie et permet aux membres

de ses légions de se marier. Finalement, la Dacie n’est plus captive, elle

n’est plus l’esclave de Rome, mais auguste comme Rome, elle est la fille

de Rome (Basilescu, 1892, p. 97).

Dans un manuel ultérieur, de 1906, on retrouve un éloge fait à la population locale et

surtout à leur dirigeant, Décébale, qui a préféré se suicider que de devenir prisonnier, ce

qui renforce le mérite des Romains :

Dans le milieu d’un silence dans lequel le monde est plongé après la mort

de Néron, soudain s’opposent à l’Empire romain un nouvel homme et un

peuple nouveau que les anciens habitants de Rome appellent barbare. Mais

le chef barbare s’appelle Décébale; il a un cœur qui pourra envahir le

monde entier, il se base sur l’arc de la liberté. Les peuples regardent avec

étonnement le barbare qui humilie Rome, en la forçant à lui payer un

tribut. L’empereur Domitien épuise ses richesses pour acheter la paix de

Décébale, mais Décébale secoue fort le colosse romain, sans pouvoir le

renverser. Il combat sans cesse l’influence romaine, la domination romaine

et, finalement, il tombe glorieusement sous le bras de l’empereur Trajan.

Sa mort est la dernière offrande qu’il apporte à son peuple; il se tue sous

les ruines de sa patrie! (Adamescu et Dragomirescu, 1926, p. 36)

Cependant, dans aucun des quatre manuels consultés pour cette période nous n’avons

trouvé de mention à l’égard d’une réhabilitation des Daces, alors que, comme nous le

verrons plus loin, non seulement ceux-ci ne sont pas disparus, mais ils ont vécu en

esclavage. Même si on affirme dans les manuels scolaires que la Dacie correspond au

territoire actuel de la Roumanie, l’accent est mis sur la composante latine de l’identité

roumaine.

2. Le héros fondateur du peuple roumain durant l’époque communiste

Si les premiers manuels gardent le silence sur l’esclavage des Daces, les auteurs des

16 En fait, seulement une partie de la Dacie a été conquise par les Romains.

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manuels de la période communiste mettent l’accent sur l’ampleur de ce phénomène qui a

duré 200 ans. Les Romains sont alors présentés comme des agresseurs. Par exemple, dans

le manuel de 1949 il y a une leçon, « Cantecul sclavului » (La chanson de l’esclave), où

on affirme que même avant la conquête, de nombreux Daces étaient esclaves dans leur

propre territoire : « En Dacie, d’une part on avait les maîtres, ça veut dire les militaires et

les maîtres d’esclaves, tarabostes, et d’autre part les esclaves » (Langue roumaine et

histoire de la Roumanie, 1949, p. 347).

Dans une autre leçon du manuel de 1949, « Povestea lui Tulius » (L’histoire de Tulius),

on précise qu’après la conquête, les Romains « avaient envoyé ici deux armées

puissantes, un gouverneur impérial et une armée des fonctionnaires. Maintenant la Dacie

était une colonie romaine, organisée d’après toutes les lois de l’État romain » (Langue

roumaine et histoire de la Roumanie, 1949, p. 351). Tullius, vétéran romain, avait fait de

cet endroit sa patrie et regardait avec tristesse l’exploitation des Daces : « Avec les bras

des esclaves, on construisait des nouvelles villes. Les nouveaux chemins, construits le

long des rivières, avaient une seule direction : Rome, où les richesses des montagnes et

des plaines s’en allaient » (Langue roumaine et histoire de la Roumanie, 1949, p. 352).

Après avoir introduit l’idée que les rapports de pouvoir entre les Daces et les Romains

étaient inégaux et en défaveur des Daces, les auteurs des manuels offrent une explication

particulière quant à la formation du peuple roumain qui apparaît sans aucun fondement

historique. Ainsi, dans une autre leçon du même manuel, intitulée « Slavii » (Les Slaves),

on soutient l’idée que le peuple roumain est un mélange de Daces, de Romains et de

Slaves.

Selon le discours du manuel, la migration massive des peuples d’Asie a forcé l’Empire

romain à quitter la province de Dacie. Les peuples (des Daces et des colons romains) se

sont partagé les terres et continuaient à vivre en Dacie. Après trois cents ans, un peuple

« calme, gentil, blond, haut, qui se distinguait de tous les autres peuples migrateurs »

(Langue roumaine et histoire de la Roumanie, 1949, p. 352), s’est établi en Dacie et au

sud du Danube. « Un nouveau peuple naît du mélange des trois peuples : les Daces, les

Romains et les Slaves, et une nouvelle langue. C’est notre langue, la langue roumaine »

(p. 352). Au fil du temps, « La population d’ici, aidée par les petits paysans russes, qui

étaient plus puissants, a réussi à se défendre des ennemis et a formé sur la terre de notre

pays des petites formations d’organisation sociale (cnezate), qui sont devenues, plus tard,

les principautés de la Valachie et de la Moldavie » (p. 353).

De notre point de vue, cette thèse selon laquelle le peuple roumain a une triple origine

avait comme but de légitimer le régime communiste et l’occupation russe, selon le

discours du pouvoir qui promouvait « l’amitié de l’Union Soviétique ».

3. Le héros fondateur du peuple roumain durant la période post totalitaire

Les manuels contemporains offrent une nouvelle version du passé roumain. Cette fois,

l’accent est mis sur les Daces qui, selon les auteurs des manuels, n’ont fait que défendre

leur pays jusqu’au sacrifice du roi Décébale, pour ensuite vivre avec les Romains et

fonder ensemble une nouvelle nation.

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À titre d’exemple, un manuel de 2009 s’attarde sur la vie des Daces, avant la conquête

romaine : « Il y a longtemps, quelques milles années avant notre ère, un peuple

d’hommes courageux, fiers et sans craindre la mort, vivait dans ces places : ce sont les

Daces, nos ancêtres » (Mihaiescu et Dulman, 2009, p. 40).

La présentation des Daces se poursuit avec des informations concernant les armes avec

lesquelles ils défendaient leurs terres : « En sachant que leur pays était désiré par les

ennemis avares, les Daces préparaient leurs armes de lutte : des épées courbées, des

boucliers ovales et des arcs avec des flèches. Leur désir de défendre leur pays les rendait

célèbres lors des guerres et de leur bravoure parlent les historiens17 de l’époque »

(p. 460).

Dans un manuel de 2005, on trouve un autre extrait de la même œuvre historique. Le

texte, qui porte le même titre, « Din viata Dacilor » (Aspects de la vie des Daces),

reprend la phrase introductive ainsi que le passage sur les armes et les guerres défensives

des Daces. En plus, on trouve dans cet extrait une description de leurs traits physiques et

de leurs vêtements :

Ils étaient des hommes bien faits, d’une hauteur moyenne. Ils portaient les

cheveux longs, la barbe longue et épaisse. Leur vêtement était une chemise

en toile de lin, longue jusqu’aux genoux, serrée avec ceinture. Ils portaient

des itari (pantalons) mis dans les chaussures (opinci), et sur la chemise un

capot long, accroché sur les épaules. Les femmes étaient hautes, belles,

avec un visage calme et doux, et des yeux grands, ombrés par de longs

cils. Elles portaient une longue robe, un vêtement jusqu’aux genoux, des

colliers et des fleurs dans leurs cheveux (Penes, 2005, p. 15-16).

La description des vêtements des Daces est importante, parce qu’on dit que le vêtement

traditionnel roumain est un héritage de Daces. Ainsi, on fournit un argument pour

soutenir l’idée que les Daces sont les ancêtres du peuple roumain.

Un des douze manuels analysés comporte un chapitre intitulé « À propos de nos

ancêtres », qui réunit des textes à caractère historique. La première leçon de ce chapitre

porte sur « Les Guerres de Trajan et Décébale ». Le texte présente l’histoire des guerres

entre les deux peuples :

Il était une fois, dans l’ancien temps, un empire grand et puissant. Les gens

qui ont créé cette puissance s’appelaient Romains […] Mais Trajan s’est

installé sur le trône de cet empire. Dans ce temps-là, l’empire était devenu

plus pauvre. L’empereur Trajan a concentré son attention sur la Dacie,

pays riche en blé, en animaux domestiques et en or. C’est la raison pour

laquelle il s’est décidé à venir en Dacie, où il a porté deux guerres contre

les Daces, conduites par leur roi Décébale (Mihaiescu et Dulman, 2009, p.

35-36).

17 Allusion à Strabon et à Hérodote qui, dans leurs textes sur l’Empire Romain, ont aussi mentionné les

Daces et leurs traits de caractère.

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On remarque l’intention de l’auteur d’orienter cette conquête vers une guerre pour des

ressources. Les Romains projettent une image relativement positive, fait qui permet à

l’auteur d’ajouter qu’ensemble, Daces et Romains, ont formé le peuple roumain : « Peu à

peu, suite à la longue domination romaine, les Daces se sont mélangés avec les Romains,

ils ont appris la langue des vainqueurs et ainsi un nouveau peuple est né, le peuple

roumain, et s’est formée la langue roumaine » (p. 36).

Cependant, certains manuels présentent les Romains comme ceux qui ont engendré la

tragédie de l’esclavage des Daces, en se rapprochant ainsi de la version communiste

concernant l’histoire antique. À titre d’exemple, l’esclavage du peuple dace est présenté

comme tragédie dans la leçon « La vieille femme », contenue dans un manuel paru en

2006 :

Les empereurs de Rome avaient décidé de conquérir la terre entière. Ainsi, ils

ont commencé aussi la guerre contre le petit pays de Décébale. Le monde

entier connaît comment les Daces ont lutté, hommes et femmes, et comment

ils ont été vaincus. Mais à la guerre ont pris part des enfants, des Daces aussi,

qui ont été capturés et envoyés sur le chemin sans fin de l’esclavage. Ni les

larmes, ni la fatigue des enfants n’ont changé le cœur des soldats romains

(Besliu et Stoicescu, 2006, p. 82).

Les auteurs des manuels semblent conclure que le peuple roumain hérite ce

comportement des Daces, alors que des Romains il hérite de la noblesse. Nous croyons

que le rétablissement des faits historiques (notamment l’évacuation de la composante

slave) et l’accent mis sur les Daces, ont pour but de souligner la spécificité de la

Roumanie au sein de l’Union européenne, d’autant plus que la période au cours de

laquelle ces manuels ont été conçus coïncide avec l’adhésion de la Roumanie à l’Union

européenne.

À travers cet exemple, il apparaît que la réécriture des manuels scolaires roumains est

influencée par le facteur politique. En ce sens, selon les régimes et les idéologies

politiques en place, les manuels racontent un passé qui légitime le présent.

Conclusion

Une réforme scolaire ne se produit pas seulement pour des raisons internes, spécifiques

au système d’éducation d’un pays ou d’une nation; elle peut aussi être la conséquence des

changements profonds d’une société. Le passage d’un régime politique à un autre peut en

effet s’avérer une condition qui entraîne de telles réformes.

Depuis sa constitution, l’État roumain s’est servi des réformes scolaires pour créer une

identité nationale et pour mettre en place différents projets politiques, tels que l’union de

toutes les provinces roumaines ou l’adhésion à l’Union européenne. Au fil du temps,

l’État roumain a modifié la structure et la durée de l’enseignement, les langues étrangères

étudiées, le système de notation, le contenu des manuels scolaires, dans le but de former

un citoyen capable de s’adapter aux bouleversements historiques qui ont façonné la

société roumaine.

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INITIO - nº3, automne 2013 - Réformes scolaires : perspectives internationales

103

La dynamique des héros nationaux ainsi que la réécriture du passé – à un point tel que le

héros fondateur n’est jamais le même (les Romains, les Slaves et les Daces) – montrent

le désir de l’État roumain de justifier les choix politiques du présent. Le fait que le

manuel de littérature demeure un manuel d’histoire nationale, même après des réformes

consécutives et assez écartées dans le temps (la première réforme ayant eu lieu il y a 150

ans), montre le désir permanent de l’État roumain de se légitimer. Ainsi, raconter

l’histoire d’un peuple, même dans un manuel de littérature, n’est jamais de trop, car cela

assure la pérennité de l’État même.

Références

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Notice biographique

Catinca Adriana Stan est professionnelle de recherche au Centre de recherche

interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) et chargée de

cours au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage à l’Université Laval

(Canada). Sa thèse de doctorat en histoire visait à étudier la construction identitaire

nationale telle que proposée dans les manuels scolaires durant les périodes monarchique,

communiste et post totalitaire en Roumanie. Elle a permis de montrer que les

composantes de l’identité nationale roumaine changent en fonction des valeurs promues

par le pouvoir politique mis en place. Depuis juin 2013, elle fait un stage postdoctoral à

l’Université de Montréal (Canada) qui porte sur la didactique de l’histoire.