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Qu’est-ce qu’une expérience pédagogique ? D’après Jérôme Villon 1 , « les expériences pédagogiques (en économie) consistent à reproduire en classe des situations simplifiées de la vie économique réelle, situations dans lesquelles les étudiants ont à prendre des décisions économiques. » Ces expériences utilisent l’économie expérimentale comme outil pédagogique et se rapprochent ainsi de l’expression « classroom experiments ». Les expériences pédagogiques permettent de mettre les élèves dans une situation bien précise, dans laquelle ils doivent prendre des décisions. Ces décisions constituent des comportements qui peuvent être observables et mesurables. À l’inverse, un jeu pédagogique ne possède pas totalement ces caractéristiques et a davantage tendance à proposer un jeu de rôle bien précis (se comporter comme tel…). Les expériences permettent ainsi de tester les modèles économiques. Ces expériences pédagogiques se sont surtout développées à partir des années 80, afin de tester des modèles économiques. De premières expériences ont été menées auparavant comme les études de Chamberlin 2 cherchent à tester le modèle de concurrence parfaite. Pourquoi menée une expérience pédagogique ? L’expérience pédagogique utilise l’analyse sous forme de modèle. Cette démarche est évoquée dans le préambule du cycle terminal et précise que « toute démarche relevant des sciences sociales s'appuie sur une modélisation » 3 . En effet, l’expérience pédagogique crée un monde simple et concret se situant entre le monde réel, complexe et concret, et le « monde théorique » simple (parce que toute modélisation est une simplification) et abstrait. Le monde de l’expérience pédagogique est simple parce qu’il réel. Il est concret parce 1 Villion , Jérôme. « Les expériences pédagogiques : vers une méthode active et efficace », Idées économiques et sociales , vol. 161, no. 3, 2010, pp. 29-39. 2 Chamberlin E., « An Experimental Imperfect Market », Journal of Political Economy, vol. 56, n° 2, p. 95 à 108, 1948. 3 D’après le rapport de la commission présidée par Roger Guesnerie, professeur au Collège de France document.docx Page 1 sur 7 Aix-Marseille, J. Boule, fév. 2018

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Qu’est-ce qu’une expérience pédagogique ?

D’après Jérôme Villon1, « les expériences pédagogiques (en économie) consistent à reproduire en classe des situations simplifiées de la vie économique réelle, situations dans lesquelles les étudiants ont à prendre des décisions économiques. » Ces expériences utilisent l’économie expérimentale comme outil pédagogique et se rapprochent ainsi de l’expression « classroom experiments ».

Les expériences pédagogiques permettent de mettre les élèves dans une situation bien précise, dans laquelle ils doivent prendre des décisions. Ces décisions constituent des comportements qui peuvent être observables et mesurables. À l’inverse, un jeu pédagogique ne possède pas totalement ces caractéristiques et a davantage tendance à proposer un jeu de rôle bien précis (se comporter comme tel…). Les expériences permettent ainsi de tester les modèles économiques.

Ces expériences pédagogiques se sont surtout développées à partir des années 80, afin de tester des modèles économiques. De premières expériences ont été menées auparavant comme les études de Chamberlin2 cherchent à tester le modèle de concurrence parfaite.

Pourquoi menée une expérience pédagogique ?

L’expérience pédagogique utilise l’analyse sous forme de modèle. Cette démarche est évoquée dans le préambule du cycle terminal et précise que « toute démarche relevant des sciences sociales s'appuie sur une modélisation »3. En effet, l’expérience pédagogique crée un monde simple et concret se situant entre le monde réel, complexe et concret, et le « monde théorique » simple (parce que toute modélisation est une simplification) et abstrait. Le monde de l’expérience pédagogique est simple parce qu’il réel. Il est concret parce que le problème sur lequel il est centré naît au sein de l’expérience.

L’expérience pédagogique peut favoriser l’apprentissage. Dans l’enseignement supérieur, les évaluations des cours par les étudiants montrent toutes que le recours aux expériences pédagogiques améliore la satisfaction des étudiants de manière significative4. Dans l’enseignement secondaire, d’après les comptes rendus des professeurs de SES ayant pratiqué ces expériences, il apparaît clairement que les élèves se « prennent au jeu » et ont à cœur de jouer réellement le rôle qu’ils ont à jouer. En s’appuyant notamment sur les théories constructivistes et socioconstructivistes de l’apprentissage, nous pouvons alors penser que l’interaction qui s’opère au sein d’un groupe d’élèves, ainsi que l’implication dans le jeu et les états émotionnels qui accompagnent cette interaction, créent les conditions d’un apprentissage efficace ou, au moins, d’une entrée en apprentissage efficace. Dans les termes particuliers du détour didactique, l’expérience pédagogique crée une « déstructuration », elle contribue à déstabiliser « le système des représentations de l’apprenant », c’est-à-dire déstabiliser le « déjà-là » qui constitue un obstacle à l’apprentissage.

L’expérience pédagogique semble améliorer l’efficacité de l’apprentissage. Les travaux existants portent sur des étudiants de l’enseignement supérieur et reposent sur la

1 Villion, Jérôme. « Les expériences pédagogiques : vers une méthode active et efficace », Idées économiques et sociales, vol. 161, no. 3, 2010, pp. 29-39.2 Chamberlin E., « An Experimental Imperfect Market », Journal of Political Economy, vol. 56, n° 2, p. 95 à 108, 1948.3 D’après le rapport de la commission présidée par Roger Guesnerie, professeur au Collège de France 4 EBER N., « Jeux Pédagogiques : vers un nouvel enseignement de la science économique », Revue d’économie politique, vol. 113, n° 4, p. 483 à 521, juillet-août 2003

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démarche générale suivante. Des tests d’évaluation sont réalisés sur un groupe d’élèves ayant suivi un enseignement reposant sur une expérience. Ces mêmes tests sont réalisés sur un autre groupe d’étudiants ayant suivi un enseignement « classique » sur le même sujet. La comparaison des résultats obtenus par les étudiants des deux groupes permet de mesurer l’influence du recours à l’expérience pédagogique sur les résultats des étudiants. Une étude de Nicolas Eber montre que le groupe d’étudiants ayant suivi l’expérience pédagogique obtient des notes de 1,5 à 2 fois supérieures à celles obtenues par le groupe d’étudiants n’ayant pas suivi l’expérience. Holt [1999, p. 609] rapporte même qu’à l’Université d’Amsterdam, « le taux d’échec dans le cours d’introduction à l’économie a été réduit de 50 % l’année suivant l’introduction d’exercices expérimentaux obligatoires ».

Les expériences pédagogiques s’inspirent de l’économie expérimentale. Il s’agit d’un champ de recherches en économie souvent primé par des prix Nobel :

- en 1994 à Reinhard Selten, le pionnier de l’économie expérimentale, récompensé pour ses travaux sur la théorie des jeux,

- en 2002 à Vernon Smith et au psychologue Daniel Kahneman, les premiers à avoir introduit la psychologie cognitive en sciences économiques, en même temps qu’ils fondaient l’économie comportementale,

- en 2017 à Richard Thaler, suite aux travaux de Richard Thaler et de Daniel Kahneman, lauréat du « prix Nobel » en 2002.

Tableau : Bénéfices et coûts de l’utilisation de jeux pédagogiques

Les débats suscités par l’utilisation d’expérience pédagogique :

Il est possible que les élèves voient l’expérience pédagogique comme un simple jeu. Ce risque n’est pas spécifique des expériences pédagogiques. De nombreuses démarches pédagogiques peuvent en effet revêtir les habits des méthodes actives tout en étant des « méthodes hyperdogmatiques », où les élèves n’ont en réalité par d’autre choix que de suivre les « cheminements prévus à l’avance par le maître vers le savoir obligé5. Dans ce cas, 5 Giordan A., « Des représentations des élèves à l’appropriation de quelques concepts scientifiques », in GFEN, Reconstruire ses savoirs, Messidor, 1985, p. 113 à 127

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l’implication de l’élève qui a pu être observée dans l’action au cours de l’expérience elle-même ne se traduit pas par une implication des apprenants dans la construction de leur savoir. Pour éviter cet écueil, il est important d’insister sur le rôle que joue la phase de « reprise » qui suit l’expérience elle-même et sur son articulation avec cette dernière. Certes, les expériences pédagogiques doivent permettre l’acquisition de concepts, de notions, de mécanismes… et il ne s’agit pas, de notre point de vue, de nier l’importance des contenus : l’objectif n’est pas simplement d’« apprendre à apprendre », de construire des « coquilles sans contenu ». Mais, ce sont bien les apprenants, en interaction entre eux et avec l’enseignant, qui doivent être amenés à découvrir par eux-mêmes et à partir de « leur expérience » ce qui est en jeu dans l’expérience qu’ils ont vécue et dans les résultats des décisions qu’ils ont prises. Dit autrement, si l’expérience est perçue comme un jeu au sein duquel les élèves (et l’enseignant) interagissent, le jeu ne doit pas s’arrêter là : la reprise doit également être un (autre) jeu. Très fréquemment, la discussion avec les élèves, et entre les élèves, est centrée sur la nature des comportements individuels et des interactions qui ont été à l’œuvre dans l’expérience ainsi que sur les règles du jeu. L’enseignant peut alors assez aisément jouer un rôle d’accompagnateur, notamment en favorisant l’utilisation de la terminologie qui permet de traduire de manière adéquate les propos des élèves. L’enseignant doit veiller à ce que les notions et mécanismes de base soient mobilisés mais, au-delà, une même expérience peut (et même doit) amener à des discussions très différentes, à des suggestions d’interprétation des résultats très diverses selon les spécificités des apprenants, leurs représentations. C’est dans ce contexte d’apprentissage que les savoirs enseignés sont à même de devenir des savoirs appropriés par l’apprenant.

Des études ne trouvent aucun effet significatif, mais aucune ne conclut à un effet négatif sur le niveau des étudiants. Par contre, toutes les études montrent une amélioration sensible de la satisfaction des étudiants, mesurée à partir des évaluations de cours qu’ils remplissent.6

Dans un article publié sur le site le café pédagogique le 30 juin 2017, Alain Beitone remarque que cette approche ne doit pas dispenser d'un retour théorique. « A un moment il faut faire comprendre explicitement à l'élève la démarche. Il faut un temps d'institutionnalisation du savoir ».

Mémoire Claeys Julien, Lodenet Kevin, Gauthier Tony, Jeu / Inégalités. De l'usage du jeu en SES pour lutter contre les inégalités scolaires

Mémoire de Clément Sicard, Les serious games  : quels apports pédagogiques pour le professeur de sciences économiques et sociales ? L’exemple du jeu de marché du mouton en classe de seconde »

En cas d’échec de l’expérience :

Si les décisions prises par les élèves au cours de l’expérience s’écartent rarement des décisions attendues, la possibilité d’un tel écart n’est pas exclu. Dans ce cas, le rôle de la discussion qui suit l’expérience et la manière de mener cette discussion ne changent pas. Il s’agit toujours d’amener les élèves à découvrir pourquoi et comment l’expérience a abouti à ce résultat plutôt qu’à un autre (en particulier, le résultat prédit par la théorie ou le résultat

6 Eber, Nicolas. « Jeux pédagogiques. Vers un nouvel enseignement de la science économique », Revue d'économie politique, vol. vol. 113, no. 4, 2003, pp. 485-521.

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obtenu dans les expériences de recherche). Il s’agit donc d’introduire une démarche scientifique dans la classe. Et, il doit être clair qu’à l’égard des objectifs pédagogiques qui nous intéressent, une expérience qui aboutit à des résultats « inattendus » ne doit pas être vue comme une expérience qui a échoué. Une expérience de chimie au cours de laquelle le chlorure de cobalt dissout dans l’eau ne vire pas au bleu lorsqu’on augmente la température n’est sans doute pas une expérience qui se déroule comme l’enseignant l’aurait souhaitée.

Faut-il contextualiser ?

La contextualisation d’une expérience limiterait la portée des résultats obtenus, notamment parce que les décisions prises seraient influencées par la symbolique que peut véhiculer un objet plutôt qu’un autre (paire de lunettes de soleil plutôt que paquet de pâtes, crèche plutôt que matériel militaire). Bien que l’enjeu soit différent, ces arguments restent pertinents dans le cadre des expériences pédagogiques. Contextualiser c’est risquer, par exemple, de favoriser l’apprentissage de mécanismes que l’apprenant n’associera qu’au marché des lunettes de soleil plutôt qu’au marché en général. On risque donc de limiter la capacité de l’apprenant à mobiliser les connaissances acquises au cours de l’expérience dans d’autres contextes. S’il choisit néanmoins de contextualiser l’expérience, l’enseignant doit donc être conscient de ce risque de façon à rechercher les moyens pédagogiques permettant de le limiter.

Doit-on rémunérer les élèves ?

L’incitation des élèves à jouer réellement le rôle qui leur a été attribué au sein de l’expérience n’est pas nécessairement de nature monétaire. Introduire des conséquences en termes de résultats scolaires est pour certains élèves un système incitatif plus efficace que celui reposant sur des conséquences monétaires. C’est ainsi que Delemeester et Neral suggèrent de rémunérer les étudiants en points en plus ou en moins, en fonction des résultats de leurs décisions dans les expériences. Cependant, outre les questions éthiques qu’elle soulève, cette solution trouve surtout ses limites au regard de l’objectif pédagogique poursuivi. Selon Eber, « les étudiants évolueraient dans une situation de stress qui ferait perdre à la démarche une grande partie de son intérêt pédagogique (interactivité, convivialité, etc.). » On peut même ajouter que rechercher des incitations maximales, quelles qu’elles soient, peut enfermer l’élève dans son rôle au sein de l’expérience, ce qui serait aussi une fermeture à l’apprentissage.

Bibliographie /sitographie :

André Orléans, « de l’euphorie à la panique : penser la crise financière », Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2009

André Orléans, « Contagion des opinions et fonctionnement des marchés financiers » In : Revue économique, volume 43, n°4, 1992. pp. 685-698.

Gunther Capelle-Blanchard et Jézabel Couppey-Soubeyran, « La finance est un jeu dangereux », Librio n° 975, 2010

Nicolas Eber , « Jeux pédagogiques. Vers un nouvel enseignement de la science économique », Revue d'économie politique, vol. vol. 113, no. 4, 2003, pp. 485-521.

Nicolas Eber, Université Robert Schuman, Strasbourg 3, http://culturemath.ens.fr/materiaux/Eber/beaute.htm

Rosemarie Nagel, « A variety of “Beauty Contest” games », UPF-ICREA, 2009 Jérôme Villion, « Les expériences pédagogiques : vers une méthode active et

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efficace », Idées économiques et sociales 2010/3 (N° 161), p. 29-39 « Quelle place pour le jeu en SES ? », in le café pédagogique, 30 juin 2017

http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2017/06/30062017Article636344003624964919.aspx

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