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LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ par Marie-Paule BERRANGER Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 / ANR LITTéPUB LA POÉSIE AU JEU DE LA RÉCLAME « Un poème s’il était écrit sur les murs arrêterait-il la foule. Le lirait-on ? Le retiendrait-on ? » Aragon Dans son « Introduction à 1930 1 », au moment même où La Révolution surréaliste s’éclipse, bientôt remplacée par le Surréalisme au Service de la Révolution , Aragon doit déjà ré-historiciser la relation entre poésie et publicité. Il rappelle que « l’idée du modernisme et ce qui constitue son offensivité » méritent de nous retenir sur le seuil des années trente et que la décennie commence par ces « mots qui possèdent pendant un temps variable une puissance incantatoire » – cela s’applique autant à la poésie qu’à la réclame, autant aux mots qu’aux objets « qui mènent et troublent les hommes comme ces mots, pendant un temps qu’on ne peut prévoir ». Il fait l’apologie de leur « force éphémère » qu’il corrige en cette formule que lui envierait Star Wars : « je veux dire l’éphémère de leur force ». Aragon s’insurge contre cette vieille superstition de l’éternel qui fait qu’on méprise les objets verbaux et les énoncés du quotidien en raison de leur aspect transitoire. La poésie surréaliste travaille pourtant contre l’usure des mots, en dissociant signifiants et signifiés, en cassant les clichés par la substitution paronymique et en évitant les emplois prévisibles par la décontextualisation mais, sans contradiction pour autant, elle aime ces locutions et ces rengaines où se condense pour un temps très court l’esprit d’une époque. Évoquant ensuite la valeur d’expression de ces objets qui matérialisent la modernité, cette « actualité sentimentale » qui, plus que la nouveauté, fait leur efficacité, il en déduit « que faire l’analyse du modernisme c’est faire celle de la poésie et de l’époque 2 ». Prenant l’exemple du moderne des années 1917-1920 – celui qui porte la naissance du Surréalisme et de Dada, il le définit ainsi : […] le moderne de ce temps-là, comme tous les modernes, est fait d’un bric-à-brac où il faut se reconnaître. Éléments encore vivants, encore effectifs venus des premières années du siècle, comme la boîte de corned-beef qui venait de Jarry, éléments pensés cinquante ans plus tôt mais qui n’affleuraient soudain qu’à la faveur de circonstances nouvelles, comme tout ce que le moderne d’alors doit à Lautréamont, éléments qui ne prendront force que plus tard […] 3 1. Toutes les références à ce texte sont prises dans La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, rééd. Jean-Michel Place, 1975, p. 57-64. 2. Voir dans ces actes l’analyse d’Adrien Cavallaro, « "Le goût de la réclame". Les poèmes en prose critiques d’Aragon, de SIC à Littérature (1918-1920) ». 3. Ibid., p. 59.

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LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ

par Marie-Paule BERRANGERUniversité Sorbonne Nouvelle-Paris 3 / ANR LITTéPUB

LA POÉSIE AU JEU DE LA RÉCLAME

« Un poème s’il était écrit sur les murs arrêterait-il la foule.Le lirait-on ? Le retiendrait-on ? »

Aragon

Dans son « Introduction à 19301 », au moment même où La Révolution surréaliste s’éclipse, bientôt remplacée par le Surréalisme au Service de la Révolution, Aragon doit déjà ré-historiciser la relation entre poésie et publicité. Il rappelle que « l’idée du modernisme et ce qui constitue son offensivité » méritent de nous retenir sur le seuil des années trente et que la décennie commence par ces « mots qui possèdent pendant un temps variable une puissance incantatoire  »  – cela s’applique autant à la poésie qu’à la réclame, autant aux mots qu’aux objets « qui mènent et troublent les hommes comme ces mots, pendant un temps qu’on ne peut prévoir  ». Il fait l’apologie de leur « force éphémère » qu’il corrige en cette formule que lui envierait Star Wars : « je veux dire l’éphémère de leur force ». Aragon s’insurge contre cette vieille superstition de l’éternel qui fait qu’on méprise les objets verbaux et les énoncés du quotidien en raison de leur aspect transitoire. La poésie surréaliste travaille pourtant contre l’usure des mots, en dissociant signifiants et signifiés, en cassant les clichés par la substitution paronymique et en évitant les emplois prévisibles par la décontextualisation mais, sans contradiction pour autant, elle aime ces locutions et ces rengaines où se condense pour un temps très court l’esprit d’une époque. Évoquant ensuite la valeur d’expression de ces objets qui matérialisent la modernité, cette « actualité sentimentale » qui, plus que la nouveauté, fait leur efficacité, il en déduit « que faire l’analyse du modernisme c’est faire celle de la poésie et de l’époque2 ». Prenant l’exemple du moderne des années 1917-1920 – celui qui porte la naissance du Surréalisme et de Dada, il le définit ainsi :

[…] le moderne de ce temps-là, comme tous les modernes, est fait d’un bric-à-brac où il faut se reconnaître. Éléments encore vivants, encore effectifs venus des premières années du siècle, comme la boîte de corned-beef qui venait de Jarry, éléments pensés cinquante ans plus tôt mais qui n’affleuraient soudain qu’à la faveur de circonstances nouvelles, comme tout ce que le moderne d’alors doit à Lautréamont, éléments qui ne prendront force que plus tard […]3

1. Toutes les références à ce texte sont prises dans La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, rééd. Jean-Michel Place, 1975, p. 57-64.

2. Voir dans ces actes l’analyse d’Adrien Cavallaro, « "Le goût de la réclame". Les poèmes en prose critiques d’Aragon, de SIC à Littérature (1918-1920) ».

3. Ibid., p. 59.

Apparaît ici une idée récurrente, celle que le moderne est toujours accompagné d’une aura de désuétude. « […] on pourrait se perdre entre ce gibus, cette Tour Eiffel et ce mannequin, si l’on ne cherchait pas à comprendre en quoi, à cet instant, se confondent les volontés de la boîte de conserve et de l’électroscope à feuilles d’or. Il est probable que la clé de cette charade est donnée par une théorie poétique qui alors se fait jour4 ». Un dessin de Chirico, intitulé « La Politique », s’insère ici dans le texte publié par La Révolution surréaliste. On entend bien que le surréalisme va entrer en scène.

Si l’on relit les étranges poèmes de cette époque, il est aisé d’apercevoir d’un mois à l’autre un goût nouveau qui s’y précise et c’est le goût de la réclame. Il faut s’entendre.Il est certain que cela débuta par une confiance singulière accordée aux expressions toutes faites, aux lieux communs du langage, qui prirent, isolés de tout contexte, l’aspect des manchettes de journaux et des inscriptions murales. On peut, outre le renouvellement tenté des formes les plus usées de l’expression, des plus décriées, voir dans cette confiance un acte philosophique qui est bien celui du modernisme tel que je le définissais. Le sens commun d’un idiotisme se perd devant l’emploi poétique qui en est fait au profit d’un sens fort, et nouveau, à l’instant découvert. Mais aussi cette démarche prend une signification plus générale ; […]. C’est alors que la considération de l’affiche comme mode d’expression vient naturellement s’inscrire au tableau de l’actualité. Pendant un certain temps pour quelques hommes ce critérium sera le leur : un poème s’il était écrit sur les murs arrêterait-il la foule. Le lirait-on ? Le retiendrait-on ?5

La culture de masse après 1945 a induit la récupération de l’esthétique du surréalisme dans un marché de l’insolite accrocheur parfaitement consommable, ce qui a conduit à ces scissions avec les néo-avant-gardes dont on reparlera6. Si la rupture idéologique semble consommée dans les dernières revues surréalistes comme La Brèche, sans complaisance pour les images de la publicité et ses modèles rhétoriques, il en va tout autrement jusqu’en 1930. Il ne s’agit pas tant alors d’écarter la menace du poncif surréaliste que de labéliser les œuvres produites par le groupe et de mettre en circulation par la réclame des objets improbables propres à satisfaire des désirs inédits.

Rupture de l’autonomie de l’art ?

Je ne reviendrai pas sur cette forme de mécénat qui lie le couturier et collectionneur Jacques Doucet aux surréalistes, à Breton, Aragon, Desnos, Éluard − sans exclusivité, car Cendrars se voit aussi passer commande7. Ce mécénat, récemment revisité8, passe par le conseil

4. Ibid., p. 59-60.

5. Ibid.,

6. Voir dans ces actes l’article de Gaëlle Théval, « Poésie = Publicité. La poésie visuelle comme contre-modèle pour la poésie visuelle depuis 1950 », et celui d’Émilie Frémond, « Ils en ont rêvé, la pub l’a fait. Formes et présence du surréalisme dans le film publicitaire contemporain ».

7. Déclinant la proposition à ses yeux contraignante que lui fait Doucet d’une lettre mensuelle, Cendrars obtient de lui envoyer à la place chapitre par chapitre L’Eubage, qu’il est en train d’écrire.

8. Maxime Morel, « Mécène et faiseur d’histoires, Jacques Doucet aux origines de l’historiographie surréaliste (1921-1929) ».

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d’achat de tableaux et de manuscrits (Breton), la commande de textes (Cendrars), de « Projet de bibliothèque  » (Aragon, Breton), de « Projet d’histoire littéraire contemporaine » (Aragon), de topoï sur l’histoire de la littérature contemporaine ou sur celle de Dada et du surréalisme (Desnos). Le mécène par ces collaborations tente ainsi de se différencier des concurrents : les jeunes d’une avant-garde volontiers provocatrice apportent à la haute-couture la touche de scandale artistique, l’image d’une pointe avancée de la mode qui bouscule les bienséances ; cela fonctionne jusqu’à un certain point, mais cette collaboration devient assez vite incontrôlable voire préjudiciable au sponsor – et la borne est franchie quand les surréalistes publient le pamphlet « Un Cadavre » au moment de la mort d’Anatole France, et que Breton ou Aragon insultent grossièrement leur mécène. Cette borne était celle du « bon goût » et de la « civilisation » que les avant-gardes se font un devoir de franchir, menaçant au-delà de tout compromis possible les valeurs de cette clientèle huppée.

La Révolution surréaliste et les premiers grands textes du mouvement ont pris au mot l’esthétique apollinarienne de « Zone » (1913) qui avait déjà cessé d’apparaître à la génération des futurs surréalistes comme un « esprit nouveau », lors de la conférence d’Apollinaire en 1917, mais reste liée cependant à la définition du Moderne. Si l’on n’en connaît que deux vers, ce sont ceux-là, inauguraux : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut/ Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux ». Que la poésie s’expose sur les affiches n’est pas pour étonner ceux qui prônent après Nerval « l’épanchement du songe dans la vie réelle » et qui revendiquent avec Rimbaud, la poésie des « dessus de porte », « enseignes, enluminures populaires : littérature démodée […] refrains niais, rythmes naïfs ». Les couvertures de La Révolution surréaliste affichent comme autant de mythes modernes les mannequins des vitrines qui fourniront au surréalisme un petit personnel photographiable et manipulable à volonté, de Nadja à l’Exposition internationale du surréalisme de la galerie Maeght (1947) et à l’Exposition E.R.O.S. (Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme) en 1959. Vitrines, signaux visuels, enseignes, affiches crient tout haut dans les œuvres et revues surréalistes que, loin de se confiner à l’art pour l’art, le surréalisme ira voir du côté de la mode et de la vie quotidienne. La Préface du N° 1 de La Révolution surréaliste le promettait :

On trouvera d’ailleurs dans cette revue des chroniques de l’invention, de la mode, de la vie, des beaux-arts et de la magie. La mode y sera traitée selon la gravitation des lettres blanches sur les chairs nocturnes, la vie selon le partage du jour et des parfums […]9.

Manuel Chemineau, à l’Université de Vienne, a montré dans les collages des recueils d’Ernst et Éluard les strates d’emprunts superposés, et reproduit leurs sources issues de L’Astronomie populaire de Camille Flammarion, de La Nature10 (1877-1901), du Magasin Pittoresque (1831 à 1879), des Merveilles de la Science (1861-1891). On voit que le côté désuet de la gravure est essentiel à l’effet produit – et cela rejoint la conception aragonienne du Moderne qui ne se saisit

Colloque Le Mécénat littéraire, organisé par l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et l’INHA du 22 au 24 juin 2016.

9. Signé Boiffard, Éluard, Vitrac, ce texte ouvre le n° 1, le 1er décembre 1924.

10. Manuel Chemineau, Fortunes de « La Nature » 1873-1914, Vienne et Berlin, LIT Verlag, 2012.

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que dans son éphémérité, à l’instant où déjà il s’est transformé en autre chose. La réclame est par excellence le lieu du transitoire moderne ; elle n’est pas stigmatisée comme un sous-produit commercial de l’art, et n’est en rien, à ce moment-là, comparable à l’intrusion du papier collé ou du déchet dans la peinture. Éluard et Desnos la situent dans la même veine que la poésie populaire ; les publicités font évoluer la jeune génération rescapée de la guerre dans une forêt de signes et de prescriptions mystérieuses en attente de nouvelles significations. L’investissement oraculaire qui transforme les enseignes en signaux et le martèlement du nom du produit en annonce miraculeuse font de la réclame l’énoncé d’un désir inédit qui excède son objet. Par la réclame, l’objet s’ouvre comme un livre à la promesse d’aventures troublantes délicieusement criminelles :

Nul doute qu’à la pomme de Newton, Hegel eût préféré ce hachoir que j’ai vu l’autre jour chez un quincaillier de la rue Monge qu’une réclame assure : le seul qui s’ouvre comme un livre11.

Hachoir, couteaux-suisses, roue de bicyclette ou chapeaux rouges, mannequins, gants et bas de soie, corset Mystère et gaine Scandale, tous ces objets surinvestis de significations symboliques érotiques ou sadiques qui les arrachent à leur valeur d’usage deviendront dans les années trente les vecteurs d’une réflexion surréaliste sur l’objet et son pouvoir de transformation. En attendant, ils se chargent d’une aura sulfureuse et mythique, que l’énoncé poétique ou la photographie de Man Ray mettent très littéralement en scène.

Sur un plan visuel, l’énoncé poétique, le titre de revue ou de recueil se parent des attributs typographiques qui signalent la réclame dans les colonnes souvent serrées des journaux : la main à l’index tendu attire l’attention sur les productions Dada et en fait une prescription impérieuse ; Dada est bien un de ces nouveaux produits d’une industrie de pointe qu’il faut acheter sans délai.

Filets à l’anglaise, paraphes et encadrés, vignettes, flèches empennées, inscriptions en belles anglaises penchées font d’une page dada un supplément au Catalogue de la Manufacture de Saint-Etienne ; à eux seuls, titres, prix et lieux de vente dans Une Nuit d’échecs gras de Tzara12 deviennent un poème typographique, soigneusement et rythmiquement organisé sur un feuillet manuscrit. Dada récupère les modèles visuels de la typographie publicitaire indications de prix comprises, et la mise en page des annonces, dans ses colonnes, et encarts, comme dans l’association de polices hétérogènes.

11. Chronique d’Aragon dans La Révolution surréaliste n° 1, éd. cit., p. 22.

12. « Une nuit d’échecs gras » de Tristan Tzara, 391 n° XIV, 4 : http://archives-dada.tumblr.com/post/26697583729/tristan-tzara-une-nuit-déchecs-gras-in-391. Voir également la réédition intégrale présentée par Michel Sanouillet, éditions Pierre Belfond et Eric Losfeld, 1976, t. 1, p. 92. On peut y voir aussi la reproduction de la maquette manuscrite préparée par Tzara (p. 136).

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Il ne s’agit pas, malgré le soin apporté à la composition, d’une coquetterie esthétisante : il y va de la définition même de l’avant-garde qui tend à mettre en circulation son label et ses idées comme une marque qui doit inonder le marché, supplanter ses concurrents, NRf & Cie ou L’Esprit nouveau par exemple ; avec cette spécificité que Dada prétend devenir le produit désirable de l’heure, en raison même de son inutilité, pas de sa qualité esthétique. Il faut souligner que cette assimilation de l’art à un produit n’a pas attendu la démonstration Dada : le futurisme dans son arsenal typographique n’était pas passé à côté des injonctions visuelles ni des surenchères expressives de la publicité, pas plus que Cendrars n’avait ignoré la force du slogan et de l’impact rythmique des vers sur la page. Dans un poème consacré à Chagall, « Atelier », publié en 1914, Cendrars collait un avertissement publicitaire érigé en vers, mais dont l’hétérogénéité et l’effet de collage s’affichaient encore par l’italique : « Nous garantissons la pureté absolue de notre sauce tomate » vante l’authenticité de la sauce artistique, pur jus et sans mélange, de la peinture de Chagall.

Les supports de la communication des avant-gardes rompent également avec ceux du champ littéraire traditionnel, par l’emploi du tract, du papillon, des pancartes promenées par les hommes-sandwichs, sans parler des saynètes, parades et manifestations publiques, ou

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Figure 1 : Couverture du numéro unique du Cœur à barbe.Source : dadart.com.

démonstrations gratuites. Le papillon, cette feuille de papier de couleur sur laquelle figure un texte de publicité ou un avis au lecteur glissé par l’éditeur dans le livre, fait partie des supports de la publicité, mais c’est un mode de diffusion plutôt inédit pour la poésie. Tout le monde s’accorde à reconnaître le talent de « calicot » de Tzara, qui le revendique hautement ; qu’il ait investi à Zurich le Cabaret Voltaire dit bien ce que l’avant-garde doit à cet esprit de cabaret né au siècle précédent, mais aussi qu’il lui faut rompre avec ce modèle fin de siècle pour passer au rang d’avant-garde.

Le Paysan de Paris qui dresse un monument aux Passages et au Kitsch convoque un autre modèle rhétorique lui aussi daté de la réclame du XIXe siècle ; pour inviter les badauds à acheter comme une panacée le dernier produit miracle, la nouvelle drogue à la mode – le surréalisme –, la verve d’Aragon va puiser un modèle de pastiche dans le boniment13, qui relève d’un genre lui aussi en voie d’effacement. Placé sous le signe de ce qui va disparaître, le décor de la modernité – réclames pour des apéritifs, slogans, marques et figurines (les frères Ripolin, en silhouette sur les murs du métro, ou les garçons de café défilant avec le refrain « Dubon, Dubon, Dubonnet ») –, ne sera bientôt ni plus ni moins désuet que le boniment14. L’écrasement des strates temporelles n’est pas le moindre charme, teinté de nostalgie, de cette « poésie de la réclame ».

Longtemps avant que Baudrillard ne démonte le mécanisme idéologique de la publicité, les avant-gardes éclairées par les ready-made de Duchamp, offrent ainsi des énoncés à consommer sans modération, et si les manucules et les graisses de la typographie désignent des titres de recueils et de revues, elles forgent en même temps de nouveaux modes de lecture et un nouveau regard qui permettent de consommer de la même façon l’objet artistique et l’objet industriel, la signature de l’artiste, le label d’un mouvement et la marque ; elles créent ainsi un nouvel horizon au geste artistique, et brouillent pour le meilleur et pour le pire la frontière entre l’analogie, à valeur critique, et la confusion désirable. Breton joue de cette ambivalence si l’on en croit une lettre du 13 avril 1919, dans laquelle il expose à Aragon ce curieux cycle par lequel poésie et réclame échangent leur place dans la chaîne qui lie les moyens aux fins – mais c’est dans la perspective d’un suicide général de l’art et de l’espèce humaine :

Pour moi, la poésie, l’art cesse d’être une fin, devient un moyen (de réclame). La réclame cesse d’être un moyen, pour devenir une fin. Mort de l’art (pour l’art). Démoralisation. Il faut naturellement prendre le mot réclame dans son sens le plus large. C’est ainsi que je menace la politique, par exemple. Le christianisme est une réclame pour le ciel15.

13. Voir dans ces actes Agnès Curel, « Poèmes-boniments dans les cabarets montmartrois : l’exemple de Maurice Mac-Nab au chat noir ».

14. Éluard fait d’ailleurs une belle place aux bonimenteurs dans Les sentiers et les routes de la poésie, émission radiophonique de 1952.

15. Voir la note 5 de Marguerite Bonnet dans les notices et notes des Champs magnétiques, André Breton, Œuvres Complètes, dir. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. 1, 1988, p. 1152. Cette lettre est dévoilée par Aragon dans « Lautréamont et nous », II, Les Lettres françaises, 8-14 juin 1967. Le 19 avril, Breton tient à peu près les mêmes propos à Jacques Fraenkel. On se souvient aussi que dans « L’Affichage céleste », une nouvelle des Contes cruels, Villiers de L’Isle Adam avait exploité cette intuition que la bourgeoisie catholique en viendrait à vendre le ciel – comme support publicitaire, dans un premier temps.

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Qu’il s’agisse de religion – et dans ce cas l’art de la réclame s’appelle « prosélytisme » –, de la politique – et elle se nomme « propagande » – ou d’un mouvement artistique, tous les mots en -ismes partagent donc une même vocation publicitaire. En 1919, dans « Saisons », un chapitre des Champs magnétiques, Breton confirme : « C’est dit ; j’invente une réclame pour le ciel ! » ; sur l’exemplaire René Gaffé16, il note en marge, en 1930 : « ma grande idée d’alors. Une réclame pour le ciel, assez frappante, assez convaincante pour que tous les êtres se tuent. »

La réclame est ainsi un modèle textuel à plusieurs titres : elle amène dans la poésie des avant-gardes ce nouveau régime visuel qui dynamise la page imprimée ; elle intervient comme modèle de mise en circulation de nouveaux produits, de ces nouvelles « marques » qui vont révolutionner la vie quotidienne – Dada, Surréalisme. Elle est enfin réservoir thématique d’objets qui contribuent à brouiller les frontières entre la vie urbaine et l’art, les grands mythes modernes et les rêves des poètes. Mais elle apparaît aussi dans les phrases précédentes de Breton comme un symptôme dépressif des jeunes poètes au sortir de la guerre, voire une arme d’auto-destruction. Pas de défiguration agressive de la réclame, dans les tout premiers temps du surréalisme qui, comme Cendrars ou Dada, essaie plutôt de capter sa force d’impact populaire tout en travaillant à son dépaysement par la poésie, et néanmoins l’antagonisme poésie/ publicité n’est pas loin. Il se noue d’abord autour du principe d’utilité si cher à Cendrars. La définition spéciale de l’humour surréaliste déjà laisse pressentir l’écart : l’Anthologie de l’humour noir reprend en 1940 la définition de l’Umour – sans H – de Jacques Vaché « – je crois que c’est une sensation – j’allais presque dire un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale et sans joie de tout. » La subordination des moyens aux fins, sans autre considération que l’efficacité, est un point d’achoppement majeur qui sépare le surréalisme du Parti communiste, mais ne peut non plus laisser intacte sa relation au pragmatisme publicitaire.

Cependant, dans les années vingt, La Révolution surréaliste, en dépit « de l’inutilité de tout », n’hésite pas à faire de la réclame aux productions du groupe – livres, expositions, revues –, à la fin de chaque numéro, les publicités éditoriales fonctionnant comme un système de cooptation, dessinant le noyau dur des porteurs autorisés du label surréalisme et la constellation périphérique des sympathisants, exploiteurs et revendeurs à la sauvette : la réclame apparaît comme une instance collective de légitimation de l’activité individuelle. Birgit Wagner17 a étudié ces annonces éditoriales dans un volume collectif, L’Année 1925, notamment ces calligrammes sur fond rouge qui, au lieu de juxtaposer des encadrés d’éditeur, composent des sortes de mandalas surréalistes.

16. Marguerite Bonnet, ibid.

17. Birgit Wagner, « L’économie de la poésie. Un an de publicités dans la Révolution surréaliste », L’Année 1925. L’esprit d’une époque, sous la direction de Myriam Boucharenc et Claude Leroy, Presses Universitaires de Paris Ouest Nanterre, 2012, p. 135-148.

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Malgré le logo nrf bien visible, cette mise en page arrache, me semble-t-il, la création visuelle de la publicité à l’annonceur Gallimard : la sobriété, l’esthétique minimaliste de la couverture NRF est éclipsée par la typographie avant-gardiste qui fait de chaque titre de recueil à paraître les vers d’un vaste poème, et de l’ensemble une page de manifeste surréaliste. « Écumes de la mer » dessine une vague stylisée, et « Le Mouvement perpétuel » s’auto-figure dans un rectangle central qui joue savamment du sens de l’inscription et de la répétition pour induire une lecture perpétuelle. Par ailleurs, les manuscrits surréalistes s’écrivent, comme ceux de Cendrars et de nombreux autres écrivains du XXe siècle, sur des papiers à en-tête qui lient pour nous aujourd’hui ces textes à des raisons sociales, celles des lieux qu’ils ont rendu mythiques – La Source, le Cyrano, Le Certà ; la création surréaliste devient produit d’une firme, qui ne tarde pas à labelliser son propre papier, à l’en-tête du Bureau de recherches surréalistes de la rue de Grenelle, ou des Éditions surréalistes.

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Figure 2 : La Révolution surréaliste, 15 juillet 1925 (4e de couverture).Source : gallica.bnf.fr/ Bibliothèque nationale de France.

Réclame Dada, poésie surréaliste : même combat ?

Le Festival Dada du mois de mai 1920 est annoncé par des tracts que des hommes-sandwichs portent parmi la foule pour diffuser des phrases comme « Chacun de vous a dans le cœur un comptable, une montre et un petit paquet de merde » ou « Tous les dadas se feront raser la tête en public ». Un certain nombre de ces slogans restent anonymes, – il convient de nuancer ce que dit Marc Angenot au début de son précieux livre sur le Savon du Congo18. Le 1er juillet 1921 Proverbe constatant que « la Poésie personnelle a fait son temps » selon la formule de Ducasse, et que les proverbes sont de purs produits collectifs et anonymes, comme nombre de publicités, émaille son n° 6 surtitré L’Invention n° 1 d’aphorismes et poèmes signés « Anonyme » : « L’amitié, forme pure de la réclame, subit une crise probablement définitive », « Parfois des assassins ne firent qu’obéir » ; « Profitez du beau temps pour dormir » « Et les jours par millions multiplient la coquetterie »… Dès le n° 2 de mai 1920, Proverbe proposait la déclinaison d’une sentence de L’Intransigeant non signée – envoyée par Paulhan à Éluard. Dada, qui fait l’apologie de l’anonymat, pratique aussi les échanges de signature, les citations apocryphes ; quant à la signature de Val Serner au bas de sa rubrique d’échos, elle n’implique pas toujours qu’il ait eu le temps d’envoyer des textes.

Georges Hugnet19 a répertorié cinq papillons Dada de Tzara et d’Éluard destinés à être insérés comme pavés publicitaires dans les revues amies comme Littérature :

La seule expression de l’homme moderne, DADASociété anonyme pour l’exploitation du vocabulaire.Directeur : Tristan Tzara

Chaque spectateur est un intrigant, s’il cherche à expliquer un mot (connaître !). –EXPLIQUER : Amusement des ventres rouges au moulin de crânes vides. – Tristan Tzara.

DADA ne signifie rien. – Si l’on trouve futile et l’on ne perd son temps pour un mot qui ne signifie rien… Tristan Tzara

TAISEZ-VOUS. Le langage n’est pas steno steno, ni ce qui manque aux chiens !

On appréciera dans la première formule que la Société « anonyme » ait un « directeur » qui ne le soit pas : volonté d’afficher son emprise d’un des inventeurs de Dada ? Ou blague sur le fait qu’une société Anonyme a un directeur nominal ? Dans les deux phrases suivantes, la signature a sa fonction habituelle : elle affiche l’emprunt d’un extrait à un texte fondateur, le Manifeste Dada de 1918 de Tzara. La dernière, non signée, où l’on reconnaît Éluard, rappelle à la foule bavarde qu’elle compromet le langage dans l’usage qu’elle en fait, la définition qu’elle en donne.

L’instantanéité de la réclame, l’art du choc et de la surprise renforcent l’esthétique de rupture et la violence communicationnelle propres aux avant-gardes : court poème ou aphorisme,

18. Voir Marc Angenot, L’Œuvre poétique du Savon du Congo, édition des Cendres, 1992.En ligne : http://marcangenot.com/wp-content/uploads/2012/04/SAVON-début.pdf

19. Georges Hugnet, Dictionnaire du dadaïsme, 1916-1922, Jean-Claude Simoën, 1976, p. 260-262.

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l’énoncé publicitaire invite à consommer pour elle-même la séquence verbale qui court vers le « fin-mot » de l’histoire : le nom de la marque. Proverbe, la revue lancée par Éluard et Paulhan en 1920, fait son auto-réclame, « Proverbe existe pour justifier les mots », mais, plus subtilement aussi, de la publicité gratuite pour une marque qui ne lui demande rien :

Voulez-vous vous raser matin et soir au théâtre, au bal, au cinéma, en familleAchetez unGillette de Narbonne

Dada joue les gros bras sur les tréteaux de la foire en annonçant un tour de force, en titre d’un tract du 12 janvier 1921 : « Dada soulève tout » ; à ce tract, Clément Pansaers a participé20. Le poète belge revendique le statut de « calicot cubistement enluminé », tandis que Dada, lui, se pavane en charlatan ou en « président » – deux fonctions qui se confondent : « Dada seul offre toutes garanties contre les maladies de la personnalité, la vertu et autres affections du cuir chevelu », « Tous les Dadas sont Présidents ». Le « Syllogisme colonial » et la « réclame pour l’emprunt Dada » de Tzara diffusés sur des papillons de couleurs sont repris dans la revue Littérature :

Syllogisme colonial Personne ne peut échapper à son sortPersonne ne peut échapper à DadaIl n’y a que Dada qui puisse vous faire échapper au sort.Vous me devez 894fr. 50

Dada consulte à domicile, et ses honoraires, l’équivalent, en termes de pouvoir d’achat, de 84 824 euros actuels, s’affichent fièrement comme ceux d’un escroc.

Patrick Waldberg21, montrant comment Dada utilise la communication publicitaire de la société de consommation naissante pour promouvoir Dada, évoque la description des rituels des Gloutons chez Lévi-Strauss. Au cours de ces cérémonies religieuses des tribus du Nord Ouest américain, explique-t-il, les « gloutons », « acteurs » qui ont pour mission spécifique de faire scandale, dansent avec les kachinas ; ce sont des perturbateurs qui blasphèment, singent les officiants, se moquent du grand prêtre. C’est un peu le rôle de la réclame dada dans les rituels de l’art, mais bien sûr, les « gloutonneries » font partie de la cérémonie, et les réclames dada… de l’art. Utilisant les procédés de la publicité pour promouvoir un produit inconsommable, Dada substitue la perturbation, voire l’agression, à l’incitation. Quand il ne profère pas une insulte directe (contre Gleizes, Madame Rachilde, Dorgelès ou les amis de la veille), l’aphorisme platement constatif invite à chercher un sens caché ou devient une incitation énigmatique à consommer un produit disqualifié ou dangereux, au mieux inoffensif : « Place à Dada qui tue »,

20. Le poète belge mort en 1922 a ouvert la voie à toutes sortes de noces contre-nature entre réclame et littérature dans Le Panpan au cul du nègre et dans Barnicanor. Voir en particulier Le Pan-Pan au cul du nègre, éditions Alde, Bruxelles, avec une gravure par l’auteur, 1920. Une page du premier ouvrage (en ligne) montre parfaitement cette évolution post-mallarméenne vers la poésie visuelle de Dada ou du « Corset mystère ».

21. Patrick Waldberg, Dada. La Fonction de refus, La Différence, coll. « Les Essais », 1999, p. 105-106.

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«  391 ne contient pas d’arsenic. On peut le prendre en toute sécurité et en secret sans rien changer à ses habitudes ». La publicité, en particulier dans les pays nordiques, redécouvrira dans les années 1980 cette apologie à rebours qui réveille, par la répulsion ou le dénigrement, la curiosité du consommateur blasé. Dada ne mène à rien ? Mais c’est là qu’il voulait aller ! Il se présente fièrement comme une erreur réitérée :

Avec Dada, tous les jours rendez-vous n’importe où

Proverbe 1, 2, 3. Trois erreurs se corrigent.

Les aphorismes Dada sont représentatifs de ce que cette jeune génération de poètes pense de la littérature à ce moment-là : pur commerce de phrases… « Souscrivez à Dada le seul emprunt qui ne rapporte rien » sera repris dans le Manifeste de l’amour faible et de l’amour amer de Tzara. La revue Proverbe y va aussi de ses conseils financiers, plutôt ironiques trois ans après l’annonce du non-remboursement de l’emprunt russe : « Ne souscrivez pas à l’emprunt » – c’est quand même trop tard pour tous les souscripteurs. Quoi qu’il en soit, la plupart de ces phrases sont indexées sur une actualité encore récente – la dénonciation unilatérale de l’emprunt date de 1917 et les enquêtes que conduit l’État sur la corruption de la presse par la Russie pour la vente de ces emprunts est exactement contemporaine de ces aphorismes. Même une phrase neutre comme « Prenez garde à votre pardessus », qui peut être le détournement d’une affichette de vestiaire dans un bar, se charge de connotations d’actualité si l’on se réfère à l’histoire de portefeuille trouvé qui envenime les relations entre Dadaïstes. Le sens allusif et privé de ces inscriptions est lié au choix de les mettre en circulation dans un contexte donné plutôt qu’à leur forme, et j’ai étudié ailleurs la sélection de destinataires différents pour un même énoncé détourné de la communication publique22.

Ces réclames paradoxales pour un produit mortel ou plus anodin qu’un placebo martèlent une vérité étrange ou dévalorisante sur des supports flatteurs. Albert Gleizes, que Dada a traité d’impuissant, souligne perfidement la contradiction entre le discours anti-esthétique et anti-bourgeois de Dada et l’aspect soigné de sa typographie :

La présentation de l’œuvre Dada est toujours pleine de goût pour l’œil, qu’il s’agisse de tableaux aux couleurs charmantes, très mode, ou des livres et revues toujours délicieusement mis en pages, selon des ordonnances de catalogues de parfumeries. (Action n° 3)

On peut soupçonner une antiphrase dans les mentions du goût et des couleurs « charmantes », mais il n’en reste pas moins vrai que l’anti-art dada soigne la composition et la visibilité.

L’énoncé de la réclame Dada est tautologique, démagogue (« Dada est contre la vie chère », Dada n° 7) ou contradictoire dans les termes ; qu’il incite à l’achat d’un produit mortifère ou indésirable, ou qu’il interdise d’acheter, il renverse le modèle publicitaire, créant une aporie que vient dénouer le nom de Dada qui arrive comme la révélation d’un produit miracle. Il s’exhibe alors comme un leurre se substituant à l’objet défaillant qu’il proposait au désir : il est lui-même

22. Marie-Paule Berranger, Dépaysement de l’aphorisme, Corti, 1988.

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le produit à mâcher, rabâcher pour que le miracle ait lieu, et ce nouveau miracle est celui de la crétinisation de l’art et du spectateur moderne : « Je suis dada, a-dada, anada, Amanda n’avait qu’un défaut », ânonne Dada n° 7 qui entend faire tourner en bourrique le chaland non averti : « Les vrais Dada sont contre Dada » lisait-on au numéro 6. Assené et répété le nom du produit Dada fait passer son contenu ou son usage au second plan. C’est la marque qui fait office de la chose, et c’est elle en dernier ressort qu’il s’agit de diffuser – Albert Gleizes, dans le même article, y avait vu clair :

L’opinion qui est aussi une névrose collective ne s’était pas cristallisée sur des éléments éparpillés. Du jour où l’étiquette Dada fut collée sur un ensemble de « productions » tout fut changé. Ce qui était invisible devint visible.

Baudrillard dans son chapitre « Le Médium publicitaire » a démonté ce mécanisme que Dada exhibait ironiquement en 1920 :

Le langage au lieu d’être véhicule de sens, se charge de connotations d’appartenance, se change en lexique de groupe, en patrimoine de classe ou de caste, [de] moyen d’échange il devient matériel d’échange à usage interne, […] – sa fonction réelle devenant, derrière l’alibi du message, fonction de connivence et de reconnaissance […] au lieu de faire circuler le sens, il circule lui-même comme mot de passe, comme matériel de passe, dans un processus de tautologie du groupe (le groupe se parle lui-même). Bref, il est « objet de consommation fétiche »23.

La réclame dada fétichise ainsi une denrée poétique qui devient, comme l’art, « une cathédrale pour les poires ».

Dans la publicité surréaliste, il s’agit bien moins de dénoncer comme tels les simulacres de l’art que de promouvoir un langage efficace. Cette poésie, qui pourrait être faite pas tous, se glisse dans les locutions toutes faites et les images d’Épinal pour réactiver les énoncés figés et, dans la déroute des sens attendus, introduire une béance qui ouvre sur le plaisir.

On a déjà évoqué les papillons Dada ; les papillons surréalistes ne sont pas exactement dans le même registre. José Pierre en répertorie 15 en tout, de 7 cm sur 11, jaunes, vert pâle ou roses, inscrits parmi les activités du Bureau de recherches surréalistes sur le cahier de la permanence de la rue de Grenelle en décembre 192424. Ils vantent un nouveau produit, le Surréalisme, par une phrase lapidaire, catégorique, qui semble constater comme une évidence prééxistante ce qu’elle travaille en fait à créer.

Le Surréalisme / est à la portée / de tous les inconscients.

Le SURRÉALISME est-il / le communisme du génie ?

Le Surréalisme / c’est l’écriture niée

PARENTS ! racontez vos rêves à vos enfants.

23. Jean Baudrillard, La Société de consommation, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 192-193, rééd. Folio Essais, n° 35.

24. José Pierre, Tracts et Déclarations surréalistes, t. 1, éditions Joëlle Losfeld, 1980, p. 32-33 et p. 384-385.

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VOUS QUI NE VOYEZ PAS / pensez à ceux qui voient

Ouvrez la bouche comme un four, / il en sortira des noisettes

Si vous aimez l’amour/ vous aimerez / le SURRÉALISME.

Vous qui avez du plomb dans la tête / fondez-le pour en faire de l’or surréaliste.

Outre ces aphorismes et quelques autres, les papillons diffusaient deux citations signées (de Berkeley et de Hegel) et deux autres, anonymes, attribuables à Gaston Leroux et à Racine25. Breton dans ses Entretiens avec André Parinaud en 1952 juge qu’ils « semblaient encore hésiter sur le chemin à prendre (poésie, rêve, humour) et tout compte fait étaient des plus inoffensifs26 » : cette inocuité liée au premier objectif du surréalisme, le Merveilleux, est assez vite devenue une faiblesse politique majeure.

Les papillons surréalistes relèvent, comme ceux de la réclame, de l’injonction et de la prescription ; ils visent une conversion sur le modèle de ceux qui offrent une nouvelle religion, une nouvelle pratique de gymnastique, de méditation, de médecine parallèle. Il n’est pas indifférent que de nombreuses phrases surréalistes soient calquées sur des conseils de nutrition et d’hygiène27 : il s’agit bien de proposer une hygiène de vie, à rebours des principes de la santé bourgeoise et de la conservation prudente. La substitution d’un antonyme au mot attendu, le renversement de l’énoncé par inversion du sujet et du complément d’objet direct ou de l’agent opèrent ce « renversement au bien de ce qui était écrit au mal » que prône, après les Poésies de Ducasse, le surréalisme. C’est à tous les sens du terme « un nouveau régime » de l’esprit que vise la médecine surréaliste.

Du « Corset Mystère » à la gaine Scandale, la réclame déshabillée

Aragon continuait ainsi sa caractérisation du « Moderne » des années passées :

Pour en finir avec la tendance créatrice de mythes que nous voyons agir avec les affiches contemporaines de ce premier quart de siècle pour matériel, je dirai donc qu’elle apparaît vraiment à son début comme une protestation contre le produit. Elle est à cet égard, comme toute image, une tentative de détournement de la réalité.Mais il est certain que le goût moderne de la réclame a été autre chose pour un plus petit nombre d’esprits. Au-delà des considérations lyriques proprement dites, ceux-ci envisageaient l’efficacité de la réclame, et il est certain qu’à Paris, à la veille de dada, qui reprendra et transformera cette croyance, il règne une croyance toute nouvelle dans la vertu de la réclame28.

25. Respectivement « Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat » et « Ariane ma sœur ! de quel amour blessée/ Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? »

26. Entretiens radiophoniques VIII (avec André Parinaud), OC. t. III, s. dir. Étienne-Alain Hubert, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1999.

27. Marcel Duchamp s’en était déjà servi dans ce « Conseil d’hygiène intime » de Rrose Sélavy : « Il faut mettre la moelle de l’épée dans le poil de l’aimée ».

28. « Introduction à 1930 », éd. cit.

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La réclame apparaît en poésie comme ce qui gratifie le langage, déconsidéré par le mésusage des artistes, des intellectuels et des hommes politiques entre 1913 et 1918, d’une nouvelle performativité ; elle est l’antidote aux formes conventionnelles héritées d’une tradition qui les vouait à la reconduction de l’ordre établi, au prix de l’extermination de toute une classe d’âge.

Elle manifeste au premier chef une désaffection totale des formes poétiques connues, y comprises [sic] les plus récentes, et elle signifie une volonté de revitalisation de la poésie par des méthodes empruntant à la vie ses éléments, à la vie moderne comme on dit. Elle suppose un espoir qui n’est pas encore exprimé, de provoquer un réflexe, d’obtenir automatiquement l’attention du monde à des fins qui ne sont pas formulées, et tout d’abord indépendamment de ces fins29.

La réclame continue ici de poser une question de morale – la fameuse question de la relation entre moyens et fins sur laquelle se fera le partage politique entre Aragon et Breton. Elle est supposée réveiller, inciter à l’action et mettre en jeu des mécanismes qui, au-delà de sa visée commerciale (paradoxalement), disent la possibilité d’un langage-action…

Benjamin Péret dans un poème de Je Sublime rend à la poésie le processus de martèlement publicitaire qu’il croise avec la récitation scolaire de la déclinaison latine, exemple même de l’idiotie répétitive et de l’obsession amoureuse – qui peuvent parfois se confondre :

Il fait un temps Rosa avec un vrai soleil de RosaEt je vais boire Rosa en mangeant RosaJusqu’à ce que je m’endorme d’un sommeil de RosaVêtu de rêves RosaOù l’aube Rosa me réveillera un champignon RosaOù se verra l’image de Rosa entourée d’un halo Rosa30

Cette Rosa auréolée qui a pris la place du nom de couleur et donne sa teinte au paysage et aux rêves, son goût aux aliments, est devenue une panacée universelle – pommade rosat, aussi insistante que la Rrose Sélavy des énoncés de Desnos.

Le jeu verbal tel que le pratique Robert Desnos à la suite de Marcel Duchamp dans les Rrose Sélavy, tel que s’y essaie plus laborieusement Breton dans son Carnet (« La lectrice excitée éteint l’électricité ») ; les jeux d’anagrammes et de « balance verbale » d’un Leiris disséquant le lexique dans ses glossaires successifs ; les locutions déviées d’Éluard inscrites dans un refrain parodique, un distique, une structure de proverbe ou de dicton, une maxime célèbre dont il ne reste que les appuis syntaxiques, coque vide réquisitionnée pour un autre énoncé, toutes ces pratiques trouvent dans les bouts rimés et les détournements familiers à la réclame depuis le siècle précédent des procédures à récupérer, par une sorte de retour à l’envoyeur de ses propres méthodes. Mais le passage dans ces énoncés ludiques au sur-fonctionnement laisse un doute : pastiche ? parodie ? L’intention satirique ne vise pas l’écriture publicitaire elle-même : il s’agit bien plutôt de réveiller la poésie en léthargie par une secousse ; jeux verbaux et perturbations ludiques de la réclame semblent les moyens de cet électrochoc.

29. Ibid.

30. Benjamin Péret, Je sublime (1936), Œuvres complètes, t. II, éd. Eric Losfeld, 1971, p. 44.

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Faut-il voir « Le Corset Mystère31 » comme l’illustration de la productivité poétique, voire d’un certain lyrisme de la réclame ? Publié en juin 1919, ce poème disposé verticalement en séquences centrées dans des polices diverses est, selon Breton, un authentique collage de « [b]outs d’annonces alternant avec des expressions toutes faites et de menues inventions ». « Le « Corset Mystère32 », très belle enseigne qu’on peut encore voir au balcon d’un premier étage rue de la Paix33 », intègre aux matériaux les formules familières du Miroir des modes (« Mes belles lectrices ») et la raison sociale du « Touring Club de France ». La disposition typographique de la réclame en séquences verticales centrées non justifiées à gauche, mettant en bonne place le nom du produit, jouant de l’hétérogénéité des caractères, inspire les découpages de séquences comme dans les coupures de journaux collées en exemple de « poésie donnée » dans le manifeste de 1924. C’est le dispositif même du poème, verticalement étagé sur la page, qui s’anime et rompt l’alignement à gauche sous la pression des modèles visuels de la rue.

À l’inverse, « L’Océan glacial34 », un poème-objet de 1936, travestit en support poétique un paquet de cigarettes bleu sur lequel on lit ces quatre séquences sur des bandelettes découpées – variante des vers de mirliton –, le troisième se déchiffrant à partir de son reflet inversé dans un miroir :

l’Océan glacialjeune fille aux yeux bleusdont les cheveuxétaient déjà blancs35

Sur le fond du paquet est collée l’image d’une hermine, animal fétiche chez Breton comme beaucoup de ces « bêtes blanches » qui déjà traversaient « Enfance » de Rimbaud.

Le texte suggère plusieurs lectures possibles, une métaphore de l’hermine, ou de Vénus sortant des eaux, une image des vagues de l’océan crêtées d’écume blanche ou parsemées d’icebergs et d’un friselis de glace, une ode à un cocktail au curaçao – la liste des associations dépend du pouvoir métaphorique du lecteur –, mais le support du paquet bleu contenant des cigarettes blanches, augmente encore les possibilités, et trouble le jeu : qui est métaphore de quoi ? La cigarette de la jeune fille ? La jeune fille de la cigarette ? L’inscription est-elle métaphore de l’objet ou l’objet étui et métonymie du poème ? Là où « Le Corset Mystère » restait dans le cadre du prélèvement et du collage d’éléments empruntés à la publicité, c’est la poésie qui vient ici re-nommer l’objet et se substituer à la marque, « faire l’article », en somme.

31. Publié d’abord dans Littérature n° 4 en juin 1919, ce poème clôt le recueil Mont de piété.

32. Poème repris dans Mont de Piété, O. C. , t. 1, éd. cit. p. 16.

33. Ce commentaire de Breton en 1930 figure dans la notice de Marguerite Bonnet, O. C., t. 1, éd. cit. p. 1098.

34. Repris dans Je vois j’imagine, préface d’Octavio Paz, choix des textes et catalogue établis par Jean-Michel Goutier, Gallimard, coll. « Livres d’art », 1991.

35. Ibid., p. 28.

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Breton, sensible à l’imagerie populaire, intègre les icônes publicitaires aux supports de l’inspiration comme en témoignent les manuscrits de Poisson soluble et d’Arcane 1736 qui deviennent keepsakes, albums collectors des figures du merveilleux quotidien – tickets, cartes à jouer, morceaux d’emballages, décomptes, réclames et papiers à en-tête. Cela peut être une raison sociale « Alouette/ Tabac à fumer naturel » qui introduit dans Arcane 17, sous l’illustration de l’emballage, le refrain « Alouette, gentille alouette/ Alouette, je te fumerai. » Cette « citation » de publicité récupère dans l’espace littéraire ce qui fut d’abord un de ces détournements de comptine très productifs dans les réclames – et celle-ci fut des plus exploitées.

Quelques pages plus loin le manuscrit d’Arcane 17 fait place à un autre oiseau, toujours lié au tabac : c’est la chouette blanche des cigares White Owl qui ouvre l’œil dans le récit. Tout se passe comme si l’emballage familier du fumeur avait diffusé ses motifs dans la narration, conditionné ses métaphores, concentrant les thèmes récurrents de Breton (l’oiseau, les bêtes blanches), autour des icônes de la publicité – ici l’appel à la vigilance, qui est en 1944 au cœur du propos sur la liberté que la Libération pourrait bien ne pas suffire à garantir.

36. André Breton, Arcane 17. Le manuscrit original, édition préparée et présentée par Henri Béhar, Biro éditeur, 2008.

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Figure 3 : André Breton, Arcane 17, 1944,source : andrebreton.fr / Bibliothèque Jacques Doucet.

Figure 4 : André Breton, Arcane 17, 1944,source : andrebreton.fr / Bibliothèque Jacques Doucet.

Le poète surréaliste se fait volontiers le pagure de la réclame, sans intervention ou avec une correction minimale. Restons dans le sillage des fumeurs : « Ne fumez pas le Job ou ne fumez pas » lancent Éluard et Péret37 : la marque de papier à cigarettes est célèbre pour avoir fait appel à Toulouse-Lautrec, aux artistes de l’Art nouveau, à Mucha en 1897 (calendrier) et 1898 (affiche), et plus tard, entre beaucoup d’autres à Cappiello ; le slogan d’origine annexé par les poètes surréalistes apparaissait sur des affiches de la fin du siècle qui déclinaient un artilleur appuyé à son canon, un cavalier accoudé à son cheval (affiche de Félix Thuillière), et en 1900 associé à un pompier qui joue avec le feu d’une cigarette bien méritée sur des décombres noyés.

Si le nom du papier à cigarette engage le personnage biblique dans une curieuse alternative, cette incongruité poétique ne frappe pas le fumeur qui lit la réclame, mais la décontextualisation et le transfert dans un recueil de proverbes corrigés suffisent à réveiller le lecteur de l’addiction qui neutralise l’incongru dans la réclame. La réécriture minimale des poètes va bien au-delà du simple dépaysement, en lançant comme un ordre une curieuse (fausse) alternative, ne pas fumer dans les deux cas. La seule nuance réside dans « le Job » ; mais selon le sens que l’on donne à « ou » l’énoncé s’entend comme une anti-réclame crétinisante, ou bien redevient une apologie de la marque Job : fumer avec un autre papier que du Job, c’est comme ne pas fumer du tout. Cet énoncé s’inscrit dans une série de « ready made aidés », réécritures de proverbes et dictons, titres et formules qui ont en commun d’explorer les multiples voies de la contradiction, par négation, inversion, renversement, antonymie, substitution aporétique à l’instar des réécritures des Poésies de Ducasse. Ici la négation de la prescription semble moins attaquer la communication publicitaire, la firme ou le fait de fumer – les surréalistes, comme le montrent les exemples précédents, n’ont rien d’une ligue anti-tabac – que le processus d’interdiction et en dernier ressort la logique liée à l’alternative et à la non contradiction.

Il n’est pas surprenant que la forte armature syntaxique et sonore des formes brèves de la publicité dote la poésie d’une liste impressionnante de structures à réinvestir. Le clin d’œil au slogan fait partie des petites faiblesses de l’aphorisme : il y a une jouissance à frôler la référence au déjà connu pour l’escamoter, d’un geste minimal, et il s’en faut parfois d’un cheveu : qu’on mette

37. Paul Éluard, 152 proverbes mis au goût du jour en collaboration avec Benjamin Péret, [1925], Œuvres complètes, édition établie par Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Paris, Gallimard, 1968, p. 156.

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Figure 5 : Louis Vallet, affiche de la collection JOB.

une capitale à « Printemps » et cette inscription de Scutenaire, « Le cœur de l’hiver bat tout près du printemps38 », quitte la notation poétique sur la nature, image des saisons de la vie, pour attirer l’attention sur les soldes de blanc en janvier ou la mode d’hiver d’un grand magasin du Boulevard Haussmann. Les surréalistes belges, depuis les premiers tracts de Correspondance ont été, bien avant Debord, de grands maîtres en détournement… Dans ses successifs recueils d’Inscriptions, Louis Scutenaire évite le lyrisme à l’aide d’injonctions mystérieuses comme «  Soyez bon pour les céréales39 », qu’une image de corn flakes ferait basculer du côté de l’énoncé publicitaire, ou « Vous dormez pour un patron40 » qui pourrait passer de la bannière d’une manifestation politique à un gag chaplinesque des Temps modernes. Un beau lapsus comme « Souvent flamme varie41 » peut changer de statut associé à une image de briquet sur le papier glacé d’un magazine et « On est toujours la grande blonde de quelqu’un42 », placé sous un paquet de cigarettes ou sous un verre de bière, conduirait le lecteur vers une autre acception de «  blonde ». De purs énoncés, sans statut métaphorique évident, relevés par Breton comme des exemples parfaits de surgissement automatique, du type « pneu patte de velours », auraient été de bons slogans chez Michelin : l’opération de confiscation du référent ou du comparé dans la métaphore in absentia suffit à faire basculer la phrase isolée du côté du poétique : on jouira alors de la chaîne sonore avec son bégaiement explosif bi-labial, sa double dentale, le [ø] long suivi d’un [ə] répété trois fois allant mourir en douceur dans la finale amortie et prolongée du [u], et de cette vision d’un pneu félin, Raminagrobis dompté ou cachant sa puissance.

Dans les formes brèves de la poésie en prose surréaliste, l’image s’inscrit souvent au cœur d’une structure de devinette qui rend désirable la solution propre à dénouer la tension. La densité favorise l’implicite et l’implicite la polysémie qui rend incertain le statut utilitaire ou non de la phrase isolée. Une autre inscription de Scutenaire, « Les corbeilles de l’avenir43 », peut être lue comme une métonymie publicitaire, engageante, euphorique – devise d’un fleuriste ou d’un tresseur de paniers –, ou comme une réflexion inspirée par certaines représentations de l’actualité, une métaphore de la façon dont on imagine l’avenir : ouvert, offert, fécond… Là encore, l’oblitération du contexte maintient l’énoncé en suspens. « La nuit éblouissante44 » est de la même encre, celle qui a conduit nombre d’aphorismes chariens. Trop courts, ces énoncés nominaux sont soit des condensés de poésie laconique, la notation sensible frôlant parfois la devinette comme le fait aussi le haïku, soit des réclames potentielles en attente d’emploi. Réclame si la photographie d’un objet ou le nom d’une marque fournit à la devinette sa solution en la comblant d’un référent, et donne à l’énoncé un statut descriptif dénotatif ou métaphorique. Énoncé poétique si, préférant l’ombre à la proie, on diffère sine die le fin-mot – c’est le cas dans

38. Louis Scutenaire, Mes Inscriptions (1964-1973), Éditions Brassa, Bruxelles, 1981, p. 102.

39. Mes Inscriptions (1945-1963) [1976], Éditions Allia, 1984, p. 112.

40. Ibid.

41. Ibid.

42. Ibid., p. 113.

43. Ibid., p. 249.

44. Ibid., p. 248.

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les Rrose Sélavy où l’énoncé, redupliqué et anagrammatisé, se propose à la place de l’objet de la jouissance ; dans « Je vous aime, ô beaux hommes vêtus d’opossum », la paronomase relègue hors scène l’image des défilés de mannequins en fourrure que Nougé et Magritte sont contraints de conserver dans Le Catalogue Samuel. Chez Desnos, la saturation phonétique cherche souvent, non sans humour, les satisfactions primaires de la lallation, à moins que le nom même de Rrose Sélavy ne vienne en fétiche combler la place vacante du produit, ou faire carrément la réclame pour une panacée sans égal, Éros et la vie, ces stupéfiants surréalistes.

Quant à cet aphorisme, « Fidèle à sa voix, son ombre docile apprivoise des regrets de toutes les couleurs », il pourrait former le beau distique conclusif d’un poème d’Éluard – et l’adjectif possessif sans référent ne suffit pas à nous désarçonner : c’est souvent ainsi que le poète donne une aura mystérieuse ou onirique à la scène amoureuse. Mais c’est une phrase du Catalogue Samuel publié en 1927 dans lequel le fourreur belge présentait les manteaux de l’année 1928, et elle est de Paul Nougé45 ; l’adjectif possessif était le seul indice d’une référence extérieure, répondant à la silhouette dessinée par Magritte : une femme en manteau de fourrure, présentée de dos sur le seuil d’un étroit corridor en bois. La légende sous l’image est le nom du modèle, « Splendid (ragondin) ». Si l’objet de référence récupère l’image, sur la page de gauche, la phrase de Nougé tente une colonisation de l’espace publicitaire par la rêverie poétique. Nougé systématise ce mode d’action en jouant les hommes-sandwichs ; la même année, il promène en charrette dans Bruxelles un placard portant des aphorismes typographiés verticalement avec des mots en gras et en capitales dans le corps du texte, comme celui-ci : « Ce/ boulevard/ encombré/ de/ morts/ Regardez/ vous/ y/ êtes46 ». Michel Biron stipule qu’au dire de Nougé lui-même le « résultat aurait été décevant, les passants, dans l’ensemble, ayant cru à la publicité pour un film ». Ce qui suggère entre autres choses que les modalités de communication, le contexte du message, l’emportent sur la forme et le signifié et réduisent la polysémie en présélectionnant un champ de référence.

Pas de différence formelle entre aphorisme poétique et réclame, mais des différences de support, de circuit, d’usage. Le référent vient bloquer la rêverie métaphorique, dans la réclame, là où son élimination déplace et diffère la jouissance dans le jeu poétique ; la même phrase peut ainsi passer de la « solution » – un objet de consommation qui efface toute incertitude – à la consommation littérale et sonore d’une énigme sans fin-mot. Les énoncés poétiques brefs du surréalisme trouvent leur récompense dans la gymnastique des signifiants, cette « algèbre céleste » dont nous parle Rrose Sélavy. « [L]a technique, dit Jean Frois-Wittman dans un article sur le mot d’esprit chez Freud47, sert donc de prime de séduction et procure un appoint de plaisir préliminaire ». C’est tout l’art de Rrose Sélavy qui laisse du jeu (au sens mécanique) dans les appariements littéraux et cultive l’équivoque du désir et le travestissement. La frustration de

45. René Magritte/ Paul Nougé, Le Catalogue Samuel, préface de Paul Gutt, Bruxelles, Didier Devillez éditeur, 1996. Voir dans ces actes l’article d’Anne Reverseau, « Des affinités électives du surréalisme belge et de la publicité : autour de Paul Nougé et d’E.L.T. Mesens ».

46. Paul Nougé, L’Expérience continue, Lausanne, L’Âge d’homme et Cistre, 1981, p. 341.

47. Le Surréalisme au service de la Révolution n° 2, réédition Jean-Michel Place, 2003 p. 26-29.

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la non-résolution est comblée par le mécanisme même, celui d’une poétique qui est aussi une érotique. On peut penser que dans la réclame, inévitablement, l’objet comblant ou le nom de marque accompagnent la décharge de la tension métaphorique d’une petite déception : «  ce n’était que ça ». La réclame en faisant appel à des poètes et des artistes visait sans doute à conserver le bénéfice de plaisir lié au déplacement et à la substance prosodique de l’énoncé, en un temps où l’objet n’était pas encore assuré de combler suffisamment par son statut d’idole.

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Limericks, formulettes, comptines et chansons engravées dans la mémoire scolaire, favorisent l’adhésion amusée de celui qui reconnaît une rengaine de son enfance. Ces formules toutes faites, ficelles liées aux techniques de persuasion, on les retrouve partout dans la réclame aussi bien que dans les textes surréalistes, comme des amorces de clichés que l’écriture dévie – vers un objet qu’on pourra consommer, ou vers un pur objet de mots, qui relance le désir ; Breton est friand de ces rampes de lancement dans ses essais et ses récits. Ce qui distingue dans les années vingt la pratique publicitaire et la pratique poétique expérimentale des surréalistes me semble inscrite dans la définition même du surréalisme, c’est le « dépaysement », qui dépasse et relègue dans un arsenal vieilli cette esthétique de la surprise qui fonde encore la réclame. Dépaysement de l’objet du désir, dépaysement de la mémoire : les surréalistes français et belges, quand ils travaillent à contester la référence, à déréférencer l’objet, quand il s’amusent de la fausse dénomination d’un objet, ou du titre inadéquat et pourtant juste d’un tableau, quand ils refusent de donner aux mots leur signifié usuel, quand ils essaient, comme dit Magritte, de « faire hurler les objets les plus familiers48 » sapent l’objet et le médium, un risque que la réclame ne prend pas au-delà d’un certain point, un risque qui s’émousse dans l’art dès les années 30, avec la résignation des lecteurs devenus consommateurs et la banalisation du scandale.

« Trop de Shell et pas assez de poivre » constate en 1956, un tract mystificateur49. Le n° 1 de la revue Lèvres nues sur la quatrième de couverture déjà signait la mort des avant-gardes :

La gaine duSCANDALE

Ne trouble plusPersonne

48. « La Ligne de vie », 1938, dans Écrits complets, Flammarion, p. 119.

49. Intitulé « Les curés exagèrent », ce tract dénonçait une exposition d’artistes sponsorisés par les compagnies pétrolifères. On en trouve les circonstances dans l’Annexe IX des Lèvres nues, collection complète, 1954-1958, édition Plasma, 1978.

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Pour citer cet article

Marie-Paule Berranger, « La poésie au jeu de la réclame », Les Poètes et la publicité. Actes des journées d’études des 15 et 16 janvier 2016, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB [en ligne], s. dir. Marie-Paule Berranger et Laurence Guellec, 2017, p. 98-117. Mis en ligne le 20 février 2017, URL : http://littepub.net/publication/je-poetes-publicite/m-p-berranger.pdf

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