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  • La poésie philosophique

  • COLLECTION FONDÉE PAR JEAN FABRE

    ET DIRIGÉE PAR ROBERT MAUZI

  • LITTÉRATURES MODERNES

    La poésie philosophique

    LOUIS VAX Professeur de Philosophie à l'Université de Nancy II

    et au Centre Universitaire de Luxembourg

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

  • DU MÊME AUTEUR

    L'art et la littérature fantastiques, Paris, PUF (coll. « Que sais-je ? », n° 907), 4e éd., 1974.

    La séduction de l'étrange, Paris, PUF (coll. « BPC »), 1965, en réimpression. Critique de la profondeur, Nancy, Publications de la Faculté des Lettres

    et Sciences humaines, 1967. Textes philosophiques allemands, éd. par Louis Vax et Anne Lucas, Paris,

    A. Colin (coll. « U2 »), 1969, épuisé. L'empirisme logique de Bertrand Russell à Nelson Goodman, Paris, PUF

    (coll. « Le Philosophe », n° 93), 1970. Les chefs-d'œuvre de la littérature fantastique, Paris, PUF (coll. « Littéra-

    tures modernes », n° 21), 1979. Lexique de la logique, Paris, PUF (coll. « Lexique »), 1982.

    ISBN 2 13 038825 6

    Dépôt légal — 1 édition : 1985, mai © Presses Universitaires de France, 1985 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

  • « That the glory of this world in the end is appearance leaves the world more glorious, if we feel it is a show of some fuller splendour ; but the sensuous curtain is a deception and a cheat, if it hides some colourless movement of atoms, some spectral woof of impalpable abstractions, or unearthly ballet of bloodless categories. Though dragged to such conclusions, we can not embrace them. Our principles may be true, but they are not reality. They no more make that Whole which commands our devotion, than some shredded dissection of human tatters is that warm and breathing beauty of flesh which our hearts found delightful. »

    (« Que la magnificence de ce monde ne soit en fin de compte qu'apparence le rend plus magnifique encore, si nous avons le sentiment qu'il est le reflet d'une beauté plus parfaite ; mais ce voile sensible n'est que leurre et duperie s'il dissimule quelque agitation grise d'atomes, quelque trame inconsistante d'abstractions impalpables ou quelque ballet sinistre de catégories exsangues. Si pressés que nous soyons d'adopter de telles conclusions, nous ne saurions les embrasser. Les principes de nos sciences peuvent être vrais, mais ils ne constituent pas pour autant la réalité des choses. Ils ne forgent pas plus l'univers qui commande notre adoration, que quelques lambeaux humains déchiquetés sur une table de dissec- tion ne sont cette chaude et vivante beauté qui faisait les délices de nos cœurs. »)

    Francis Herbert Bradley, The Principles of Logic, 2nd ed., 1922, p. 591.

  • CHAPITRE PREMIER

    Poésie, philosophie, poésie philosophique

    Les mots de « poésie » et de « poème » désignent tantôt le dis- cours mesuré, tantôt la parole inspirée. Si superficielle qu'elle soit, l'opinion du vulgaire, qui adopte généralement le premier sens, n'est pas méprisable : les historiens de la littérature le retiennent pour classer les ouvrages, et les auteurs d'anthologies pour choi- sir leurs textes.

    A l'égard de la poésie, trois éléments de signification se complètent et s'opposent depuis l'Antiquité : le mètre, la fiction, l'inspiration.

    Au début de sa Poétique, Aristote rejette l'opinion de ceux qui tiennent pour synonymes « poète » et « versificateur ». Si Homère et Empédocle usent l'un et l'autre du mètre, le premier seul est Poète, le second — à qui il reconnaît un style de poète — physi- cien. Plus tard, Horace déclare avec sa modestie ordinaire :

    Je me retrancherai, pour ma part, du nombre de ceux que je reconnaî- trai poètes : car, pour l'être, tu ne saurais dire qu'il suffise de remplir la mesure du vers, et, si quelqu'un écrit, comme moi, des phrases voisines du langage de la conversation, tu n'iras point le tenir pour un poète. (Sati- res, I, IV, vers 40 et suiv. Trad. F. Villeneuve.)

    Au reste, tout mètre n'est pas digne de la poésie, et Aristote refuse le titre de poète à l'auteur d'une rhapsodie composée de vers mêlés. Cette opinion prévaudra encore au XVII siècle : dans son Dictionnaire, Furetière estime que les vers lyriques — entendez ceux qui sont destinés à être chantés avec accompagnement de la

  • lyre —, les sonnets et les épigrammes ne portent le nom de poè- mes que fort abusivement.

    Mais, s'il n'est pas une condition suffisante de la poésie, le mètre en est-il au moins une condition nécessaire ? L'opinion adverse apparaît déjà dans l'Antiquité. A en croire Diogène Laërce, Aristote aurait rangé les dialogues de Platon entre la prose et la poé- sie. Cicéron ira plus loin : encore que composés en prose, les écrits de Platon méritent, plus que les comédies, le nom de poèmes (Ora- teur, 66). Montaigne défend une thèse semblable dans son essai sur la Vanité (Essais, III, IX). Et maints auteurs, de la Renaissance à nos jours, estiment comme lui que Platon est avant tout un poète

    Plutôt que le discours mesuré, c'est la fiction qui serait, selon certains, le trait distinctif de la poésie. On sait qu'Aristote avait vu dans l'épopée, et dans la tragédie surtout, les genres poétiques par excellence. Ce qui inspire à Corneille des remarques judicieuses : « J'avoue que les vers qu'on récite sur le théâtre sont présumés être prose [...] Si nous en croyons Aristote, il faut se servir au théâtre des vers qui sont les moins vers... » Ainsi donc, le plus poétique des genres doit faire oublier qu'il use du discours mesuré. A l'épo- que romantique, Novalis ne craindra pas d'écrire :

    Ce serait une question pertinente que celle de savoir si le poème lyrique est proprement poème, c'est-à-dire haute poésie, ou prose,

    1. Montaigne : « Et certes la philosophie n'est qu'une poësie sophistiquée. D'où tirent ces autheurs anciens toutes leurs authoritez, que des poëtes ? Et les premiers furent poëtes eux mesmes et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'un poëte des- cousu. Timon l'appelle, par injure, grand forgeur de miracle » (Essais, II, XII). Phi- lip Sidney écrit à la même époque : « And truly even Plato whosoever well consi- dereth shall find that in the body of his work, though the inside and strength were Philosophy, the skin as it were and beauty depended most of Poetry... » (An Apo- logy for Poetry). A l'époque romantique, Shelley reprend le thème : « Plato was essen- tially a poet — the truth and splendour of his imagery, and the melody of his language is the most intense that it is possible to conceive » (A Defence of Poetry). Et Cole- ridge : « Surely here at least we may admit the presence of a higher genius, and not improbably the poetic in the first instance. For Plato was a poet of such excellence as would have stood all other competition but that of his being a philosopher » (Phi- losophical Lectures, IV). , 2. Corneille, Examen d'Andromède. Corneille et d'Aubignac partagent l'opinion

    d'Aristote selon qui les vers de la tragédie doivent se rapprocher du langage commun. Des alexandrins à rime plate pour le premier, alors que le second, invoquant Aris- tote, défend « la diversité de la mesure et la croisure des vers ».

  • c'est-à-dire poésie mineure. Tout comme on a tenu le roman pour de la prose, on a pris le poème lyrique pour de la poésie, et l'on s'est double- ment trompé. C'est le poème lyrique qui est la prose la plus haute, la plus authentique

    Enfin, plus que le discours mesuré, plus que la fiction roma- nesque, c'est l'enthousiasme, c'est la fureur divine qui fait le poète véritable. C'est la raison pour laquelle Horace estime que, pas plus que ses propres ouvrages, la comédie ne ressortit véritablement à la poésie :

    Celui qui a du génie, celui que les dieux animent et dont la bouche est faite pour les hauts accents, à celui-là tu réserveras l'honneur de ce nom. Voilà pourquoi on s'est demandé si la comédie était, oui ou non, un poème, parce que l'inspiration vigoureuse et la force ne s'y rencontrent ni dans la forme ni dans le fond ; et, si elle ne différait d'une conversation par les règles du mètre, ce serait conversation pure. (Satires, I, IV, vers 43 et suiv. Trad. F. Villeneuve.)

    Même opinion chez Ronsard dans l'élégie qu'il publie en tête du Théâtre de Jacques Grévin :

    Deux sortes il y a de mestiers sur le mont Où les neuf belles Sœurs leurs demeurances font : L'un favorise à ceux qui riment et composent, Qui les vers par leur nombre arrengent et disposent, Et sont du nom de vers dicts versificateurs ; Ils ne sont que de vers seulement inventeurs Froids, gelez et glacez, qui en naissant n'apportent Sinon un peu de vie en laquelle ils avortent Ils ne servent de rien qu'à donner des habits A la cannelle, au succre, au gingembre et au ris ; Ou si par trait de temps ils forcent la lumiere Si est-ce que sans nom ils demeurent derriere, Et ne sont jamais leus ; car Phebus Apollon

    3. Novalis : « Es wäre eine artige Frage, ob denn das lyrische Gedicht eigentlich Gedicht, PlusPoësie, oder Prosa, Minuspoësie wäre ? Wie man den Roman fur Prosa gehalten hat, so hat man das lyrische Gedicht für Poësie gehalten — beydes mit Unrecht. Die höchste, eigentliche Prosa ist das lyrische Gedicht » (Schriften, Bd II, S. 536). On notera la différence entre les catégories esthétiques : Poësie et Prosa d'une part, et les genres littéraires : lyrisches Gedicht et Roman d'autre part. Novalis écrit également : « Voltaire ist einer der größesten Minuspoeten, die je lebten. Sein Candide ist seine Odyssee » (ibid., S. 537). La métrique avait si peu d'importance à ses yeux qu'après avoir composé en vers les Hymnes à la nuit il en transcrivit en prose une partie pour la version définitive.

  • Ne les a point touchez de son aspre aiguillon. Ils sont comme apprentis, lesquels n'ont peu atteindre A la perfection d'escrire ny de peindre ; Sans plus ils gastent l'ancre, et, broyant la couleur, Barbouillent un portrait d'inutile valeur. L'autre preside à ceux qui ont la fantaisie Esprise ardentement du feu de Poësie, Qui n'abusent du nom, mais à la verité Sont remplis de frayeur et de divinité.

    Ronsard n'est pas notre contemporain. Il n'a pas l'ambition de ciseler des bibelots d'inanité sonore ou de donner un sens plus pur aux mots de la tribu. Il s'attache aux grands sujets patriotiques — comme celui de la Franciade hélas ! — et aux grands thèmes phi- losophiques, comme ceux de l'éternité, du ciel, de la philosophie.

    Certains « modernes », comme Lamotte, iront jusqu'à dissocier complètement poésie et versification :

    La rime et la mesure peuvent subsister avec les idées les plus triviales et le langage le plus populaire ; et la poésie, qui n'est autre chose que la hardiesse des pensées, la vivacité des images et l'énergie de l'expression, demeurera toujours ce qu'elle est, indépendamment de toute mesure. Le Cocu imaginaire est versification sans poésie, et le Télémaque est poésie sans versification4.

    Des auteurs judicieux ont nuancé cette opinion : si la mesure et la rime ne font point la poésie, elles y contribuent puissamment Et le grand Baudelaire n'est pas celui des Petits poèmes en prose, mais l'auteur des Fleurs du Mal.

    Pas plus que la poésie, la philosophie ne bénéficie d'une défi- nition constante. Aristote, qui l'identifie à la science, l'oppose à l'histoire : son domaine est celui du savoir systématique, opposé à celui des connaissances singulières. On distinguait naguère encore « philosophie naturelle » et « histoire naturelle ». Ainsi conçue la philosophie englobe la physique, la météorologie et la biologie aussi bien que la métaphysique, la logique et la morale. Descartes a

    4. Lamotte, « L'ode de M. de la Faye mise en prose » (1730). — Cité dans F. Vial et L. Denise, Idées et doctrines littéraires du XVIII siècle, Paris, 1937, p. 108. Le Cocu imaginaire est le sous-titre, retenu pour sa vulgarité, du Sganarelle de Molière.

    5. Par exemple, au XVI siècle : Sidney (An Apology for Poetry), au XVIII : Vol- taire (Brutus, « Discours sur la tragédie »), au XX : J. Cohen (Structure du langage poétique).

  • intitulé Principes de Philosophie un ouvrage qui traite avant tout de physique. Le plus grand livre de la science moderne s'intitule : Phi- losophiae Naturalis Principia Mathematica. Son auteur se nomme Isaac Newton. Le maître de philosophie engagé par M. Jourdain est un professeur de culture générale : capable d'enseigner la physi- que aussi bien que la logique ou la morale, il accepte de donner un cours d'orthographe, qu'il inaugure par une leçon de phonéti- que. Le grand ouvrage des « philosophes » français du XVIII siècle porte le nom d'Encyclopédie. Et l'ambition encyclopédique demeure vivante dans la philosophie de Hegel et même dans celle de cer- tains marxistes contemporains.

    En sa qualité de science, ou connaissance pure, la philosophie se distingue des arts, ou connaissances appliquées. Persuadés que la contemplation est très supérieure à l'action, ses adeptes font par- fois preuve de morgue et de suffisance : telle est la cause de la que- relle qui met aux prises le philosophe du Bourgeois gentilhomme et ses collègues escrimeur, danseur et musicien. Dans certaines uni- versités étrangères, le titre de « docteur en philosophie » couronne des travaux effectués dans les matières que nous qualifions de scien- tifiques et de littéraires, alors que ceux de « docteur en médecine » ou « docteur en droit » sanctionnent des études dans des discipli- nes pratiques.

    Descartes comparait la philosophie à un arbre, dont la métaphy- sique formerait les racines, la physique — nos sciences physiques et naturelles — le tronc, ses branches étant des sciences appliquées comme la mécanique et la médecine. On remarquera que Descar- tes ne retient point la mathématique : capable de proposer une méthode au philosophe, elle ne lui offre point une matière.

    Au siècle dernier, la philosophie universitaire française se déta- che des sciences positives qui se constituent en disciplines indépen- dantes. Elle dispose cependant d'une méthode particulière, la réflexion, et d'un domaine important, celui des « grands problè- mes » qui échappent, momentanément ou à jamais, à l'investiga- tion scientifique. Discipline fondamentale, la psychologie réflexive met au jour les fondements de la certitude, les principes de la science et les règles de la conduite, en d'autres termes : la métaphy- sique, la logique et la morale. Mais, la psychologie ayant rejoint

  • le groupe des sciences expérimentales et la logique celui des scien- ces pures, la philosophie trouve des thèmes de réflexion dans la vie politique, dans la religion et dans l'art.

    La philosophie s'apparente à la religion par son objet et s'en distingue par ses méthodes. Chacune propose un système du monde, une échelle de valeurs, des règles de conduite. Cependant, alors que la religion fonde ses dogmes sur une révélation devant laquelle la raison est invitée à s'incliner, la philosophie ne connaît d'autres certitudes que celles auxquelles chaque être pensant peut avoir accès par la méditation, l'observation et le calcul. Les deux disciplines peuvent collaborer. La théologie naturelle, discipline humaine, est en mesure de prouver l'existence de Dieu, et la théo- logie révélée, discipline sacrée, l'immortalité de l'âme. Mais leurs conflits sont fréquents : la philosophie prétend supplanter une reli- gion attachée à des superstitions désuètes, et la religion lancer ses foudres contre le fol orgueil de la philosophie.

    Quel parti prendre en présence de termes aussi riches de sens et aussi lourds d'équivoque ? Retenir l'une de leurs significations parce qu'on la juge centrale et correspondant à l'essence de la chose ? Multiplier les distinctions et raffiner sur les nuances ? Faire l'un ou l'autre choix serait s'exposer à oublier que le mot est un être vivant, que cet être protéiforme glisse sans cesse d'une accep- tion à l'autre sans perdre pour autant le sentiment de son identité fondamentale Il est bon de garder présentes à l'esprit les distinc- tions de sens ; il est vain de leur attacher une importance exces- sive. Prenons donc les mots de « poésie » et de « philosophie » dans leur sens le plus large. Le premier désignera aussi bien le discours mesuré le plus plat que l'exercice verbal qui frôle le non-sens ; et le second l'exposé prudent et tatillon que la spéculation mystique échevelée. Il importe moins de définir une fois pour toutes les

    6. Cf. J. Lachelier : « L'emploi exclusif d'un mot plus précis, spécial à chaque acception, ferait évanouir ce qu'il y a de réellement un, et en même temps de pro- fond et de philosophique, dans cette large signification. Il ne faudrait peut-être même pas tant distinguer et spécifier les sens, et laisser un même mot évoluer librement de l'un à l'autre, pourvu qu'on sente, entre tous ces sens, des rapports de filiation et une identité fondamentale » (in Lalande, Vocabulaire ... de la philosophie, s.v. « Nature »).

  • termes dont on use que de préciser les significations qu'ils revê- tent dans les textes singuliers. Au reste, les rapports entre philo- sophie et poésie ont varié avec les âges et les hommes. On abor- dait jadis en vers des sujets qui, au sentiment de nos contempo- rains, ne supportent plus que la prose. C'était en des temps où les poètes ne craignaient point de formuler des idées claires. Lucrèce a mis en vers la philosophie d'Epicure et l'abbé Genest celle de Descartes. Ils l'ont fait avec un bonheur inégal, en accord avec une disposition d'esprit que nous devons respecter, dussions-nous la juger désuète.

    Sur les rapports de la philosophie et de la poésie on a soutenu les opinions les plus diverses : qu'elles sont incompatibles, qu'elles sont simplement différentes, qu'elles s'accordent le mieux du monde. Remettant à plus tard l'étude de la hargne que quelques philosophes portent aux poètes et celle du mépris de certains poètes envers les philosophes, dégageons les arguments qu'on fait valoir en faveur de chaque thèse.

    Au sentiment de certains, poésie et philosophie s'excluent comme l'eau et le feu pour cette raison que, non contente de s'ex- primer généralement en prose, la philosophie est prosaïque par nature. Loin de prétendre démontrer quelque thèse, un poème se contente de charmer comme fait une mélodie. Il n'y parvient que s'il est présent en personne : toute traduction le trahit, tout résumé le mutile, tout commentaire l'affaiblit. Un philosophème, au contraire, n'est que l'expression plus ou moins heureuse d'une pen- sée qui le précède et pourrait, en principe, se suffire à elle-même. Chaque grand philosophe, selon Bergson, est porteur d'une intui- tion fondamentale dont il parle toute sa vie, faute de pouvoir l'ex- primer parfaitement une fois pour toutes. Voilà bien pourquoi les grands textes philosophiques se prêtent si volontiers au résumé, à l'analyse, au commentaire, à la traduction. Alors qu'un poème est une source inépuisable d'enchantement, un philosophème qui a livré tout son sens n'est guère qu'un flacon vide bon à jeter au rebut.

    Notre époque serait celle du divorce par consentement mutuel de la philosophie et de la poésie. Pour les adeptes du Cercle de Vienne, un discours n'est porteur de signification que s'il peut être,

  • sinon vérifié, du moins confirmé, par l'expérience sensible et le cal- cul. Tels sont les « énoncés protocolaires » qui portent sur la forme, la couleur ou la saveur des choses, et les lois scientifiques qui en dérivent. La philosophie doit bannir de son sein les assertions qua- lifiées de « métaphysiques », c'est-à-dire celles qui, provenant d'une illumination intérieure, échappent aux critères de la science moderne. Ce n'est pas qu'elle les juge dignes de mépris. Beaucoup sont chargées de valeurs affectives (morales, esthétiques ou religieu- ses) estimables. Au reste, le plaisir que vous tirerez de tel passage inspiré de Platon ou de tel poème de Mallarmé sera d'autant plus pur que vous le goûterez pour lui-même, au lieu de vous évertuer à le transcrire dans une prose obscure et plate. En prétendant ban- nir la métaphysique de la demeure de la philosophie, les adeptes du Cercle de Vienne eux-mêmes l'incitaient à se rapprocher de la poésie.

    Certains poètes avancent des opinions proches de celles du Cercle de Vienne. Généralement tenu pour poète philosophe, Wallace Stevens ne laisse pas d'affirmer qu'un poème n'a pas besoin d'avoir une signification : « A poem need not have a meaning, and like most things in nature does not have » La poé- sie philosophique s'est attiré les sarcasmes de Valéry : « Philoso- pher en vers, ce fut, et c'est encore, vouloir jouer aux échecs avec les règles du jeu de dames » Il s'en prend particulièrement à Alfred de Vigny : « Confusion. Poètes philosophes (Vigny, etc.). C'est confondre un peintre de marines avec un capitaine de vaisseau » Et ailleurs :

    POÉSIE PHILOSOPHIQUE J'aime la majesté des souffrances humaines.

    (Vigny). Ce vers n'est pas pour la réflexion. Les souffrances humaines n'ont pas de majesté. Il faut donc que ce vers ne soit pas réfléchi.

    Et il est un beau vers, car — « majesté » et « souffrance » forment un bel accord de deux mots importants.

    Les ténesmes, la rage de dents, l'anxiété, l'abattement du désespéré n'ont rien de grand, rien d'auguste. Le sens de ce beau vers est impossible.

    7. W. Stevens, Opus Posthumous, New York, 1977, p. 177. 8. P. Valéry, « Tel Quel », Œuvres, t. II, Paris, 1960, p. 677. 9. Id., ibid., p. 639.

  • Un non-sens peut donc avoir une résonnance magnifique. De même dans Hugo

    Un affreux soleil noir d'où rayonne la nuit. Impossible à penser, ce négatif est admirable Valéry, qui loue Vigny d'avoir réussi un vers conforme aux

    canons de la poésie à la faveur d'une alliance heureuse de mots, n'admet point que cet alexandrin exprime une pensée acceptable. Et de pratiquer une analyse qui se voudrait pénétrante mais se révèle maladroite. Nous le savons de reste, que les ténesmes n'ont point de majesté ! Mais Valéry feint d'ignorer que l'expression qu'il discute est elliptique. Qu'on se reporte au contexte : l'auteur de la « Maison du berger » détache son affection de la Nature, éternelle et froide, pour la reporter sur l'Homme, mortel et souffrant. Et c'est moins la souffrance elle-même que son spectacle, ou la médi- tation qu'elle inspire, qui est empreinte de majesté. On ne gagne rien à remplacer la candeur par le cynisme. En fait, plus que d'une réflexion sur la poésie philosophique, les remarques de Valéry pro- cèdent de la pudeur de l'homme et des exigences de l'artiste. Ces grands mots de « souffrance », de « mort », de « néant », etc., per- mettent trop d'effets faciles et vulgaires. Amoureux de la perfec- tion sereine, l'amateur d'art dédaigne le mélodrame où Margot a pleuré.

    Que le vers de « Ce que dit la bouche d'ombre » soit un « néga- tif admirable », rien de plus vrai. Mais qu'il soit « impossible à penser » n'est pas évident. Qu'on se reporte une fois de plus au contexte et la clarté du sens transparaîtra sous le paradoxe de la formule.

    Valéry n'a pas plus pratiqué le non-sens dans ses vers qu'il ne l'a défendu dans sa prose. Le sens foisonne dans la « Jeune Par- que » ; il transparaît dans le « Cimetière marin ». Les thèses que je résume sont dignes d'intérêt, à condition qu'on en précise la signification. En prétendant faire de la philosophie une « syntaxe logique de la langue » scientifique, les adeptes du Cercle de Vienne

    10. Id., ibid., p. 556-557. — Les passages cités de Paul Valéry sont reproduits avec l'aimable autorisation des éditions Gallimard. 11. Voir plus loin p. 173-180.

  • rêvaient de l'envelopper dans une « pureté » qui ne fut jamais la sienne Et les dévots de la poésie pure ont dû convenir, avec Bremond et Valéry, qu'il n'est point de métal poétique qui ne soit enrobé dans une gangue de prose. Hétérogènes dans leurs essen- ces, la poésie et la philosophie se réconcilient dans les œuvres où elles prennent corps.

    Le poète didactique a mauvaise réputation : il se tue à rimer, que n'écrit-il en prose ? Ne méprisons pourtant pas ces amusements sans prétention, et ces exercices ingénieux que suscitait la mnémo- technie en des temps où l'imprimerie n'existait pas. Ces conseils sur la dératisation, la culture des cornichons et la fabrication des saucisses, ces résolutions rimées de problèmes de géométrie, ces énumérations versifiées des lacs du Canada, des comtés de l'An- gleterre et des livres de la Bible, ces définitions du nombre d'or, de la lettre dominicale ou de l'épacte, valaient bien les divertisse- ments mondains. Et l'auteur des Géorgiques avait su élever la poésie didactique au niveau de la poésie tout court

    12. Voir L. Vax, L'empirisme logique, Paris, PUF, 1970. 13. Voir par exemple le savoureux Faber Book of Useful Verse ed. by S. Brett,

    London, 1981. — Dans certains poèmes didactiques, l'ennui le dispute au ridicule. Dans le Livre second de son Microcosme, Scève écrit par exemple :

    Alors Arithmetiq non parfait, mais savant, Speculatif en soy contemple plus avant. Voit le per divisible, et non son unité Pouvant servir de poinct, et luy d'extremité, Et separés ainsi droit une ligne estendre, Puis d'icelle en plusieurs Geometrie entendre. Le nombre superflue, diminue, et parfait Le lineal au cube, et le ciclice fait Phisical algorithme, et par le calculaire Se peut en contemplant grand Geometre faire.

    J'adopte la leçon de Giudici, qui place une virgule après « diminue » : un nom- bre parfait est égal à la somme de ses diviseurs propres, 1 compris : 6 = 1 + 2 + 3, un nombre superflue l'excède : 8 > 1 + 2 + 4, un nombre diminue lui est inférieur : 12 < 1 + 2 + 3 + 4 + 6. — Truffer de termes techniques une tirade en alexandrins est un moyen sûr de déchaîner l'hilarité du lecteur. C'est pratiquer une de ces « pro- jections maladroites de valeurs » dans lesquelles R. Ruyer a profondément discerné l'essence du comique. En moins de quinze vers qui, selon C.-A. Fusil, « ne sont pas inférieurs à ceux de Lucrèce », J. Richepin introduit ces mots : infusoire, polype, asté- rie, oursin, encrinite, nautile, ammonite, céphalopode, annélide, plésiosaure, sternum, cétacé, ptérodactyle... (C.-A. Fusil, La poésie scientifique de 1750 à nos jours, Paris,

  • Par système autant que par goût, Epicure n'aimait pas la poésie. Elle lui paraissait à la fois entachée des défauts de la mythologie traditionnelle et réservée à ceux qui avaient bénéficié des études libérales. Il n'eût point aimé qu'un disciple eût usé du discours mesuré pour répandre sa doctrine. Mais Lucrèce en jugeait autre- ment. La poésie lui paraissait le meilleur véhicule d'une doctrine austère. Il se comparait aux médecins :

    Quand [ils] veulent donner aux enfants la répugnante absinthe, ils endui- sent auparavant les bords de la coupe d'une couche de miel blond et sucré : de la sorte cet âge imprévoyant, les lèvres seules séduites par la douceur, avale en même temps l'amère infusion et, dupe mais non victime, en recou- vre au contraire force et santé. (De la Nature, I, vers 935 et suiv.)

    Ainsi donc, indépendante en principe de la philosophie, la poé- sie peut en être une auxiliaire utile. Poèmes et développements en prose alterneront dans la Consolation de Boèce. Le Roman de la Rose développera, en octosyllabes prosaïques et grêles, des argu- mentations philosophiques souvent rigoureuses. Dante estimera que : la poésie peut régner dans tous les domaines qu'on imagine propres à la prose...

    ... la Comédie expose, discute, réfute, démontre une foule de théories physiques, astronomiques, métaphysiques, théologiques, avec la rigueur des traités les plus savants : taches de la lune, théorèmes des triangles, préces- sion des équinoxes, énigme du libre arbitre, querelles sur les hiérarchies angéliques, rien ne lui est étranger

    1918, p. 222-223). — Plutôt qu'à Lucrèce, Scève et Richepin me font penser au Chi- canneau des Plaideurs (acte I sc. 7).

    Sully Prudhomme n'est pas très heureux dans son poème intitulé « "Le Zénith". Aux victimes de l'ascension du ballon Le Zénith » :

    Ils montent, épiant l'échelle où se mesure L'audace du voyage au déclin du mercure, Par la fuite du lest au ciel précipités ; Et cette cendre éparse, un moment radieuse Retourne se mêler à la poudre odieuse De nos chemins étroits que leurs pieds ont quittés.

    Non content de mêler à des détails poétiques ou poignants des précisions scien- tifiques terre à terre, il s'avise de décrire le destin tragique des aéronautes sous une forme involontairement humoristique, en opposant la montée à la fois physique et spirituelle des navigateurs au déclin du mercure de leur baromètre (Sully Prudhomme, Œuvres, Poésies (1868-1878), Paris, Lemerre, s.d., p. 360).

    14. A. Pézard, Dante sous la pluie de feu, Paris, Vrin, 1950, p. 230-231.

  • La poésie philosophique restera florissante de la Renaissance ita- lienne au XVIII siècle français. Le mépris qu'on lui porte est fruit de l'ignorance plus que de la culture esthétique.

    Mais la poésie — entendez le discours mesuré — n'est-elle qu'un mode d'expression, prisé jadis et dédaigné de nos jours, d'une pen- sée qui lui serait étrangère ? Le premier, Aristote affirma que la poésie est d'un caractère plus philosophique et plus élevé que l'his- toire, pour cette raison que la poésie rapporte plutôt le général et l'histoire le particulier (διò кαì ϕιλoσoϕώτερoν кαì σπoυδαιóτερoν πoíησις ἱστoρíας ἐστíν ἡ µὲν γὰρ πoíησις µᾶλλoν τὰ кαθóλoυ, ἡ δ̓ ἱστoρíα τὰ кαθ̓ ἕкαστoν λέγει) (Poé- tique, 1451 b). Mais ne soyons pas dupes des mots : la poésie telle que l'entend Aristote n'est pas ce qu'on appelle, au sens moderne du mot, du lyrisme, mais la fiction dramatique ou romanesque. Or cette dernière, fût-elle enveloppée de prodiges, imagine ses héros dans des situations que chacun pourrait vivre et sur lesquelles cha- cun devrait méditer. Elle aborde ainsi, sous une forme sensible, des problèmes d'ordre général. Elle s'apparente sur ce point à la phi- losophie, qui tend à l'universel, et s'écarte de l'histoire, faite des relations de « ce que jamais on ne verra deux fois ».

    C'est à la fin du XVIII siècle et au début du XIX au moment où la philosophie versifiée jetait ses derniers feux, que la poésie pro- prement philosophique allait se manifester. Whitehead a fort bien expliqué la chose dans le chapitre de son livre sur La science et le monde moderne qu'il a consacré à la réaction romantique La science, explique-t-il, s'est faite de plus en plus abstraite. Or la phi- losophie telle qu'il la conçoit est une critique des abstractions. Son rôle est double : rendre justice aux abstractions forgées par les savants et rappeler ce qu'il y a d'universel dans le sentiment de la présence concrète des réalités qui nous entourent. Or c'est dans ce but que la poésie, et particulièrement celle de Wordsworth et de Shelley, est d'une aide précieuse, la première quand elle dit la per- manence, et la seconde quand elle exprime la fuite perpétuelle des choses.

    15. A. N. Whitehead, Science and the Modern World, Cambridge, 1926, chap. V. — Voir J. Wahl, Vers le concret, Paris, Vrin, 1927, p. 127-221 : « La philosophie spéculative de Whitehead ».

  • Si les jugements des poètes sur la philosophie et des philo- sophes sur la poésie sont si divers et contradictoires, c'est avant tout parce que les termes qui désignent les deux disci- plines s'appliquent à des réalités diverses et changeantes. Plutôt que de disserter dans l'abstrait, il convient de s'attacher à la singularité des œuvres. C'est pourquoi l'auteur étudie l'expression poétique de grands thèmes philosophiques comme ceux du Mal, du Libre Arbitre, de l'Eternité, des Causes finales, de la Chaîne des Etres. Il expose les problèmes et précise les notions nécessaires à l'intelligence des textes. Il illustre ses analyses de larges extraits empruntés aux auteurs anciens et modernes. Les poèmes sont cités dans le texte original, et accompagnés de traductions le plus souvent nouvelles. Le lecteur pourra relire ou découvrir des textes de Lucrèce, Boèce, Jean de Meun, Ronsard, Milton, La Fontaine, Vol- taire, Pope, Coleridge, Goethe, Hugo, Santayana, Borges, Blaga, Eliot, Frost..., et se convaincre que la poésie peut être l'expression d'une pensée autant que l'art de ciseler des bibe- lots d'inanité sonore.

    Louis Vax est professeur de Philosophie à l'Université de Nancy Il et professeur au Centre universitaire de Luxembourg.

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