sociocritique et poésie

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ArticleSociocritique et posie: perspectives thoriques Michel Birontudes franaises, vol. 27, n 1, 1991, p. 11-24.

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Sociocritique et posie: perspectives thoriques

MICHEL BIRON

On se souvient du non tranchant de Jean-Paul Sartre qui ouvre Qu'est-ce que la littrature?: non, nous ne voulons pas "engager aussi" peinture, sculpture et musique, ou, du moins, pas de la mme manire1. Pas plus que posie, qui est explicitement associe ces trois formes d'art par opposition la prose. quoi, qui rpond ce non? Un bref avant-propos cite des accusateurs contemporains (un jeune imbcile et un vieux critique, un grand crivain et un petit esprit, un auteur et un journaliste, etc.), qui ne sont prtes que des objections triviales et plutt faciles rfuter. Le non liminaire rpond donc quelques sottises colportes par des individus anonymes qui ne semblent pas de taille discuter avec le philosophe-crivain2. Mais Sartre se serait-il proccup ce point de l'opinion de tels nergumnes s'il n'y avait, sous la futilit des reproches formuls, une question latente beaucoup plus embarrassante qui touche la lgitimit sociale de toute entreprise littraire? Ce non1. Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littrature?, Paris, Gallimard, NRF, coll. Ides, 1948, p. 11. 2. En fait, Sartre s'est dlibrment plac mi-chemin entre l'esthtique du ralisme socialiste, qui n'excluait ni la peinture, ni la sculpture, ni la posie, et les discours clbres sur la posie pure ou mystique de l'abb Brmond.Etudes franaises. 27, 1, 1991

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a beau vouloir tre rassurant et se rclamer d'une sorte de bon sens lmentaire, il n'en a pas moins pour effet de contrarier cette vidence en renvoyant un discours critique qui compromet srieusement la fonction de la littrature dans la socit. Parce que la concession initiale prtend remettre les choses leur place et respecter ce qui se prsente comme allant de soi, savoir qu'il est absurde de vouloir engager aussi (se. de la mme manire) peinture, sculpture, musique et posie, on peut postuler que cette concession doit se lire pour ce qu'elle est: l'aveu d'un interdit thorique. Pour engager la littrature, seule faon de la relgitimer, Sartre a d accepter de la diviser en deux ensembles, prose et posie, et renoncer conduire l'investigation sociale du ct de celle-ci afin de la mener plus librement du ct de celle-l. Que tout nonc appartienne une chane dialogique qui l'articule d'autres noncs, antrieurs ou synchroniques, le non d'ouverture de Qu'est-ce que la littrature? l'illustre on ne peut mieux : Sartre prsuppose des discours extrieurs au sien et anticipe l'argument d'une discussion ventuelle. Il cite cette ide qui se fait jour chez les potes franais depuis la premire moiti du XIX e sicle, selon laquelle ds qu'une chose devient utile, elle cesse d'tre belle. Elle rentre dans la vie positive; de posie, elle devient prose (Gautier3). Le pote, en grve devant la socit (Mallarm), travaillerait dsormais contre le public et se replierait sur une sphre d'activit de plus en plus spcialise dans laquelle l'hermtisme du verbe le disputerait la gratuit. Par opposition la prose, littraire ou thorique, qui peut comme celle de Sartre rpliquer un nonc social sans se dnaturer, un non en posie (moderne) verrait sa porte rfrentielle intercepte par le sens immanent du pome et serait interprt comme ayant la qualit absolue de la ngation4. On connat la fameuse distinction qui marque par contraste la socialite de la prose : le pote considre les mots comme des choses et non comme des signes5. Posant cela, Sartre traduit sur le plan linguistique la prcellence accorde par la phnomnologie au pour-soi et interdit d'apprhender la posie comme un procs de signification avec fentre sur le monde. Une opposition analogue apparat vers la mme poque en Russie dans les travaux de Mikhal Bakhtine qui, par une dmarche tout autre6, aboutit une conclusion similaire: Le pote est dtermin par l'ide d'un langage seul et unique, d'un seul nonc ferm sur son3. Thophile Gautier, Prface (1832) dans Posies compltes. Tome 1\ Paris, Bibliothque Charpentier, 1905, p. 4. 4. C'est ainsi que Sartre considre la particule et en dbut de certains pomes comme ayant la qualit absolue d'une suite (Qu'est-ce que la littrature?, op. cit., p. 23). 5. Ibid., p. 18. 6. L'autre grande figure de la sociologie littraire de la premire moiti du XX e sicle, Georg Lukcs, ne s'aventurera pas non plus du ct de la posie.

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monologue7. Certes, admet le critique russe, le discours potique rencontre lui aussi le discours d'autrui, mais les traces de cette relation disparaissent comme s'enlvent les chafaudages d'un btiment termin8. Le dialogisme bakhtinien, au sens fort, est l'affaire du roman, comme l'engagement sartrien. Il n'est ds lors pas surprenant que la sociocritique, dont la dette vis--vis de ces deux critiques n'est pas ngligeable, se soit toujours tenue bonne distance de la posie. Pourtant, des ouvertures certaines existent chez l'un et chez l'autre, qui permettent, la lumire des recherches rcentes entreprises dans divers secteurs de la sociologie littraire, de penser le rapport de la posie la socit. Les rticences exprimes par Bakhtine l'gard du dialogisme en posie qu'il lisait avec passion par ailleurs9 ont, comme chez Sartre, une teneur stratgique indubitable: il s'agit de faire valoir l'inscription sociale du roman et de ragir contre le formalisme et l'idalisme de la critique littraire. Plutt que de se demander pourquoi Bakhtine dprcie en thorie la posie, il est prfrable de relire le peu qu'il a crit sur le genre et d'observer que le dialogisme, au sens large cette fois, ouvre une perspective diachronique qui restitue au texte, quel qu'il soit, une paisseur sociale. Todorov simplifie l'excs la pense du critique russe lorsqu'il crit: ds la premire dition du Dostoevski et surtout avec "Le discours dans le roman", la prose, qui est intertextuelle, s'oppose la posie, qui ne l'est pas10. Bakhtine aurait tout le moins ajout pure ou au sens strict aprs posie. Or, comme certaines remarques places au dtour d'un paragraphe ou d'un chapitre laissent penser que la posie pure n'existe pas pour lui, il reste dduire qu'elle entretient toujours malgr tout des rapports significatifs avec le social. Naturellement, crit-il, le discours potique lui aussi est social, mais les formes potiques refltent des processus sociaux plus durables, des "tendances sculaires", pour ainsi dire, de la vie sociale11. Cette ide d'un ancrage du texte potique dans la grande temporalit traversera une bonne partie de l'oeuvre bakhtinienne, jusque dans son dernier texte crit en 197412.7. Mikhal Bakhtine, Esthtique et thorie du roman, Paris, Gallimard, NRF, coll. Bibliothque des ides, 1978, p. 117. 8. Ibid., p. 150. 9. Regardless of his disparaging comments about poetry as compared to prose forms, Bakhtin essentially lived with poetry. [...] Russians have a remarkable capacity for memorizing great chunks of poetry, but Bakhtin's memory for verse was prodigious even by Russian standards. Nevertheless, while lecturing often on poetry and writing periodically on topics like Pushkin and the Lyric, Bakhtin kept his main focus definitely on prose (Katerina Clark et Michel Holquist, Mikhail Bakhtin, Boston, Harvard University Press, 1984, p. 327). 10. Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine. Le principe dialogique suivi des Ecrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, coll. Potique, 1981, p. 100. 11. Mikhal Bakhtine, op. cit., p. 120. 12. Si elle inclut toute uvre littraire, la grande temporalit recouvre donc aussi l'histoire de la posie: Une uvre littraire, comme nous l'avons dit plus haut,

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En fait, la possibilit d'une posie pure, totalement ferme sur elle-mme ou chosifie, n'est prise au srieux ni par Bakhtine ni par Sartre. Il va de soi, crit ce dernier [incidemment, comme Bakhtine], que dans toute posie, une certaine forme de prose, c'est--dire de russite, est prsente13. Sartre, qui se montre sur ce point plus prcis que le thoricien du dialogisme, situe historiquement la posie dont il traite (elle est contemporaine). Sa lecture volutive de la modernit littraire dcrit la radicalisation progressive de la rupture entre l'crivain et le monde et projette la posie de l'chec sur l'horizon d'un monde dgrad, hostile au pote. Par consquent, le pote s'absente du monde sous la contrainte de ce dernier. la grande temporalit bakhtinienne correspond ici une moyenne dure (environ un sicle) pendant laquelle le mouvement de rupture s'accentue jusqu' faire de la posie le comble de la ngation sous la forme strile d'un langage archilittraire: La littrature comme Ngation absolue devient l'Antilittrature Jamais elle n'a t plus littraire : la boucle est boucle14. Loin de refuser la posie cette prsence sociale qui dtermine pour lui le sens de la prose, Sartre va jusqu' dgager, par le biais d'une sociologie sommaire, sa fonction sociale: noter que ce choix [i.e. celui de la valorisation absolue de l'chec] confre au pote une fonction trs prcise dans la collectivit : dans une socit trs intgre ou religieuse, l'chec est masqu par l'Etat ou rcupr par la Religion; dans une socit moins intgre et laque, comme sont nos dmocraties, c'est la posie de le rcuprer15. Malgr la garantie nonce dans l'incipit, la posie est sollicite par Sartre au point de se voir reprocher son rle de plus en plus superftatoire. Remarquons en effet que l'une des cibles de Qu'est-ce que la littrature? n'est autre qu'un groupe de potes passant pour inoffensifs et prtentieux, appels surralistes. Une aristocratie parasitaire de pure consommation dont la fonction est de brler sans relche les biens d'une socit laborieuse et productive ne saurait tre justiciable de la collectivit qu'elle dtruit 16 . Ainsi, l'immunit potique ne tient plus ds qu'une fonction socio-critique est assigne la littrature. Irresponsable, complice des classes dirigeantes alors mme qu'elle se rclame d'un lieu dclass, improductive et indiffrente aux questions sociales ou politiques, cette littrature, dans laquelle il parat dcidment difficile d'isoler la posie, se compromet malgr elle dans les idologies contemporaines. L'impratif sartrien s'arc-boute donc sur unese rvle principalement travers une diffrenciation opre l'intrieur de l'ensemble culturel de l'poque qui la voit natre, mais rien ne permet de l'enfermer dans cette poque : la plnitude de son sens ne se rvle que dans la grande temporalit (Mikhal Bakhtine. Esthtique de la cration verbale, Paris, Gallimard, NRF, coll. Bibliothque des ides, 1984, p. 346). 13. Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littrature?, op. cit., p. 48 n. 5. 14. Ibid., p. 165. 15. Ibid., p. 47 n. 4. 16. Ibid., p. 167.

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double postulation : d'un ct, l'engagement sous-entend que l'crivain moderne devrait cesser de faire bande part et de se situer dlibrment hors du contexte social et politique; par ailleurs, il suppose que le texte, prosaque et potique, est de toute faon satur par l'idologie qui domine la bourgeoisie capitaliste. L'ambigut de la notion d'engagement se mue en paradoxe partir d'Adorno, pour qui l'autonomie de l'art, et par consquent la distance irrductible entre l'uvre et le social, est la condition par laquelle l'artiste ou l'crivain accde la ralit sociale (pure de ses idologies). On ne compte pas les propositions du type: Plus Balzac s'loigne du monde, plus il s'attaque la ralit, en la crant17. Adorno reprend le problme sartrien, mais rebours, en posant d'abord que l'crivain, parce qu'il utilise les mots et la syntaxe qui circulent dans la socit, renforce l'ordre idologique en place. Tandis que le soupon porte chez Sartre sur le mot autonomie, il affecte, pour Adorno, la valeur de l'engagement : II s'agit que l'crivain s'engage dans le prsent, concde-t-il; mais, de toute faon, il ne peut y chapper, et c'est bien pourquoi on ne saurait en tirer un programme quelconque18. Si l'auteur de la Thorie esthtique a dfendu avec autant de vigueur la posie d'avant-garde et l'art phmre, c'est prcisment parce que ces faits sociaux ont su prserver leur singularit, rsister leur engagement et, par consquent, affirmer leur force contestataire: Plus il [i.e. l'tat social] se fait oppressant, plus le texte lui rsiste, en ce sens qu'il ne s'incline devant rien qui lui soit htronome, qu'il se constitue entirement selon sa loi propre. La distance qui le spare de la simple existence permet de mesurer combien celle-ci est fausse et mauvaise. Par cette protestation, le pome exprime le rve d'un monde o tout pourrait tre diffrent19. Ainsi le pome le plus obscur rvle, par sa dprise du monde de la communication ordinaire, une opposition la socit marchande et rifie. cette monumentale thorie esthtique, il manque cependant des exemples concrets d'analyse sur la base de textes potiques20. En ralit, Adorno laisse surtout la sociocritique des notes de lecture et un paradoxe de consolation : les textes littraires les plus intressants pour une critique de la socit sont, par dfinition, ceux qui offrent le moins de prise la sociocritique. Tout au plus, peut-on affirmer avec lui que l'immense tendue de ce qui ne fut jamais pressenti, sur laquelle se sont audacieusement lancs les mouvements artistiques17. Theodor Adorno, Notes sur la littrature, Paris, Flammarion, 1984, p. 87. 18. Ibid., p. 290. 19. Ibid., p. 48. 20. Nous ne connaissons que Discours sur la posie lyrique et la socit, Le surralisme: une tude rtrospective et George, ibid., p. 45-63, p. 65-70 et p. 371-384.

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rvolutionnaires vers 1910, n'a pas apport le bonheur promis par l'aventure 21 . Qu'on s'en rclame ou s'en dfie, l'autonomie totale de l'uvre potique vritable, celle qui se dleste avec violence des mots de la tribu, constitue un axiome difficilement conciliable avec une lecture sociale approfondie d'un pome. Gilles Marcotte remarque justement que la critique la plus moderne reconduit de faon inattendue des attitudes toutes romantiques : l'ancienne et la nouvelle thorie constituent une sorte de front commun qui vise prserver le texte littraire, et le potique particulirement, des intrusions du sens courant; la premire arguant de l'originalit absolue du gnie, la deuxime de l'intransitivit du discours potique22. Barthes, dont il est implicitement question ici, rpond son tour Sartre en parlant de la littrature comme d'un engagement manqu 23 , mais oublie de fournir les clefs de la sociologie de la parole qu'il rclame. dfaut de celle-ci, l'un et l'autre inspirent un autre type de sociologie littraire, externe, qui articule l'autonomie un peu abstraite de la littrature un march des biens symboliques tel que dfini en 1971 par Pierre Bourdieu24. Considr sous l'angle d'une institution (par Jacques Dubois), l'espace littraire s'organise selon des lois internes (autour d'instances lgitimantes telles que la critique, les acadmies, les prix, l'appareil editorial, etc.) qui hirarchisent les positions des crivains et dterminent, pour une bonne part, leurs prises de position ventuelles. Le pote, en qute de capital symbolique, se situe toujours par rapport un systme de rgulation donn, et sa trajectoire (ses choix esthtiques, ses affinits de groupe, etc.) se comprend sociologiquement par rapport aux positions qu'occupe au mme moment l'ensemble des agents qui le concurrence. De cette thorie, il faut surtout retenir pour notre propos la possibilit de rapporter le geste potique, rput dsintress, des mcanismes sociaux dfinis, d'un ct, par la structure objective du secteur littraire et, de l'autre, par la situation historique et le capital social et culturel de l'crivain. Les lments, suggrs par Dubois, d'une approche institutionnelle d'un pome de Mallarm sont cet gard exemplaires25. Il reste que cette dmarche thorique, intresse d'abord par les groupes, les individus et leurs pratiques, tend reporter dans les marges de l'analyse ce que la sociocritique voudrait plus central, savoir la lecture des textes.21. Theodor Adorno, Thorie esthtique, Paris, Klinksieck, 1974, p. 9. 22. Gilles Marcotte, la Prose de Rimbaud, Montral, Primeur, coll. L'chiquier, 1983, p. 7. 23. Roland Barthes, crivains et crivants. Essais critiques, Paris, Seuil, coll. Points, 1964, p. 150. 24. Pierre Bourdieu, Le march des biens symboliques, l'Anne sociologique, 22, 1971, p. 49-126. 25. Jacques Dubois, l'Institution de la littrature, Paris, Nathan et Bruxelles, Labor, coll. Dossiers Media, 1983, p. 168-174.

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Chez tous les critiques cits jusqu'ici, sauf chez Bakhtine (et Marcotte qui s'en rclame), le mme constat s'impose: la posie moderne participe d'un processus d'autonomisation de la littrature qui, mme si l'on a troqu l'idalisme romantique pour un franc matrialisme, laisse entier le problme thorique de sa lecture sociale. Pour qui n'en serait pas convaincu, les tentatives dcevantes de Lucien Goldmann en vue d'appliquer la mthode du structuralisme gntique des textes potiques modernes26 confirmeraient les pires craintes: la sociologie, si elle n'y prend garde, court le risque d'escamoter le pome. Telle que vue d'aujourd'hui, cette ide de l'autonomie du langage potique n'arrange rien dans la mesure o elle rend compte d'une vidence (les mots en posie signifient autrement qu'en prose). Sartre en dnonce les consquences fcheuses (l'irresponsabilit), Adorno y voit la seule chance d'une critique sociale authentique et Barthes cherche sortir de l'alternative entre l'art pour l'art et l'art engag en reconnaissant la technique une porte sociale27. Tous trois ont avalis le principe de l'autonomisation progressive et ncessaire de la posie moderne et se sont employs, dans un deuxime temps, faire quelques fragiles points de suture pour la raccorder au social. En prsupposant que la modernit se dfinit essentiellement par sa ngativit croissante, la critique s'est vue force de mettre sur le compte d'un paradoxe ou de scories ses attaches sociales et idologiques. La sociocritique de la posie aurait avantage, si elle ne veut pas rpter ad nauseam ce constat, considrer la modernit avec, sa source, la double postulation qu'on lui attribue a posteriori. Pendant que l'crivain s'affranchit de la tutelle religieuse ou politique, un autre phnomne se manifeste, qui le rapproche de ce qu'un philosophe comme Habermas appelle le monde vcu ou quotidien. A la base de la modernit des Lumires, l'espoir de voir la raison du plus grand nombre prendre le dessus sur les vises intresses et non discutables de groupes restreints privilgis (les pouvoirs politique, aristocratique et religieux) dbouche sur l'autonomisation des sphres de la science, de la morale et de l'art, mais aussi, selon Habermas, sur le rve (non ralis) de transformer les conditions d'existence du grand public. Sans entrer dans la pense de l'hritier de l'cole de Francfort, observons que celui-ci emprunte certaines de ses ides-force en matire d'esthtique Walter Benjamin plutt qu' Adorno. Alors que ce dernier ne conoit le possible de l'art que dans la critique du faux, dans le rejet d'une raison toujours dj instrumentalise28, Benjamin vite26. Lucien Goldmann, "loges III", Saint-John Perse, "La Gloire des Rois", Saint-John Perse, "Les Chats", Charles Baudelaire dans Sociologie de la littrature. Recherches rcentes et discussions, Bruxelles, Institut de Sociologie (Universit Libre de Bruxelles), 2 e dition, 1970, p. 53-59, p. 61-69, p. 81-85. 27. Barthes invoque Kafka pour illustrer son propos (voir La rponse de Kafka, op. cit., p. 138-139). 28. Pour une prsentation du rapport Habermas/Adorno, voir Jean-Marc Ferry, Habermas. L'thique de la communication, Paris, PUF, coll. Recherches politiques,

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tout la fois l'apologie et la rupture: il n'abandonne pas, comme le souligne Habermas5 l'ide d'une "civilisation de la beaut claire par la raison", mais il affirme en mme temps qu'"il n'est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie"29. Pour l'auteur de Charles Baudelaire, l'autonomisation moderne implique la perte de l'aura de l'uvre potique et le passage d'une relation au monde de type anagogique une relation de type analogique30. Benjamin constate par exemple l'obsolescence de la distance cultuelle dans le fait que les Fleurs du Mal sont le premier livre avoir utilis des mots de provenance non seulement prosaque mais urbaine dans la posie lyrique31. Selon sa formule, l're de la reproductibilit technique (tant dcrie par Adorno), ne menace pas ncessairement la fonction critique de l'crivain, mais offre au contraire une chance de pntrer dans la masse. l'inverse de Sartre ou Adorno, Benjamin n'interprte pas les avantgardes potiques comme des tentatives striles, voire duplices, pour sauver la littrature de l'esprit mercantile, mais comme des expriences visant renverser la hirarchie des valeurs culturelles : Les dadastes attachaient beaucoup moins de prix l'utilisation marchande de leurs uvres qu'au fait qu'on ne pt en faire des objets de contemplation. [...] Leurs pomes sont des salades de mots, ils contiennent des obscnits et tout ce qu'on peut imaginer comme dtritus verbaux. [...] Ils aboutissent de la sorte priver radicalement de toute aura des productions auxquelles ils infligeaient le stigmate de la reproduction32. Plutt que de regretter avec Sartre que la littrature contemporaine a tranch tous ses liens avec la socit et qu'elle n'a mme plus de public33, Benjamin prend la mesure sociale de l'hermtisme moderne en suggrant que le refus de la rfrence directe aux choses du monde est contemporain d'une nouvelle circulation des biens, des mots et des individus. Le capitalisme florissant, la presse grand tirage, la littrature de large diffusion ainsi que l'effervescence urbaine contribuent faire du pote un tre qui n'est pas sa place. S'il se ferme un monde dont il est dsormais exclu, son rapport celui-ci porte1987, entre autres p. 275-277 (nier le mal sans affirmer le bien, critiquer le faux sans prtendre au vrai, poser en somme la norme ngative qui frappe d'interdit toute norme positive, n'est-ce pas faire signe vers une autre autorit, qui n'est plus fonde en raison?, p. 277). 29. Ibid., p. 263. 30. Selon la formule employe par Pierre Popovic, qui l'applique au nouveau mode de lecture impos selon Benjamin par la ville moderne (De la ville sa littrature, tudes franaises, 24: 3, 1988, p. 116). 31. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un pote lyrique l'apoge du capitalisme, Paris, Petite Bibliothque Payot, coll. Critique de la politique, 1982, p. 143. 32. Walter Benjamin, L'uvre d'art l're de sa reproductibilit technique, Essais 2 1935-1940, Paris, Denol/Gonthier, coll. Bibliothque Mdiations, 1983, p. 119. 33. Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 188.

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les marques de ce dplacement : au monde reprsentable sous la forme approprie de noms qui collent aux choses se substituent des signesbohmes, dplacs selon les lois de l'analogie, des correspondances. La notion cl de la lecture benjaminienne est celle de l'allgorie, qui rend compte du glissement permanent des significations et de l'anonymat du sujet moderne. Oppose la transparence du signe et au propre du nom, emprunte au langage mystique et convertie aux fins d'un matrialisme farouchement historique, la notion d'allgorie fournit une issue thorique l'impasse sartrienne. Car la posie moderne ne dit pas seulement l'chec de sa parole au sein de la socit marchande; elle dit aussi ce qui, dans ce monde alin, est vou l'chec. Sa fonction est moins de rcuprer l'chec que d'extraire celui-ci de l'oubli afin de le porter la hauteur d'une histoire du possible, du virtuel. La critique sociale du pote ne passe plus par la dnonciation subtile ou tonitruante de ce qui est, mais par la mise en mots de ce qui n'est pas advenu. Le lecteur de Baudelaire s'attache ainsi aux figures gnres par le ftichisme de la marchandise, tant entendu que la ville se prsente comme un immense march o les objets et les valeurs s'changent en vertu de la loi de l'offre et de la demande. L'allgoriste, crit Benjamin, est dans son lment lorsqu'il s'agit de marchandises. Sa qualit de flneur lui permet de s'identifier l'me de la marchandise; sa qualit d'allgoriste lui permet de reconnatre dans l'tiquette qui accompagne la marchandise et qui en indique le prix l'objet mme de sa songerie, savoir la "signification"34. On connat les principales figures baudelairiennes : la prostitue, le flneur, le chiffonnier, le dtective et la lesbienne. Livres la rue, au boulevard ou aux passages de la cit et subissant l'ivresse de la marchandise35, elles agissent, comme le pote, la manire de cet homme dont Baudelaire esquisse le portrait: Voici un homme charg de ramasser les dbris d'une journe de la capitale.Tout ce que la grande cit a rejet, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a ddaign, tout ce qu'elle a bris, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la dbauche, le capharnam des rebuts. [...] Il arrive hochant la tte et butant sur les pavs, comme les jeunes potes qui passent toutes leurs journes errer et chercher des rimes36. Ainsi donc, tout en se constituant en une sphre spcialise d'aprs des rgles internes, la posie bute sur la matire (la rue) en qute d'un butin (les rimes). Le pote circule dans le monde, o il rencontre34. Cit par Jean-Marc Ferry, op. cit., p. 272. 35. force de ctoyer les magasins, crit Benjamin, le flneur, par exemple, est un client qui partage [...] la situation de la marchandise (Charles Baudelaire. Un pote lyrique l'apoge du capitalisme, op. cit., p. 82-83). 36. Charles Baudelaire, Du vin et du hachish, uvres compltes, Paris, Gallimard, NRF, coll. Bibliothque de la Pliade, 1961, p. 327.

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quelques tres et quelques objets mais surtout beaucoup de mots. S'il n'a pas affaire directement la socit, il ne peut procder autrement qu'en lui empruntant ses discours et ses idologies pour les trafiquer ensuite en de multiples figures, allgoriques et rhtoriques, aux fins de la posie. S'intressant aux divers langages qui traversent la Prose de Rimbaud, Marcotte dfinira cette relation mdiate de la manire la plus concise: L'crivain, le pote mme, est celui qui connat le monde sur le mode de la lecture et de la rcriture. C'est avec les langages de son temps, avec les phrases et les mots qui sont actifs dans l'atmosphre intellectuelle, qu'il compose ses textes37. En thorie, rien ne s'oppose plus aujourd'hui ce que l'investigation sociologique se porte du ct de la posie, avec toute la prudence mthodologique laquelle convient les hsitations critiques prcites. l'heure qu'il est, la lecture sociale du texte potique trouve ses principaux instruments d'analyse la croise de plusieurs axes thoriques qui ont pour objet commun la mdiation discursive: si l'on excepte divers travaux fragmentaires ou mconnus38, il semble que, aux cours des dernires annes, la no-rhtorique, l'analyse de renonciation et la thorie du discours social, plus que la thorie de l'institution littraire, aient contribu l'laboration de ce que nous avons appel, malgr le caractre vague de l'expression, une sociocritique de la posie. Claude Duchet rappelait en 1979 que sociocritique, au sens restreint, implique une part de lecture immanente du texte littraire, laquelle s'inscrit cependant dans un investissement toujours social de l'objet, au moment de sa production comme de sa rception39. Une smiotique du texte, d'autant plus attendue pour la posie, s'impose donc en premire analyse. Il serait tentant d'attribuer la potique cette tche initiale, et de rechercher avec Jakobson les structures lin37. Gilles Marcotte, op. cit., p. 8. 38. Dans son Manuel de sociocritique (Paris, Picard, 1985), Pierre Zima ne voit que trois reprsentants d'une sociologie du texte lyrique (op. cit., p. 68 et ss.) : Erich Khler (pour la posie mdivale), Walter Benjamin et Theodor Adorno (pour la posie moderne). Mme si l'on est d'accord pour dire que la sociocritique n'a gure investi ce jour le genre potique, signalons tout de mme quelques recherches non ngligeables en ce domaine: dans un numro de Romantisme intitul Posie et socit (39, I, 1983), retenons l'article de Khler (Alphonse de Lamartine: "l'Isolement". Essai d'une interprtation socio-smiotique, p. 97-118). Julia Kristeva a longuement analys les oeuvres de Lautramont et Mallarm en les rapportant au contexte social dans la Rvolution du langage potique, Paris, Seuil, coll. Points, 1974, p. 359-611. Henri Meschonnic, interview par la revue Substance (15, 1976, Socio-criticism), a publi de nombreux textes sur le sujet, notamment Posie politique dans "Chtiments", Pour la potique IV. crire Hugo, Paris, Gallimard, NRF, coll. Le Chemin, 1977, p. 207-302; voir aussi les tats de la potique, Paris, PUF, coll. criture, 1985, surtout p. 11-74. Signalons enfin un petit livre de Georges Mounin, Posie et socit, Paris, PUF, coll. Initiation philosophique, 1962, 107 p., dans lequel l'auteur s'interroge sur la crise de la posie depuis qu'elle n'a presque plus de lecteurs. 39. Claude Duchet (dir.), Sociocritique, Paris, Fernand Nathan, coll. NathanUniversit, 1979, p. 4.

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guistiques propres au pome. Mais, selon le linguiste, la fonction potique du langage, si on la caractrise par Yautotlicit, dborde largement le genre potique, o elle n'est que la fonction dominante. En consquence, une socio-potique40 ne serait pas par dfinition plus approprie l'analyse formelle de la posie que, par exemple, une sociorhtorique. En fait, l'articulation du potique et du social, ce jour, a surtout retenu l'attention de la no-rhtorique telle que l'a dfinie le groupe |JL Qacques Dubois, Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et Philippe Minguet), laquelle enchsse la potique jakobsonienne. partir du couple fondamental Anthropos/Cosmos, qui structure l'ensemble des oppositions et des analogies requises ( forte dose) par la posie, il est possible d'identifier les diffrents procds de mdiation convoqus aussi bien par le pome que par le discours social. S'il est de notorit potique que tout pome parle, un degr ou un autre, de lui-mme, toute mdiation discursive41 est module selon l'horizon social. De la sorte, les no-rhtoriciens montrent que l'isotopie logos, frquente dans la tradition potique franaise, perd sa fonction conciliante lorsqu'elle devient, avec la modernit, l'objet d'une thematisation forcene, comme dans Salut de Mallarm. L'illusion mdiatrice ainsi exhibe entrane dans le doute et l'indtermination les autres oprations rhtoriques (dont l'efficace repose sur leur caractre voil) : Ce qui jusque-l apparaissait comme mise en avant, ou loge de l'harmonie du monde, de la rconciliation de l'homme et du cosmos, bascule vers un effet de rupture par rapport ce monde42. En ce sens, un trope comme la mtaphore surraliste reoit une certaine signification sociale : en privilgiant les relations entre des isotopies aussi loignes que possible, cette mtaphore sape d'une part le procs mdiateur du sens (d'o son illisibilit apparente) et compromet, d'autre part, le rle scurisant de la coincidentia oppositorum dans le langage (potique et social). Bien qu'elle identifie certaines figures types de grands vecteurs idologiques (l'antithse hugolienne, par exemple, est associe au manichisme et un humanitarisme conciliateur), l'analyse rhtorique ne dpasse gure toutefois, en prcision, la grande temporalit dans laquelle Bakhtine situait la posie. On peut d'ailleurs lui adjoindre l'tude des structures plus stables telles que la mtrique ou le modle smantique fondamental qui sert de point d'appui la no-rhtorique. En dfinitive, ces lments s'inscrivent donc sur un axe diachronique o se combinent la tradition littraire et les processus sociaux plus durables. Pour ancrer socialement le texte potique dans un moment40. Le terme est revendiqu par Alain Viala (Effets de champs et effets de prisme, Littrature, 70, mai 1988, p. 64-71), qui l'utilise sans spcification gnrique. 41. L'expression mdiation discursive s'emploie ici en un sens plus gnral que ne le fait le groupe |JL, incluant les mdiations rfrentielle et rhtorique. 42. Groupe JJL, Rhtorique de la posie. Lecture linaire, lecture tabulaire, Bruxelles, Complexe, 1977, p. 213.

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donn de l'histoire, la dimension rhtorique ne suffit donc pas : il faut tenir compte non seulement des noncs, mais aussi des marques de renonciation. Il n'existe pas une science de renonciation, mais plusieurs modles thoriques se sont empars d'un aspect particulier de ce que Benveniste appelle la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation 4 3 . Ainsi, la pragmatique s'est employe caractriser des classes d'noncs (constatifs, performatifs, etc.) en fonction de leur aptitude effectuer une action. Ailleurs et plus vigoureusement, la thorie de la rception littraire s'est intresse au phnomne de renonciation du point de vue du destinataire, de l'horizon d'attente (Hans R. J a u s s ) , du lecteur implicite (Wolfgang Iser) ou empirique (Norbert Grben et Siegfried J . Schmidt). Elle supposait dj, avec Mkafovsky, que l'objet littraire est destin une fonction esthtique qui lui est entirement extrieure et qui est dfinie selon des critres de normes dominantes partir d'un contexte social dtermin 44 . Le mouvement simultan d'appropriation de la langue et de destination de la parole, accompli chaque nonciation, sous-tend la fois un certain rapport au monde et l'accentuation de la relation discursive au partenaire 4 5 . Nous sommes bien ici dans la structure du dialogue telle que Bakhtine la concevait, mme si le monde et le partenaire sont effacs de l'nonc (donc du rfrent explicite). L'exemple le plus connu d'une lecture de pomes qui s'appuie sur le concept d'nonciation en regard de l'attente sociale se trouve chez Jauss. Se reconnaissant partiellement dans les travaux de stylistique structurale mens par Michael Riffaterre, le thoricien de l'cole de Constance analyse la lgitimit sociale qui produit et que produisent certaines expriences esthtiques, en l'occurrence le lyrisme et plus particulirement l'image idale de la socit vhicule dans certains pomes et dont l'nonc paradigmatique serait la douceur du foyer 46 . L'tude synchronique de la pertinence de ce motif dans divers textes lyriques de l'anne 1857 conduit Jauss montrer que le modle d'in43. Emile Benveniste, Problmes de linguistique gnrale 2, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1974, p. 80.44. On trouvera une prsentation succincte des travaux de Mkafovsky en rapport avec la rception littraire dans Elrud Ibsch, La rception littraire, Marc Angenot, Jean Bessire, Douwe Fokkema et Eva Kushner (dir.), Thorie littraire, Paris, PUF, coll. Fondamental, 1989, p. 255-257. Mconnu du public franais, Mkarovsky a aussi crit quelques pages qui intressent directement une sociocritique de la posie, notamment sur la faon dont la posie dsigne la socit, pages qu'on peut lire en traduction anglaise sous le titre Two Studies of Poetic Designation, The Word and Verbal Art (d. John Burbank et Peter Steiner), New Haven, London, Yale University Press, 1977, p. 65-80. 45. Emile Benveniste, op. cit., p. 82, 85. 46. Hans Robert Jauss, La douceur du foyer. La posie lyrique en 1857 comme exemple de transmission de normes sociales par la littrature, Pour une esthtique de la rception, Paris, Gallimard, NRF, coll. Bibliothque des ides, 1978, p. 263-297.

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teraction sociale privilgi par ces textes prsente comme des valeurs universelles des lments de sens faisant nettement le jeu de la bourgeoisie. L'image de la douceur du foyer inverse en effet dans l'ordre du pome la hirarchie relle de la famille au milieu du XIX e sicle, le pre y tenant un rle subordonn celui de la mre. Le lyrisme opre donc, sauf exceptions notables (chez Baudelaire, le soir charmant, ami du criminel inocule un thos dysphorique contraire l'attente des lecteurs), un renversement (tranger au roman de l'poque, selon Jauss) par lequel le pote scotomise l'Autorit au profit d'une vision adoucie, plus maternelle et plus scurisante des rapports sociaux. La thorie de la rception attribue ainsi la posie une fonction dcisive dans la transmission d'une norme sociale fonde sur une vision euphorique de l'intriorit domestique qui rend invisibles l'inconfort et la dysharmonie. L'analyse de renonciation doit cependant viter d'enfermer le texte dans un systme de normes et d'carts poss partir de la seule ide d'acceptabilit. Dans son tude sur les dbuts du modernisme littraire en France, Ross Chambers propose une lecture sociale des uvres de Gautier, Hugo, Baudelaire, Nerval et Flaubert en postulant que tout texte, aussi ferm soit-il sur lui-mme, fait ressortir les traces de son nonciation et, dans le cas de l'art pour l'art, cherche dgager les contraintes extrieures qui forcent le texte se retrancher hors du dbat social. J'affirmerai donc, crit-il, que la figuration autorflexive est toujours lisible comme un indice d'historicit, et que sa lisibilit fonctionne comme une invitation saisir historiquement en rapport avec une situation sociale renonciation textuelle47. La question sartrienne de l'engagement n'tant plus pertinente, le critique s'approche du texte potique en formulant une question diffrente, qu'on pourrait libeller ainsi : comment le texte potique donne-t-il lire sa propre situation d'nonciation tant donn les conditions sociales de son mergence et de sa rception? Comme Benjamin, Chambers aborde le texte potique sous l'angle de figures, mais le retiennent plutt les figures du texte que du pote. Cette dmarche a l'avantage de restituer une dimension socio-historique Vautotlicit, en reconnaissant dans chaque uvre une fonction textuelle reprsentant l'acte de lecture dans l'conomie mme du pome. D'aucuns reprocheraient sans doute ce dernier type de lecture sociale de faire de la sociologie bon compte, c'est--dire de piquer a et l des lments de la socit au gr d'une interprtation par trop arbitraire. l'inverse, la thorie du discours social court le risque de noyer l'objet littraire dans un ocan discursif. Il est vrai que l'ambition de cette dernire n'a pas de commune mesure avec celle de Chambers : elle considre tout ce qui se dit et s'crit dans un tat de socit; tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle publiquement ou47. Ross Chambers, Mlancolie et opposition. Les dbuts du modernisme en France, Paris, Jos Corti, 1987, p. 28.

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se reprsente aujourd'hui dans les mdias lectroniques. Tout ce qui narre et argumente [...]48. Marc Angenot, qui l'on doit une application systmatique de cette thorie pour l'anne 1889 en France et en Belgique, ne consacre la posie qu'une trentaine de pages sur plus de mille cent. Mais l'objection ne tient plus si l'on admet qu'il s'agit de dvelopper une thorie gnrale dont le principe directeur peut ensuite tre orient plus spcifiquement vers tel ou tel corpus, dont le potique. Rcemment, Pierre Popovic s'est ainsi inspir de la thorie du discours social aux fins d'une analyse en profondeur du discours potique qubcois entre 1948 et 195349. Les travaux issus de cette approche thorique mettent en vidence la relation synchronique entre diffrentes sphres de production discursive et prsentent le potique dans sa relation de contelligibilit avec le littraire, le politique, le philosophique, le scientifique, etc. Il appert notamment qu'en 1889 la posie ragit la dchance du langage cause par la prdominance du journalisme dans la production socio-discursive en se dotant de marques raffines ou mystrieuses qui n'ont qu'une fonction: empcher qu'on la confonde avec le discours commun. D'o, selon Angenot, les connexions soudaines entre ces nouveaux langages de rupture et d'isolement et les deux autres secteurs de dissidence avec l'Hgmonie : le secteur catholique [...] et le socialiste-anarchiste50. Toute lecture sociale de la posie s'labore sur les ruines des grandes dichotomies traditionnelles entre le potique et le prosaque, l'esthtique et l'idologique, l'autonomie et l'htronomie ou la forme et le contenu. Par le concept de mdiation (du discours, du texte), une sociocritique de la posie se situe donc dans un entre-deux, au point de jonction de formes htrognes d'o elle va et vient en ayant toujours la sensation du courant d'air qui porte les mots du pome au monde et du monde au pome. Elle est aujourd'hui pied d'uvre pour mettre l'preuve des textes les premiers instruments d'analyse dgags par la no-rhtorique, l'analyse de renonciation et la thorie du discours social.

48. Marc Angenot, 1889. Un tat du discours social, Longueuil, Le Prambule, coll. L'Univers des discours, 1989, p. 13. 49. Pierre Popovic, la Contradiction du pome. Discours social et posie au Qubec de 1948 1953, Thse Ph. D., Universit de Montral, 1990, 551 f. 50. Marc Angenot, ibid., p. 817.