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2015, l’odyssée de la rue Inès Germain École des avocats de Versailles LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME

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Page 1: LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME...Là où la dignité étincelante des hommes rencontre la précarité et ses outrages, alors la fierté doit, pense-t-on, laisser place à l’humilité

2015, l’odyssée de la rue

Inès GermainÉcole des avocats de Versailles

LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME

Page 2: LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME...Là où la dignité étincelante des hommes rencontre la précarité et ses outrages, alors la fierté doit, pense-t-on, laisser place à l’humilité

Le Mémorial de Caen • Recuei l des Plaidoir ies 2016 • ÉLÈVES AVOCATS

Aujourd’hui, Michel est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

Il faut dire qu’on ne remarque plus ce vieil homme à la peau tannée par le vent, qui porte les stigmates de l’acharnement du temps. Caché sous un bonnet défraîchi, emmitouflé dans une parka usée jusqu’à la corde, on ne peut lui donner d’âge. Sa barbe broussailleuse dissimule des joues creuses, des joues rongées par la brutalité d’une vie, cette vie qu’il fait tenir dans un sac plastique. Les premières nuits dans la rue, porté par sa colère, il a lutté, il a hurlé pour se faire entendre. Mais, dans le vacarme de la vie, sa voix s’est étouffée, les regards se sont détournés. Peu à peu, son identité a été réduite au silence, brisée. Au fil des ans, il a fini par disparaître, par se fondre dans ce banc qu’il ne quitte qu’à la nuit tombée. Lentement, il s’est laissé effacer ; triste spectateur d’une civilisation dont il est l’oublié !

Ce soir de février, de rudes bourrasques s’engouffrent dans les ruelles. Le givre se propage. Le froid est saisissant. Michel est épuisé par cette vie de misère et de tourments. Il regagne son abri de fortune, une carcasse de voiture d’un parking de Melun. Les portières laissent s’infiltrer le souffle hivernal. Michel se met à trembler.

Au loin, la brume laisse apparaître des bâtiments ; les locaux désaffectés d’un centre médical. Ces immeubles semblent secs, rassurants, mais Michel ne veut pas d’ennuis. Ses dents claquent, ses doigts se raidissent, la température continue de baisser. Un vent impitoyable le transperce. Michel tente d’oublier cette douleur qui le consume, il observe le sang fuir ses mains. Michel est exténué, transi. Il se replie sur son siège, essaye désespérément de retenir le peu de chaleur qu’il lui reste. Seul, Michel a peur. Et si la situation empirait ? Et s’il n’était pas secouru à temps ?

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Le Mémorial de Caen • Recuei l des Plaidoir ies 2016 • ÉLÈVES AVOCATS

Mais il n’a déjà plus la force d’aller chercher de l’aide, il n’arrive plus à bouger.

L’étau glacial se resserre.

Chaque inspiration devient souffrance, le brûle de l’intérieur. Ses pensées sont confuses et désordonnées. Michel abandonne le combat. Il laisse son esprit divaguer. Sa respiration s’affaiblit, son rythme cardiaque ralentit, ses muscles se figent. Le froid l’a submergé.

Dans le grondement sourd et indifférent de la ville, seul, sur un parking, Michel perd la vie.

Michel, c’est l’homme qui n’a pas osé déranger, c’est l’homme qui est resté dehors au lieu d’être hébergé, c’est l’homme qu’on a retrouvé mort, mercredi 4 février 2015 à 8 h 30, sur le parking d’un centre hospitalier. Michel c’est vous, c’est moi… Mais avec un peu moins de droits.

En France, pays des droits de l’homme, on prône le droit à la vie. On condamne tout traitement inhumain ou dégradant. On ratifie la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte sociale européenne, la Convention européenne des droits de l’homme… La République s’est engagée à protéger chaque personne sur son territoire, à prendre toutes mesures nécessaires pour préserver la vie.

Qu’en était-il de ces belles résolutions le mercredi 4 février ? Le froid n’est-il pas un danger prévisible, réel et immédiat pour la vie des personnes sans abri ?

Pour rassasier sa bonne conscience, l’État a consacré dans son Code de l’action sociale et des familles, un droit inconditionnel à un hébergement d’urgence conforme à la dignité humaine. Quelle belle et généreuse initiative. Nourris, logés, blanchis. Ah ! la France, ce pays où il fait bon vivre ! Tout leur est donné, ils n’ont rien à exiger. Au pays des droits, la pauvreté, on l’a gérée. Alors, circulez, il n’y a rien à voir !

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Le Mémorial de Caen • Recuei l des Plaidoir ies 2016 • ÉLÈVES AVOCATS

Pourquoi remettre en question ce système ? Après tout l’homme de la rue est maître de son destin, indépendant comme tout un chacun, libre de ses choix, comme celui de dormir dehors.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury et de l’auditoire, peut-on sérieusement soutenir qu’en refusant l’hébergement d’urgence Michel a choisi de mourir ? Ne peut-on envisager que ce refus ait pour cause les conditions de cet hébergement ?

Là où la dignité étincelante des hommes rencontre la précarité et ses outrages, alors la fierté doit, pense-t-on, laisser place à l’humilité. Et quelle humilité !

Aller dans un centre d’hébergement d’urgence, c’est avant tout laisser sa place dans la rue, un endroit où survivre, une planque, et ce pour être rejeté sur le trottoir au petit matin. C’est aussi abandonner son animal de compagnie, seul réconfort de la personne isolée.

Sur place, la vérité est crue. La plupart des sans-abris en ont fait l’amère expérience.

La longue attente dans le froid avant l’ouverture, l’incertitude d’être accepté ne sont que les prémices d’une nuit de misère.

Quand le centre n’est pas surchargé, lorsqu’après des heures on vous laisse entrer, il faut se dévêtir de sa dignité. Chacun est fouillé, désinfecté, déshumanisé avant d’obtenir le droit de s’installer. Les bâtiments vétustes abritent le plus souvent des dortoirs où s’entassent des lits à étages pour rentabiliser l’espace.

Dans les centres, on doit supporter le manque d’hygiène. Pour les couchettes on se bat, car la gravité impose à celui du dessous les souillures de celui du dessus. Les matelas, infestés de parasites, exposent leurs hôtes à d’insupportables maladies. Les bénéficiaires ne disposent que de simples draps jetables pour s’en protéger. Les sanitaires sont très vite bouchés, les douches, insalubres, sont généralement évitées.

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Le Mémorial de Caen • Recuei l des Plaidoir ies 2016 • ÉLÈVES AVOCATS

Les centres d’accueil, c’est aussi une violente promiscuité. Le dortoir est bondé de personnes que la rue a éprouvées, qui ont trouvé refuge dans l’alcool, les addictions, la folie. Il faut rester discret, ne pas attirer l’attention. Toujours en alerte, les personnes hébergées dorment dans la peur d’être dépouillées. Elles cachent le peu qu’elles ont, ne s’en séparent jamais.

Dans l’ombre de la nuit se dessine une jungle où la vie est détresse et la méfiance, survie.

Alors, en effet Michel avait le choix, celui de subir la violence des hommes ou celle du temps, celui du traitement inhumain ou dégradant auquel il préférait être exposé.

Face à une telle alternative, peut-on encore affirmer que la France garantit le droit à la vie et la dignité ?

Pour les personnes de la rue, la dignité est tout ce qui leur reste et c’est pour la préserver que 48 % d’entre elles refusent d’être hébergées. C’est pour cette réalité qu’en février Michel est décédé.

Aujourd’hui, notre pays souffre. Sur nos trottoirs, beaucoup sont privés des libertés les plus élémentaires, subissent le rejet de leurs semblables, sont condamnés à mort à plus ou moins brève échéance. La France, cinquième puissance économique mondiale, compte plus de 150 000 personnes dans la rue et chaque année, plus de 500 d’entre elles y meurent. Chaque hiver montre les lacunes de notre société à protéger les plus démunis.

On s’indigne, on se révolte quand, dans des pays du tiers-monde, certains sont maltraités. Ces atteintes sont tout aussi dramatiques, mais n’oublions pas que, sur notre propre territoire, des violations inacceptables des droits de l’homme se produisent quotidiennement et sont bien trop souvent occultées.

« Borné dans sa nature, infini dans ses voeux, L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux »1, disait Lamartine.

1 Alphonse de Lamartine, « L’Homme », Méditations poétiques. (N.d.É.)

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Le Mémorial de Caen • Recuei l des Plaidoir ies 2016 • ÉLÈVES AVOCATS

Mais quel souvenir reste-t-il à l’homme déchu ?

Même si la tâche est ardue de porter un secours adapté à ceux qui en ont besoin, nous devons tous oeuvrer pour qu’aucun d’entre eux n’ait à subir l’abîme de traitements dégradants.

Rendons à l’homme de rue, parmi ses droits oubliés, au moins la dignité que la France lui a perdue.