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Tiré à part NodusSciendi.net Volume 19 ième Janvier 2017 Volume 19 ième Janvier 2017 Étude Réunie par N’GUESSAN Konan Lazare Université Alassane Ouattara Bouaké ISSN 2308-7676

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  • Tiré à part

    NodusSciendi.net Volume 19 ième Janvier 2017

    Volume 19 ième Janvier 2017

    Étude Réunie par

    N’GUESSAN Konan Lazare

    Université Alassane Ouattara Bouaké

    ISSN 2308-7676

  • 2 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    Comité scientifique de Revue

    BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle

    BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan

    BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny

    BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny

    DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny

    KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC

    MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB

    SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou

    TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny

    VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII

    VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau

    WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges

    Organisation

    Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait,

    Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan

    Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine,

    Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan

    Production / SYLLA Abdoulaye,

    Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan

  • 3 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    Sommaire

    1- N’GUESSAN Konan Lazare, Université Alassane Ouattara Bouaké, LE LANGAGE

    LITTERAIRE DE KOUROUMA : UN RISQUE D’INTEGRITE POUR LE FRANÇAIS ?

    2- Dr ACHIE ARTHUR MODESTE, Université Pelefero Gon Coulibaly Korhogo,

    INDICIBLE, INAUDIBLE ET INVISIBLE : VIBRATION DES SENS DANS LE

    COMPLEXE POESIE/PUBLICITE.

    3- KOUADIO Djoko Luis Stéphane, Université Félix Houphouët-Boigny, LAS

    VOCES NARRATIVAS EN EL CABALLERO ENCANTADO DE BENITO PÉREZ

    GALDÓS

    4- DJOKOURI Innocent, Université Peleforo Gon Coulibaly, LE PARALANGAGE

    COMME SURFACE ET PROFONDEUR DU DISCOURS RAPPORTÉ : ANALYSE DE

    MONNÈ, OUTRAGES DÉFIS ET LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES

    5- YRO Timbo Adler Vivien, Université Peleforo Gon Coulibaly, LITTERATURE ET

    SCIENCE MEDICALE

    6- Fr. BINI Brice, op, Faculté de théologie, UCAO.UUA, ÊTRE HEUREUX ET

    RENDRE HEUREUX : THÉOLOGIE DE VOCATION AUJOURD’HUI EN AFRIQUE

    7- GRAVET Catherine, Université de Mons, QUAND LE PORTEUR EST UNE

    PORTEUSE. SIMONE ET ANDRÉ SCHWARZ-BART : LES FEMMES « PORTEUSES

    » OU COMMENT SE LIBÉRER DE L’ESCLAVAGE

    8- KOUAME Yao Emmanuel, Université Félix Houphouët-Boigny, ANALYSE

    GENERATIVE DES COMPOSES NOMINAUX EN KOULANGO, langue gur.

    9- Aoua Carole CONGO, INSS/CNRST Ouagadougou, ENSEIGNEMENT DE LA

    GRAMMAIRE DU FRANÇAIS: COMMENT AIDER LES APPRENANTS SOURDS À

    PASSER DE LA SPATIALITÉ DE LA LANGUE DES SIGNES À LA LINÉARITÉ DU

    FRANÇAIS ?

    10- N’GBOFAI Logon Roland Patrick, Doctorant, Université Félix

    Houphouët-Boigny, POESIE/PEINTURE OU LA LISIERE DU DOUBLE CHEZ

    CHARLES BAUDELAIRE

    11- KOUASSI Ahoutou Escoffier-Ulrich, Université Peleforo Gon Coulibaly de

    Korhogo, L’ÎLE MYSTÉRIEUSE : UNE UTOPIE VERNIENNE

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    L’ÎLE MYSTÉRIEUSE : UNE UTOPIE VERNIENNE Ahoutou Escoffier-Ulrich KOUASSI

    Université Peleforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire)

    RÉSUMÉ Cet article s’appuie sur la sémiotique narrative pour interroger L’île mystérieuse de Jules Verne à l’aune de l’utopie. Quoique donnant parfois l’impression d’une faible incidence dans l’économie narrative, l’analyse des enclaves utopiques montre que l’oeuvre suit exactement les lois du genre. La reconstitution des débris de ce discours morcelé permet de spécifier un espace-temps intemporel ainsi qu’une présence du mythe de la cité idéale. L’utopie vernienne est un hymne à la science et à la technologie; elle se révèle dans de petits groupes d’hommes choisis, et d’ailleurs, correctement hiérarchisés, vivants dans un lieu clos. Mots clés : utopie - île - robinsonnade - mythe - cité idéale ABSTRACT This article is based on the narrative semiotic to examine L’île mysterieuse of Jules Verne at the ell of the utopia. Though seeming to give sometime a weak incidence in the narrative economics, the utopian enclaves show that the novel exactly follows the genre lows. The reconstruction of remnants of that divided discourse permits to indicate a space-time timeless and a presence of myth of the ideal city. Vernian utopia is a hymn to the science and to the technology; it proved to be in small groups of well-chosen men, and in addition properly classified, living in a closed place.

    Keywords : utopie - island - robinsonnade - myth - ideal city

    Introduction

    Dans le cadre de leur création littéraire, bon nombre d’écrivains inventent des

    lieux fictifs, forgent des contrées parallèles qui, loin du monde référentiel, forment

    de véritables « pays de Romancie »1. Cette pratique est si courante qu’on peut

    dénombrer plusieurs espaces fabuleux dans tous les genres de la littérature. La

    question n’est pas spécifique à des écrivains d’une seule littérature ou d’une seule

    époque. Elle est, pour ainsi dire, le propre de la création romanesque dont l’intérêt

    1Michel Raimond, Le roman, Paris, Armand Colin, 1988, p.8.

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    tient, pour une part importante, à l’originalité, à l’imagination descriptive, exotique,

    fantastique.

    S’inscrivant dans l’optique des géographies imaginaires, L’île mystérieuse de

    Jules Verne recèle de petites enclaves qui laissent la réflexion utopique en suspens :

    l’insularité, la robinsonnade, les communautés organisées selon certains principes

    politiques, économiques et moraux, la cité idéale, la science et le progrès social, le

    voyage, les mythes, etc. Ces fragments et courts messages discontinus de

    l’imaginaire utopique sont si fréquents qu’ils justifient une étude circonstanciée.

    Ainsi, cet article postule et démontre que l’œuvre de Jules Verne met en place une

    utopie.

    D’où vient le mot utopie et comment se définit-il? Quels sont les rapports

    entre L’île mystérieuse et l’utopie?

    Pour apporter des réponses adéquates à ces questions, la présente étude

    s’appuie sur la sémiotique narrative pour interroger les procédés et les mécanismes

    mis en oeuvre dans l’élaboration de ce roman. Elle propose un bref historique de ce

    phénomène littéraire ; puis, l’interroge à l’aune du récit vernien.

    I- L’utopie : historique d’un genre littéraire

    Forgé par l’humaniste anglais Thomas More dès 1516, le mot « utopie » est

    formé sur les mots grecs ou-topos (« nulle part ») ou bien eu-topos (« bonheur »). Il

    désigne un pays de nulle part, un lieu qui n est dans aucun lieu, une présence

    absente, une réalité irréelle. Si elle n’est baptisée qu’au début du XVIème siècle, les

    origines de cette forme de pensée existent depuis belle lurette.

    1- L’utopie dans l’Antiquité

    L’invention de mondes imaginaires existe depuis Homère qui décrit des lieux

    labyrinthiques, des dédales et des îles merveilleuses dans L’Odyssée2. Il présente

    Ulysse dans le jardin merveilleux d’Alkinoos où le printemps, l’été et l’automne sont

    2L’Odyssée est une épopée attribuée au poète grec Homère qui remonte au VIIIème siècle avant J.-C. Comme l’Iliade, elle est organisée en 24 chants et compte environ 12 000 vers.

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    simultanés et l’hiver inconnu. Hésiode en fait autant dans La tragédie3. Il évoque une

    vie sans misère et sans vieillesse où les arbres portent des fruits sempiternels.

    L’imagination de mondes paradisiaques reparaît chez le poète grec Pindare qui décrit

    « l’île des Bienheureux ». De même, Platon évoque une cité merveilleuse dans la

    République et dans les Lois : le premier livre rappelle la vie antérieure des Atlantes et

    le second élabore un projet de vie idéale. L’utopie est aussi présente chez

    Aristophane qui la définit dans L’assemblée des femmes4. Dans cette parodie, les

    Athéniennes, déguisées en hommes, s’introduisent à l’ecclésia pour prendre, à la

    place des hommes, des décisions qui permettraient à la cité d’être sauvée. Dans la

    même veine, Hippodamos5 de Milet entreprend la construction imaginaire et

    rigoureuse d’une société. Diodore de Sicile6, pour sa part, relate une île. Bien d’autres

    auteurs comme Ovide ou Horace reprennent le thème ou l’interprètent. Aussi, les

    textes de Calypso7 ou de Sindbad8 mêlent-ils des réalités irréelles. L’imaginaire

    utopique est une inépuisable source d’inspiration pour les écrivains antiques ;

    néanmoins, il a connu une hibernation de plus de quinze siècles avant de réapparaître

    dans les sociétés modernes.

    3 Hésiode, La tragédie, VIIIème siècle avant Jésus Christ 4Aristophane, L’assemblée des femmes, vers 392 avant J-C, Les Belles Lettres. 5Hippodamos de Milet, Architecte grec (ve s. avant J.-C.). Il aurait rebâti Milet, construit le Pirée et Thourioi. Il est connu comme l'inventeur du plan orthogonal et, surtout, il a le premier défini les diverses zones de l'activité urbaine. 6Diodore de Sicile (v. 90 av. J.-C.-21 av. J.-C.), historien grec. Né à Agyrion (Sicile), Diodore voyage en

    Asie et en Europe et vit longtemps à Rome où il travaille, de 60 av. J.-C. à 30 av. J.-C., à une

    Bibliothèque historique qui retrace en quarante livres l’histoire des peuples depuis les origines jusqu’{

    la guerre des Gaules (58 av. J.-C. à 51 av. J.-C.), menée par Jules César, et aux premières années de

    l’Empire romain (27 av. J.-C.). De cette œuvre ambitieuse ne subsistent que les livres I à V consacrés

    aux origines du monde, { l’histoire de l’Égypte et de la Chaldée, les livres XI à XX consacrés aux

    événements de 480 av. J.-C. à 302 av. J.-C., et des fragments. 7Les mille et une nuits, ensemble de contes et de manuscrits d’origine inconnue dont la compilation semble tendre à une forme fixe vers le XIVème siècle. Parmi les nombreux récits qui les composent figurent des épopées guerrières, près de 1250 poèmes et plusieurs histoires sentimentales. 8Ibidem.

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    2- L’utopie dans les sociétés modernes

    À la Renaissance, l’invention de mondes parallèles refait surface sous la

    houlette de Thomas More9 qui intitule son ouvrage « Utopia ». Son récit se déroule

    sur une île conquise par Utopus dont les habitants (les utopiens) vivent en

    communauté, dans un gouvernement idéal et un bonheur parfait, ignorant la

    propriété privée. Dans son Éloge de la folie (1511), Érasme10 fait parler la déesse de la

    Folie et lui prête une critique acerbe des diverses professions et catégories sociales.

    Rabelais utilise le même terme dans Gagantua en peignant la société utopique de

    l’abbaye de Thélème (« fay ce que voudras ») puis dans Pantagruel (1532) :

    « Finalement arrivèrent au port d’Utopie, distant de la ville des Amaurotes par trois

    lieues »11. La Cité du Soleil (1623) de Campanella reprend explicitement à Platon la

    communauté des biens et l'aptitude des femmes à travailler et à gouverner. Francis

    Bacon considère la notion sous une forme scientifique dans La nouvelle Atlantide12

    (1637) où il préconise des astuces permettant à l’homme de dompter la nature afin de

    parvenir au bonheur. Samuel Hartlib dans Le royaume de Macarie (1641), Samuel Gott

    dans La nouvelle solyme (1648), Hobbes dans Le Leviathan (1651) incluent des

    descriptions d’une communauté idéale, à la fois objet de désir et moyen critique de la

    réalité sociale. Fontenelle13 (1670), définit l’utopie comme un monde athée et

    communiste dans lequel l'État et l'homme ne doivent plus rien à Dieu : « Ces peuples

    [les Ajaoiens] ne reconnaissent aucun fondateur, ni de leur république, ni de leur

    religion. Aussi, il n'y a parmi eux ni secte ni parti »14. L’utopie narrative classique est

    toujours située aux confins du monde connu dans L’Histoire comique des États et

    empires de la lune de Cyrano Bergerac15, La terre australe reconnue de Gabriel de

    9Thomas More, Utopia. De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia, Paris, Éditions sociales, 1974. 10Erasme, Éloge de la folie, 1511, (traduction de G. Lejeal, Bibliothèque nationale, 1899. 11François Rabelais, Pantagruel, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Folio », 1532. p. 69. 12Francis Bacon, La nouvelle Atlantide, Lausanne, Éditions Payot, 1983. 13Bernard Le Bouyer de Fontenelle, La République des philosophes, ou Histoire des Ajaoiens, fac-sim. de

    l'édition de Genève 1768, Paris, Éditions d'histoire sociale, 1970. 14Georges Jean, Voyages en Utopie, Paris, Gallimard, 1994. pp. 53-54. 15Cyrano Bergerac, Histoire comique des Etats et empires de la lune, 1657.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Platon

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    Foigny (1676), Les Aventures de Télémaque16 de Fénélon (1699), L’Histoire de Celejava

    de Claude Gilbert (1700) et dans Candide17 de Voltaire (1761) où elle apparaît sous la

    forme d’un Eldorado, pays d’abondance et de richesse. L’Arcadie18(1781) et Paul et

    Virginie (1787) de Bernadin de Saint-Pierre, le Supplément au voyage de Bougainville

    (1796) de Diderot, Les voyages de Gulliver19 de Jonathan Swift, L’An 2440 de Louis

    Sébastien Mercier… s’inspirent du même thème. C’est d’ailleurs à cette période du

    XVIIIème siècle que sont ramenés, pour la première fois en Occident, les manuscrits

    des Mille et une nuits, ces contes orientaux incluant un univers magique et une

    topographie surprenante.

    Le XIXème siècle voit littéralement l’explosion de cette tendance littéraire.

    L’invention de mondes parallèles devient monnaie courante pour fustiger les travers

    de la société. Les univers imaginaires en tous genres - et trans-genres - prolifèrent et

    se multiplient.

    Dans des pays inventés de toutes pièces, le plus souvent dans des îles

    enchantées, les écrivains ont cherché de tous temps à oublier la réalité

    connue d’eux pour imaginer de nouveaux rapports entre les hommes,

    entre ceux-ci et la nature, pour inventer des lois inédites qui assureraient

    l’harmonie et le bonheur aux communautés humaines. […] Le royaume

    d’utopie évoque tant de lieux magiques.20

    À cette période de fécondité littéraire, la science-fiction s’empare du

    mouvement utopiste. De grandes figures de la littérature comme Robert Owen,

    Charles Fourier, Saint-Simon, Étienne Cabet, Aldous Huxley21, Jules Verne22, etc.

    16Fénelon, François De Pons De Salignac De La Mothe-, Les Aventures de Télémaque, Paris, Éditions

    Broché,1699. 17Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Folio », 1759. 18Bernardin de Saint-Pierre, L’Arcadie, Angers, Éditions In-18, 1781. 19Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, Harmondsworth, Penguin, 1726. 20Hélène Carrère d’Encausse, Les explorateurs des millénaires futurs. Séance publique annuelle, Discours

    prononcé à l’académie française le 30 novembre 2000 http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http://www.academie-rancaise.fr/node/2996 p.1. (Consulté le 12/05/ 2012). 21Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (Brave New World), London, Éditions Pocket, 1932.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/1781_en_litt%C3%A9raturehttp://www.academie-francaise.fr/node/2996http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1

  • 9 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    écrivent de belles pages de ce phénomène ininterrompu dans l’histoire des idées. Ils

    imaginent des cités idéales, des formes de société exemptes de contrainte.

    Ainsi, la tradition littéraire témoigne d’un grand nombre d’utopistes qui

    usent, chacun, de sa propre expérience, de son propre talent et de son caractère

    pour définir le thème. Il convient à présent, avant d’entreprendre l’analyse à

    proprement dite, de faire un bref résumé de L'île mystérieuse.

    Dans ce roman de science-fiction, Jules Verne imite Robinson Crusoé. Il met en

    scène cinq Nordistes : l'ingénieur Cyrus Smith et son chien Top, le reporter Gédéon

    Spilett, le Noir Nab, le marin Pencroff et le jeune Harbert, prisonniers des troupes

    séparatistes en pleine guerre de Sécession qui s’enfuient en ballon. Pris dans une

    violente tempête après plusieurs jours, ils échouent sur une île déserte, en plein

    océan Pacifique. Ingénieux, persévérants, les cinq compagnons, pourtant privés de

    tout, ne tardent pas à s'organiser en une micro-société. D'ailleurs, l'île, qu'ils

    baptisent du nom de Lincoln, offre des ressources admirables et tout à fait

    inattendues. Mais une série de faits inexplicables, de coïncidences troublantes les

    obligent à croire à la présence d'une puissance mystérieuse qui les épie sans cesse et

    conduit leur destinée, leur imposant sa volonté par des voies détournées, intervenant

    pour les sauver aux moments critiques… Tous ces mystères s'éclaircissent lorsque les

    naufragés comprennent que leur île est en réalité le port secret du capitaine Nemo

    (un des principaux personnages de Vingt mille lieues sous les mers23). Ce roman décrit

    donc une utopie qu’il revient à présent d’analyser.

    II- Caractéristiques de l’utopie vernienne

    L’utopie vernienne n’est pas linéaire. Il est un discours morcelé, fragmentaire

    dont la reconstitution permet spécifier un espace-temps intemporel et un mythe de

    la cité idéale.

    22Ces auteurs sont reconnus comme des auteurs « d’utopies non totalitaires » ou libertaires (mais pas purement anarchistes). L’utopie plus ou moins libertaire refuse la contrainte et place la liberté de penser et de vivre au premier plan. Et le sens fondamental de cette liberté, c’est l’autonomie de la personne ; et cette autonomie de la personne entraîne l’autogouvernement, la démocratie directe (autonomie des communautés). Abramson Pierre-Luc Las utopías sociales en América Latina en el siglo XIX (Thèse Lille 1993), México, Fondo de Cultura Económica, 1999, p.349. 23Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Éditions Classiques Français, 1994 (1873).

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    1- Utopie vernienne, espace-temps intemporel

    Pour A. L. Morton l’utopie est « une contrée imaginaire décrite dans un

    ouvrage de fiction ayant pour objectif la critique de la société »24. C’est dire que l’utopie

    se situe en général dans un « ailleurs » indiscernable, un pays imaginaire situé à l’abri

    du temps et de l’ordre social ancien qu’elle critique.

    Le monde décrit dans L’île mystérieuse souscrit à cette logique; car, il se

    présente comme une terre cachée et, par conséquent, difficile d’accès. Les héros

    doivent subir les obstacles d’un ouragan imaginaire - qui dure plusieurs jours - avant

    d’être jetés sur cette « terre inconnue dont ils ne pouvaient même soupçonner la

    situation géographique»(p.27). Le moyen extraordinaire par lequel Cyrus Smith et ses

    compagnons accèdent à cet univers mérite attention ; car, sa nature rompt avec la

    tradition utopique25 de la mer et des marins. Pourtant, le voyage dans L’île

    mystérieuse se fait par vol; ce qui lui confère un caractère particulier à l’utopie

    vernienne. Cette remarque trouve un écho chez Jacques Lacarrière qui voit en cette

    machine volante un instrument de pouvoir : « s’affranchir du sol et de la pesanteur,

    c’est aussi s’affranchir des lois et des contingences de la terre, acquérir pouvoir et

    supériorité sur tous les hommes, devenir surhomme plus encore qu’un oiseau. »26 Le

    pouvoir de voler élève les cinq hommes au rang de héros. À côté de ce paramètre

    utopique, l’insularité joue un rôle tout aussi important. Le toponyme « L’île

    mystérieuse» connote un insolite corroboré par l’absence de ce territoire sur l’atlas :

    Absente des atlas, issue de nulle part, cette île semble cultiver un

    mystère impénétrable autant dans ses formes que dans son cœur […]

    24A. L. Morton, The English Utopia. Cité par David Coward in The Philosophy of Restif de la Bretonne. The Voltaire foundation, University of Oxford, 1991, p.647. 25Au sens strict du terme, une utopie est un récit fictif qui raconte comment des voyageurs - en général des marins, perdus en mer. Seuls les textes de Cyrano de Bergerac, de Rétif la Bretonne et de Jules Verne constituent des exceptions à cette tradition. 26Jacques Lacarrière, Préface », La Découverte australe par un homme volant, Rétif la Bretonne,1781, p.14.

  • 11 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    Jules Verne utilise ainsi tous les ingrédients qui renforcent cette

    dimension fantastique et mystérieuse si chère à ses desseins.27

    L’île mystérieuse désigne un pays de nulle part; un espace furtif qui s’entoure de

    précautions pour préserver sa liberté d'être ou d’agir. Sa nature est étonnante.

    Extraordinairement varié, son sol contient tous les types de sol. Cette allégation est

    dévoilée dans la conversation des personnages :

    Il est assez singulier, fit observer Gédéon Spilett, que cette île,

    relativement petite, présente un sol si varié. (…) Vous avez raison, mon

    cher Spilett, répondit Cyrus Smith, c’est une observation que j ‘ai faite

    aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve

    étrange. On dirait un résumé de tous les aspects que représente un

    continent. (p.273).

    Aussi, sa faune et sa flore sont-elles diversifiées et son réseau hydrographique hors

    du commun. Ses occupants remarquent de l’eau douce sur un si petit territoire au

    milieu des mers.

    Le ruisseau promenait ses eaux vives et limpides entre de hautes berges

    (…) Ses eaux étaient douces (…) Quant aux arbres qui, quelques

    centaines de pieds en aval, ombrageaient les rives du creek, ils

    appartenaient pour la plupart aux espèces qui abondent dans la zone

    modérée de l’Australie (…) À cette époque de l’année, au

    commencement de ce mois d’avril, qui représente dans cet hémisphère

    le mois d’octobre, c’est-à-dire au début de l’automne, le feuillage ne leur

    manquait pas. (…) Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces ramures

    (…) Les colons entendirent successivement le chant des oiseaux, le cri

    des quadrupèdes. (pp.152-153).

    La pensée utopiste vernienne apparaît dans ces éléments singuliers annonçant la

    fictivité puis la richesse de ce milieu insulaire. Des phénomènes peu ordinaires y 27Lionel Dupuy, Op. cit, p.13.

  • 12 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    prévalent mais n’ont pas d’effet destructeur sur le genre humain; car, il y a une

    harmonie entre les les occupants et leur environnement. Les eaux vives préfigurent le

    mythe gréco-latin de la fontaine de jouvence.28 Elles ont des vertus surprenantes et

    maintiennent perpétuellement une flore vierge à l’image du jardin merveilleux

    d’Alkinoos. Subséquemment, son paysage se change en un véritable sanctuaire de la

    biodiversité ; il abrite une faune incroyablement variée avec plusieurs types d’espèce

    d’animaux. Dans cet ailleurs nostalgique, « tout prospérait donc, aussi bien au corral

    qu’à Granite-House, et véritablement les colons (…) n’avaient point à se plaindre. Ils

    étaient si bien faits à cette vie, d’ailleurs, si bien accoutumés à cette île, qu’ils n’eussent

    pas sans regret quitté son sol hospitalier. » (2ème partie, chapitre 2). L’imaginaire

    utopique se signale ainsi par le sentiment du « manque » de l’absence. En effet, les

    héros ne manquent pas de l’essentiel; ils ont tout à leur disposition parce que l’utopie

    rime avec abondance et bonheur. Les précisions sur les atouts naturels traduisent,

    par ailleurs, une attitude vernienne relative à l’environnement qui consiste à faire

    découvrir la beauté des paysages tout en mettant en exergue leur générosité. La

    description de la grotte des colons en est une illustration.

    le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait

    heureusement servis. Ils avaient là, à leur disposition, une vaste caverne

    (…) (on perce une fenêtre vers la mer) la lumière entra à flots et produisit

    un effet magique en inondant cette splendide caverne. (…) En quelques

    endroits, des piliers de granit, irrégulièrement disposés, en supportaient

    les retombées comme celles d’une nef de cathédrale. (…)on entrevoyait

    les capricieux arceaux dans l’ombre, ornée à profusion de saillies qui

    formaient comme autant de pendentifs, cette voûte offrait un mélange

    pittoresque de tout ce que les architectures byzantine, romane et

    gothique ont produit sous la main de l’homme. Et ici pourtant, ce n’était

    28La tradition littéraire retient que la fontaine de jouvence est une source imaginaire qui abolit la mort et donne la jeunesse et l’immortalité à toute personne qui boit de son eau. Patrick Boucheron raconte la légende d’un prêtre indien nommé Jean, à la fois guerrier, prêtre et roi qui s’y serait baigné six fois et aurait pu ainsi dépasser les cinq cents ans. Il aurait eu plus de cent vingt royaumes sous sa domination. Ce prêtre Jean est décrit comme un souverain très puissant, descendant des rois mages. Son royaume fabuleux serait situé tour à tour en Inde, en Asie centrale ou en Afrique. (« L’invitation au voyage… ». Version revue et mise à jour de l’article « L’irrésistible appel au voyage » publié dans le périodique L’histoire n°296, pp. 52- 59.)

  • 13 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    que l’oeuvre de la nature! Elle seule avait creusé ce féerique

    Alhambra!(1ère partie, chapitre 18)

    Elle transforme le cocon (le Granite-House) en palais (sens de House) et

    même en temple. D’ailleurs, elle reste inviolée face à l’envahissement des singes et

    communique avec les profondeurs sacrées de la terre. Sa beauté et sa splendeur sont

    mis en exergue. Jules Verne fait de son monde un véritable microcosme, une

    réduction à l’échelle d’une île des richesses de la terre. De ce point de vue, l’île se

    sacralise parce que, pense Eliade, « tout ce qui est « cosmisé », tout ce qui ressemble à

    un Cosmos, est sacré ».29

    Par ailleurs, Verne rétablit l’utopie dans l’Histoire. S’il débute l’aventure avec

    la guerre de Sécession - il la module, la (re-travaille), dès que ses personnages

    prennent contact avec l’île. Il suit une loi du genre parce qu’en régime utopique, le

    temps est maltraité, suspendu. De fait, il « a la même valeur que dans le rêve, il est ici

    rappel et nostalgie du passé, volonté d’exorciser l’avenir en le débarrassant de l’inconnu

    qu’il porte en lui ».30 Ainsi, le temps utopique prend ses distances avec le réel ; il

    désigne une ligne temporelle parallèle. La cohésion entre les survivants du ballon est

    à l’abri des vicissitudes du temps : « Là, enfin, tous furent heureux, unis dans le présent

    comme ils l’avaient été dans le passé; jamais ils ne devaient oublier cette île ».(Troisième

    partie, chapitre 20) Ainsi, l’île Lincoln définit « une société (qui) est elle-même

    institution d’une « temporalité » implicite qu’elle fait être en étant, et qui, en étant, la

    fait être»31; car, l’utopie est une mesure mentale du temps ; elle se situe dans un

    temps absent qui « effleure l’uchronie, dans la mesure où elle intègre à la trame d’une

    histoire connue des événements imaginaires. »32En réalité, le temps utopique

    s’identifie à celui du rêve. Il est intemporel, anti-historique. Ce raisonnement vaut

    également pour l’espace qu’elle fait être », et donc qu’elle est. Les colons de l’île

    sont donc dans une altérité sans identification; c’est-à-dire, dans un espace/temps

    diamétralement opposé à celui qu’ils ont fui. Du reste, la cité idéale des utopies est le

    29Mircéa Eliade, Aspects du mythe, Paris, Éditions Gallimard, Collection Folio Essais, 1963, pp.48-49. 30Jean Servier, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, Collection Idées/Gallimard, 1967, p.314. 31Comelius, Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. p. 307. 32Emmanuel Carrère, Le détroit de Behring. Introduction à l’uchronie, Paris, P.O.L., 1986, p. 15.

  • 14 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    rêve et le désir d'un monde «autre», différent. Ce rêve se nourrit d'une mythologie et

    d'un imaginaire symbolique très riches qu’il revient d’analyser.

    2- Utopie vernienne, mythe de la cité idéale

    Comme un fil ininterrompu, le mythe parcourt l’oeuvre vernienne. Aussi, les

    frontières entre l’utopie et les mythes ne sont-elles pas assez nettes ; puisque les

    utopies sont « curieusement concurrentes des anciens mythes dont elles reprennent sur

    le plan de l’imagination, (…) le contenu et les aspirations »33. L'utopie est donc un

    bouillon de culture pour les mythes. Dans L’île mystérieuse, le mythe de l’âge d’or

    renaît à travers l’organisation politique, sociale et économique des naufragés.

    L’oeuvre construit un monde utopique où les héros vivent dans l’innocence et dans

    une harmonie parfaite avec la nature. D’ailleurs, ils en témoignent avec émotion.

    « Notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. Je l’aime comme j’aimais ma pauvre

    mère ! Elle nous a reçus pauvre et manquant de tout, et, que manque-t-il à ces cinq

    enfants tombés du ciel? - Rien ! répondit Nab, rien, capitaine ! » (L’île mystérieuse, p.

    441). L’île est comparée à une mère adorée du fait de sa générosité et de sa

    bienveillance à l’égard de ses enfants-naufragés. La répétition du verbe « aimer »,

    dans le passage précédent, rend amplement compte de cette charité. Aussi, les

    indices surabondent-ils qui font de l’île « mystérieuse » une île « belle et bonne », qui a

    recueilli, « pauvres et manquant de tout », ces « cinq enfants… tombés du ciel » qui

    l’adoreront comme ils aiment leur « pauvre mère ». (2ème partie, chapitre XII).

    La cité idéale est signalée par le bonheur, la douceur et la paix qui animent

    les occupants de cet espace entouré d’eau. Elle trouve sa justification chez

    Bachelard34 qui perçoit dans la circularité de l’île une « rondeur pleine», un symbole

    de plénitude. Sa réflexion trouve un écho favorable chez Gilbert Durand qui déduit

    que «l'espace courbe, fermé et régulier serait donc par excellence signe de douceur, de

    paix, de sérénité»35. Dès lors, il n’y a aucun doute que l’île est une cité idéale. En effet,

    33R. Ruyer, L'utopie et les utopies, Paris, Presse Universitaire de France, 1950, p. 3. 34Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. 35Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, P.U.F., 1960. p. 284.

  • 15 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    chaque personnage y a « une liberté d’action que la vie réelle lui a refusée »36. Il

    retrouve le bonheur, la liberté, la joie et la paix qu’il n’avait pas auparavant.

    Par ailleurs, les rapports de l'homme et de la nature sont sauvegardés dans la

    cité idéale; et le respect pour la vie des animaux en est encore une preuve. Au coeur

    de la société primitive vernienne, le règne de la vie animale s’exprime et s’élève à un

    appel à l’amitié Homme/Bête. Les naufragés de Jules Verne apprivoisent un orang-

    outan qu’ils nomment Jup. Cet animal ne reçoit aucune menace. Tout le temps, il

    reste en leur compagnie et n’est contraint à aucun travail.

    Le mythe du bon sauvage est perceptible à travers la vertu et la simplicité qui

    animent le groupe. Il détermine l’utopie vernienne en action; car, l’île définit un

    monde

    où les différences de races et de statuts, bien que présentes, s’effacent

    au profit de la collectivité considérée comme le seul moyen de subvenir

    au moyen de l’individu. Cinq hommes (six en comptant Ayrton), fidèles

    compagnons, la Providence, tels sont les composants d’une société

    idéale, d’où sont absentes les rivalités, les initiatives personnelles,

    l’égoïsme, et où sont mises en exergue la solidarité, l’entraide, les

    complémentarités.37

    Sur cette terre prospère, le travail est mené en équipe. Toute l’équipe

    travaille ensemble. Travail et jeu, fatigue et jouissance sont des antinomies

    réconciliées dans les sociétés utopiques. Les colons domptent facilement la nature

    sauvage et s’habituent rapidement à leur nouveau cadre de vie. Tout le temps, ils

    sont ensemble : les heures de repas, de loisir et de travail sont les mêmes. Courageux,

    vertueux, ils entretiennent mutuellement de bonnes relations : la concorde et la

    complicité règnent en leur sein. À leur tête se trouve un homme charismatique, Cyrus

    Smith. Ce chef, « est un homme de coeur, épris de liberté et de justice, religieux sans

    affectation, soucieux de s’instruire et de faire bénéficier ses compagnons de cette

    science dont il se fait volontiers le grand-prêtre. »38 À l’aune de la description de ce

    36David Coward, The Philosophy of Restif la Bretonne, The Voltaire foundation, University of Oxford, 1991, p.836. 37Lionel Dupuy, Op.cit, p.150. 38Ghislain de Diesbach, Le Tour de Jules Verne en 80 livres, Paris, Perrin, 2000, p.40.

  • 16 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    groupe humain idéal, il se dégage l’idée que le projet utopique vernien prend en

    compte la transformation scientifique du milieu naturel. En fait, Jules Verne a enrichi

    de nombreux thèmes traditionnels de l’utopie en incluant les découvertes et les

    spéculations scientifiques dans son oeuvre. Sa conception utopique intègre les idées

    à la fois «modernes» et contradictoires ainsi que les rapports entre utopie et écologie

    et entre utopie et ethnologie. Son héros étant ingénieur, il façonne sa cité idéale avec

    du vernis scientifique. Au demeurant, il apparaît opportun d’en dégager les fonctions.

    III- Fonctions de l’utopie vernienne

    L’utopie a une double fonction. Il s’agit soit d’exprimer une rupture radicale

    avec un système existant, soit de proposer un modèle de société idéale. Jules Verne

    critique sa société puis propose une stratégie à mettre en œuvre pour garantir le

    bonheur de l’humanité.

    1- Utopie vernienne, critique de la société

    Fondamentalement, l’utopie est une possibilité de réflexion sur le monde

    réel par la représentation fictionnelle. Elle vise à dénoncer une organisation sociale

    en place. Pour ce faire, elle s’intéresse à l’ordre social. Gilles Lapouge écrit que

    « l’utopie est une logique, non une figure poétique ; un système clos, non une évasion »39

    pour dire qu’elle consiste en la peinture des dysfonctionnements sociaux. Toute

    l’oeuvre de Jules Verne est dominée par une grande générosité humaniste, écho des

    idées qu’il tire de ses conversations avec son éditeur Hetzel mais aussi du

    romantisme militant et de ses réflexions personnelles. Ainsi, il critique sa société en

    mal de charité et de partage. L’île mystérieuse montre Nemo qui, bien que

    misanthrope, apporte plusieurs aides aux naufragés. Il suggère que chacun oeuvre

    pour bâtir l’édifice commune.

    La guerre de Sécession est une occasion pour conspuer les atrocités et les

    pires folies de la guerre. Pour Verne, elle se révèle comme une monstruosité une

    excroissance pour les actions humaines; c’est pourquoi, il exprime de l’aversion pour

    39Gilles, Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Flammarion, Collection « Champ philosophique » Numéro 48, 1978.

  • 17 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    les armes à feu et prend parti pour les abolitionnistes. D’ailleurs, il éloigne ses héros

    du champ de bataille vers un monde paisible. En cela, son roman approuve la lutte

    pour les libertés individuelles et collectives. Son utopie définit un monde libre, sans

    équivoque où le bonheur n’est pas celui d’un monde ou l’on ne travaille pas, mais, au

    contraire, celui issu d’un travail rigoureusement mené et équitablement reparti.

    L’utopie ne désigne donc pas un âge d’or ou un pays de Cocagne mais découle d’une

    gestion rigoureuse des ressources naturelles et d’une organisation rationnelle des

    hommes.

    La pensée utopique vernienne interroge notamment le concept de la

    colonisation à travers l’entreprise des cinq naufragés sur l’île Lincoln. Jules Verne

    réaffirme sa vision sur des préjugés, à l’ordre du jour à son époque. Pour lui, les Noirs

    sont des « arriérés », des hommes aux coutumes « barbares » à qui il faut donner la

    civilisation occidentale. C’est pourquoi, dans ses livres, « les Noirs ont été créés pour

    être domestiques, cuisiniers, valets de ferme ou manœuvres. Dans L’île mystérieuse, les

    fonctions de cuisinier sont dévolues d’office à Nab « en sa qualité de nègre »»40. Dans

    cette logique, il juge la colonisation importante, quelqu’en soient ses inconvénients.

    Jules Verne est l’écho sonore de son temps, s’il ne traite pas assez

    directement de questions politiques dans son oeuvre, c’est parce que celle-ci est

    destinée, en priorité, à la jeunesse. À l’instar de tout utopiste, il cherche à établir une

    société plus juste, plus heureuse. D’ailleurs, s’il le fait de façon biaisée dans ses

    romans, il s’engage aussi dans les affaires politiques de son temps. Cela apparaît

    beaucoup plus clairement dans certaines de ses correspondances où il aborde la

    question de la gestion communale parisienne à son ami et éditeur Hetzel. « Quant à la

    politique, cela finira; il fallait que ce mouvement socialiste eût lieu. Eh bien, c’est fait, il

    sera vaincu, et si le gouvernement républicain montre dans la répression une énergie

    terrible - comme il en a le devoir et le droit, la France républicaine a 50 ans de paix

    intérieure - Voilà ce que je pense. »41 L’opinion partisane qu’il porte sur l’organisation

    sociale vise à opérer le changement, à faire changer l’ordre des choses. D’ailleurs,

    pendant l’affaire Dreyfus, il approuve, avec énergie, le procès en révision : « Moi qui

    suis antidreyfusard dans l’âme (…) ce qu’il y avait de mieux à faire »42. Ses

    40Ghislain de Diesbach, Op.cit, p. 168. 41 Correspondances à Hetzel, Europe, novembre-décembre 1978. 42Lettre de Jules Verne au fils Hetzel, le 11 février 1899.

  • 18 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    engagements politiques l’emmènent, en 1888, à participer aux affaires municipales

    dans la ville d’Amiens où il se fait élire sur une liste radicale-socialiste.

    Sans faire allusion aux théories marxistes, l’utopie de Jules Verne porte sur

    de petits groupes d’hommes bien organisés. Il conçoit le paradis avec des hommes

    seuls. En effet, il a une vision misogyne de la vie en société ; c’est ce qui explique, en

    partie, l’effacement de la femme dans son enclos utopique : ses personnages ne sont

    guère accompagnés de femmes. Pour lui, l’utopie reproduit une organisation

    patriarcale. Elle répond à la vocation de l’utopie dans son principe de base qui, dans

    une ambition de pérennité, doit contrôler ou éliminer, sous peine de voir son

    fonctionnement entravé, l’irrationalité des sentiments ou pulsions instinctives. Pour

    lui, il faut éviter le risque dystopique de la féminité en établissant un écart critique,

    une distance entre l’univers clos de l’utopie et la société de référence. Sa cité idéale

    n’admet donc pas de femme ; car, celle-ci incarne l’univers du désir, des sentiments,

    et partant tout ce qui échappe à la maîtrise de la raison. En d’autres mots, la femme

    admet deux visages : l’un est radieux, sentimental et/ou sensuel ; l’autre taciturne,

    écrasé sous le talon de la raison comme la tête d’un serpent. Pour cette raison, elle

    ne saurait avoir sa place en utopie.

    2- Utopie vernienne, quête du bonheur

    L’utopie de la seconde moitié du XIXème siècle continue celles des Lumières et

    des Romantiques prônant une société plus juste et plus heureuse. Chez Jules Verne,

    « Le voyage et l'île figurent au premier rang : l'île géographique, mais aussi l'île-symbole,

    puisque l'insularité réelle ou symbolique joue un rôle de premier plan en utopie »43. En

    effet, le voyage constitue le levain de l’utopie vernienne. Il module une écriture de

    l’ailleurs, de la différence, de l’alternance politique, sociale, idéologique,

    anthropologique ainsi que le révèle le passage suivant :

    C’est au voyage que l’utopie confie tous ses effets de dépaysement et en

    même temps toutes ses stratégies d’authentification. C’est le voyage qui

    permet d’avoir accès au lieu utopique, qui met en perspective l’ici et

    l’ailleurs. En effet, la littérature utopique a trouvé dans la littérature de 43Nadia Minerva, Jules Verne aux confins de l’utopie, Paris, L’harmattan, 2006, p.21.

  • 19 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    voyage une force d’impulsion. [...] l’utopie s’est identifiée avec le voyage

    imaginaire en adoptant ses modalités discursives [...] C’est encore du

    récit de voyage que l’utopique hérite ses stratégies narratives et

    rhétoriques visant à produire les effets de réel.44

    Avec ses perspectives d’aventures, le voyage offre donc la possibilité d’une

    vie plus harmonieuse et plus radieuse aux héros verniens. De la situation

    inconfortable de la prison, ils sont transportés sur l’île du bonheur. En ce sens, le

    voyage apparaît comme l’épicentre de la spéculation utopique ; il est une illusion,

    inconciliable avec la vérité amère de la vie réelle; il est la source d’une action libre et

    multipliée. Le voyage, en effet, amène à rechercher le bonheur dans une autre forme

    de vie, une sphère débarrassée du souci de la vérité, et ancrée dans l’imagination. Se

    rendre dans les îles apparaît donc comme une quête de refuge, une sorte de retour à

    la quiétude du sein maternel. Dans ce élan, Jules Verne suggère de rétablir l’homme

    dans une conformité avec la nature. D’où la fréquence des indices « forêt »,

    « grotte », « île », « caverne », « cours d’eau » renvoyant à l’environnement naturel de

    l’homme. Il rejoint, en cela, Francis Bacon pour qui « natura non nisi parendo

    vincitur »45. Il recommande la conquête de la nature par l’obéissance.

    L’imaginaire utopique vernien se révèle dans de petits groupes d’hommes

    choisis, et d’ailleurs, correctement hiérarchisés, vivants sur une île ou des enceintes

    de navires futuristes. C’est dans ces microcosmes que l’on peut accéder à l’ordre et

    retourner aux origines d'innocence, de pureté, de bien-être. Ce monde préfigure le

    devenir du macrocosme, appelé lui-même aussi à devenir utopique. Quoiqu’issus des

    différentes races peuplant la terre, les personnages verniens ont désormais un seul

    cœur et une seule âme. Ainsi, ils sont à l’abri du besoin parce que solidaires. Jules

    Verne redit le mythe de Robinson lequel a des liens étroits avec l’utopie. Il montre

    que le bonheur individuel se trouve au sein du collectif. Ce bonheur n’est pas donné,

    il est à construire; il est une quête. L’harmonie, l'ordre, la hiérarchie, la sécurité sont

    des valeurs assurées par des règles très rigides. Ainsi, Jules Verne se montre

    optimiste. Il voit en cette quête du bonheur une réalité ; parce l’utopie est déjà « le

    lieu même que nous habitons, que le désir veut aménager pour une autre vie sans

    44 Idem, p.64. 45Francis Bacon, Novum Organum, I, 124 « On ne commande la nature qu’en lui obéissant ».

  • 20 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    pourtant le fuir»46. Toutefois, cela implique l’effort de tous. C’est certainement en

    pensant à Verne que Gilles Lapouge écrit:

    Les utopistes sont bien des hommes du réel, même s’ils y atteignent par la

    rêverie. Ils ne s’écartent des tumultes du temps que pour distribuer les plus claires

    lumières sur nos journées. Ils entendent mêler leurs fils aux broderies de notre

    Histoire; simplement, ils sont en avance sur nous: leurs cités forment des modèles

    offerts à l’avenir.47

    Dans cet élan, l’utopie amène à réfléchir sur des idées subversives dans la

    mesure où elle semble toujours irréalisable du point de vue du présent et de l’ordre

    existant. « Un état d’esprit est utopique quand il est en désaccord avec l’état de réalité

    dans lequel il se produit »48.

    Par ailleurs, l’imaginaire utopique semble bien guidé par l’intuition d’une

    science libératrice et susceptible d’apporter un changement radical à l’existence

    humaine. En effet, pour Jaques Lacarrière comme pour Verne, « la grande affaire du

    siècle à venir et sa véritable utopie : (c’est) la libération possible de l’homme par les

    conquêtes de la technique et de la science »49. Jules Verne invite à conquérir le monde

    par la science. Il choisit, pour héros, des ingénieurs des hommes cultivés à qui il

    confie la lourde charge de l’enseignement et de l’instruction ; parce qu’il sait la place

    primordiale de l’éducation dans le discours utopique : celle-ci vise à façonner un

    individu nouveau dans un monde harmonieux ; cela sous-entend une formation de

    qualité absolument différente de ce que l’on critique dans le monde réel. Dans cette

    perspective, l’auteur oriente son discours utopique en faveur de la vulgarisation des

    découvertes scientifiques, de la promotion de la technologie. Son héros est un

    homme doué de raison; il a une bonne pratique technologique qui lui permet de se

    forger un monde meilleur. C’est d’ailleurs tout le sens de son projet d’écriture - pour

    lequel il a créé un genre, caractérisé par un optimisme naïf en la science.

    46Mikel Dufrenne, Art et politique. Paris, Union Générale d'Éditions, 1974, p. 174. 47Gilles Lapouge, Introduction à la Bibliothèque des utopies, Paris, France-Adel, 1977, (Couverture de La découverte australe). 48Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Rivière, 1956, p.124. 49Jacques Lacarière, Op cit, p.15.

  • 21 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

    Conclusion

    En définitive, quoique disséminés, inachevés ou donnant parfois l’impression

    d’une faible incidence dans l’économie narrative, les enclaves utopiques occupent

    une place importante dans l’élaboration de L’île mystérieuse. Leur analyse permet de

    voir que l’oeuvre suit exactement les lois du genre utopique. On y trouve l’insularité,

    la cité close, l’organisation politique, économique et sociale, le dépérissement de

    l’histoire ainsi qu’un temps intemporel.

    Ces thèmes orientent la réception de l’oeuvre; leur fréquence et leur

    enchevêtrement montrent que l œuvre a plusieurs résonances. Ce résultat amène à

    soustraire l'écrivain du domaine exclusif de la littérature pédagogique et de science-

    fiction où le reléguaient les lecteurs et les éditeurs de son époque. Une étude

    prolongée de ses autres romans sera à même de montrer qu’il a apporté de

    nombreuses innovations à la conception traditionnelle du genre utopique.

    On peut conclure avec Daniel Compère50 qui compare l’immensité de l’oeuvre

    de Jules Verne à un iceberg dont la partie immergée est neuf fois plus volumineuse

    que celle qui apparaît.

    Bibliographie

    Bachelard, Gaston, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. Carrère, Emmanuel, Le détroit de Behring. Introduction à l’uchronie, Paris, P.O.L., 1986.

    Carrère d’Encausse, Hélène, Discours prononcé à l’académie française le 30

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    futurs-seance-publique-annuelle,http://www.academie-rancaise.fr/node/2996 p.1.

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    50Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Lettres modernes, 1976, p. 156.

    http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1

  • 22 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676

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    Lapouge, Gilles, Introduction à la Bibliothèque des utopies, Paris, France-Adel, 1978.

    Lapouge, Gilles, Utopie et civilisations, Paris, Flammarion, Coll. « Champ

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    Trousson, Raimond, « Introduction à Requiem pour l’utopie? », Tendances auto-

    destructives du paradigme utopique, éditions C. Imbroscio, Pise, Libreria Goliardica,

    1986.

    Trousson, Raimond, Voyage aux pays de nulle part, Bruxelles, Éditions de l’Université

    de Bruxelles, 1979.