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Tiré à part
NodusSciendi.net Volume 19 ième Janvier 2017
Volume 19 ième Janvier 2017
Étude Réunie par
N’GUESSAN Konan Lazare
Université Alassane Ouattara Bouaké
ISSN 2308-7676
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2 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676
Comité scientifique de Revue
BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle
BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny
KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC
MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB
SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou
TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII
VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau
WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges
Organisation
Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait,
Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine,
Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Production / SYLLA Abdoulaye,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
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Sommaire
1- N’GUESSAN Konan Lazare, Université Alassane Ouattara Bouaké, LE LANGAGE
LITTERAIRE DE KOUROUMA : UN RISQUE D’INTEGRITE POUR LE FRANÇAIS ?
2- Dr ACHIE ARTHUR MODESTE, Université Pelefero Gon Coulibaly Korhogo,
INDICIBLE, INAUDIBLE ET INVISIBLE : VIBRATION DES SENS DANS LE
COMPLEXE POESIE/PUBLICITE.
3- KOUADIO Djoko Luis Stéphane, Université Félix Houphouët-Boigny, LAS
VOCES NARRATIVAS EN EL CABALLERO ENCANTADO DE BENITO PÉREZ
GALDÓS
4- DJOKOURI Innocent, Université Peleforo Gon Coulibaly, LE PARALANGAGE
COMME SURFACE ET PROFONDEUR DU DISCOURS RAPPORTÉ : ANALYSE DE
MONNÈ, OUTRAGES DÉFIS ET LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES
5- YRO Timbo Adler Vivien, Université Peleforo Gon Coulibaly, LITTERATURE ET
SCIENCE MEDICALE
6- Fr. BINI Brice, op, Faculté de théologie, UCAO.UUA, ÊTRE HEUREUX ET
RENDRE HEUREUX : THÉOLOGIE DE VOCATION AUJOURD’HUI EN AFRIQUE
7- GRAVET Catherine, Université de Mons, QUAND LE PORTEUR EST UNE
PORTEUSE. SIMONE ET ANDRÉ SCHWARZ-BART : LES FEMMES « PORTEUSES
» OU COMMENT SE LIBÉRER DE L’ESCLAVAGE
8- KOUAME Yao Emmanuel, Université Félix Houphouët-Boigny, ANALYSE
GENERATIVE DES COMPOSES NOMINAUX EN KOULANGO, langue gur.
9- Aoua Carole CONGO, INSS/CNRST Ouagadougou, ENSEIGNEMENT DE LA
GRAMMAIRE DU FRANÇAIS: COMMENT AIDER LES APPRENANTS SOURDS À
PASSER DE LA SPATIALITÉ DE LA LANGUE DES SIGNES À LA LINÉARITÉ DU
FRANÇAIS ?
10- N’GBOFAI Logon Roland Patrick, Doctorant, Université Félix
Houphouët-Boigny, POESIE/PEINTURE OU LA LISIERE DU DOUBLE CHEZ
CHARLES BAUDELAIRE
11- KOUASSI Ahoutou Escoffier-Ulrich, Université Peleforo Gon Coulibaly de
Korhogo, L’ÎLE MYSTÉRIEUSE : UNE UTOPIE VERNIENNE
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L’ÎLE MYSTÉRIEUSE : UNE UTOPIE VERNIENNE Ahoutou Escoffier-Ulrich KOUASSI
Université Peleforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ Cet article s’appuie sur la sémiotique narrative pour interroger L’île mystérieuse de Jules Verne à l’aune de l’utopie. Quoique donnant parfois l’impression d’une faible incidence dans l’économie narrative, l’analyse des enclaves utopiques montre que l’oeuvre suit exactement les lois du genre. La reconstitution des débris de ce discours morcelé permet de spécifier un espace-temps intemporel ainsi qu’une présence du mythe de la cité idéale. L’utopie vernienne est un hymne à la science et à la technologie; elle se révèle dans de petits groupes d’hommes choisis, et d’ailleurs, correctement hiérarchisés, vivants dans un lieu clos. Mots clés : utopie - île - robinsonnade - mythe - cité idéale ABSTRACT This article is based on the narrative semiotic to examine L’île mysterieuse of Jules Verne at the ell of the utopia. Though seeming to give sometime a weak incidence in the narrative economics, the utopian enclaves show that the novel exactly follows the genre lows. The reconstruction of remnants of that divided discourse permits to indicate a space-time timeless and a presence of myth of the ideal city. Vernian utopia is a hymn to the science and to the technology; it proved to be in small groups of well-chosen men, and in addition properly classified, living in a closed place.
Keywords : utopie - island - robinsonnade - myth - ideal city
Introduction
Dans le cadre de leur création littéraire, bon nombre d’écrivains inventent des
lieux fictifs, forgent des contrées parallèles qui, loin du monde référentiel, forment
de véritables « pays de Romancie »1. Cette pratique est si courante qu’on peut
dénombrer plusieurs espaces fabuleux dans tous les genres de la littérature. La
question n’est pas spécifique à des écrivains d’une seule littérature ou d’une seule
époque. Elle est, pour ainsi dire, le propre de la création romanesque dont l’intérêt
1Michel Raimond, Le roman, Paris, Armand Colin, 1988, p.8.
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tient, pour une part importante, à l’originalité, à l’imagination descriptive, exotique,
fantastique.
S’inscrivant dans l’optique des géographies imaginaires, L’île mystérieuse de
Jules Verne recèle de petites enclaves qui laissent la réflexion utopique en suspens :
l’insularité, la robinsonnade, les communautés organisées selon certains principes
politiques, économiques et moraux, la cité idéale, la science et le progrès social, le
voyage, les mythes, etc. Ces fragments et courts messages discontinus de
l’imaginaire utopique sont si fréquents qu’ils justifient une étude circonstanciée.
Ainsi, cet article postule et démontre que l’œuvre de Jules Verne met en place une
utopie.
D’où vient le mot utopie et comment se définit-il? Quels sont les rapports
entre L’île mystérieuse et l’utopie?
Pour apporter des réponses adéquates à ces questions, la présente étude
s’appuie sur la sémiotique narrative pour interroger les procédés et les mécanismes
mis en oeuvre dans l’élaboration de ce roman. Elle propose un bref historique de ce
phénomène littéraire ; puis, l’interroge à l’aune du récit vernien.
I- L’utopie : historique d’un genre littéraire
Forgé par l’humaniste anglais Thomas More dès 1516, le mot « utopie » est
formé sur les mots grecs ou-topos (« nulle part ») ou bien eu-topos (« bonheur »). Il
désigne un pays de nulle part, un lieu qui n est dans aucun lieu, une présence
absente, une réalité irréelle. Si elle n’est baptisée qu’au début du XVIème siècle, les
origines de cette forme de pensée existent depuis belle lurette.
1- L’utopie dans l’Antiquité
L’invention de mondes imaginaires existe depuis Homère qui décrit des lieux
labyrinthiques, des dédales et des îles merveilleuses dans L’Odyssée2. Il présente
Ulysse dans le jardin merveilleux d’Alkinoos où le printemps, l’été et l’automne sont
2L’Odyssée est une épopée attribuée au poète grec Homère qui remonte au VIIIème siècle avant J.-C. Comme l’Iliade, elle est organisée en 24 chants et compte environ 12 000 vers.
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simultanés et l’hiver inconnu. Hésiode en fait autant dans La tragédie3. Il évoque une
vie sans misère et sans vieillesse où les arbres portent des fruits sempiternels.
L’imagination de mondes paradisiaques reparaît chez le poète grec Pindare qui décrit
« l’île des Bienheureux ». De même, Platon évoque une cité merveilleuse dans la
République et dans les Lois : le premier livre rappelle la vie antérieure des Atlantes et
le second élabore un projet de vie idéale. L’utopie est aussi présente chez
Aristophane qui la définit dans L’assemblée des femmes4. Dans cette parodie, les
Athéniennes, déguisées en hommes, s’introduisent à l’ecclésia pour prendre, à la
place des hommes, des décisions qui permettraient à la cité d’être sauvée. Dans la
même veine, Hippodamos5 de Milet entreprend la construction imaginaire et
rigoureuse d’une société. Diodore de Sicile6, pour sa part, relate une île. Bien d’autres
auteurs comme Ovide ou Horace reprennent le thème ou l’interprètent. Aussi, les
textes de Calypso7 ou de Sindbad8 mêlent-ils des réalités irréelles. L’imaginaire
utopique est une inépuisable source d’inspiration pour les écrivains antiques ;
néanmoins, il a connu une hibernation de plus de quinze siècles avant de réapparaître
dans les sociétés modernes.
3 Hésiode, La tragédie, VIIIème siècle avant Jésus Christ 4Aristophane, L’assemblée des femmes, vers 392 avant J-C, Les Belles Lettres. 5Hippodamos de Milet, Architecte grec (ve s. avant J.-C.). Il aurait rebâti Milet, construit le Pirée et Thourioi. Il est connu comme l'inventeur du plan orthogonal et, surtout, il a le premier défini les diverses zones de l'activité urbaine. 6Diodore de Sicile (v. 90 av. J.-C.-21 av. J.-C.), historien grec. Né à Agyrion (Sicile), Diodore voyage en
Asie et en Europe et vit longtemps à Rome où il travaille, de 60 av. J.-C. à 30 av. J.-C., à une
Bibliothèque historique qui retrace en quarante livres l’histoire des peuples depuis les origines jusqu’{
la guerre des Gaules (58 av. J.-C. à 51 av. J.-C.), menée par Jules César, et aux premières années de
l’Empire romain (27 av. J.-C.). De cette œuvre ambitieuse ne subsistent que les livres I à V consacrés
aux origines du monde, { l’histoire de l’Égypte et de la Chaldée, les livres XI à XX consacrés aux
événements de 480 av. J.-C. à 302 av. J.-C., et des fragments. 7Les mille et une nuits, ensemble de contes et de manuscrits d’origine inconnue dont la compilation semble tendre à une forme fixe vers le XIVème siècle. Parmi les nombreux récits qui les composent figurent des épopées guerrières, près de 1250 poèmes et plusieurs histoires sentimentales. 8Ibidem.
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2- L’utopie dans les sociétés modernes
À la Renaissance, l’invention de mondes parallèles refait surface sous la
houlette de Thomas More9 qui intitule son ouvrage « Utopia ». Son récit se déroule
sur une île conquise par Utopus dont les habitants (les utopiens) vivent en
communauté, dans un gouvernement idéal et un bonheur parfait, ignorant la
propriété privée. Dans son Éloge de la folie (1511), Érasme10 fait parler la déesse de la
Folie et lui prête une critique acerbe des diverses professions et catégories sociales.
Rabelais utilise le même terme dans Gagantua en peignant la société utopique de
l’abbaye de Thélème (« fay ce que voudras ») puis dans Pantagruel (1532) :
« Finalement arrivèrent au port d’Utopie, distant de la ville des Amaurotes par trois
lieues »11. La Cité du Soleil (1623) de Campanella reprend explicitement à Platon la
communauté des biens et l'aptitude des femmes à travailler et à gouverner. Francis
Bacon considère la notion sous une forme scientifique dans La nouvelle Atlantide12
(1637) où il préconise des astuces permettant à l’homme de dompter la nature afin de
parvenir au bonheur. Samuel Hartlib dans Le royaume de Macarie (1641), Samuel Gott
dans La nouvelle solyme (1648), Hobbes dans Le Leviathan (1651) incluent des
descriptions d’une communauté idéale, à la fois objet de désir et moyen critique de la
réalité sociale. Fontenelle13 (1670), définit l’utopie comme un monde athée et
communiste dans lequel l'État et l'homme ne doivent plus rien à Dieu : « Ces peuples
[les Ajaoiens] ne reconnaissent aucun fondateur, ni de leur république, ni de leur
religion. Aussi, il n'y a parmi eux ni secte ni parti »14. L’utopie narrative classique est
toujours située aux confins du monde connu dans L’Histoire comique des États et
empires de la lune de Cyrano Bergerac15, La terre australe reconnue de Gabriel de
9Thomas More, Utopia. De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia, Paris, Éditions sociales, 1974. 10Erasme, Éloge de la folie, 1511, (traduction de G. Lejeal, Bibliothèque nationale, 1899. 11François Rabelais, Pantagruel, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Folio », 1532. p. 69. 12Francis Bacon, La nouvelle Atlantide, Lausanne, Éditions Payot, 1983. 13Bernard Le Bouyer de Fontenelle, La République des philosophes, ou Histoire des Ajaoiens, fac-sim. de
l'édition de Genève 1768, Paris, Éditions d'histoire sociale, 1970. 14Georges Jean, Voyages en Utopie, Paris, Gallimard, 1994. pp. 53-54. 15Cyrano Bergerac, Histoire comique des Etats et empires de la lune, 1657.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Platon
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Foigny (1676), Les Aventures de Télémaque16 de Fénélon (1699), L’Histoire de Celejava
de Claude Gilbert (1700) et dans Candide17 de Voltaire (1761) où elle apparaît sous la
forme d’un Eldorado, pays d’abondance et de richesse. L’Arcadie18(1781) et Paul et
Virginie (1787) de Bernadin de Saint-Pierre, le Supplément au voyage de Bougainville
(1796) de Diderot, Les voyages de Gulliver19 de Jonathan Swift, L’An 2440 de Louis
Sébastien Mercier… s’inspirent du même thème. C’est d’ailleurs à cette période du
XVIIIème siècle que sont ramenés, pour la première fois en Occident, les manuscrits
des Mille et une nuits, ces contes orientaux incluant un univers magique et une
topographie surprenante.
Le XIXème siècle voit littéralement l’explosion de cette tendance littéraire.
L’invention de mondes parallèles devient monnaie courante pour fustiger les travers
de la société. Les univers imaginaires en tous genres - et trans-genres - prolifèrent et
se multiplient.
Dans des pays inventés de toutes pièces, le plus souvent dans des îles
enchantées, les écrivains ont cherché de tous temps à oublier la réalité
connue d’eux pour imaginer de nouveaux rapports entre les hommes,
entre ceux-ci et la nature, pour inventer des lois inédites qui assureraient
l’harmonie et le bonheur aux communautés humaines. […] Le royaume
d’utopie évoque tant de lieux magiques.20
À cette période de fécondité littéraire, la science-fiction s’empare du
mouvement utopiste. De grandes figures de la littérature comme Robert Owen,
Charles Fourier, Saint-Simon, Étienne Cabet, Aldous Huxley21, Jules Verne22, etc.
16Fénelon, François De Pons De Salignac De La Mothe-, Les Aventures de Télémaque, Paris, Éditions
Broché,1699. 17Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Folio », 1759. 18Bernardin de Saint-Pierre, L’Arcadie, Angers, Éditions In-18, 1781. 19Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, Harmondsworth, Penguin, 1726. 20Hélène Carrère d’Encausse, Les explorateurs des millénaires futurs. Séance publique annuelle, Discours
prononcé à l’académie française le 30 novembre 2000 http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http://www.academie-rancaise.fr/node/2996 p.1. (Consulté le 12/05/ 2012). 21Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (Brave New World), London, Éditions Pocket, 1932.
https://fr.wikipedia.org/wiki/1781_en_litt%C3%A9raturehttp://www.academie-francaise.fr/node/2996http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1
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écrivent de belles pages de ce phénomène ininterrompu dans l’histoire des idées. Ils
imaginent des cités idéales, des formes de société exemptes de contrainte.
Ainsi, la tradition littéraire témoigne d’un grand nombre d’utopistes qui
usent, chacun, de sa propre expérience, de son propre talent et de son caractère
pour définir le thème. Il convient à présent, avant d’entreprendre l’analyse à
proprement dite, de faire un bref résumé de L'île mystérieuse.
Dans ce roman de science-fiction, Jules Verne imite Robinson Crusoé. Il met en
scène cinq Nordistes : l'ingénieur Cyrus Smith et son chien Top, le reporter Gédéon
Spilett, le Noir Nab, le marin Pencroff et le jeune Harbert, prisonniers des troupes
séparatistes en pleine guerre de Sécession qui s’enfuient en ballon. Pris dans une
violente tempête après plusieurs jours, ils échouent sur une île déserte, en plein
océan Pacifique. Ingénieux, persévérants, les cinq compagnons, pourtant privés de
tout, ne tardent pas à s'organiser en une micro-société. D'ailleurs, l'île, qu'ils
baptisent du nom de Lincoln, offre des ressources admirables et tout à fait
inattendues. Mais une série de faits inexplicables, de coïncidences troublantes les
obligent à croire à la présence d'une puissance mystérieuse qui les épie sans cesse et
conduit leur destinée, leur imposant sa volonté par des voies détournées, intervenant
pour les sauver aux moments critiques… Tous ces mystères s'éclaircissent lorsque les
naufragés comprennent que leur île est en réalité le port secret du capitaine Nemo
(un des principaux personnages de Vingt mille lieues sous les mers23). Ce roman décrit
donc une utopie qu’il revient à présent d’analyser.
II- Caractéristiques de l’utopie vernienne
L’utopie vernienne n’est pas linéaire. Il est un discours morcelé, fragmentaire
dont la reconstitution permet spécifier un espace-temps intemporel et un mythe de
la cité idéale.
22Ces auteurs sont reconnus comme des auteurs « d’utopies non totalitaires » ou libertaires (mais pas purement anarchistes). L’utopie plus ou moins libertaire refuse la contrainte et place la liberté de penser et de vivre au premier plan. Et le sens fondamental de cette liberté, c’est l’autonomie de la personne ; et cette autonomie de la personne entraîne l’autogouvernement, la démocratie directe (autonomie des communautés). Abramson Pierre-Luc Las utopías sociales en América Latina en el siglo XIX (Thèse Lille 1993), México, Fondo de Cultura Económica, 1999, p.349. 23Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Éditions Classiques Français, 1994 (1873).
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1- Utopie vernienne, espace-temps intemporel
Pour A. L. Morton l’utopie est « une contrée imaginaire décrite dans un
ouvrage de fiction ayant pour objectif la critique de la société »24. C’est dire que l’utopie
se situe en général dans un « ailleurs » indiscernable, un pays imaginaire situé à l’abri
du temps et de l’ordre social ancien qu’elle critique.
Le monde décrit dans L’île mystérieuse souscrit à cette logique; car, il se
présente comme une terre cachée et, par conséquent, difficile d’accès. Les héros
doivent subir les obstacles d’un ouragan imaginaire - qui dure plusieurs jours - avant
d’être jetés sur cette « terre inconnue dont ils ne pouvaient même soupçonner la
situation géographique»(p.27). Le moyen extraordinaire par lequel Cyrus Smith et ses
compagnons accèdent à cet univers mérite attention ; car, sa nature rompt avec la
tradition utopique25 de la mer et des marins. Pourtant, le voyage dans L’île
mystérieuse se fait par vol; ce qui lui confère un caractère particulier à l’utopie
vernienne. Cette remarque trouve un écho chez Jacques Lacarrière qui voit en cette
machine volante un instrument de pouvoir : « s’affranchir du sol et de la pesanteur,
c’est aussi s’affranchir des lois et des contingences de la terre, acquérir pouvoir et
supériorité sur tous les hommes, devenir surhomme plus encore qu’un oiseau. »26 Le
pouvoir de voler élève les cinq hommes au rang de héros. À côté de ce paramètre
utopique, l’insularité joue un rôle tout aussi important. Le toponyme « L’île
mystérieuse» connote un insolite corroboré par l’absence de ce territoire sur l’atlas :
Absente des atlas, issue de nulle part, cette île semble cultiver un
mystère impénétrable autant dans ses formes que dans son cœur […]
24A. L. Morton, The English Utopia. Cité par David Coward in The Philosophy of Restif de la Bretonne. The Voltaire foundation, University of Oxford, 1991, p.647. 25Au sens strict du terme, une utopie est un récit fictif qui raconte comment des voyageurs - en général des marins, perdus en mer. Seuls les textes de Cyrano de Bergerac, de Rétif la Bretonne et de Jules Verne constituent des exceptions à cette tradition. 26Jacques Lacarrière, Préface », La Découverte australe par un homme volant, Rétif la Bretonne,1781, p.14.
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Jules Verne utilise ainsi tous les ingrédients qui renforcent cette
dimension fantastique et mystérieuse si chère à ses desseins.27
L’île mystérieuse désigne un pays de nulle part; un espace furtif qui s’entoure de
précautions pour préserver sa liberté d'être ou d’agir. Sa nature est étonnante.
Extraordinairement varié, son sol contient tous les types de sol. Cette allégation est
dévoilée dans la conversation des personnages :
Il est assez singulier, fit observer Gédéon Spilett, que cette île,
relativement petite, présente un sol si varié. (…) Vous avez raison, mon
cher Spilett, répondit Cyrus Smith, c’est une observation que j ‘ai faite
aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve
étrange. On dirait un résumé de tous les aspects que représente un
continent. (p.273).
Aussi, sa faune et sa flore sont-elles diversifiées et son réseau hydrographique hors
du commun. Ses occupants remarquent de l’eau douce sur un si petit territoire au
milieu des mers.
Le ruisseau promenait ses eaux vives et limpides entre de hautes berges
(…) Ses eaux étaient douces (…) Quant aux arbres qui, quelques
centaines de pieds en aval, ombrageaient les rives du creek, ils
appartenaient pour la plupart aux espèces qui abondent dans la zone
modérée de l’Australie (…) À cette époque de l’année, au
commencement de ce mois d’avril, qui représente dans cet hémisphère
le mois d’octobre, c’est-à-dire au début de l’automne, le feuillage ne leur
manquait pas. (…) Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces ramures
(…) Les colons entendirent successivement le chant des oiseaux, le cri
des quadrupèdes. (pp.152-153).
La pensée utopiste vernienne apparaît dans ces éléments singuliers annonçant la
fictivité puis la richesse de ce milieu insulaire. Des phénomènes peu ordinaires y 27Lionel Dupuy, Op. cit, p.13.
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prévalent mais n’ont pas d’effet destructeur sur le genre humain; car, il y a une
harmonie entre les les occupants et leur environnement. Les eaux vives préfigurent le
mythe gréco-latin de la fontaine de jouvence.28 Elles ont des vertus surprenantes et
maintiennent perpétuellement une flore vierge à l’image du jardin merveilleux
d’Alkinoos. Subséquemment, son paysage se change en un véritable sanctuaire de la
biodiversité ; il abrite une faune incroyablement variée avec plusieurs types d’espèce
d’animaux. Dans cet ailleurs nostalgique, « tout prospérait donc, aussi bien au corral
qu’à Granite-House, et véritablement les colons (…) n’avaient point à se plaindre. Ils
étaient si bien faits à cette vie, d’ailleurs, si bien accoutumés à cette île, qu’ils n’eussent
pas sans regret quitté son sol hospitalier. » (2ème partie, chapitre 2). L’imaginaire
utopique se signale ainsi par le sentiment du « manque » de l’absence. En effet, les
héros ne manquent pas de l’essentiel; ils ont tout à leur disposition parce que l’utopie
rime avec abondance et bonheur. Les précisions sur les atouts naturels traduisent,
par ailleurs, une attitude vernienne relative à l’environnement qui consiste à faire
découvrir la beauté des paysages tout en mettant en exergue leur générosité. La
description de la grotte des colons en est une illustration.
le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait
heureusement servis. Ils avaient là, à leur disposition, une vaste caverne
(…) (on perce une fenêtre vers la mer) la lumière entra à flots et produisit
un effet magique en inondant cette splendide caverne. (…) En quelques
endroits, des piliers de granit, irrégulièrement disposés, en supportaient
les retombées comme celles d’une nef de cathédrale. (…)on entrevoyait
les capricieux arceaux dans l’ombre, ornée à profusion de saillies qui
formaient comme autant de pendentifs, cette voûte offrait un mélange
pittoresque de tout ce que les architectures byzantine, romane et
gothique ont produit sous la main de l’homme. Et ici pourtant, ce n’était
28La tradition littéraire retient que la fontaine de jouvence est une source imaginaire qui abolit la mort et donne la jeunesse et l’immortalité à toute personne qui boit de son eau. Patrick Boucheron raconte la légende d’un prêtre indien nommé Jean, à la fois guerrier, prêtre et roi qui s’y serait baigné six fois et aurait pu ainsi dépasser les cinq cents ans. Il aurait eu plus de cent vingt royaumes sous sa domination. Ce prêtre Jean est décrit comme un souverain très puissant, descendant des rois mages. Son royaume fabuleux serait situé tour à tour en Inde, en Asie centrale ou en Afrique. (« L’invitation au voyage… ». Version revue et mise à jour de l’article « L’irrésistible appel au voyage » publié dans le périodique L’histoire n°296, pp. 52- 59.)
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que l’oeuvre de la nature! Elle seule avait creusé ce féerique
Alhambra!(1ère partie, chapitre 18)
Elle transforme le cocon (le Granite-House) en palais (sens de House) et
même en temple. D’ailleurs, elle reste inviolée face à l’envahissement des singes et
communique avec les profondeurs sacrées de la terre. Sa beauté et sa splendeur sont
mis en exergue. Jules Verne fait de son monde un véritable microcosme, une
réduction à l’échelle d’une île des richesses de la terre. De ce point de vue, l’île se
sacralise parce que, pense Eliade, « tout ce qui est « cosmisé », tout ce qui ressemble à
un Cosmos, est sacré ».29
Par ailleurs, Verne rétablit l’utopie dans l’Histoire. S’il débute l’aventure avec
la guerre de Sécession - il la module, la (re-travaille), dès que ses personnages
prennent contact avec l’île. Il suit une loi du genre parce qu’en régime utopique, le
temps est maltraité, suspendu. De fait, il « a la même valeur que dans le rêve, il est ici
rappel et nostalgie du passé, volonté d’exorciser l’avenir en le débarrassant de l’inconnu
qu’il porte en lui ».30 Ainsi, le temps utopique prend ses distances avec le réel ; il
désigne une ligne temporelle parallèle. La cohésion entre les survivants du ballon est
à l’abri des vicissitudes du temps : « Là, enfin, tous furent heureux, unis dans le présent
comme ils l’avaient été dans le passé; jamais ils ne devaient oublier cette île ».(Troisième
partie, chapitre 20) Ainsi, l’île Lincoln définit « une société (qui) est elle-même
institution d’une « temporalité » implicite qu’elle fait être en étant, et qui, en étant, la
fait être»31; car, l’utopie est une mesure mentale du temps ; elle se situe dans un
temps absent qui « effleure l’uchronie, dans la mesure où elle intègre à la trame d’une
histoire connue des événements imaginaires. »32En réalité, le temps utopique
s’identifie à celui du rêve. Il est intemporel, anti-historique. Ce raisonnement vaut
également pour l’espace qu’elle fait être », et donc qu’elle est. Les colons de l’île
sont donc dans une altérité sans identification; c’est-à-dire, dans un espace/temps
diamétralement opposé à celui qu’ils ont fui. Du reste, la cité idéale des utopies est le
29Mircéa Eliade, Aspects du mythe, Paris, Éditions Gallimard, Collection Folio Essais, 1963, pp.48-49. 30Jean Servier, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, Collection Idées/Gallimard, 1967, p.314. 31Comelius, Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. p. 307. 32Emmanuel Carrère, Le détroit de Behring. Introduction à l’uchronie, Paris, P.O.L., 1986, p. 15.
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rêve et le désir d'un monde «autre», différent. Ce rêve se nourrit d'une mythologie et
d'un imaginaire symbolique très riches qu’il revient d’analyser.
2- Utopie vernienne, mythe de la cité idéale
Comme un fil ininterrompu, le mythe parcourt l’oeuvre vernienne. Aussi, les
frontières entre l’utopie et les mythes ne sont-elles pas assez nettes ; puisque les
utopies sont « curieusement concurrentes des anciens mythes dont elles reprennent sur
le plan de l’imagination, (…) le contenu et les aspirations »33. L'utopie est donc un
bouillon de culture pour les mythes. Dans L’île mystérieuse, le mythe de l’âge d’or
renaît à travers l’organisation politique, sociale et économique des naufragés.
L’oeuvre construit un monde utopique où les héros vivent dans l’innocence et dans
une harmonie parfaite avec la nature. D’ailleurs, ils en témoignent avec émotion.
« Notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. Je l’aime comme j’aimais ma pauvre
mère ! Elle nous a reçus pauvre et manquant de tout, et, que manque-t-il à ces cinq
enfants tombés du ciel? - Rien ! répondit Nab, rien, capitaine ! » (L’île mystérieuse, p.
441). L’île est comparée à une mère adorée du fait de sa générosité et de sa
bienveillance à l’égard de ses enfants-naufragés. La répétition du verbe « aimer »,
dans le passage précédent, rend amplement compte de cette charité. Aussi, les
indices surabondent-ils qui font de l’île « mystérieuse » une île « belle et bonne », qui a
recueilli, « pauvres et manquant de tout », ces « cinq enfants… tombés du ciel » qui
l’adoreront comme ils aiment leur « pauvre mère ». (2ème partie, chapitre XII).
La cité idéale est signalée par le bonheur, la douceur et la paix qui animent
les occupants de cet espace entouré d’eau. Elle trouve sa justification chez
Bachelard34 qui perçoit dans la circularité de l’île une « rondeur pleine», un symbole
de plénitude. Sa réflexion trouve un écho favorable chez Gilbert Durand qui déduit
que «l'espace courbe, fermé et régulier serait donc par excellence signe de douceur, de
paix, de sérénité»35. Dès lors, il n’y a aucun doute que l’île est une cité idéale. En effet,
33R. Ruyer, L'utopie et les utopies, Paris, Presse Universitaire de France, 1950, p. 3. 34Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. 35Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, P.U.F., 1960. p. 284.
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chaque personnage y a « une liberté d’action que la vie réelle lui a refusée »36. Il
retrouve le bonheur, la liberté, la joie et la paix qu’il n’avait pas auparavant.
Par ailleurs, les rapports de l'homme et de la nature sont sauvegardés dans la
cité idéale; et le respect pour la vie des animaux en est encore une preuve. Au coeur
de la société primitive vernienne, le règne de la vie animale s’exprime et s’élève à un
appel à l’amitié Homme/Bête. Les naufragés de Jules Verne apprivoisent un orang-
outan qu’ils nomment Jup. Cet animal ne reçoit aucune menace. Tout le temps, il
reste en leur compagnie et n’est contraint à aucun travail.
Le mythe du bon sauvage est perceptible à travers la vertu et la simplicité qui
animent le groupe. Il détermine l’utopie vernienne en action; car, l’île définit un
monde
où les différences de races et de statuts, bien que présentes, s’effacent
au profit de la collectivité considérée comme le seul moyen de subvenir
au moyen de l’individu. Cinq hommes (six en comptant Ayrton), fidèles
compagnons, la Providence, tels sont les composants d’une société
idéale, d’où sont absentes les rivalités, les initiatives personnelles,
l’égoïsme, et où sont mises en exergue la solidarité, l’entraide, les
complémentarités.37
Sur cette terre prospère, le travail est mené en équipe. Toute l’équipe
travaille ensemble. Travail et jeu, fatigue et jouissance sont des antinomies
réconciliées dans les sociétés utopiques. Les colons domptent facilement la nature
sauvage et s’habituent rapidement à leur nouveau cadre de vie. Tout le temps, ils
sont ensemble : les heures de repas, de loisir et de travail sont les mêmes. Courageux,
vertueux, ils entretiennent mutuellement de bonnes relations : la concorde et la
complicité règnent en leur sein. À leur tête se trouve un homme charismatique, Cyrus
Smith. Ce chef, « est un homme de coeur, épris de liberté et de justice, religieux sans
affectation, soucieux de s’instruire et de faire bénéficier ses compagnons de cette
science dont il se fait volontiers le grand-prêtre. »38 À l’aune de la description de ce
36David Coward, The Philosophy of Restif la Bretonne, The Voltaire foundation, University of Oxford, 1991, p.836. 37Lionel Dupuy, Op.cit, p.150. 38Ghislain de Diesbach, Le Tour de Jules Verne en 80 livres, Paris, Perrin, 2000, p.40.
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groupe humain idéal, il se dégage l’idée que le projet utopique vernien prend en
compte la transformation scientifique du milieu naturel. En fait, Jules Verne a enrichi
de nombreux thèmes traditionnels de l’utopie en incluant les découvertes et les
spéculations scientifiques dans son oeuvre. Sa conception utopique intègre les idées
à la fois «modernes» et contradictoires ainsi que les rapports entre utopie et écologie
et entre utopie et ethnologie. Son héros étant ingénieur, il façonne sa cité idéale avec
du vernis scientifique. Au demeurant, il apparaît opportun d’en dégager les fonctions.
III- Fonctions de l’utopie vernienne
L’utopie a une double fonction. Il s’agit soit d’exprimer une rupture radicale
avec un système existant, soit de proposer un modèle de société idéale. Jules Verne
critique sa société puis propose une stratégie à mettre en œuvre pour garantir le
bonheur de l’humanité.
1- Utopie vernienne, critique de la société
Fondamentalement, l’utopie est une possibilité de réflexion sur le monde
réel par la représentation fictionnelle. Elle vise à dénoncer une organisation sociale
en place. Pour ce faire, elle s’intéresse à l’ordre social. Gilles Lapouge écrit que
« l’utopie est une logique, non une figure poétique ; un système clos, non une évasion »39
pour dire qu’elle consiste en la peinture des dysfonctionnements sociaux. Toute
l’oeuvre de Jules Verne est dominée par une grande générosité humaniste, écho des
idées qu’il tire de ses conversations avec son éditeur Hetzel mais aussi du
romantisme militant et de ses réflexions personnelles. Ainsi, il critique sa société en
mal de charité et de partage. L’île mystérieuse montre Nemo qui, bien que
misanthrope, apporte plusieurs aides aux naufragés. Il suggère que chacun oeuvre
pour bâtir l’édifice commune.
La guerre de Sécession est une occasion pour conspuer les atrocités et les
pires folies de la guerre. Pour Verne, elle se révèle comme une monstruosité une
excroissance pour les actions humaines; c’est pourquoi, il exprime de l’aversion pour
39Gilles, Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Flammarion, Collection « Champ philosophique » Numéro 48, 1978.
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les armes à feu et prend parti pour les abolitionnistes. D’ailleurs, il éloigne ses héros
du champ de bataille vers un monde paisible. En cela, son roman approuve la lutte
pour les libertés individuelles et collectives. Son utopie définit un monde libre, sans
équivoque où le bonheur n’est pas celui d’un monde ou l’on ne travaille pas, mais, au
contraire, celui issu d’un travail rigoureusement mené et équitablement reparti.
L’utopie ne désigne donc pas un âge d’or ou un pays de Cocagne mais découle d’une
gestion rigoureuse des ressources naturelles et d’une organisation rationnelle des
hommes.
La pensée utopique vernienne interroge notamment le concept de la
colonisation à travers l’entreprise des cinq naufragés sur l’île Lincoln. Jules Verne
réaffirme sa vision sur des préjugés, à l’ordre du jour à son époque. Pour lui, les Noirs
sont des « arriérés », des hommes aux coutumes « barbares » à qui il faut donner la
civilisation occidentale. C’est pourquoi, dans ses livres, « les Noirs ont été créés pour
être domestiques, cuisiniers, valets de ferme ou manœuvres. Dans L’île mystérieuse, les
fonctions de cuisinier sont dévolues d’office à Nab « en sa qualité de nègre »»40. Dans
cette logique, il juge la colonisation importante, quelqu’en soient ses inconvénients.
Jules Verne est l’écho sonore de son temps, s’il ne traite pas assez
directement de questions politiques dans son oeuvre, c’est parce que celle-ci est
destinée, en priorité, à la jeunesse. À l’instar de tout utopiste, il cherche à établir une
société plus juste, plus heureuse. D’ailleurs, s’il le fait de façon biaisée dans ses
romans, il s’engage aussi dans les affaires politiques de son temps. Cela apparaît
beaucoup plus clairement dans certaines de ses correspondances où il aborde la
question de la gestion communale parisienne à son ami et éditeur Hetzel. « Quant à la
politique, cela finira; il fallait que ce mouvement socialiste eût lieu. Eh bien, c’est fait, il
sera vaincu, et si le gouvernement républicain montre dans la répression une énergie
terrible - comme il en a le devoir et le droit, la France républicaine a 50 ans de paix
intérieure - Voilà ce que je pense. »41 L’opinion partisane qu’il porte sur l’organisation
sociale vise à opérer le changement, à faire changer l’ordre des choses. D’ailleurs,
pendant l’affaire Dreyfus, il approuve, avec énergie, le procès en révision : « Moi qui
suis antidreyfusard dans l’âme (…) ce qu’il y avait de mieux à faire »42. Ses
40Ghislain de Diesbach, Op.cit, p. 168. 41 Correspondances à Hetzel, Europe, novembre-décembre 1978. 42Lettre de Jules Verne au fils Hetzel, le 11 février 1899.
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engagements politiques l’emmènent, en 1888, à participer aux affaires municipales
dans la ville d’Amiens où il se fait élire sur une liste radicale-socialiste.
Sans faire allusion aux théories marxistes, l’utopie de Jules Verne porte sur
de petits groupes d’hommes bien organisés. Il conçoit le paradis avec des hommes
seuls. En effet, il a une vision misogyne de la vie en société ; c’est ce qui explique, en
partie, l’effacement de la femme dans son enclos utopique : ses personnages ne sont
guère accompagnés de femmes. Pour lui, l’utopie reproduit une organisation
patriarcale. Elle répond à la vocation de l’utopie dans son principe de base qui, dans
une ambition de pérennité, doit contrôler ou éliminer, sous peine de voir son
fonctionnement entravé, l’irrationalité des sentiments ou pulsions instinctives. Pour
lui, il faut éviter le risque dystopique de la féminité en établissant un écart critique,
une distance entre l’univers clos de l’utopie et la société de référence. Sa cité idéale
n’admet donc pas de femme ; car, celle-ci incarne l’univers du désir, des sentiments,
et partant tout ce qui échappe à la maîtrise de la raison. En d’autres mots, la femme
admet deux visages : l’un est radieux, sentimental et/ou sensuel ; l’autre taciturne,
écrasé sous le talon de la raison comme la tête d’un serpent. Pour cette raison, elle
ne saurait avoir sa place en utopie.
2- Utopie vernienne, quête du bonheur
L’utopie de la seconde moitié du XIXème siècle continue celles des Lumières et
des Romantiques prônant une société plus juste et plus heureuse. Chez Jules Verne,
« Le voyage et l'île figurent au premier rang : l'île géographique, mais aussi l'île-symbole,
puisque l'insularité réelle ou symbolique joue un rôle de premier plan en utopie »43. En
effet, le voyage constitue le levain de l’utopie vernienne. Il module une écriture de
l’ailleurs, de la différence, de l’alternance politique, sociale, idéologique,
anthropologique ainsi que le révèle le passage suivant :
C’est au voyage que l’utopie confie tous ses effets de dépaysement et en
même temps toutes ses stratégies d’authentification. C’est le voyage qui
permet d’avoir accès au lieu utopique, qui met en perspective l’ici et
l’ailleurs. En effet, la littérature utopique a trouvé dans la littérature de 43Nadia Minerva, Jules Verne aux confins de l’utopie, Paris, L’harmattan, 2006, p.21.
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voyage une force d’impulsion. [...] l’utopie s’est identifiée avec le voyage
imaginaire en adoptant ses modalités discursives [...] C’est encore du
récit de voyage que l’utopique hérite ses stratégies narratives et
rhétoriques visant à produire les effets de réel.44
Avec ses perspectives d’aventures, le voyage offre donc la possibilité d’une
vie plus harmonieuse et plus radieuse aux héros verniens. De la situation
inconfortable de la prison, ils sont transportés sur l’île du bonheur. En ce sens, le
voyage apparaît comme l’épicentre de la spéculation utopique ; il est une illusion,
inconciliable avec la vérité amère de la vie réelle; il est la source d’une action libre et
multipliée. Le voyage, en effet, amène à rechercher le bonheur dans une autre forme
de vie, une sphère débarrassée du souci de la vérité, et ancrée dans l’imagination. Se
rendre dans les îles apparaît donc comme une quête de refuge, une sorte de retour à
la quiétude du sein maternel. Dans ce élan, Jules Verne suggère de rétablir l’homme
dans une conformité avec la nature. D’où la fréquence des indices « forêt »,
« grotte », « île », « caverne », « cours d’eau » renvoyant à l’environnement naturel de
l’homme. Il rejoint, en cela, Francis Bacon pour qui « natura non nisi parendo
vincitur »45. Il recommande la conquête de la nature par l’obéissance.
L’imaginaire utopique vernien se révèle dans de petits groupes d’hommes
choisis, et d’ailleurs, correctement hiérarchisés, vivants sur une île ou des enceintes
de navires futuristes. C’est dans ces microcosmes que l’on peut accéder à l’ordre et
retourner aux origines d'innocence, de pureté, de bien-être. Ce monde préfigure le
devenir du macrocosme, appelé lui-même aussi à devenir utopique. Quoiqu’issus des
différentes races peuplant la terre, les personnages verniens ont désormais un seul
cœur et une seule âme. Ainsi, ils sont à l’abri du besoin parce que solidaires. Jules
Verne redit le mythe de Robinson lequel a des liens étroits avec l’utopie. Il montre
que le bonheur individuel se trouve au sein du collectif. Ce bonheur n’est pas donné,
il est à construire; il est une quête. L’harmonie, l'ordre, la hiérarchie, la sécurité sont
des valeurs assurées par des règles très rigides. Ainsi, Jules Verne se montre
optimiste. Il voit en cette quête du bonheur une réalité ; parce l’utopie est déjà « le
lieu même que nous habitons, que le désir veut aménager pour une autre vie sans
44 Idem, p.64. 45Francis Bacon, Novum Organum, I, 124 « On ne commande la nature qu’en lui obéissant ».
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pourtant le fuir»46. Toutefois, cela implique l’effort de tous. C’est certainement en
pensant à Verne que Gilles Lapouge écrit:
Les utopistes sont bien des hommes du réel, même s’ils y atteignent par la
rêverie. Ils ne s’écartent des tumultes du temps que pour distribuer les plus claires
lumières sur nos journées. Ils entendent mêler leurs fils aux broderies de notre
Histoire; simplement, ils sont en avance sur nous: leurs cités forment des modèles
offerts à l’avenir.47
Dans cet élan, l’utopie amène à réfléchir sur des idées subversives dans la
mesure où elle semble toujours irréalisable du point de vue du présent et de l’ordre
existant. « Un état d’esprit est utopique quand il est en désaccord avec l’état de réalité
dans lequel il se produit »48.
Par ailleurs, l’imaginaire utopique semble bien guidé par l’intuition d’une
science libératrice et susceptible d’apporter un changement radical à l’existence
humaine. En effet, pour Jaques Lacarrière comme pour Verne, « la grande affaire du
siècle à venir et sa véritable utopie : (c’est) la libération possible de l’homme par les
conquêtes de la technique et de la science »49. Jules Verne invite à conquérir le monde
par la science. Il choisit, pour héros, des ingénieurs des hommes cultivés à qui il
confie la lourde charge de l’enseignement et de l’instruction ; parce qu’il sait la place
primordiale de l’éducation dans le discours utopique : celle-ci vise à façonner un
individu nouveau dans un monde harmonieux ; cela sous-entend une formation de
qualité absolument différente de ce que l’on critique dans le monde réel. Dans cette
perspective, l’auteur oriente son discours utopique en faveur de la vulgarisation des
découvertes scientifiques, de la promotion de la technologie. Son héros est un
homme doué de raison; il a une bonne pratique technologique qui lui permet de se
forger un monde meilleur. C’est d’ailleurs tout le sens de son projet d’écriture - pour
lequel il a créé un genre, caractérisé par un optimisme naïf en la science.
46Mikel Dufrenne, Art et politique. Paris, Union Générale d'Éditions, 1974, p. 174. 47Gilles Lapouge, Introduction à la Bibliothèque des utopies, Paris, France-Adel, 1977, (Couverture de La découverte australe). 48Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Rivière, 1956, p.124. 49Jacques Lacarière, Op cit, p.15.
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Conclusion
En définitive, quoique disséminés, inachevés ou donnant parfois l’impression
d’une faible incidence dans l’économie narrative, les enclaves utopiques occupent
une place importante dans l’élaboration de L’île mystérieuse. Leur analyse permet de
voir que l’oeuvre suit exactement les lois du genre utopique. On y trouve l’insularité,
la cité close, l’organisation politique, économique et sociale, le dépérissement de
l’histoire ainsi qu’un temps intemporel.
Ces thèmes orientent la réception de l’oeuvre; leur fréquence et leur
enchevêtrement montrent que l œuvre a plusieurs résonances. Ce résultat amène à
soustraire l'écrivain du domaine exclusif de la littérature pédagogique et de science-
fiction où le reléguaient les lecteurs et les éditeurs de son époque. Une étude
prolongée de ses autres romans sera à même de montrer qu’il a apporté de
nombreuses innovations à la conception traditionnelle du genre utopique.
On peut conclure avec Daniel Compère50 qui compare l’immensité de l’oeuvre
de Jules Verne à un iceberg dont la partie immergée est neuf fois plus volumineuse
que celle qui apparaît.
Bibliographie
Bachelard, Gaston, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. Carrère, Emmanuel, Le détroit de Behring. Introduction à l’uchronie, Paris, P.O.L., 1986.
Carrère d’Encausse, Hélène, Discours prononcé à l’académie française le 30
novembre 2000 http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-
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(Consulté le 12/05/ 2012).
Castoriadis, Comelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
Compère, Daniel, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Lettres modernes, 1976.
Coward, David, The Philosophy of Restif la Bretonne, The Voltaire foundation,
University of Oxford, 1991.
Dubois et Mitterand…, Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris,
Larousse, 1996.
50Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Lettres modernes, 1976, p. 156.
http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1http://www.academie-francaise.fr/les-explorateurs-des-millenaires-futurs-seance-publique-annuelle,http:/www.academie-rancaise.fr/node/2996%2520p.1
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22 Volume 19 ième Janvier 2017 ISSN 2308-7676
Morton, Arthur Leslie, The English Utopia, London, Lawrence and Wishart, 1952.
Diesbach, Ghislain de, Le Tour de Jules Verne en 80 livres, Paris, Perrin, 2000.
Dufrenne, Mikel, Art et politique. Paris, Union Générale d'Éditions, 1974.
Durand, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, P.U.F., 1960. Eliade, Mircéa, Aspects du mythe, Paris, Éditions Gallimard, Collection Folio Essais,
1963.
Lapouge, Gilles, Introduction à la Bibliothèque des utopies, Paris, France-Adel, 1978.
Lapouge, Gilles, Utopie et civilisations, Paris, Flammarion, Coll. « Champ
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Raimond, Michel, Le roman, Paris, Armand Colin, 1988.
Ruyer, Raymond, L'utopie et les utopies, Paris, Presse Universitaire de France, 1950.
Servier, Jean, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, Collection Idées/Gallimard, 1967.
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destructives du paradigme utopique, éditions C. Imbroscio, Pise, Libreria Goliardica,
1986.
Trousson, Raimond, Voyage aux pays de nulle part, Bruxelles, Éditions de l’Université
de Bruxelles, 1979.